Un Poète (Jules BARBIER)
Drame en cinq actes et en vers.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 16 avril 1847.
Personnages
RICHARD
MURRAY
PIERRE
ANTOINE, vieux serviteur de Richard
JOSÉ, Américain, serviteur de Murray
UN DOMESTIQUE
LŒTICE, cousine de Murray
ZOBÉIDE, femme de couleur, sa nourrice
La scène est à Paris, de nos jours.
ACTE I
Chez la mère de Murray. Jardin. À droite, sur le second plan, sous une tonnelle, une table richement servie.
Scène première
RICHARD, PIERRE, MURRAY, attablés
RICHARD, se levant un verre à la main.
Flot doré dont le dieu qui parle à la nature
A voulu réchauffer parfois sa créature,
Ô vin que d’un rayon généreux et vermeil
À cette voix féconde a nourri le soleil,
Apporte à nos cerveaux les honnêtes pensées,
Inspire en les touchant nos lèvres caressées,
Fais battre d’un sang pur notre cœur plus parfait,
Et remonte en chansons vers le Dieu qui t’a fait !
On ne peut, avec toi, boire qu’aux belles choses,
Vin sacré ! – Je bois donc au doux parfum des roses,
Je bois à l’âme en paix que la vertu mûrit,
Je bois à la beauté du corps et de l’esprit !
Mère auguste, je bois à vous, mère patrie !
À l’homme qui travaille, à la femme qui prie,
Au printemps renaissant qui parfume le jour,
Et je bois à la vie, et je bois à l’amour !
Il se rassied.
MURRAY, sans se lever.
Le beau dénombrement de voluptés champêtres !
Il ne te manque plus que l’ombrage des hêtres,
Les brebis à garder, et quelque chalumeau
Où tu souffles sans trêve un vieil air du hameau.
La prière ! l’amour ! la vertu ! la patrie !
Que diable fais-tu là de cette bergerie ?
Et, quand trois bons buveurs s’éjouissent entre eux,
Que nous viens-tu parler des âges fabuleux ?
Pour moi, je ne suis pas de cette race étrange
Qui s’ingénie à vivre avec des plaisirs d’ange ;
Je suis homme ; je tiens à l’être de tout point,
Et tes rares vertus ne me séduisent point.
Mon pays est le lieu qu’habite la fortune,
Mon amour le beau sein de quelque ardente brune,
Et mon plaisir celui dont le toucher vainqueur
Éveille en moi les sens et n’atteint pas le cœur.
Le pouvoir avec l’or fait le peu que nous sommes,
Et j’aspire au pouvoir, pour m’affranchir des hommes ;
Mais mon ambition, par qui je serai grand,
Dédaigne le mérite et ne veut que le rang ;
Je suis riche ; demain, je puis parler en maître,
Et je verrai demain les ris et le bien-être
Asseoir à mon chevet leur essaim diligent ;
Élevant son verre.
Je bois donc au pouvoir, et je bois à l’argent !
PIERRE, sans se lever.
C’est à moi de parler ! – Tous deux je vous admire,
Toi dans ton paradis ! et toi dans ton empire !
L’un bon, – l’autre mauvais, – insensés tous les deux !
Comme vous, j’ai tenté de mon pied hasardeux
Les chemins différents du ciel et de la terre,
Et le plaisir impur et la croyance austère
Ont laissé sous mes pas un abîme béant ;
Élevant son verre.
Je ne crois plus à rien et je bois au néant !
Tous trois s’avancent sur le devant de la scène.
RICHARD.
Pauvre fou ! je te plains ; tu n’aimes pas les hommes.
PIERRE.
Qui faut-il en aimer dans le siècle où nous sommes ?
La vertu n’est qu’un nom ; comme aux vieux temps romains,
Nous la laissons parler, en lui liant les mains.
RICHARD.
Eh ! c’est à délivrer ces mains embarrassées
Que doivent aspirer les âmes bien placées,
Et ce n’est pas assez que, mort aux passions,
Tu restes impuissant aux bonnes actions ;
Je sème sous mes pas, et la terre est féconde !...
Ma voix, à ses accents, veut ranimer le monde,
Et puissé-je, après moi, guidant encore au bien,
Avoir fondu son cœur à la chaleur du mien !
MURRAY.
Voilà de nos rêveurs l’éternelle folie !
Le monde va changer au gré de leur génie ;
Ils chanteront encor quand ils mourront de faim ;
Sans pain ils chanteront !
RICHARD.
Mais la gloire est leur pain.
Comptes-tu donc pour rien cette douceur suprême
De laisser à ses fils un débris de soi-même,
De n’être pas entier sous la terre enfermé,
Quand on n’aimera plus, d’être toujours aimé,
Et de sentir un jour, d’un passant saluées,
Ses cendres au tombeau doucement remuées ?
MURRAY.
Soit ! mais on ne vit pas de gloire ; il faut manger.
Quant aux morts, il sera toujours temps d’y songer
Après que nous aurons vécu de bonne sorte ;
Et qu’on réveille ou non ma cendre, il ne m’importe.
À ce prix, les destins sont pour nous ; suis ma loi !
Certes, je ne suis pas un aigle comme toi ;
Mais l’or est mon génie, et le plaisir mon hôte ;
Sans regarder si loin, nous marchons côte à côte,
Cependant que les yeux fixés sur l’horizon
Ton chevet reste pauvre et pauvre ta maison.
RICHARD.
Il est vrai ; je suis pauvre, et ma Muse importune
Ne veut rien arracher des mains de la Fortune :
Mais j’ai là des trésors que tu ne connais pas,
Et le bonheur se pose à chacun de mes pas ;
Tout me l’apporte, un souffle, un songe, une parole,
Une chanson qui passe, un parfum qui s’envole,
Quelque route perdue où je marche en rêvant,
Le murmure de l’onde et l’haleine du vent ;
Le vers inachevé qui le soir me rappelle,
Le printemps plus joyeux, la nature plus belle,
La gloire et l’avenir promis à mes vingt ans ;
Et parfois, Maître aimé de l’espace et du temps,
Sous tes cieux étoilés et dans tes nuits profondes,
La contemplation des soleils et des mondes !
Je suis heureux ! ma mère en riant m’enfanta,
Et je bénis le sein fécond qui m’allaita.
Jeune, fier, plein de foi, crédule, exempt d’envie,
Je me laisse emporter doucement à la vie,
Sans regretter hier, sans redouter demain,
Calme, reconnaissant, et des fleurs dans la main.
J’aime le ciel, les bois, l’herbe prompte à renaître :
De ses tièdes rayons le soleil me pénètre,
La nature revit dans chacun de mes vers ;
L’univers rit à Dieu, je ris à l’univers !
Je pleure avec le soir, je chante avec l’aurore...
Et dis-moi maintenant si tu croirais encore
De toute ta richesse avoir trop acheté
Une heure de ma joie et de ma pauvreté !
PIERRE.
Sublime écervelé !
MURRAY.
Tu n’as pas de mémoire,
Et cette pauvreté, dont tu fais tant de gloire,
T’a mis en quelque peine, il n’est pas bien longtemps,
Pour soulager la mère à ses derniers instants –
Aujourd’hui, comme alors, ma bourse est toujours tienne.
RICHARD.
Il n’en est pas besoin pour que je me souvienne ;
Tu nous as noblement secourus, et je crois
Ta parole, Murray, plus méchante que toi ;
Ton argent...
MURRAY.
Ah ! de grâce ! un jour...
RICHARD.
Bientôt, j’espère...
MURRAY.
Assez !...
RICHARD.
Soit ! je me tais.
Lui serrant la main.
Sois béni de ma mère !
Sois aimé de mes fils !
PIERRE.
Ses fils ! croirait-on pas
Qu’il traîne un régiment de marmots sur ses pas ?
Tu ne veux épouser personne, je suppose ?
RICHARD.
Pourquoi non ?
PIERRE.
Malheureux !
RICHARD.
C’est la plus belle chose
Que Dieu même ait soufflée à l’esprit des humains :
Être deux à marcher dans les mêmes chemins !
Ne plus faire à jamais qu’une âme de deux âmes !
PIERRE.
Je désespère ; il croit à la vertu des femmes !
RICHARD.
Oui, j’y crois, ô ma mère, et leur nom m’est sacré.
MURRAY.
Qui donc choisiras-tu ?
RICHARD.
Celle que j’aimerai.
MURRAY.
C’est fort bien ; quant à moi, ma plus belle amoureuse
Est, à ne pas mentir, une dot généreuse ;
La beauté ne me plaît qu’autant qu’elle a du bien ;
Je choisis celle-là.
PIERRE.
Moi, je ne choisis rien.
MURRAY.
Vous ai-je point parlé d’une mienne cousine,
Héritière et créole ? – une fille divine !
Son père en Amérique est un colon puissant,
Prince par la fortune et noble par le sang ;
Bientôt, s’il plaît à Dieu, vous me verrez son gendre :
Tous mes plans sont tracés ; par lui je puis prétendre
À devenir un jour président, presque roi !
Alors, ô mes amis, alors venez chez moi,
Et je veux vous donner, sur la terre natale,
Une hospitalité qui n’ait point eu d’égale.
J’aurai, peu soucieux des caprices du sort,
Les richesses du Sud avec celles du Nord,
Le blé dans mes greniers et le vin dans mes caves ;
J’aurai trente vaisseaux, j’aurai dix mille esclaves,
Et, prompt à m’épargner la peine d’un désir,
Je pourrai, rançonnant mes peuples à loisir,
Vous faire voir comment un seigneur magnifique
Fait rouler les écus... de la chose publique.
PIERRE.
Nous appelons cela gouverner.
RICHARD.
Triste temps !
PIERRE.
Bah ! les rois sont heureux, et les peuples contents !
Scène II
JOSÉ, MURRAY, PIERRE, RICHARD
José entre par la gauche, il porte un costume de montagnard américain.
MURRAY.
Qui nous vient interrompre ? Hé quoi ! José !
JOSÉ.
Lui-même.
MURRAY, lui prenant la main.
Ce cher José !
JOSÉ.
Seigneur !...
MURRAY, à Pierre et à Richard.
Un montagnard que j’aime,
Flibustier, spadassin, soldat...
À José.
Et d’où viens-tu ?
Court-on, à l’étranger, de la sorte vêtu ?
Pierre et Richard se tiennent à l’écart.
JOSÉ.
À quoi bon, s’il vous plaît, me vêtir d’autre sorte ?
J’arrive du pays.
MURRAY.
Comme est-ce qu’on s’y porte ?
JOSÉ.
Mais on s’y porte bien, seigneur, pour le moment ;
On s’égorge toujours c’est un pays charmant.
Tour à tour on y joue, on y dort, on y tue ;
La race blanche y bat, et la noire est battue ;
La foule s’accoutume à ces distractions,
Et chaque jour y voit des révolutions.
Pour moi, peu soucieux du parti qui m’emploie,
Où je gagne de l’or je combats avec joie ;
Je sers l’un, je sers l’autre, et ne m’informe pas,
Lorsque ma bourse est pleine, à qui je vends mon bras :
Cependant il serait besoin, pour être juste,
Qu’on gouvernât nos gens d’une main plus robuste.
Baissant la voix.
Faut-il vous parler franc ? les esprits sont pour vous ;
Vous montez au pouvoir si vous venez à nous.
MURRAY.
Qui ? moi ?
JOSÉ.
Vous : c’est à quoi votre oncle vous engage :
J’ai des lettres de lui.
Il présente des lettres à Murray.
MURRAY.
Donne !
À part, en parcourant les lettres.
Précieux gage,
Te voilà dans mes mains !
Haut.
Je ne me trompais pas.
PIERRE.
Qu’est-ce donc ?
RICHARD.
Le chemin s’aplanit sous mes pas,
Ma cousine est à moi. Ces lettres sont du père ;
Je les lis, et je suis à vous.
PIERRE.
Allons, j’espère
Voir, avant qu’il soit peu, tes souhaits obéis.
RICHARD.
Ami Murray, je plains ta femme et ton pays.
Murray sort par la gauche, suivi de José.
Scène III
PIERRE, RICHARD
PIERRE.
Tu lui dois de l’argent ?
RICHARD.
Une assez forte somme.
Pourquoi ?
PIERRE.
Je ne voudrais rien devoir à cet homme.
Murray ne connaît pas de premier mouvement ;
Il calcule sa vie et fait tout sûrement ;
Redoute-le, crois-moi.
RICHARD.
Non, tu lui fais injure ;
Ne peux-tu donc cesser d’être un fâcheux augure,
Et, sans chercher à tout quelque méchant côté,
Croire qu’on peut encore être bon par bonté ?
PIERRE.
Et te lasseras-tu, sermonneur angélique,
De te porter garant de la vertu publique ?
Tu ne vois que les bons, les grands et les heureux ;
Tu perds le sens, Richard.
RICHARD.
Soit ! Je suis amoureux !
PIERRE.
Certes, il te manquait ce dernier ridicule.
RICHARD.
J’aurais dû m’en cacher ; je me faisais scrupule
D’en égayer ta verve, implacable railleur !
PIERRE.
L’amour te rend parfait.
RICHARD.
L’amour me rend meilleur ;
Tout ce que je sens là n’est pas une chimère ;
Pour elle, j’atteindrais jusqu’au laurier d’Homère.
PIERRE.
Sont-ce là les chansons que la belle aimerait ?
Le grec a fort vieilli ; d’honneur, il te faudrait,
Avec les visions où ton cœur se repose,
La tête aux cheveux blonds d’un chérubin tout rose.
RICHARD.
Ah ! tu n’as pas aimé !
PIERRE.
Si vraiment ! de beaux yeux,
Une taille de nymphe, un bras délicieux ;
Des cheveux noirs roulés en nombreuses torsades ;
Des sourires d’enfant, de petits airs maussades
Qui me prenaient au cœur. J’avais quinze ans ; le soir,
À sa croisée en fleurs elle venait s’asseoir ;
Moi, j’étais là, sitôt échappé de l’école,
Tremblant, le cou tendu, sans dire une parole,
Et parfaitement sûr qu’en cet amour profond
Le dedans de mon âme illuminait mon front.
– Pas du tout, mon ami, j’étais fort laid ; – la dame
Avait à son service une mégère infâme,
Une effroyable vieille ; – elle me l’envoya ; –
Je crois que dans mes yeux une larme brilla ! –
Par malheur, le message était pour mon épaule,
Et l’on récompensa ma flamme à coups de gaule ;
La jeune en rit beaucoup. – On vous ressent toujours,
Chastes émotions des premières amours !
RICHARD.
Tu n’étais qu’un enfant...
PIERRE.
Comme tu l’es toi-même ; –
Et saurons-nous du moins la personne qu’on aime ?
RICHARD.
Que t’en dirais-je ? – Un bal : durant toute une nuit,
Cette apparition dans la foule et le bruit ;
Quelques sons égarés dont s’emplit mon oreille,
Une grâce à marcher qui n’eut point de pareille.
Mais ce qui la fait belle et rare sous les cieux
C’est l’étrange vapeur où sont noyés ses yeux :
Comme un soleil tremblant dans un nuage sombre,
On croit en voir flotter les doux contours dans l’ombre ;
Je ne sais s’ils sont bleus ou noirs : c’est inouï !
Je ne les ai point vus : ses yeux m’ont ébloui.
PIERRE.
La nôtre les avait charmants.
RICHARD.
Elle est créole...
PIERRE.
Oh ! diable ! un peu coquette, un peu vive, un peu folle.
RICHARD.
Non modeste au possible et pleine de raison ;
Je crois qu’elle aimerait à garder sa maison.
PIERRE.
Tu causes donc parfois avec ta Dulcinée ?
RICHARD.
Elle ne m’a rien dit ; mais je l’ai devinée.
PIERRE.
Pardieu ! quand je voyais ma belle à son balcon,
Je ne devinais pas, moi, ses coups de bâton :
Je te fais compliment sur un amour si tendre.
RICHARD.
Raille ! Je suis heureux ; va, tu ne peux comprendre
Tout ce que porte un cœur bien épris quelquefois
Il me semble dans l’air entendre encor sa voix :
Vers le tomber du jour et vers l’aube nouvelle,
J’ai trouvé des oiseaux qui modulaient comme elle ;
J’ai fait des vers, et rien qu’à ce cher souvenir
Sur ma lèvre aisément je les sentais venir ;
Les a-t-elles reçus ? je ne sais ; son vieux père
Fait peut-être autour d’elle une garde sévère ;
Ce doute m’est toujours une cause d’ennui :
Il aura pris mes vers : – t’ai-je parlé de lui ?
Bien souvent, à son bras, d’une amitié charmante,
J’ai vu marcher sa fille heureuse et rayonnante ;
Je les suivais de loin, saisi d’un grand émoi
Lorsque la chère enfant tournait les yeux vers moi ;
Pourrais-je dire avec quelle grâce parfaite
De mon côté, sans bruit, elle inclinait la tête,
Et de quelle candeur, trompant le bon vieillard,
Elle me saluait doucement d’un regard ?
À l’église, partout, aux champs, je l’ai suivie ;
Puis elle disparut en emportant ma vie ;
Peut-être elle a passé l’Océan.
PIERRE.
Que dis-tu ? –
Quoi ! par delà les mers, tu l’aimes ? – Ô vertu !
RICHARD.
Rien peut-il séparer les choses immortelles ?
L’amour franchit l’espace, et le cœur a des ailes ;
Je crois qu’un plus beau jour me la ramènera,
Qu’elle m’aime en silence et qu’elle m’attendra.
PIERRE.
Si quelque vert galant ne te l’enlève en route,
Ce qui doit arriver, je n’en fais aucun doute. –
Qu’importe ! tu seras son amant ; c’est au mieux.
RICHARD.
Pierre, un bandeau fatal est tombé sur tes yeux ;
Il ne te reste plus une bonne pensée,
Ta fibre est engourdie et ton âme est glacée ;
C’est bien mais laisse-moi vivre de mon côté ;
Si je rêve, je veux rêver en liberté.
PIERRE.
Non, je ne verrai pas que l’amour d’une femme
Étouffe pour jamais ton génie et ta flamme,
Que mon plus vieil ami...
RICHARD.
Tu parles d’amitié !
Et tu viens, chaque jour, sans trêve et sans pitié,
Recueillir, épier toutes mes défaillances !
Ah ! tu ne m’aimes pas !
PIERRE.
De mes jeunes croyances,
Richard, c’est la dernière, et je t’aime, et je crois
Dans ton cœur, mais non pas dans l’amour.
RICHARD.
Laisse-moi,
Laisse-moi.
PIERRE.
Soit ! je pars ! épouse ta créole !
L’avenir prendra soin d’accomplir ma parole.
Le prisme du bonheur aveugle encor tes yeux :
Mais, tandis que, perdant tes regards dans les cieux,
Au milieu des humains tu marches solitaire,
Mortel ainsi que nous, tes pieds sont sur la terre.
Le moment du réveil en sera plus fatal :
Je te verrai sans force à l’épreuve du mal,
Et, tombant tout à coup de ce faîte sublime,
Plus loin que moi peut-être emporté dans l’abîme !
Cependant il vaut mieux, si le rêve en est doux,
Être fou comme toi que sage comme nous.
Adieu !
Il sort par la gauche.
Scène IV
RICHARD, seul
Seul ! seul enfin ! leur langage me tue ;
Il faut un peu de calme à mon âme abattue,
Et je veux, le cerveau tout meurtri de leurs coups,
Lœtice, demeurer un instant avec vous.
Lœtice ! – Que ce nom m’attriste et me console !
Lœtice ! mon enfant !... ô ma chère créole !...
Hélas ! vous reverrai-je ? – À ce doute fatal,
Je sens autour de moi comme un démon du mal ;
Tout s’assombrit ! l’oiseau n’a plus de chants sans nombre,
Le ciel n’a plus d’azur, et le jardin plus d’ombre ;
Je ne vais plus m’asseoir sur les gazons touffus,
Et les vents amoureux ne me caressent plus !
Et qu’importent les vents, le ciel et la verdure ?
Lœtice, c’est par vous que me plaît la nature ;
Venez ! et l’ombre encor tombera des grands bois,
Et les oiseaux jaseurs retrouveront leur voix,
Et les cieux de nouveau s’empliront de lumière,
Et tout retournera dans sa beauté première ! –
Viens ! nous irons tous deux je soutiendrai ton bras ;
À ton pas plus petit je réglerai mon pas :
Viens ! c’est moi ! je t’attends !...
Scène V
RICHARD, LŒTICE
Lœtice arrive par la droite, un livre à la main.
LŒTICE, lisant.
« ... Roméo, je t’adore !
Mon Roméo, je t’aime ! Adieu ! cent fois encore
Adieu, mon Roméo !... »
Elle s’est approchée de Richard sans le voir.
RICHARD, les yeux fixés sur elle depuis quelques instants.
Vous !
LŒTICE, laissant tomber son livre.
Ciel !
RICHARD.
Rêvé-je, ô Dieu !
LŒTICE.
Que voulez-vous ? comment êtes-vous en ce lieu ?
Je ne vous connais pas, monsieur.
RICHARD.
Qui ? moi, madame ? –
Hélas ! – un souvenir avait troublé mon âme,
Un cruel souvenir de jours vite passés.
En baissant les yeux, il aperçoit un papier tombé avec le livre ; il le ramasse vivement.
Mes vers !
LŒTICE.
Grand Dieu ! donnez !...
RICHARD.
Ah ! vous me connaissez !
Mes vers ! jour bienheureux que le destin m’envoie !
Me pardonnerez-vous d’en exprimer ma joie ?
J’ai craint qu’on ne les eût écartés de vos yeux ;
Ils vous sont parvenus, j’en rends grâces aux cieux ;
Reprenez-les ! il faut que vos yeux les relisent ;
Pourrais-je rien vous dire autre que ce qu’ils disent ?...
LŒTICE.
Monsieur !
RICHARD.
Vous rougissez ? pourquoi rougissez-vous ?
Croyez que votre mère est ici près de nous,
Qu’elle peut nous entendre et qu’elle en est heureuse,
Et qu’il vous faut sourire à ma voix amoureuse.
LŒTICE.
Que dites-vous ?
RICHARD.
Mes vers ont tout dit avant moi ;
Mais ils n’y donnaient pas l’accent que je conçois :
Que mon cœur tout entier se ranime et me pousse,
Que mes yeux soient plus doux, que ma voix soit plus douce,
Qu’il n’ait jamais été sur terre et sous l’azur
De parler plus céleste et de foyer plus pur,
Et seulement alors, indulgent à moi-même,
Lœtice, je pourrai dire que je vous aime.
LŒTICE.
Je vous supplie...
RICHARD.
Hélas ! puis-je vous alarmer ?
N’aimez pas, j’y consens, mais laissez-vous aimer !
Et pourtant, si j’osais rappeler ma mémoire,
Y chercher les regards cléments où j’ai pu croire
Mes soupirs accueillis d’un timide soupir,
Votre bouche...
LŒTICE.
Richard, vous me faites mourir !
RICHARD.
Mon nom !
LŒTICE.
Parlez plus bas !
RICHARD.
Mon nom !
LŒTICE.
Délire étrange !
Grâce pardonnez-moi !
RICHARD, à ses pieds.
Je suis un dieu, cher ange !
Laissez-moi de bonheur expirer à vos pieds ;
Vous m’aimez !...
LŒTICE, après un moment de silence.
Eh bien, oui, je vous aime ; fuyez !
RICHARD, se relevant.
Fuir ?
LŒTICE.
Hâtez-vous.
RICHARD.
Pourquoi vouloir que je vous quitte ?
LŒTICE.
On peut vous voir.
RICHARD.
Mais rien ne m’oblige à la fuite.
LŒTICE.
Vous connaissez Murray ?
RICHARD.
Tous les deux, ce matin,
Nous marchions côte à côte à travers le jardin...
Frappé d’une idée soudaine.
Mais vous-même, Lœtice !... À peine je rassemble
Mes souvenirs... Comment êtes-vous là ?... Je tremble
D’entrevoir une main fatale en tout ceci...
LŒTICE.
Silence ! on vient ! Murray !
Scène VI
PIERRE, RICHARD, MURRAY, LŒTICE
Pierre et Murray entrent ensemble par la gauche.
MURRAY.
Quoi ! vous étiez ici,
Belle cousine ?...
RICHARD, à part.
Ah ! ciel !
MURRAY.
Et notre cher poète
Sans doute vous rimait un madrigal honnête ?
Il m’ôte le plaisir que je m’étais promis
De vous le présenter moi-même. – Mes amis,
Je vous parlais tantôt de ma jeune parente ;
Quelque dieu me l’envoie, et je vous la présente ;
Ma mère en sa maison a voulu la loger
Tout le temps que son père était à voyager ;
Je tiens même sa place, et n’y vois de blâmable
Que le tort de me faire un peu trop respectable.
N’est-ce pas ?
LŒTICE.
Oh ! vraiment, je ne sais ; votre bras ?
MURRAY.
De tout mon cœur ! Messieurs, ne nous suivez-vous pas ?
RICHARD, bas, à Murray.
Et tu veux l’épouser ?
MURRAY, de même.
Oui : n’est-elle point belle ?
Il s’éloigne avec Lœtice.
RICHARD.
Pierre, celle que j’aime...
PIERRE.
Eh bien ?
RICHARD, lui montrant Lœtice.
Vois !
PIERRE.
Dieu !
RICHARD.
C’est elle !
ACTE II
Un petit salon chez Lœtice. Au fond, porte battante garnie de portières ; sur le premier plan, portes latérales donnant, celle de gauche dans la chambre à coucher de Lœtice, celle de droite sur un escalier dérobé ; sur le second plan, à gauche, porte vitrée, communiquant avec le jardin ; à droite, fenêtre donnant sur la rue ; sur le devant du théâtre, à droite une causeuse, à gauche un guéridon. Il fait nuit.
Scène première
JOSÉ, MURRAY
Au lever de la toile, le théâtre est vide. Le bruit d’une clef se fait entendre à la porte du fond, qui s’ouvre lentement. Murray paraît le premier.
MURRAY.
Bien ! personne. – Suis-moi, José ; mais point de bruit.
JOSÉ.
Maître, j’ai le pied sûr, et je vois dans la nuit ;
Où sommes-nous, enfin ?
MURRAY.
Chez ma jeune cousine ;
Elle veille sans doute en la chambre voisine,
Et reçoit son galant aux lieux où nous voilà ;
La rue est par ici ; le jardin est par là.
Un mot encor.
JOSÉ.
Gardez qu’elle ne nous surprenne.
MURRAY.
Tu sauras mon dessein ; ne te mets pas en peine.
Cet homme que tu dis est-il souvent venu ?
JOSÉ.
Je l’ai vu ces deux nuits.
MURRAY.
Sans l’avoir reconnu ?
JOSÉ.
Sans l’avoir reconnu ; si j’ai bonne mémoire,
Il porte sur le dos une cape fort noire
Et dirige sa marche aux endroits ténébreux,
Comme font les voleurs, ou bien les amoureux.
MURRAY.
Voilà, je te l’avoue, une étrange nouvelle ;
Qui peut-il être ?... En vain, je creuse ma cervelle
À découvrir le nom de ce fâcheux rival ;
Il peut à mes projets porter un coup fatal...
JOSÉ.
N’est-il point en ce lieu quelque porte secrète ?
MURRAY, lui montrant la porte de droite.
Oui ; la voici. – Comment t’es-tu pas mis en tête
De lui pousser dans l’ombre une botte au côté ?
C’était simple cela.
JOSÉ.
Fort simple en vérité ;
Mais le lieu convient mal à ces sortes d’affaires,
Et cela pour le moins rapporte les galères,
Chose fort simple aussi.
MURRAY.
José, veux-tu de l’or ?
Mille louis ? réponds.
JOSÉ.
Non.
MURRAY.
Réfléchis encor ;
Mille louis, José !
JOSÉ.
Mais, seigneur, la potence !
MURRAY.
Mille louis !
JOSÉ.
Le diable !
MURRAY.
Ah ! que de conscience !
Un autre les prendra.
JOSÉ.
Qu’ordonnez-vous, enfin ?
MURRAY.
Qu’on l’aille cette nuit attendre en son chemin ;
Et, quand il sortira du logis de sa belle,
Que l’on m’en débarrasse au coin d’une ruelle.
JOSÉ.
Mille louis, c’est dit.
MURRAY.
Mais cela décemment,
Sans bruit.
JOSÉ.
On vous tuera votre homme galamment.
MURRAY.
Veille donc sur sa route à l’heure accoutumée ;
Allant à la porte de droite et l’ouvrant.
Passe par cette porte ; elle n’est point fermée.
JOSÉ, passant devant Murray et s’arrêtant.
Soit ; mais l’air de la France, à ne vous pas mentir,
M’est fort mauvais, seigneur, et j’en voudrais sortir ;
Trouvez bon, s’il vous plaît, que j’aille en Amérique
Respirer l’air natal de notre république.
Je partirai tantôt.
MURRAY.
J’y prêterai la main ;
Reviens chercher la somme et ne pars que demain ;
Au père de Lœtice il faut que je t’envoie.
Le ciel soit avec toi !
JOSÉ.
Le ciel vous tienne en joie !
Il sort par la droite.
Scène II
MURRAY, seul
Ah ma belle inhumaine a des amants. – Pardieu !
Je ne m’en défends pas, cela me trouble un peu.
En honneur, ma cousine est là sous bonne garde ;
Certes, je ne suis pas jaloux, que Dieu m’en garde !
Mais mon sort dépend d’elle, honneurs, puissance, argent,
Et je ne suis pas homme à mourir indigent.
Verrai-je qu’un muguet l’emporte dans son âme ?
Non : elle m’est promise, et je la veux pour femme ;
Et, s’il en faut venir aux moyens rigoureux,
Nous saurons bien forcer cet orgueil amoureux :
Le père m’appartient, et, fervent politique,
Il conspire avec moi dans notre république,
J’ai ses lettres en main, et je sais des secrets
Qui pourraient bien un jour servir mes intérêts.
Allons ! de l’avenir trop tôt je désespère ;
Au défaut de la fille, il me reste le père ;
Je puis tout en attendre et je dois tout oser,
Et, que l’on m’aime ou non, il faudra m’épouser !...
Mais je vais voir enfin ce rival qui l’emporte.
On vient. – Où nous cacher ? Ah ! près de cette porte.
Il sort par la porte du jardin qui est grande ouverte.
Scène III
ZOBÉIDE, LŒTICE
Lœtice sort de sa chambre à coucher suivie de Zobéide. Celle-ci tient un flambeau qu’elle pose sur le guéridon. La scène s’éclaire.
LŒTICE.
Nourrice, j’avais cru reconnaître son pas.
ZOBÉIDE.
Mon enfant, mon enfant, vous ne m’écoutez pas.
LŒTICE.
Tout se tait.
ZOBÉIDE.
Laissez-moi vos petites mains roses,
Et j’y verrai...
LŒTICE.
Mon Dieu, toi qui vois tant de choses,
Nourrice, vois un peu s’il doit venir ce soir ;
Le reste est ennuyeux ; je n’en veux rien savoir.
ZOBÉIDE.
Que voilà bien encor de mes folles cervelles !
Toujours moins de raison loge chez les plus belles ;
Demain ne viendra pas : on possède aujourd’hui ;
Méchante, l’avenir...
LŒTICE.
Mais l’avenir, c’est lui !
Et que me parles-tu de grandeurs incertaines,
De luxe et de plaisir, et de rives lointaines ?
Tout cela ne fait rien ; qu’importe tout cela ?
Dis-moi... dis-moi qu’il m’aime et qu’il va s’asseoir là.
ZOBÉIDE.
Il vous aime, il viendra.
LŒTICE.
Bien !... Faut-il me le dire
Avec ce ton chagrin ? On rit quand je soupire,
On jase, on parle haut ; je me veux consoler,
Je dis un mot, un seul, on ne veut plus parler.
Voyons, qu’est-ce ? j’attends ; quelle peur te tourmente ?
ZOBÉIDE.
Un jour, vous m’avez dit d’une voix plus clémente
Qu’un jeune homme vivait qui n’avait que vingt ans,
Et que vous vous aimiez déjà depuis longtemps ;
Que votre âme à le fuir n’était pas assez forte,
Que, si je voulais bien, par la petite porte,
Il entrerait le soir à tout autre inconnu,
Et depuis, chaque soir, ce jeune homme est venu.
Présente à vos discours, ils n’ont rien qui m’offense,
Et votre amour vous est une sûre défense ;
Cependant il nous faut le taire et le cacher,
Et souvent j’ai grand’ peur de me le reprocher.
LŒTICE.
Non. Pourquoi ? quelle idée ! enfin, je le demande,
N’ai-je point de raison ? – Songe donc, je suis grande :
Il m’aime, ce jeune homme ; est-ce un sujet d’effroi ?
Nous nous épouserons ; tout te fait trembler, toi !
Tu ne réfléchis pas, cela me désespère ;
Tais-toi.
ZOBÉIDE.
S’il le savait, que dirait votre père ?
LŒTICE.
Mon père l’aimera tu le sais, mes désirs
Lui faisaient, tout enfant, des lois de mes plaisirs,
Nourrice ; et maintenant que je suis jeune fille,
Moi, son amour, sa joie et toute sa famille,
Quand je fie à son cœur le plus cher de mes vœux,
Il me refuserait le mari que je veux !
Pouvait-il seulement t’en venir la pensée ?
ZOBÉIDE.
Hélas ! vous oubliez qu’on vous a menacée
D’être un jour à Murray.
LŒTICE.
Quel souvenir ! Murray !
Ne s’en vante-t-il pas hautement ? tu dis vrai :
Murray ! toujours ce nom malgré moi m’épouvante ;
A-t-il rêvé déjà que j’étais sa servante ?
Ah ! si mon père... à peine osé-je le prévoir !...
Si mon père jamais m’en faisait un devoir,
Zobéide, il faudrait en mourir... Je suis folle ;
Il suffit d’y songer, et la crainte s’envole.
Richard est pauvre, soit ! Je lui donne ma main ;
Je suis riche, il me plaît qu’il soit riche demain.
Plût à Dieu que du moins ma fortune royale
En me liant à lui me rendit son égale ;
Sa pauvreté m’apporte un plus rare trésor ;
Richard a le génie et je n’ai que de l’or !
Allons ! plus de soupirs ! l’avenir est prospère ;
Dans une lettre hier j’ai tout dit à mon père,
Nos désirs, nos serments, nos projets pour tous trois ;
Ma langue parlait bien pour la première fois,
Mille choses venaient à l’envi sous ma plume,
Si j’avais eu le temps, j’écrivais un volume !
Tu n’as jamais aimé de l’ardeur que j’ai là,
Jamais !...
ZOBÉIDE.
J’aime mon fils !
LŒTICE.
Oh ! ce n’est pas cela !
Si tu savais ! sentir son âme dans un autre !
Attendre tout d’un cœur qui bat comme le nôtre ;
Deviner, sans l’entendre, un pas qui suit nos pas ;
Toujours, partout chercher un nom qu’on ne dit pas ;
Le cacher en son sein avec un doux mystère,
Ne plus rien écouter des vains bruits de la terre,
Rien que ce nom charmant ! – Que te dirai-je, moi !
Avoir cette fierté de n’être plus à soi,
Marcher en se serrant au bras qui nous dirige,
Vouloir vivre pour lui, vouloir mourir, te dis-je !
Ah ! comme on sent bien mieux qu’on ne peut exprimer !
Écoute, un mot dit tout, un mot sublime, aimer !
Tu ne comprends donc pas, cruelle ? nos années
Dans le même bonheur l’une à l’autre enchaînées ;
Puis mourir, et là-haut vivre éternellement !...
Ta tête peut songer à cela froidement !
Ciel ! la seule pensée en émeut tout mon être !
Je veux trouver pourtant un mot qui te pénètre ;
Tu crois que j’ai prié, ce matin ? Eh bien, non !
C’étaient encor ses traits ! c’était encor son nom !
C’est à lui, c’est à lui que volait ma prière...
Oh ! je devrais rougir en te parlant, ma mère ;
Cela doit être mal ; hélas ! je n’y puis rien ;
Il faut que le bon Dieu fasse que ce soit bien !
ZOBÉIDE.
Le ciel vous rende heureuse, ô ma jeune maîtresse !
LŒTICE.
Ne me gronde donc plus, nourrice, et me caresse !
ZOBÉIDE.
Enfant !
LŒTICE.
Silence ! là...
Scène IV
ZOBÉIDE, LŒTICE, RICHARD
Richard entre par la droite et pose son manteau sur une chaise ; Lœtice court à sa rencontre. Zobéide s’assied à un rouet.
LŒTICE.
C’est vous !
RICHARD.
Pardonnez-moi !
Un éblouissement me prend quand je vous vois.
LŒTICE.
Vous, mon ami, c’est vous ! tenez, à l’instant même,
Nous parlions toutes deux de vous.
RICHARD.
Que je vous aime !
On redevient meilleur, pénétrant en ce lieu,
Et j’y sens, dès le seuil, la présence de Dieu.
LŒTICE.
Ami, quelle folie !
RICHARD.
Oui, je suis en délire ;
Écoutez-moi !... que j’ai de choses à vous dire !
La nuit, à mon souhait, sera trop courte, hélas !
Asseyons-nous ! parlons ! je ne finirai pas
Si vous ne m’arrêtez.
LŒTICE.
Moi, que je vous arrête ?
Venez ! auprès de moi ;
Elle le prend par la main et va s’asseoir sur la causeuse. Richard s’assied près d’elle.
Posez là votre tête,
Là votre main : laissez votre bras près du mien ;
Et j’écoute, parlez !
RICHARD.
Je ne trouve plus rien.
Tout à l’heure les mots se pressaient sur ma bouche ;
Mais quoi ! mon cœur est gros ; le bonheur l’effarouche ;
Absent, je discourais sans trêve ; je vous vois,
Et déjà ma pensée expire avec ma voix.
LŒTICE.
Faites pour votre amie un effort sur vous-même.
RICHARD.
Laissez-moi contempler sans bruit vos yeux que j’aime.
LŒTICE.
Non ; je les fermerai si vous ne dites rien.
RICHARD.
Et moi d’un long baiser je les rouvrirai bien !
LŒTICE.
Quoi ! vous vous révoltez... déjà ? voilà les hommes !
Pourtant nous vous aimons, trop faibles que nous sommes !
N’avons-nous pas ensemble à nous entretenir
De cent graves sujets qui touchent l’avenir ?
Vos vers, qu’en faites-vous ? et ce drame terrible ?
À nos chers amoureux restez-vous inflexible,
Et, sans mener à fin les choses tristement,
Les marierez-vous pas dans un beau dénouement ?
J’intercède pour eux ; leur bonheur est facile
À qui peut disposer de la muse docile. –
Vous ne répondez pas ?...
RICHARD.
Que répondrai-je encor ?
Ce drame qui vous plaît s’achève, ô mon trésor,
Et vous ne doutez pas de quelle ardeur sans trêve
J’en accomplis la tâche et je poursuis mon rêve.
Mes labeurs plus cruels me paraissent plus doux ;
Je ne travaille pas ; non je marche vers vous ;
Vous en aurez la gloire, et cette renommée
Sera le sûr garant que vous étiez aimée.
Mais en de longs discours pourquoi nous engager ?
Près de vous, je n’ai pas le loisir d’y songer,
Et, possédant en paix un bien que j’idolâtre,
Je ne lui vais parler de vers ni de théâtre :
Laisse, laisse mon âme en un repos charmant
De ses chers souvenirs se bercer mollement,
Y chercher tes soupirs et mes fleurs envoyées,
Et le jour qui sécha nos larmes oubliées,
Le jour, où, malgré toi, de ta bouche vainqueur,
L’amour, avec mon nom, s’échappa de ton cœur !
LŒTICE.
Richard !
RICHARD.
Un mot de toi m’engageait pour la vie.
LŒTICE.
Oh ! je n’avais rien dit ; un hasard m’a trahie ;
Vous avez deviné.
RICHARD.
Pourquoi t’en défends-tu ?
Dieu même nous a fait d’aimer une vertu.
C’est le splendide essor aux voûtes éternelles,
Et le dernier baiser nous donnera des ailes
Pour nous enfuir tous deux dans un monde plus doux.
LŒTICE.
Le nôtre est le meilleur, si j’y suis avec vous.
RICHARD.
Ah ! vous m’aimez ?
LŒTICE.
Voyez ! c’est son bonheur suprême
Qu’on lui vienne cent fois redire : « Je vous aime ! »
RICHARD.
C’est que ce mot d’aimer, par le ciel inventé,
Est toujours plus charmant, plus il est répété ;
À peine l’as-tu dit que j’en perds la mémoire,
Et je veux de nouveau l’entendre pour y croire.
Que je l’entende encore et mon âme te croit,
Cher ange !...
Il se rapproche d’elle. Lœtice se lève.
LŒTICE.
Mon ami, ma nourrice nous voit.
RICHARD.
Merveille de candeur, d’innocence et de grâce !
LŒTICE.
Taisez-vous, beau flatteur ! votre bras, je suis lasse.
Ils traversent le théâtre et s’approchent de la porte du jardin.
RICHARD.
Appuyez-vous sur moi toujours.
LŒTICE.
La fraîche nuit ! –
Richard, en ce buisson, s’est-il pas fait du bruit ?
RICHARD.
Je n’entends que les bruits éloignés de la ville. –
Voyez se refléter dans cette onde immobile
Tous les feux de l’azur ! Ce jardin semble heureux :
Trouvez-vous comme moi le silence amoureux ?
LŒTICE.
Il charmait autrefois nos chères caravanes,
Lorsque mon père et moi courions par les savanes :
Oh ! si vous connaissiez les nuits de nos climats,
Nos beaux cieux sans hiver et nos champs sans frimas,
Ce printemps éternel qui réjouit la terre,
Et les vents, effleurant la bouche d’un cratère,
Soupirant dans l’abîme et venant jusqu’à nous
En jetant dans l’espace un bruit immense et doux :
Puis les mille senteurs éparses dans les plaines,
La vanille, les flots et leurs âpres haleines,
Le parfum du mélèze et du genévrier
Que tour à tour dans l’air semblent se renvoyer,
En jardins odorants partageant la campagne,
La montagne à la mer, la mer à la montagne :
Et, tant que le soleil se cache à l’horizon,
Mille insectes de flamme éclairant le gazon,
Et dont toute petite, en riant de moi-même,
J’attachais à mon front un vivant diadème !
Vous verrez tout cela : – que ne puis-je encor mieux
Vous dire ces trésors d’un monde merveilleux !...
Mon pays !... à ma langue il faudrait le génie !...
RICHARD.
Tes yeux sont la clarté, ta voix est l’harmonie !
ZOBÉIDE, se levant et s’approchant des deux jeunes gens.
Ma fille, il se fait tard.
RICHARD.
Eh ! de grâce, un moment !
Quelle raison, nourrice, à tant d’empressement ?...
Ah ! quand viendra le temps de bonheur et de joie
Où je ne craindrai plus l’heure qui me renvoie,
Où je pourrai, sans peur et content du destin,
Laisser fuir à tes pieds le soir et le matin ! –
Que dis-je !... Ce Murray !...
LŒTICE.
Ce Murray m’importune ;
Allez ! je vous défends d’envier sa fortune ;
La vôtre...
RICHARD.
Ah ! d’un seul mot tu me fais généreux :
Je ne hais plus ; laissons la haine aux malheureux !
Aimons ! l’effort d’aimer ajoute à l’amour même,
J’aime mieux mes amis depuis l’heure où je t’aime,
J’aime mieux l’univers plus beau de ta beauté,
Et je sens vivre en moi toute l’humanité !
ZOBÉIDE.
Lœtice !...
LŒTICE.
Elle a raison... le temps passe... il importe
De partir.
RICHARD va reprendre son manteau.
Adieu donc ! En passant cette porte,
Chère enfant, je ne sais de quels mots te bénir.
ZORÉIDE.
Ils ne seront jamais las de s’entretenir !
RICHARD.
De peur de t’éveiller que le soleil s’attarde :
Adieu ! Sommeille en paix, et que ton Dieu te garde !
Que ne suis-je ton Dieu !
LŒTICE.
Vous pleurez !
RICHARD.
Non ; ta main ?
LŒTICE, lui donnant les deux mains.
Ah ! je suis toute à vous.
RICHARD.
À demain !
LŒTICE.
À demain !
Richard sort par la droite.
Scène V
ZOBÉIDE, LŒTICE
Lœtice demeure les yeux fixés sur la porte par où est sorti Richard.
ZOBÉIDE, après un moment de silence.
Mon enfant !
LŒTICE, comme réveillée en sursaut.
Ah !
ZOBÉIDE.
Venez ! n’attendons pas l’aurore.
LŒTICE.
L’aurore... Que dis-tu ?... Sa voix résonne encore ;
Que c’est une voix douce et qui me fait plaisir !
Pourquoi ne veux-tu pas qu’il me parle à loisir ?
Il manque à ce jardin maintenant quelque chose.
ZOBÉIDE.
Par le sommeil déjà votre paupière est close.
LŒTICE.
Oh ! bien plus que mes yeux mon cœur est endormi ;
Tout est vague... À demain, n’est-ce pas, mon ami ?
ZOBÉIDE.
De son beau cavalier le souvenir l’enivre.
LŒTICE.
À demain !...
ZOBÉIDE, l’entraînant et prenant le flambeau resté sur le guéridon.
Oui ; venez !
LŒTICE, rentrant chez elle.
Dieu ! qu’il fait bon de vivre !
Le théâtre rentre dans l’obscurité.
Scène VI
MURRAY
Il reparaît au bout d’un instant par la porte du jardin.
C’est toi, Richard ! – Pourquoi viens-tu sur mon chemin ?
Quoi ! lui qui fut mon hôte et qui pressa ma main,
Au fer de ce José je vais livrer sa vie !
Non ; que plutôt...
Il fait quelques pas vers la porte de droite.
Pourtant Lœtice m’est ravie !
La vient-il pas chercher en ma propre maison,
Et n’est-ce pas de lui que part la trahison ?
Ce vain titre d’ami vaut-il que je balance ?
Le sort en est jeté ; qu’il meure !... – Quel silence !
Il ouvre la fenêtre.
José l’a suivi loin. – Je ne sais quel effroi
Dans ce calme des nuits me glace malgré moi ! –
Rien encor... – le vent souffle...
Scène VII
ZOBÉIDE, MURRAY
ZOBÉIDE, apercevant Murray.
Ah !
MURRAY.
Pas un cri, de grâce !
ZOBÉIDE.
Que faites-vous ici ?
MURRAY.
Rien : mais parle à voix basse,
On pourrait nous entendre.
ZOBÉIDE.
Et qu’importe ?
MURRAY.
Sans bruit,
Depuis quand reçoit-on l’homme de cette nuit ?
ZOBÉIDE.
L’homme... de cette nuit ?...
MURRAY.
Celui qui tout à l’heure,
Sans doute par tes soins, franchit notre demeure ?
ZOBÉIDE.
Je ne vous comprends pas.
MURRAY.
Réponds ! – Tu ne dis rien ?
Je te fais châtier.
ZOBÉIDE.
Vous ! l’oserez-vous bien ?
Monsieur, vous oubliez où je suis ; cette terre
Fait libre qui la touche, et j’ai droit de me taire.
UNE VOIX, dans l’éloignement.
À moi !...
ZOBÉIDE.
Quels sont ces cris ?
LA MÊME VOIX.
Au secours !
ZOBÉIDE.
Entendez !
LA MÊME VOIX.
À l’aide !...
ZOBÉIDE, saisissant la main de Murray.
Ciel !
MURRAY, à part.
Plus rien !
Haut.
Des buveurs attardés
Qui se seront battus en passant par la rue ;
Une querelle...
ZOBÉIDE.
Non ; c’est quelqu’un que l’on tue.
Pourquoi tremblez-vous ?
MURRAY, retirant vivement sa main.
Moi ? – Ce bruit s’est apaisé,
Tu le vois.
ZOBÉIDE.
Écoutez... on vient ici...
Un bruit de pas rapides se fait entendre ; Murray et Zobéide attendent avec anxiété.
Scène VIII
ZOBÉIDE, MURRAY, JOSÉ
José arrive en désordre par la porte de droite.
ZOBÉIDE, reculant épouvantée.
José !
MURRAY, à part.
Le maladroit !
JOSÉ, à demi-voix.
Quelqu’un l’a sauvé.
MURRAY, de même.
Qui ?
JOSÉ, de même.
Le diable ;
Un ami.
MURRAY, de même.
Mais pourquoi reviens-tu, misérable ?
Allant à Zobéide.
Écoute, Zobéide ! il est certain métis.
Que j’ai laissé là-bas, mon esclave, ton fils !
ZOBÉIDE.
Grand Dieu !
MURRAY.
Sache-le bien ! à ma première envie,
Je puis, selon mon gré, disposer de sa vie.
ZOBÉIDE, presque à genoux.
Ah ! grâce pour lui ! grâce !...
MURRAY.
Oui : mais tu te tairas ?
ZOBÉIDE.
Je vous le jure.
MURRAY.
Bien ! cependant tu diras
À Lœtice de prendre un plaisir plus honnête,
Et que tu ne veux plus recevoir son poète.
Du reste, sois muette, et n’agis que par moi !
ZOBÉIDE.
Je le ferai.
MURRAY.
Ton fils me répondra de toi...
Il sort par le fond avec José.
ACTE III
Chez Richard. Une chambre assez pauvrement meublée. Porte au fond, portes latérales. À droite, sur le premier plan, une table chargée de papiers.
Scène première
ANTOINE, seul
Il entre par la droite, traverse le théâtre, et va ouvrir la porte de gauche. Il est vêtu d’une vieille livrée.
Déjà sorti ! voyez s’il sera raisonnable !
Le jour, la nuit, marcher, rêver, courir !... au diable !
Hier au soir on le blesse au coin d’un carrefour,
Et voilà qu’il s’envole aux premiers feux du jour.
J’enrage, sur ma foi, de servir un poète !
Eh bien quoi ! qui m’engage et quel démon m’arrête ?
Je suis libre, morbleu, de m’en aller d’ici !...
Ah ! qu’il est bien heureux qu’on l’aime !... – Le voici...
Il va ouvrir la porte du fond.
Non, parbleu !
Scène II
ANTOINE, PIERRE
PIERRE examine attentivement un poignard et se parle à lui-même.
Je ne sais quel bon instinct j’écoute ;
Mais ce poignard me jette en l’esprit certain doute :
Richard en jugera ; ne précipitons rien.
C’est, à n’en point douter, un poignard indien :
Je l’ai vu quelque part et le crois reconnaître...
ANTOINE.
C’est vous, Monsieur.
PIERRE, posant le poignard sur la table.
Moi-même, et je veux voir ton maître.
ANTOINE.
Il est dehors.
PIERRE.
C’est bien ! je l’attendrai chez lui.
Sais-tu ce qu’il fait ?
ANTOINE.
Non.
PIERRE.
Doit-il revenir ?
ANTOINE.
Oui.
PIERRE.
Te voilà d’agréable humeur, sur ma parole.
ANTOINE.
J’en ai sujet.
PIERRE.
Pourquoi ?
ANTOINE.
Mon maître me désole ;
Il me fera mourir, et je délibérais,
À parler franchement, si je le quitterais.
Espère-t-il toujours vous trouver sur sa route
Pour mettre à point nommé les voleurs en déroute ?
Car vous l’avez, dit-il, vaillamment défendu,
Et sans vous, cette nuit, mon maître était perdu.
PIERRE.
Je fus assez heureux pour lui prêter main-forte ;
Un homme se cachait à l’angle d’une porte,
Tandis qu’aux environs j’accompagnais Richard,
Et je demeurai prêt dans l’ombre à tout hasard :
Tu sais le reste.
ANTOINE.
Autant que je m’y puis connaître,
C’était quelque ennemi qui se vengeait.
PIERRE.
Peut-être.
ANTOINE.
Ne peut-il se résoudre à reposer en paix ?
Morbleu ! je veux qu’on dorme, et lui ne dort jamais ;
S’il n’est à travailler, il est au clair de lune,
Tout ainsi qu’un voleur, à courir la fortune ;
Il fait du jour la nuit et de la nuit le jour,
Et l’homme est endiablé quand il est pris d’amour !
PIERRE.
Peste ! mon vieil ami, voilà parler en sage !
ANTOINE.
Non pas que je sois rude aux plaisirs du bel âge :
J’étais sur mes vingt ans un gaillard vigoureux,
Des plus tendres de cœur et des plus amoureux ;
Il n’était femme alors, si peu qu’elle fût belle,
Qui, mes feux déclarés, fit beaucoup la rebelle ;
Mais, sans passer le seuil de notre humble réduit,
Nous nous aimions le jour et nous dormions la nuit :
Point de pleurs ! point de cris ! un amour tout commode !
On buvait ! on mangeait ! Chaque temps a sa mode !
Aujourd’hui les galants veulent mourir de faim,
Et le plus amoureux est plus maigre à la fin :
Ils vont, le nez au vent et sous l’eau qui ruisselle,
Passer, pour les beaux yeux de quelque damoiselle,
La moitié de la nuit sous des volets fermés,
Et le matin d’après ils sont tous enrhumés.
PIERRE.
Bon ! je sais tout cela.
ANTOINE.
Connaissez-vous la dame ?
PIERRE.
Oui, certes.
ANTOINE.
Hé bien ! Monsieur, est-ce une belle femme ?
PIERRE.
Fort belle.
ANTOINE.
Riche ?
PIERRE.
Riche.
ANTOINE.
Ah ! tant mieux !
PIERRE.
N’est-ce pas ?
La maison d’un poète a de tristes repas,
Et le ciel envers toi n’a pas été prodigue !
ANTOINE.
Vous vous trompez, Monsieur, et l’argent nous fatigue ;
Nous avons trop d’argent, et, comme nous disons,
L’argent est le fardeau des honnêtes maisons.
Le trop d’éclat nous est une chose importune ;
Aussi nous dépensons sans bruit notre fortune,
Échappant aux excès d’un luxe dangereux,
Et, ma foi, nous donnons le reste aux malheureux !
PIERRE.
Brave homme ! le trésor qu’à tous deux je souhaite,
C’est l’argent d’un banquier et le cœur d’un poète.
Scène III
LŒTICE, PIERRE, ANTOINE, ZOBÉIDE, dans le fond
PIERRE.
Une femme !
Reconnaissant Lœtice.
Elle ici !
LŒTICE, à part.
Dieu ! c’est Pierre !
Haut.
Je viens...
PIERRE.
Vous demandez Richard ?...
LŒTICE.
Monsieur...
PIERRE.
Ne craignez rien.
LŒTICE.
Richard vous a dit...
PIERRE.
Tout.
LŒTICE, après un moment de silence.
C’est qu’il vous en croit digne ;
Et je vous tiens au rang que son cœur vous assigne ;
Mais...
PIERRE.
Richard est absent.
LŒTICE.
Je parle donc à vous.
À Zobéide.
Nourrice, garde bien qu’on vienne jusqu’à nous.
Zobéide sort par le fond.
Scène IV
LŒTICE, PIERRE, ANTOINE
ANTOINE, bas à Pierre.
C’est ?...
PIERRE, de même.
Oui ; tais-toi !
ANTOINE, à part.
Parbleu ! j’ai du penchant pour elle.
LŒTICE.
Ce vieillard ?...
PIERRE.
C’est Antoine, un serviteur fidèle.
LŒTICE.
Vous êtes étonné sans doute de me voir,
Monsieur, et je vous semble oublier mon devoir ;
Cette crainte pourtant ne m’a point retenue ;
Mais soyez assuré que, si je suis venue,
Une cause puissante a mon pas raffermi,
Et que je suis toujours digne de votre ami :
Sa vie est en danger.
PIERRE.
Sa vie !
ANTOINE.
Est-il possible ?
LŒTICE.
J’éprouve à vous parler une honte invincible ;
Il le faut cependant ; je l’aime ; j’ai sa foi ;
Je le veux pour époux et l’ai reçu chez moi.
PIERRE.
Craignez-vous que je sois d’un esprit téméraire ?
Ah ! madame, parlez ! je vous écoute en frère.
LŒTICE.
Chaque soir il passait le seuil de la maison ;
Faisais-je bien ou mal, je ne sais ; ma raison
À défendre mon cœur demeurait impuissante ;
Nous aimions à causer, ma nourrice présente ;
Il parlait, j’écoutais ; nous étions bien heureux !
Ah ! monsieur, tant de joie a des retours affreux :
Ce matin, Zobéide est arrivée en larmes,
Et, me jetant l’esprit en de grandes alarmes,
M’a dit qu’il nous fallait séparer désormais
Et que je devais fuir Richard si je l’aimais ;
Qu’à me voir il courait le risque de la vie ;
Qu’elle m’avait toujours fidèlement servie,
Et me voulait sauver de terribles malheurs ;
Et son discours finit avec beaucoup de pleurs.
Vainement j’ai voulu pénétrer ce mystère ;
Elle baisse les yeux et persiste à se taire ;
Ce grand péril est tout ce que j’ai pu savoir :
Une dernière fois j’ai donc voulu le voir,
Et, forçant ma nourrice à me suivre en la rue,
J’ai demandé ma route et je suis accourue.
PIERRE.
Je crains bien d’entrevoir Murray dans tout ceci ;
Il vous a découverts.
LŒTICE.
Et je le crains aussi ;
Le mépris que je fais, pour moi, de sa colère
Me rendrait fort égal de lui plaire ou déplaire ;
Mais Richard... Il n’est rien qui m’assure pour lui.
Monsieur, faites qu’il parte, et qu’il parte aujourd’hui ;
Dites-lui qu’il ait foi dans nos deux destinées,
Qu’il en attende encor quelques belles journées,
Que sur sa tête... non ; penserait-il à soi !
Pour vous faire écouter ne parlez que de moi ;
Dites qu’il met en jeu ma vie et que je l’aime,
Et cherchez à le dire un peu comme moi-même !
PIERRE, allant reprendre son poignard demeuré sur la table.
Morbleu ! vous le verrez en dépit du jaloux !
LŒTICE.
D’où vous vient ce poignard ?
PIERRE.
D’où le connaissez-vous ?
LŒTICE.
Les gens de mon pays ont de semblables armes ;
José le porte ainsi.
PIERRE, après un moment de silence.
N’en prenez point d’alarmes,
Ce poignard est à moi ; je le tiens de Murray ;
Vous ne vous trompez pas.
À part.
Ah ! je soupçonnais vrai.
Haut.
Je cours chercher Richard ; attendez qu’il revienne.
S’il manquait à vous voir par sa faute ou la mienne,
Madame, sa douleur en renaîtrait toujours...
Et que Dieu vous conduise à travers d’heureux jours,
Ô cœur le plus parfait encor que je connaisse,
Et qui rendez au mien un peu de sa jeunesse.
Adieu.
LŒTICE.
Merci, monsieur !
Pierre sort rapidement par le fond.
Scène V
LŒTICE, ANTOINE
ANTOINE.
Veuillez me pardonner ;
Tout franchement, j’ai peur de vous importuner :
Mais ce maudit Murray me met martel en tête ;
Mon maître est un brouillon, un fantasque, un poète,
Un fou ! s’il s’allait battre avec cet homme-là !
LŒTICE.
Nous séparer suffit pour empêcher cela :
Jusqu’en des jours meilleurs...
ANTOINE.
C’est un point difficile,
Et vous l’y trouverez d’humeur fort indocile ;
Il ne vit qu’à vos pieds, et sera tout en deuil
Quand il ne fera plus le guet sur votre seuil.
Dites-lui donc au moins d’être un peu raisonnable...
LŒTICE.
Mais je ne vois rien là qui soit si condamnable ;
Il m’aime...
ANTOINE.
Oh ! pour cela, nous en perdons l’esprit,
Le boire et le manger ; son amour le nourrit ;
Il vous aime d’un feu le plus ardent du monde ;
S’il va vous voir il chante, et s’il vous quitte il gronde ;
Mais aux heures du jour il faudrait se borner ;
Voyez ! on a voulu tantôt l’assassiner...
LŒTICE.
Grand Dieu !
ANTOINE.
Cette nuit même.
LŒTICE.
Il n’a point de blessure ?
ANTOINE.
Peu de chose.
LŒTICE.
Est-il vrai ? parlez !
ANTOINE.
Je vous le jure.
Pierre a pu le sauver.
LŒTICE.
Il ne m’en disait rien !...
À part.
Ah ! je crains maintenant de deviner trop bien.
Haut.
Antoine, écoutez-moi ; je ne serai tranquille
Qu’aussitôt que Richard quittera cette ville ;
Mais...
ANTOINE.
Quoi donc ?
LŒTICE.
Il vous faut de l’argent, n’est-ce pas ?
J’éprouve à vous le dire un extrême embarras,
Je vous en apportais.
Elle offre un portefeuille à Antoine.
Que votre jeune maître
N’en sache rien : prenez !
ANTOINE.
Votre voix me pénètre,
Madame... cependant...
LŒTICE.
Des chevaux, et partez !
Malheureux, c’est la vie ; et les jours sont comptés !
Prends, prends, te dis-je, et sauve une tête si chère !...
Ami, n’en rougis point : c’est au nom de sa mère.
ANTOINE, prenant le portefeuille.
Ah ! madame, ce cœur ardent à vous bénir
En conserve à jamais un pieux souvenir.
Scène VI
ZOBÉIDE, LŒTICE, ANTOINE
ZOBÉIDE, accourant.
Madame...
LŒTICE.
Quoi ?
ZOBÉIDE.
Fuyez ! Murray !...
LŒTICE.
Je suis perdue !
ZOBÉIDE.
Richard est avec lui ; j’étais là descendue ;
Je les ai vus tous deux, et j’en mourrai d’effroi.
ANTOINE, ouvrant la porte de gauche.
Madame, entrez ici ! je les recevrai, moi !
ZOBÉIDE.
Dieu nous protège !
ANTOINE.
Eh ! oui, madame la suivante !
Lœtice et Zobéide entrent dans la chambre ; Antoine referme la porte.
Aurions-nous jamais eu de semblable épouvante
En mon temps ? Tout au plus on faisait le jaloux !
Morbleu les amoureux deviennent de grands fous !
Scène VII
ANTOINE, RICHARD, MURRAY
MURRAY, à Richard.
Quoi ! rester quinze jours sans frapper à ma porte,
Cher Richard ? Quelle humeur contre moi te transporte ?
T’ai-je donné sujet de me garder rigueur,
Et dois-je perdre enfin ma place en ce grand cœur ?
ANTOINE, à Richard.
Monsieur...
RICHARD.
Laisse-moi !
ANTOINE.
Mais...
RICHARD.
Laisse-moi !
ANTOINE.
Mon cher maître...
RICHARD.
Voyons ! mon vieil ami, laisse-moi ! je veux être
Seul avec Murray.
ANTOINE, à part.
Soit ! mais je suis là.
Il entre dans la chambre où sont entrées les femmes.
Scène VIII
RICHARD, MURRAY
RICHARD.
Sieds-toi !
Murray s’assied nonchalamment dans un vieux fauteuil.
MURRAY, à part.
Çà, dirait-on ici que le jaloux c’est moi ?
Du calme !
Haut.
Parle donc et me tire de doute.
RICHARD.
J’aurai tôt achevé tu sais que je redoute
Le grand monde, l’éclat, le bruit et les plaisirs ;
La vie où tu te plais troublerait mes loisirs ;
Je préfère chez moi mon travail solitaire ;
Je l’aime, je m’y tiens, et c’est tout le mystère.
J’ai dit.
MURRAY.
En vérité ? mais c’est de la vertu,
Cela s’emprisonner si jeune ! – Et que fais-tu ?
Un poème amoureux, où quelque jeune fille
De beauté singulière et de noble famille,
Cause avec son galant, un cavalier parfait,
Du temps qu’il ne fait pas ou bien du temps qu’il fait,
N’est-ce pas ?
RICHARD, à part.
Que dit-il ?
MURRAY.
Par ma foi ! je t’en blâme ;
J’ai plus gardé que toi d’illusions dans l’âme,
Et te voilà cherchant d’idéales beautés,
Quand j’ai foi simplement dans les réalités.
RICHARD.
Te moques-tu, Murray ?
MURRAY.
Non pas, sur ma parole !
Tiens ! Lœtice...
Richard fait un mouvement ; Murray se lève.
Tu sais, cette jeune créole ?...
Eh bien qui se serait imaginé cela,
Je prends un goût terrible à cette fille-là !
J’en suis fou tout à l’heure, et, sans que je me flatte,
Elle n’est pas pour moi d’une âme trop ingrate ;
Oui, j’y pense le jour et j’en rêve la nuit ;
Son ombre m’inquiète et sa beauté me suit,
Ses yeux noirs, ses bras blancs, et ce corps d’immortelle !...
Vive Dieu ! je voudrais renaître Praxitèle
Pour en faire, parmi des grappes de coraux,
Une Vénus antique en un bloc de Paros !
Prenant le bras de Richard.
Et quand je pense enfin qu’en un moment suprême
Un soir, moi, son époux...
RICHARD.
Assez !
MURRAY.
Pourquoi ?
RICHARD.
Je l’aime !
MURRAY.
Toi ?
RICHARD.
Moi.
MURRAY.
Pardieu le tour est fort original ;
Pourquoi ne m’en avoir rien dit ? Ah ! c’est très mal !
Aimer n’est pas un crime, et c’est dans la nature.
Or çà, jusqu’où veux-tu pousser cette aventure ?
Fais sagement au moins : ne va pas trop oser ;
Diable ! c’est dangereux.
RICHARD.
Mais je veux l’épouser.
MURRAY.
Quoi ! sérieusement ? épouser ma cousine ?
RICHARD.
Je voudrais que pour elle, accomplie et divine,
Le destin, plus égal, m’eût fait naître un peu mieux,
Mais je veux l’épouser, et c’est très sérieux.
MURRAY.
Une étrange folie a troublé ta cervelle :
Qui donc en un matin t’a rendu digne d’elle ?
Le poète indigent n’est-il plus de saison,
Ou lui ménages-tu pour dot et pour maison,
Sur le mode champêtre où se plaisait Virgile,
Les chaumes d’une églogue et les foins d’une idylle ?
Il regarde autour de lui.
Certes le toit est riche et l’abord plaît aux yeux !
Tu gardes noblement le respect des aïeux,
Richard ; de vieux velours avec de vieille soie ;
De vieux bois, de vieux murs, tout est vieux ; quelle joie
De vivre ici !
RICHARD, lui prenant la main et le promenant autour de la chambre.
Vois mieux en cet humble séjour
Une chose t’échappe encore...
MURRAY.
Eh quoi !
RICHARD.
L’amour !
L’amour que rien d’humain ne flétrit et n’altère,
Que tous les millions enfouis sous la terre,
Malgré ton pas superbe et ton regard vainqueur,
Murray, ne pourraient pas faire entrer dans ton cœur ;
L’amour qui m’a touché de son aile dorée,
Et de cette masure enrichie et parée
M’a fait, dans la poussière où tu me viens chercher,
Un palais dont les tiens ne sauraient approcher !
MURRAY.
Parlons franc notre belle est riche, aimable chose
Dont on médit en vers, mais qu’on estime en prose.
RICHARD.
Quoi ! tu peux croire !...
MURRAY.
Hé bien ! qu’est-il là d’étonnant ?
Va-t-il point se fâcher contre nous maintenant ?
À la réalité ce point-ci nous ramène,
Et nous parlons enfin dans une langue humaine.
L’affaire est tout simple, et je t’y servirais
Si ce n’était du coup perdre mes intérêts :
Mais la raison l’exige et j’épouse Lœtice ;
Seulement, comme il faut, selon toute justice,
Te faire largement ta part dans le trésor,
Choisis parmi nos biens de la terre ou de l’or,
À ton gré si tu veux enfin quelque maîtresse,
La mienne est fort charmante et pleine de tendresse,
Je te la donne : ainsi nos lots seront parfaits,
Nous nous estimerons, nous vivrons satisfaits,
Et nos deux amitiés n’en seront qu’affermies.
Il tend la main à Richard.
RICHARD.
Mais vous me déroulez un tissu d’infamies,
Monsieur !
MURRAY, avec colère.
Richard !
RICHARD, froidement.
Murray !
Ils se regardent un instant en silence.
MURRAY.
Faites comme il vous plaît !
Le débat entre nous peut rester ce qu’il est ;
Vous refusez, c’est bien. – Mais, avant que je sorte.
Nous avons à toucher un sujet d’autre sorte.
Peut-être vous savez qu’à notre âge imprudent,
Les meutes, les festins, et les femmes aidant,
On se trouve parfois dans une gêne extrême ;
J’ai des dettes de jeu qu’il me faut ce jour même,
Ce matin, tout à l’heure acquitter ; j’ai promis :
Mais franchement j’ai dû compter sur mes amis ;
D’en obliger quelqu’un n’ai-je pas eu la joie ?
De grâce, répondez, mettez-moi sur la voie !...
RICHARD.
Murray, demandez-moi mon travail et mon sang,
Et je vous garde encor ce cœur reconnaissant
D’en avoir réjoui le chevet de ma mère ;
Mais vous le savez bien, je suis dans la misère,
Je n’ai rien !
MURRAY.
Je voudrais être plus indulgent ;
Mais comprenez-moi donc, il me faut cet argent.
RICHARD.
Oui, oui, je vous comprends et ne puis vous maudire ;
Cet argent... c’est affreux... je n’ai rien à vous dire...
Pas un moyen, pas un ; je ne sais... mes genoux
Se dérobent sous moi...
Scène IX
MURRAY, ANTOINE, RICHARD, puis PIERRE
Antoine est entré par la gauche durant les dernières paroles de Richard. Il a à la main le portefeuille que lui a donné Lœtice.
ANTOINE.
Combien lui devez-vous ?
MURRAY.
Que nous veut ce brave homme ?
ANTOINE.
Eh ! parbleu ! ce brave homme
Veut obliger son maître et vous payer la somme.
À Richard.
Combien devez-vous ?
RICHARD.
Mais...
ANTOINE.
Combien ?
RICHARD.
Cinq cents louis
ANTOINE, allant à Murray et lui présentant quelques billets.
Vous, regardez-moi bien de vos yeux éblouis,
Les voilà.
MURRAY, à part.
Dit-il vrai ?
Haut.
De quelles mains amies
Tiens-tu donc ?...
ANTOINE, en remettant le portefeuille dans sa poche et gravement.
C’est le fruit de mes économies !
RICHARD, à lui-même.
Que veut dire cela ?
MURRAY.
Fort bien ! je sors d’ici
Le cœur tout pénétré de vos vertus.
ANTOINE.
Merci !
Pierre paraît au fond et arrête Murray. Antoine fait signe à Richard de se taire.
PIERRE, à Murray.
Je vous trouve à propos : un mot, Murray !
MURRAY.
J’écoute.
PIERRE, à demi-voix.
Dites à vos valets embusqués sur la route
De mieux frapper leur homme ; et, si Dieu l’a sauvé,
De ne point oublier d’armes sur le pavé.
Il montre à Murray le poignard de José ; Murray fait un mouvement.
Je sais tout ; ce secret n’est connu de personne ;
Mais craignez désormais que je ne vous soupçonne ;
Il m’en fallait venir à cette extrémité
Pour mettre contre vous Richard en sûreté.
Cela dit, vous savez si je ferai justice.
MURRAY, après un moment de silence.
C’est bien.
À part.
Le dernier coup au père de Lœtice !
Haut.
Adieu !
Il sort par le fond.
RICHARD, allant vivement à Antoine.
Dis, maintenant !...
ANTOINE.
Vous me le demandez ?
RICHARD.
D’où me vient ce secours ? parle !
ANTOINE.
Hé bien, regardez !
Il lui montre Lœtice entrée sur ces derniers mots.
Scène X
ZOBÉIDE, ANTOINE, LŒTICE, RICHARD, PIERRE
RICHARD, courant à Lœtice.
Vous ! toujours vous ! c’est vous !
Il enlace d’un bras la taille de Lœtice, et l’amène sur le devant du théâtre.
Mon âme criminelle
Ne la devinait pas, et c’est pourtant bien elle !
Et quelle autre que vous, ne pouvant m’oublier,
Sans craindre mes refus et sans m’humilier,
Eût osé, me sachant peut-être misérable,
Tendre si noblement cette main secourable,
Paisible et sans rougir, comme à son jeune époux
Vient une jeune épouse ?...
LŒTICE.
Et quel autre que vous,
D’une âme confiante en l’amour de mon âme,
Eût reçu noblement les présents d’une femme ?
Votre amitié devait ne me point décevoir,
Et vous me surpassez, les daignant recevoir.
RICHARD.
Ah ! ce n’est pas assez d’une éternelle vie
Pour l’amour généreux où le ciel nous convie !
LŒTICE.
Richard !
RICHARD.
Et vous veniez ici même, en ce lieu...
LŒTICE.
Je venais pour un temps, hélas ! vous dire adieu.
RICHARD.
Adieu ! ne plus vous voir ! vous, mon trésor, ma vie !
Ne plus vous voir ! ne plus vous voir ! quelle folie !
LŒTICE.
J’en ressens comme vous de poignantes douleurs ;
Mais laissons faire à Dieu qui ne veut pas nos pleurs.
Mon père reviendra ; j’ai foi dans sa tendresse ;
Attendez à me voir que je sois ma maîtresse ;
Mais aujourd’hui, partez !
PIERRE.
Il ne partira pas :
Sa vie est assurée, et je garde ses pas.
D’un mot, j’ai tout à l’heure apaisé la tempête ;
Je vous réponds de lui, madame, sur ma tête.
LŒTICE.
Travaillez donc pour moi, Richard, et m’évitez
Pour mon honneur, sinon pour vous-même...
RICHARD.
Arrêtez !
Je devine ; il savait mon amour et le vôtre ;
Il avait tout appris par la bouche d’un autre,
Et voulait seulement m’en arracher l’aveu ;
Il m’a parlé de vous, je m’en souviens ; grand Dieu !
Vous l’entendiez, Lœtice ?
LŒTICE.
Et j’en rougis encore.
RICHARD.
Et cet homme osera dire qu’il vous adore !
Et sa voix vous fera rougir comme aujourd’hui,
Et quand je serai seul, vous serez près de lui !
LŒTICE.
Non, Richard, près de vous, auprès de vous que j’aime,
Cher Richard, je veux être absente de moi-même ;
Vous êtes mon amant, mon frère, mon époux,
Je vous laisse mon âme et ne vis plus qu’en vous.
C’est moi qui guiderai votre plume inspirée ;
Votre chanson par moi vous deviendra sacrée ;
Vous aurez le respect des vers que j’entendrai,
Et quand vous chanterez, c’est moi qui chanterai.
Je veux la foule heureuse à ton jeune délire,
Qu’elle te rende grâce avant qu’elle t’admire,
Que la terre s’émeuve à tes accents vainqueurs,
Et qu’il en reste un peu de bien dans tous les cœurs ;
On t’aimera !... Le soir, avec une prière,
Le doux sommeil et moi nous clorons ta paupière ;
La nuit, ce sera moi dont le pas amoureux
Te viendra visiter dans les songes heureux ;
Et c’est moi, le matin, plus belle après ton rêve,
Qui te réveillerai quand l’aurore se lève ;
Partout ce sera moi, je t’aime !...
Elle se jette dans les bras de Richard.
RICHARD.
Dieu clément !
ANTOINE.
Allons donc ! tout se dit dans un embrassement.
PIERRE, se rapprochant de Lœtice.
Il faut partir.
RICHARD.
Je veux...
LŒTICE.
Non restez, pour moi-même ! –
Mon ami, je vous parle en un moment suprême ;
J’ignore où la fortune emportera nos jours,
Mais au delà du temps retrouvons-nous toujours :
Jeunes gens ou vieillards, partout, quoi qu’il advienne,
Que votre foi me reste et conservez la mienne ;
Ne doutons pas de nous, et n’oublions jamais
Que vous m’avez aimée et que je vous aimais. –
Ne pleurez pas ; vos pleurs me font trop malheureuse
RICHARD.
Vous êtes plus que moi constante et généreuse ;
Partez ! que le bonheur vous accompagne ! Adieu !
LŒTICE.
Adieu !
Elle prend le bras de Pierre, et sort suivie de Zobéide. Richard s’appuie à l’un des côtés de la porte.
ANTOINE.
Mon pauvre maître !
RICHARD, se penchant en dehors.
Adieu !
Scène XI
ANTOINE, RICHARD
ANTOINE, s’approchant de Richard.
Du cœur, morbleu !
Doit-on désespérer quand on est à votre âge ?
Le plus d’empêchement veut le plus de courage.
RICHARD.
Oui ; j’en aurai. – D’un mot elle m’a ranimé ;
Je veux être immortel, puisque je suis aimé !
Ses traits sont dans mes yeux, sa voix dans mon oreille ;
Le monde resplendit, la nature s’éveille,
Tout le ciel applaudit d’un unanime chœur,
Et le printemps joyeux chante au fond de mon cœur !
Je suis grand ! je suis jeune ! allons ! plus de souffrance !
Ce nuage qui passe, ami, c’est l’espérance ;
L’azur du firmament n’en est pas effacé,
Et le ciel sera pur quand il aura passé.
Mon souffle est plus ardent, mon cœur plus magnanime ;
Seigneur, fais-moi puissant ! Seigneur, fais-moi sublime !
Protège de ton bras ce coin de l’univers,
Et je dirai ton nom et le sien dans mes vers !
Seigneur ! je suis l’argile, et vous êtes la flamme ;
Seigneur ! du haut des cieux, descendez dans mon âme !
ACTE IV
Même décoration qu’au second acte.
Scène première
ZOBÉIDE, LŒTICE
Elles entrent par la gauche.
LŒTICE.
Oui, j’en suis folle encor de joie et de plaisir,
Zobéide ; sa gloire a passé mon désir :
Par moi, pour moi, son œuvre à jamais le renomme ;
Hier obscur, il est ce matin un grand homme.
ZOBÉIDE.
La foule applaudissait ?
LŒTICE.
Je t’en ai dû parler ;
La salle aujourd’hui même en doit encor trembler.
Figure-toi, te dis-je, un théâtre splendide,
À mes pieds, devant moi, partout un peuple avide,
Et comme un mouvement de flux et de reflux ;
La pièce commença ; des murmures confus
S’échappèrent bientôt de toutes les poitrines ;
C’étaient des vers divins et des amours divines !
La multitude ainsi gronda quelques moments,
Puis éclata soudain en applaudissements ;
Je pâlis... et voyant, comme un flot qui se roule,
L’enthousiasme ardent courir parmi la foule,
À ce bruit de victoire où tendaient tous mes vœux,
Un frisson de plaisir agita mes cheveux ;
Je triomphais moi-même. – Avec des chants sublimes
Le drame s’acheva dans des cris unanimes ;
Et ce matin encore où je parle avec toi,
Les battements de mains arrivent jusqu’à moi.
ZOBÉIDE.
Et lui, l’avez-vous vu ?
LŒTICE.
Je l’ai vu ; son visage
Portait cette beauté du génie avant l’âge ;
Cependant il était plus pâle qu’autrefois,
Plus pâle et plus vieilli : pauvre ami ! que de mois
J’ai passés sans le voir, lui parler, ni l’entendre !...
Ah ! nourrice, je pleure et ne m’en puis défendre ; –
On l’avait appelé par de grandes clameurs ;
Il parut salué de bravos et de fleurs ; –
Les miennes à ses pieds tombèrent dispersées ;
Mais d’une main certaine il les a ramassées,
Et, relevant vers moi son regard enchanteur,
Les a mises longtemps sur sa bouche et son cœur.
ZOBÉIDE.
Imprudente ! Murray !...
LŒTICE.
Le dois-je craindre encore ?
Comment il découvrit mon secret, je l’ignore ;
Mais d’en connaître plus il m’intéresse peu ;
J’en pris trop d’épouvante, à t’en faire l’aveu ;
Mon père m’a donné liberté tout entière ;
J’aime, et, si pour l’ami dont je puis être fière
Mon âme ne gardait encor quelque souci,
Je voudrais en plein jour le recevoir ici.
Quel bonheur, oubliant mes deux mains dans les siennes,
De nous ressouvenir de nos douleurs anciennes,
De l’avouer pour maître, et seule en ses amours
D’arranger nos destins pour la suite des jours,
Cependant que la gloire, et les chants, et la lyre
Attendront que ma bouche ait fini de sourire !
Mais lui s’endormira d’abord à mes genoux...
Et pourtant cette gloire est femme comme nous ;
Ah ! Richard l’aimera ! c’est presque une autre épouse ;
Il l’aimera, te dis-je, et j’en serai jalouse...
Ma mère, si pour elle il allait m’oublier !...
Pardonne-moi, je rêve, et me vais effrayer
D’imaginations et de folles chimères.
ZOBÉIDE.
Que Dieu garde vos jours des épreuves amères.
Entre un domestique.
LŒTICE.
Qui vient ?
LE DOMESTIQUE.
Monsieur Murray demande à vous parler.
LŒTICE, à demi-voix.
Ah !... Sans cesse au malheur il me vient rappeler ;
Je ne le verrai pas.
ZOBÉIDE.
Songez...
LŒTICE.
Vois-le toi-même !
ZOBÉIDE.
Moi, grand Dieu !
LŒTICE.
D’où te vient cette frayeur extrême ?
ZOBÉIDE.
Je redoute Murray comme vous, rien de plus.
LŒTICE.
Reçois-le cependant, et donne à mon refus
L’honnêteté qu’il faut. – Avise, – il ne m’importe !
Elle rentre chez elle.
ZOBÉIDE, au domestique.
Faites entrer.
Le domestique sort.
Scène II
ZOBÉIDE, MURRAY
MURRAY.
Hé bien ! me ferme-t-on la porte ?
ZOBÉIDE.
Ma maîtresse aujourd’hui ne peut vous recevoir,
Monsieur ; croyez...
MURRAY.
Je crois qu’on ne veut pas me voir,
Que tu vas parler franc, comme je le désire,
Et que tu me feras la grâce de tout dire.
ZOBÉIDE, à part.
Ah ! je tremble !...
MURRAY.
Réponds : Pourquoi m’a-t-elle fui ?
Elle me hait ! – Quel âge a ton fils aujourd’hui ?
ZOBÉIDE.
Ciel !
MURRAY.
Tu m’as trahi.
ZOBÉIDE.
Moi ! mais c’est de la folie ;
J’aurais aussi trahi mon fils, mon cœur, ma vie !
Ah ! je vous appartiens, et vous le savez bien.
MURRAY.
Ainsi, tu n’as rien dit, bonne nourrice ?
ZOBÉIDE.
Rien.
MURRAY.
C’est étrange ; pourtant il faut que je la voie ;
Va ! parle-lui pour moi, dis-lui que je t’envoie,
Que je demande en grâce un moment d’entretien...
ZOBÉIDE.
Mais...
MURRAY.
Mais tout en dépend, ton bonheur et le mien.
Oui, je te veux donner encor cette espérance :
Bientôt, demain, ce soir, nous quitterons la France ;
Tu reverras ton fils, est-ce assez dit ?...
ZOBÉIDE.
Grand Dieu !
MURRAY.
Va maintenant, va donc ! je l’attends en ce lieu.
Zobéide entre chez Lœtice.
Scène III
MURRAY, seul
Enfin je touche au but, et mon labeur s’achève ;
Ton jour est expiré, Richard ! le mien se lève.
Tu chantais ; j’agissais le destin est pour moi,
Et je triomphe d’elle en me vengeant de toi.
Pierre a cru vainement m’imposer une entrave :
Demain j’aurai quitté la France, et je le brave ;
Maître de mon secret, il n’a point réfléchi
Que dépendant ici, là j’étais affranchi.
Le père désormais m’assure de la fille ;
Lœtice a conservé cet esprit de famille
Qui le doit emporter sur toute autre amitié,
Et, j’en jure le ciel, je serai sans pitié :
Je tiens dans cette main leur fortune et leur vie ;
Qu’elle sauve son père ou bien le sacrifie !
Scène IV
LŒTICE, MURRAY
MURRAY.
Aurais-je le malheur de vous importuner,
Cousine ?
LŒTICE.
Non, Monsieur ; mais j’ai pu m’étonner
Que si matin encor vous vinssiez me surprendre,
Et cela seulement a pu vous faire attendre.
Excusez-moi ; je suis prête à vous écouter.
MURRAY.
Le motif est puissant qui m’a fait insister ;
Dieu veuille qu’il m’attire un regard moins sévère,
Et ne m’expose pas encore à vous déplaire !
Lœtice lui montre un siège : ils s’assoient.
Vous souvient-il du temps où, sous un ciel plus doux,
Nous jouions tout le jour, votre mère avec nous,
Où d’un rapide vol nos premières années
Passaient dans le plaisir comme elles étaient nées ?
Avez-vous oublié cette chère maison
D’où notre œil embrassait un si vaste horizon ;
Et nos jardins coupés de sources vagabondes,
Et plus loin, dispersés dans les campagnes blondes,
Tout un peuple de noirs que nous trouvions fort laids ?
LŒTICE.
Que vous battiez, Monsieur, et que je consolais.
Votre main m’atteignait aussi par aventure,
Et vous étiez en tout une rude nature ;
À votre âge ce mot ne peut blesser en rien,
Vous n’êtes plus enfant ; parlez, je me souviens.
MURRAY.
Puisque votre mémoire est à ce point fidèle,
Vous souvient-il combien vous étiez déjà belle ?
Alors, je demeurais aveugle à tant d’appas,
Et, les pouvant aimer, je ne les aimais pas ;
Mais le temps fait en nous un changement extrême ;
Je ne suis plus enfant, Lœtice, et je vous aime.
LŒTICE.
Vous m’aimez, vous ?
MURRAY.
Pourquoi cet air d’étonnement,
Cousine ? vous fait-on injure en vous aimant ?
Pour moi, que si jamais à votre bienveillance
Je devais le bonheur d’une telle alliance,
Il faudrait, satisfait de si belles amours,
Dans un coin ignoré vous consacrer mes jours :
Là vous seriez mon rêve et mon unique envie ;
Ensemble nous irions tout le cours de la vie ;
L’été serait plus doux, l’hiver moins rigoureux,
Nous oublierions le monde, et les destins heureux
Ouvriraient sur nos pas une main libérale...
LŒTICE.
Vous êtes aujourd’hui d’une humeur pastorale,
Mon cousin, mais d’un mot je vous arrêterai ;
Il est quelqu’un que j’aime et que j’épouserai.
Je vous crois maintenant l’âme trop haut placée
Pour en vouloir encor détourner ma pensée.
MURRAY.
Quoi ! je pourrais moi-même, ingrat envers les cieux,
Me dépouiller d’un bien qui m’est si précieux !
Je perdrais à jamais tout espoir de vous plaire !...
Non pour y renoncer votre main m’est trop chère,
Et je veux...
LŒTICE, se levant.
Parlons franc ! vous ne voyez en moi
Que l’argent qui vous mène à quelque grand emploi ;
Moins riche, je serais peut-être un peu moins belle ;
Mais contre vos projets mon âme se rebelle ;
Vous feignez de m’aimer, et cette passion
N’est qu’un chemin décent à votre ambition.
MURRAY, se levant.
Eh bien ! s’il était vrai qu’un peu de renommée
Ne me fût pas encore une vaine fumée ;
Si d’un grand avenir j’étais encor jaloux,
Quand il serait à moi, serait-il pas à vous ?
M’assurer sur vos biens, est-ce une chose étrange ?
Et dois-je pas enfin vous donner en échange,
Si nous marchons au but l’un sur l’autre appuyés,
Toute une nation prosternée à vos pieds ?
Telle serait ma gloire et telle aussi la vôtre.
LŒTICE.
Brisons là cette main est au pouvoir d’un autre,
Et vous connaissez mal quelle est ma fermeté
Si vous pensez en rien fléchir ma volonté.
MURRAY.
Nos familles pourtant en gardaient l’espérance,
Et s’en donnaient encore une double assurance :
Votre père nous a même engagé sa foi...
LŒTICE.
Me comptiez-vous tenir d’un autre que de moi ?
MURRAY.
Ainsi vous refusez ?
LŒTICE, avec hauteur.
De grâce...
MURRAY.
Un jour, Lœtice,
Vous me rendrez peut-être un peu plus de justice.
Permettez cependant, avant de vous quitter,
Que d’un dernier devoir j’ose encor m’acquitter.
Présentant une lettre à Lœtice.
Cette lettre est pour vous.
LŒTICE, après avoir pris la lettre.
Ciel ! elle est de mon père !
MURRAY.
Oui sans doute ; est-ce là ce qui vous désespère ?
J’ai reçu ce matin quelques lettres de lui ;
Je vais le retrouver, et je pars aujourd’hui.
Si... vous voulez me voir, je reste une heure encore.
LŒTICE.
Murray ! Que m’écrit là mon père ?...
MURRAY.
Je l’ignore.
LŒTICE.
Vous le savez !
MURRAY.
Adieu !
Il sort par le fond.
Scène V
LŒTICE, puis ZOBÉIDE
LŒTICE.
Fais ce dernier effort,
Mon âme ! – Est-ce ta grâce ou ton arrêt de mort ?
Être à lui !... non, Richard ! mourons plutôt ensemble !
Pourtant si je m’abuse... ô mon père, je tremble...
Toute ma vie est là ; Murray sera vainqueur...
Ah ! lisons ! – Dieu clément, raffermissez mon cœur !
Elle ouvre la lettre et lit.
« Ma fille, je combats pour la chose publique.
« Votre pays, aux mains d’un pouvoir tyrannique,
« Peut encor, Dieu m’aidant, se relever par moi :
« La France me promet son aide en qui j’ai foi,
« Et j’attends pour agir l’occasion propice ;
« Mais un autre connaît tout ce frêle édifice,
« Et d’un mot me perdra, s’il passe à l’ennemi.
« Devenant votre époux, il devient mon ami.
« Murray vous veut pour femme il menace, et j’espère.
« J’ai tout dit choisissez de l’amant ou du père ! »
Ah !
Elle tombe accablée sur un siège. Zobéide accourt.
ZOBÉIDE.
Grand Dieu ! Qu’avez-vous ?
LŒTICE, se relevant après un moment de silence et mettant la lettre dans son sein.
Je n’obéirai pas !
Non ! ce n’est plus mon père ; il m’a fermé ses bras !
A-t-il cru que j’irais, victime complaisante,
Affermir d’un appui cette main impuissante ?
Et que me font à moi leurs mille factions,
Leurs discordes sans frein et leurs ambitions ?
Que Murray rebuté s’en aille à l’Amérique,
Que mon père s’accorde avec sa république,
Que le succès ou non contente son orgueil,
Qu’importe, si la joie est assise à mon seuil ?
Ne dois-je donc qu’à lui le compte de ma vie ?
Est-ce moi seulement que je lui sacrifie ?
N’ai-je point d’autre ami qui s’attache à mes pas ?
Je suis épouse aussi !... Je n’obéirai pas.
Mais on tuera mon père, ô cieux !... et moi, sa fille,
Moi, je vivrai paisible au sein d’une famille !
Je vivrai !... – Sais-je pas, en ce peuple naissant,
Ce qu’un parti vainqueur peut répandre de sang !
Mon père m’aura fait une vaine prière !...
Et pourtant, je le sais, à son heure dernière,
Il bénira sa fille !... il dira : pauvre enfant !...
Ah ! cours chercher Murray ! c’est Dieu qui me défend !
Il m’arrache à moi-même, et sa voix me décide ;
Cours !... un instant de plus je serais parricide.
Zobéide sort épouvantée. Lœtice tombe à genoux vers la gauche du théâtre.
Scène VI
LŒTICE, seule
Prenez pitié de moi ! prenez pitié, Seigneur !
Seigneur, soutenez-moi !... Voilà que mon bonheur
Expire en un matin, sans espoir qu’il renaisse,
Et l’espace d’un jour emporte ma jeunesse.
C’en est fait ! Dieu le veut, nos ans sont révolus.
Richard, mon seul ami, je ne te verrai plus !...
Dieu ! Murray !
Elle se retourne avec effroi. Richard paraît au fond.
Scène VII
LŒTICE, RICHARD
LŒTICE, courant à lui avec épouvante.
Toi, Richard ! c’est toi ! dans sa demeure !
Ici !
RICHARD.
Viens dans mes bras, Lœtice, et que je meure !
Il la presse dans ses bras.
LŒTICE.
Insensé ! chez Murray ! devant tous ! en plein jour !
RICHARD.
Oui ; le jour désormais convient à mon amour.
Je veux vous voir enfin, puisque la foi promise
Me rend aux yeux de tous cette faveur permise :
Dès le premier effort mon espoir est rempli,
Nous pouvons nous aimer, et tout s’est accompli.
LŒTICE, sombrement.
Oui : tout s’est accompli.
RICHARD.
Mais parlez, mon amie !
Dites-moi vos ennuis ; contez-moi votre vie ;
Je veux entendre encor le son de votre voix ;
Vous ! c’est vous ! je vous parle... à peine je le crois !
Ah ! que le ciel est bon qui veut que je vous voie !...
Quoi ! vous pleurez, Lœtice ?
LŒTICE.
Oui, je pleure de joie.
RICHARD.
Non ce n’est pas de joie, et je vous vois trembler.
Ces larmes... Ah ! malheur à qui les fait couler ?
C’est Murray ! répondez ! c’est lui !... pourquoi vous taire ?
LŒTICE.
Non ; cet homme aujourd’hui va rejoindre mon père ;
Il suffit d’un soupir pour vous épouvanter.
RICHARD.
Les plus fermes esprits n’y sauraient résister,
Lœtice, et le passé malgré moi me tourmente ;
Mais vous rendez d’un mot mon âme confiante ;
Murray part, dites-vous ?
LŒTICE.
Oui soyez sans effroi !
RICHARD.
Je vous reverrai seule ?
LŒTICE.
Oui.
RICHARD.
Quand ?
LŒTICE.
Demain, chez moi...
À part.
Hélas !
RICHARD.
Ô jours heureux ! vous allez donc renaître !
Pardonnez des transports dont je ne suis pas maître ;
Mais mon cœur si longtemps a souffert loin de vous
Que vous revoir en paix m’en est d’autant plus doux.
LŒTICE.
Richard !
RICHARD.
Les cieux enfin permettent que j’espère ;
J’attends, pour être heureux, un mot de votre père.
LŒTICE.
Il le dira bientôt ; mais quittez-moi, Richard !
Vous voilà rassuré : venez demain... plus tard...
Il le faut.
RICHARD.
Adieu donc !
Il fait quelques pas pour sortir.
LŒTICE.
Dieu !... Richard ! reste encore !
Je veux me pénétrer de ces traits que j’adore,
Voir cette jeune tête et ces cheveux flottants,
Et, mes yeux sur tes yeux, te regarder longtemps !
Oui, tu portes au front une fierté que j’aime ;
Le génie y marqua cette grandeur suprême,
Et je veux croire en toi comme je crois en Dieu !...
C’est bien ! je suis contente, et maintenant adieu !
Elle le conduit vers la porte de droite.
RICHARD, en sortant.
À bientôt !
LŒTICE, après la sortie de Richard.
À jamais !
Scène VIII
ZOBÉIDE, MURRAY, LŒTICE
LŒTICE.
Je vous suivrai sur l’heure,
Monsieur.
MURRAY.
Je vous attends.
Il parle au fond à un domestique sans perdre Lœtice de vue.
LŒTICE, allant à Zobéide et lui donnant la lettre. À demi-voix.
Toi, nourrice, demeure.
Bientôt tu rejoindras nos pas ; mais aujourd’hui,
Ce soir, donne à Richard cette lettre, et dis-lui
Que je mourrai là-bas plaintive et délaissée,
Que je l’aime, et qu’il a ma dernière pensée.
MURRAY, se rapprochant de Lœtice.
Tout est prêt.
LŒTICE.
Vous craignez qu’il ne vous trouve ici,
N’est-ce pas ?
MURRAY.
Mais, madame...
LŒTICE.
Ah ! je le crains aussi !
Vous ne m’attendrez pas un long temps, je vous jure.
Elle rentre chez elle.
MURRAY, vivement à Zobéide.
Donne-moi ce papier.
ZOBÉIDE.
Monsieur, je vous conjure...
MURRAY.
Donne-moi ce papier.
Il lui arrache la lettre.
ZOBÉIDE.
Mais que lui dire ?...
MURRAY.
Rien.
ZOBÉIDE.
Il en mourra, Monsieur.
MURRAY.
Tu le crois ?
ZOBÉIDE.
Oui.
MURRAY.
C’est bien.
Lœtice reparaît, un chapeau et une écharpe à la main. Murray s’avance vers elle et lui offre le bras. Elle passe rapidement devant lui et sort par le fond en jetant un dernier regard à Zobéide. Murray la suit. Zobéide demeure accablée.
ACTE V
Même décoration qu’à l’acte précédent. Il fait nuit. Deux flambeaux allumés. Le guéridon est chargé de papiers. Au fond, les portières à demi soulevées laissent voir un salon richement éclairé. Partout règne un grand désordre.
Scène première
RICHARD, PIERRE
Lorsque la toile se lève, la scène est vide ; on entend dans la coulisse un bruit de musique, de verres et de rires.
RICHARD, chantant.
L’amour s’envole ainsi que fait un songe ;
N’ayons de sens que pour la volupté ;
Femme aux doux yeux, ton cœur est un mensonge,
Tes bras ouverts sont la réalité !
Le chœur reprend à grand bruit les deux derniers vers. Pierre et Richard entrent un verre à la main ; celui-ci est pâle, vieilli. La portière retombe derrière eux.
RICHARD.
Quoi ! déjà nous quitter ?
PIERRE, posant son verre sur le guéridon.
Oui, toute cette orgie
Me fatigue ; tu sais qu’une table rougie,
Les flacons renversés et les refrains joyeux,
Et le bruit, m’ont toujours paru fort ennuyeux ;
Je m’en vais mon air sombre attriste vos folies.
RICHARD.
Le vin n’est-il point bon, ni les femmes jolies ?
PIERRE.
Admirables, pardieu ! ton service est d’un roi ;
Mais qu’importe ? à quoi bon ? tu t’amuses donc, toi ?
RICHARD, après être allé poser silencieusement son verre.
En effet ; je suis gai, n’est-ce pas ? je sais rire.
Il lui frappe sur l’épaule.
Ah ! que tu connais bien mon cœur !
PIERRE.
Que veux-tu dire ?
RICHARD.
Oui, ce festin me plaît, et je l’aime. – Insensé !
Pourquoi venir en moi réveiller le passé ?
De vin et de chansons j’avais l’âme étourdie ;
Un mot a secoué ma mémoire engourdie ;
Je me souviens !...
PIERRE.
Toujours cette femme.
RICHARD.
Plus bas !
De grâce, mon ami, ne me la nomme pas ! –
Oui cette femme ! – Ici ! – là !-toujours cette femme !
Dans cette chambre en deuil, dans cette orgie infâme,
Sans trêve, à tous moments, partout, le jour, la nuit,
Seul, avec toi, parmi le silence ou le bruit,
Je la vois, je l’entends, elle parle, c’est elle,
Indulgente, adorable, heureuse, jeune, belle !...
Pourtant ma folle humeur anime vos repas,
Et je chante, et je ris !... Mais vous ne savez pas
Tout ce que peut cacher de tourments et de rage
Ce masque de gaîté qui couvre mon visage !
PIERRE.
Allons ! ne vas-tu pas, jaloux de tes douleurs,
Après un an passé, recommencer tes pleurs ?
Le mal est à jamais l’histoire de la vie :
Une heure trop heureuse est de regrets suivie ;
L’un ou l’autre bonheur s’envole chaque jour,
Et le premier chagrin est le premier amour.
Faut-il que chaque pas devienne une souffrance ?
Pour moi, j’ai dès longtemps dépouillé l’espérance,
J’ai dit adieu sans pleurs aux jeunes visions,
Et j’ai porté le deuil de mes illusions.
RICHARD.
Moins prévenu, mon cœur eût deviné sa fuite ;
Quand de mes souvenirs je recueille la suite,
Sa parole tremblante et son front soucieux,
Murray qu’elle a suivi, tout éclate à mes yeux !
Et cependant je garde encore un dernier doute ;
Je ne m’en défends pas, je suis fou ! mais écoute :
S’il se pouvait qu’on eût forcé sa volonté ?
PIERRE.
Non : leur dessein entre eux était bien arrêté ;
Et c’est connaître mal les passions humaines
Que de ne pas les croire inconstantes et vaines !
Tandis que tu luttais d’une si noble ardeur,
Murray l’éblouissait d’un rêve de grandeur,
Et, poursuivant déjà sa fortune nouvelle,
Les désirs enivraient cette jeune cervelle.
Insensé ! pouvais-tu conserver cet espoir
Qu’une femme t’aimât si longtemps sans te voir ?
Par un autre à ses pieds ta place était remplie ;
On t’avait oublié ; fais comme elle, et l’oublie.
RICHARD.
Elle avait cependant des larmes dans les yeux,
Et je crois tous les jours entendre ses adieux.
Ce moment restera présent à ma mémoire.
Pierre, c’était ici ! vois qui l’oserait croire ?
Ici même ! en ce lieu ! – Me suis-je assez vengé ?
Ce toit qui l’abrita, l’ai-je assez outragé ? –
Qui te reconnaîtrait, ô chambre virginale ?
Conduisant Pierre à la porte du jardin.
Tiens ! regarde : c’est là que sa voix matinale
Appelait ses oiseaux et saluait le jour.
Que de fois j’entendis au loin, avec amour,
Résonner les chansons qui tombaient de sa bouche,
Seul, heureux !
Il revient vers la causeuse.
Viens encor ce meuble que je touche,
Elle s’y reposait, tournant les yeux vers nous !
Pierre, j’ai passé là des nuits à ses genoux,
Écoutant ce doux bruit d’une voix qu’on adore !...
Elle ne parlait plus, je l’écoutais encore !
Tu le vois, je n’ai rien détruit, rien oublié :
Montrant la chambre de Lœtice.
C’est là qu’elle a dormi, c’est là qu’elle a prié !
Cette maison alors était paisible et sainte ;
L’innocence candide en habitait l’enceinte ;
C’est ma demeure !... et j’ai d’un peu d’or acheté
Le plaisir de troubler cette sérénité !
Le temple retentit des clameurs de l’orgie,
Une tourbe hideuse ici se réfugie,
Pas un recoin obscur n’en est resté caché,
Des courtisanes vont où ses pieds ont touché,
Et nos cris de débauche éveillent dans ces pierres
Les échos endormis de ses chastes prières !...
Eh bien ! te l’avouerai-je ! au milieu de ces cris,
Une terreur soudaine agite mes esprits :
Vainement ma raison s’irrite et me gourmande,
Je crains qu’elle ne soit dans l’ombre qui m’entende,
Qui se cache en un voile et qui pleure sur moi !...
Alors je me retourne, et tremblant j’entrevois,
Tandis que ma parole expire en un blasphème,
Son fantôme qui passe en murmurant : Je t’aime !
PIERRE.
Malheureux ! remets-toi ! ce souvenir fatal
Épuise ta jeunesse et te fait trop de mal.
J’ai peine à voir le sang te monter au visage ;
La fièvre te consume et tu devances l’âge ;
Il te faudrait aller sous un ciel plus clément ;
Viens, nous irons tous deux.
RICHARD, s’asseyant sur la causeuse.
Non je meurs lentement,
Je veux mourir ici ! – Vois ! mes genoux fléchissent,
Mon corps devient débile et mes cheveux blanchissent ;
La vieillesse est prochaine et mon front te fait peur,
Et ce corps est pourtant moins usé que mon cœur.
Ah ! c’est la véritable et cruelle agonie ;
Aux lâches passions j’ai vendu mon génie,
La foi de mes vingt ans, le nom que je portais,
Et toi, ma jeune muse, et toi qui la chantais !
PIERRE.
Écoute-moi, Richard en ce monde assez triste,
N’ayant de foi qu’en toi, c’est par toi que j’existe ;
Ce seul lien m’a pu retenir ici-bas,
Et, séparé de toi, je n’y resterais pas.
Veux-tu qu’un même jour ensemble nous délivre ?
RICHARD.
Que dis-tu ?...
PIERRE.
Comme toi je suis lassé de vivre ;
Faisons donc cet effort et mourons aujourd’hui,
Toi dans ton désespoir et moi dans mon ennui !
RICHARD.
Tu veux mourir ?
PIERRE.
Ce soir. Partons de compagnie :
Soyons deux, mon Richard, dans la mort ou la vie ;
Emportons dans la tombe une chère amitié.
Je gardais du poison en veux-tu la moitié ?
RICHARD.
Ô ma mère !...
PIERRE.
Pourquoi détournes-tu la tête ?
As-tu peur de la mort à qui tu faisais fête ?
Et n’est-ce point payer la vie un trop haut prix
Que d’en voir tout le cours souillé par le mépris ?
RICHARD.
Si jeune !...
PIERRE.
Non, Richard ; tu le disais toi-même,
Les excès ont poussé ta jeunesse à l’extrême ;
En vain tu chercherais un impuissant secours,
Et tu n’avances pas ton heure de trois jours :
N’attends pas que l’horrible et pâle maladie
Sur un lit de douleur ait ta main engourdie ;
Abandonne la route au terme où te voilà,
Meurs libre !...
RICHARD.
Mais demain, que trouvé-je au delà ?
PIERRE.
Au delà ?... le sommeil de la poudre et de l’herbe,
Égal à tout jamais pour l’humble et le superbe ;
L’ombre épaisse à nos yeux, le repos à nos mains,
Et la terre entre nous et les pas des humains !
RICHARD, se levant.
Viens donc ! Mais que je meure aux bras d’une maîtresse !
Sous un dernier baiser ! dans ma dernière ivresse !
Viens !... cette nuit encore est propice aux plaisirs !...
Il fait quelques pas et s’arrête.
Misérable ! est-ce là que tendaient mes désirs ? –
Ô Lœtice, bien loin du bruit et de l’orage,
Vivre éternellement dans l’ombre d’un ménage,
Une troupe d’enfants serrés autour de moi,
Et toi veillant sur eux, et Dieu veillant sur toi !
La bénédiction d’un pauvre qui te nomme,
D’une mère qui pleure, ou de quelque brave homme
Qui te fait sa prière au détour du chemin,
Et l’aumône plus douce arrivant par ta main !...
Non, je ne rêve pas, non... que vous êtes belle !!...
On entend au fond quelques éclats de voix.
Où suis-je ?... c’est l’orgie ! ô cieux ! elle m’appelle !
Elle m’appelle !... viens ! ma poitrine est en feu !
Viens, viens jeter encor nos blasphèmes à Dieu !
Il entraîne Pierre et sort à grands pas par le fond.
Scène II
ANTOINE, seul
Il est entré par la gauche depuis quelques instants et regarde sortir Richard.
Hier, demain, toujours cette vie effrénée !
Chaque nuit la débauche achève la journée.
Ô notre humble logis, que je t’aimais bien mieux !
Il était pauvre alors ; un an l’aura fait vieux !
Cher enfant ! je le puis à peine reconnaître.
Le ciel prenne pitié de lui ! je l’ai vu naître ;
Je le verrai mourir. Ah ! je pleure !...
Scène III
ANTOINE, LŒTICE
Lœtice entre par la petite porte de droite. Elle jette sur un meuble son chapeau qu’elle tient à la main ; un voile est jeté négligemment sur sa tête. Elle va à Antoine.
LŒTICE.
Bonjour !
ANTOINE, épouvanté.
Vous !
LŒTICE.
Sans doute, moi.
ANTOINE.
Vous !
LŒTICE.
Oui, je suis de retour ;
Hé quoi ! depuis un an suis-je donc bien changée ? –
D’un rigoureux devoir tu me vois dégagée ;
Murray n’est plus. Parmi les troubles de l’État,
Contre un parti vainqueur il est mort au combat :
Je l’allais épouser quand cette mort soudaine
A rompu tout d’un coup notre union prochaine.
ANTOINE.
C’est vous, Madame !...
LŒTICE.
Allons ! ne mets point de retard,
Mène-moi vers ton maître. – Hélas ! pauvre Richard !
Il a voulu loger dans ma maison déserte ;
Tu vois, j’ai pénétré par cette porte ouverte ;
Ton maître la connaît... que j’ai de joie au cœur !
Vite ! il faut l’embrasser ; j’ai besoin de bonheur.
ANTOINE, à part.
Ah ! qu’elle ignore !...
LŒTICE.
Hé bien ! quelle terreur te glace ?
Qui te fait sans parler demeurer à ta place ?
Pourquoi cette pâleur et cet œil insensé ?
ANTOINE.
Madame...
LŒTICE.
Tu te tais ?... que s’est-il donc passé ?
Il m’aime encore ?... il vit ?... tu serais mort toi-même ;
Il vit ?...
ANTOINE.
Il vit, Madame.
LŒTICE.
Alors, s’il vit... il m’aime.
À quoi bon des discours qui ne sauraient finir ?
Qu’il vienne, je le veux.
ANTOINE.
Madame, il va venir.
Il sort, encore étourdi, par la porte du fond.
Scène IV
LŒTICE, seule
Que t’annonce, ô mon cœur, ce vieillard en alarmes ?
Dieu ! n’ai-je pas encor versé toutes mes larmes,
Et, pour faire en tout point mon malheur accompli,
Richard sur ma mémoire a-t-il jeté l’oubli ?...
À quelle extrémité m’emporte une parole !...
Il ne peut m’oublier en ce lieu ; je suis folle !
Ma maison a gardé mon souvenir en soi,
Et tout s’animerait pour lui parler de moi ;
Ce jardin où sa foi me fut par lui jurée,
Ce seuil qu’il a franchi, cette chambre adorée
Où sa main tant de fois m’a prêté son appui !
Voilà ses vers, il m’aime !...
Elle prend un papier sur la table, y jette les yeux et le laisse retomber avec dégoût.
Oh ! ce n’est pas de lui !
Affreux rêve !... j’ai peur !... cette ombre m’épouvante...
Richard !... répondez-moi... Richard !... quel bruit ? on chante...
C’est là ! voyons !
Elle va au fond, soulève la portière et se penche. Le bruit du festin arrive jusque sur la scène. Prise d’horreur, elle revient sur le devant du théâtre.
Ô cieux !
Scène V
RICHARD, LŒTICE
Richard paraît ; il est à moitié ivre Lœtice cache sa tête sous son voile.
RICHARD.
Une femme, dis-tu ?
Est-ce une belle fille, et de rare vertu,
Vieil Antoine ? il fallait me prévenir plus vite ;
Elle me fait honneur et ma bouche l’invite.
Il laisse retomber le rideau.
Madame, ce festin devenait ennuyeux ;
Vous allez l’animer d’un éclair de vos yeux ;
Je me fais votre esclave, et ma raison tremblante
Me laisse voir encor que vous êtes charmante ;
Venez ! venez sourire à de jeunes garçons,
Mêler votre voix pure au bruit de nos chansons,
Et voir, en parfumant vos lèvres d’ambroisie,
Nos maîtresses à tous mourir de jalousie.
LŒTICE, à part.
Est-ce lui que j’entends ?...
RICHARD.
Pourquoi ces vêtements,
Jeune fille ? il te faut de l’or, des diamants,
Des parures d’hermine et des robes de soie,
Et des jours emportés dans l’ivresse et la joie !
Il écarte le voile de Lœtice.
Ah !
Il recule épouvanté.
LŒTICE, immobile.
C’est vous, Richard ? – Dieu, qu’avez-vous fait de lui ?
RICHARD.
Mes yeux m’abusent-ils ? Est-ce vous, Lœtice ?
LŒTICE.
Oui.
C’est moi qui vous croyais l’âme plus généreuse ;
Moi qui vous ai connu meilleur ; moi, malheureuse !
Moi qui dans l’avenir gardais encor ma foi ;
C’est moi qui priais Dieu pour vous, Richard ; c’est moi !...
Vos pleurs et vos regrets m’ont dignement suivie !
Me gardiez-vous ma part d’une si belle vie,
Et me destinez-vous, dans le plaisir usé,
Les derniers battements de ce cœur épuisé ?
Ah ! retournez auprès de vos filles de joie !
Vers ces nobles amours mon dédain vous renvoie,
Et j’y croirais encore attacher trop de prix
Si j’avais de la haine, et n’ai que du mépris !
RICHARD.
Quoi ?... Murray ?... votre fuite ?...
LŒTICE.
Oui : j’ai sauvé mon père ;
Murray pouvait le perdre, et je fus son salaire ;
Mais il a vu la mort se dresser sous ses pas
Avant que mon devoir m’eût jetée en ses bras :
Tu savais tout, Richard, par ma vieille nourrice ;
As-tu jamais douté de l’amour de Lœtice ?
Je revenais à toi, maîtresse de mes jours,
Et je t’aimais, cruel, et je t’aimais toujours !
RICHARD.
Ah ! tais-toi !... je devine ; un voile se déchire ;
Tu l’as sauvé... c’est bien !... Quel horrible délire !...
À peine je comprends... ton père... sa douleur...
Mais qu’importe ? c’est toi !... dans mes bras ! sur mon cœur !
Viens ! il faut nous cacher aux bornes de la terre ;
Je veux me repentir dans une vie austère,
M’éclairer de tes yeux, me guider de ta voix,
Sans gloire, sans plaisirs, calme comme autrefois !...
Fuyons, te dis-je !...
Il veut l’entraîner.
LŒTICE, le repoussant.
Non, laissez-moi !...
RICHARD, après un moment de silence.
Misérable !
Oui, je suis un infâme. Ô destin déplorable !
Je n’ai pas eu la foi, mon malheur m’a perdu.
Ciel !... qu’ai-je dit ? Tu n’as rien vu, rien entendu ?...
LŒTICE.
Si ! j’ai vu ce festin, cet opprobre et ce vice,
Chez moi, dans ma maison, où je t’aimai !...
RICHARD.
Lœtice !
Grâce !...
LŒTICE.
Épargnez-vous donc des efforts superflus ;
J’apprends à vous connaître et ne vous aime plus.
RICHARD.
Grâce ! j’ignorais tout !...
LŒTICE.
Vous ne deviez rien croire
Qui souillât mon amour et qui ternît ma gloire !
On vous attend ; allez !...
Elle sort par la droite.
Scène VI
PIERRE, RICHARD
La portière se lève ; Pierre paraît. Un bruit de musique se fait entendre jusqu’à la fin de l’acte.
PIERRE, vidant un flacon dans les deux verres restés sur la table.
Fais-moi raison, Richard !
RICHARD.
Dieu !
PIERRE.
J’ai rempli ton verre et le mien : prends ta part.
RICHARD, allant à lui.
Sois le bienvenu !
PIERRE.
Prends, ô buveur intrépide !
As-tu peur ?
RICHARD.
Un seul mot ce poison est rapide ?
PIERRE.
Oui.
RICHARD.
C’est bien.
PIERRE.
Tu pâlis ?
RICHARD.
Laisse-moi mourir seul !
PIERRE.
Non ! nous nous coucherons dans le même linceul ;
Que jusqu’au dernier pas le destin nous unisse !
À toi !
Il boit.
RICHARD.
Je bois à toi ! Je bois à vous, Lœtice !
Il boit.
PIERRE, tristement.
Lœtice !
RICHARD.
Elle m’aimait !
PIERRE.
Rappelle ta raison !
Un autre l’a conduite épouse en sa maison ;
Elle ne t’aimait pas !
RICHARD.
Elle m’aimait, te dis-je !
Ici même, ce soir ; n’est-ce pas un prodige,
Pierre ? elle m’a parlé !
PIERRE.
C’était un songe vain.
C’était une ombre vaine ! Allons ! serre ma main :
Il lui prend la main.
Si dans une autre vie, en qui je n’ose croire,
Des choses d’ici-bas on garde la mémoire,
Mon cœur, rappelle-toi ta meilleure moitié !
Sauve-moi du néant, ô ma seule amitié !
RICHARD, les yeux tournés vers la droite.
Adieu, Lœtice ! adieu, ma véritable vie !
Jusqu’au bout de tes ans sois de mes vœux suivie !
Dans la nuit éternelle où descendent mes jours,
Ne cessez pas de vivre, ô mes seules amours !
Scène VII
PIERRE, RICHARD, puis ANTOINE, LŒTICE
ANTOINE, dans la coulisse.
Venez !
LŒTICE.
Non : laisse-moi !
ANTOINE.
Venez ! il vous adore !
PIERRE.
Ah ! qu’ai-je fait ?
Il va s’asseoir accablé près du guéridon.
ANTOINE, paraissant avec Lœtice.
Madame, il faut le voir encore.
RICHARD.
Plus d’espoir !
ANTOINE.
Il mourra si vous l’abandonnez !
Prenez pitié de lui !
RICHARD, à demi-voix.
Tais-toi !
À Lœtice.
Vous revenez,
Malheureuse ! pourquoi repasser cette porte ?
LŒTICE, après un moment d’hésitation.
Eh bien, oui ! je reviens, et mon amour l’emporte !
Au vôtre, malgré moi, mon destin est lié,
Je suis à toi, je t’aime, et j’ai tout oublié !
RICHARD.
Il est trop tard.
LŒTICE.
Pourquoi cette pâleur subite ?
Vous souffrez ?
RICHARD.
Ce n’est rien.
LŒTICE.
Vous tremblez ?
RICHARD.
Partez vite !
LŒTICE.
Vos pas sont incertains et vos yeux égarés !
RICHARD.
Sans doute le sommeil m’accable...
LŒTICE.
Ah !... vous mourez !
Antoine, du secours !
RICHARD, arrêtant Antoine.
Non des filles infâmes
Sont là qui vous verraient.
LŒTICE.
Eh ! que me font ces femmes ?
RICHARD.
Tout secours serait vain je meurs par le poison !
Envole-toi, mon âme, et sors de ta prison !
LŒTICE.
Ciel !
RICHARD.
Êtes-vous encor de colère animée ?
LŒTICE, dans ses bras.
Ah ! tu n’es pas coupable, et tu m’as trop aimée !
RICHARD.
Laisse-moi mon courage et renferme tes pleurs !
Impitoyable sort ! tu m’aimes ! et je meurs !
Pourquoi m’avoir bercé d’une vaine promesse,
Gloire, bonheur, amour, rêves de ma jeunesse ?
Ce cœur, où tu vivais, sera glacé demain !
Un baiser, ma Lœtice ! Adieu !... Pierre, ta main !
Il cherche la main de Pierre, et tombe dans les bras d’Antoine et de Lœtice.