Trilby (Eugène SCRIBE - Pierre CARMOUCHE)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 13 Mars 1823.

 

Personnages

 

JOB MAC-LOF, secrétaire du comte d’Athol

JEN-KINS

MÈRE DOUGAL

JEANNIE, sa filleule, jeune orpheline

TRILBY

JEUNES FILLES

VIEILLES FEMMES

PAYSANS

 

En Écosse.

 

L’habitation de la mère Dougal. - À droite du spectateur, une porte conduisant à la chambre de mère Dougal ; du même côté et sur le second plan une alcôve avec des rideaux ; au fond, la porte d’entrée ; à côté de cette porte une grande croisée ; à gauche, sur le premier plan, la porte d’une autre chambre ; sur le second plan une grande cheminée garnie de tout ce qui est nécessaire au foyer.
Au lever du rideau, tableau d’une veillée villageoise.

 

 

Scène première

 

MÈRE DOUGAL est assise dans un grand fauteuil, à ses côtés JEN-KINS et UNE JEUNE FILLE, ils occupent la gauche du théâtre, à droite, JEANNIE et DEUX JEUNES FILLES forment un autre groupe, dans le milieu, DES JEUNES PAYSANNES, occupées à différents ouvrages, DES PAYSANS sont debout derrière les jeunes filles

 

JEN-KINS.

Eh bien ! mère Dougal, racontez donc toujours.

JEANNIE.

Oui, ma marraine... C’est amusant... ça fait peur.

MÈRE DOUGAL.

Air du Mea culpa.

Premier couplet.

Des loups-garous et des démons,
Mes enfants, craignez l’artifice ;
Est un lutin, dans ces cantons,
D’autant plus rempli de malice
Qu’il est jeune, aimable et joli.

TOUTES LES FEMMES.

Dites, dites vite, quel est-y ?
Quel est son nom ?

MÈRE DOUGAL.

C’est Trilby.

TOUTES.

C’est Trilby !

MÈRE DOUGAL.

Deuxième couplet.

Aux femmes il en veut toujours,
Près d’elles il veille et sautille,
Aux veuv’s il joue de malins tours,
Des vieill’s il cache la béquille,
Aux filles il donne un mari.

TOUTES LES JEUNES FILLES.

Dites, dites vite, quel est-y ?
Quel est son nom ?

MÈRE DOUGAL.

C’est Trilby.

TOUTES.

Quoi ! c’est Trilby !

MÈRE DOUGAL.

Oui, mes enfants, tout le monde vous le dira comme moi, en Écosse, c’est ce qu’on appelle un démon familier, un lutin domestique, tantôt bon, tantôt mauvais ; il ne quitte pas l’intérieur de la maison, se tient d’ordinaire dans l’âtre de la cheminée ; c’est lui qui préside aux entretiens de deux vieux amis, aux récits de la veillée, ou aux querelles du ménage.

JEN-KINS.

J’espère que dans le pays il doit avoir de l’occupation !

MÈRE DOUGAL.

C’est encore lui qui apparaît quelquefois aux jeunes filles qui doivent se marier.

JEN-KINS.

Eh bien ! voilà Jeannie votre filleule, qui doit épouser cette semaine M. Job Mac-Lof, le secrétaire du château.

UNE JEUNE FILLE.

C’est vrai, Jeannie... si tu allais le rencontrer !

JEANNIE, un peu troublée.

Le rencontrer... Oh ! il n’y a pas de danger.

PREMIÈRE JEUNE FILLE.

Dieu ! que j’aurais peur à ta place.

DEUXIÈME JEUNE FILLE.

Si tu le vois, tu nous le diras.

JEN-KINS.

Et à moi aussi, n’est-ce pas ? et puisque nous sommes sur ce sujet, mère Dougal, je ne conçois pas comment miss Jeannie qui, quoique pauvre, descend d’une famille noble... consent à épouser M. Mac-Lof.

MÈRE DOUGAL.

Ça ne te regarde pas.

JEN-KINS.

Si ses parents vivaient encore, eux qui étaient si fiers de leur tribu, ils n’auraient jamais consenti...

MÈRE DOUGAL.

Te tairas-tu !... Il ne s’agit pas de M. Mac-Lof, mais de Trilby.

TOUTES LES FEMMES.

Eh oui ! c’est de Trilby.

PREMIÈRE JEUNE FILLE.

Dites donc, mère Dougal, sait-on comment il est fait ?

MÈRE DOUGAL.

On assure que c’est un lutin couleur de feu, qui a autour de la tête une couronne d’étincelles.

TOUS.

Serait-il possible !

JEANNIE, souriant.

Ah bien ! oui, on dit cela dans le pays, et je le croyais comme vous, mais ce n’est pas vrai.

MÈRE DOUGAL.

Comment ! ce n’est pas vrai ! et d’où le savez-vous ?

JEANNIE.

Mais c’est que, ma marraine...

MÈRE DOUGAL.

Eh bien ! me répondrez-vous ?

JEANNIE.

C’est que je l’ai vu !

TOUTES, se levant précipitamment.

Elle l’a vu !

JEN-KINS, s’éloignant d’elle.

Oh ! mon Dieu !

JEANNIE.

Hier, en conduisant mes chèvres blanches vers la grotte de Staffa, je pensais à ce M. Mac-Lof, que ma marraine veut que j’épouse...

MÈRE DOUGAL.

Et pourquoi pas ? vous descendez de la famille des Mac-Ivor, la première du pays, c’est vrai ; mais depuis longtemps vous êtes orpheline, sans fortune, réduite à habiter avec moi cette chaumière, et M. Mac-Lof est secrétaire de monseigneur !

JEANNIE.

Je ne dis pas non, ma marraine... et la preuve, c’est que j’ai consenti et que je vous obéis. Je ne veux pas être plus longtemps à votre charge ; mais, tout en rêvant à ces idées-là, je m’étais assise au pied d’un arbre.

Air : Celle que j’aime tant ! (Amédée de Beauplan.)

Premier couplet.

Tout à coup à mes yeux, ô suave merveille !
Apparaît un génie... oui, je crois voir encor
Son front ceint de bleuets et son écharpe d’or,
Et sens comme un baiser qui soudain me réveille !

Deuxième couplet.

Tremblante de frayeur, je respirais à peine :
« Va, ne crains rien, dit-il, tu vois en moi Trilby ;
« Je suis ton bon génie, et t’annonce un mari ;
« Que ne puis-je donner ma place pour la sienne ! »

Muette de surprise, je me penchais pour mieux l’écouter : « Adieu, Trilby veille sur toi. » Ce furent ses derniers mots ; et il avait déjà disparu à travers les arbres de la forêt ; mais en rentrant, à chaque pas, je croyais le rencontrer... Ce matin, je croyais le voir encore, et, au moindre bruit que j’entends, il me semble que c’est lui.

Mac-Lof entr’ouvre la porte du fond.

TOUTES, poussent un cri et se sauvent.

Ah !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MAC-LOF

 

MAC-LOF.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

MÈRE DOUGAL.

C’est vous, Mac-Lof, vous m’avez fait une peur !... Nous étions là à parler de Trilby, et nous avons cru...

MAC-LOF.

C’est cela, vous m’avez pris pour lui.

JEANNIE.

Oh ! non, pas moi.

MAC-LOF.

Je ne conçois pas, mère Dougal, que vous ayez l’esprit aussi faible.

Air du vaudeville de La Somnambule.

Croire aux lutins, croire à leur existence,
Je le permets aux gens de ce pays :
Mes lumières, mon éloquence
Ne les ont pas encore convertis ;
Sur ce point chacun d’eux ignore
Mes leçons, mes superbes discours,
Mais aux esprits pouvez-vous croire encore,
Vous qui m’entendez tous les jours ?

JEN-KINS.

Comment ! monsieur Mac-Lof, vous ne croyez pas à Trilby ?

MAC-LOF.

Quelle question ! je suis peut-être assez superstitieux pour donner là-dedans ! Par exemple, je ne dis pas, je crois aux sorciers de Macbeth et à la Dame blanche d’Avenel, parce que ce sont des lutins comme il faut, dont il est question dans les palais et dans les châteaux ; mais votre Trilby, un lutin subalterne et vulgaire, un esprit follet, qui habite les chaumières et qui se mêle bourgeoisement des affaires de ménage... Cela fait pitié.

JEN-KINS.

Eh bien ! est-ce que c’est une raison pour le mépriser ? si nous ne sommes pas assez riches pour en avoir un autre, est-ce que c’est notre faute ?

MAC-LOF.

Taisez-vous.

Air de Turenne.

Oui, jusqu’ici je fus trop débonnaire,
J’aurai recours aux moyens de rigueur.

LES JEUNES FILLES.

Contre Trilby que prétendez-vous faire ?

MAC-LOF.

Le dénoncer à monseigneur.
Dans tous les lieux dont il est maître,
Je fais afficher dès demain :
De par milord, défenses au lutin
D’oser jamais y reparaître.

TOUTES LES JEUNES FILLES.

Comment ! monsieur Mac-Lof, vous voudriez...

MAC-LOF.

Oui, mesdemoiselles, il faut en imposer aux lutins, farfadets et esprits follets ; et il n’y a pour cela qu’une bonne loi contre le vagabondage... Mais, quoique la soirée ne soit pas avancée, je vous conseille de rentrer chez vous, d’autant que j’ai à parler à la mère Dougal.

UNE JEUNE FILLE.

Le vilain homme ! vouloir chasser Trilby !

TOUTES.

Adieu, monsieur Mac-Lof.

MAC-LOF.

C’est bon, c’est bon ; surtout fermez bien la porte.

Jen-Kins, les paysans et les paysannes sortent.

 

 

Scène III

 

MAC-LOF, MÈRE DOUGAL, JEANNIE

 

MAC-LOF.

Eh bien ! mère Dougal, nos affaires vont bien ; j’ai fait part à monseigneur de mon mariage ; je ne pouvais pas m’en dispenser, c’est de lui que dépend mon sort.

MÈRE DOUGAL.

A-t-il donné son consentement ?

MAC-LOF.

Il a été enchanté... « Savez-vous, m’a-t-il dit, que Jeannie descend des Mac-Ivor, que malgré son manque de fortune, il n’est aucun de nous qui ne fût fier d’une pareille alliance ? aussi, je vous donne à cette occasion deux mille jacobus de gratification. »

MÈRE DOUGAL.

Deux mille jacobus ! hein, Jeannie ! quel mariage !

MAC-LOF.

Oui, c’est bien le meilleur maître qui existe, et puis la considération qu’il a pour moi... Quoique riche et homme d’esprit, vous ne croiriez pas qu’il est très souvent de mon avis... Il est vrai que je suis toujours du sien, ce qui fait me consulte assez volontiers.

MÈRE DOUGAL.

Et quand veut-il que le mariage ait lieu ?

MAC-LOF.

Voilà, par exemple, ce qui est encore vague et indéterminé.

MÈRE DOUGAL.

Et pourquoi cela ?

MAC-LOF.

C’est que monseigneur, qui est retenu dans son fauteuil par un accès de goutte, ne veut pas entendre parler de noce ou de fête avant qu’on ait ramené au château lord Arthur, son fils et mon élève, qui est disparu depuis hier.

MÈRE DOUGAL.

Qu’est-ce que vous m’apprenez donc là ? On disait qu’il venait d’achever ses études à Edimbourg et que depuis trois jours à peine il était arrivé dans le pays... Et où est-il allé ?

MAC-LOF.

Courir le monde pour son plaisir, car il est parti avec quelques camarades de collège, et les poches chargées d’or. Je vous le demande, où le trouver ? et quand même je le rencontrerais, il est fort douteux qu’il consente à me suivre, car je suis le précepteur, mais il est le maître.

MÈRE DOUGAL.

C’est fâcheux ; moi qui avais préparé le festin des fiançailles, et qui allais le surveiller...

MAC-LOF.

Ne dérangez rien... il reviendra quand il pourra ; je vais, en attendant, passer chez le tabellion pour le contrat... Ah ! à propos, mère Dougal, vous avez reçu ces trente bouteilles de vin de Porto ?

MÈRE DOUGAL.

Oui, oui, je vous remercie.

MAC-LOF.

Il n’y en a pas de meilleur dans la cave de monseigneur... je connais le bon coin.

JEANNIE.

Comment ! ma marraine, vous me laissez seule ici ?

MAC-LOF.

Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

JEANNIE.

Je ne sais, mais, malgré moi, j’ai peur... S’il allait venir !

MAC-LOF.

Eh ! qui donc ?

JEANNIE.

Trilby.

MAC-LOF.

Hein... qu’est-ce qu’elle dit ?

MÈRE DOUGAL.

Rien... c’est une petite sotte qui a peur de tout... Restez ici, miss Jeannie, entendez-vous ? et n’oubliez pas que vous appartenez maintenant à M. Mac-Lof, et que vous êtes sa fiancée.

JEANNIE.

Oui, ma marraine, je lâcherai de m’en souvenir.

MAC-LOF.

Adieu, mistress Dougal, dans un instant je reviens avec le contrat.

Il sort par le fond et mistress Dougal par la droite.

 

 

Scène IV

 

JEANNIE, seule

 

Elle est bonne, ma marraine.

Répétant ce qu’elle a dit.

« C’est une petite sotte qui a peur de tout. » Je voudrais bien l’y voir... quand Williams, le fils du fermier, vient ici le soir, et qu’il s’en retourne un peu tard... elle craint toujours pour lui quelque mauvaise rencontre... et elle ne veut pas que moi... Dieu ! si j’allais me trouver là face à face... allons... bannissons ma frayeur et n’y pensons plus, si c’est possible... Voyons, occupons-nous... si je rallumais ce foyer qui s’éteint... non... c’est là qu’il se tient d’ordinaire... voilà mon rouet... travaillons.

Air nouveau de M. Castelli.

Premier couplet.

Ma mère,
Naguère,
Me disait encor :
Le travail, ma chère,
Est un vrai trésor.
À ses lois docile,
Et soir et matin,
Il faut que sans fin
Je tourne, je file,
Il faut que sans fin
Je file mon lin.

Deuxième couplet.

Fillettes
Jeunettes,
Craignez les esprits,
Alors que vous êtes
Seules au logis.
Pour rendre inutile
Leur mauvais dessein,
Il faut que sans fin
Je tourne, je file ;
Il faut que sans fin
Je file mon lin.

Ah ! mon Dieu !... j’ai cru entendre du bruit.

Allant au fond du théâtre et ouvrant la fenêtre.

Il me semble avoir entendu marcher, près de cette fenêtre... non, personne. En vérité je ne sais pas maintenant pourquoi j’avais peur !... il avait l’air si doux, si aimable... il ne voudrait pas me faire de mal... D’ailleurs il ne viendra pas !... il m’est apparu une fois par hasard... mais ce n’est pas une raison... il y a tant d’autres jeunes filles dans le pays !

Retournant la tête.

Ah ! Trilby... Trilby !

Trilby s’élance de la fenêtre qui est restée ouverte ; il a une robe d’azur, une écharpe d’or et une couronne de bleuets sur la tête.

 

 

Scène V

 

JEANNIE, TRILBY

 

TRILBY.

Air de La Clochette.

Me voilà !... me voilà !
Puisque ta voix m’appelle,
Me voilà, me voilà !
Que me veux-tu, ma belle ?
Me voilà ! me voilà ! me voilà !

JEANNIE.

Ah ! mon Dieu...

Criant à vois basse et comme si l’émotion l’empêchait de se faire entendre. 

À moi, à moi !... à mon secours !...

TRILBY.

Veux-tu déjà me forcer à disparaître ?... Qu’ai-je donc de si terrible, et que peux-tu craindre de moi ?

JEANNIE.

Je ne puis vous écouter, je suis fiancée à un autre.

TRILBY.

En quoi puis-je blesser ses droits ?... je ne demande rien que de l’obéir ; tu me verras sans cesse occupé à te plaire, à prévenir tes vœux.

Air : Vainement Almaïde. (La Caravane.)

Quelle crainte est ici la tienne ?
Sans frayeur contemple mes traits ;
Jenny, Jenny, sois ma souveraine,
Je suis ton esclave à jamais.
De ces lieux, grâce à mon zèle,
La plus riche sera toi,
Car, pour en être la plus belle,
Tu n’as pas besoin de moi.

JEANNIE.

Quoi ! vous m’obéirez... vous serez à mes ordres !

TRILBY.

Toujours... à chaque instant.

JEANNIE.

Et qu’est-ce que vous demandez pour cela ?

TRILBY.

Un regard, un sourire.

JEANNIE.

Allons... il n’est pas trop exigeant... mais c’est égal, monsieur, je refuse... je ne veux pas faire un marché avec un lutin.

TRILBY.

Eh bien ! Jeannie, je ne te demande rien, laisse-moi seulement auprès de toi, laisse-moi te regarder.

JEANNIE.

Je consentirais peut-être si j’étais sûre qu’on ne vous verra pas... et que moi seule...

TRILBY.

Je te le promets ! invisible à tous les yeux, je veillerai sans cesse sur tes moindres actions ; quand des sons mélodieux arriveront à ton oreille, ce sera moi ; si le vent agite les boucles de tes cheveux, ce sera moi.

JEANNIE.

Quoi ! vous serez toujours là ?

TRILBY.

Sans doute.

Air de contredanse.

Vif et léger,
Mais toujours sage,
L’amour m’engage
À voltiger ;
Et sur la rose
Je me repose,
Sans la flétrir
Ou la cueillir.

Pendant la nuit j’envoie aux belles
Doux souvenirs, songes d’amour !
Par moi, les maris sont fidèles,

Et les amants s’aiment toujours.

Vif et léger, etc.

Je fuis les hivers et la neige,
Je chéris l’aspect du printemps ;
Aussi, celles que je protège
Par mes soins ont toujours quinze ans.

JEANNIE, réfléchissant.

Toujours quinze ans !

TRILBY.

Vif et léger, etc.

JEANNIE.

Toujours sage... eh bien... voilà qui me décide... puisque vous ne demandez pas de gages... je vous prends à mon service... mais vous serez très obéissant ?

TRILBY.

Il vous suffira de prononcer trois fois mon nom, trois fois, entendez-vous... et je serai auprès de vous.

MAC-LOF, en dehors.

C’est bien, nous vous attendrons.

TRILBY.

Eh ! mais, je connais cette voix.

Jeannie et Trilby remontent la théâtre, et pendant que Jeannie regarde par la fenêtre, Trilby entre dans l’alcôve à droite et se cache derrière les rideaux.

JEANNIE.

C’est M. Mac-Lof, mon prétendu... Trilby, partez.

Regardant autour d’elle et ne le voyant pas.

Comme il m’a obéi...

 

 

Scène VI

 

JEANNIE, MAC-LOF

 

MAC-LOF.

Voilà toujours le contrat tout dressé que je vais porter à votre marraine... Maître Fergus, le tabellion, vient souper avec nous ainsi que quelques paysans du canton, que j’ai priés d’être témoins, et au dessert, vous serez mistress Mac-Lof ! Qu’en dites-vous, ma belle enfant ?

JEANNIE.

Je n’ai rien à dire, monsieur.

À part le regardant.

C’est étonnant ; il me semble maintenant plus laid que tout à l’heure !

MAC-LOF.

Quand je pense que dans quelques instants cette jolie petite main sera ma propriété exclusive !

JEANNIE, à part, pendant que Mac-Lot relit le contrat à voix basse.

Je ne sais pourquoi, mais lui, le notaire et le contrat, je voudrais les voir bien loin. Trilby m’a dit que je n’avais qu’à commander. J’ai bien envie, lui et le tabellion, de les envoyer sur le clocher du village voisin... Oh ! non... ils auraient trop peur.

MAC-LOF.

Eh bien ! ma belle enfant, qu’avez-vous à me regarder ainsi ?

JEANNIE, le regardant toujours.

Rien, monsieur.

À part.

Je vais seulement prier Trilby de changer sa figure... car je ne pourrai jamais m’habituer à celle-là.

MAC-LOF.

Air : Amis, voici la riante semaine. (Le Carnaval.)

Premier couplet.

Répondez-moi, de cette rêverie
N’aurais-je pas sujet d’être jaloux ?
Mais à qui donc pensez-vous, je vous prie ?

JEANNIE.

Ne craignez rien, je m’occupe de vous.

À part.

Gentil Trilby, puisqu’il faut que je l’aime,
Viens l’embellir... entendez-vous, Trilby ?

Pendant la ritournelle de l’air elle écoute attentivement, puis se retourne vers Mac-Lof et fait un geste de surprise en l’apercevant.

C’est une horreur !... il est toujours le même ;
Eh ! quoi ! Trilby ne m’a pas obéi ?

MAC-LOF.

Oui, je serai pour vous toujours le même,
Dans tous les temps vous me verrez ainsi.

Deuxième couplet.

Mon cœur palpite et ma tête se monte ;
Sur cette main, qui doit m’appartenir,
Souffrez au moins que je prenne un à-compte.

JEANNIE.

Non, non, monsieur, je n’y puis consentir.

À part.

Ah ! pour le coup, il paraîtra peut-être ;
Pour l’empêcher, venez vite, Trilby.

Pendant la ritournelle elle écoute encore, Mac-Lof a pris sa main, qu’il baise, et Trilby ne paraît pas.

Quoi ! ce baiser ne l’a pas fait paraître,
Ah ! c’en est fait, je ne crois plus en lui.

MAC-LOF.

De mes transports je ne suis plus le maître,
Disposons tout pour être son mari.

Il sort à droite du côté où est mère Dougal.

 

 

Scène VII

 

JEANNIE, seule

 

Voilà donc ce Trilby, qui devait être si attentif, si docile... pour la première chose que je lui demande... je suis d’une colère !... qu’il y vienne maintenant.

 

 

Scène VIII

 

JEANNIE, TRILBY

 

TRILBY, qui est sorti doucement du cabinet et qui se trouve à côté d’elle.

Me voilà... Jeannie.

JEANNIE, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! d’où est-il donc sorti ?... C’est vous, monsieur... il est bien temps... vous arrivez toujours quand on ne veut pas vous voir.

TRILBY.

Jeannie, pardonnez-moi.

JEANNIE.

Du tout, monsieur, c’est bien la peine d’avoir quelqu’un à ses ordres, pour qu’il ne vous obéisse pas !... Où étiez-vous ? auprès de quelque jeune fille du voisinage ? tandis que vous m’aviez promis de ne jamais me quitter ! arrangez-vous, mais je tiens à l’exactitude.

TRILBY.

Aussi, je suis toujours resté près de vous... mais j’avais oublié de vous dire qu’il ne m’est pas permis de paraître quand il y a un mari ou quelque chose d’approchant... comme un fiancé, un prétendu.

JEANNIE.

Comment ? c’est pour cette raison ! il fallait donc m’en instruire... de sorte que maintenant vous resterez toujours ici ?

TRILBY.

Oui, toujours.

JEANNIE, à part, allant fermer la croisée.

C’est égal... c’est plus sûr...

À Trilby.

Eh bien ! que faites-vous donc ?

TRILBY, qui est allé à la table et écrit.

Voilà pour Mac-Lof et pour votre mère... ce sont des caractères magiques... un talisman qui empêchera Mac-Lof de vous épouser.

JEANNIE.

Comment ? vous auriez ce pouvoir !

TRILBY.

Sans doute, et celui de te donner un autre époux, si tu le désires.

JEANNIE.

Puisque vous n’aimez pas les maris... et que vous ne pouvez pas vous trouver avec eux...

TRILBY.

Peut-être qu’avec un de mon choix, ce serait différent ! Dites-moi, Jeannie... afin de bien nous entendre, comment voulez-vous qu’il soit ?

JEANNIE.

Eh ! quoi ! ce serait possible !

TRILBY.

Certainement ! voulez-vous qu’il ait une taille imposante ?

JEANNIE, le regardant.

Non...

TRILBY.

Qu’il ait des cheveux noirs ?

JEANNIE, le regardant toujours.

Non...

TRILBY.

Enfin, expliquez-vous.

JEANNIE.

Je n’oserais... mais puisque vous pouvez tout... lisez dans ma pensée.

TRILBY, hésitant.

Eh bien... vous voudriez que... votre mari... me ressemblât...

JEANNIE.

Ô ciel ! qui vous l’a dit ?

TRILBY.

Ne vous effrayez pas, je tâcherai de vous obéir... mais... malgré mon pouvoir... je ne vous réponds pas qu’il vous aime jamais autant que moi.

JEANNIE.

Eh quoi ! Trilby, vous m’aimez ?

TRILBY.

Et pourquoi pas ?... Est-il défendu à un lutin d’être amoureux ?

JEANNIE, s’éloignant de lui.

Comment, monsieur, vous êtes décidément un lutin ?

TRILBY.

Qu’y a-t-il donc d’étonnant ? c’est un état comme un autre.

JEANNIE.

Et si quelque sorcier de village allait dire des paroles pour vous renvoyer ?

TRILBY.

Jamais ! aucun pouvoir ne peut me faire sortir d’ici. Il n’y a que toi, Jeannie, toi seule ; si jamais tu me dis : Va-t’en ! Trilby disparaîtra pour toujours ; mais tu ne le diras pas, n’est-il pas vrai ?

Duo de Une Heure de mariage.

N’aimer que toi, t’aimer sans cesse,
Ici-bas, voilà mon destin ;
Ainsi, pardonne à ma tendresse.

JEANNIE.

Voyez quel effronté lutin !

TRILBY.

N’aimer que toi, t’aimer sans cesse,
Ici-bas, voilà mon destin ;
Et rien n’égale ma tendresse,
Par ce baiser j’en fais serment.

JEANNIE, le repoussant.

Trilby, finissez à l’instant !

TRILBY.

Un lutin n’est pas un amant.

JEANNIE.

Finissez donc.

TRILBY.

Ô doux moment !

JEANNIE.

Je vous répète.

TRILBY.

Ah ! c’est charmant !

Ensemble.

TRILBY.

N’aimer que toi, t’aimer sans cesse,
Ici-bas, voilà mon destin.

JEANNIE.

N’aimer que moi, m’aimer sans cesse !
Non, non, vous me pressez en vain.

À la fin de ce duo, Trilby embrasse Jeannie.

 

 

Scène IX

 

JEANNIE, TRILBY, JEN-KINS

 

JEN-KINS, ouvrant la porte du fond et apercevant Trilby auprès de Jeannie.

Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je vu ?

TRILBY, allant vers lui.

Qui ose nous interrompre ?

JEN-KINS, tombant par terre, devant la porte du cabinet, à gauche.

C’est fait de moi... Au secours ! au secours !

JEANNIE, allant vers lui.

Jen-Kins, Jen-Kins, te tairas-tu ?

Pendant ce temps, Trilby est entré dans le cabinet, en sautant par-dessus le corps de Jen-Kins.

JEN-KINS.

Au secours ! au secours ! il est ici !

 

 

Scène X

 

JEANNIE, JEN-KINS, MÈRE DOUGAL, MAC-LOF, PAYSANS, PAYSANNES qui arrivent par la porte du fond

 

MAC-LOF.

Eh bien ! eh bien ! qu’y a-t-il donc ? A-t-on jamais vu crier de la sorte !

À Jen-Kins qu’on a relevé.

Eh ! comme te voilà pâle et tremblant !

JEN-KINS.

Il n’y a peut-être pas de quoi ! Trilby qui était là et qui embrassait votre future.

MAC-LOF, commençant à trembler.

Serait-ce vrai, Jeannie ?

JEANNIE, tout émue.

Est-ce que je sais ? il a passé si vite qu’à peine... je l’ai aperçu.

JEN-KINS.

Oui ; il S’est tout à coup changé en flamme bleuâtre, et il est entré sous terre ou dans ce cabinet.

MAC-LOF.

Comment ! il serait possible !

MÈRE DOUGAL.

Qu’est-ce que c’est que cela ?... J’y vais moi-même, moi qui n’ai rien à craindre... et nous verrons.

Elle entre dans le cabinet.

MAC-LOF, aux paysans.

Je vous demande si cela ne devrait pas vous faire honte?... des  gaillards de votre espèce... vous souffrez qu’une femme... 

À mère Dougal qui sort da cabinet.

Eh bien ! mère Dougal ?

MÈRE DOUGAL, sortant du cabinet.

Il ne sait ce qu’il dit. Personne... et tout est exactement  fermé. Il est vrai qu’il y a une grande croisée qui donne sur la campagne.

JEN-KINS.

Quand il n’y en aurait pas, qu’est-ce que ça fait, puisque ça peut passer, quand ça veut, par le trou de la serrure !

MAC-LOF, reprenant de l’assurance.

C’est-à-dire que tout cela n’est qu’un jeu de votre imagination, et que vous vous êtes figuré...

Regardant sur la table.

Ah mon Dieu !... non, non, mère Dougal, le lutin a passé par ici... Ceci est pour vous.

Lui donnant un papier.

et voilà qui est pour moi.

Lisant, à part.

« Si Mac-Lof persiste à vouloir épouser Jeannie, je lui tordrai le cou la première fois qu’il descendra dans le petit caveau pour y boire le vin de Porto de monseigneur. Signé : TRILBY. » Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

MÈRE DOUGAL, lisant de son côté, à part.

« Si tu donnes ta fille à Mac-Lof, je raconterai certaine aventure... Songe à Williams, et tremble. Signé : TRILBY. »

JEANNIE.

Eh bien ! ma marraine, qu’avez-vous donc ?

MÈRE DOUGAL.

Ce que j’ai... Il est entré ici... tous les fléaux vont fondre sur nous.

Air de Robert le Diable.

Nos blés vont périr par la pluie.

MAC-LOF.

Votre chaumière brûlera.

MÈRE DOUGAL.

Tu vas cesser d’être jolie.

JEANNIE.

Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait là ?

MAC-LOF.

Tous les maux viendront à la suite.

JEANNIE, effrayée.

Eh ! mais déjà mon cœur palpite.

MÈRE DOUGAL.

Sais-tu ce que c’était ?

JEANNIE.

Non, mon cœur l’ignorait.

MAC-LOF.

Eh bien ! avec cet air aimable...

JEANNIE.

Eh bien, c’était...

MAC-LOF.

C’était le diable.

Ensemble.

MAC-LOF et MÈRE DOUGAL.

Ah ! mon Dieu, je me meurs !
Que veut-il ? je l’ignore.
Combien va-t-il encore
M’arriver de malheurs ?

JEANNIE.

Ah ! grands dieux, quelle peur !
Que dois-je craindre encore ?
D’un trouble que j’ignore
Je sens battre mon cœur.

MAC-LOF.

Peut-être même est-il encore ici ?

JEANNIE.

Cela se pourrait bien.

MAC-LOF.

Si je me rappelais certaine formule, que je savais autrefois, et qui a toujours donné congé aux lutins les plus tenaces...

JEANNIE.

Eh ! mon Dieu ! il n’est pas besoin de tant de peine... Il est ici ; mais il m’a dit que, si je le bannissais, il ne reviendrait plus.

Air de M. Heudier.

MAC-LOF.

Et votre cœur encore hésite ?
Savez-vous quel sort vous attend ?
Croyez-moi ; parlez, parlez vite,
Ou craignez un prompt châtiment.

MÈRE DOUGAL.

Oui, pour nous soustraire à sa rage,
Il faut le bannir de ces lieux.

JEANNIE.

Je le voudrais et ne le peux.

MAC-LOF.

Entendez-vous gronder l’orage ?
Le ciel le commande.

JEANNIE.

Grand Dieu !

Hésitant.

Puisqu’il le faut, Trilby, va-t’en.

TRILBY, paraissant à la fenêtre du fond en dehors et jetant sa couronne de bleuets.

Adieu !

Mère Dougal et Mac-Lof, qui se retournent, ne l’aperçoivent que par derrière. Jeannie tombe sur une chaise.

Ensemble.

JEANNIE.

Rien n’égale ma douleur,
Je sens fuir tout mon courage.
Il s’éloigne... Ah ! quel dommage !
Rien ne peut plus toucher mon cœur.

MAC-LOF et MÈRE DOUGAL.

Rien n’égale mon bonheur,
Il est parti, du courage !
Et dans tout le voisinage
Poursuivons le séducteur.

TOUS.

Poursuivons, poursuivons le séducteur !

Ils sortent par la porte du fond.

 

 

Scène XI

 

JEANNIE, seule

 

C’en est fait... il m’a dit adieu ! Il ne reviendra plus... Ils ont beau dire que c’est un esprit malfaisant... Pauvre Trilby, il était si gentil ! Il m’aimait tant ! et comment ai-je payé ses services ?... Je l’ai chassé. La pluie tombe par torrents, et maintenant il est dehors, errant dans la campagne, lui qui d’ordinaire se tenait chaudement, près du foyer !... Pauvre petit ! Ah ! mon Dieu, l’orage redouble... C’est Trilby qui se venge... et ma mère, qui disait qu’après son départ tout serait fini, que je serais plus tranquille... Hélas ! rien ne s’apaise... L’orage dure toujours...

Montrant la fenêtre.

là-bas,

Mettant la main sur son cœur.

et ici... Oui, j’éprouve encore les mêmes tourments... Ah ! mon Dieu !

Avec un mouvement de joie.

Est-ce que par hasard il serait revenu ?

Regardant autour d’elle avec émotion et écoutant.

Mais il ne voudra plus reparaître. Il est fâché contre moi ; il a jeté sa couronne. Du moins elle ne me quittera plus... Et peut-être un jour viendra-t-il la reprendre.

Elle l’arrange en bouquet et le met à son côté.

Ma marraine n’est pas là... je suis seule, si je l’appelais ?

À voix basse.

Trilby !

Allant à l’autre côté du théâtre el avec un peu d’impatience.

Trilby ! Vous voyez bien, monsieur, qu’il n’y a personne.

Air de Blangini.

Reviens, Trilby,
Vers moi daigne descendre ;
Je ne veux plus d’amant ni de mari.
Trilby, Trilby, s’il faut enfin se rendre,
Eh bien, je t’aime. Ah ! du moins pour l’entendre,
Reviens, Trilby.

 

 

Scène XII

 

JEANNIE, MAC-LOF

 

MAC-LOF.

Grâce au ciel... Il n’en est plus question.

JEANNIE.

Grand Dieu ! qu’est-il arrivé ?

MAC-LOF.

Il est arrivé que je me suis montré : j’ai mis à ses trousses tous nos villageois qui, armés de torches et de gaules, se sont mis à sa poursuite dans toutes les directions.

JEANNIE.

Est-ce qu’on lui aurait fait mal ?

MAC-LOF.

Ah bien ! oui... Impossible de l’atteindre... Il est léger comme un chamois, et on ne l’a seulement pas aperçu... Mais cette chasse lui servira de leçon ; et si maintenant il s’y hasarde jamais...

JEANNIE, à part.

Le beau chef-d’œuvre ! ils me l’auront effarouché, et il ne reviendra plus jamais.

MAC-LOF.

Ah çà ! la mère Dougal m’a dit qu’il y avait ici quelqu’un du château qui devait m’attendre.

JEANNIE.

Je n’ai vu personne.

 

 

Scène XIII

 

JEANNIE, MAC-LOF, ARTHUR, habillé en seigneur écossais, précédé de deux domestiques

 

ARTHUR.

C’est bien, attendez-moi, et prenez soin de mon cheval.

MAC-LOF.

Ciel ! que vois-je ? Monseigneur mon élève !

ARTHUR.

Bonjour donc, mon cher précepteur. J’ai fait un voyage charmant... Les aventures les plus incroyables... Je vous raconterai cela un jour... Cela pourra peut-être vous divertir.

MAC-LOF.

Comment donc !... Je m’en ferai un devoir.

JEANNIE, qui jusque-là est restée rêveuse et les yeux fixés à terre.

Ah ! mon Dieu !

MAC-LOF.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

JEANNIE.

Rien... mais c’est que monseigneur... Je vous demande pardon, je n’aurais jamais pu penser... Ah ! mon Dieu, mon Dieu !...

À Mac-Lof.

Vous êtes bien sûr que c’est sir Arthur, le fils de milord ?... Vous le connaissez ?

MAC-LOF.

Parbleu ! si je connais mon élève...

À Arthur.

Ah çà ! nous retournons au château ?

ARTHUR.

Non.

MAC-LOF.

Comment ! non !... J’ai promis à votre père de vous y ramener : mon mariage en dépend.

ARTHUR.

C’est justement pour cela que je suis venu vous trouver ; et je retournerai au château, si vous avez de l’esprit.

MAC-LOF.

Il me semble qu’à ce compte, vous devriez y être déjà.

ARTHUR.

Voici de quoi il s’agit : il faut que vous remettiez à mon père cette lettre dans laquelle je lui déclare que je suis amoureux.

MAC-LOF.

Comment, monseigneur mon élève... vous vous êtes permis ?...

ARTHUR.

J’ai suivi votre exemple... Je ne vous nomme point celle que j’aime. Qu’il vous suffise de savoir qu’elle n’a pour elle que sa beauté, sa naissance et mon amour... Mais je compte sur vos talents pour déterminer mon père...

MAC-LOF.

Permettez !... de la beauté... de la naissance et de l’amour, avec une dot comme celle-là, il va falloir un supplément de moyens oratoires.

ARTHUR.

Ce sont vos affaires... Mais si vous ne réussissez pas... je pars, et vous pouvez dire adieu à votre élève et à votre mariage.

MAC-LOF.

Mon mariage !... Dites donc, Jeannie ?... Eh bien, à quoi pense-t-elle ?...

Bas à Jeannie qui regarde toujours Arthur.

Prenez donc garde, ce n’est pas honnête de regarder ainsi monseigneur.

S’adressant à Arthur.

Air de la valse des Comédiens.

Vous me chargez d’un important message
Daignez attendre ici l’événement.
De mes talents je saurai faire usage
Puisqu’en ce jour mon hymen en dépend.

JEANNIE, regardant toujours Arthur.

C’est là sa voix, son air et son langage.

MAC-LOF, à Jeannie.

Adieu, je pars, et je reviens soudain.

JEANNIE, regardant toujours Arthur.

Est-ce étonnant ! comment croire qu’un page
Ait, à ce point, tous les traits d’un lutin ?

Ensemble.

JEANNIE.

Oui, de Trilby je crois revoir l’image,
Et malgré moi je tremble en y pensant.
Mais je m’abuse, hélas ! et quel dommage !
Ce n’est pas lui, quoiqu’il soit ressemblant.

ARTHUR.

Vous remplirez cet important message ;
Je sais combien vous êtes éloquent.
Vous parlerez pour notre mariage,
De mon côté, moi, j’en vais faire autant.

MAC-LOF.

Vous me chargez d’un important message ;
Daignez attendre ici l’événement.
De mes talents je saurai faire usage,
Puisqu’en ce jour mon hymen en dépend.

 

 

Scène XIV

 

JEANNIE, ARTHUR

 

JEANNIE.

Ah ! mon Dieu ! nous voilà seuls.

ARTHUR.

Votre prétendu nous a laissés... dites-moi, Jeannie...

Il fait un pas vers elle, elle recule.

Eh ! mais, qu’y a-t-il donc ?

JEANNIE.

Rien, monseigneur... mais je n’ose approcher... la crainte... le respect...

À part.

En vérité, il est impossible de se ressembler à ce point-là...

Haut.

Enfin, c’est la première fois que vous venez dans cette chaumière... et il me semble...

ARTHUR, timidement.

Que nous nous sommes déjà vus ?... oui, et depuis ce moment, je vous aime... je cherche tous les moyens de vous plaire.

JEANNIE.

Que dites-vous, monseigneur ?

ARTHUR, de même.

L’amour m’avait inspiré un projet bizarre... extravagant... qui devait plutôt frapper votre imagination que toucher votre cœur... mais ce cœur est le seul bien où j’aspire... je sens maintenant, Jeannie, que je ne puis vivre sans vous... et c’est pour cela que je viens d’envoyer Mac-Lof demander à mon père la permission de vous épouser.

JEANNIE.

Il se pourrait... vous, milord... vous le maître de ces domaines... vouloir m’épouser !...

ARTHUR.

Cela vous étonne ?...

JEANNIE.

Oh ! non... car je me rappelle maintenant que Trilby m’avait bien promis pour aujourd’hui même un mari.

ARTHUR.

Il vous avait promis...

JEANNIE.

Oui... un mari qui lui ressemblerait.

ARTHUR.

Eh bien !... vous a-t-il tenu parole ?

JEANNIE.

Que trop... et je conçois maintenant le trouble que j’éprouve.

ARTHUR, lui prenant la main.

Jeannie !

JEANNIE.

Laissez-moi... monseigneur... laissez- moi... ce n’est pas ma faute... mais vous venez trop tard, et je n’aimerai jamais que Trilby.

ARTHUR, souriant.

Vraiment... regarde pourtant... je suis presque un autre lui-même.

JEANNIE, le regardant.

Oui... voilà ces traits charmants que j’aimais en lui.

ARTHUR.

C’est moi maintenant qui veux t’obéir, prévenir tous tes vœux.

JEANNIE, de même.

Comme Trilby.

ARTHUR.

C’est moi qui jure de t’aimer toujours.

JEANNIE.

Comme Trilby... Ah ! de grâce, répondez-moi... est-ce vous ?... est-ce lui ?

ARTHUR.

C’est nous deux.

Air de Téniers.

Arthur, Trilby, ne font qu’un, je l’atteste ;
On t’abusait.

JEANNIE.

Que dites-vous ? ô ciel !

ARTHUR.

Je renonce au pouvoir céleste,
Je ne suis plus rien qu’un simple mortel.
Mais un mortel peut le donner sa vie,
De t’épouser il peut former le vœu ;
Et je me dis, te voyant si jolie :
Ah ! quel bonheur de n’être pas un dieu !

 

 

Scène XV

 

JEANNIE, ARTHUR, MÈRE DOUGAL, MAC-LOF, PAYSANS et PAYSANNES

 

MAC-LOF.

Victoire, victoire ! Ce n’est pas sans peine... mais enfin, je l’ai emporté... du doucereux... de l’entraînant, du pathétique... le cœur, la tête... j’ai tout attaqué... votre père s’est rendu...

S’essuyant le front.

et moi aussi.

AUTHUR.

Quoi, mon cher gouverneur ! il se pourrait !

MAC-LOF.

Ah ! mon Dieu, oui ! pourvu qu’il vous voie et qu’il vous embrasse, votre père consent à tout, et vous permet d’épouser celle que vous aimez...

ARTHUR.

Ah ! Jeannie, tu seras donc ma femme !

MAC-LOF.

Hein ! qu’est-ce que cela veut dire ? et qu’est-ce que je vois ?

ARTHUR.

Celle que j’aime, et que vous avez eu la bonté et l’adresse de demander pour moi en mariage.

MÈRE DOUGAL.

Quoi ! monsieur Mac-Lof, c’est vous qui êtes cause que monseigneur épouse ma fille ? quelle générosité !... et comment jamais... notre reconnaissance...

MAC-LOF.

Il s’agit bien ici de vos remerciements... mes talents oratoires m’ont joué là un vilain tour... trop d’esprit, trop d’éloquence, voilà ce qui m’a perdu.

TOUS.

Air : Chœur du Calife de Bagdad.

Célébrons sa puissance,
Et que Trilby, dans ce pays,
Chasse par sa présence
Tous les malins esprits !

JEANNIE, au public.

Air du vaudeville du Colonel.

Tous les lutins que les sorciers honorent
Dans les livres sont très connus ;
Approche-t-on ? soudain ils s’évaporent.
Veut-on les voir ? il n’en existe plus.
Des curieux ils craignent la présence...
Bien différent est le nôtre ce soir ;
Il ne peut avoir d’existence
Qu’autant que vous viendrez le voir.

TOUS.

Célébrons sa puissance, etc.

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