Un Mari qui prend du ventre (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)

Comédie-vaudeville en un acte

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 8 avril 1854.

 

Personnages

 

PIGEORET, propriétaire, 44 ans

LE DOCTEUR BERNOCHE

CABOULARD, professeur de danse

ACHILLE, cousin de Célestine

CÉLESTINE, femme de Pigeoret

CHARLOTTE, bonne

DEUX COMMISSIONNAIRES

 

Le théâtre représente une salle à manger confortablement meublée, deux portes latérales à droite et à gauche, troisième plan. À droite de la porte du fond, une console. Au milieu du théâtre, une table à manger servie. À gauche, adossé au mur, un bureau avec papier, plumes, fauteuil Voltaire à côté. Chaises. Il y a une sonnette sur la table à manger et une autre sur la console du fond. Une autre porte à droite, deuxième plan.

 

 

Scène première

 

PIGEORET, CÉLESTINE

 

Au lever du rideau, tous deux sont à table.

CÉLESTINE, pliant sa serviette.

Eh bien ! as-tu fini ?

PIGEORET.

Célestine, tu manges trop vite ! Pour bien digérer... il faut bien mâcher... c’est un axiome.

CÉLESTINE.

Je ne comprends pas qu’on reste deux heures à déjeuner !

PIGEORET.

Le déjeuner est mon meilleur repas...

CÉLESTINE.

Tu en dis autant du dîner !

PIGEORET.

Et toi, tu ne sais pas te nourrir !

CÉLESTINE.

Ah ! te voilà encore !

PIGEORET.

C’est vrai... tu mets des morceaux de n’importe quoi sur ton assiette... tu les avales, tu plies ta serviette... et tu te figures avoir déjeuné !... As-tu seulement remarqué que ces œufs brouillés étaient trop salés ?

CÉLESTINE.

Non.

PIGEORET.

Voilà !... elle n’a pas remarqué !...

D’un ton pénétré.

Célestine, tu me fais beaucoup de peine !

CÉLESTINE.

Que veux-tu que je fasse ?

PIGEORET.

Je veux que tu savoures... je veux que tu dégustes... car enfin, comme tous les animaux... intelligents, tu es douée d’un palais plus ou moins délicat... pourquoi ne l’exerces-tu pas comme tes bras ? comme tes jambes ?

Air : Époux imprudent.

En fabricant ton humaine machine,
Ton architecte a construit tout exprès
Ta main qui brode et ton pied qui chemine.
Il ajouta, couronnant ses bienfaits,
Le sens du goût qu’il mit dans ton palais.
N’en point user, ma chère, est malhonnête,
Au constructeur, c’est dire en mots précis :
« Ça ne vaut rien ! et dans votre devis
Vous avez fait une boulette. »

Affligé. Parlé

Ça n’est pas bien !... Passe-moi le beurre.

CÉLESTINE, le lui présentant.

Ton raisonnement mène tout droit à la gourmandise.

PIGEORET.

La gourmandise ne commence qu’à l’indigestion, et jamais...

Il lui rend le beurre qu’elle remet sur la table.

CÉLESTINE.

Oh ! jamais...

PIGEORET.

Ce jour-là, j’ai été saisi par le froid... n’en parlons pas !

CÉLESTINE.

Voyons... as-tu fini ?

PIGEORET.

Pas encore... mais qu’est-ce qui nous presse ? est-ce que tu n’es pas bien là ?

CÉLESTINE.

Tu sais que j’ai retenu ton bras pour faire des courses...

PIGEORET.

Des courses... à pied ?

CÉLESTINE.

Sans doute, c’est pour courir les magasins.

PIGEORET.

Est-ce que tu ne pourrais pas prendre le cousin Achille ?... Il court très bien les magasins !

CÉLESTINE.

Si tu continues, tu tomberas malade... tu ne sors plus... excepté pour dîner en ville !

PIGEORET.

Il y a des devoirs de société dont l’homme ne peut s’affranchir.

CÉLESTINE, à part, se levant et reportant sa chaise au fond, à droite de la porte.

Heureusement !

Haut.

Voyons, dépêche-toi, je te ferai voir un délicieux costume d’amazone que j’ai envie d’acheter.

PIGEORET, toujours à table.

Un costume d’amazone... pour qui ?

CÉLESTINE, redescendant.

Pour moi... pour notre voyage en Suisse.

PIGEORET, à part.

Ah ! oui... la Suisse... patrie des chamois !

Haut.

Est-ce que tu tiens toujours à aller grimper par là ?

CÉLESTINE.

Comment ! si j’y tiens !...

PIGEORET.

On dit que la grippe y est.

CÉLESTINE.

Oh ! je n’ai pas peur de la grippe !

PIGEORET.

C’est, du reste, un pays assez plat... toujours des montagnes !...

CÉLESTINE.

Précisément !

PIGEORET.

Oui, mais on ne les voit pas... on ne voit que des nuages !... On m’a montré une fois le mont Blanc, je me suis cru à Vaugirard, par un temps de pluie !... voilà ce que c’est que la Suisse !... tu la connais maintenant, et, si tu m’en crois...

CÉLESTINE.

C’est possible... mais depuis trois ans tu me promets ce voyage. Henriette, mon amie de pension, m’a donné rendez-vous à Genève... elle m’y attend avec son mari... et tu ne voudrais pas me faire manquer une si belle occasion...

D’une voix câline.

Tu es si gentil quand tu veux...

PIGEORET.

Oui... oui... oui... Passe-moi le beurre.

CÉLESTINE, le lui donnant.

Le voici... Dis donc, c’est en Suisse qu’il est bon, le beurre !

PIGEORET.

Il est à dix mille pieds au-dessus du niveau de la mer !

Il remet le beurre sur la table.

CÉLESTINE.

Mon ami... veux-tu que nous partions samedi ?

PIGEORET, avec effroi.

Samedi !... comme ça... tout de suite ?...

CÉLESTINE.

Pourquoi pas ?

Elle remonte et passe à gauche.

PIGEORET.

Je suis accablé d’affaires !... ensuite, il faut que je consulte le docteur Bernoche... je ne sais pas s’il te permettra...

CÉLESTINE.

À moi ? Je me porte bien.

PIGEORET.

Justement !... c’est surtout aux personnes qui se portent bien que l’air de la Suisse est nuisible !... Ah ! si tu étais malade !

CÉLESTINE.

Quelle plaisanterie !

 

 

Scène II

 

CÉLESTINE, PIGEORET, ACHILLE, DEUX COMMISSIONNAIRES

 

ACHILLE, entrant par le fond et parlant à la cantonade.

Par ici !... par ici !...

Deux commissionnaires entrent en portant une balance à bascule.

PIGEORET, sans se déranger.

Ah ! c’est le cousin Achille !

ACHILLE, aux commissionnaires.

Déposez ça là...

Les commissionnaires déposent la balance sur le devant à droite et se retirent.

PIGEORET.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ACHILLE.

Je viens de votre maison de la rue Saint-Denis pour toucher les termes... et comme le grainetier n’était pas en mesure... j’ai accepté cette balance...

PIGEORET.

Très bien !... voilà mon terme de juillet !...

Avec colère.

Ah çà ! ce grainetier se moque de moi !... Il m’a déjà payé avril avec cinq cents livres de graines de carottes... En octobre, il est capable de m’offrir du chènevis !... comme aux...

Se levant.

Donne-moi mon chapeau !... je vais aller lui parler !...

CÉLESTINE.

Oh !... c’est un père de famille !

PIGEORET, se calmant.

Ah ! c’est juste !

À part, se rasseyant.

Et puis la rue Saint-Denis est trop loin !

CÉLESTINE, mettant son châle et son chapeau qu’elle prend sur la console du fond, à droite.

Vous n’avez pas déjeuné, mon cousin ?

ACHILLE.

Oh ! ne faites pas attention ! ce sera bientôt fait... une minute me suffit.

PIGEORET, à part.

Encore un qui ne mâche pas !... c’est l’école de ma femme !

ACHILLE, à Célestine.

Vous allez sortir ?

CÉLESTINE.

J’attends mon mari... depuis deux heures !

ACHILLE, avec empressement.

Si mon bras pouvait vous être agréable ?

CÉLESTINE.

Merci !

PIGEORET.

Si !... Elle accepte... c’est convenu !

Achille remonte prendre son chapeau qu’il a posé en entrant sur une chaise au fond.

CÉLESTINE, à son mari, avec reproche.

Comment ! monsieur !

PIGEORET.

Ma bonne amie... c’est aujourd’hui le 15, il faut que je finisse mes quittances.

ACHILLE, à Célestine, redescendant.

Je suis à vos ordres.

PIGEORET.

Déjeunez d’abord !

ACHILLE.

Je n’ai pas faim... je dînerai mieux !

Offrant son bras avec empressement.

Ma cousine...

PIGEORET, à part.

Et l’on s’étonne que notre génération pèche par l’estomac !

CÉLESTINE, s’avançant vers Pigeoret.

Paresseux !... au moins me promets-tu d’aller aujourd’hui voir ton ami, le directeur du chemin de fer...

PIGEORET.

Pour quoi faire ?

CÉLESTINE.

Pour lui demander cette place que tu as promise au cousin.

PIGEORET.

C’est ma foi vrai !

ACHILLE, vivement.

Oh ! ça ne presse pas !

CÉLESTINE.

Voilà trois mois que nous vous avons fait venir à Paris tout exprès... mon mari n’a qu’un mot à dire.

PIGEORET.

Oui, mais ce mot il faut aller le dire aux Champs-Élysées... C’est égal !... j’irai aujourd’hui sans faute.

Air : L’occasion est solennelle.

Ah ! qu’un cousin est agréable !
Non, il n’est pas, c’est reconnu,
De meuble plus indispensable
Dans un ménage bien tenu.

Ensemble. Reprise.

PIGEORET.

Ah ! qu’un cousin est agréable ! etc.

CÉLESTINE et ACHILLE.

Est-il rien de plus agréable
Qu’un mari sans cesse assidu
À passer sa journée à table,
Ou dans son fauteuil étendu ?

Achille et Célestine sortent par le fond.

 

 

Scène III

 

PIGEORET, puis CHARLOTTE

 

PIGEORET, seul, se remettant à manger.

Ce pauvre cousin... je l’avais totalement oublié... Après ça, quand il sera placé... je ne l’aurai plus... et il m’est bien commode ; il fait mes courses, il touche mes loyers... il promène ma femme...

S’interrompant.

Quand je pense qu’elle ne trouve pas ça trop salé... ça n’est pas mangeable !

Il sonne avec colère.

CHARLOTTE, entrant par la droite.

Monsieur ?

Elle reste sur le seuil de la porte.

PIGEORET.

Approchez !

Elle s’approche.

Comment appelez-vous cette pâtée que vous m’avez servie là ?

CHARLOTTE.

Monsieur ne les trouve pas bons ?

PIGEORET.

Qu’est-ce que je vous avais demandé ?

CHARLOTTE.

Des œufs brouillés aux truffes.

PIGEORET.

Pourquoi me servez-vous un plat de mastic ?

CHARLOTTE.

Monsieur, je n’avais plus de beurre... et comme il fallait redescendre...

PIGEORET.

Pour ne pas vous fatiguer, vous avez remplacé le beurre par du sel ?

La renvoyant.

Allez ! allez !... ça fait pitié !... ça fait pitié !

CHARLOTTE, à part.

Il grogne toujours !

Elle sort par la droite.

PIGEORET, seul.

L’art de la cuisine s’en va !... que voulez-vous ? on confie ce sacerdoce à un tas d’Auvergnates ou de Percheronnes... et dès que ces créatures-là ont appris à manquer une sauce blanche, elles vous demandent de l’augmentation !...

Mangeant.

Où diable a-t-elle été déterrer ces truffes-là ?... ça n’a pas de goût ! c’est coriace !

Faisant de grands efforts de mâchoire.

Heing ! heing ! on croirait mâcher des ronds de bouchon !

Il resonne avec fureur.

CHARLOTTE, entrant par la droite.

Monsieur a sonné ?

PIGEORET.

Où avez-vous acheté vos truffes ?

CHARLOTTE.

À la halle.

PIGEORET.

À la halle ! ce sont des oignons brûlés qu’on achète à la halle... je vous avais dit aux Américains !

Criant.

Aux Américains !...

CHARLOTTE.

Madame m’a dit à la halle... et comme elle m’a promis de l’augmentation...

PIGEORET.

Là !... qu’est-ce que je vous disais ? De quel pays êtes-vous ?

CHARLOTTE.

Je suis du Perche.

PIGEORET, à lui-même.

Parbleu !...

À Charlotte.

Allez tout de suite me faire une sauce blanche !

À part.

Nous allons voir !

CHARLOTTE, étonnée.

Une sauce blanche !

PIGEORET, la renvoyant.

Allez, allez ; ça fait pitié !

CHARLOTTE, à part.

Mais qu’est-ce qu’il a ? qu’est-ce qu’il a ?

Elle rentre à droite.

 

 

Scène IV

 

PIGEORET, puis LE DOCTEUR BERNOCHE

 

PIGEORET, seul, se levant et jetant sa serviette.

C’est fini, je n’ai plus faim... voilà ma journée déflorée ! Mais quand on est percheronne à ce point-là, on ne fait pas la cuisine... on s’attelle à un omnibus !... Dieu ! qu’il fait chaud !

Il se traîne péniblement jusqu’au bureau.

Je vais essayer de faire mes quittances.

Se laissant tomber dans le fauteuil.

Ah ! la bonne chose qu’un fauteuil !... ça vaut mieux que la Suisse !

Prenant une plume.

Allons, bon !... le cousin a oublié de me tailler mes plumes ! Je remarque que ce garçon devient nonchalant...

Se renversant dans le fauteuil.

Quelle chaleur !... pas de plumes !... je ne peux pas faire mes quittances !...

Bâillant et s’endormant.

Impossible de faire mes quittances ! Je suis très pressé aujourd’hui... Il faut que j’aille aux Champs-Élysées... pour une place... il faudra que je fasse ma barbe...

Il s’endort.

BERNOCHE, entrant par le fond, et parlant à la cantonade.

Il y est ? c’est bien ! merci !...

Regardant autour de lui.

Tiens, on me dit qu’il y est...

PIGEORET, rêvant.

Je vous dis qu’ils sont trop salés !

BERNOCHE, l’apercevant et allant à lui.

Hein ? il dort !... Pigeoret !...

Plus fort.

Pigeoret !...

Il lui touche l’épaule.

PIGEORET, se réveillant.

Tiens, c’est le docteur !... Bonjour, Bernoche !... Je faisais mes quittances...

BERNOCHE.

Je m’en aperçois... J’ai reçu ton billet qui me prie de passer le plus tôt possible...

Lui tâtant le pouls.

Voyons de quoi il s’agit...

PIGEORET, retirant sa main, se levant et passant à droite.

Allons donc ! tu me donnerais la fièvre !... Je t’ai prié de passer pour me rendre un service...

BERNOCHE.

Je t’écoute...

PIGEORET.

Tu sauras que ma femme a dans ce moment un dada... c’est d’aller en Suisse...

BERNOCHE.

Beau pays...

PIGEORET.

Laisse-moi donc tranquille !... Moi, j’ai des intérêts de la plus haute importance qui me retiennent à Paris...

BERNOCHE.

Lesquels ?

PIGEORET.

Mais... il y a longtemps que je n’ai été du jury... mon tour peut venir.

BERNOCHE.

Je comprends !

PIGEORET.

J’ai donc besoin d’une petite ordonnance qui interdise à Célestine tous les cantons de la douce Helvétie... dont le climat doit lui être parfaitement contraire.

BERNOCHE.

Comme tu arranges ça, toi !... et ma conscience de médecin ?

PIGEORET, lui portant une botte.

Ah ! satané Bernoche ! tu as toujours de jolis mots !

BERNOCHE.

Mais sais-tu que ce petit voyage te ferait du bien à toi !

PIGEORET.

La Suisse ?

BERNOCHE.

Depuis trois mois que je ne t’ai vu, tu as engraissé...

PIGEORET, se frappant sur le ventre.

Oui, je me porte assez bien...

BERNOCHE.

Trop bien !... Prends garde de devenir ce qu’on appelle un mari qui prend du ventre...

PIGEORET, riant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BERNOCHE.

Un mari qui prend du ventre est un être assez monotone, qui reste deux heures à table, gronde sa cuisinière, déteste les voyages et ne veut mener sa femme nulle part...

PIGEORET.

Tiens ! tiens ! tiens !

BERNOCHE.

Il dort après ses repas... s’arrondit sur place... comme ces gros végétaux que les jardiniers posent au printemps sur une tuile...

PIGEORET, cherchant.

Sur une tuile ?...

BERNOCHE.

Et dont l’abdomen fait plus tard l’admiration des passants à la porte des fruitières...

PIGEORET, trouvant.

Ah ! les potirons !... tu veux parler des potirons ?

BERNOCHE.

Précisément...

PIGEORET.

Merci !... Veux-tu prendre quelque chose ?

Il va à la table, se verse un verre de bordeaux, prend un biscuit, revient près de Bernoche tout en trempant son biscuit.

BERNOCHE.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

Tu ris, mon cher ?

PIGEORET, riant.

Je n’en fais pas mystère !
Pour les maris ton système est courtois :
Ta comparaison... potagère
Est admirable et flatteuse à la fois !

BERNOCHE.

Elle est fidèle, et plus que tu ne crois.
De leur modèle au diamètre énorme
Non satisfaits d’imiter la rondeur,
Ces maris-là, quand ils ont pris sa forme,
Ne tardent pas à prendre sa couleur ;
Ils ont bientôt sa forme et sa couleur.

PIGEORET, riant.

Vraiment ?

À part.

Il est très farceur avec son air froid !...

BERNOCHE.

J’ai pour les ménages une théorie presque infaillible... Dis-moi ce que tu pèses... je te dirai ce que tu es !

PIGEORET, remettant son verre sur la table.

C’est très commode ça !... Et à combien de kilos un mari commence-t-il à... jaunir ?

BERNOCHE.

À 85, la maladie se développe... À 90, il n’y a plus rien à faire ! Madame part pour les eaux...

PIGEORET.

Bernoche !... qu’est-ce que mon ventre t’a fait, voyons ?

BERNOCHE.

Je parle dans ton intérêt... après ça, si un malheur t’arrive, je n’en serais pas moins ton ami pour ça...

PIGEORET, alarmé.

Un malheur !... Ah çà, il y a donc quelque chose ?

BERNOCHE.

Non... mais, crois-moi, mets-toi à la diète...

PIGEORET, riant.

Ça te va bien ! Un gaillard qui est gourmand comme un chat !

BERNOCHE.

Oui, mais je n’engraisse pas, moi !

PIGEORET, riant plus fort.

Ça, c’est une justice à te rendre ! un clou !... à ta place, je craindrais la rouille... Veux-tu dîner avec moi ? j’ai un pâté de foie gras...

BERNOCHE.

Merci !... j’ai mieux que toi... un dîner de médecin !

PIGEORET, vivement.

Nom d’une truffe ! emmène-moi ?

BERNOCHE.

Un client ! fi donc ! Puisque ta femme est sortie... je reviendrai tantôt...

Il remonte.

PIGEORET, le suivant.

Oui... et fais-lui bien peur de la Suisse.

BERNOCHE, redescendant à droite.

Au revoir...

Lui frappant sur le ventre.

Mais, crois-moi... fais tomber ça... c’est vilain ! prends de l’exercice... marche... danse… essaie de la gymnastique...

PIGEORET, riant.

Sois tranquille !

Air : Pour étourdir le chagrin.

Allons ! puisqu’il est malsain
Qu’un mari trop s’arrondisse,
Je vais à maint exercice
Me livrer soir et matin.

Leste comme un vrai lutin,
J’veux d’une ardeur sans égale,
Au mât d’cocagne prochain,
Concourir pour la timbale.

Reprise ensemble.

PIGEORET.

Allons ! puisqu’il est malsain, etc.

BERNOCHE.

Crois-moi, prends soir et matin
Un salutaire exercice ;
Pour que ta santé fleurisse,
C’est un régime certain.

Bernoche sort par le fond.

 

 

Scène V

 

PIGEORET seul, puis CHARLOTTE, puis CABOULARD

 

PIGEORET, seul.

Quel original avec ses théories !... Dis-moi ce que tu pèses... je te dirai ce que tu es...

Se regardant.

Est-ce que je suis gros, moi ? Non !... je suis majestueux ! et avant d’atteindre les 90 kilos... j’ai de la marge !... Tiens !... une balance ! il y a bien longtemps que je ne me suis pesé... voyons donc !...

Montant sur la balance.

Au moins, mon terme de juillet me servira à quelque chose.

Comptant.

84... 85... 89... Sapristi ! il s’en faut d’un !...

CHARLOTTE, entrant par le fond.

Monsieur ?

PIGEORET, toujours sur sa balance.

Quoi ?

CHARLOTTE, étonnée.

Tiens !... Monsieur qui se pèse !

PIGEORET.

Eh bien ! après ?

Il descend de la balance.

CHARLOTTE.

C’est M. Caboulard, votre locataire, le maître de danse... il désire vous parler...

Elle range la chaise de Pigeoret qui est restée près de la table à manger, et la met à gauche.

PIGEORET.

Faites entrer...Ah ! enlevez ça...

Il porte avec Charlotte la table à manger contre le mur du fond, à gauche de la porte, puis Charlotte sort par le fond. Pigeoret redescendant.

Un kilo ! et j’ai mal déjeuné... Ça me chiffonne, parce que... Que je suis bête de croire cet animal de Bernoche !... La fidélité ne se mesure pas au kilo... comme le beurre !... Cependant il faut qu’il y ait quelque chose.

Charlotte rentre par le fond, précédent Caboulard. Pendant le commencement de cette scène, elle dessert la table à manger.

CABOULARD, entrant ; il a dans sa poche de côté un petit violon appelé pochette ; il est très gros.

Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

PIGEORET.

Bonjour, monsieur Caboulard...

Apercevant l’abdomen de Caboulard, à part.

Mazette ! en voilà un qui a plus que le poids !

CABOULARD.

Je viens pour vous payer mon terme...

PIGEORET.

Ça ne presse pas... votre quittance n’est pas faite...

À part.

Quelle énorme occasion d’éprouver le système Bernoche !

CABOULARD.

J’aurais aussi à vous demander pour mon logement quelques petites réparations...

PIGEORET.

Ça ne presse pas !... Asseyez-vous donc !

CABOULARD, refusant.

Merci... Le papier de ma salle à manger commence à s’en aller...

PIGEORET.

Il s’en va ?... Fermez les portes.

CABOULARD.

Plaît-il ?

PIGEORET.

Mais causons d’autre chose... Dites-moi, cher monsieur Caboulard, êtes-vous marié ?

CABOULARD.

Oui, monsieur.

PIGEORET.

Ah ! ça se trouve à merveille... Je désirerais savoir si madame votre épouse...

CABOULARD.

Quoi ?

PIGEORET, se grattant l’oreille, à part.

Diable ! c’est difficile à demander !

Haut.

Elle se porte bien, madame votre épouse ?

CABOULARD.

Très bien, je vous remercie... Et je pensais qu’avec quelques rouleaux à vingt-cinq sous...

PIGEORET, l’interrompant.

Certainement !... Et comme ça, vous ne vous êtes jamais aperçu de rien ?

CABOULARD.

Sur quoi ?

PIGEORET, triomphant.

J’en étais sûr... Bernoche a voulu me faire peur...

CABOULARD.

Qui ça, Bernoche ?

PIGEORET.

Un imbécile !... de mes amis !...

CABOULARD.

Vous me parliez de ma femme... Est-ce que vous auriez de ses nouvelles ?

PIGEORET.

Comment ! de ses nouvelles ?

CABOULARD.

La portière ne vous a donc pas dit... Elle le dit à tout le monde.

PIGEORET.

Quoi ?

CABOULARD.

Nous ne vivons plus ensemble !

PIGEORET, à part.

Aïe ! aïe !

CABOULARD.

Depuis deux ans !

Gaiement.

Mais, ça m’est égal... Je mange chez le traiteur... on est mieux nourri...

PIGEORET.

Ça, c’est bien vrai !... Mais vous n’aviez pas sans doute de motifs bien graves...

CABOULARD, secouant la tête.

Oh ! oh !...

PIGEORET, à part.

Ah !... ah !... il en avait !

CABOULARD.

Figurez-vous, monsieur, que j’avais recueilli chez moi un jeune homme qui sortait des lanciers...

PIGEORET.

Ah ! voilà !

À part.

Moi, je n’ai pas de lanciers !

CABOULARD.

Ce garçon m’était commode... il faisait mes courses, il promenait ma femme...

PIGEORET, à part.

Tiens !

CABOULARD.

Moi, je n’y prenais pas garde... un cousin...

PIGEORET, à part.

Un cousin !... Sapristi !

CABOULARD.

D’autant plus que ma femme était charmante pour moi... La veille de l’événement elle m’avait appelé son gros chat !

PIGEORET, à part.

C’est unique !... Hier, Célestine m’a nommé son gros minet...

Haut.

Pardon, combien pesiez-vous le jour où madame Caboulard vous a appelé son gros chat ?

CABOULARD.

Oh ! je ne sais pas. J’étais très maigre alors...

PIGEORET, à part.

Maigre ! Bernoche radote !

CABOULARD.

90 kilos environ.

PIGEORET, à part, très alarmé.

Juste ! et moi 89 !... Il n’y a pas une minute à perdre !...

Haut, vivement.

Monsieur, vous êtes maître de danse... Combien ?

CABOULABD.

Quoi ?

PIGEORET, vivement.

Le cachet ?...

À part.

Bernoche m’a dit de danser.

CABOULARD.

Cent sous pour les demoiselles...

PIGEORET.

Flanquez-m’en pour dix francs ! Dépêchons-nous !

CABOULARD.

Comment ! vous voulez ?

PIGEORET.

Tout de suite !... je suis pressé...

À part.

Il me semble que j’augmente !

CABOULARD, à part, tirant sa pochette de sa poche.

En voilà un original !

PIGEORET.

Apprenez-moi quelque chose d’éreintant... La valse à deux temps !... Faut-il ôter mon habit ?

CABOULARD.

Non ! mais pour valser, il faut une valseuse !

PIGEORET.

C’est vrai ! et ma femme qui est sortie !... Attendez !...

Il va à la console du fond et sonne vivement.

CHARLOTTE, entrant avec une saucière par la droite.

V’là votre sauce blanche !

PIGEORET, regardant dans la saucière.

Elle est manquée ! Très bien !

Avec dignité.

Mademoiselle, ôtez votre tablier... nous allons valser.

CHARLOTTE, stupéfaite.

Moi, monsieur ?

PIGEORET.

Je vous ai prise pour tout faire... Dépêchons-nous !

CHARLOTTE, déposant sa saucière sur la console, et ôtant vivement son tablier qu’elle jette sur une chaise.

Je veux bien, moi !

À part.

Il est fou !

CABOULARD, accordant sa pochette.

Je vous attends...

CHARLOTTE.

Me voilà ! monsieur.

PIGEORET, à part, l’enlaçant.

Fichtre ! elle sent l’oignon !

Avec résolution.

Ça ne fait rien !

À Caboulard.

Allez !

Caboulard commence une valse. Pigeoret danse avec Charlotte. À Caboulard tout en dansant.

Plus vite ! plus vite !

Célestine entre par le fond.

 

 

Scène VI

 

CABOULARD, CÉLESTINE, CHARLOTTE, PIGEORET

 

CÉLESTINE, entrant.

Qu’est-ce que je vois là ?

PIGEORET, s’arrêtant.

Ma femme !

Caboulard continue de jouer.

CHARLOTTE.

Oh ! Madame !

Elle se sauve par la droite en emportant son tablier.

CÉLESTINE, à Pigeoret.

Qu’est-ce que cela signifie, monsieur ?

PIGEORET, très gêné.

Dame ! tu vois, je faisais mes quittances !

CÉLESTINE.

En valsant ?

PIGEORET, passant vivement près de Caboulard et l’arrêtant.

Oui, assez !... c’est très bien, mais assez !

Montrant Caboulard.

Et comme Monsieur ne pouvait pas me payer la sienne...

CABOULARD.

Moi ?

PIGEORET, bas.

Taisez-vous !

À sa femme.

Il me donnait une leçon pour nous acquitter.

À Caboulard.

N’est-ce pas ?

CABOULARD, interdit.

Oui, oui, oui.

Il remet sa pochette dans sa poche.

PIGEORET, bas à Caboulard.

Revenez à trois heures... nous prendrons le second cachet... mais vous jouez trop lentement !...

CABOULARD, bas.

C’est convenu...

Il remonte prendre son chapeau qu’il a posé sur une chaise au fond à gauche de la porte. Haut et saluant.

Madame... monsieur...

À part.

Voilà un bien bon élève !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

PIGEORET, CÉLESTINE, puis CHARLOTTE

 

PIGEORET, à part.

Ah ! ça me fait du bien... l’exercice !... Voilà ce qu’il faut !... Marchons...

Il arpente la scène.

CÉLESTINE, l’arrêtant.

M’expliquerez-vous, monsieur, pourquoi je vous ai surpris valsant avec ma cuisinière ?

PIGEORET.

C’est une surprise ! Je travaille la valse à deux temps... pour être ton cavalier cet hiver...

Il se remet à marcher.

CÉLESTINE, le suivant, sans prendre son bras.

Vous !... avec votre embonpoint !... vous seriez ridicule !

PIGEORET, à part.

Mon embonpoint !

Haut.

Marchons ! marchons !

Il continue à arpenter la scène.

CÉLESTINE, le suivant.

Mon ami, je viens de dépenser un argent fou...

PIGEORET.

Oui... Marchons !... marchons !...

CÉLESTINE, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?...

Suivant son mari.

J’ai vu chez Tahan un charmant nécessaire de voyage... mais c’est bien cher !... quatre cents francs !... et si tu étais bien aimable...

PIGEORET.

Je n’ai pas le temps... Marchons ! marchons !

CÉLESTINE, cessant de le suivre.

Ah ! c’est insupportable !

Charlotte entre par le fond avec un seau de zinc et se dirige vers la droite.

PIGEORET, à Charlotte.

Où vas-tu ?

CHARLOTTE.

À la pompe... chercher de l’eau...

PIGEORET, allant à elle.

Pomper !... donne !... voilà un bon exercice !...

Il prend le seau et sort vivement par la droite.

CHARLOTTE.

Mais, monsieur ! monsieur !...

Elle le suit.

 

 

Scène VIII

 

CÉLESTINE, puis ACHILLE, puis CHARLOTTE

 

CÉLESTINE, étonnée.

Il devient fou ! lui, si lourd... si nonchalant !

ACHILLE, entrant par le fond chargé de différents objets, qu’il dépose en entrant sur la chaise à gauche de la porte du fond.

Ma cousine, voici vos emplettes...

Montrant un tableau qu’il a gardé à la main.

Plus ce paysage que vous avez marchandé...

CÉLESTINE, prenant le tableau.

Vous l’avez obtenu ?... Ah ! que vous êtes aimable !... en vérité je ne sais comment vous remercier...

ACHILLE.

Ne suis-je pas assez payé par le plaisir de vous accompagner... Je suis si heureux... si fier... de sentir votre bras s’appuyer sur le mien !

CÉLESTINE.

Des compliments !... Prenez garde !... si mon mari vous entendait...

ACHILLE.

M. Pigeoret !... qu’est-ce que cela lui fait ?

CÉLESTINE, riant.

Comment ?...

ACHILLE.

Pourvu qu’il dîne bien... que son café soit chaud...

CÉLESTINE.

C’est extrêmement flatteur pour moi.

ACHILLE.

C’est la vérité... et malgré moi, cela m’indigne de voir une femme comme vous mariée à un homme incapable de l’apprécier, de la comprendre...

CÉLESTINE, détournant la conversation.

N’est-ce pas qu’il est joli mon paysage ?...

ACHILLE, suppliant.

Ma cousine ?

CÉLESTINE.

Où allons-nous le placer ?

Indiquant le panneau du fond à gauche.

Là... je crois qu’il sera dans son jour... essayons !...

ACHILLE, prenant le tableau.

Volontiers...

Ils remontent tous les deux.

CHARLOTTE, entrant tout effarée par la droite.

Ah ! Madame !

CÉLESTINE.

Quoi ?

CHARLOTTE.

Monsieur, qui fend du bois !...

ACHILLE et CÉLESTINE.

Il fend du bois !...

CÉLESTINE.

Pas possible !... Ah ! le pauvre homme !

ACHILLE, monté sur une chaise pour poser le tableau.

Il va fondre !

 

 

Scène IX

 

ACHILLE, CÉLESTINE, PIGEORET, CHARLOTTE

 

PIGEORET, entrant par le fond avec un crochet chargé de bois sur le dos.

Ouf !... je n’en puis plus !

À Charlotte.

Débarrasse-moi.

Charlotte l’aide à se débarrasser du crochet qu’il pose d’abord sur le bord de la console du fond et qu’il descend ensuite à terre, toujours avec l’aide de Charlotte, qui, alors, sort par la droite, en traînant le crochet chargé de bois après elle. Pigeoret tombe sur une chaise au fond, entre la porte et la console, et dit à part.

Quand j’aurai pris ma seconde leçon de danse, ça commencera à bien faire !...

CÉLESTINE, à son mari.

Te mettre dans un pareil état... un homme de ta corpulence !

PIGEORET, à part.

Toujours ma corpulence !

ACHILLE, toujours sur la chaise et vissant un piton dans le mur.

Ce n’est pas raisonnable...

PIGEORET, à part, se levant.

Ils étaient ensemble !...

Haut à Achille.

Qu’est-ce que vous faites donc là sur cette chaise ?

ACHILLE.

Vous voyez... j’accroche ce tableau...

PIGEORET, allant à lui.

De la gymnastique !... Ça me regarde !

Achille descend de la chaise.

CÉLESTINE.

Prends garde ! tu es trop lourd.

PIGEORET.

Moi ?... une plume !... tiens, vois plutôt !

Il veut monter sur la chaise qui crève sous lui.

ACHILLE.

Patatras !

PIGEORET.

Quoi ?... patatras !... elle était cassée !... elle était cassée !

CHARLOTTE, entrant par le fond.

Madame !

CÉLESTINE.

Quoi ?

Achille accroche le tableau

CHARLOTTE.

Le docteur Bernoche est dans la chambre de Madame...

CÉLESTINE.

Le docteur... mais je ne suis pas malade.

PIGEORET, allant à elle.

C’est moi qui l’ai prié de passer... pour notre voyage en Suisse...

CÉLESTINE, à Charlotte.

J’y vais !

Charlotte rentre à droite. Célestine remonte vers la gauche.

ACHILLE.

Ma cousine, n’oubliez pas que l’exposition ferme à trois heures...

PIGEORET.

Quelle exposition ?

CÉLESTINE.

De la société d’horticulture... Nous avons formé la partie d’y aller, le cousin et moi...

PIGEORET.

Ah ! vous avez formé la partie... c’est très gentil ça !

À part.

Je vais lui donner une drôle de course au cousin !

CÉLESTINE, à Achille.

Attendez-moi... je suis à vous !

Elle sort par la gauche.

ACHILLE, à Pigeoret.

Je ne vous offre pas de nous accompagner... c’est au Luxembourg !...

PIGEORET.

Oh ! moi ! vous savez... je ne suis pas marcheur... j’ai même un petit service à vous demander...

ACHILLE.

Parlez !

PIGEORET, à part.

Où vais-je l’envoyer ?

Haut.

Mon ami, j’aurais besoin d’un cent d’allumettes chimiques... de bonnes allumettes chimiques !...

ACHILLE.

C’est facile !… il y a un marchand au bout de la rue !...

Fausse sortie.

PIGEORET, le retenant.

De vraies allemandes !... j’ai l’habitude de les prendre à la fabrique, à Ménilmontant...

ACHILLE.

Très bien... demain matin...

PIGEORET.

C’est que j’en ai besoin tout de suite... tout de suite !

ACHILLE.

Ah !...

À part.

Est-ce qu’il serait jaloux ?

PIGEORET.

Et si c’était un effet de votre complaisance...

ACHILLE.

Comment donc !...

Fausse sortie.

PIGEORET, le retenant encore.

Dans le cas où vous n’en trouveriez pas à Ménilmontant... je me suis laissé dire qu’il y en avait une très bonne fabrique à Grenelle... près le puits !... c’est une promenade...

ACHILLE, à part.

Diable !... et ma cousine, qui...

PIGEORET.

Allez, mon cher ami.

ACHILLE.

Soyez tranquille !

À part.

Je vais lui prendre ça au bout de la rue...

Haut.

Ah ! tenez !... voici deux cents francs à compte sur vos termes...

À part

Ça pèse un kilo, et pour se promener...

Il lui remet deux rouleaux de cent francs.

PIGEORET.

Merci... dépêchez-vous !

ACHILLE.

Air : Merci bien du renseignement.

Avec zèle et fidélité,
Je vais remplir mon ambassade.

PIGEORET, à part.

Je crois que cette promenade
Sera propice à ma santé.

Ensemble.

PIGEORET.

Avec zèle et sagacité,
Allez remplir votre ambassade.

À part.

Je crois que cette promenade
Sera propice à ma santé.

ACHILLE.

Avec zèle et fidélité
Je vais remplir mon ambassade.

À part.

De cette étrange promenade,
Je comprends peu l’utilité.

Achille sort par le fond.

 

 

Scène X

 

PIGEORET, puis BERNOCHE

 

PIGEORET, seul.

Me voilà tranquille... pour une heure ou deux... Ah ! je suis rompu... j’espère qu’en voilà de l’exercice !

Se frappant sur le ventre.

Il me semble que ça commence à tomber... voyons donc l’effet.

Embarrassé de ses rouleaux d’argent, il les met dans les poches de son pantalon, monte sur la balance et regarde le poids.

Ah !... sacrebleu !... un kilo de plus !... l’exercice m’engraisse à présent !

Descendant et très agité.

90 kilos !... ça y est ! j’ai atteint le poids fatal... et le danger me menace ! je le sens venir !... que faire ?... si je me purgeais ?... non !... ça vous jaunit ! Un bain de vapeur ?

Bernoche sort de la chambre à gauche.

Ah ! mon ami, vite une consultation !

BERNOCHE.

Qu’y a-t-il ?

PIGEORET, vivement.

Dégraisse-moi... tout de suite... n’importe comment !... il y va de ma tête !...

BERNOCHE.

Quelle folie !

PIGEORET.

Je n’ai pas oublié ton apologue du potiron !

BERNOCHE.

Mais je plaisantais, ce matin... je connais des maris très gros et qui sont très respectés...

PIGEORET.

Non... il n’y en a pas !... ou alors ils sont veufs !... Parle ! Si la médecine n’est pas une oie... elle doit avoir des moyens ?...

BERNOCHE.

L’exercice !...

PIGEORET.

L’exercice me gonfle... je ne suis pas conformé comme tout le monde... Autre chose !

BERNOCHE.

La diète...

PIGEORET.

Très bien !... À partir d’aujourd’hui, je ne mange plus !

Avec rage.

Et il faut que ça tombe juste un jour où j’ai un pâté de foie gras !... Je n’y toucherai pas... Après ?

BERNOCHE.

Dame !... après ?... nous avons les chagrins, les contrariétés, les émotions violentes...

PIGEORET.

Ça doit être très bon ça, des émotions !... Voyons... si j’assommais quelqu’un au coin d’un bois ?...

BERNOCHE, riant.

Ah ! tu vas trop loin...

PIGEORET.

Oui, c’est une bêtise !... on ne me donnerait pas le temps de maigrir ! Quelles émotions ?... trouve-moi des émotions !... tu es médecin !...

BERNOCHE.

Ah ! ça, c’est ton affaire, adieu.

PIGEORET.

Comment ! adieu !...

Air du Bal du grand monde.

En toi j’ai mis ma confiance !
Fais-moi maigrir, c’est ton devoir.

BERNOCHE.

Je t’ai prescrit mon ordonnance,
Je vais dîner : adieu, bonsoir !

PIGEORET.

Tu m’abandonnes ? mais c’est lâche !
Tu te couvres de déshonneur,
Si mon front subit une tache
Quand je t’ai pris pour dégraisseur.

Ensemble.

PIGEORET.

Va, tu n’as plus ma confiance,
Tu trahis le plus saint devoir.
Va te livrer à la bombance,
Vil égoïste : adieu, bonsoir !

BERNOCHE.

Pour réduire ta corpulence,
Tâche, mon cher, de t’émouvoir.
Je t’ai prescrit mon ordonnance,
Je vais dîner : adieu, bonsoir !

Bernoche sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

PIGEORET, puis CABOULARD

 

PIGEORET, se promenant avec agitation.

Voyons donc !... voyons donc ! Des émotions ! Si je me battais en duel ? ça ne m’est jamais arrivé... mais avec qui ? Le cousin Achille ! C’est stupide... si je le blesse... il sera pâle, il mettra son bras en écharpe et on le trouvera joli !... Tandis que moi... je peux recevoir ça dans le ventre... il faudra me mettre des cataplasmes... et je serai fort laid ! Il faut pourtant que je me batte... mais avec qui ?

Caboulard entre par le fond.

CABOULARD.

Me voici... je suis un peu en retard.

PIGEORET, à part.

Tiens ! le maître de danse... voilà mon affaire !

CABOULARD.

J’ai été retenu par un élève... Voulez-vous que nous commencions ?

PIGEORET, à part.

Si je débutais par un soufflet ?… Ce serait peut-être brutal...

CABOULARD, prenant sa pochette.

Voici d’abord la première position...

Se plaçant.

Vous placez vos pieds bien en dehors...

PIGEORET, d’un ton provocateur.

Savez-vous, monsieur le professeur d’entrechats, que je trouve votre conduite très cavalière !

CABOULARD.

Quoi donc ?

PIGEORET.

J’ai dit : cavalière ! et si ça ne vous convient pas... marchons !

CABOULARD.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

PIGEORET.

Vous le savez bien !

CABOULARD.

Mais...

PIGEORET.

Je ne vous reconnais pas le droit de m’interroger !... et si ça ne vous convient pas, marchons !

CABOULARD, à part.

Qu’est-ce qu’il a ?

PIGEORET, à part.

Il ne mord pas !

Haut.

Vos visites deviennent bien fréquentes chez moi...

CABOULARD.

C’est la seconde fois...

PIGEORET.

Je sais ce qui vous amène... vous faites la cour à ma femme !

CABOULARD, stupéfait.

Moi ? c’est faux !

PIGEORET.

Alors, j’en ai menti... Très bien !

CABOULARD.

Mais non !

PIGEORET.

Alors vous faites la cour à ma femme ! vous ne pouvez pas sortir de là !

CABOULARD, à part.

Ah ! il est enragé !

PIGEORET.

Pourquoi êtes-vous venu ce matin ?

CABOULARD.

Pour vous payer mon terme !

PIGEORET.

Pitoyable ! Et ce soir ?

CABOULARD.

Pour vous faire danser !

PIGEORET.

Prétexte ! monsieur, prétexte ! À mon âge on n’apprend pas à danser...

CABOULARD.

Cependant vous m’avez dit...

PIGEORET.

Alors, j’en ai menti ?

CABOULARD.

Mais non !

PIGEORET.

Alors, vous faites la cour à ma femme !

CABOULARD, se montant.

Ah ! vous m’ennuyez à la fin !

PIGEORET, à part.

Il se fâche ! bravo !

Haut.

Vous comprenez, monsieur, qu’au point où en sont les choses... une réparation par les armes... est devenue nécessaire...

CABOULARD.

Un duel ?... prenez garde, monsieur, si vous me poussez à bout... je suis capable d’accepter !

PIGEORET.

Allons donc, monsieur... que diable ! on a bien de la peine à vous émoustiller !...

CABOULARD, se couvrant.

Eh bien ! morbleu, monsieur... vos témoins ?...

PIGEORET, ému, à part.

Il accepte ?...

Par réflexion.

Au fait !...

Haut, avec force.

Les vôtres ?...

CABOULARD.

Votre heure ?...

PIGEORET.

À l’instant !...

À part.

Ne nous laissons pas refroidir !...

CABOULARD, animé.

Ah ! vous cherchez une affaire ?

PIGEORET, à part.

Pas par goût, grand Dieu !... c’est comme médecine !...

CABOULARD.

Et c’est à moi que vous vous adressez ?...

PIGEORET.

Oui ! je brûle de me mesurer avec vous...

Ils marchent l’un sur l’autre et leurs ventres se heurtent.

Dépêchons !...

CABOULARD.

Ce n’est pas moi qui bouderai, monsieur... tel que vous me voyez...

PIGEORET, très monté.

Pas tant de bavardage.

CABOULARD.

Je suis un ancien prévôt de régiment !

PIGEORET, refroidi, à part.

Ah ! bigre !

CABOULARD.

J’ai déjà, dans ma vie, couché six hommes sur le carreau !...

PIGEORET, à part.

Mazette !... je ne savais pas ça !...

CABOULARD.

Vous ferez le septième... Marchons !...

Il remonte.

PIGEORET.

Un instant !... ça ne presse pas !... je vous trouve charmant ! vous êtes mon locataire... vous me devez votre terme... si je vous tue, vous profiterez de ça pour ne pas me payer !...

CABOULARD.

Pardieu ! monsieur... les voilà vos deux cents francs...

Il lui met deux rouleaux de pièces de cinq francs dans les mains.

PIGEORET, désappointé.

Ah !

Il garde les rouleaux dans ses mains.

CABOULARD.

Allons, monsieur... je vous attends !...

PIGEORET.

Très bien, monsieur !

CABOULARD.

Nous trouverons des témoins dans le café en face...

PIGEORET.

Parfait !...

CABOULARD.

Ah ! vous voulez faire le septième... ça ne sera pas long !...

PIGEORET.

Je vous suis, monsieur !...

Caboulard sort par le fond.

 

 

Scène XII

 

PIGEORET, puis CHARLOTTE

 

PIGEORET, seul.

Sapristi !... je voulais être ému... je le suis !... Un prévôt de régiment ! six hommes sur le carreau... Ah ! pour le coup je serais curieux de me peser !...

Il met les rouleaux dans ses poches et monte vivement sur la balance. Avec stupeur.

Nom d’un petit bonhomme ! 91 !... encore un !

Descendant.

Ah çà ! tout m’engraisse donc !... Je fais la boule de neige... plus je roule, plus j’augmente ! Deux kilos depuis ce matin !... mais si je continue de ce train-là... au bout de l’année... je ne vois que le cheval d’Henri IV qui soit capable de me porter !... Je fais une réflexion... Du moment que les émotions ne me réussissent pas, je ne vois pas pourquoi je continuerais à vouloir me faire embrocher par cet hippopotame... surnommé Caboulard. Ça serait complètement illogique ça !...

CHARLOTTE, entrant par le fond.

Monsieur !...

PIGEORET, sursautant.

Qu’y a-t-il ?...

CHARLOTTE.

C’est le maître de danse qui vous attend dans la cour avec deux carabiniers, et qui piétine !

Elle remonte.

PIGEORET, à lui-même.

Il piétine !... deux carabiniers ! Fichtre !... comment arranger cette affaire ?... Parbleu !... j’ai un moyen ! un protocole... Qu’est-ce que je lui dois ?... une réparation !... Je vais lui proposer de lui réparer sa salle à manger... Il demande du papier à vingt-cinq sous le rouleau ?... je lui en ferai mettre à six francs... comme ça, je crois que l’honneur sera satisfait !...

Fausse sortie.

CHARLOTTE.

Qu’est-ce que Monsieur veut pour dîner ?

PIGEORET.

Rien !

CHARLOTTE.

Et pour demain ?

PIGEORET.

La même chose... Un radis et une feuille de salade !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

CHARLOTTE, puis CÉLESTINE

 

CHARLOTTE, s’asseyant sur la chaise à droite de la porte du fond.

Ah ben ! en v’là une cuisine pas fatigante... je vas me croiser les bras !

CÉLESTINE, entrant par la gauche.

Charlotte ! où est donc mon mari ?

CHARLOTTE, assise.

Il est dans la cour avec son maître de danse.

CÉLESTINE, apercevant Charlotte sur la chaise.

À quoi pensez-vous donc ?... et votre dîner ?...

CHARLOTTE, se levant.

Ô mon Dieu ! il ne sera pas long à faire !

CÉLESTINE.

Pourquoi ?

CHARLOTTE.

Monsieur m’a commandé un radis et une feuille de salade...

CÉLESTINE.

Lui !... C’est à n’y rien comprendre...

CHARLOTTE.

Oh ! moi, je sais bien pourquoi il fait tout cela.

CÉLESTINE.

Pourquoi ?

CHARLOTTE.

Il veut maigrir, c’t homme. J’ai entendu le médecin lui parler, pendant que je nettoyais la serrure... Il lui disait : passé 90 kilos... on l’est !...

CÉLESTINE.

Quoi ?

CHARLOTTE.

J’ose pas dire le mot... mais Madame sait bien... Alors, il s’est pesé...

CÉLESTINE.

Comment ?...

CHARLOTTE.

Oui, sur cette balance !... je l’ai vu dessus !... Faut croire que le poids y était... et il a eu peur !... un mari !... et. pour maigrir, il me fend mon bois... il me pompe mon eau... ça me va, moi... ça me va !...

Elle sort par la droite.

CÉLESTINE, seule.

Comment, c’est là la cause ?... et malgré cela, il me refuse ce voyage en Suisse... que je désire tant... Ah ! monsieur mon mari !...

Air de Raymond.

Je devine enfin ce mystère.
Vous tremblez, monsieur... et pourtant
Vous résistez à ma prière...
Je vous tiens, imprudent !
Bientôt, avec un peu de ruse,
Ce gai voyage on l’obtiendra...
Ce plaisir, l’amour le refuse,
La peur l’accordera.

Se retournant vers la porte du fond. Parlé.

On vient... c’est lui sans doute...

Voyant entrer Achille.

Non !... c’est le cousin !

 

 

Scène XIV

 

ACHILLE, CÉLESTINE, puis PIGEORET

 

ACHILLE, entrant par le fond, à part.

Elle est seule !... l’instant est favorable...

Haut.

Je vous ai fait attendre.

CÉLESTINE.

Nullement.

ACHILLE.

Une petite course que m’avait donnée monsieur votre mari...

CÉLESTINE.

Encore ! en vérité c’est trop, nous abusons de votre complaisance.

ACHILLE.

Vous ! jamais !

CÉLESTINE.

Heureusement que votre position va changer...

ACHILLE.

Comment ?...

CÉLESTINE.

Cette place que mon mari vous promet depuis trois mois...

ACHILLE.

Oh ! je n’en veux pas !... je la refuse !...

CÉLESTINE.

Vous la refusez ?

ACHILLE.

Formellement.

CÉLESTINE.

Vous ne pouvez cependant pas passer votre vie à toucher les loyers et à tailler les plumes de M. Pigeoret... ce n’est pas une profession pour un jeune homme.

ACHILLE.

Mais vous ne comprenez donc pas qu’en quittant cette maison, c’est vous, c’est le bonheur que je quitte !...

CÉLESTINE, voulant changer la conversation.

Quel temps fait-il ?... dois-je prendre une ombrelle ?...

ACHILLE, avec feu.

Oh ! vous m’entendrez ! car voilà trois mois que je souffre !

CÉLESTINE.

Assez, monsieur !

ACHILLE.

Non ! non !

Se jetant à ses genoux.

Célestine, je vous aime !

PIGEORET, entrant par le fond et à la cantonade.

À six francs le rouleau ! c’est convenu !

CÉLESTINE, poussant un cri.

Ah !

Elle se sauve par la gauche.

PIGEORET, apercevant Achille à genoux.

Oh !...

ACHILLE, toujours à genoux.

Je crois qu’il m’a vu !

PIGEORET, à Achille descendant près de lui.

Y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander ce que vous faites là, dans cette position... inclinée...

ACHILLE, balbutiant.

Moi ?... rien !...

PIGEORET.

Ah ! si c’est pour votre agrément !

ACHILLE, toujours à genoux.

Je ramasse vos allumettes... que j’ai eu la maladresse de laisser tomber !

Il tire le paquet de sa poche.

PIGEORET, se baissant.

Ah ! diantre !... il faut prendre garde... c’est très dangereux ! Eh bien ! mais, je n’en vois pas une seule...

ACHILLE.

C’est qu’elles sont ramassées !...

Il se relève.

PIGEORET.

C’est probable...

ACHILLE, lui remettant un paquet.

Les voilà !

PIGEORET, à part, regardant le paquet.

Le cachet y est encore...

Haut.

Viennent-elles de Ménilmontant ?...

ACHILLE, troublé.

Oui... oui... en grande partie !...

PIGEORET.

Très bien... entrez là.

Il lui indique la porte du deuxième plan, à droite.

Tout à l’heure j’aurai l’honneur de vous remercier...

Il le fait passer à sa gauche.

ACHILLE, à part.

Diable !... ça se gâte !...

Il sort par le deuxième plan à gauche.

PIGEORET, à la porte.

J’aurai l’honneur de vous remercier !...

La porte se referme.

 

 

Scène XV

 

PIGEORET, seul et éclatant

 

Le polisson ! le truand !... il était à ses genoux !... je l’ai vu ! Hélas ! j’ai mon lancier !

Avec accablement.

Le potiron est accompli !... Oh ! mais il me faut une vengeance... étonnante !... Je sens là qu’il va se passer des choses vénitiennes !

 

 

Scène XVI

 

CÉLESTINE, PIGEORET

 

PIGEORET, voyant Célestine qui entre par la gauche, à part.

Ma femme !

CÉLESTINE, venant à lui.

Mon ami ! as-tu la monnaie de vingt francs ?

PIGEORET, tragiquement.

Peut-être !

CÉLESTINE.

En petite monnaie ?

PIGEORET.

Peut-être.

CÉLESTINE.

Ah ! bon Dieu ! quel air !

PIGEORET, à part.

Ô hypocrisie !... qui croirait qu’il y a un crime sous le front de cette femme qui demande la monnaie de vingt francs !

CÉLESTINE.

Eh bien ! cette monnaie ?...

PIGEORET.

Assez, madame !... je ne suis plus votre changeur, je suis votre juge !

CÉLESTINE.

Mon juge ?...

PIGEORET.

J’ai deux kilos de trop... c’est vrai !... mais si vous m’aviez donné le temps... je m’en serais défait... car je t’aimais, Célestine !...

CÉLESTINE.

Mais qu’as-tu donc ?

PIGEORET, s’attendrissant.

Être traité ainsi... à quarante-quatre ans, c’est trop jeune !... C’est... ah !... Célestine !

À part.

Après ça, était-elle complice de cette génuflexion ?

CÉLESTINE.

Eh bien ?

PIGEORET, changeant de ton.

Célestine, réponds-moi franchement... je vais te parler du cousin.

CÉLESTINE.

Moi aussi !... promets-moi de ne pas te fâcher ?

PIGEORET.

C’est selon...

CÉLESTINE.

Eh bien ! il me fait la cour.

PIGEORET.

Ah bah !... ah bah !

À part.

Jouons l’étonnement.

CÉLESTINE.

Tout à l’heure... il s’est jeté à mes genoux.

PIGEORET.

Ah bah !... ah bah !

À part.

Je crois que je joue assez bien l’étonnement.

CÉLESTINE.

Et j’ai songé à l’éloigner de cette maison.

PIGEORET, vivement.

Une preuve !

CÉLESTINE.

Cette place que tu devais solliciter pour lui... je l’ai obtenue, moi ; la voici !...

Elle lui remet un papier.

PIGEORET, s’écriant.

Est-il possible ! tu étais vertueuse !

CÉLESTINE.

Comment ! monsieur, vous en doutiez ?...

PIGEORET, s’embrouillant et avec force.

Non !... Si !... c’est-à-dire... embrasse-moi !

Il l’embrasse.

CÉLESTINE.

Je ne devrais pas... après votre conduite !...

PIGEORET.

Quelle conduite ?

CÉLESTINE.

Influencer le médecin pour qu’il me défende l’air de la Suisse ! Fi !... que c’est laid !...

PIGEORET.

Comment ! tu sais ?...

CÉLESTINE.

Il m’a tout avoué... mais entre mari et femme, est-ce qu’il est nécessaire de se tromper ?...

PIGEORET.

Oh ! non... ça n’est pas absolument nécessaire !

CÉLESTINE.

Il fallait me dire tout simplement : Je me porte bien... je tiens à mon embonpoint... la Suisse me ferait maigrir...

PIGEORET, vivement.

Es-tu sûre de ça ?

CÉLESTINE.

Le docteur me le disait encore à l’instant !

PIGEORET, résolument.

Partons !

CÉLESTINE.

Mais, cependant...

PIGEORET.

Partons ! partons !...

Il remonte à gauche.

CÉLESTINE.

Pas si vite !... mes paquets ne sont pas faits...

Lui prenant le bras.

Dis donc... j’ai toujours bien envie de ce joli nécessaire... tu sais ?...

PIGEORET.

Achète-le... ce n’est pas long !

CÉLESTINE.

Je le sais bien... mais... c’est l’argent... il me manque quatre cents francs...

PIGEORET, tirant de ses poches les quatre rouleaux qu’il a reçus, et les lui donnant.

Les voici !... mais dépêchons-nous !...

CÉLESTINE.

Comment !... tout ça sur toi ?...

PIGEORET.

Ce sont mes loyers.

CÉLESTINE.

Ah ! que tu es gentil !... ce trait-là te portera bonheur... tu dois te sentir l’esprit plus libre... le cœur plus léger...

PIGEORET.

Ce n’est pas le cœur qui est lourd !

CÉLESTINE.

Et je parie que si tu te pesais maintenant...

PIGEORET, vivement.

Non, j’en ai assez...

CÉLESTINE.

Air : Cependant, je doute encore...

Viens ! essayons, je t’en prie.
Allons, monsieur, avancez !

PIGEORET.

Quelle étrange fantaisie !

CÉLESTINE, le faisant passer à droite.

Je le veux... obéissez !

PIGEORET, montant sur la balance.

De ce bizarre spectacle,
Si nos gens étaient témoins !...

CÉLESTINE.

Nous sommes seuls... nul obstacle...
Voyons... combien ?

PIGEORET, étonné et joyeux.

Ô miracle !
Juste deux kilos de moins !

ENSEMBLE.

Juste deux kilos de moins !

En reprenant le dernier vers, Célestine montre au public les quatre rouleaux d’argent, puis elle va les déposer sur le bureau. Pigeoret, radieux, descend de la balance en sautant joyeusement.

CÉLESTINE.

Voilà ce que c’est, monsieur, que de faire les volontés de sa femme !

PIGEORET.

Célestine !... commande-moi encore pour quatre livres de quelque chose ?...

CÉLESTINE.

Du tout !... je vous trouve bien comme cela...

PIGEORET.

Ange !

Il l’embrasse de nouveau.

 

 

Scène XVII

 

PIGEORET, CÉLESTINE, ACHILLE, puis CHARLOTTE

 

ACHILLE, sortant du cabinet à droite.

Pardon, cousin...

Apercevant Pigeoret qui embrasse sa femme et voulant se retirer.

Oh !

PIGEORET, gaiement et avec ironie.

Entrez ! entrez !... vous ne nous dérangez pas... voyez plutôt !

Il rembrasse sa femme. À part.

Je ne suis pas fâché de lui retourner le poignard !

Embrassant encore Célestine. Bas.

Laisse-moi lui retourner le poignard...

Haut à Achille.

Je vous avais promis des remerciements...

ACHILLE, à part.

Allons... c’est un duel !

PIGEORET, lui remettant le papier que lui a donné sa femme.

Voici votre place...

ACHILLE.

Comment ?

PIGEORET.

Nous partons dans un quart d’heure pour la Suisse... un pays superbe !... où le beurre est... très haut placé !

CÉLESTINE.

Vous resterez ici, mon cousin, en attendant que vous ayez trouvé un appartement... Charlotte vous fera la cuisine...

CHARLOTTE, entrant par la droite et apportant une assiette sur laquelle il y a un radis.

Monsieur, le radis est sur la table !

Elle va poser l’assiette sur la table à manger et y joint la carafe et un verre.

PIGEORET, à Achille.

Si vous voulez inviter un ami, ne vous gênez pas !

ACHILLE.

Vous êtes trop bon !

PIGEORET, à part.

Il me vient une idée machiavélique... Pendant que je vais maigrir là-bas... si je pouvais engraisser mon rival ici ?

Haut, et appelant.

Charlotte !

CHARLOTTE, s’approchant.

Monsieur ?

PIGEORET, bas.

Tu vois bien ce jeune homme... qui n’a que la peau et les os...

CHARLOTTE, bas.

Oh ! ça, c’est bien vrai...

PIGEORET, bas, et la regardant.

Comment le sais-tu ?

CHARLOTTE, bas.

Vous me le dites...

PIGEORET, bas.

Ah !... Nous allons le peser avant de partir... et pour chaque kilo qu’il aura gagné... je te donnerai cent francs !

CHARLOTTE, bas.

Tiens !... je vais le mettre à la pomme de terre !

PIGEORET, bas.

L’idée me paraît farineuse !

Haut à Célestine.

Eh bien ! es-tu prête ?

Charlotte remonte.

CÉLESTINE.

À quelle heure part le chemin de fer ?

PIGEORET.

Le chemin de fer... allons donc !... Si tu m’en crois, nous irons à pied... le sac sur le dos... Marchons !... marchons !...

CÉLESTINE.

Tu perds la tête... nous avons bien le temps de marcher là-bas...

PIGEORET.

Paresseuse !

À part.

Si je n’y prends garde cette petite femme-là deviendra boulotte !

CHŒUR.

Air.

Maris
Arrondis,
Craignez un sort funeste.
Sachez, d’un pied leste,
Profiter du présent avis.

PIGEORET, au public.

Air.

Dans l’intérêt de ma santé,
Je vais donc arpenter la Suisse,
Puisqu’il est vrai que l’exercice
Soit prescrit par la Faculté.
Mais j’ai grand’ peur, je le confesse,
Pour l’ouvrage ici présenté.
Dans l’intérêt de sa santé,
Messieurs, laissez... marcher la pièce ;
Dans l’intérêt de sa santé,
Laissez marcher la pièce.

Reprise du chœur.

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