Touboulic le cruel (Alexis DECOMBEROUSSE)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 8 avril 1843.

 

Personnages

 

TOUBOULIC, vacher

MARZIN, marin

MONSIEUR CROPP, juge-de-paix

IVONE, maîtresse d’auberge

IRÉNÉE, mère de Touboulic

 

La scène est à Commana en Bretagne.

 

Le théâtre représente une salle d’auberge de village. Porte au fond, portes latérales. Deux fenêtres ouvertes au fond donnant sur le village, deux tables, une à droite, l’autre à gauche. Un petit buffet sur lequel il y a des bouteilles et des verres. Chaises. Une veste brodée sur une chaise au fond. Une glace sur la gauche.

 

 

Scène première

 

IRÉNÉE, puis IVONE

 

IRÉNÉE, entrant par le fond.

Personne... Bon !...

Elle marche sur la pointe des pieds, s’approche du buffet, tire un bonnet à nœuds roses, d’une enveloppe de papier, et le pose sur un pot à eau.

Quand Ivone verra ça, je lui ferai croire que c’est mon fils qui l’a apporté ! Faire que c’est moi qui suis obligée de faire pour : Touboulic toutes les surprises et toutes les galanteries d’un amant à sa maîtresse ! Tandis que lui... Et il faut encore que mon neveu Marzin, son rival, et le bras au moment où nous nous y attendions le moins... J’entends Ivone, et vite... Il ne faut pas qu’elle sache que je suis entrée ici avant elle.

Elle regagne la porte du fond, et disparaît.

 

 

Scène II

 

IVONE, puis IRÉNÉE

 

IVONE, des lettres à la main, entrant par la droite.

Air de la Perruche.

C’est un vrai délire,
Tous vont donc m’écrire ?
Mon dieu ! que d’amants !
Mais de soixante ans.
Car notre disette
Est vraiment complète,
En fait d’jeunes gens
Aimables, galants :
Et chaque vieux Breton, ne guette
Que mon auberge, et non mon cœur :
Comme c’est flatteur !
Messieurs, serviteur !
Serviteur ! serviteur,
Pour moi c’est trop d’honneur.

Mais quand ils seraient jeunes, je n’en serais pas plus avancée, car je ne puis pas choisir. En voilà une position ridicule, pour une jeune fille !... Dire que c’est au plus laid et au plus maussade qu’il faut donner la préférence, puisque c’est lui qui m’a sauvé la vie. Ah ! si Marzin

Ici, Iréné entre et tousse.

Eh ! c’est la mère Irénée !... Par quel hasard !... Je croyais que vous deviez travailler toute la quinzaine à Pennemareq ?

IRÉNÉE.

J’ai eu besoin de revenir pour mon fils ; comment va-t-il, mon pauvre Touboulic ?

IVONE.

Oh ! très bien... Toujours aussi pas bon qu’à l’ordinaire.

IRÉNÉE.

Comme vous le traitez après ce qu’il a fait pour vous ! Avez-vous donc déjà oublié la nuit où le feu prit à cette auberge. Il avait déjà gagné l’escalier. Vous aviez beau crier, personne n’osait le franchir ; lorsqu’un homme, au risque de sa vie, sans hésiter une minute, se précipite au milieu des flammes, vous emporte, votre tante et vous à demi évanouies.

IVONE.

Oui ! et disparaît avant que nous ayons pu reconnaitre notre libérateur.

IRÉNÉE, appuyant.

Mon fils ! mon Touboulic ! qui rentra à la maison, ses habits tout brûlés, les mains et la figure comme s’il sortait de l’enfer. Et, savez-vous quelle fut sa première parole ? Mère ! pas un mot à Ivone ; qu’elle ne sache jamais...

IVONE.

J’étais bien loin de m’en douter, allez ! car, tandis qu’if m’emportait, il prononça mon nom... avec une voix... qui me fit l’effet de celle de Marzin.

IRÉNÉE.

Marzin ! parti la veille de l’incendie ?

IVONE.

Oh ! Je sais bien que c’est impossible ; et, pourtant...

IRÉNÉE.

Allons ! je vois bien que mon pauvre Touboulic ne parviendra jamais à vous plaire.

IVONE.

Mais, dame ! vous conviendrez qu’il ne se donne pas grand’peine pour ça. Dès le matin, dans la montagne, avec ses vaches, il a contracté des habitudes de société bien peu engageantes, allez !

IRÉNÉE.

Pouvez-vous lui reprochez d’aimer la solitude, quand c’est pour penser à vous ?

IVONE.

Mon Dieu ! je ne lui reproche rien ; seulement, s’il était de bonne grâce... aimable... au moins de caractère...

IRÉNÉE.

Mais vous ne voulez donc pas comprendre que ce n’est que depuis qu’il vous a sauvée, qu’il est comme ça. Il craint de n’être aimé que par reconnaissance, et qu’en l’épousant, vous n’agissiez contre les sentiments de votre cœur.

IVONE.

C’est très bien de sa part ; mais il me semble qu’il pourrait bien ne pas pousser la délicatesse jusqu’à me dire des injures.

IRÉNÉE.

À votre place, moi, je le forcerais bien à se trahir. Je serais si gentille avec lui !...

IVONE.

Par exemple ! je le suis bien assez comme ça. N’est-ce pas moi qui lui fais toutes les avances... et c’est dur, voyez-vous, quand on n’en a pas l’habitude.

Air : On a peur de tout la nuit. (Ange gardien.)

Mon miroir souvent me dit
Que je suis gentille !
Vot’ fils jamais n’ s’attendrit
Jugez d’ mon dépit !
Le temps passe et fuit !
Pauvre jeune fille !
Des charm’s qu’il détruit
Perdrai-j’ tout le fruit ?
Bien des garçons d’une voix douce
M’courtis’ nt et demand’nt ma main ;
Il faut que je les repousse
Pour cajoler un vilain,
Hargneux, maussade et taquin.
Mon miroir souvent me dit.

Etc., etc.

IRÉNÉE.

Eh ! non, vous serez heureuse... très heureuse. Tiens ! oh ! le joli bonnet que vous avez acheté !

IVONE.

Moi ! mais je n’ai pas acheté de bonnet.

IRÉNÉE, allant le chercher.

Qu’est-ce que c’est donc que ça ?

IVONE.

Ah ! mon Dieu ! juste comme celui dont, l’autre jour, je disais que j’avais envie.

IRÉNÉE.

Et devant qui disiez-vous cela ?

IVONE.

Mais... devant Touboulic... qui s’est moqué de moi.

IRÉNÉE.

Il s’est moqué de vous ?... Eh bien ! je suis sûre qu’il s’est levé avant le jour pour courir à la ville... et vous faire cette surprise.

IVONE.

Pauvre Touboulic ! il serait possible ?...Oh ! comme il est sournois.

IRÉNÉE.

Et c’est ce garçon-là dont vous doutez ! lui qui vous aime tant !

IVONE, essayant le bonnet.

Eh bien ! moi aussi je l’aimerai... C’est qu’il est charmant ! comme il me va bien !... Et la preuve... voilà des lettres qui me demandent en mariage... Voilà la réponse que j’y fais,

Elle déchire les lettres.

et celle que je ferai à tous ceux qui se présenteront.

IRÉNÉE.

Oui ; mais celui qui ne s’est pas présenté depuis six mois ?

IVONE.

Marzin ? votre neveu ?

IRÉNÉE.

S’il revenait, le refuseriez-vous ?

IVONE.

Un garçon qui s’avise de se faire matelot, de partir sans m’expliquer son motif, au lieu de m’épouser, et puis, d’ailleurs, qui était toujours chez la meunière d’en face !... Je crois bien, que Je le refuserais !

IRÉNÉE.

Et vous feriez bien... il en contait à toutes les femmes.

IVONE.

Vous croyez ?

IRÉNÉE.

Et la meunière d’en face, donc !

IVONE.

La meunière !

IRÉNÉE.

C’est connu de tout le village.

IVONE.

Ah ! ben... c’est surtout à cause de lui que je tiens à épouser Touboulic. Sera-t-il surpris et confus quand il reviendra ? Dieu que ce sera amusant !

Air : valse de Giselle.

N’ayez donc plus ni crainte, ni tristesse,
De Touboulic je ferai le bonheur ;
Car je le sens, oui, je dois ma tendresse
À votre fils, puisqu’il est mon sauveur.
Mais vous venez de faire un grand voyage,
Et j’oubliais... allons, mettez-vous là.
Quelques gâteaux vous souriraient, je gage,
C’est... votre bru qui vous les servira.

Ensemble.

IVONE.

N’ayez donc plus ni crainte, etc.

IRÉNÉE.

Ah ! vous calmez ma crainte et ma tristesse,
Oui, Touboulic vous devra le bonheur,
S’il vous sauva, votre seule tendresse,
Voilà le prix qu’ambitionnait son cœur.

Ivone sort par la droite.

 

 

Scène III

 

IRÉNÉE, seule

 

Elle paraît décidée... à la bonne heure ; mais c’est Touboulic qui ne l’est pas. Dire qu’un garçon, sculpté comme il est, et qui n’a pas le sou, se fait tirer l’oreille pour accepter la plus jolie fille et la meilleure auberge du pays ! oh ! il faut que ça finisse. La présence de Marzin, son rival, peut tout gâter. C’est le moment décisif, il faut que Touboulic soit l’époux d’Ivone, aujourd’hui... ou jamais.

Regardant par la fenêtre.

Déjà Marzin !... J’ai joliment bien fait de me hâter.

 

 

Scène IV

 

MARZIN, IRÉNÉE

 

MARZIN, entrant avec un énorme ballot qu’il pose dans un coin du théâtre.

Holà ! hé ! la vieille ! où est la maîtresse du logis, s’il vous plaît ?... Eh ! c’est ma bonne tante Irénée...

IRÉNÉE.

Ce cher Marzin !

MARZIN, l’embrassant.

Depuis six mois que je ne vous ai vue, vous n’avez pas pris... une année, parole d’honneur !

IRÉNÉE.

Te v’là donc débarqué, garçon ?

MARZIN.

Comme vous dites. Mais, Ivone, comment va-t-elle ?

IRÉNÉE.

Très bien, très bien.

MARZIN.

Toujours belle ?

IRÉNÉE.

Comme un vrai soleil de mai.

MARZIN.

Je grille de la revoir, Je n’ai pas filé un nœud sans penser à elle, d’abord. À preuve que je lui apporte toutes sortes de choses surprenantes, fruits de mes courses vagabondes : primo, mon cœur qui ne s’est pas refroidi en passant sous la ligne... Ensuite... une peau de requin, une tortue vivante... et une foule d’objets aussi aimables... à l’usage des jeunes filles.

IRÉNÉE.

Et quel prix espères-tu obtenir de ça ?

MARZIN.

Le plus charmant de tous, ma tante ; car j’espère bien que rien ne s’opposera plus à notre mariage. L’amitié qu’elle avait pour moi ne peut pas s’être évaporée en six mois, et quant à mes sentiments pour elle... quoiqu’elle ait hérité pendant mon absence... ça n’y a rien changé du tout... vu que, depuis mon départ, la fortune m’a filé aussi des jours d’or et de soie.

IRÉNÉE.

Tu arrives trop tard.

MARZIN.

Ah ! bah !...

IRÉNÉE.

Elle aime quelqu’un.

MARZIN.

Pas possible !

IRÉNÉE.

Soit qu’elle t’ait cru mangé... par le requin dont tu lui rapportes la peau... soit qu’elle n’ait plus compté sur un cœur qui passait sous la ligne... elle a disposé du sien.

MARZIN.

En faveur de qui ?

IRÉNÉE.

De ton cousin.

MARZIN.

De Touboulic, votre fils ?... Ah ! ah ! ah !

IRÉNÉE.

C’est fort mal de la part d’Ivone, j’en conviens ; mais tu t’éloignes...

MARZIN.

Dame ! elle était riche et je n’avais rien.

IRÉNÉE.

Oh ! tu as fait là un beau trait ; mais que veux-tu ? les jeunesses, c’est ingrat, et dès qu’on a le dos tourné... crac !...

MARZIN.

Laissez donc ; est-ce qu’elle ne me doit pas la vie ?

IRÉNÉE.

À toi ?

MARZIN.

Oui, oui, à moi... Juste au moment de mon départ, lors de l’incendie de son auberge, et elle le sait bien ; je l’ai écrit à sa tante.

IRÉNÉE, à part.

Oui, et moi qui al vu le coup, j’ai fait disparaître le papier.

MARZIN.

Et si Touboulic est le seul obstacle à mon bonheur...

IRÉNÉE.

Oui, au premier coup d’œil ça paraît peu de chose ; mais qui sait, ça suffira peut-être.

MARSIN.

Touboulic est donc bien changé ?

IRÉNÉE.

Eh ! mon Dieu... ça dépend des yeux qui le regardent.

MARZIN.

Ah ! vous me rassurez... et pourvu qu’Ivone ne soit pas devenue aveugle...

IRÉNÉE.

Elle ne fera pas plus d’attention à toi qu’à un borgne.

 

 

Scène V

 

MARZIN, IRÉNÉE, IVONE

 

IVONE, entre, en portant le déjeuner qu’elle va poser sur une table à droite, sans voir Marzin.

V’là ce que c’est, mère Irénée... Venez vous mettre là, et vous me direz comment vous trouvez cette tarte ?...

Irénée passe s’asseoir à la table.

MARZIN, s’avançant.

Ma chère Ivone me permettra-t-elle...

IVONE, se retournant avec surprise et un peu émue, et prenant le milieu de la scène.

Marzin !... ici... de retour !...

MARZIN.

Je débarque, et ma première tentation... que j’ose dire légitime... a été de venir vous embrasser...

Il fait un pas.

IVONE, qui a repris son calme, lui faisant une petite révérence en reculant.

Vous êtes bien honnête... Marzin.

MARZIN.

Oh ! c’est que je n’ai pas cessé de penser à vous.

IVONE.

Bah !... Est-ce qu’on a le temps sur un vaisseau ?

MARZIN.

Mais je n’y serais pas resté deux jours sans cela. Sur le pont, aux cabestans, dans les bastingages... partout où mon service m’appelait, vous étiez devant moi...

IRÉNÉE, se levant de table, à part.

Ne le laissons pas continuer !...

Haut.

Oh ! mais, regardez donc, Ivone, comme le soleil a gâté le teint de Marzin... Touboulic paraîtrait rose et blanc à côté de lui.

IVONE.

Vous croyez ?

IRÉNÉE.

C’est singulier comme il est changé... en mal !

IVONE, à part.

Je ne trouve pas mais c’est égal, disons comme elle, ça commencera ma vengeance.

Haut à Marzin.

En effet, Marzin, votre figure n’est plus la même.

MARZIN.

Qu’importe, si mon cœur n’est pas changé ?

IRÉNÉE.

C’est que, vraiment, tu es devenu très laid, mon pauvre garçon !

MARZIN, passant à la table.

Dites donc, ma tante, je ne vous ai pas priée de faire mon portrait ! si vous vous occupiez de votre tarte, vous m’obligeriez.

Il la fait asseoir.

IRÉNÉE, se levant.

Dame ! ça me fait de la peine de te voir si vilain que ça.

MARZIN, la faisant retomber sur la chaise.

Mangez donc votre tarte, ma tante.

À Ivone.

J’ai appris avec satisfaction, mademoiselle Ivone, que vous étiez devenue la maîtresse de cette auberge. Il est aisé de voir que vous êtes faite pour commander.

IVONE.

Et vous, Marzin, êtes-vous monté en grade ?

MARZIN.

Je m’en flatte ! de matelot que j’étais, je suis devenu maître... pour vous servir.

IVONE.

Comment ! que ça ? vous n’êtes pas encore capitaine ?

MARZIN.

Oh je le deviendrai !...

IRÉNÉE, qui s’est levée pendant ce dialogue et qui s’est approchée tout doucement.

Dépêche-toi, ça fera honneur à la famille ; mais pour ça il faut naviguer...Quand te remets-tu en route ?...

MARZIN.

En voilà une parente qui est tendre !

IVONE, à part.

C’est bien fait ! ça lui apprendra à faire la cour aux meunières.

MARZIN, à Ivone.

Vous avez été surprise, je gage, du parti que j’ai pris, il y a six mois ; mais quand vous saurez, Ivone...

IRÉNÉE, criant.

Ah ! mon Dieu !... j’étouffe.

IVONE, courant à elle.

Et moi qui ne vous offre pas à boire !

Elle a été chercher une bouteille et verse à Irénée.

IRÉNÉE.

Il est de fait que je commençais à en avoir besoin.

MARZIN, à part.

Est-elle assez embêtante, ma tante...

Haut à Ivone.

Vous apprendrez tout, et je me flatte que vous vous souviendrez...

IRÉNÉE, criant plus fort.

Ah ! qu’est-ce que j’éprouve ?... Je ne me sens pas bien !... Ivone !...

IVONE.

Vous avez peut-être besoin d’air.

Elle va ouvrir la fenêtre.

MARZIN, à lui-même.

Ah ça ! Mais toutes les fois que je veux parler de mon amour, ma tante la fait virer de bord.

IVONE, à Irénée.

Là commencez-vous à vous trouver un peu mieux.

IRÉNÉE.

Oui, oui, mon enfant.

MARZIN, se rapprochant.

Je vous demande, mademoiselle Ivone, si vous vous souviendrez...

IVONE.

Pardon, Marzin, mais vous voyez qu’il m’est impossible.

MARZIN.

Oui, oui, je m’en aperçois.

IRÉNÉE, appuyant.

Tu reviendras quand tu auras été chez la meunière.

IVONE.

La meunière, ah ! oui, c’est juste.

IRÉNÉE.

Elle est d’une impatience de te revoir...

MARZIN, impatienté.

Eh !... je l’ai déjà vue.

IVONE, piquée.

Ah !... vous l’avez déjà vue ?... Eh bien vous pouvez y retourner.

MAZRIN.

C’est ce que je vais faire, mamzelle.

IVONE.

Je vous conseille même d’y rester.

MARZIN.

Je me le conseillerai bien moi-même.

IVONE.

Une coquette !... ça doit vous convenir.

MARZIN.

Mais autant qu’une capricieuse et qu’une inconstante.

IVONE.

Adieu M. Marzin.

MARZIN.

Adieu, mademoiselle Ivone.

Ensemble.

Pendant lequel Irénée passe au milieu en se frottant les mains.

Air de Foliquet.

MARZIN.

Il est donc vrai ? j’ai fait naufrage au port !
Pendant une cruelle absence,
J’avais compté sur six mois de constance
Mais j’ m’aperçois que les absents ont tort.

IRÉNÉE, IVONE.

Oui, quelquefois on fait naufrage au port.
Quand on compte sur la constance,
Il ne faut pas faire une longue absence,
Car vous savez que les absents ont tort.

MARZIN, à part.

Dans le villag’ je vais interroger,
Et si ma tante a fait des siennes
Sur Touboulic je saurai m’en venger.

IRÉNÉE, en riant.

Amus’ toi jusqu’à c’ que tu r’ viennes.

Reprise de l’ENSEMBLE.

Oui quelquefois, etc.
Il est donc vrai, etc.

Marzin sort.

 

 

Scène VI

 

IRÉNÉE, IVONE

 

IRÉNÉE, à part.

Très bien !... J’ai réussi à le faire décamper.

IVONE.

Eh bien ! il s’en va tout de bon ?... Ah ! c’est indigne !... c’est infâme ; mais il s’en repentira... c’est fini, je m’en vais adorer Touboulic ni plus ni moins qu’un saint du ciel.

IRÉNÉE.

C’est cela ! À votre place même je signerais mon contrat avec lui dès ce soir.

IVONE.

Certainement ! plus tôt, si c’est possible... Tiens le voilà qui descend la côte avant l’heure. Comme ça se trouve, je cours au-devant de lui... Ah ! M. Marzin ! vous allez voir la meunière, et vous me trouvez inconstante, coquette... Nous verrons... nous verrons.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

IRÉNÉE, seule un moment, TOUBOULIC

 

IRÉNÉE.

Hum !... Ce Marzin tient encore au cœur de la petite... Et si Touboulic n’y met pas un peu Ide bonne volonté...

TOUBOULIC, en dehors.

Ah ! ça, voulez-vous bien me laisser tranquille.

IRÉNÉE.

Mais qu’est-ce que j’entends ? C’est mon fils !

TOUBOULIC, en dehors.

C’est ennuyeux à la fin.

IRÉNÉE.

Comme il crie !... À qui en a-t-il donc ?

Allant à la fenêtre.

Comment ! c’est Ivone qu’il traite comme ça ! Ah ! bien il avance joliment ses affaires.

TOUBOULIC, entrant en costume de berger bas-breton, à la cantonade.

À quoi que ça ressemble, cette conduite-là ? Non, mais ne vous gênez pas, sautez à mon cou, pressez-moi contre votre cœur... Ça ne se fait pas, que je vous dis ; je n’aime pas ça, entendez-Vous ?

IRÉNÉE, cherchant à l’apaiser.

Mon cher enfant...

TOUBOULIC.

Ah ! c’est vous, mère ? Concevez-vous mamzelle Ivone ?... elle est maîtresse de l’auberge ; bon. Je lui garde ses vaches : ça va tout seul encore ; mais il ne faut pas que ça aille plus loin. Ça ne me convient pas du tout, mais du tout !

IRÉNÉE.

Qu’est-ce qu’elle te fait donc de si terrible ?

TOUBOULIC.

Ce qu’elle me fait ?... Elle veut me séduire ! Et je ne connais rien de si désagréable, d’aussi taquinant, d’aussi embêtant, là... que d’être séduit.

IRÉNÉE.

Par une jeune et jolie fille ? te v’là bien malheureux.

TOUBOULIC.

Malheureux ? mais comme les pierres ! Comme les cailloux préparés pour les grandes routes.

IRÉNÉE.

Es-tu fou ? Quand tout le monde envie ton sort... quand tu n’aurais qu’à dire un mot pour épouser la plus riche héritière du pays.

TOUBOULIC.

L’épouser ! l’épouser !... Ah ! ben en v’là une drôle d’idée ! Que ne me proposez-vous tout de suite, pendant que vous y êtes, de m’asphyxier...

IRÉNÉE.

Mais tu ne vois donc pas, nigaud, tous les avantages qu’elle t’apporterait en devenant ta femme ?

TOUBOULIC.

Merci, que je vous dis, je n’en veux point de femme, je m’en soucie comme de ça, des femmes... bien plus, c’est que je les abomine, les femmes !

IRÉNÉE.

Mais qu’est-ce qu’elles t’ont fait les femmes ?

TOUBOULIC.

Ce qu’elles m’ont fait ? ce qu’elles m’ont fait ?... Ah ! vous voulez le savoir ?... Eh bien ! écoutez !...

Air : Voici sa carriole (Doche).

Berthe m’charmait, par ses attraits,
Dans sa chambre, un jour, je pénètre,
Mais v’là qu’un grand chien des plus laids,
Se jett’ soudain sur mes mollets
Et m’ force à sortir par la f’ nêtre !
J’ viens d’ me lancer, J’espèr’ glisser,
Et tomber sur des bott’s de paille,
Lorsqu’un gros clou,
S’ plant’, Dieu sait où !
Et me suspend à la muraille !
Accroché comme un vieux treillage,
Toute la nuit je fais tapage !
En vain j’appelle à mon secours,
L’on n entend aucun d’ mes discours,
Oh ! les femmes ça m’est funeste,
Ell’s caus’ nt nos maux, tout me l’atteste.
Ma mère, moi,
Voilà pourquoi,
Je les déteste.

IRÉNÉE.

Pauvre garçon ! tu ne m’avais pas dit ça.

TOUBOULIC.

Il y a peut-être de quoi se vanter ? Mais ce n’est rien encore.

Vous savez bien, la gross’ Giroux,
Elle était vermeill’ comme un’ pêche !
Qu’euqu’fois j’ lui faisais les yeux doux,
Un jour ell’ m’ donne un rendez-vous,
Moi d’y courir je me dépêche !
C’était le soir,
Il faisait noir,
Les routes m’étaient inconnues ;
J’ vas comme un fou,
J’ tomb’ dans un trou,
C’était un étang plein d’sangsues.
Ell’s avaient faim, dieu ! quelle rage !
Bientôt commence le carnage ;
Des milliers de petits serpents,
Se régalent à mes dépens.
Oh ! les femmes ça m’est funeste
Ell’s caus’ nt nos maux tout me l’atteste.
Ma mère, moi,
Voilà pourquoi
Je les déteste.

IRÉNÉE.

Rien de tout cela ne t’arriverait avec Ivone.

TOUROULIC.

Il m’arriverait peut-être pis, comme dans mon songe ! Et quand j’y songe... à mon songe...

IRÉNÉE.

Quel drôle de garçon !...

TOUBOULIC.

J’adorais une Auvergnate... qui m’avait séduit, je suppose, par le charme particulier de son langage.

IRÉNÉE.

Voyons, mon ami, laisse-là ton songe.

TOUBOULIC.

Non ; mais c’est que vous venez me parler de femmes. C’est vrai aussi !... J’étais bien tranquille, je ne pensais à rien du tout, je n’en disais pas davantage, et crac ! en v’là une qui me choie : enfin qui se met après moi comme un essaim d’abeilles après un étourneau ! D’abord, je n’ai pas dit grand’ chose...Je me suis seulement fâché tout rouge, pour la première fois, espérant que c’était une lubie... qui n’aurait pas de suite fâcheuse ; mais à présent qu’elle s’y obstine... que ça devient une espèce de rage... Son compte est bon, allez.

IRÉNÉE.

Qu’est-ce que tu prétends ?

TOUBOULIC, avec intention.

Moi !... oh !., rien du tout...

IRÉNÉE.

Est-ce la faute d’Ivone, si elle t’aime.

TOUBOULIC.

Est-ce ma faute si je ne peux pas la souffrir ?... Je n’aime que vous et mes vaches... moi, et c’est bien assez. La montagne et mon troupeau, je ne connais que ça. Il y a pourtant là aussi une petite blanche... qui est coquette en diable, et qui, de temps en temps, vient me faire des agaceries, en me grattant le dos avec le bout de sa corne qui est pointue... pointue !... si bien que l’autre jour, elle a même déchiré ma veste... et ma chemise... et ma peau avec, la petite coquine ! mais c’est égal.

IRÉNÉE.

Voyons, voyons, réfléchis un peu, au lieu d’en vouloir à Ivone, tu devrais, au contraire...

TOUBOULIC.

Moi ! mais je ne lui en veux pas du tout... seulement... si elle continue... elle verra...

IRÉNÉE.

Est-ce que tu es fou ?

TOUBOULIC.

Elle verra !

 

 

Scène VIII

 

IRÉNÉE, TOUBOULIC, IVONE

 

IVONE, apportant une bouteille et un verre, à elle-même.

Je viens d’apercevoir Marzin à la fenêtre avec la meunière... Oh ! l’indigne !

Regardant.

S’il pouvait regarder ici.

Haut.

Mon petit Touboulic, comme tu as chaud, tu dois avoir besoin de te rafraîchir. Un verre de vin ne peut pas te faire de mal. C’est du meilleur de la maison, d’abord.

TOUBOULIC, à Irénée, bas, furieux.

Vous êtes témoin, vous êtes témoin ! la v’là qui continue...

IRÉNÉE, de même.

Allons, ne te fâche pas... Sois gentil...

TOUBOULIC.

Non ; je vas éclater...

IVONE, lui offrant.

Mais prends donc.

IRÉNÉE.

Je t’en prie.

TOUBOULIC.

Au fait... j’ai soif.

Il prend le verre et boit.

Il est bon, vot’ poiré.

IVONE.

Comment du poiré ! mais c’est du vin.

TOUBOULIC.

C’est du vin ?... Il est excellent.

À part.

Elle croit m’amadouer... avec son vin... de la vraie piquette !

Ivone remonte regarder vers la fenêtre.

Mais comme ses persécutions... ses infamies d’attentions, finiront aujourd’hui, s’il y a une justice en Basse-Bretagne... faut rien dire... je n’ai plus longtemps à en supporter.

Il boit.

IVONE.

En veux-tu encore ?

TOUBOULIC, à part.

C’est ça... pour me griser, moi qui ai le vin tendre. Puis elle me donnera un rendez-vous... Et puis, et puis...

Prenant un ton de douceur à travers lequel perce l’ironie.

Merci, mamzelle Ivone. C’est trop de complaisance... de votre part... Merci... merci.

Elle emporte la bouteille.

IRÉNÉE.

Très bien... Ah ! si tu répondais toujours comme ça !...

TOUBOULIC.

Vous trouvez que c’est bien... Oh ! je puis continuer...

À part.

pas longtemps.

IVONE, revenant et lui prenant la main.

Ce bon Touboulic.

TOUBOULIC, voulant la retirer.

Pardon, excuse, mamzelle...

IVONE, la retenant.

Qu’as-tu donc ?

TOUBOULIC.

Rien... rien... C’est seulement ma main que je vous prie de me rendre... pour... pour me moucher, Mais j’ai encore une chose à vous importuner.

IVONE.

Parle... que te faut-il ? que désires-tu ?

TOUBOULIC.

C’est jour de marché aujourd’hui,... n’est-ce pas ?

IVONE.

Sans doute.

TOUBOULIC.

Le juge-de-paix du canton, M. Cropp, en se rendant à son petit tribunal, descend-il toujours à votre auberge pour faire reposer sa jument ?

IVONE.

Sans doute.

TOUBOULIC, vivement.

Et il n’est pas encore passé ?

IVONE.

Je l’attends. Mais qu’as-tu donc à lui dire ?

TOUBOULIC.

Oh ! rien... rien... histoire de causer un peu avec lui ; seulement... vous serez présente à la conversation... si ça vous fait plaisir. Il faudra même que ça vous fasse plaisir ; car si ça ne vous faisait pas plaisir... ça serait encore la même chose.

IRÉNÉE.

Qu’est-ce que tu viens nous conter avec ta conversation ?

IVONE.

Explique-toi ?

UNE VOIX, en dehors.

Holà ! quelqu’un !... La maison !

IVONE, répondant.

On y va !

TOUBOULIC, allant regarder au fond.

Est-ce M. Cropp, le juge de paix ? Non... Ce n’est qu’un tout simple voyageur.

IVONE.

Je reviens dans la minute.

IRÉNÉE, l’arrêtant.

Ne vous dérangez pas, c’est moi qui irai.

Elle remonte vers le fond et descend au n° 2.

Air :Amour ! bonheur, etc. (Ma maîtresse et ma femme)

Ensemble.

IRÉNÉE.

Il faut les laisser tous deux ensemble,
Touboulic est doux comme un mouton,
C’est un excellent signe. Il me semble
Qu’il a profité de ma leçon.

IVONE.

Allons, puisque nous restons ensemble,
Il faut bien me faire une raison ;
Car si je le veux bien, il me semble
Que j’ dois l’ rendre doux comme un mouton.

TOUBOULIC.

Rien qu’à la regarder il me semble
Sentir doubler mon indignation,
Si bien qu’ell’ fera de moi, j’en tremble,
Un loup fort méchant d’un vrai mouton.

Seul.

Je la vois d’ici venir,
Ell’ pense déjà me tenir :
Mais bientôt ça va finir,
Et je saurai la punir.

Reprise de l’ensemble.

Pendant l’ensemble ils remontent tous vers le fond et redescendent en scène placés comme il suit. Irénée sort.

 

 

Scène IX

 

TOUBOULIC, IVONE

 

TOUBOULIC, à part.

Allons ! v’là que me v’là seul avec celle qui m’adore maintenant !... C’est ça, qui est insupportable ! Mais ça ne l’avancera guère... Je ne lui dirai rien... et ne la regarderai seulement pas.

Il se met à tailler la pomme de son bâton.

IVONE, l’examinant.

Qu’est-ce qui croirait que ce paysan, si laid... si bourru, est un modèle de dévouement et de délicatesse ? et que, s’il pouvait soupçonner que je sais ce qu’il a fait pour moi, je ne parviendrais jamais à lui en faire accepter la récompense ?

TOUBOULIC, à part.

Comme elle me regarde...

IVONE, de même.

S’il avait encore un autre nez... d’autres yeux... une autre bouche...

TOUBOULIC.

Elle s’enivre de sa passion... la malheureuse !...

IVONE, se rapprochant.

Allons, il le faut... Sans cela je serais une ingrate, et je ne me vengerai pas de Marzin...

Elle le tire par le bras et le fait tourner vers elle.

Mon petit Touboulic.

TOUBOULIC, à lui-même, lui tournant le dos tout-à-fait.

Rien.

IVONE.

Pourquoi donc que tu es si méchant que ça ? Si tu savais comment ça te fait du tort ?

Même jeu.

TOUBOULIC, de même.

Toujours... rien...

IVONE, continuant, en le faisant retourner.

Mon bon Touboulic...

TOUBOULIC se retourne.

Rien...

IVONE, le faisant virer encore.

Mais, réponds-moi donc ?

TOUBOULIC, à part.

Oh ! quelle patience !...

IVONE.

Tu as beau faire ; je sais bien, qu’au fond, tu es fâché d’être si malhonnête avec moi.

TOUBOULIC, à part.

Voyez-vous ; voyez-vous, cette voix douce qu’elle vous prend ! Si l’on n’était pas sur ses gardes !

Même jeu.

Rien !

IVONE.

D’abord, il me semble que tu es descendu de la montagne plus tôt qu’à l’ordinaire. Il te tardait d’être là à cause du bonnet, hein ?

TOUBOULIC, levant la tête.

Du bonnet ?

IVONE.

Oui, n’est-ce pas que tu me trouves gentille avec ?

TOUROULIC, lui tournant le dos.

C’t amour-propre ! A-t-on vu ! a-t-on vu !

IVONE.

J’aurais peut-être choisi des nœuds bleus ; mais, puisque tu aimes les nœuds roses...

TOUBOULIC.

Eh ! que vous les ayez bleus... verts... ou coquelicots... ça m’est bien égal, par exemple !...

IVONE.

Ne mens pas. Je sais pourquoi tu es parti avant le jour ; pourquoi tu reviens si vite.

TOUBOULIC.

Eh bien oui, là ; c’est pour vous... bien pour vous... Êtes-vous contente ?... Et il faut que ça me soit bien pénible, pour me déranger ainsi de mes bestiaux.

IVONE.

Comment ! tu m’aimes à ce point-là ?

TOUBOULIC.

À quel point ?

IVONE.

Mais au point d’en éprouver des peines... des tourments...

TOUBOULIC.

Certainement que j’en éprouve... Mais ce n’est point mon amour qui me les donne.

IVONE.

Qu’est-ce donc ?

TOUBOULIC.

Pardine... c’est le vôtre... Voyons... Il en est temps encore. Et avant que j’en vienne là... Parlons un peu raison. C’est ennuyeux à la fin ; et, puisque je ne puis pas y être sensible... que diable ! fermez les yeux... et étouffez l’amour abusif que vous avez pour moi. Dame ! j’ai de la réputation, comme vacher, et c’est vrai... il n’y en a pas un pour trouver les bons endroits comme moi ; et, quand nous passons dans le village, moi et mes vaches, tout le monde se dit : Oh ! les belles bêtes !... les grosses bêtes !... C’est flatteur ; mais c’est-y là un motif suffisant pour adorer un jeune homme ; malgré lui... À quoi que ça ressemble ?... Ça ne se fait pas.

IVONE.

Ça m’est égal. Tu me battrais, même, que ça ne me découragerait pas.

TOUBOULIC.

Mais c’est un diable que cette femme là !

IVONE.

Air : Vaudeville final de Madame Favart.

Sois plus bourru, plus laid, plus bête,
Plus méchant qu’ tu n’es, si ça s’ peut,
J’ te chang’rai, j’l’ai mis dans ma tête,
Et c’ que femm’ veut, dit-on,
Dieu l’ veut ! Oui, malgré tes grossiers caprices,
Tu s’ras charmant, j’ saurai t’y forcer !...
Puisqu’il faut qu’ par là tu finisses,
J’ te conseille de commencer.

Et d’abord, tu vas t’asseoir là, à mes côtés.

TOUBOULIC, révolté.

Moi !

IVONE.

Oui, toi, et tout de suite.

TOUBOULIC, reculant, à part.

Le plus souvent !

IVONE.

Que je te fasse voir une veste que je t’ai brodée pour les dimanches.

Elle va la chercher.

TOUBOULIC, à part.

Elle m’a brodé une veste, à présent !... Ah ! décidément il n’y a que la justice pour me délivrer. J’ai bien été quelquefois poursuivi dans la montagne par un taureau bas-breton... mais ce n’était rien, auprès de ça.

IVONE, revenant avec la blouse.

Tiens, regarde.

TOUBOULIC, furieux.

Retirez-vous !... retirez-vous !... ou sinon !...

Air des Commères (Mademoiselle Puget)

J’vas mettre dans ma colère,
Ce vêtement fastueux
En deux !
(bis)
Ôtez-le de mes yeux.

IVONE.

Quand je fais tout pour te plaire,
Quoi ! tu me lances des yeux
Affreux !
(bis)
Vraiment c’est curieux !

Ensemble.

TOUBOULIC.

Craignez tout de ma colère
Une conduite comm’ ça
M’exaspère !
(bis)
Mais bientôt ça finira.

IVONE.

Quand je fais tout pour lui plaire,
Vraiment cette conduit’ là
M’exaspère !
(bis)
Qu’est-ce donc qui l’ changera.

IVONE.

Quoi ! je te prie,
Et ta furie,
N’écoute rien,
Ce n’est pas bien.

TOUBOULIC.

D’ vos cotonnades,
Et d’ vos œillades,
Sachez-le bien
Je ne veux rien.

Il remonte vers le fond, Ivone le prend par le bras, et redescendent en scène.

IVONE.

Allons, voyons, viens prendre
La vest’ que je t’offre ici.

TOUBOULIC.

Partez sans plus attendre
Ne me tentez pas ainsi.

Ensemble.

TOUBOULIC.

J’ vas mettre dans ma colère, etc.

IVONE.

Quand je fais tout pour te plaire, etc.

 

 

Scène X

 

IVONNE, MONSIEUR CROPP, TOUBOULIC

 

MONSIEUR CROPP, entrant, Ivone va au devant de lui, prend son manteau et son chapeau, et pose le tout sur une chaise au fond.

Eh bien ! on se querelle, on se dispute ici, je crois ?

TOUBOULIC, se retournant.

M. Cropp ! le juge-de-paix ! ah !...

Avec joie.

C’est donc vous, M. Cropp ! vous êtes donc arrivé, M. Cropp ?...

MONSIEUR CROPP.

Mais il me semble que oui.

TOUBOULIC.

Tiens, c’est vrai que c’est que c’est vous ; car je vois là-bas dans la cour votre petite jument pistache que ma mère conduit à l’écurie.

IVONE.

Asseyez-vous donc, M. Cropp...

Elle lui donne une chaise.

Avez-vous froid aux pieds ? faut-il vous allumer un peu de feu ?

MONSIEUR CROPP, s’asseyant.

Merci, ce n’est pas la peine.

IVONE.

Faut-il vous servir quelque chose ?

MONSIEUR CROPP.

Inutile ! avance-moi seulement cette table, que j’examine des papiers qu’on vient de me remettre.

IVONE, avançant la table de gauche.

Tout de suite, M. Cropp.

TOUBOULIC, à lui-même.

Oui, oui, empresse-toi bien auprès du magistrat, fais-lui des coquetteries, il t’arrangera bien, tout à l’heure... V’là le moment de ma délivrance, ne le laissons pas échapper.

Ivone est remontée vers le buffet à droite, chercher un encrier. Touboulic la prend par la main et la fait descendre au n° 2.

Mamzelle Ivone, un mot, s’il vous plaît.

IVONE, gaiement.

Tu n’es plus en colère parce que je t’ai brodé une veste !

TOUBOULIC.

Il ne s’agit pas de ça. Attention ! une fois, deux fois, voulez-vous me promettre de me laisser bien tranquille ?

IVONE.

Non ; j’ai commencé, je dois finir.

TOUBOULIC.

C’est bien décidé ? une fois ! deux fois ! Si je dis trois, d’abord, il n’y aura pas à en revenir...

IVONE.

Tu compterais jusqu’à cent, que ce serait absolument la même chose.

TOUBOULIC.

C’est comme ça ? Eh bien... je dis trois !

Elle passe derrière la table, pose l’encrier dessus, et reprend le n° 1.

Ah ! bon ! bien ! alors voilà la chose.

Allant à M. Cropp, et frappant sur sa table.

M. Cropp !...

MONSIEUR CROPP, levant la tête.

Ah ! mon Dieu ! quel regard farouche !...

TOUBOULIC.

Oh ! farouche !... il s’en flatte ; mais ce n’est pas là la question... M. Cropp !... ne me troublez pas... M. Cropp ! dis-je ; vous êtes là, assis bien à votre aise... Vous avez devant vous une petite table qui ressemble quasiment à votre tribunal...

MONSIEUR CROPP.

Où veux-tu en venir ?

TOUBOULIC.

Ne me troublez pas... M. Cropp !... moi, je suis à votre gauche, Ivone à votre droite, bon ! Pendant que votre petite jument est occupée à se rafraichir, je vais vous donner une petite affaire à juger... pour vous distraire.

MONSIEUR CROPP.

Hein ?

IVONE.

Une affaire ?

TOUBOULIC.

Je forme, formellement, une plainte devant vous, M. Cropp, si c’est un effet de votre bonté.

MONSIEUR CROPP.

Une plainte ! et contre qui ?

TOUBOULIC.

Contre qui ?... mon intention n’est pas de vous le cacher... contre Ivone, ici présente.

IVONE.

Contre moi !... Est-ce que tu perds la tête ?

Air : Gastilelza (Monpon.)

TOUBOULIC.

Mon magistrat, tirez-moi de l’abîme,
Oh ! s’il vous plaît !
Et punissez son audace et son crime,
Par votre arrêt !
On croirait voir, lorsque son œil bleu brille,
Un loup garou !
Et je sens là que cette jeune fille
Me rendra fou !
Oui, me rendra fou !

Deuxième couplet.

Mon fier regard, s’amollit et s’incline
Sous son regard !
Et sa voix douce entre dans ma poitrine,
Comme un poignard !
C’est un démon qui va, vient, court, sautille,
Je ne sais où !
Et je sens là que cette jeune fille
Me rendra fou !
Oui, me rendra fou !

MONSIEUR CROPP.

Et de quel tort accuses-tu Ivone ?

TOUBOULIC.

Du tort qu’elle fait à ma tranquillité... et à ma réputation.

IVONE.

Par exemple !... ta réputation ! qu’est-ce que je lui ai fait à ta réputation ?...

MONSIEUR CROPP.

Enfin, que veux-tu de cette jeune fille ?

TOUBOULIC, appuyant.

Je veux qu’elle ne m’ennuie plus de son amour !

MONSIEUR CROPP.

Comment ! c’est parce qu’elle t’aime ?...

IVONE.

Tu me fais un procès pour ça !!

TOUBOULIC.

Je crois bien !...

IVONE.

Un affront pareil ! moi qui me dévoue, qui me sacrifie !...

TOUBOULIC.

Je vous ai dit, une fois, deux fois !... trois fois !... vous n’avez pas voulu... la justice est lancée ; maintenant... gare qu’elle passe ! Magistrat ! faites votre devoir.

MONSIEUR CROPP, souriant.

Voilà qui est curieux, par exemple ! J’ai reçu bien des plaintes... mais jamais d’une nature semblable... Comment, Ivone, là, tout de bon, vous aimez un être pareil ?

TOUBOULIC.

Pareil à quoi ?

MONSIEUR CROPP, à Ivone.

Je vous ai connu un meilleur goût.

TOUBOULIC.

Meilleur !... Eh bien vous êtes encore honnête, pour un magistrat !...

MONSIEUR CROPP, bas à Ivone.

Et Marzin ?

IVONE, de même.

Ne m’en parlez jamais.

MONSIEUR CROPP.

C’est différent.

TOUBOULIC, à M. Cropp.

Eh bien ! y êtes-vous ? vous ne devez pas causer tout bas avec les parties adverses.

Il va prendre Ivone et la fait asseoir, puis revient s’asseoir de l’autre côté.

MONSIEUR CROPP.

Voyons, expose un peu les faits ; de quoi te plains-tu ?

TOUBOULIC.

Mais de tout, M. Cropp, de tout absolument.

MONSIEUR CROPP.

Mais encore ?

IVONE.

Oui, oui, il ne suffit pas de dire des injures, il faut encore expliquer ce que tu me reproches.

MONSIEUR CROPP.

C’est indispensable pour que je me prononce.

TOUBOULIC.

Vous voulez donc que je plaidoie ? Oh bien alors, v’là qui devient extrêmement fatigant... si j’avais su, j’aurais été chercher un avocat au chef-lieu ; mais... c’est égal, bon, bien... Je vas plaidoyer, je vas plaidoyer... Je commence : l’homme...

MONSIEUR CROPP.

N’oublie pas que tu plaides contre une femme.

TOUBOULIC.

C’est justement pour ça que je commence par l’homme... l’homme est-il né pour être le souffre-douleur de la femme ?... Non, que je réponds : c’est bien plutôt la femme qui...

IVONE.

Par exemple !

TOUBOULIC.

Et un gaillard comme moi, bien planté, bien musclé, ne doit être le souffre quoique ce soit, de qui que ce soit... Eh ! bien, magistrat, prêtez-moi votre plus grande oreille, et je vous prouverai qu’il y a eu douleur.

MONSIEUR CROPP.

C’est cela, établis tes douleurs, et moi... Ivone ! une bouteille.

Ivone la lui apporte et se rassoit.

TOUBOULIC.

Je suis un simple enfant de la Bretagne. Tout uni, sans malice, et peut-être même un peu brutal... Des cajoleries, ça m’ennuie, des mines, ça me crispe, des attentions et des tendresses, ça m’exaspère.

MONSIEUR CROPP.

Tu es bien difficile.

TOUBOULIC.

Chacun a son tempérament... que voulez-vous que je fasse, moi, de toutes ces simagrées ? ça peut il m’aider à garder mes vaches ? D’ailleurs, si ça me plaisait, ce serait à moi de les faire ; car je me suis bien fait expliquer la chose avar de porter ma plainte.

MONSIEUR CROPP.

Ah ! tu t’es fait expliquer... Et par qui ?

TOUBOULIC.

Par gros Georgeot, le sacristain. Les enjôleries, les phrases combustibles, tout cela c’est le partage de l’homme, la femme ne doit pas y toucher ; ce qui la concerne, elle, c’est d’attendre et d’entendre, les yeux baissés, la bouche en cœur, toutes les bêtises qu’imagine... l’homme.

MONSIEUR CROPP.

Il paraît qu’on t’a rendu fort sur le code de la galanterie.

TOUBOULIC.

Eh bien ! mon juge, la jeune fille ici présente, a renversé tout ça !... c’est elle qui prend, pour sa part, tous les droits de l’homme, qui me câline qui me festoie, qui m’attentionne, au point que e passe mes jours... et mes nuits dans des inquiétudes continuelles.

IVONE.

Mon Dieu ! est-il bête, est-il bête !

MONSIEUR CROPP.

Tu est vraiment bien malheureux, mon pauvre garçon.

IVONE.

Tu as beau te fâcher et me faire les gros yeux, ça n’empêche pas que je sais que tu es capable des actions les plus généreuses.

TOUBOULIC.

Bon, bien ! v’là que je suis capable des actions les plus généreuses, à présent ! et je passe ma vie les bras croisés ! dites, magistrat, dites s’il y a moyen d’y résister.

MONSIEUR CROPP.

Comment ! Ivone, vous vous permettez de pareils discours ?

IVONE.

Mon Dieu, oui, M. Cropp ; ce n’est pas ma faute.

TOUBOULIC.

C’est peut-être la faute à M. le curé ?

IVONE.

Il serait encore plus laid, dix fois plus maussade, que je ne pourrais pas me conduire autrement... quand on aime les gens...

TOUBOULIC, furieux.

Vous ne devez pas m’aimer !... sapristi !

MONSIEUR CROPP.

Cependant, si c’est son cœur qui parle...

TOUBOULIC.

Son cœur qui parle... le cœur ne doit pas parler... ces choses-là ne se disent pas... c’est contraire aux mœurs... Une jeune fille ne doit jamais faire la cour à un homme.

IVONE.

Puisque tu ne te décidais pas, il m’a bien fallu commencer.

TOUBOULIC.

Vous l’entendez, M. Cropp, elle avoue son crime !... maintenant... écrivez, Monsieur.

IVONE.

Par exemple ! je n’ai pas le droit d’aimer qui je veux ?

TOUBOULIC.

Non, vous n’avez pas le droit ! Vous verrez que pour échapper à vos poursuites, il faudra que je me sauve de la Basse-Bretagne, que j’aille à Gibraltar ou aux Grandes-Indes.

IVONE.

Je te suivrai partout.

TOUBOULIC.

Elle me suivra partout !... écrivez, Monsieur. Je pense que cela doit suffire pour la faire enfermer. Oh ! mettez-la dedans, mettez-la dedans ! je vous en prie.

IVONE.

En prison ! moi !

TOUBOULIC.

Oui, vous ! au pain et à l’eau encore !... et vous ne l’aurez pas volé.

MONSIEUR CROPP.

L’affaire est entendue... Je vais me consulter.

Il remplit son verre.

TOUBOULIC.

C’est ça... allez aux opinions.

MONSIEUR CROPP, gaiement, après avoir bu.

Mon pauvre garçon, tout en gémissant de ton malheur, je me vois forcé de te dire que ce que tu me demandes n’est pas en mon pouvoir.

TOUBOULIC.

Comment ce n’est pas en votre pouvoir ? Ah ! bien, voilà un joli magistrat, qui ne peut pas même faire renfermer rien qu’une femme... à volonté.

MONSIEUR CROPP.

Non.

IVONE.

Là, c’est bien fait.

Elle remet  la table à sa place ainsi que la chaise.

TOUBOULIC.

Mais les hommes sont livrés sans défense à tous les caprices des femmes ! Elles peuvent faire de nous tout ce qu’elles voudront... les femmes enfin tout. Ah ! bien, alors, je ne vous souhaite qu’une chose. C’est que vous en ayez, un de ces quatre matins, une demi-douzaine à vos trousses... comme celle-là, vous m’en diriez de bonnes nouvelles !...

MONSIEUR CROPP, riant.

C’est affligeant, j’en conviens ; mais il n’y a pas de loi qui puisse empêcher une femme de combler d’attentions et de suivre un homme qu’elle aime.

TOUBOULIC.

Ah ! il n’y a pas de loi ! De quoi donc s’occupe le gouvernement ? Alors c’est moi que vous condamnez ? C’est moi qui suis la victime ! la pauvre victime !...

IRÉNÉE, en dehors.

M. Cropp, quand vous voudrez partir votre cheval est prêt...

MONSIEUR CROPP.

Merci, la mère.

À Ivone.

Adieu, petite, je Vous souhaite d’autres amours.

Air : Mais silence, on peut nous entendre (Lectrice.)

Il faut partir, car le temps passe,
Les plaideurs réclament mes soins ;
Je voudrais bien être à ta place,
Si j’avais vingt-cinq ans de moins.
Quand la justice est sans puissance,
Et ne peut combler ton désir,
Prends ton malheur en patience,
Ou tâche d’en faire un plaisir.

Pendant l’ensemble, Ivone va prendre le chapeau et le manteau de Cropp, qu’elle a posés sur une chaise au fond.

Ensemble.

MONSIEUR CROPP.

Il faut partir, etc.
Il voudrait bien être, etc.

IVONE et TOUBOULIC.

Il va partir, etc.
À { ma place.
    { sa
S’il avait vingt-cinq ans de moins.

MONSIEUR CROPP, sortant, parlé.

Prends patience, mon garçon, prends patience.

 

 

Scène XI

 

TOUBOULIC, IVONE

 

TOUBOULIC.

Patience !... mais il faudrait être fait avec la racine, pour ça !

IVONE, allant à lui.

Touboulic, je n’ai rien voulu dire devant M. Cropp... mais, maintenant... fi ! que c’est vilain, une conduite pareille, Monsieur. Me faire un procès parce je vous aime... quand tant d’autres, s’ils osaient, m’en feraient un... parce que je ne les aime pas.

TOUBOULIC.

Pardine c’est bien là, qu’on voit la malice de votre sexe.

IVONE.

Il n’y a pas de reconnaissance qui tienne !... J’ai bien pu vous pardonner toutes vos brusqueries ; mais ce procès...

TOUBOULIC.

Ah !... Vous êtes fière parce que vous l’avez gagné ; mais, nous verrons... J’en rappellerai !...

IVONE.

Oh ! c’est inutile. C’est fini !

TOUBOULIC, avec doute.

Oh ! fini ?...

IVONE.

Bien fini ! Je me suis conduite en honnête fille ; j’y ai mis autant de délicatesse que vous ; mais, puisque vous l’avez si mal reconnue, j’y renonce. Tant pis pour vous...

À elle-même.

Et Marzin, et tout le monde... Ils vont se moquer de moi à présent... Je ne m’en consolerai jamais... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !...

TOUBOULIC.

C’est donc fini ?

IVONE.

Oh ! bien fini...

Elle sort en pleurant, à droite.

 

 

Scène XII

 

MARZIN, du fond, puis TOUBOULIC

 

TOUBOULIC, seul.

Allons ! la voilà qui pleure !... Je ne puis pas souffrir que les femmes pleurent... Ça me fait un effet !... désagréable. Et puis, c’est drôle, quand elle m’a dit que c’était fini... Ça ne m’a pas soulagé le moins du monde !... Je la regardais, et il m’a semblé qu’elle avait des yeux, un nez, une bouche... très gentils !... Mais, oui, très gentils !... Et elle dit qu’elle ne m’aimera plus ?... Ah ! bah !... Dès demain elle recommencera, peut-être... Je le gagerais presque, et... maintenant que le magistrat a déclaré qu’on ne pouvait pas l’empêcher... au lieu d’être son souffre douleur... je ferais peut-être mieux...

MARZIN, entrant par le fond, à lui-même.

La mère Irénée m’avait dit vrai. Ivone est folle de son fils, de cet animal sauvage. C’est le bruit général. Au point qu’on croit qu’on lui a jeté un sort. Mais, nous verrons !... Justement voilà l’heureux séducteur !

TOUBOULIC, qui est resté à réfléchir.

Au fait, si je ne m’efforce pas de l’aimer un peu, je serai obligé d’aller garder les vaches... en exil...

MARZIN.

Eh bien ! Touboulic... C’est donc comme ça que tu dis bon jour à un cousin... que tu n’as pas vu depuis six mois ?

TOUBOULIC.

Bonsoir !

MARZIN.

Toujours gentil, à ce qu’il paraît.

TOUBOULIC.

Que trop... pour mon malheur.

MARZIN.

Et cruel, par dessus le marché... à ce qu’on dit ?

TOUBOULIC.

Si ça me convient.

MARZIN.

Oui ! oui ! On ajoute même que tu fais pleurer les femmes... Que tu les rends malheureuses ?

TOUBOULIC.

Si ça me réjouit.

MARZIN.

Un magot... comme ça !

TOUBOULIC.

Dites donc... je ne reviens pas de la Chine... comme toi !

MARZIN.

Eh bien ! tu as bien fait de te conduire ainsi, car j’aimais Ivone avant mon départ ; je l’aime encore ; et... je ne veux pas que personne l’aime.

TOUBOULIC.

Vraiment ?

MARZIN.

Oui ! de crainte même que tu ne changes d’idée, tu vas décamper... chercher une autre condition ; et si tu remets les pieds dans cette maison... tu auras affaire à moi.

TOUBOULIC.

Voyez-vous !

Il va prendre son bâton, qu’il a posé à droite, près de la table, et le cache derrière lui.

MARZIN.

Allons ! allons ! en route !... Et plus vite que ça !...

TOUBOULIC.

Tiens ! tiens ! tiens !... C’est dommage que je ne veuille plus m’en aller.

MARZIN.

Oui-dà ?

TOUBOULIC.

Que je trouve que, jusqu’à présent, j’ai été une bête fort grosse.

MARZIN.

Je ne te contrarierai pas là-dessus.

TOUBOULIC.

Et que l’idée me vienne de ne plus l’être.

MARZIN.

Comment ça ?

TOUBOULIC.

Dam ! Je ne sais pas !... Mais, depuis que tu me défends d’aimer Ivone, il me prend une rage de l’adorer.

MARZIN.

En vérité ?

TOUBOULIC.

C’est drôle !... Tout à l’heure son amour m’embêtait cruellement ; il me semble à présent qu’il m’amusera. Je voulais me sauver bien loin, et je n’en ai plus envie du tout.

MARZIN.

On peut te la faire revenir.

TOUBOULIC.

Je ne crois pas.

MARZIN, retroussant ses manches.

Bah !... en s’y prenant bien ?

TOUBOULIC.

Faut voir !

MARZIN.

Fais bien attention, Touboulic !

TOUBOULIC.

À quoi ? À la figure d’Ivone ?... C’est vrai qu’elle me paraît très gentille à présent !

MARZIN.

Ah ! je crois que tu fais le farceur, cousin !...

TOUBOULIC.

Possible, cousin !

MARZIN.

Il faudra donc te pousser par les épaules ?

TOUBOULIC.

Ah ! n’approche pas de trop près, vois-tu parce que je sais jouer des castagnettes... J’ai la recette pour mettre les matelots en mate-lotte...

Il se met en garde avec son bâton.

MARZIN, saisissant le bâton de Touboulic.

Toi !

TOUBOULIC.

Oui, moi.

Moment de lutte.

 

 

Scène XIII

 

MARZIN, IVONE, TOUBOULIC

 

IVONE, accourant et les séparant.

Eh bien ! eh bien ! Deux cousins ! Voulez-vous bien finir ?

MARZIN.

Pardon ! Ivone... C’est ce rustre qui a osé lever son bâton sur moi.

IVONE.

Est-ce vrai, Touboulic ? Et quel peut être le motif de votre querelle ?

TOUBOULIC.

Le motif ? Oh ! le motif... Ce n’est pas vous qui vous en plaindrez, à coup sûr.

IVONE.

Qu’est-ce donc enfin ?

TOUBOULIC.

Pardine ! C’est que vous avez gagné votre procès... et mes affections.

IVONE.

Il se pourrait !

TOUBOULIC.

Je me suis dit : maintenant que la justice a donné à cette jeune fille la permission de me charmer tout à son aise, je n’ai qu’un moyen de me tirer de là, c’est de lui rendre la monnaie de sa pièce, et de l’estimer... tant ! mais, tant !...

IVONE.

Oh ! la bonne idée !

TOUBOULIC.

Et juste au moment où je m’évertuais pour arriver le plus tôt possible à la chose, le Marzin est venu me défendre de vous favoriser ! Oh ! il n’en a pas fallu davantage, ça été fait tout de suite, et à c’tte heure je vous favorise !... je vous favorise !... que ce n’est rien que mes bêtes auprès de vous.

IVONE.

Oh ! quel bonheur !...

MARZIN.

Il est joli, le bonheur !... Fi ! Mamzelle ! aimer un pareil oiseau ! IVONE.

Vous aimez bien la meunière !

MARZIN.

Peut-on avoir un goût comme celui-là ?

TOUBOULIC.

Tous les goûts sont dans la nature, cousin.

IVONE.

Ah ! ça, est-ce bien vrai, Touboulic ?

TOUBOULIC.

Si c’est vrai ?... Oh ! Ivone !

Il lui prend les mains.

IVONE, appuyant, en regardant Marzin.

Mais tu resteras toujours comme ça ? car tu sais que je t’aime.

TOUBOULIC.

Mais, dame ! vous vous êtes donné assez de mal pour ça.

IVONE.

Ne va pas me tromper, au moins.

TOUBOULIC.

Moi ? Oh ! incapable de tromper une génisse de trois mois, ma chère Ivone. Quand je vous dis que vous m’avez amolli... que je me sens tout apprivoisé... que je vous mangerais dans la main, comme un pierrot élevé à la brochette.

Il va prendre la veste qu’Ivone a placée sur une chaise.

IVONE.

Ce bon Touboulic !

TOUBOULIC.

Air.

Mais il faut que j’ m’embellisse,
Que je mett’ mes atours,
Qu’à la beauté j’unisse
La grâce des amours
Car mon âme est jalouse
De montrer, sur ma foi,
Que c’lui qui vous épouse,
Des vachers est le roi,
Comme un cerf j’ vas courir...

IVONE.

Dépêch’-toi de r’ venir.

TOUBOULIC.

Tempérez, tempérez, Ivone, vot’ désir.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

MARZIN, IRÉNÉE, IVONE

 

IVONE.

Touboulic m’aime, mère Irénée, il m’aime ! il en convient.

IRÉNÉE, à elle-même.

Ah ! J’y suis donc parvenue !

MARZIN.

Ça vous a donc donné beaucoup de mal, ma tante ?

IRÉNÉE, à part.

Tiens ! celui-là que je ne voyais pas.

IVONE, regardant Marzin et appuyant.

Je l’aime aussi, moi... et beaucoup !

IRÉNÉE, bas.

Ainsi, vous consentez à ce que la noce soit pour ce soir ?

IVONE, de même.

Si tôt ?...

IRÉNÉE, de même.

Prenez garde ! si vous faites tant de façon, Marzin croira que vous le regrettez.

IVONE.

Par exemple ! j’épouse Touboulic tout de suite.

MARZIN.

Quand on prend un mari comme celui-là, on ne saurait trop se dépêcher.

IVONE.

C’est ce que je vais faire.

MARZIN.

Ainsi donc, Ivone, vous êtes bien décidée ?

Air : Connaissez-vous le grand Eugène.

Cependant d’une autre espérance
Vous aviez flatté mon amour,
Je partis avec confiance,
En rêvant un heureux retour.
Me voici ; mais d’une autre absence
Déjà l’instant m’est apparu,
Avec moi, puisqu’hélas ! en France
Le bonheur n’est pas revenu.

Permettez seulement que je vous remette un souvenir... bien cher ! mais qui ne peut plus rester entre mes mains. Tenez, Ivone.

Il lui présente un petit paquet.

IRÉNÉE, voulant le prendre.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MARZIN.

Ce n’est pas pour vous, ma tante.

IVONE, arrachant l’enveloppe.

Que vois-je !... ce fichu à demi-brûlé !... celui que j’avais le soir de l’incendie !... Marzin !... vous y étiez donc ?

Elle le passe à Marzin.

 

 

Scène XV

 

MARZIN, IRÉNÉE, IVONE, MONSIEUR CROPP

 

MONSIEUR CROPP, entrant.

Certainement qu’il y était ! puisque c’est lui qui vous a sauvé la vie.

IVONE, vivement.

Qui vous l’a dit ?

MONSIEUR CROPP.

Lui-même, le jour de son départ.

MARZIN.

Vous ne le saviez donc pas, Ivone ?

IVONE.

Je croyais que c’était Touboulic. Comme vous m’aviez trompée, mère Irénée ?

IRÉNÉE.

Dam ! il fallait bien aider un peu mon fils.

MARZIN.

Je l’ai pourtant écrit à votre tante...

MONSIEUR CROPP.

Après avoir fait fortune ! C’est cela de la délicatesse !

IVONE.

Ah ! Marzin !...

Elle se jette dans ses bras.

MONSIEUR CROPP remonte vers le fond et descend au n° 1.

Mais quel est donc ce bruit ?

 

 

Scène XVI

 

MARZIN, IRÉNÉE, IVONE, MONSIEUR CROPP, LE VILLAGE, puis TOUBOULIC

 

LE CHŒUR.

Air : Buvons joyeux touristes.

Chantons le mariage
Qu’on célèbre en ces lieux
Touboulic en ménage
Vraiment c’est curieux.

TOUBOULIC, entrant paré, et bousculant les paysans.

Allons, faites-moi place,
Elle attend son vainqueur,
Gare donc que je passe,
Vous allez retarder son bonheur.

Ensemble.

LE CHŒUR et MONSIEUR CROPP.

Chantons le mariage, etc.

IRÉNÉE.

Hélas ! le mariage
Qu’on célèbre en ces lieux
Pour nous eût été l’ gage
Du sort le plus heureux.

IVONE et MARZIN.

Bientôt not’ mariage
Célèbre dans ces lieux,
Du bonheur s’ra le gage
Et comblera nos vœux.

TOUBOULIC.

Chantons le mariage
Qu’on célèbre en ces lieux,
Enfin j’entre en ménage,
Vraiment c’est curieux !

TOUBOULIC.

Qu’on sonne les cloches, et qu’on défonce une œillette ! Touboulic se marie, et ça ne lui coûte pas plus que s’il n’avait fait que ça tous les jours.

Repoussant Marzin et tirant Ivone à lui.

Allons, venez, Ivone, venez vite me rendre heureux.

IVONE.

Mon pauvre Touboulic, il faudra t’adresser à une autre pour ça ; car je ne puis être qu’à m´n sauveur.

Marzin la presse dans ses bras.

TOUBOULIC.

Qu’est-ce que vous dites donc là ?

IVONE.

Dam ! puisque ce n’est pas toi.

TOUBOULIC.

Comment ce n’est pas moi ?

IVONE.

Qui m’a sauvée de l’incendie !

TOUBOULIC.

De l’incendie ?... Pardine, non !... Comment de l’incendie ? Ah bien ! par exemple ! j’aurais été me jeter au feu pour... Vous ne m’aimiez donc que pour ça ?

IVONE.

Mais dam !

IRÉNÉE.

Sans doute, par reconnaissance.

TOUBOULIC, indigné.

Par reconnaissance !... Oh ! Ivone ! Ivone !... Je ne vous aurais jamais crue capable...

MARZIN.

Ce pauvre Touboulic qui croyait que c’était à causes de ses grâces et de sa figure qu’Ivone... Ah ! ah ! ah !

TOUT LE MONDE.

Ah ! ah ! ah ! ah !

MONSIEUR CROPP.

Et il lui faisait un procès pour ça.

TOUT LE MONDE.

Ah ! ah ! ah ! ah !

TOUBOULIC.

Fi ! mam’zelle ! on ne dérange pas ainsi les gens de leurs occupations, pour leur dire après : merci, chose... je vous prenais pour un autre.

MARZIN.

Dis donc, Touboulic, si tu n’avais pas été aussi longtemps cruel pourtant, c’en était fait de notre bonheur.

Il presse Ivone sur son cœur.

TOUBOULIC, les regardant.

Ils sont heureux !... pas moi... et il faut que ça m’arrive juste au moment où je commençais à m’habituer aux femmes... Oui, j’aurais peut-être fini... on s’accoutume à tout.

IRÉNÉE.

Il n’y a pas qu’Ivone.

TOUBOULIC.

Au fait... l’Auvergnate.

Allant à elle.

Dis donc, veux-tu m’épouser, toi ?

LA FILLE, patoisant.

Ah ! laissez-moi tranquille.

TOUBOULIC.

Non.

Allant à une autre.

Et toi, Brunette ?

LA FILLE.

Allons donc !

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !

TOUBOULIC.

Ah ! c’est comme ça ! Oh ! les femmes !... et on appelle ça un sexe enchanteur ! merci ! Bon ! bien !... Elles peuvent exister, les femmes, je ne chercherai pas à les détruire ; mais si l’espèce augmente... ce n’est pas à moi qu’il faudra s’en prendre.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Les femmes toujours l’ont rendu malheureux,
Mais tout annonce
Qu’il y renonce :
Les femmes ! toujours l’ont rendu malheureux,
Touboulic fera bien d’ n’êtr’ plus amoureux.

TOUBOULIC, au public.

Messieurs, qu’ mon exemple ici vous éclaire !
D’un sexe fatal prev’nez les complots :
Voulez-vous aimer ? espérez-vous plaire ?
Tremblez ! car les femm’ causent tous nos maux
Plus elles ont d’ beauté, d’ charme, d’élégance,
Plus ell’ font de nous leurs souffre-douleurs...
C’est sans doute pour ça qu’en France,
Les homm’ enragent plus qu’ailleurs.
Vous qu’ell’s ont fait, ou qu’ell’ f’ront enrager,
Mes pauvres confrères,
Serez-vous sévères ?
Si d’ Touboulic les femm’ veulent s’ venger,
À moi les homm’s... ils doivent me protéger.

Reprise du CHŒUR GÉNÉRAL.

Les femm’ toujours l’ont rendu malheureux, etc.

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