Un Trait de Molière (Eugène DE PRADEL)

Prologue du Tartuffe en un acte et en vers.

Pour la représentation donnée par des artistes des principaux théâtres de la capitale, au bénéfice de la famille B***, en mai 1821, sur le Théâtre de la rue Chantereine.

 

Personnages

 

MOLIÈRE, auteur et acteur dramatique

DALBANS, riche bourgeois de Paris

JULIE, fille de Dalbans

UN MESSAGER

 

La scène est à Paris, dans la maison de Dalbans.

 

Le Théâtre représente un salon.

 

 

Scène première

 

DALBANS, seul, à la cantonade

 

Tant pis pour lui, ma fille, il faut que votre amant

Se trouve au rendez-vous fixé pour ce moment ;

Dans trois quarts d’heure, au plus, sans appel, je prononce.

Hein !... il est à Versailles. En ce cas il renonce

En faveur d’un rival, au bonheur d’être époux.

Plaît-il ?... Que je l’attende ! À pareil rendez-vous,

On ne doit pas manquer ; non ! S’il était mon gendre,

Passe ; je concevrais qu’il pût se faire attendre.

Avançant en scène.

Ah morbleu ! de mon temps, ces amoureux transis,

Dans leurs tièdes amours constamment indécis,

Près de nos vert-galants n’auraient pas fait fortune !

Qu’on ait peur de l’hymen, dont la chance commune

Est de charger d’ennuis un front humilié ;

Je le comprends fort bien, moi qui fus marié.

Mais quand on est épris des charmes d’une belle,

Quand on craint un rival, quand le démon s’en mêle ;

Enfin, qu’il faut conclure ou s’avouer vaincu ;

J’aimerais encor mieux cent fois être... battu !

Le tour de Bellerose est sanglant pour Julie :

Il demande sa main, et bientôt il oublie

Le jour, l’heure fixée et la condition

Qui doit déterminer ma résolution.

Je le plains : mais la chose est par trop singulière.

Le sort me favorise en secondant Molière :

C’est en vain que ma fille a rejeté ses vœux,

Molière est justement le gendre que je veux.

Quel talent créateur ! Quelle verve féconde !

Comme il observe et peint le peuple et le grand monde !

Molière, dans son art, s’immortalisera ;

En le connaissant mieux, ma fille l’aimera ;

Et quel espoir charmant ! D’admirateurs remplie,

Ma maison deviendra le temple de Thalie !...

 

 

Scène II

 

DALBANS, JULIE

 

JULIE.

Mon père, il ne vient pas ! Je ne puis concevoir...

DALBANS.

De vos charmes l’ingrat méconnaît le pouvoir.

La belle occasion, ma foi, pour une femme !

JULIE.

De quoi ?

DALBANS.

De vous venger.

JULIE.

Ah ! j’ai lu dans son âme !

À de puissants motifs Bellerose a cédé.

Croyez que son devoir aura seul commandé ;

Avec moins de rigueur jugez-le, je vous prie.

DALBANS.

Se mettre à voyager le jour qu’on se marie !

Non, je n’en reviens point !...

JULIE.

S’il  m’eût voulu tromper,

De rassurer mon cœur, à quoi bon s’occuper ?

Une affaire imprévue à Versailles l’appelle ;

Son valet, ce matin, m’en porte la nouvelle,

Je ne peux en tirer d’autre explication ;

Mais je lui sais bon gré de cette attention ;

Et cette attention, dans le siècle où nous sommes,

Doit compter pour beaucoup, quand on connaît les hommes.

DALBANS.

Ainsi donc votre espoir se fonde encor sur lui ;

Vous croyez qu’il tiendra sa parole aujourd’hui,

Et que nous l’allons voir arriver ?...

JULIE.

Oui, mon père.

DALBANS.

Moi, qui vous parle net, d’honneur, j’en désespère ;

Et d’un brusque départ l’avis mystérieux

Ne peut cacher pour nous qu’un but injurieux.

JULIE.

C’est ce que nous verrons ! d’ailleurs, mon mariage

D’un aussi court délai n’éprouve aucun dommage ;

Bellerose, au plus tard, ce soir doit revenir.

DALBANS.

J’ai fait une promesse, et je veux la tenir.

De quel front, quand Molière en ce lieu va se rendre,

Lui dirai-je : Monsieur, il faut encore attendre ;

Il plaît à Bellerose, au moment d’épouser,

De partir pour Versailles et d’aller s’amuser :

Vous reviendrez demain...

JULIE.

Ayez de l’indulgence.

DALBANS.

C’est, jusques à l’excès pousser l’impertinence !

Aux gens que l’on estime on ne doit pas manquer.

JULIE.

Quel intérêt a-t-il, mon père, à vous choquer ?

DALBANS.

Après tout, Bellerose est si loin de Molière.

JULIE.

Ils suivent tous les deux une même carrière.

DALBANS.

Mais la distance est grande entre ces deux rivaux !

De Bellerose à peine on cite les travaux ;

Tandis que de Molière on admire la touche,

Le style varié qui nous charme et nous touche,

Le secret d’émouvoir de vives passions,

De créer des effets, des situations

Où des mœurs et des temps la fidèle peinture

Dans le comble de l’art nous fait voir la nature !

JULIE.

Bellerose est par vous estimé comme acteur.

DALBANS.

Oui, d’accord ; mais Molière est un sublime auteur ;

Et Dalbans s’y connaît...

JULIE.

Le doute est impossible.

Je suis, à son mérite, également sensible.

D’une brillante plume en sa facilité,

J’admire l’éloquence et la fécondité ;

Je le tiens pour auteur éminemment comique ;

Nul ne peut égaler sa verve dramatique.

Vingt fois, en écoutant ses vers délicieux,

J’ai senti, malgré moi, des pleurs mouiller mes yeux ;

Et bientôt, partageant la gaîté qu’il inspire,

Au sel de ses bons mots, je me pâmais de rire.

Son savoir est divin !...

DALBANS, l’embrassant.

Tu te rends, quel beau jour !

JULIE.

Pourtant il n’a pas su me donner de l’amour.

DALBANS.

Oui-da ! mademoiselle est donc bien difficile ?

JULIE.

Au pouvoir du génie on peut être docile,

Sans que l’heureux talent qui sut nous enivrer

Possède le secret de se faire adorer.

Souvent même, au hasard, de son cœur on dispose ;

Le mien, vous le savez, a choisi Bellerose.

DALBANS, avec humeur.

Nous saurons triompher de votre entêtement !

JULIE.

Le moyen est aisé : donnez-moi mon amant.

DALBANS.

Refuser un Molière ! un grand homme !

JULIE.

Eh sans doute !

Ne m’avez-vous pas dit que l’amour n’y voit goutte ?

DALBANS.

L’amour doit quelquefois céder à la raison ;

Et je veux un génie au moins, dans ma maison.

JULIE.

S’il fallait un génie à toutes les familles,

Que de femmes d’esprit qui seraient encor filles !

DALBANS.

Trêve d’objections ! Bellerose a souscrit

Au jugement qu’ici doit porter mon esprit.

Molière, devant nous, viendra plaider sa cause,

Et...

JULIE.

Vous ne voulez pas attendre Bellerose ?

DALBANS.

Non parbleu ! Son départ le condamne à moitié ;

S’il ne se défend pas, je l’exclus sans pitié.

Mais on frappe ! Attendez.... c’est peut-être Molière.

Il sort.

 

 

Scène III

 

JULIE, seule

 

Sa façon de juger, toute particulière,

Inquiète mon cœur plus qu’on ne penserait.

À sa prévention il me sacrifierait ;

Et pourtant je connais sa bonté paternelle.

Mais que fait Bellerose ? Ah ! l’attente est cruelle,

En de pareils moments !... On vient... si c’était lui !

Elle s’approche de la porte, recule d’un pas quand Molière paraît et le salue.

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, DALBANS, JULIE

 

DALBANS, à Molière.

Nous allons en finir, je l’espère, aujourd’hui.

MOLIÈRE.

Tant mieux, mon cher Dalbans. Tope !... Ah bonjour, Julie !

Qui vous a vue hier vous revoit plus jolie.

Trop heureux le mortel qui vous possédera !

JULIE.

Qui sait ? Peut être un jour il s’en repentira.

MOLIÈRE.

Il est pour conjurer les planètes fâcheuses,

Mesdames, un moyen : c’est de vous rendre heureuses.

Ah ! si les soins touchants prévenant vos désirs ;

L’art de multiplier vos innocents plaisirs ;

Un zèle qui jamais ne cherchera d’excuses ;

Tous les moments, enfin, que je dérobe aux muses,

Consacrés à servir et Julie et l’amour,

Peuvent vous inspirer quelque tendre retour,

L’hymen doit préparer pour moi ce doux salaire !

JULIE.

Monsieur, c’est beaucoup trop de peine pour me plaire.

DALBANS.

Ne perdons pas de temps en frivoles discours ;

Mon cher...

MOLIÈRE.

De mes travaux acceptant le secours,

Je ne puis oublier qu’aux maris difficiles

J’ai donné des leçons qui me seront utiles.

Les tyrans soupçonneux, les bourrus, les jaloux.

Pour captiver un cœur employant les verrous,

D’un sexe dont l’amour naît dans la confiance,

En osant l’outrager méritent la vengeance.

Je prétends enchaîner, par de plus doux liens,

Celle qui daignera joindre ses jours aux miens.

Est-ce pour s’affliger, d’ailleurs, qu’on se marie ?

Je veux, dans ma maison, qu’on s’amuse et qu’on rie.

L’ordre doit présider à ces délassements,

Et les soins du ménage ont aussi leurs moments ;

Mais nous suivrons les bals, les spectacles, les fêtes ;

Ma femme, je l’espère, y fera des conquêtes ;

Et je rirai de voir un galant confondu

Sous de brillants atours deviner la vertu.

La gaîté, la santé, nos compagnes fidèles,

Du temps qui passe et fuit ralentiront les ailes.

Jusques dans nos vieux jours, encor frais et dispos,

Faute d’autres plaisirs, goûtant ceux du repos,

Nous sèmerons de fleurs le chemin de la vie :

Voilà quels sont mes vœux et ma philosophie.

DALBANS.

Fort bien !

JULIE.

C’est de l’hymen un séduisant tableau,

Et d’un savant poète il trahit le pinceau ;

À part.

Mais hélas !

MOLIÈRE, à Julie.

De mon cœur écoutez le langage.

DALBANS.

Occupons-nous d’abord de votre mariage.

Entre un rival et vous je vais fixer mon choix.

D’un juge impartial pour obtenir la voix,

Quels titres avez-vous ?

MOLIÈRE.

Ils sont en petit nombre.

DALBANS.

Ce n’est pas le moment d’ensevelir dans l’ombre...

Veuillez vous expliquer.

MOLIÈRE.

Convient-il, entre nous ?...

DALBANS.

Je l’exige, Monsieur.

JULIE.

Cependant...

DALBANS.

Taisez-vous !

MOLIÈRE.

Souvent, dans les écarts d’une muse folâtre,

Par des lazzi forcés égayant le théâtre,

On m’a vu, du bon goût, exciter les clameurs,

J’en conviens. Mais du peuple étudiant les mœurs,

Et pour les châtier, voulant le faire rire,

Je payai ce tribut au genre qui l’attire.

Il fallait, dans l’espoir de frapper sa raison,

Éclairer son esprit par la comparaison,

Et non pas le mener par des routes hardies.

Qui l’auraient tout à coup fait fuir mes comédies.

Quand j’esquissai les traits du monde et de la cour,

Empruntant les couleurs d’un plus brillant séjour,

Ajustant mes tableaux à ce cadre plus vaste,

Des petits et des grands j’offris l’heureux contraste.

Le faux goût empesé, les airs prétentieux,

Et les sottes façons de nos ambitieux ;

Les pédants, les flatteurs, les maris bénévoles ;

Les sémillants marquis et les coquettes folles ;

Des timides Agnès le modeste maintien,

Respirant l’innocence, et nous trompant si bien !

Le perfide savoir des enfants d’Esculape ;

L’orgueil des parvenus, les fripons qu’on attrape ;

Tous les sots, tous les fous qui tombaient sous ma main :

Je n’épargnai personne ! Et dans le cœur humain,

De ses replis profonds découvrant les mystères,

Pour les mieux corriger, je pris mes caractères.

DALBANS.

Vous n’avez pas, je crois, nommé votre Imposteur,

Ce chef-d’œuvre accompli d’un talent créateur,

Dont chaque vers renferme un sens qui nous étonne ?

MOLIÈRE.

S’il vaut à son auteur les peines qu’il me donne,

Quels destins glorieux lui sont déjà promis !

Mon Tartuffe, en naissant, m’a fait mille ennemis.

Son seul titre soudain d’une puissante ligue

Unit les éléments. Le mensonge, l’intrigue,

Les fourbes, les cafards, au mal toujours ardents,

Armèrent contre moi leurs griffes et leurs dents.

J’étais, à les entendre, un homme abominable,

Un suppôt de l’enfer, envoyé par le diable ;

Un monstre, sans honneur et sans religion,

Qu’il fallait assommer. De la contagion

Tous les cagots atteints à l’envi cabalèrent ;

Jusqu’aux enfants de chœur après ma pièce hurlèrent.

Si d’Espagne on eût pu mander l’inquisiteur,

Et brûler saintement le livre avec l’auteur ;

Quel innocent plaisir pour ces âmes chrétiennes

De me suivre au bûcher, en chantant des antiennes !

Par bonheur pour ma peau, ce grand zèle étouffé

N’obtint pas la faveur de mon auto-da-fé.

Je venais d’arracher dans mes lignes proscrites

À l’erreur son bandeau, leur masque aux hypocrites ;

C’était-là tout mon crime ; il offensait les sots...

« Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ! »

Mais l’ignorance envahi criait au sacrilège.

Bientôt de la raison l’auguste privilège

Sur les cœurs généreux fit éclater ses droits ;

La Sagesse est assise au trône de nos rois.

Un digne protecteur des libertés publiques,

Écartant des autels les fureurs fanatiques,

Un monarque pieux et surtout éclairé

Loua les sentiments qui m’avaient inspiré.

Le Tartuffe reprit son rang près des ouvrages

Qui des hommes de bien méritent les suffrages ;

Et, si je ne m’abuse en ma crédulité,

Il est mon plus beau titre à la postérité !

DALBANS.

Elle vous était due, ami, cette victoire.

MOLIÈRE.

Quand aux pieds de Julie on dépose sa gloire,

Peut-on jamais avoir d’autres vœux à former !

JULIE, à part.

Que je souffre !

DALBANS.

On n’a pas besoin de s’informer

Si ma fille est pour vous d’accord avec son père.

MOLIÈRE, à Julie.

Est-il vrai ?

DALBANS.

Parlez donc.

JULIE, à part.

Comme il me désespère !

Haut.

On a frappé !

DALBANS.

Voyons.

JULIE.

Je ne puis plus douter...

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, DALBANS, JULIE, LE MESSAGER

 

LE MESSAGER, à Monsieur Dalbans.

À vous-même, Monsieur, on m’a dit d’apporter...

Il tire avec peine un paquet de sa poche.

DALBANS, vivement.

Et quoi donc ?

LE MESSAGER.

Ce paquet.... Il contient quelque chose.

DALBANS, prenant le paquet.

Donne.

LE MESSAGER.

C’est de la part de monsieur Bellerose.

MOLIÈRE.

Bellerose !

JULIE, troublée.

Grand Dieu !

DALBANS.

De Versailles envoyé,

Dis combien je te dois.

LE MESSAGER.

Monsieur, je suis payé.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, DALBANS, JULIE

 

DALBANS, ayant défait la première enveloppe qui couvrait une lettre et un écrin, lit une adresse.

« Pour remettre à Julie »... À vous Mademoiselle.

Il lui donne le paquet ouvert.

JULIE, à part.

Je tremble d’y trouver quelque triste nouvelle.

Haut.

Permettez-vous, Messieurs ?...

MOLIÈRE.

N’êtes-vous pas ici

Chez vous !

Julie ouvre la lettre. Son père et Molière l’observent.

DALBANS, à part à Molière.

Comme son front soudain s’est obscurci !

MOLIÈRE, à Dalbans.

Vraiment !

À la lecture de la lettre, on voit Julie s’émouvoir, s’attendrir ; sa poitrine est oppressée. Enfin, la sensibilité l’emporte, elle laisse couler ses pleurs.

DALBANS.

Pourquoi pleurer, quand Monsieur vous propose ?...

JULIE, ouvrant la boîte.

Son écrin ; ses bijoux ! Ah ! mon cher Bellerose !

DALBANS.

Sur ce mystère enfin, quel éclaircissement ?...

JULIE.

Ô mon père, écoutez, et jugez mon amant.

Elle lit.

« Je viens de perdre un ami tendre,

Qui fut bon camarade et me servit d’appui ;

Sa famille sans bien n’existait que par lui.

À mon devoir je vais me rendre.

Ce soir, un bénéfice à Versailles obtenu,

M’offre l’heureux moyen d’adoucir la misère

De ceux dont je deviens le père.

Pardonnez si l’amour ne m’a point retenu ;

Mais dussé-je, par mon absence,

Renoncer à Julie, à, sa main, au bonheur,

Je me dois tout entier à lu reconnaissance,

Et j’honorerai ma douleur ! »

MOLIÈRE.

Bellerose, à ce trait je dois te reconnaître.

DALBANS, essuyant une larme.

Elle m’a tout ému, votre maudite lettre !

JULIE, à Molière.

Il est digne, Monsieur, d’avoir votre amitié.

À son père.

Ne vous défendez pas d’une noble pitié ;

Et qu’il obtienne enfin toute votre tendresse,

Mon père ! Cet écrin, ces bijoux qu’il m’adresse,

Prouvent l’attention d’un cœur compatissant.

De ces infortunés si le besoin pressant,

M’écrit-il, plus d’un jour ne pouvait pas attendre,

Pour soulager leurs maux, il faut les faire vendre.

Voilà, pour obliger, comme il n’a rien à lui !

MOLIÈRE.

Il ne ressemble guère aux amis d’aujourd’hui.

JULIE, avec chaleur, et, par gradation, jusqu’à l’enthousiasme.

Quand on doit décider du destin de Julie,

L’amitié le réclame ; il s’éloigne, il s’oublie ;

Son bonheur n’est plus rien, son devoir est sa loi.

Il n’a pour vous fléchir de défenseur que moi,

Qu’une fille, et ma crainte en est la preuve encore,

Soumise aux volontés d’un père qu’elle adore,

Prête à s’immoler même en ce pressant danger,

Et qui préférerait mourir que l’affliger.

Et pourtant quels regrets, dans cette conjoncture,

De désunir deux cœurs, formés par la nature

Pour les mêmes vertus, pour les mêmes plaisirs !

Dont les nobles penchants et les simples désirs

Ne voyaient la fortune et ses dons et ses charmes

Que dans l’heureux pouvoir d’essuyer quelques larmes !

On peut forcer nos cœurs et rompre nos serments ;

On n’effacera point de pareils sentiments...

Mais qu’obtiendrait, hélas ! Ma plaintive éloquence ?

Je l’aime, il en est digne, et voilà sa défense !

Avec moins d’élan.

Ah ! trop peu confiant dans l’espoir qu’il nourrit,

Voici ce qu’il ajoute au bas de cet écrit :

Elle lit.

« Si rejetant votre prière.

Malgré vous insistait Molière,

Je dois me résigner à mon destin fatal,

Et ne plus vous voir de ma vie.

Comment triompher d’un rival

Qui n’en a point de son génie !

Après un repos.

Détournez ce malheur, Julie ;

Y penser me fait trop de mal. »

MOLIÈRE.

C’en est assez, Dalbans ; il faut rendre justice

À qui l’a méritée, et se montrer propice

Aux penchants généreux dont s’honore un bon cœur.

Bellerose est par moi proclamé mon vainqueur.

Avec plaisir ici ma franchise s’explique :

Croyez que le plus beau chef d’œuvre dramatique

Ne peut jamais valoir une bonne action.

JULIE.

Ah ! Monsieur.

Elle passe entre Dalbans et Molière.

DALBANS.

Je me rends à la réflexion.

Bellerose obtiendra sa douce récompense,

Et je veux à l’amour unir la bienfaisance.

JULIE.

Il sera mon époux ! ô moment fortuné !

Montrant l’écrin.

Je vole exécuter l’ordre qu’il a donné.

MOLIÈRE.

Un moment ! Mes amis, ce soir je vous invite

À venir voir Tartuffe. En mon nom je m’acquitte

D’une dette d’honneur. Je prétends avancer

L’argent qu’entre vos mains Tartufe doit placer ;

Je le joins au bienfait d’une âme peu commune.

Belle Julie, allez secourir l’infortune.

Que Tartuffe aujourd’hui soit utile au malheur ;

Et pour le soulager, voici ses droits d’auteur

Il lui remet une bourse.

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