Un Trait de Paul Ier (Eugène SCRIBE - Paul DUPORT)
Comédie-vaudeville, anecdote en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 12 septembre 1833.
Personnages
PAUL Ier
WARINSKI, colonel des gardes de l’empereur
KOUTAÏKOF, chambellan de l’empereur
ROGER, ancien garçon restaurateur, prisonnier de guerre
UN HUISSIER
OLGA, femme de Warinski
NADÈJE, sœur d’Olga
OFFICIERS
GARDES
À une lieue de Saint-Pétersbourg, dans un château appartenant à Warinski.
La salle de réception du château. Porte de fond, ouvrant à double battant sur une riche galerie. Deux portes latérales, une à gauche de l’acteur, conduisant aux appartements intérieurs ; une autre à droite, communiquant avec les cuisines et pièces de service. Sur le devant, à droite, une table.
Scène première
OLGA, WARINSKI, entrant par le fond
OLGA.
Comment, mon ami, nous ne continuons pas notre route ?
WARINSKI.
Pas encore, ma chère Olga.
OLGA.
Quoi ! l’arrêter à deux verstes de Saint-Pétersbourg, toi qui paraissais si pressé d’y arriver, pour les affaires de ton commerce !... Eh ! où m’as-tu fait descendre ?... Cette belle avenue, ce péristyle que j’entrevoyais, quoique à moitié endormie... ça ne ressemble pas à une auberge.
Regardant autour d’elle.
Eh ! mais... suis-je, en effet, bien éveillée ? tant de luxe, de magnificence... quels somptueux appartements !
WARINSKI.
Ils te plairaient donc bien ?
OLGA.
Peux-tu le demander !... Si je n’étais pas ta femme, je crois que je voudrais être la maîtresse de ce château... Mon ami, chez qui suis-je donc ?
WARINSKI.
Tu es chez toi.
OLGA.
Que dis-tu ?... un marchand posséder tant de richesses !
WARINSKI.
Un marchand !... plût au ciel ! mais par malheur, ma chère Olga, tu est comtesse... tu es la femme du comte Warinski, colonel des gardes de Paul Ier.
OLGA, effrayée et reculant.
Ô ciel ! vous, monseigneur... et pourquoi ce déguisement ? pourquoi m’avoir trompée ?
WARINSKI.
Par excès d’amour !... lorsque je te rencontrai dans ce petit village de Lituanie...
OLGA.
Où j’habitais avec ma tante et ma sœur... moi, fille d’un simple soldat, obscure et pauvre fermière !
WARINSKI.
Oh ! ce n’est pas à toi... c’est à moi seul de rougir d’un tel souvenir... Car alors mes assiduités... ce déguisement que j’avais pris, n’avaient pour but que de me faire aimer... que de le séduire... Oui, oui, je dois l’avouer... j’étais bien coupable !... mais bientôt, admirant tant de vertus, d’amour, de candeur... ma seule pensée fut de réparer mes torts, et ceux de la fortune.
Air du vaudeville du Baiser au Porteur.
Tu m’aurais refusé peut-être
Après l’aveu de mon nom, de mon rang,
Et des périls qu’à la cour de mon maître
Je courais en te les offrant.
OLGA.
Quoi ! des périls ! Dieu ! qu’est-ce que j’entends ?
Ah ! ton silence alors fut un outrage ;
J’aurais bien pu, tu devais le juger,
De la grandeur refuser le partage,
Mais non celui de ton danger.
Et explique-moi, de grâce...
WARINSKI.
Paul Ier, notre empereur, qui aime mon zèle et mon dévouement, me destinait la plus riche dame de toute la cour, la sœur du grand chambellan Koutaïkof... mais qu’avais-je besoin de richesses ?
La regardant avec tendresse.
C’est du bonheur que je voulais... et cependant, résister en face aux ordres d’un maître impérieux, c’eût été changer sa bienveillance en fureur, m’exposer, et toi aussi peut-être, à la persécution, à un exil en Sibérie.
OLGA.
Ô ciel ! lui qu’on dit si bon, si généreux !
WARINSKI.
Oui, sans doute ; c’est ce qu’il eût dû être, livré de bonne heure à lui-même, à ses penchants naturels... mais le souvenir de l’assassinat de Pierre III, son père... les rigueurs, la méfiance de sa mère Catherine qui le livrait au despotisme des plus vils favoris... tant d’humiliations et de craintes ont aigri son âme, altéré sa raison... et maintenant, capable tour à tour ou des plus ridicules fureurs ou d’une puérile affectation d’héroïsme... le bien, le mal se pressent en lui, comme autant de vertiges... en un mot, c’est la démence sur le trône.
OLGA.
Je frémis...
WARINSKI.
L’unique salut est de savoir saisir un heureux caprice... c’est ce que j’ai fait.
OLGA.
Comment ?
WARINSKI.
En lui avouant mon amour : je t’ai fait passer pour la fille d’un ancien partisan de Pierre III du comte Woronzof, victime autrefois de la vengeance de Catherine... j’ai dit que tu avais échappé seule à la proscription de ta famille... j’ai parlé de déguisement, de fuite jusque dans nos steppes sauvages... que sais-je ?... Ce récit romanesque a séduit son imagination, et toujours prompt à honorer la mémoire de son père, dans ceux qui furent ses défenseurs, c’est lui-même qui m’a ordonné de partir pour t’épouser sur-le-champ.
Avec un sourire d’amour.
Je n’avais garde de lui désobéir.
OLGA.
Ah ! mon ami !... mais alors, pour lui cacher ton stratagème, il fallait me laisser dans ma solitude.
WARINSKI.
Tel était mon dessein, au moins pour quelque temps ; mais il me rappelle... une expédition qu’il médite contre la France, contre le premier consul, dont les triomphes lui inspirent une jalousie fantasque comme tous ses sentiments.
Air : Je l’aimerai. (Blangini.)
Il n’en dort plus,
Une gloire pareille
S’offre sans cosse à ses yeux éperdus ;
De Bonaparte enfin chaque merveille,
Chaque victoire en sursaut le réveille.
Il ne dort plus !
Enfin, j’ai reçu de lui l’ordre formel de revenir ; et, en même temps, il m’enjoint de te ramener avec moi pour te présentera la cour.
OLGA.
Ô ciel ! s’il venait à découvrir...
WARINSKI.
Comment ?... nul ne le connait... tu n’as plus de famille.
OLGA.
Et ma tante, et ma sœur ?
WARINSKI.
Bien loin de nous, en Lituanie, dont elles n’ont pas envie de sortir... D’ailleurs, ta sœur, absente lors de notre mariage, n’est-elle pas persuadée, comme tu l’étais toi-même, que tu as épousé un négociant allemand, qui voyage pour son commerce ?... et sois sûre que, sans trahir notre secret, je trouverai moyen de faire partager à tous les tiens notre fortune et notre bonheur.
OLGA, avec reconnaissance.
Ah ! que tu es bon !
WARINSKI.
Toi, du courage ! surtout devant le czar.
OLGA.
Il me semble que je vais porter écrit sur le front, dans tous mes gestes, dans ma démarche, le secret de mon humble naissance.
WARINSKI.
Bien habile qui le devinerait ; car, depuis un an que nous sommes mariés, je trouve, et sans me vanter, que tu as fait des progrès.
OLGA, lui tendant la main.
J’avais un si bon maître.
On ouvre les deux battants de la porte du fond. De claque côté, un officier paraît ; puis entre un huissier décoré d’une chaîne d’or.
L’HUISSIER.
De la part de l’empereur !
OLGA, effrayée.
Ah ! mon Dieu !
WARINSKI.
De l’assurance... il y va de ton bonheur.
OLGA.
Je n’ose pas.
WARINSKI.
De mes jours.
OLGA.
J’oserai.
Scène II
ROGER, WARINSKI, OLGA, L’HUISSIER
ROGER, avant de paraître, à la cantonade.
Attention au commandement ! qu’on dresse les batteries, qu’on dispose les munitions, et au premier signal... feu partout.
OLGA.
Est-ce qu’on assiège le château ?
Warinski lui fait signe de se taire.
ROGER, entrant et saluant Warinski.
Monsieur le comte !
WARINSKI.
Eh ! c’est Roger, le premier maître d’hôtel du palais.
ROGER.
Moi-même, qui ai sans doute l’honneur de voir madame la comtesse, et suis charme d’être le premier de la cour à lui présenter mes hommages.
WARINSKI, après avoir empêché Olga de lui faire la révérence.
Et à lui faire une belle peur... elle nous croyait on état de siège avec vos expressions.
Il passe entre Roger et Olga.
ROGER.
Ah ! oui : mon ordre du jour... je veux dire mon menu à mes marmitons... parce qu’ancien soldat, je les mène militairement... mais rassurez-vous... il n’est question que d’un dîner.
WARINSKI.
Et comment cela ?
ROGER, sans lui répondre, se tournant vers la porte.
Huissier !... est-ce que tu n’as pas l’ait ton devoir ?
L’HUISSIER, s’approchant.
J’ai dit : « de la part de l’empereur ! »
ROGER.
C’est bon... par le flanc gauche, et retourne.
L’huissier se retourne rapidement et tout d’une pièce.
ROGER, faisant le geste de retourner une omelette.
C’est ça.
L’Huissier sort.
WARINSKI.
Et qu’est-ce que cela veut dire ?
ROGER.
Que l’empereur, pressé de voir une descendante des Woronzof, veut venir, aujourd’hui même, dîner chez madame la comtesse.
OLGA, à voix basse.
Ciel !
WARINSKI, de même.
Silence !...
Haut.
Je cours donner des ordres.
ROGER, l’arrêtant.
C’est inutile... monsieur le comte sait bien que depuis les deux ou trois tentatives d’empoisonnement qui ont eu lieu contre Sa Majesté, c’est moi seul qui ai l’inspection de tous ses repas... quelque part qu’il aille dîner, je forme l’avant-garde... là-dessus, il ne se fie qu’à moi seul ; malgré la haine qu’il affecte contre mon pays... parce que, comme il dit lui-même, « les Français sont capables de tout, excepté d’une trahison »...
OLGA.
Ah ! vous êtes Français ?
ROGER.
Oui, madame... soldat et cuisinier français.
WARINSKI.
J’ai, en effet, entendu parler de ta haute fortune, dont on dit l’origine fort singulière... mais j’ignore, ainsi que ma femme...
Bas à Olga.
Allons, remets-toi donc...
Haut à Roger.
Comment te trouves-tu en notre pays ?
ROGER.
Parce qu’il s’est trouvé dans le nôtre un moment où tout le monde a été obligé de prendre le fusil, moi, tout le premier... moi restaurateur, élève de Legacque et de Véry...
Air de Marianne. (Dalayrac.)
Nous courions tous à la frontière ;
Et du feu d’ l’honneur embrasés,
Il fallait voir l’allur’ guerrière
De ces soldats improvisés...
Pour la défense
De notre France,
Arts et métiers
Quittaient leurs ateliers.
J’ai vu JOUBERT, j’ai vu MOREAU,
Pour les combats déserter le barreau.
J’ai vu plus d’un chef qu’on renomme,
Méd’cin, publiciste, avocat,
Forcé de perdre son étal
Pour dev’nir un grand homme.
Pour devenir grand homme ! (Bis.)
Moi, tandis qu’ils faisaient leur chemin, je leur faisais la soupe... je restais volontiers à la cantine !... c’était mon poste... lorsqu’en Suisse, fait prisonnier...
WARINSKI.
Prisonnier de guerre ?
ROGER.
Oui ; à la bataille de Zurich, un jour de victoire, et traîné à pied à la suite de vos baskirs... des ignorants, qui, en fait de ragoût, ne connaissent que les beefsteaks de cheval au naturel... Nous ne pouvions pas nous entendre, et je crois bien qu’en Pologne je serais resté sur la place... sans une petite vivandière, dont les soins et le rogomme m’ont rappelé à la vie... Brave fille ! envers qui je ne mourrai pas sans m’acquitter, ou le diable m’emporte !...
Mouvement de la comtesse.
Pardon, madame la comtesse, c’est une tournure de phrase française ! Enfin j’arrivai à Saint-Pétersbourg, où, me rappelant mon premier état, je me fis une certaine réputation, et surtout de puissants protecteurs.
WARINSKI.
Je crois bien... nos boyards aiment la bonne chère.
ROGER.
Par leur crédit, j’esquivai la Sibérie, j’obtins de rester ici prisonnier sur parole... j’obtins même l’autorisation d’établir, sur la place de l’Amirauté, un restaurant qui eut bientôt la vogue ; et il n’était question dans toute la haute société que de mes sauces parisiennes et de mes poulets à la marengo, dont je suis l’inventeur... mets national dont je me vante en pays ennemi... ragoût audacieux et piquant, dont le fumet monta jusqu’au trône... L’empereur voulut en juger par lui-même, et vint un jour, chez moi, incognito ; je le régalai comme un simple particulier... Après le dîner, nous causâmes... il se mit à dire du mal de lui... une récréation qu’il se donnait... Moi, trop poli, pour le contredire, je lui répondis : « Vous avez raison... votre Paul Ier est bourru, quinteux, bizarre... pas le sens commun... mais bon cœur au fond et brave homme. »
OLGA.
Ah ! mon Dieu !
WARINSKI.
Tu faisais là un beau coup !
ROGER.
Il y avait de quoi me faire envoyer au Kamtchatka... Pas du tout, ma franchise lui plut... ça le changeait... et il me proposa la place de maître d’hôtel en chef, pâtissier impérial.
OLGA.
Que vous avez acceptée bien vite ?
ROGER.
J’ai eu cette faiblesse-là.
WARINSKI.
Tu n’es pas content ?
ROGER.
Non, c’est un esclavage.
Air du vaudeville de l’Écu de six francs.
La position est des plus fausses,
Car depuis que Sa Majesté
A voulu tâter de mes sauces,
Ainsi que d’ma fidélité,
C’est par moi seul qu’il veut être traite.
Et comm’ son estomac, qu’ j’admire,
Chaque jour fait quatre repas,
Je suis le fonctionnaire, hélas !
Le plus occupé de l’empire.
WARINSKI.
C’est vrai.
ROGER.
Jamais de congé... même quand il dîne en ville... vous le voyez aujourd’hui... et puis un maître bizarre, changeant, à qui il arrive en une heure vingt idées plus extravagantes les unes que les autres...
Passant entre Warinski et Olga. À demi-voix.
Aussi on a fait sur lui une caricature.
WARINSKI.
Et laquelle ?
ROGER.
On l’a dessiné en pied... et l’on a écrit sur sa main droite : ordre... sur sa main gauche : contre-ordre, et sur le front : désordre.
WARINSKI, riant.
Cela le peint à merveille.
ROGER.
Oui... mais gardez-vous de le dire, où d’en plaisanter devant quelques envieux que vous ayez au palais ; et surtout devant le grand chambellan Koutaïkof, votre ennemi intime.
WARINSKI.
Celui dont j’ai refusé la sœur !
ROGER.
Il faut les entendre aux dîners de l’Ermitage... il faut voir comme, sans avoir l’air d’y toucher, ils vous déchirent à belles dents ; nous en rions quelquefois avec l’empereur.
WARINSKI.
Quoi ! les attaques de mes ennemis ne me font pas de tort auprès de lui ?
ROGER.
Au contraire... grâce à l’esprit de contradiction... qu’il possède au suprême degré, encore une de ses qualités, et c’est là ce qui vous met en faveur... Par exemple, si le chambellan et les autres trouvaient quelque bonne occasion de mordre... quelques circonstances où vous fussiez réellement en faute... oh ! alors je ne dis pas.
OLGA, à part.
Ô ciel !
ROGER.
Quoi donc ?
WARINSKI.
Rien, rien... je te laisse ici le maître... dispose de mes gens...
Il entre avec Olga dans l’appartement à gauche ; on entend dans le fond un mélange confus de voix.
ROGER.
Dieu ! quel bruit !... est-ce que ce serait déjà l’empereur ?
Scène III
KOUTAÏKOF, PAUL Ier, ROGER, GARDES
PAUL, entrant, à la cantonade.
Rien, bien... assez de cris... et d’enthousiasme... vous m’étourdissez...
Voyant Roger.
Ah ! te voilà, toi ?
ROGER.
Fidèle au poste... Mais vous, Sire, comment venez-vous si tôt ?... Je ne comptais sur vous qu’à cinq heures.
PAUL.
C’est vrai, je l’avais dit.
ROGER, à part.
Ordre.
PAUL.
Mais j’ai change d’idée.
ROGER, de même.
Contre-ordre.
PAUL.
Des troupes à passer en revue... et je me sens en appétit.
ROGER, à demi-voix.
Désordre.
PAUL.
Qu’est-ce que c’est ?
ROGER.
Je dis : désordre dans L4estomac... Vous ne pouvez pas avoir faim à cette heure-ci... et quand ce serait, tant pis pour vous... mes ordres sont donnés... je n’y puis rien changer... les arts sont indépendants.
PAUL.
Eh bien ! ne te fâche pas... ne fais pas l’empereur, j’attendrai... Koutaïkof, qu’est-ce que vous me bourdonniez donc tout à l’heure aux oreilles ?
KOUTAÏKOF.
Je disais à Votre Majesté qu’il était bien étrange que le comte et la comtesse ne se trouvassent pas là, lorsque le plus grand des souverains...
ROGER.
Ce n’est pas étrange du tout... ils ne font que d’arriver... et le temps de se reconnaître...
PAUL.
Il a raison... vous êtes méchant, Koutaïkof.
KOUTAÏKOF.
Moi, Sire !
PAUL.
Oui... une rancune contre Warinski... le désir de le perdre, pour avoir sa place.
KOUTAÏKOF.
Votre Majesté pourrait croire...
PAUL.
Je ne suis dupe de rien... je vous devine tous... je vous sais par cœur... aussi, sous mes yeux, il faudra que les courtisans marchent droit.
ROGER, à part.
Si c’est possible !
PAUL.
Et pour vous apprendre, c’est vous qui allez faire ma commission auprès de Warinski.
KOUTAÏKOF.
Moi ! un grand du l’empire !
PAUL.
Monsieur, il n’y a ici de grand que celui à qui je parle, et pendant que je lui parle.
Koutaïkof se prosterne.
ROGER, à part.
Et pourtant ça vous les rapetisse !
PAUL.
Allez dire au comte... non, à sa femme, à la comtesse, qu’elle ne se gène pas, qu’elle ne se presse pas pour moi... que la fille du comte de Woronzof, d’un défenseur de mon père, a droit à tous mes égards... que je suis bien aise de l’attendre... que ça me fera plaisir... allez...
KOUTAÏKOF.
J’obéis, Sire...
À part.
Quel souverain brutal !... avec lui pas moyen de flatter... mais patience ! on peut faire mieux...
Il sort. Tous les gardes qui étaient entrés avec l’empereur sortent aussi.
Scène IV
PAUL Ier, ROGER, puis L’HUISSIER
PAUL.
Voilà comme on leur impose... comme on se fait respecter d’eux...
ROGER, qui a observé Koutaïkof, et entre ses dents.
Oui, oui... ils vous respecteront tant... que si un jour ils peuvent vous étrangler, ce sera avec un cordon de soie.
PAUL.
Qu’est-ce que tu dis ?
ROGER.
Je dis que vous feriez bien d’avoir plus d’empire sur vous, sur vos colères... par intérêt pour votre existence.
PAUL.
Mon existence !... qu’est-ce que ça te fait ?
ROGER.
C’est juste... ça ne devrait rien me faire... je l’oublie toujours en vous voyant.
PAUL, flatté.
Drôle !...
Affectant de l’humeur.
C’est-à-dire qu’il faudra que je lui demande des leçons de politique.
ROGER.
Pourquoi pas ? la diplomatie et la cuisine ont plus de rapports qu’on ne croit... que de ministres et ambassadeurs qui ne seraient rien sans leur cuisinier !
PAUL.
C’est possible... j’en connais... tu es un brave garçon, franc, loyal ; et de plus, tu as du bon sens... de l’esprit.
ROGER.
Oui... j’en mets à toutes sauces.
PAUL.
Et ce que tu viens de me dire... ces complots, ces assassinats... crois-tu que je n’y aie pas déjà pensé ? l’influence anglaise !...
ROGER.
Alors, déclarez-leur la guerre.
PAUL, avec vivacité.
Je ne veux pas... ça ferait plaisir au premier consul... il voudrait bien traiter avec moi... jamais !... un homme de rien...
ROGER.
Un grand homme.
PAUL.
Le beau mérite, avec des soldats comme les siens...
ROGER.
Oui... mais pour arriver à leur tête, quand on débute par être petit sous-lieutenant...
PAUL.
Voilà justement pourquoi cela lui était plus facile... Tout à acquérir, rien à perdre, rien à ménager... Si jamais il était comme moi... ce qui est impossible... s’il devenait prince, empereur... retenu par des considérations étrangères, par l’attirail d’une cour, par les entraves de toute espèce, il verrait si l’on va comme on veut, et s’il marcherait aussi lestement. Moi qui te parle, si on m’avait laissé faire, j’aurais voulu à trente ans être à la tête du monde.
ROGER, à part.
Je crois qu’il perd la sienne.
PAUL.
Mais j’ai mon plan ;
Il s’assied auprès de la table.
ils ont gagné l’impératrice... et qui sait ?... peut-être qu’un jour elle oserait me préparer le sort de Pierre III, de mon malheureux père... je la préviendrai...
Il se lève avec vivacité.
Je ne veux plus de princesse pour partager mon trône... je veux une femme qui me fasse des czars, et non de la politique... et bientôt un divorce...
ROGER, effrayé.
Un divorce ! comment, Sire, vous me dites cela ta moi... un secret d’État ?
PAUL.
Pourquoi pas ?... si tu as ma confiance.
ROGER.
Mais, je ne suis pas ministre.
PAUL.
C’est pour cela.
ROGER.
Devant votre cuisinier... c’est imprudent.
PAUL.
Si je veux l’être... d’ailleurs, Pierre-le-Grand, mon illustre aïeul, dont j’aime à suivre en tout les exemples, avait bien pour confident Menzikoff, un pâtissier !
ROGER.
Homme de génie.
PAUL.
Celui-là ne l’a pas trahi.
ROGER.
Les artistes sont tous comme ça.
PAUL.
Je suis sûr que tu m’aimes ?
ROGER.
Et bien ! en supposant...
PAUL.
Eh bien... moi, je t’aime aussi... je puis faire tout pour toi. Mets-moi à l’épreuve, je ne te refuserai rien...
Il s’assied auprès de la table.
ROGER, à part.
Et n’avoir rien à lui demander !... Ah ! comme ça se rencontre ! Je ne l’ai jamais vu de si bonne humeur... quelle occasion pour retourner dans mon pays !
PAUL.
Eh bien ?
ROGER.
Eh bien ! je vous adresserai une demande qui me regarde.
PAUL.
Voyons, qu’est-ce que tu désires ?
UN HUISSIER, entrant par le fond.
Sire, il y a là une petite vivandière, qui demande à se présenter devant Votre Majesté...
PAUL.
Plus tard... je n’ai pas le temps de donner audience.
ROGER, à l’huissier.
Plus tard... on n’a pas le temps.
L’HUISSIER.
Elle dit que c’est elle qui a eu l’honneur d’offrir à Votre Majesté...
PAUL, se levant.
Ah ! oui, c’est vrai... tout à l’heure, à la revue, où je m’enrouais, à force de crier : « Stupides Russes, manœuvrez donc à la française »...
ROGER, à part.
Il n’est pas dégoûté.
PAUL.
La sueur me ruisselait du front... je n’en pouvais plus... une femme est sortie des rangs... jolie, très jolie... je la regardais... Elle m’a tendu un petit verre... je l’ai pris... je l’ai bu... elle vient pour qu’on la paie... c’est dommage ; à son air, je la croyais désintéressée... n’importe... payez-la, à et largement... Tous ces gens-là se ressemblent... ce n’est que l’argent qu’ils aiment.
L’HUISSIER.
Sire, on lui en a déjà offert... elle l’a refusé, en disant...
Il hésite.
Mais je n’oserai jamais.
PAUL.
Achève... je le veux... qu’est-ce qu’elle a dit ?
L’HUISSIER.
« C’est le czar qu’il me faut. »
PAUL.
Insolente !
ROGER.
Eh bien !... elle n’est pas dégoûtée non plus.
PAUL, se rasseyant.
Ah ! je lui apprendrai !... son régiment ?
L’HUISSIER.
Deuxième de baskirs.
ROGER.
Hein !... pas possible.
PAUL.
Eh bien !... j’ordonne...
ROGER.
Pardon ! Sire... vous avez promis de m’accorder tout ce que je demanderais... je vous demande de la recevoir...
PAUL.
Et pourquoi ?
ROGER.
Pourquoi ?... c’est que, si c’est toujours la même... une petite luronne... le meilleur cœur... et vous n’êtes pas le premier à qui elle ait versé son eau-de-vie gratis.
PAUL.
Qu’est-ce que ça signifie ?
ROGER.
Vous le saurez...
À l’huissier.
Qu’elle entre !
L’HUISSIER, à Paul.
Sire...
PAUL.
Va donc... puisqu’il t’a dit : « qu’elle entre. »
L’huissier fait un geste, Nadéje paraît.
Scène V
PAUL, ROGER, NADÉJE, entrant par le fond
ROGER, allant à elle.
Juste !... c’est elle !... ma petite Nadéje.
NADÉJE, courant dans ses bras, sans voir l’empereur.
Roger...
ROGER.
Lui-même, et qui est heureux de te revoir, et de s’acquitter... tu m’as sauvé la vie... je t’ai recommandée...
Lui montrant l’empereur.
Voilà l’empereur.
NADÉJE, faisant le salut militaire.
Ah ! Sire !
PAUL, à part.
Mon premier coup d’œil ne m’a pas trompe... elle est très bien...
Haut.
Approche... tu lui as sauvé la vie ?
ROGER.
Rien que ça... excusez du peu.
Air : J’en guette un petit de mon âge. (Les Scythes et les Amazones.)
Au service de la Russie
Toi, vivandière, avec lui te lier,
Lui l’ennemi de la patrie !
NADÉJE.
Il n’ l’était plus, il était prisonnier.
Tant qu’ la victoire est disputée,
On est enn’mi, soit !... mais le lendemain,
C’est sans rancune, et l’on s’ donne la main...
Quand l’ canon n’ la pas emportée !
Paul, qui la regarde, fait un signe de satisfaction.
ROGER.
Voilà... nous nous étions juré que le premier qui ferait fortune protégerait l’autre.
PAUL.
Ah ! ah !... tu tranches du protecteur, à ma cour !... et auprès de qui ?
ROGER.
Cette question !... je serais bien bête de m’adresser à d’autres, quand je vous ai là... vous lui donnerez bien, à ma considération, une petite gratification, une petite pension de deux cents roubles.
PAUL, avec ironie.
Des places de deux cents roubles !...
Brusquement.
Je n’en ai pas... je n’en ai qu’une de cinq cents... prenez-la... voyez si ça vous convient.
ROGER.
Soit : nous n’aurons pas de discussion là-dessus... j’accepte pour elle.
NADÉJE.
Et moi, je n’accepte pas.
PAUL.
Plaît-il ?
NADÉJE.
Ce n’est pas ce qu’il me faut, Sire.
ROGER.
Ah ! si tu es ambitieuse...
PAUL.
Qu’est-ce que tu demandes ?
NADÉJE.
Mon congé !... voilà ma pétition.
PAUL.
Tu veux quitter mon service ?
NADÉJE.
J’ai un devoir à remplir... une sœur qu’il faut que je retrouve, pour lui porter la bénédiction de notre tante, massacrée par vos soldats.
PAUL, se levant.
Par mes soldats !
NADÉJE.
Oui, en Lituanie... notre chaumière pillée par eux !... et moi-même, ils me menaçaient.
PAUL.
De la mort ?
NADÉJE.
Pire...
ROGER.
Ah ! ces Russes !...
PAUL, à Roger.
Tais-toi...
À Nadéje.
Et comment leur as-tu échappé ?
NADÉJE.
Pas d’autre moyen que de me faire vivandière... sitôt qu’ils virent une barrique d’eau-de-vie à mon côté, ils me respectèrent tout de suite.
PAUL.
C’est vrai ; l’eau-de-vie et le knout, ils ne connaissent que ça... Et ta sœur, qu’est-ce qu’elle est devenue ?
NADÉJE.
Je l’ignore... et c’est pour cela... il faut que je la cherche, que je la retrouve... que je la protège, si elle est malheureuse.
PAUL.
Ça suffit... cette pétition...
Il la prend avec colère.
Tu demandes à partir seule ?
NADÉJE.
Cette idée !... avec quelqu’un qui m’accompagnerait.
PAUL.
Et qui donc ?
NADÉJE.
Un prisonnier de guerre, un Français dont je demande aussi la grâce.
PAUL.
Ah ! tu t’y intéresses ?
NADÉJE.
Oui, Sire... beaucoup... Mon petit Julien !
ROGER, bas.
Quelqu’un qui nous tient au cœur ?
NADÉJE, de même.
Tais-toi donc... Mon petit sous-lieutenant !
ROGER, à part.
Je comprends... pour être vivandière, on n’est pas insensible.
PAUL.
Eh bien ! je verrai... je ferai examiner... si ce que tu dis est vrai... tu auras ta liberté...
Il s’assied.
ROGER, passant auprès de l’empereur.
Bien, Sire... et puisque vous voilà en train d’être généreux, j’ai aussi, vous le savez, ma pétition à vous présenter.
PAUL.
Et laquelle ?
ROGER.
C’est bien agréable d’être ici, dans les cuisines de Votre Majesté !... mais il y a ce soleil de France, qui est si beau à voir... et si vous vouliez, comme à elle, me donner un congé, nous partirions ensemble tous les deux...
Bas à Nadéje.
Tous les trois, avec Julien.
PAUL.
Ta liberté... à toi ?... jamais.
ROGER.
Comment, jamais !
PAUL.
Tout à l’heure encore, c’était possible... maintenant que je t’ai confié mes secrets, il faut que tu restes toute ta vie auprès de moi... dans ma faveur.
ROGER.
Par exemple !... est-ce que je vous les ai demandés vos secrets ?... Je suis prisonnier de guerre... je réclame mes droits... vous ne pouvez pas me condamner à être favori à perpétuité.
PAUL.
Tu murmures... prends garde... il y a une Sibérie.
ROGER, entre ses dents.
Hum ! tout de suite la griffe du tigre !
NADÉJE, bas.
Roger !...
PAUL, se levant, à Nadéje.
Qu’est-ce qu’il dit ?
NADÉJE, brusquement.
Je ne sais pas.
ROGER.
Je dis que vous en seriez bien fâché, parce que vous ne trouveriez personne pour vous faire des dîners aussi bien que moi... et que je trouverai partout quelqu’un pour les manger aussi bien que vous.
PAUL.
Raison de plus pour que je te garde... je tiens à tes talents... va-t’en.
ROGER.
Et Nadéje ?
PAUL.
Crains-tu que je ne l’oublie ? qu’elle attende là-bas mes ordres...
À Nadéje qui s’en va.
Adieu !
Se retournant vers Roger.
Des yeux superbes !... cette petite femme !
ROGER.
Je crois bien.
PAUL.
Qui te parle, à toi ? va-t’en.
ROGER.
J’allais vous le demander.
PAUL.
Pourquoi ?
ROGER.
Pour ne plus causer avec un despote tel que vous.
PAUL.
Tu crois me fâcher ?... du tout... ça me plaît dans ta bouche... Si c’était un grand, ou un prince, je lui ferais donner cent coups de knout... Allons, va presser le dîner... j’ai faim !
ROGER, à part, en s’éloignant avec Nadéje.
Ah ! barbare !... si ce n’était le respect que je me dois... je te manquerais ta béchamelle !
Il sort par le fond. Nadéje sort avec lui.
Scène VI
PAUL Ier, KOUTAÏKOF, entrant par la porte à gauche, puis WARINSKI et OLGA
KOUTAÏKOF.
Sire, le comte et la comtesse.
PAUL.
Qu’ils entrent...
Koutaïkof les introduit.
Bonjour, Warinski...
À Olga.
madame...
OLGA.
Ah ! Sire.
Elle se jette à ses pieds.
PAUL, la relevant.
Vous à mes pieds, madame !...
Avec une galanterie brusque.
Au surplus, en vous voyant, tout le monde serait aux vôtres, excepté moi qui, par habitude, ne suis pas galant... Warinski, elle est très bien, votre femme je suis fâché que vous l’ayez épousée.
WARINSKI.
Quoi, Sire ?...
PAUL.
Oui, c’est une femme comme celle-là qu’il m’aurait fallu.
Mouvement général. À Olga.
Pauvre enfant, vous avez été persécutée ; je serai votre protecteur ! Je me rappelle encore votre père... vous lui ressemblez, et je vous en aime mieux. J’aime aussi votre mari, parce que je le connais sincère, incapable de me tromper en la moindre chose... et il fait bien ; autrement...
OLGA, à part.
Je tremble !
PAUL, à part.
J’étais bien aise de la rassurer.
VOIX, au fond.
L’empereur, l’empereur !
PAUL.
Qu’est-ce que c’est ?
L’Huissier est entré et parle bas à Koutaïkof.
Qu’est-ce que c’est donc ?
KOUTAÏKOF.
Sire...
PAUL.
Pas d’étiquette.
À l’huissier.
Parle toi-même.
L’HUISSIER.
Sire, ce sont les habitants de cette résidence qui, instruits de la présence de Votre Majesté...
PAUL.
Une réception !... au diable !
L’HUISSIER.
Viennent réclamer contre les exactions des grands de votre cour.
PAUL.
Ah ! c’est différent... des injustices à punir, des coups de knout à faire distribuer... j’y vais.
KOUTAÏKOF.
Quoi ! Sire... de pareils détails...
PAUL.
Oui, vous aimeriez mieux m’entendre dire comme Louis XV : « Si j’étais lieutenant de police ! »... Apprenez qu’un souverain doit tout voir par lui-même, et ne se fier à personne... Allons... Ah ! Warinski, approchez, que je vous donne une marque de confiance... tenez, toutes ces pétitions, lisez-les... vous m’en rendrez compte pendant le diner.
WARINSKI.
Oui, Sire...
PAUL.
Il y en a une surtout que je vous recommande... celle-ci... une jeune fille, une vivandière... elle attend ici... je vais dire qu’on vous l’envoie. Interrogez-la... Si sa plainte est fausse, qu’elle soit punie... Si elle a dit vrai, cinq cents roubles, et un ordre pour retourner dans son pays ; et tout de suite... Sans adieu...
À Olga.
Vous n’avez plus peur de moi, n’est-ce pas, madame ? J’ai l’air dur, mais au fond je suis sensible...
Très durement.
Marchons, Koutaïkof.
Il sort par le fond ; Koutaïkof le sait.
Scène VII
WARINSKI, OLGA
Ils suivent des yeux l’empereur.
OLGA, se jetant dans les bras de Warinski.
Ah ! mon ami !
WARINSKI, l’embrassant.
Ma chère Olga, victoire ! nous sommes sauvés.
OLGA.
Tu crois ?
WARINSKI.
Voilà l’épreuve passée... tu vois maintenant que ce n’était rien... il n’y a personne de plus aisé à tromper qu’un souverain... et grâce à toi, je suis plus que jamais dans sa faveur.
OLGA.
Air de Renaud de Montauban.
Tu l’emploieras à faire des heureux :
Pour commencer, cette humble vivandière
N’eût-elle pas des droits bien rigoureux,
Sans en rien voir, exauce sa prière.
WARINSKI.
Y penses-tu ?... le puis-je avec honneur
Si ses récits n’ont pas été sincères ?
OLGA.
Ah ! ce n’est pas à nous d’être sévères
Pour ceux qui trompent l’empereur !
WARINSKI.
Tu as raison... et je vais... cette pétition... la voici, je crois...
Il prend la pétition sur la table et la lit.
« Une Orpheline, la fille d’un ancien soldat, dont la ferme a été incendiée, lors de la dernière révolte en Lituanie... »
OLGA, avec émotion.
En Lituanie !
WARINSKI, continuant.
« Emmenée par les baskirs, forcée d’être vivandière dans leur régiment, elle demande la liberté de retourner dans son pays, et de chercher sa sœur, dont elle est séparée. Signé : Nadéje. »
OLGA.
Qu’entends-je !... donne.
Elle prend la pétition.
WARINSKI.
Quoi donc ?
OLGA, lisant.
Grand Dieu ! ce récit... Plus de doute, c’est elle.
WARINSKI.
Qui ?
OLGA.
Ma sœur.
WARINSKI.
Ô ciel !
OLGA.
Je veux la voir.
WARINSKI.
Impossible.
OLGA, passant à droite.
Qu’oses-tu dire ?... ma pauvre sœur !... elle serait ici, près de moi, et je ne la presserais pas contre mon cœur !...
WARINSKL
Si on découvrait... ce serait te perdre, moi, elle-même, nous tous.
OLGA.
N’importe... rien ne me décidera à la laisser partir.
WARINSKI.
Ce soir, je courrai après elle... mais jusque-là... songe que dans une heure l’empereur va revenir... rentre dans ton appartement.
OLGA.
Eh bien !... je l’obéirai... mais une grâce... une seule... que je puisse entendre sa voix.
WARINSKI.
Non... pas d’imprudence... rentre, te dis-jc.
Il la presse de rentrer.
Scène VIII
NADÉJE, WARINSKI, OLGA
NADÉJE, à la cantonade.
Vous dites : le comte de Warinski... ça suffit.
OLGA, à demi-voix.
La voilà... laisse-moi.
Elle se dégage des mains de Warinski.
WARINSKI, de même.
Au moins, évite d’être reconnue... ne te trahis pas... c’est tout ce que je te demande.
Olga fait signe qu’elle s’y engage.
NADÉJE, à Warinski.
Pardon, monseigneur... c’est que voilà une heure que j’attends en bas... et Sa Majesté, en s’en allant, m’a frappé sur la joue, en me disant : « Petite, le comte de Warinski s’est chargé de ta pétition, va le voir. »
WARINSKI.
Oui, ma chère enfant... je viens de m’en occuper.
NADÉJE.
C’est donc vrai que Sa Majesté vous a parlé en ma faveur ?... Ah ! que c’est bien de sa part... que le ciel le lui rende, et à vous aussi !
WARINSKI.
Vous allez être satisfaite, et pourrez partir aujourd’hui même.
NADÉJE.
Moi, et la personne dont je demandais la grâce...
À part.
Un petit sous-lieutenant qui est si gentil... M. Julien...
Haut.
Tâchez que ce soit tout de suite... pardon de vous presser comme ça... allez, ce n’est pas pour moi... mais ma pauvre sœur !
OLGA, à part.
Que dit-elle ?
NADÉJE.
Je vais donc retourner au pays !... et pouvoir la chercher à mon aise... et si je la retrouve une fois... si jamais elle s’offre à ma vue...
Olga fait un mouvement. Nadéje l’aperçoit, reste stupéfaite, et dit à part.
Ah ! mon Dieu !
OLGA, bas à Warinski.
Tu l’entends.
WARINSKI, bas.
Songe à ta promesse.
NADÉJE, à part.
Est-ce un rêve ! ces traits... ces yeux...
WARINSKI, à Nadéje, en passant du côté de la table.
Je vais vous signer l’ordre de départ.
NADÉJE.
Quoi ! déjà ?... encore un mot... monseigneur, est-ce que mademoiselle...
WARINSKI, très vivement.
C’est ma femme... c’est la comtesse.
NADÉJE, à part.
Une comtesse !... alors, ça ne peut pas être ça... mais c’est qu’elle lui ressemble...
OLGA, à part.
Comme elle me regarde !
NADÉJE, à part.
Ah ! si j’osais... ça a beau être une autre... il me semble que j’aurais du plaisir à l’embrasser.
WARINSKI, qui l’observe tout en écrivant.
Qu’avez-vous donc ? cette agitation...
NADÉJE.
Rien, rien, monseigneur... c’est que cette sœur dont je vous parlais... il m’avait semble, en regardant madame la comtesse... oh ! non, elle serait déjà dans mes bras.
OLGA, à part.
Ô ciel !
Warinski, qui est auprès de la table, jette sur sa femme un regard sévère. Il s’apprête à signer. En ce moment, les deux sœurs se regardent quelque temps avec émotion. Leurs yeux se rencontrent, et, sans se rien dire, elles se jettent dans les bras l’une de l’autre.
WARINSKI, se retournant et les apercevant.
Ah ! voilà ce que je craignais.
Air : La voix de la patrie. (Wallace.)
OLGA et NADÉJE.
Plus de vaines alarmes,
Moment cher à mon cœur !
Je puis joindre mes larmes
À celles de ma sœur.
NADÉJE.
C’est Dieu même qui nous rassemble.
OLGA.
Quel bonheur ! puisse-t-il durer !
WARINSKI.
Ah ! de les réunir je tremble.
Je tremble de les séparer !
Ensemble.
WARINSKI.
Ah ! malgré les alarmes
Qui naissent dans mon cœur,
Leur tendresse et leurs larmes
Triomphent de ma peur.
OLGA et NADÉJE.
Plus de vaines alarmes,
Moment cher à mon cœur !
Je puis joindre mes larmes
À celles de ma sœur.
Scène IX
KOUTAÏKOF, NADÉJE, WARINSKI, OLGA
KOUTAÏKOF, qui est entré par le fond.
Sa sœur ! qu’ai-je entendu ?
OLGA, à part.
Ciel !
WARINSKI, à part.
C’est fait de nous.
KOUTAÏKOF.
Madame la comtesse sœur d’une vivandière !
NADÉJE, se retournant, d’un ton soldatesque.
Et pourquoi pas donc ? qu’y trouvez-vous à redire ?
KOUTAÏKOF.
Moi, rien... une parenté admirable, qui va, sans doute, enchanter Sa Majesté que je précède.
WARINSKI, à part.
Plus d’espoir !
OLGA, de même.
Quel parti prendre ?
NADÉJE, à Olga, avec énergie.
Tu trembles... qu’as-tu à craindre ? ne suis-je pas près de toi ?
KOUTAÏKOF, à part.
Il y a un mystère là-dessous... mais je vais être vengé.
Scène X
KOUTAÏKOF, PAUL Ier, WARINSKI, NADÉJE, OLGA
PAUL.
Un bon acte de justice... je suis content de moi, je n’ai pas perdu ma journée... Ah ! ah ! Warinski, cette jeune fille est encore là... eh bien ! votre décision ?... l’ai-je renvoyée dans son pays ?
WARINSKI.
Sire...
KOUTAÏKOF.
Votre Majesté est trop bonne pour vouloir priver le comte de sa famille.
PAUL.
Comment ! sa famille ?... qu’est-ce que cela signifie ?
KOUTAÏKOF.
Que sa noble épouse se trouve n’être, en effet, que la sœur de cette vivandière.
PAUL.
Qu’entends-je ? il se pourrait ! au lieu d’une Woronzof, il en resterait deux !
KOUTAÏKOF, à part.
Par exemple !
OLGA, à part.
Que dit-il ?
WARINSKI, de même.
Ah ! laissons-lui son erreur !
PAUL, à Nadéje.
Approchez...
À Koutaïkof.
Ce serait aussi une fille du respectable comte ?
NADÉJE.
Moi !
OLGA, bas à Nadéje.
Dis : oui... ou nous sommes perdus.
PAUL.
Approchez donc.
Nadéje passe près de lui, devant Warinski, sans quitter la main d’Olga qui la suit.
Vous êtes comtesse Woronzof ?
NADÉJE.
Oui, oui, Sire... il n’y a pas de doute... je suis comtesse, parbleu !
À part.
Ma sœur l’est bien.
PAUL.
Et pourquoi ne me le disiez-vous pas dans votre pétition ?
NADÉJE, embarrassée.
Dame !
WARINSKI, vivement.
Sire, faut-il s’en étonner ? Dans cette humble fortune, comment oser ?...
PAUL.
C’est juste... en effet. Quel exemple des vicissitudes humaines !
Air : Époux imprudent, fils rebelle. (M. Guillaume.)
D’une race illustre et prospère,
Longtemps oubliée en exil,
Revoir tout-à-coup l’héritière
Réduite à l’état le plus vil !
NADÉJE, fièrement.
Pardon, Sire, il n’est rien de vil,
Hors de tendr’ la main à l’aumône...
Que trouvez-vous à mon état ?
C’est lui qui soutient le soldat,
Et le soldat soutient vot’ trône !
PAUL.
Elle a raison... une belle parole...
À part.
Et au fait, la grande Catherine, la femme de Pierre-le-Grand, de mon aïeul, de mon modèle... qu’est-ce qu’elle était ? Pas davantage... encore moins... servante d’auberge.
S’approchant de Nadéje.
Femme, je t’honore.
NADÉJE, faisant le salut militaire.
Vous êtes bien honnête.
KOUTAÏKOF, à part.
Tout leur réussit...
PAUL.
Mais enfin je ne souffrirai pas que vous soyez plus longtemps réduite à cet état...
Hésitant.
honorable... J’acquitte la dette de mon père envers le vôtre !... Votre père... soyez franche... il a dû souvent se plaindre de moi, qui n’avais rien pu faire pour lui.
NADÉJE, avec fierté.
Mon père, vieux soldat, souffrait, et ne se plaignait pas.
PAUL, à part.
Noble réponse !... Ah ! cette femme-là !...
NADÉJE.
Et il eût été fier, s’il avait pu me voir, ce matin, verser à boire à une fameuse pratique.
KOUTAÏKOF.
Et qui donc ?
NADÉJE, montrant l’empereur.
À lui... rien que ça.
KOUTAÏKOF, à part.
Quel ton, quelles manières !
OLGA, bas à Nadéje.
Nadéje !... Sa Majesté...
NADÉJE.
Ah ! excuse, Sire... c’est vrai... je ne sais pas plus mesurer mes paroles, que tantôt je ne vous mesurais mon eau-de-vie.
KOUTAÏKOF.
C’est abuser de l’indulgence.
PAUL.
De l’indulgence ! elle n’en a pas besoin... au contraire... du sentiment, de l’énergie, ça enflamme ses regards... Décidément je suis content d’elle...
S’approchant de Nadéje.
Vous m’intéressez... donnez-moi votre main.
NADÉJE, lui donnant sa main rudement.
La voilà.
PAUL.
Je vous établirai... je vous marierai à ma cour.
NADÉJE.
Je ne veux pas me marier.
PAUL.
Pourquoi ?
NADÉJE.
Je ne veux pas le dire.
PAUL.
Mais si c’est à un des grands seigneurs de la Russie ?
NADÉJE.
Encore moins.
PAUL.
Avec un château, des domaines... vingt mille paysans de dot.
NADÉJE.
Je n’y tiens pas.
PAUL.
Par exemple... Koutaïkof ?
KOUTAÏKOF, à part, indigné.
Moi !
PAUL.
Regardez... Comment le trouvez-vous ?
NADÉJE.
Pas trop beau.
KOUTAÏKOF.
Quelle horreur !
NADÉJE.
C’est ce que je voulais dire.
PAUL.
C’est bien. c’est très bien... Toutes nos dames l’auraient pensé... pas une ne l’aurait dit... De la franchise, de l’originalité, mérite si rare à la cour... ça en ferait l’ornement... et puis, quelque chose de si piquant dans les traits, dans l’attitude, que, même sous ce costume... Que serait-ce donc, si elle en portait un digne d’elle ?... Je veux voir...
À Nadéje.
Passez dans l’appartement de la comtesse Warinski, choisissez parmi les toilettes, les parures, les présents de noce que j’y ai l’ait porter... Mettez sur-le-champ tout ce qu’il y a de plus beau, de plus magnifique... allez...
NADÉJE.
Ma foi, non... j’ai à causer avec ma sœur.
PAUL.
Vous causerez plus tard... habillez-vous tout de suite.
NADÉJE.
Pourquoi ?
PAUL.
Parce que c’est mon idée.
NADÉJE.
Co n’est pas la mienne.
PAUL.
Je vous l’ordonne.
NADÉJE.
J’ai mon congé... je ne reçois plus d’ordres.
PAUL.
Vous irez.
NADÉJE.
Je n’irai pas...
PAUL, d’un ton menaçant.
Femme, prends garde !
NADÉJE.
Dieu ! il me fait peur... Est-il despote !
PAUL.
J’aime qu’on me résiste, tant que ça me plaît... mais ensuite...
NADÉJE.
Je m’en vais, Sire... je vais causer avec ma sœur...
PAUL.
Et t’habiller...
NADÉJE.
Je ne m’habillerai pas.
Olga et Nadéje entrent dans l’appartement à gauche.
Scène XI
KOUTAÏKOF, PAUL, WARINSKI
PAUL.
Elle ne me cède pas... elle me tient tête... c’est original...
À Warinski.
Dis-moi, Warinski, tu connais bien le caractère de ta belle-sœur ?
WARINSKI.
Oui, Sire... une brave et honnête fille... un cœur loyal et franc.
PAUL.
Incapable de tromper.
WARINSKI.
Oui, Sire.
PAUL.
Est-elle comme tout le monde ? est-elle ingrate ?
WARINSKI.
Pour ce qui est de cela, je puis répondre qu’elle n’oubliera jamais les bontés de Voire Majesté.
PAUL.
C’est bien... un mot encore... et ne t’avise pas de m’abuser... il y va de ta tête.
WARINSKI, à part.
Ah ! mon Dieu !
PAUL.
A-t-elle aimé quelqu’un ?
WARINSKI, étonné et souriant.
En vérité, une telle question...
PAUL, brusquement.
Est bien simple... A-t-elle un amoureux ? oui... ou non ?
WARINSKI, à part.
Ma foi, quoiqu’habitué à ses originalités... en voilà une...
PAUL.
Je veux le savoir.
WARINSKI.
Eh bien ! Sire... je vous jure qu’à ma connaissance, et à celle de sa sœur, jamais...
PAUL.
Cela me suffit... tu m’en réponds... Elle est d’un sang illustre, et particulier... c’est le dernier rejeton d’une famille envers laquelle, jusqu’à présent, on a été ingrat... Je te charge de rassembler tous les titres qui prouvent qu’elle est la fille du comte Woronzof.
WARINSKI.
Pourquoi faire ?
PAUL.
Pourquoi ?... C’est une injustice que je répare... un grand exemple que je donne... je l’épouse.
WARINSKI.
Qu’entends-je ?
KOUTAÏKOF, à part.
Il ne manquait plus que cela !...
Haut à l’empereur.
Une de vos sujettes !
PAUL.
Une des premières familles de l’empire... le sang moscovite coule dans ses veines... Les Russes auront pour souveraine une compatriote, et non une princesse étrangère...
À Warinski.
N’est-il pas vrai ?... Eh bien ! d’où vient cet air consterné, Warinski ?... Quoi ! tu n’es pas glorieux d’être le beau-frère de ton souverain ?
WARINSKI.
Tant d’honneur ne m’appartient pas, Sire, et l’impératrice...
PAUL.
Qu’on ne me parle plus d’elle.
WARINSKI.
Songez qu’elle est alliée par le sang à la dynastie de Hanovre, et qu’au moment où vous allez faire la guerre au premier consul, une rupture avec l’Angleterre...
PAUL.
C’est justement pour cela... les Anglais ne recueilleront pas le fruit de mes victoires.
WARINSKI.
Mais une alliance aussi disproportionnée !... que dira l’Europe ?
PAUL.
L’Europe me trouvera singulier, et, dans ce temps-ci, c’est ce qu’il faut... les singularités réussissent.
WARINSKI, se jetant, à ses pieds.
Mon auguste maître, souffrez que je vous supplie à genoux de revenir sur une résolution trop précipitée.
KOUTAÏKOF, à part.
Refuser un pareil avantage !... Dieu ! moi, à sa place...
PAUL, à Warinski.
Relève-toi... je ne t’en veux pas de ta résistance ; je l’apprécie... elle est noble, elle est généreuse.
KOUTAÏKOF.
Eh bien ! Sire, j’aurai le courage de vous représenter aussi...
PAUL, brusquement.
Taisez-vous... De votre part, c’est de la haine... de la basse envie... et, d’ailleurs, ma volonté est invariable... Puisque j’en parle devant vous, c’est que je n’ai plus besoin de mystère.
KOUTAÏKOF, à part.
Je ne pourrai jamais me mettre en faveur.
PAUL.
Je veux que la cérémonie ait lieu dans huit jours ; et d’ici là, Warinski, occupe-toi de ces titres que je t’ai demandés... Moi, je n’ai besoin que de ta parole... mais je veux des preuves incontestables aux yeux de l’univers.
WARINSKI, à part.
Je suis perdu.
Scène XII
KOUTAÏKOF, PAUL Ier, ROGER, WARINSKI, puis L’HUISSIER
ROGER.
Sire... vous êtes servi.
PAUL.
Je n’ai plus faim.
ROGER.
C’est égal, mon dîner est prêt...
PAUL.
Mon appétit ne l’est pas... plus tard.
ROGER.
Ça ferait un joli repas !... heure militaire... un cuisinier ne connaît que ça... je ne puis pas, au gré de vos caprices, compromettre ma réputation.
PAUL, s’asseyant.
Sois tranquille... tu prendras ta revanche... une revanche éclatante... Oui, bientôt un repas de noce... de la mienne.
ROGER.
Ah ! çà... allez-vous me dire encore vos secrets... c’est un abus de confiance.
PAUL.
Ne crains rien... mon choix est fixé, irrévocable... Tiens, là-bas, dans cette galerie...
Montrant la porte à gauche.
Regarde cette jeune fille qui s’avance...
À part.
Elle a gardé son costume...
Haut.
Je te demande si ce n’est pas là une jolie petite tournure d’impératrice ?
ROGER.
Ah ! mon Dieu ! que vois-je ?... Ce serait là ?...
PAUL.
Celle que j’épouse dans huit jours.
ROGER.
Allons donc !... c’est pour vous moquer de moi.
PAUL.
Comment ?... est-ce que tu me blâmerais ?
ROGER.
Du tout... moi qui croyais qu’elle avait une inclination... C’est égal, le meilleur choix... un cœur excellent... et du courage, de l’honnêteté... de quoi faire deux princesses.
PAUL.
Au moins, en voilà un qui me comprend.
ROGER.
Et dire que c’est par moi que vous la connaissez... j’aurai donc tenu parole... j’aurai fuit sa fortune... j’aurai fait une impératrice ! Pourvu que Votre Majesté ne donne pas contre-ordre !
L’HUISSIER, entrant et restant au fond.
Sire, une dépêche de vos ministres...
Il vient à la gauche de l’empereur.
PAUL.
Je n’ai pas le temps.
L’HUISSIER.
C’est une affaire importante sur laquelle on attend les ordres de Votre Majesté.
PAUL, prenant la dépêche.
C’est fini, quand on est empereur, on n’a pas un quart d’heure à soi pour être amoureux...
Il lit.
Que vois-je ? l’arrivée d’un envoyé du premier consul !... je ne veux pas qu’on le reçoive sous un titre officiel... Koutaïkof, courez à Saint-Pétersbourg, qu’on s’informe de ce qui l’amène... venez m’en rendre compte sur-le-champ...
Koutaïkof, au moment de sortir, voit Nadéje qui rentre, il lui fait un profond salut. À Roger.
Toi, retourne attendre mes ordres...
Roger, en sortant, salue de même Nadéje avec respect. Paul à Warinski.
Vous, emmenez votre femme, et laissez-moi avec la mienne... je veux être le premier à lui annoncer son bonheur...
Warinski, en sortant, salue Nadéje avec respect.
Scène XIII
NADÉJE, PAUL Ier, puis OLGA et WARINSKI à la fin de la scène
NADÉJE, à part.
Ah çà ! qu’est-ce qu’ils ont donc à me saluer si bas comme ça ?... et puis ce que vient de me confier ma sœur... pauvre Olga !... Pourquoi n’ai-je pas assez d’esprit pour la sauver ?
PAUL, descendant le théâtre.
Enfin, nous voilà seuls... j’ai voulu vous apprendre moi-même mes desseins sur vous... Écoutez-moi... je ne suis pas heureux.
NADÉJE.
Vous, Sire !
PAUL.
Oui : je suis méconnu... on a l’air de me craindre comme si j’étais un être fantasque et sauvage... je m’en aperçois ; et rien que cela suffirait pour me donner le caractère qu’on affecte de me croire... je me lasse enfin de ne voir près de moi que des indifférents, des flatteurs ou des ennemis, jusqu’à ma femme... Mais que dis-je, ma femme ?... elle ne l’est plus... déjà répudiée dans mon cœur, demain elle va l’être aux yeux du monde... et c’est à vous que j’offre sa place.
NADÉJE.
Par exemple !... à moi ?... c’est pour rire !
PAUL.
Je ne ris jamais... Oui, à vous... je vous ai jugée d’un coup d’œil... déjà ce matin, votre beauté... mieux que cela, votre bon cœur m’avait frappé... Vous m’avez vu en nage, haletant, épuisé de fatigue... En pareil cas, l’impératrice aurait appelé... toujours l’étiquette... des courtisans, des valets entre elle et moi... Vous, au contraire, vous vous êtes avancée, vous m’avez secouru.
NADÉJE.
Quoi, Sire... c’est là le motif ?... vous m’offrez le trône pour un petit verre ?
PAUL.
Non ; mais pour les qualités dont ce trait-là, dont tout ce que j’ai observé depuis m’a semblé la preuve...
NADÉJE, à part.
Ah ! si je pouvais... Dieu ! ma pauvre sœur !... Attention !
PAUL.
Avec vous, au moins, je serai sûr que votre cœur m’appartiendra tout entier, sans coquetterie, sans ruse, sans arrière-pensée...
NADÉJE, à part.
Pourvu que j’y mette assez d’adresse... essayons.
PAUL.
Eh bien ?
NADÉJE.
Eh bien ! Sire... vous m’aimez donc ?
PAUL.
Je vous épouse.
NADÉJE.
Mais, par amour ?
PAUL.
Qu’est-ce que cela vous fait ?
NADÉJE.
Je veux le savoir.
PAUL.
Vous êtes curieuse.
NADÉJE.
Dame ! vous venez me demander mon cœur... avant de répondre : oui, ou non... c’est bien le moins que je m’informe si j’ai le vôtre.
PAUL, brusquement.
Eh bien !... oui.
NADÉJE.
C’est bientôt dit... mais, sur cet article-là, Sire, on ne fait pas de crédit, même à son souverain... et il me faut des arrhes.
PAUL.
Comment ?
NADÉJE.
Oui : cette confiance dont vous me parliez, si j’en désirais un gage, me le refuseriez-vous ?
PAUL, s’emportant.
Plaît-il ?... des conditions... je n’en veux pas... je n’en souffre aucune.
NADÉJE.
Ah ! du moment que vous vous emportez, que vous vous mettez dans des révolutions, n’en parions plus... un joli mari que ça serait là !
PAUL, se contenant.
Enfin, voyons... ce gage, quel est-il ?
NADÉJE.
D’exercer, à ma prière, le plus beau de tous vos droits, le seul qui me rendrait ambitieuse...
PAUL.
Lequel ?
NADÉJE.
Celui de faire grâce.
PAUL.
À qui ?
NADÉJE.
À deux coupables.
PAUL, vivement.
Des coupables ! qu’entends-je ? leur nom... leur crime ?
NADÉJE.
Signez-moi d’abord leur pardon, et je vous le dirai après.
PAUL.
Pourquoi pas sur-le-champ ?
NADÉJE.
Comment me jugeriez-vous digne de connaître vos secrets, si je commençais par trahir ceux des autres ?
PAUL.
C’est juste... et j’admire comme, par degrés, sentiments, langage... tout en elle s’élève et s’ennoblit.
NADÉJE.
Dame ! c’est peut-être votre présence.
PAUL, très flatté.
Toi aussi, tu m’aimes donc ?
NADÉJE.
Nous verrons ça plus tard... je ne m’engage pas si vite.
PAUL, à part.
Ces difficultés me plaisent... c’est la première fois...
Haut.
Eh bien ! je t’en donne l’exemple...
Il passe à droite, va s’asseoir à la table, et écrit.
Oui, quels que soient ceux à qui tu t’intéresses, eussent-ils conspiré contre mes jours... fussent-ils déjà au fond de la Sibérie... dès ce moment, que tout soit oublié... ils n’ont plus rien à craindre.
NADÉJE, transportée.
Bien vrai ?
PAUL, lui présentant l’écrit.
Lis toi-même.
NADÉJE, le prenant, bas.
Je ne sais pas lire...
À l’empereur.
Moi ! y regarder après vous... qui êtes si bon, si aimable !
PAUL.
Tu trouves ?
NADÉJE, avec effusion.
Ma foi, oui.
PAUL.
Et tu m’épouseras ?
NADÉJE.
Ça... c’est autre chose.
PAUL, fronçant le sourcil.
Qu’est-ce à dire ?
NADÉJE.
Que ce n’est pas possible ! pour deux raisons... l’une, qui peut-être viendrait de moi...
Vivement.
Mais soyez tranquille... vous me refuserez... après l’aveu que je vous dois, et que maintenant je puis vous faire.
PAUL, avec inquiétude, et se levant.
Un aveu !
NADÉJE.
Mon Dieu, oui.
PAUL, s’irritant.
Un aveu, et de quoi ?... que pourrait-ce être ? parle, parle donc... te fais-tu un jeu de me tourmenter ?
NADÉJE, émue.
Oh ! non... ça serait trop ingrat de ma part ; et déjà même je sens là quelque chose qui me reproche d’avoir abusé de votre bonté... Oui, mon généreux maître, que la vérité vous soit connue... vous n’alliez descendre jusqu’à la vivandière que parce que vous espériez trouver une comtesse à moitié chemin... eh bien ! voilà ce qui vous trompe... il n’y en a pas.
PAUL.
Que veux-tu dire ?
NADÉJE.
Que ma sœur et moi, nous ne sommes pas ce que vous croyez... du reste, de braves et honnêtes filles... parce que, quant à ça, les paysannes de Lituanie...
PAUL.
Des paysannes !...
NADÉJE.
Pas davantage... parole d’honneur !
PAUL.
Quelle trahison ! ainsi donc Warinski, sa femme... ils m’ont trompé !
NADÉJE.
Je vous disais bien : deux coupables... mais j’ai leur grâce.
PAUL.
Par surprise !... car toi aussi tu as été fausse et perfide.
NADÉJE, noblement.
Perfide ! non, tenez, cet écrit, reprenez-le, je vous le rends.
Il le reprend avec un mouvement de joie vindicative.
À présent que je vous connais, j’aime autant me fier à votre cœur qu’à votre signature.
PAUL, stupéfait.
Ah !...
Se jetant dans un fauteuil et cachant sa tête entre ses mains.
C’est une conspiration !... elle a juré de me faire tourner la tête !
NADÉJE, s’approchant de lui.
Sire... un peu de calme... rappelez-vous comme vous étiez ce matin, au milieu de toutes ces troupes, de ces drapeaux en mouvement ? Moi qui admirais la fierté de vos regards, votre attitude ferme et imposante... moi, qui me disais : « Il n’y a pas besoin de demander son nom, pour voir que c’est là le maître à tous. » Quel changement !... où est passé ce que j’admirais ? je cherche le czar, et je ne le trouve plus.
PAUL, relevant la tête.
Que dit-elle ?
NADÉJE.
Pardon de ma franchise... mais vous en demandiez... en voilà...
Air du vaudeville de Turenne.
Quand, sur votre ordre et rien que pour vous plaire,
Tant de soldats vont voler à la mort,
D’un vain désir, d’un caprice vulgaire,
Verront-ils donc dépendre votre sort ?
Le cœur d’un czar devrait être plus fort.
Maître de tous, soyez aussi le maître
Et de vous-même et de vos propres vœux,
Montrez-vous grand et généreux ;
Que l’on puisse vous reconnaître !
PAUL, qui s’est exalté en l’écoutant, se lève, regarde, et dit en lui-même.
Ah ! je crois entendre le langage que Catherine dut parler à mon aïeul... c’est ainsi qu’elle lui inspirait de l’héroïsme, qu’elle l’élevait au-dessus des préjuges et des faiblesses du vulgaire. J’en triompherai comme lui.
Il appelle.
Warinski !...
Passant au milieu ; haut à Warinski et à Olga, qui entrent par la gauche.
Approchez, je sais tout... je vous pardonne à vous, à votre femme...
Mouvement de joie de Warinski, d’Olga et de Nadéje.
Pour votre sœur, qui n’a pas craint de me donner une leçon, à moi son souverain... c’est un autre sort que je lui réserve...
Mouvement de crainte indécise.
Paysanne, prosterne-toi.
Nadéje s’incline à demi effrayée.
Relevez-vous, impératrice !
WARINSKI.
Est-il possible ?
NADÉJE, poussant un cri, et tombant dans les bras de Warinski.
Ah ! c’est fait de moi !
PAUL.
Eh bien ! elle se trouve mal... la joie... la surprise... secourez-la.
Olga et Warinski s’empressent de la secourir.
Scène XIV
NADÉJE, PAUL Ier, OLGA, WARINSKI, ROGER, GARDES
ROGER.
Sire !
PAUL.
Qu’est-ce ?
ROGER.
Un officier français, un prisonnier comme moi, mon ancien sous-lieutenant, que j’ai reconnu, et qui est là, aux portes du palais... un beau jeune homme... vingt-cinq ans, et brave comme l’épée du premier consul... et malgré ma protection, on refuse de le laisser arriver jusqu’à vous.
PAUL.
Ou a bien fait... après mon mariage.
ROGER.
Non, avant... car il réclame sa fiancée Nadéje qui, comme à moi, lui a sauvé la vie... Nadéje qu’il aime, et dont il est aimé.
PAUL.
Dont il est aimé !
NADÉJE, suppliant.
Grâce, mon empereur !... c’est là le secret que je n’osais l’avouer.
PAUL, à Roger.
Et c’est toi qui viens me l’apprendre !
ROGER.
Fallait-il vous laisser aller, et vous tromper ?... Non, il y en a assez d’autres sans moi... j’ai fait une impératrice, je la défais... et j’ai promis à mou sous-lieutenant de parler pour lui.
PAUL.
Ah ! tu lui as promis... à un ennemi... à un prisonnier de guerre !... à qui j’ai fait grâce... il ose l’aimer, être mon rival ! Un Français encore !... je les retrouverai donc partout... ce ne sera plus ici du moins... ceux qui sont à Saint-Pétersbourg partiront demain pour la Sibérie... je les exile.
ROGER.
Tous !
PAUL.
À commencer par toi, et ton sous-lieutenant !... Et ce Warinski, dont l’audace insigne...
WARINSKI.
Moi, le plus dévoué de vos soldats.
PAUL.
Tu n’es plus le chef de ma garde... je te destitue... je te casse... et pour te dégrader encore plus, pour mieux t’avilir...
Voyant entrer Koutaïkof.
c’est Koutaïkof qui te remplacera.
Scène XV
NADÉJE, PAUL Ier, OLGA, WARINSKI, ROGER, GARDES, KOUTAÏKOF, suivi de PLUSIEURS OFFICIERS
KOUTAÏKOF.
Ah ! Sire... quel excès d’honneur !
PAUL.
Sur-le-champ qu’on les saisisse tous quatre... qu’on les jette sur un kibitch, et qu’on les mène ainsi jusqu’en Sibérie.
TOUS.
Ciel !
NADÉJE, passant près du czar.
Quoi ! ma sœur même !...
Se jetant à ses pieds.
Ah ! Sire... grâce, grâce !... changez cet arrêt cruel.
PAUL, avec un sourire féroce.
Ah ! tu me demandes grâce... tu désires que je change mon arrêt ?... Eh bien ! soit... à pied... qu’ils fassent la route à pied.
Mouvement général de terreur.
ROGER.
Voilà la clémence des Russes !
PAUL.
Russe, dis-tu ?... oui, je le suis... je m’en fais gloire ; et il ne sera pas dit qu’un Français l’emportera jamais sur un Russe.
KOUTAÏKOF.
Oui, mon auguste maître, voilà votre vraie politique... manifestez-la dans l’occasion solennelle qui se présente à vous. Vos ministres ont signifié à l’envoyé de France que vous ne vouliez pas le recevoir.
PAUL.
C’est bien.
KOUTAÏKOF.
Il a répondu qu’il n’avait d’autre mission que de remettre à Votre Majesté cette lettre écrite de la main du premier consul.
PAUL.
Une lettre de Bonaparte !... donne.
KOUTAÏKOF, lui donnant la lettre.
Vous la lirez ?
PAUL, flatté.
De sa main !... je veux voir son écriture, et surtout son style... mais d’avance, et quoi qu’il propose, je refuse...
Lisant.
Ô ciel ! il me renvoie sans échange et sans rançon, deux mille prisonniers russes, équipés à neuf, avec armes et drapeaux.
ROGER.
Oui... il renvoie les Russes dans leur patrie... et vous, c’est en Sibérie que vous renvoyez les Français.
PAUL.
Tais-toi.
ROGER.
Et vous prétendiez l’emporter sur Bonaparte... et vous osiez jouter avec lui !
PAUL, avec colère.
Avec tout le monde !... et si tu dis un mot de plus...
Achevant la lettre.
C’est digne... C’est noble !... et je recevrai ses ambassadeurs ; il prétend que, « si nous le voulions, nous ferions, à nous deux, la loi à l’univers. »
KOUTAÏKOF.
Se mettre sur la même ligue que Votre Majesté... un sous-lieutenant parvenu !
PAUL.
Il a raison... les deux plus grands hommes de l’époque sont faits pour s’entendre.
Koutaïkof s’éloigne.
ROGER, avec dédain.
Vous !... vous ne vous entendrez jamais, vous serez toujours vaincu par lui en générosité.
PAUL, avec fureur.
Insolent ! je ne sais qui me retient... Ah ! je ne suis pas généreux... je ne suis pas magnanime... je devrais te faire périr sous le knout.
ROGER.
Pour me le prouver.
PAUL, regardant Warinski, Olga et Nadéje.
Vous avez tous quatre mérité ma vengeance... Eh bien ! je voudrais que vous m’eussiez fait encore plus d’outrages, de perfidies, de trahisons... pour en avoir plus de gloire à tout oublier.
TOUS.
Grand Dieu !
PAUL, à Roger, qui est auprès de lui.
Hein ! est-ce là un beau trait, comme celui de ton premier consul ?
ROGER, de sang-froid.
Oui, proportion gardée.
PAUL.
J’exile Nadéje.
ROGER.
Où cela ?
PAUL.
En France, avec ton sous-lieutenant... je lui donne cinquante mille roubles et une femme... Demande à mes soldats si le premier consul leur en a donné autant... Vous, Warinski, je vous nomme mon envoyé auprès de la République...
À Olga.
Vous suivrez votre mari, madame la comtesse ; car vous le serez toujours... je sais votre secret, et je le garderai...
Se tournant vers Roger.
Eh bien ! suis-je grand ? suis-je magnanime ?
NADÉJE.
Ah ! Sire... c’est maintenant que je vous aime !
PAUL.
Tais-toi... va-t’en... je vous donne vingt-quatre heures pour m’emmener cette femme-là... je ne veux pas qu’elle reste plus longtemps près de mon palais.
ROGER.
Oui, Sire... et je les suivrai, n’est-ce pas ?
PAUL, lui prenant la main.
Ingrat que tu es ! tu resteras près de moi... il faut bien que j’aie quelqu’un à aimer.
ROGER, à part.
Et à contrarier.
LE CHŒUR.
Air du Serment.
Vive l’empereur.
Dont la valeur
Et le génie
Du trône des czars
Sont les soutiens et les remparts !
Vive l’empereur,
Pour le bonheur
De la Russie !
Qu’il règne à jamais
Pour le bonheur de ses sujets !
ROGER.
Ils partent pour la France, et je ne peux les suivre.
PAUL.
Ah ! toi-même l’as dit : sans toi je ne peux vivre,
Et tant que je vivrai, tu resteras céans...
KOUTAÏKOF, à part.
Et ce ne sera pas peut-être pour longtemps.
LE CHŒUR.
Vive l’empereur.
Dont la valeur
Et le génie
Du trône des czars
Sont les soutiens et les remparts !
Paul sort en faisant un signe d’adieu de la porte ; tous les personnages se groupent.