Struensée (Paul MEURICE)

Drame en cinq actes et en vers.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie-Française, le 5 novembre 1898.

 

Personnages

 

JEAN STRUENSÉE

CHRISTIAN VII, roi de Danemark

LE COMTE DE RANTZAU

VOLTAIRE

ÉRIK, vieux paysan

LE PASTEUR ADAM STRUENSÉE

LE DOCTEUR MAEKUS

LE MAJOR KRAFT

LE COMTE LAURWIG

FREITAG, envoyé du roi de Prusse

ROBERT

UN JEUNE OUVRIER

UN ÉTUDIANT

UN VIEUX MILITAIRE

UN BOURGEOIS

UN HÔTELIER

LE PETIT BASTIAN

LA REINE

CHRISTEL

LA COMTESSE DE KOEFELD

LOLETTE

MEMBRES DE LA SAINTE-VŒHME

ÉTUDIANTS

OUVRIERS

BOURGEOIS, etc.

SEIGNEURS DE LA COUR SUPRÊME

 

 

L’homme a ces aspirations sublimes : aimer, savoir, pouvoir. Cependant, de ces vertus, la foi ancienne avait fait des crimes : elle appelait l’amour péché, la science impiété, l’ambition orgueil. Ces forces de vie, pour elle, étaient perverses et maudites ; et, à sa suite, la poésie les a vues sous ce faux jour et les a représentées comme funestes et pénétrées de l’esprit du mal. Dans ces trois chefs-d’œuvre : Macbeth, Faust, Don Juan, le monde infernal a un grand rôle, et intervient, soit pour perdre, soit pour châtier l’ambition, la science et l’amour. Les Sorcières soufflent le crime à Macbeth ; Méphistophélès mène Faust comme un enfant ; la statue du Commandeur pose sa main de marbre sur l’épaule de don Juan pour le précipiter dans l’enfer.

Il m’a toujours paru qu’après le XVIIIe siècle, après la Révolution française, il était bien l’heure que le théâtre réhabilitât les puissances de l’âme humaine qu’il avait calomniées et donnât hautement raison à l’ambition, à la science, à l’amour. Et j’eus cette audace de porter longtemps dans mon esprit trois drames : Struensée, Galilée, Don Juan. L’âge est venu et, bien que le travail de Don Juan soit assez avancé, il est douteux que je l’achève. J’aurai donc pu seulement essayer de montrer, dans Struensée, que l’ambition peut être de l’héroïsme, et je sens bien que cette seule tentative a déjà dépassé mes forces. Mais l’art est le jeu magnifique où l’on peut, où l’on doit, caver au plus haut. Le but lointain, inaccessible peut-être, que l’artiste se pose à lui-même, s’il n’a pas la gloire de l’atteindre, il aura toujours l’honneur de l’avoir visé.

 

 

PROLOGUE

 

Salle d’auberge dans une bourgade sur la frontière du Holstein. Carreaux des croisées blancs de givre. Au fond, porte donnant sur la rue. À droite, porte avec petit escalier de quatre marches. Du même côté, vaste poêle en faïence de Nuremberg. À gauche, petite porte au premier plan. Une table, qu’une fille d’auberge est en train de desservir.

 

 

Scène première

 

JEAN STRUENSÉE, ADAM STRUENSÉE, CHRISTEL, assise à la table, UN JEUNE DOMESTIQUE

 

LE JEUNE GARÇON, ouvrant la porte du fond.

Monsieur le pasteur, c’est onze heures...

ADAM STRUENSÉE.

Bien. Attelle.

Nous partons.

Le jeune garçon sort.

JEAN STRUENSÉE.

Quoi ! déjà l’heure ! l’heure mortelle !

Pour la première fois, chers êtres adorés,

Nos destins et nos cœurs vont être séparés.

Ne plus vous voir !

ADAM, déjà debout.

Allons ! allons ! adieu !

STRUENSÉE.

Mon père,

Ne dites pas encor ce mot qui désespère !

Ah ! Christel, te quitter !

CHRISTEL.

Mon bon oncle, un moment !

ADAM.

Pourquoi faire ? à quoi bon prolonger ton tourment,

pauvre enfant ?

CHRISTEL.

Un quart d’heure !

ADAM.

Non, tout de suite.

Pour toi, j’ai bien voulu lui faire la conduite.

Pour toi seule, entends-tu, Christel ! Mais le chemin

Est long, la nuit glacée, et je prêche demain.

En route, allons !

CHRISTEL.

Voyez, mon oncle, il souffre, il pleure !

ADAM.

Ah ! c’est lui que tu plains ! Vous verrez tout à l’heure

Que c’est moi qui le chasse ! Il lui plaît de partir,

D’aller chercher fortune au loin ? pauvre martyr !

Ce jeune ambitieux, dans sa fièvre insensée,

Laisse là son vieux père avec sa fiancée,

Son pays, son foyer, son chien, – pris de l’ennui

De tout ce qu’il aimait !... Ayons pitié de lui !

STRUENSÉE.

Ah ! ce n’est pas juste !... Oh ! pardon ! le cri m’échappe !

Le coup fait tant de mal, du père, quand il frappe !

Ce dont vous m’accusez avec cette rigueur,

Père, vous me l’avez vous-même mis au cœur.

Vous aviez pour ami, dans vos jeunes années,

Le ministre qui tient en main les destinées

Du Danemark, – le roi, malade condamné

Par ses vices, n’étant qu’un spectre couronne.

Le comte de Rantzau vous écrivait naguère :

« Viens donc me retrouver ici, je veux t’y faire

Une place très haut malgré les envieux. »

Et vous lui répondiez toujours : Je suis trop vieux.

Est-ce vrai ?

ADAM.

C’est vrai.

STRUENSÉE.

Lui pourtant, sans qu’il se lasse,

Insistait : « Que ton fils, en ce cas, te remplace.

Tu me dis qu’il est plein d’ardeur et plein de foi.

Savant, bon médecin déjà. Donne-le-moi.

Car je me sens vieillir (il sied qu’on se connaisse

Et veux avoir autour de moi de la jeunesse. »

Alors vous m’avez dit, père : Vois à ton tour.

ADAM.

Mais...

STRUENSÉE.

Me l’avez-vous dit ?

ADAM.

Je croyais que la cour

Et l’intrigue n’allaient guère te faire envie !

Tu reviendras lassé, brisé, de cette vie !

CHRISTEL.

Lui, mon oncle, il est jeune et de force à lutter.

STRUENSÉE.

Oui, laissez-moi, de grâce, aller, chercher, tenter !

L’action ! l’action ! Vous m’avez mis dans l’âme

L’étincelle, mon père, et l’étincelle est flamme

Et m’embrase, et je cède à ce je ne sais quoi

D’emporté que je sens en moi plus fort que moi.

ADAM.

Vanité ! Tu confonds la sève avec l’écorce,

Et lu prends ton orgueil, mon fils, pour de la force...

Te voilà fier d’un rêve ! et d’un rêve avorté

D’avance !

CHRISTEL.

Je suis, moi, fière de sa fierté !

STRUENSÉE.

Le rêve que je fais, vous croyez le connaître ?...

ADAM.

Eh ! c’est d’être puissant ! d’être chef ! d’être maître !

STRUENSÉE.

Non, mon père ; le grand rêve dont je suis fier

N’est pas à moi seul ; c’est ce qui flotte dans l’air,

C’est le souffle nouveau, le souffle d’espérance,

D’amour, de liberté, qui nous vient de la France.

Ah ! mon père, ils sont là tout un groupe éclatant.

Les philosophes, tous écrivant, combattant,

Et sur leur siècle, à qui l’avenir se révèle,

Semant les vérités de la bonne nouvelle.

L’Europe les admire ; ils sont comme des rois ;

Voltaire...

ADAM.

Est-ce à Voltaire, ô naïf, que tu crois ?

Le roi Voltaire, ami d’un roi d’une autre étoffe,

Habite en ce moment chez ce roi philosophe.

Voltaire est à Potsdam ! Ô spectacle enivrant !

Le grand Voltaire auprès de Frédéric le Grand !

Quels bienfaits inouïs sur tous tant que nous sommes

Va répandre l’accord fécond des deux grands hommes !

Ah bah ! l’un n’a qu’un but, mettre en feu l’univers,

Et l’autre qu’un emploi, lui corriger ses vers ;

Frédéric le Grand biffe un peuple d’un paraphe,

Le grand Voltaire épluche au roi son orthographe !

STRUENSÉE.

Mais que Voltaire un jour s’échappe frémissant,

Et, libre, il redevient aussitôt tout-puissant.

Avec sa forte armée, avec son vaste empire,

Que ferait Frédéric, s’il se mettait à rire ?

– Au surplus, que l’homme ait ou non démérité,

Je laisse son erreur, je suis sa vérité.

Le droit, qu’en attendant qu’on le lise ou épèle,

La grande humanité, voilà ce qui m’appelle !

Voilà (trouvez encor l’orgueil démesuré !)

Ce que je veux servir, ce que je servirai !

ADAM.

L’humanité ! Mon fils, sans phrase et sans grand geste,

Je l’aime comme toi, mais d’un cœur plus modeste.

Seulement, pourquoi donc l’aller chercher si loin ?

Elle est partout. Elle est aussi dans l’humble coin

De notre bourg, famille entourant ma famille,

Où j’aurais marié mon fils avec ma fille.

C’est là que tu pouvais servir l’humanité,

Et bien mieux : le bonheur conseille la bonté.

Le jour, tout aux souffrants, tu rassures qui tremble.

Tu panses, tu guéris. Le soir, on est ensemble.

Et qui t’empêche alors d’écrire, si tu veux,

D’exprimer, pour le peuple et l’avenir, tes vœux,

Tes requêtes, tes plans ? de dire ta pensée ?

Ta femme suit des yeux la page commencée,

Tu la lui lis, et, dis, quel orgueil est le tien

Quand elle bat des mains et crie : oh ! que c’est bien !

Je suis présent aussi ; je vous vois, je t’écoute ;

Et, pour moi, vieux, qui touche au terme de ma router

Oh ! Dieu bon ! quelle joie, au bord du grand sommeil,

D’entendre quelque doux enfant au front vermeil,

Qui va dormir aussi, de sa voix tendre et chère,

Les yeux déjà tout gros, dire : bonsoir, grand-père !

STRUENSÉE.

Ah ! vous m’accablez ! ah ! pourquoi me faire voir

Le seuil du paradis sur le seuil du devoir ?

ADAM, montrant Christel.

Ton premier devoir est envers cette âme tendre.

CHRISTEL.

Il en a d’autres. Moi, je peux, je dois attendre.

ADAM, surpris.

Comment ! tu le soutiens !

CHRISTEL.

Certes il eût été doux,

Père, que jamais Jean ne s’éloignât de nous.

Mais quand, sous votre toit béni, d’un cœur tranquille.

Nous avions arrangé tous les trois notre idylle,

Songions-nous qu’au dehors, accablés et plies,

Peinaient et gémissaient des êtres par milliers ?

On connaissait si mal leur angoisse mortelle,

La longue iniquité sur leur foule était telle,

Ils étaient tellement faits à leur joug affreux,

Qu’eux-mêmes volontiers s’ignoraient malheureux,

Et que, pour eux, leurs maux, servitude, torture,

Misère et désespoir, étaient dans la nature.

Mais un jour, – quel réveil ! – dans ses livres proscrits,

Voltaire par l’Europe a jeté ses grands cris :

– Vous, opprimés, pareils à des bêtes de sommes,

Debout ! rappelez-vous que vous êtes des hommes !

Et vous, dans un bien-être égoïste engourdis,

Voyez donc comme on souffre ! on souffre, je vous dis ! –

Ils nous ont émus tous, ces appels magnanimes,

Père, et vous avez plaint avec nous les victimes :

Serfs du Jura, Calas, Labarre, des héros

Dont on fait des forçats, et, livrés aux bourreaux,

Des vieillards sous le fouet, des enfants sur la roue,

Les pères dans le sang, les filles dans la boue,

Les humbles proie aux forts, les bons proie aux mauvais !

Nous pleurions. Jean m’a dit : Ne pleure pas ! j’y vais !

Il y va. – Pourriez-vous, pour vous et pour les vôtres,

Être heureux, en étant malheureux pour les autres ?

Je vous connais : joyeux, mais ayant sous les yeux

La douleur, vous seriez triste d’être joyeux.

ADAM, ébranlé.

Je répète qu’il peut, à son tour, par le livre,

Secourir les souffrants. Le verbe aussi délivre !

CHRISTEL.

Non, sa force à lui, c’est d’agir. C’est de lutter,

De dominer de haut les esprits, d’emporter

Les cœurs par sa parole enflammée ou railleuse...

Il tient cela de vous, cher oncle.

ADAM, la menaçant du doigt.

Ah ! l’enjôleuse !

CHRISTEL.

Donc, pour notre rançon comme pour ton honneur,

Jean, tu dois partir ; va gagner notre bonheur,

Et, plus fort des douleurs à ton bras appuyées,

Rapporte-moi ma dot de larmes essuyées !

STRUENSÉE.

Ma force ? ah ! ce sera, dans mon isolement,

De sentir ton regard me suivre doucement.

CHRISTEL.

Oui, que mon souvenir te garde et te soutienne !

Prends avec toi mon âme et l’ajoute à la tienne !

Doux et fort, tendre au faible, implacable au méchant,

Va, marche, mon aimé, marche ! et sème en marchant

L’action et l’idée aussi grandes que bonnes,

À mesure enrichi de tout ce que tu donnes !

STRUENSÉE.

Chère Christel !

ADAM.

Cœur d’ange !

Rentre le jeune paysan.

LE JEUNE PAYSAN.

Il est minuit passé !

CHRISTEL.

Déjà !

Tous trois se regardent un moment en silence.

Nous ne l’avons pas encore embrassé !

ADAM, souriant doucement.

Eh bien, embrassons-le.

STRUENSÉE.

Mon père ! mon bon père !

ADAM.

Comme elle je veux croire et comme elle j’espère.

La jeune enthousiaste ! elle a su m’apaiser.

Viens, mon cher fils, je veux te bénir d’un baiser.

Il lui ouvre les bras. Struensée s’y jette. Puis il va à Christel.

CHRISTEL.

Adieu, frère.

STRUENSÉE lui met un baiser au front.

Au revoir, ma femme. – Ah ! c’est donc l’heure

D’être seul !

CHRISTEL.

D’être fort !

Sortent Adam et Christel. Struensée vient tomber à la table, la tête dans ses mains, et sanglote.

STRUENSÉE.

Pour commencer, je pleure !

Il reste ainsi quelques instants, pleurant. Entre l’hôtelier avec une servante.

 

 

Scène II

 

STRUENSÉE, L’HÔTELIER, puis VOLTAIRE et RORERT

 

L’HÔTELIER.

Si monsieur le docteur veut sa clef ?

STRUENSÉE.

Non, merci.

Je monterai plus tard. – Puis-je rester ici

Pour écrire une ou deux lettres ?

L’HÔTELIER.

Certes, à votre aise.

Vous aurez plus chaud là.

Prêtant l’oreille.

Tiens, mais c’est une chaise

De poste qui s’arrête. – Est-ce que vous voulez

Me permettre d’y voir ?

STRUENSÉE.

Mais allez donc ! allez !

L’hôtelier s’élance. Entre un voyageur tout couvert de fourrures. C’est Voltaire. Il marche péniblement, appuyé au bras de Robert, qui porte une cassette. Un domestique les suit.

VOLTAIRE.

Je suis gelé ! rendu ! Les cahots, les ornières,

Le froid !... Mort ! je suis mort de toutes les manières !

Euh !

L’HÔTELIER.

Si monsieur voulait faire vingt pas de plus,

Une bonne chambre...

VOLTAIRE.

Oh ! non ! non ! je suis perclus !

J’aperçois, dans ce coin, comme une heureuse étoile,

Un de ces monuments que vous nommez un poêle.

Pour l’instant, mon ami, c’est tout ce qu’il me faut.

Je m’y couche, et je vais du moins mourir au chaud.

L’HÔTELIER, s’inclinant.

Bien.

Montrant Struensée.

Justement monsieur, qui de son côté veille,

Est médecin, et va vous soigner à merveille.

VOLTAIRE, se redressant.

On va me laisser seul avec un médecin !

STRUENSÉE, souriant.

Permettez ! on n’est pas tout le temps assassin.

VOLTAIRE.

Allons ! si vous avez de l’esprit, je me risque.

ROBERT.

Je peux rester auprès de vous, monsieur.

VOLTAIRE.

Non, puisque

J’ai là pour m’assister quelqu’un de... compétent.

Allez dormir une heure ou deux.

Robert s’incline et va pour sortir.

Ah ! un instant.

Laissez-moi la cassette aux vers... C’est pour distraire

Mes derniers moments.

ROBERT, effrayé.

Chut ! vous êtes téméraire !

VOLTAIRE.

Hé ! personne ne sait de quoi je parle ici.

Il pose la cassette sur ses genoux, et y prend quelques feuillets.

Ce fatras, que je n’ai pas encor dégrossi,

Pédantesque et royal, participant de l’oie

Et du vautour, me met l’âme et la rate en joie.

ROBERT.

Oui, mais, quand vous fuyez le joug et le courroux

De ce roi rancunier, monsieur, rappelez-vous

Benjamin, que Joseph fit happer par la troupe,

Pour avoir emporté sans le savoir sa coupe.

Ce grimoire rimé, si l’auteur l’envoyait

Reprendre ?

VOLTAIRE.

Je n’en suis nullement inquiet.

L’auteur l’oublie ! – Ainsi, je garde l’œuvre auguste,

Et, sans avoir à les nettoyer, je déguste

Les vers, français ou non, de mon cher oppresseur,

Linge sale laissé pour compte au blanchisseur.

ROBERT.

Vous me faites frémir !

VOLTAIRE.

Allez, mon camarade.

Robert et l’hôtelier sortent.

 

 

Scène III

 

VOLTAIRE, STRUENSÉE

 

VOLTAIRE.

Euh !

STRUENSÉE.

Vous souffrez ?

VOLTAIRE, d’une voix faible.

Je suis malade, bien malade !

STRUENSÉE.

Voyons le pouls.

VOLTAIRE.

Je suis aux portes du trépas.

STRUENSÉE.

Voyons les yeux.

VOLTAIRE fixe sur lui des yeux pétillants.

La fin est proche, n’est-ce pas ?

STRUENSÉE.

Pour vous y préparer, vous avez bien, en somme,

À vous quelque vingt ans.

VOLTAIRE, de sa voix pleine.

Ouais ! vous croyez, jeune homme !

STRUENSÉE.

J’en réponds.

VOLTAIRE.

Ce n’est pas que je craigne la mort,

Mais vous me paraissez, cher monsieur, assez fort !

Çà, vous n’exercez pas en cet endroit ?

STRUENSÉE.

J’y passe.

Je vais à Copenhague.

VOLTAIRE.

Ah ! bien ! Il faut l’espace

À vos talents. Tant vaut l’aile, tant vaut l’oiseau.

STRUENSÉE.

J’entre dans la maison du comte de Rantzau.

VOLTAIRE.

Ah ! comme médecin ?

STRUENSÉE.

Non, plutôt secrétaire.

VOLTAIRE.

Forte tête, Rantzau ! mais entier, réfractaire

Au progrès, sec et dur, – sans vous le décrier.

STRUENSÉE.

La place n’est pour moi qu’un pied à l’étrier.

VOLTAIRE.

Oui, l’entrée à la cour. Ah ! c’est qu’elle est tentante,

Mon galant, cette cour ! Une reine, éclatante

De jeunesse et de grâce, et le roi, – le mari, –

Jeune aussi, mais maussade, éteint, un peu pourri.

Voilà de quoi jeter un cœur en rêverie,

Jeune homme, n’est-ce pas ?

STRUENSÉE.

Croyez-moi, je vous prie,

Un peu plus sérieux.

VOLTAIRE.

Mais c’est très sérieux,

Ces choses-là ! Gageons, mon beau mystérieux,

Qu’en fouillant vos tiroirs d’une main indiscrète,

On y découvrirait, à la place secrète,

Quelque portrait caché d’un soin tendre et jaloux,

Une couronne au front, avec des yeux très doux ?

Ah ! vous rougissez !

STRUENSÉE.

C’est que le soupçon m’irrite.

Monter par la faveur et non par le mérite

Est, pour moi, chose indigne. Alors qu’on sent en soi

La force d’imposer son idée ou sa foi,

Se frayer son chemin sans détour et sans brigue

Par des actes, c’est fier ; c’est honteux par l’intrigue.

VOLTAIRE, le menton dans la main, l’a écouté attentivement.

Que je vous donne aussi ma consultation.

Le pouls ? – N’aurions-nous pas un grain d’ambition ?

STRUENSÉE.

Oui, cette maladie, il se peut que je l’aie,

Et vous avez, monsieur, mis le doigt sur la plaie.

J’ai cette ambition : l’air et le pain pour tous.

J’ai cette ambition : pas d’hommes à genoux.

J’ai cette ambition : plus de jougs ni de guerres.

J’ai cette ambition : mes semblables tous frères,

Tous égaux dans le droit, tous libres sous les cieux.

– Vous voyez à quel point je suis ambitieux.

VOLTAIRE.

Diantre ! oui, vous visez très haut ! – C’est la jeunesse !

Et c’est beau ! – Moi, caduc, pour que ce temps renaisse,

Avec ses rêves, fous, mais qu’importe ! immortels,

Ah ! que j’en donnerais de mes faux bien réels ! –

Aussi, mon cher monsieur, vous pourrez, par la suite,

Modifier par-ci par-là votre conduite,

Juger votre idéal trouble, excessif ou vain,

Et mettre, comme on dit, de l’eau dans votre vin ;

Vous pourrez, modérant dans l’abus le système

De préférer toujours des passants à vous-même,

Soigner votre présent plus que leur avenir ;

Vous pourrez...

STRUENSÉE.

Mais, monsieur !...

VOLTAIRE.

Laissez-moi donc finir !

– À deux ambitions on peut ouvrir son âme :

La grande, – c’est la vôtre aujourd’hui, – qui s’enflamme

Pour le juste, le vrai, la vertu, le devoir ;

La petite, qui veut l’argent ou le pouvoir.

Que la grande, au départ, vous tienne et vous invite,

Vous pourrez, en chemin, glisser vers la petite...

STRUENSÉE.

Mais...

VOLTAIRE.

Attendez ! – Eh bien, quand même ce serait,

Quand même votre élan subirait quelque arrêt,

Quand même, abandonnant la sublime carrière,

Vous devriez un jour retourner en arrière,

Il vous serait compté par le progrès vivant

D’avoir fait, au début, quelques pas en avant !

Ou même seulement d’avoir voulu les faire.

STRUENSÉE.

Vous êtes indulgent !

VOLTAIRE.

Faut-il être sévère

Pour l’homme, être chétif, faillible et limité ?

Il n’est que l’ouvrier, l’œuvre est l’humanité.

Et, que la main soit faible ou fragile la lime,

Les outils sont méchants, la besogne est sublime !

STRUENSÉE.

J’espère au moins pouvoir, sans me tant signaler,

Deux choses : rester pur, ne jamais reculer.

VOLTAIRE.

Enfin, être un héros ! en dépit des profanes.

Comment, si vous pourrez ! mais c’est le pont aux ânes !

– Ah çà ! mon bon docteur, qui vous apitoyez

Sur les maux de ce monde, est-ce que vous croyez

Que, les traitant de haut, à votre convenance,

Vous en aurez raison avec une ordonnance,

Et que la plaie humaine et l’antique fléau

Se peuvent guérir comme... un rhume de cerveau ?

Comptez-vous balayer, avec ces mains Manchettes,

L’étable d’Augias sans friper vos manchettes ?

Allez ! la guerre au mal, maugréer, châtier,

Pleurer, – et rire donc ! – c’est un rude métier !

Quoi ! n’a-t-on pas assez de ses propres souffrances ?

Prendre celles de tous ! avec d’horribles transes,

Pour le compte commun, se mettre sur le dos,

Par-dessus son paquet, un tas de lourds fardeaux :

Préjugés, fanatisme, et barbarie, et haine !

Être en esprit, avec le martyr, à la chaîne,

Au supplice ! encor lui, n’est traîné qu’une fois

Sur la claie ; y râler après lui tout un mois !

C’est gai ! Se mettre au lit de fièvre et de furie

À chaque an révolu d’une grande tuerie !

Pour tout homme frappé saigner à chaque coup !

Et, fuyant ses amis, se terrant comme un loup,

Pour un quidam qu’on vient, quelque part, de proscrire,

« Quand un innocent meurt, ne plus oser sourire ! »

STRUENSÉE.

C’est dur ! mais c’est grand !

VOLTAIRE.

Grand ? qui sait ?... Le plus affreux,

C’est le doute, que jette aux esprits généreux

La lenteur du progrès. Oui, la pire détresse,

C’est de voir la raison encor si peu maîtresse ;

C’est, quand, dans le combat, la justice est en jeu,

D’avoir les bras liés et de compter si peu ;

C’est d’être jugulé par les corrupteurs traîtres

De la loi, de la foi, faux juges et faux prêtres ;

Enfin, c’est de subir, sans quelquefois pouvoir

Tout haut ni s’indigner ni même s’émouvoir,

Chez les puissants du siècle et leurs suppôts immondes,

« L’inhumanité, cette insulte à tous les mondes ! »

STRUENSÉE.

Ah ! vous voyez ! vous-même ici vous convenez

Qu’il faudrait, maîtrisant ces maîtres forcenés,

Au nom du droit humain contre leur droit factice,

Conquérir le pouvoir pour fonder la justice.

Eh bien, je ne veux pas autre chose ! je veux...

Voltaire le regarde en souriant. Il s’arrête et se reprend.

Je rêve de pouvoir réaliser les vœux

Et mettre en action les nouvelles idées

Qu’à nos âmes, au but magnifique guidées,

Ont fait briller Voltaire et ses amis français.

Le droit n’a que le droit, il lui faut le succès !

VOLTAIRE.

Oui, j’entends (ô le bon, ô l’excellent apôtre !) :

Vous régneriez, vous et le droit, l’un portant l’autre ?

Rien de plus souhaitable ! et moi, j’y bats des mains.

Mais ce n’est pas commode ! et ces lâches humains

Traitent bien rarement d’une façon accorte

Tout à la fois l’idée et celui qui l’apporte.

Vous convaincrez bien moins ce monde défiant

En vous glorifiant qu’en vous sacrifiant.

– Vous croyez, dira-t-il, à cette... chose neuve ?

Fort bien ! mais il faudrait nous en faire la preuve.

Vous l’affirmez en nous demandant le pouvoir ;

Souffrez pour elle un peu, mourez d’abord pour voir ! –

On vous tue. Après quoi, la foule qui s’incline

Adopte – assez souvent – votre idée orpheline.

La planche d’où l’on parle aux hommes de plus haut,

Tribune ou trône, allez, c’est encor l’échafaud !

STRUENSÉE.

Votre rire mordant a certes sa justesse,

Et j’en sens la grandeur ainsi que la tristesse.

Pourtant je suis sincère !... Oh ! la sincérité,

Je sais, devrait parler avec simplicité.

Seulement, la jeunesse en nous parfois bourdonne

Avec un sentiment trop vif de la personne,

Trop d’emphase et d’ardeur. Cependant, croyez-moi,

J’ai l’abnégation parce que j’ai la foi !

– Écoutez. Il se peut que tout mon rêve échoue,

Et qu’au bout de l’effort, la mort qui se dévoue

Reste ma seule part dans le devoir sacré.

Alors, je vous le dis simplement, je mourrai.

VOLTAIRE, se levant.

Bien, jeune homme ! c’est bien !

Lui posant la main sur l’épaule.

Va donc ! Si ton audace

Heureuse, s’attaquant au passé, fait sa place

À l’avenir ; si, pris de la grande fierté

D’établir la justice avec la liberté,

Tu poursuis sans fléchir cette tâche bénie,

Tu seras plus que roi, fils...

Lui touchant le front du pouce.

Tu seras génie !

STRUENSÉE.

Oh ! qui donc êtes-vous, qui me parlez ainsi ?

Bruit de chevaux au dehors.

VOLTAIRE.

Qu’est ce bruit ?...

 

 

Scène IV

 

VOLTAIRE, STRUENSÉE, entre, avec L’HÔTELIER effrayé, FREITAG, suivi de quatre cavaliers armés, ensuite ROBERT

 

FREITAG.

Je vous dis, moi, qu’il doit être ici !

Apercevant Voltaire

Le voilà !

VOLTAIRE, voyant les soldats.

Des pandours !

L’HÔTELIER, levant les mains.

Que le ciel nous protège !

VOLTAIRE.

Serait-ce moi qu’on veut mettre en état de siège ?

Entre Robert.

FREITAG.

Au nom du roi ! rentez...

Il étend la main vers le collet de Voltaire.

VOLTAIRE, lui arrêtant le bras.

Vous n’êtes pas galant !

Rendre au roi ? Qu’ai-je pris ? son trésor ? son talent ?

La clef des champs ? Je l’ai, la frontière est franchie.

FREITAG.

Tout de suite rentez l’œufre de poéshie

Du roi mon maître.

VOLTAIRE.

Oh !... Vous voulez ?...

FREITAG.

Che n’entends rien !

L’œufre de poéshie !

VOLTAIRE.

Oh ! mon suprême bien !

FREITAG.

Au nom du roi ! rentez !...

VOLTAIRE.

Faut-il, quand je m’exile

De lui, n’en conserver rien qui me désopile ?

FREITAG.

Rentez l’œufre, monsié !

VOLTAIRE.

Et si che ne rends pas ?

FREITAG.

Je vous ramène alors à Potsdam de ce pas.

VOLTAIRE.

Aux galères ! merci !

ROBERT.

Cédez, monsieur...

VOLTAIRE.

Je cède.

Il prend la cassette et la contemple.

Pour rire encore un peu c’était mon seul remède.

Le roi me l’a donné, le roi me le reprend ;

Que béni soit le nom de Frédéric le Grand !

Remettant la cassette à Freitag.

Voilà sa poéshie, et mon cœur tout ensemble.

Que veut-il de plus ?

FREITAG.

Rien. Partez pour où vous semble.

VOLTAIRE, soupirant.

Sans le seul souvenir gai que j’avais de lui !

Enfin ! – Venez, Robert.

Il fait deux ou trois pas au bras de Robert, s’arrête et va à Struensée, qui l’a suivi des yeux tout palpitant.

Souvenez-vous !

STRUENSÉE.

Oh ! oui !

Sortent Voltaire et Robert.

L’HÔTELIER, à Freitag.

C’était donc un voleur ?

FREITAG.

Oui, mais... involontaire.

STRUENSÉE.

Son nom, monsieur ! son nom ?

FREITAG.

Eh ! c’est ce sieur Voltaire !

 

 

ACTE I

 

Au château royal de Christiansborg, à Copenhague.

Grand salon de l’appartement de la reine.

À droite, au premier plan, porte donnant dans les chambres de la reine ; au fond, en pan coupé, porte donnant dans l’appartement du roi. À gauche, même disposition ; deux portes, l’une au premier plan, l’autre en pan coupé, donnant sur les salles de réception du château.

Au lever du rideau, la scène est vide. En dehors de la porte de droite au fond, qui est ouverte, un groupe de trois médecins debout se consultant. On entend de ce côté des cris plaintifs venant d’une pièce au loin.

 

 

Scène première

 

LE COMTE DE RANTZAU, LE DOCTEUR MARKUS, puis LE COMTE DE LAURWIG

 

Rantzau entre par la gauche, fait quelques pas, et s’arrête en entendant les cris. Il aperçoit les médecins et fait signe à l’un d’eux, le docteur Markus, qui se détache et vient à lui.

RANTZAU.

Entendez-vous ce cri continu qui déchire ?

C’est affreux ! le roi souffre, il souffre le martyre !

Depuis lundi déjà que son mal l’a repris,

Il n’a cessé d’emplir le château de ses cris,

Et l’appel lamentable où sa douleur se traîne

Vient jusqu’ici, chez elle, épouvanter la reine.

Vous cependant, messieurs les docteurs patentés,

Messieurs les médecins royaux, repus, rentes,

Que faites-vous, penchés autour de sa souffrance ?

Rien ! rien ! vous regardez ! Impuissance, ignorance !

Par privilège, seuls vous le pouvez guérir ;

Vous n’usez que du droit de le laisser mourir !

MARKUS.

Le roi ne mourra point, monseigneur ; cette crise

N’aura pas, j’en réponds, de funeste surprise.

C’est la troisième, elle est connue, et sans danger.

RANTZAU.

Vous devriez du moins pouvoir la soulager.

MARKUS.

Nous n’y connaissons pas de calmant, je l’avoue.

On ne peut rien qu’attendre, et la science échoue.

RANTZAU.

Votre science à vous, messieurs ! car vous savez

Qu’un docteur – non royal – vous a raillés, bravés,

Et, sans guérir le mal, soutient qu’il est possible,

Même aisé, d’adoucir cette souffrance horrible,

Aisé d’y ménager des moments de répit,

De sommeil, où parfois la douleur s’assoupit.

MARKUS.

Eh ! mais nous en ferons autant, sans imposture,

Dès que nous allons être aidés par la nature.

RANTZAU.

La crise est donc bientôt clans ses jours décroissants ?

MARKUS.

Hélas ! non. Au dernier accès, voilà deux ans,

La période aiguë a duré la semaine.

RANTZAU.

Et le mal d’à présent est de trois jours à peine !

Ce Struensée, alors, pourrait donc à son gré

Enrayer la souffrance à son plus haut degré ?

MARKUS.

Vous ne le croyez pas ? Et lui non plus, je pense.

RANTZAU.

Mais alors son défi ?...

MARKUS.

N’est que de l’impudence.

RANTZAU.

Il serait bien hardi !

MARKUS.

Non, il ne risque rien.

Il l’a belle à promettre un miracle ! il sait bien

Qu’une santé royale, une tête sacrée

Confiée à nos soins, ne sera pas livrée,

Avec tous les dangers qui sont dans l’inconnu,

Aux essais du premier empirique venu.

RANTZAU.

Donc, si l’on prend au mot sa science trop neuve ?...

MARKUS.

On la verra, piteuse, échouer à l’épreuve.

RANTZAU.

Et quand il dit qu’il peut calmer la crise ?...

MARKUS.

Il ment !

RANTZAU.

Vous en êtes certain, docteur ?

MARKUS.

Absolument !

On entend de nouveau les cris.

RANTZAU.

Encor ! Veuillez former de grâce cette porte.

Markus va fermer au fond la porte de droite.

Bien ! – Maintenant, docteur, écoutez. Il m’importe

De mater dans cet homme un rival dangereux.

MARKUS.

Comment ?

RANTZAU.

Depuis deux ans, il est assez heureux,

Ce Struensée ! Il m’a d’abord conquis moi-même.

Il ne révélait pas encor l’homme à système.

Il fut un an mon aide et presque mon ami.

Un jour, il m’a quitté, brusque, hostile à demi.

Il avait (ce n’est pas déjà si malhabile !)

Remis sur pied l’enfant royal, faible et débile.

MARKUS.

Disons qu’il fut, non pas habile, vigilant.

Faire suivre un régime, est-ce avoir du talent ?

RANTZAU.

Bref, la reine l’a pris en gré, mis à la tête

De sa maison. Il monte, il monte, il touche au faîte.

Tout à l’heure il sera ministre autant que moi.

MARKUS.

Non, il n’a que la reine, et vous avez le roi.

RANTZAU.

Le roi... n’est qu’un malade ! époux et prince indigne !

Quand il est alité, c’est la reine qui signe,

Qui règne...

MARKUS.

Mais le roi, par vous représenté,

Gouverne, et vous avez, vous, génie et santé.

RANTZAU.

Ah ! je ne combats pas sans peine – et sans colère. –

Près du roi décrié, la reine populaire.

Or une occasion se présente aujourd’hui

De faire échec et mat, non la reine, mais lui,

Son Struensée.

MARKUS.

Eh bien, agissez, frappez l’homme !

RANTZAU.

Oui, je le tiens ! – Depuis un an, il nous assomme.

Avec ses plans hardis, qui frisent l’attentat,

Pour parer aux abus et réformer l’État...

Entre le comte de Laurwig.

Laurwig ! Qu’est-ce, cher comte ?

LAURWIG.

Un mot. L’autre semaine,

La reine a fait promettre aux serfs de ses domaines

Qu’elle les recevrait.

RANTZAU.

Oui, Struensée encor

A fait à ces manants rêver ce rêve d’or

Qu’en priant bien la reine, ils obtiendraient peut-être

L’émancipation ! et feraient reconnaître

Leur droit à posséder la terre.

LAURWIG, riant.

Doux espoir !

C’est fou ! – Mais, s’ils venaient, comment les recevoir ?

RANTZAU, après un moment de réflexion.

Ne pas les recevoir du tout. La maladie

Du roi coupera court à cette comédie.

LAURWIG.

C’est parfait !

Il serre la main de Rantzau et sort.

RANTZAU, à Markus.

Vous voyez, il ne doute de rien,

Ce bienfaiteur public, ce risque-tout ! Eh bien,

Je vais le mettre au pied du mur, le bon génie !

Il est l’universel sauveur, c’est sa manie ;

Il saurait soulager – il le dit, je le crois –

Les maux du peuple ?... Il va soulager ceux du roi !

MARKUS.

Comment ! vous n’allez pas le laisser, je suppose,

Soigner Sa Majesté ?

RANTZAU.

Pourquoi pas ?

MARKUS.

Mais...

RANTZAU.

Il ose

Promettre l’impossible ! il le tiendra, parbleu !

J’en ris. Il va falloir qu’il abatte son jeu.

MARKUS.

Oh ! mais alors nos droits, mais la loi sage et juste

De l’étiquette, antique abri, barrière auguste,

Sont pour lui chose vaine et qu’il peut mépriser !

RANTZAU.

Eh ! non, vous l’allez voir lui-même s’y briser.

Mis en face du mal dont il ose répondre,

Il va se dérober, nous allons le confondre.

MARKUS, avec effroi.

Ne risquez pas cela, de grâce, monseigneur !

RANTZAU.

Que craignez-vous ?

MARKUS.

Pour lui, c’est un si grand honneur !...

RANTZAU.

De toucher au roi ? Non ! lèse-majesté ! crime !

MARKUS.

Vous allez, de vos mains, le porter à la cime

Où sa présomption d’avance se hissait !

RANTZAU.

Mais puisqu’il échouera !

MARKUS.

Mais s’il réussissait !

RANTZAU.

Malheureux !

 

 

Scène II

 

RANTZAU, MARKUS, LAURWIG, STRUENSÉE

 

Struensée paraît à la porte de gauche, au fond. Il va entr’ouvrir la porte de droite.

STRUENSÉE, après avoir refermé la porte.

Entendez ces cris, monsieur le comte !

Et la reine... Elle est là près du lit qui les compte,

Sans rien pouvoir ! Mais moi, qui peux les arrêter,

La porte m’est fermée ; ordre de m’écarter ;

On ne sait qui je suis et de quoi je me mêle,

La cure ne pouvant être qu’officielle.

MARKUS, à Rantzau.

N’ayant à demander ni compte ni raison,

Monseigneur, à monsieur le chef de la maison

De la reine, au sujet de son insigne office,

Permettez-moi d’aller reprendre mon service

Près de Sa Majesté.

RANTZAU.

Bien ! je vous y rejoins.

Markus s’incline et sort.

STRUENSÉE.

C’est donc trop demander vraiment ? ne puis-je au moins

Essayer, seulement essayer, pour une heure,

De ma manière à moi, peut-être un peu meilleure,

De soigner, de calmer, ces atroces douleurs ?

RANTZAU.

Vous avez vos moyens, les maîtres ont les leurs.

Vous n’êtes pas au roi.

STRUENSÉE.

Mais je suis à la reine.

Elle souffre, elle aussi, la douce souveraine...

La reine, elle ! souffrir ! ah ! ciel ! et moi le voir !

Je brave tout, hormis cela !... C’est mon devoir.

RANTZAU.

Oh ! pour un serviteur, quel admirable zèle !

La reine en doit avoir peu de pareils chez elle !

STRUENSÉE.

Je ne comprends pas bien, monsieur, vos airs railleurs.

Vous vivez à la cour ; la reine plane ailleurs.

Sa Majesté parfois demande qu’on la mène

Visiter les souffrants qui sont dans son domaine,

Malades, orphelins, veuves, vieillards perclus,

Et c’est au milieu d’eux que je la vois le plus,

Simple et douce à toucher le cœur le plus rebelle,

Et si bonne qu’on sait à peine qu’elle est belle.

Est-ce une femme ? Tous croient avoir sous les yeux

Quelque chose de doux et pur qui vient des cieux.

Comment donc voulez-vous qu’on puisse avoir pour elle,

Pour sa chaste beauté, comme surnaturelle,

Pour son âme divine, un autre sentiment

Que le profond respect d’un profond dévouement,

Qu’un culte prosterné qui la prie et l’honore.

Dieu ! l’aimer ! quel vivant l’oserait ? On l’adore !

RANTZAU.

Voit-on assez le mal, pour peu qu’on ait vécu !

Pardon d’avoir douté ! vous m’avez convaincu.

– C’est la reine...

Entre la reine.

 

 

Scène III

 

RANTZAU, MARKUS, LAURWIG, STRUENSÉE, LA REINE, LA COMTESSE DE KOEFELD

 

LA REINE.

Je vous cherchais, monsieur le comte.

Je suis à bout !... Il faut là-bas que je surmonte

Mon angoisse ; c’est trop ! – J’ai supplié le roi

D’avoir pitié de lui, d’avoir pitié de moi.

Il m’a dit : Allez donc à Rantzau ; qu’il admette

Qu’on peut, pour cette fois, oublier l’étiquette,

Et j’appellerai, soit, un docteur étranger !

RANTZAU.

Le roi connaît la règle ; il y peut déroger ;

Il est le maître.

LA REINE.

Et vous, que dites-vous ? Moi, femme,

Qu’est-ce que je peux ? rien ! Mais j’ai la mort dans l’âme.

C’est si cruel !. le voir tant souffrir ! – Demandez

À Kœfeld. – Ah ! qu’on souffre aussi !

STRUENSÉE, à demi-voix, à Rantzau.

Vous entendez !

RANTZAU.

Rien de plus naturel, rien de plus touchant même,

Je le comprends fort bien, qu’un couple uni qui s’aime,

Souffrant mêmes douleurs, livrant mêmes combats...

LA REINE.

Monsieur le comte, non, vous ne comprenez pas.

RANTZAU.

Mais...

LA REINE.

Non, le sentiment n’est pas bien votre sphère.

Couple uni ! couple uni ! nous ne le sommes guère,

On en dit, on en sait là-dessus plus que moi.

Et vous pensez : Pourquoi pleure-t-elle ? – Pourquoi ?

Je me souviens. – Un jour, le plus doux de ma vie,

J’arrivais de ma libre Angleterre, ravie

Et fière ; un peuple immense était là, m’acclamant ;

Un roi me recevait, un époux, un amant !

Ciel bleu, cloches, canons ; et, dans mon ignorance,

Je me sentais le cœur inondé d’espérance.

Tout s’est éteint, amour, espérance, ciel bleu ;

Seul, le peuple est fidèle et m’aime encore un peu.

N’importe ! il sied qu’en moi ce souvenir combatte

Et qu’au bonheur perdu je ne sois pas ingrate !

Et, quand celui vers qui s’en allaient tous mes vœux

M’appelle : – À moi, Mathilde ! ah ! je souffre ! – je veux

Être là, près de lui. Quand il crie et supplie :

– À l’aide ! ah ! par pitié, secourez-moi ! – j’oublie

Mon rêve évanoui, mes instincts refoulés,

Et je pleure, monsieur, qu’est-ce que vous voulez ?

STRUENSÉE, bas à Rantzau.

Entendez-vous ?

RANTZAU.

Ayez, madame, confiance.

Que Votre Majesté s’arme de patience.

Le roi, pour l’heure, n’est nullement en danger.

On prétend qu’il serait possible d’abréger

Ses douleurs ? est-ce sûr ? est-ce prudent ? Lui-même

Il hésite à tenter quelque moyen extrême.

Pourquoi donc faire injure aux docteurs attitrés,

Et toucher à leurs droits anciens et consacrés ?

LA REINE.

Ils ont laissé leur maître, en sa dure agonie,

Souffrir trois jours la fièvre et trois nuits l’insomnie.

Vous écartez le jeune et dévoué savant

Qui guérirait le père, ayant guéri l’enfant.

Dans cette cour qui n’a qu’indifférence ou blâme,

Dans ce désert où rien n’est plus rare qu’une âme,

J’ai cru sentir, je sens, près et loin, un ami ;

Et vous le repoussez, vous, comme un ennemi !

Mais je vais faire tout pour que le roi réclame

Lui-même son sauveur.

RANTZAU.

À votre gré, madame.

Un officier est entré et a parlé bas à Struensée.

STRUENSÉE, à demi-voix à l’officier.

Non, la reine aujourd’hui ne peut les recevoir.

LA REINE.

Sont-ce mes paysans ? J’ai promis de les voir.

RANTZAU.

Un autre jour, madame ; ils peuvent bien attendre.

LA REINE.

Non, ils viennent de loin, et je veux les entendre.

Partout on souffre : ici les cris, en bas les pleurs ;

Prêtons en même temps l’oreille aux deux douleurs.

RANTZAU, très ému.

Une seconde fois faut-il donc que je brave

Votre ressentiment ? Mais la chose est trop grave !

Entendre ces manants est déjà dangereux

Si vous savez quel rêve on fait ici pour eux :

La liberté ! le droit de posséder la terre !

Le simple paysan serait propriétaire !

L’État peut-il souffrir un tel renversement

Des lois ?...

STRUENSÉE.

Vous oubliez qu’il s’agit seulement

Du domaine privé de la reine.

RANTZAU.

La reine,

Justement, est la reine, et son exemple entraîne.

STRUENSÉE.

L’exemple du bienfait !

RANTZAU.

Que Votre Majesté,

Qui signe pour le roi quand il est alité,

Songe qu’elle a sa part d’un devoir redoutable

Et qu’elle est, comme nous, avec nous, responsable.

LA REINE.

Responsable ! l’est-on de l’attendrissement ?

RANTZAU.

On ne gouverne pas avec le sentiment.

STRUENSÉE.

Ni contre lui.

RANTZAU.

Daignez mesurer la portée

De l’acte auquel ici vous êtes exhortée.

Je n’y saurais tremper. Si, brûlant ses vaisseaux,

La reine émancipait aujourd’hui ses vassaux,

Je devrais renoncer à ma charge, incapable

D’accepter pour l’État une épreuve coupable,

Et préférant laisser à de plus folles mains

L’aventure d’ouvrir ces périlleux chemins.

LA REINE.

Non, je ne priverai, par mon imprévoyance,

Ni le roi, ni l’État de votre expérience,

Qui cependant, alors qu’il les faut secourir,

N’empêche pas le peuple et le roi de souffrir.

Mais, dans l’inaction où votre arrêt m’isole,

Je veux rester du moins celle-là qui console.

À Struensée, en sortant.

Je reviens tout à l’heure et recevrai nos gens.

 

 

Scène IV

 

STRUENSÉE, RANTZAU

 

RANTZAU.

Non pas tous ! Il faudrait au roi trop de sergents !

STRUENSÉE.

Mais on est chez la reine.

À l’officier.

Amenez, je vous prie,

Nos braves paysans là, dans la galerie.

Sort l’officier.

RANTZAU, avec épouvante.

Cette foule effrayée, effrayante à la fois,

S’en va donc envahir la maison de ses rois !

Et vous laissez venir cette vivante houle !

STRUENSÉE.

Oui. Moi, je dis : le peuple où vous dites : la foule.

RANTZAU.

Je vous trouve hardi ! Des générations,

Avec un dur labeur, princes et nations,

Ont lentement fondé, dans un ordre suprême,

Puissant, harmonieux, et voulu du ciel même,

Le monde tel qu’il est, où, sous de fortes lois,

Les grands et les petits, les peuples et les rois,

Ont vécu six mille ans. Et l’immense édifice,

Tout le passé, devoir, foi, vertu, sacrifice,

Vous l’allez démolir comme un enfant mutin

Qui briserait, le soir, ses jouets du matin !

STRUENSÉE.

Je vous trouve hardi ! J’admire, aux anciens âges,

Non pas les maîtres, mais les héros et les sages

Par lesquels vers le vrai l’homme s’est avancé.

Le passé fut grand, soit ; mais il est le passé.

Il est, vous l’avez dit, le soir ; et, plus encore,

Il est, après le soir, la nuit. Voici l’aurore !

La justice apparaît à l’horizon vermeil,

Et l’on n’arrête pas le lever du soleil.

Un bruit confus de voix s’élève dans la galerie.

RANTZAU.

Écoutez, écoutez cette rumeur, profonde

Comme la mer qui monte ou la foudre qui gronde !

Entre l’officier, comme pour annoncer.

STRUENSÉE, à l’officier.

Le roi souffre ; priez qu’on se taise là-bas.

L’officier sort. La rumeur cesse.

Voyez, le flux s’arrête, il ne menace pas.

Il va ouvrir la porte de droite. On entend de nouveau les cris.

Écoutez maintenant vous, lugubre ironie,

Sinistre écho, crier la royale agonie !

 

 

Scène V

 

STRUENSÉE, RANTZAU, LA REINE, LA COMTESSE DE KOEFELD

 

LA REINE, vivement à Struensée.

Enfin, le roi se rend ! il accepte vos soins.

Allez ! domptez ce mal !

STRUENSÉE.

Je vais tenter du moins

De le calmer ; mais...

LA REINE.

Vite, allez !

STRUENSÉE.

J’y cours, madame ;

Mais une pauvre foule, aussi, là, nous réclame

Aide et secours.

LA REINE.

Eh bien, allez, je reste, moi,

Pour l’entendre.

RANTZAU.

À chacun sa place. Allez au roi,

Vous, médecin, allez près du malade en peine.

Les sujets trouveront le ministre...

LA REINE, vivement.

Et la reine

Allez.

Struensée s’incline et sort.

 

 

Scène VI

 

LA REINE, RANTZAU, LA FOULE DES VASSAUX, VIEILLARDS, FEMMES, ENFANTS, ÉRIK, LOLETTE, LE PETIT BASTIAN

 

LA REINE, à l’officier.

Faites entrer.

Entre la foule.

ÉRIK, vieillard de quatre-vingts ans.

Que Votre Majesté

Daigne nous écouter dans sa grande bonté...

Nos hommes, trop souvent hardis et prompts aux blâmes.

Sont restés. Seuls, les vieux, les enfants et les femmes,

Tous les faibles, plaintifs, douloureux et soumis,

Sont devant vous.

LA REINE.

Soyez les bienvenus, amis.

Érik pousse en avant trois petits garçons. Deux portent une corbeille de pommes ; le plus petit, Bastian, s’avance vers la reine.

LE PETIT BASTIAN, récitant.

« Vous qui de Dieu sur terre êtes la noble image,

« Ah ! daignez agréer, Majesté, l’humble hommage

« Des souhaits que pour vous, nuit et jour, nous formons,

« Et de ces fruits mûris au soleil de nos monts. »

LA REINE.

J’accepte, cher petit, les vœux de mes fidèles

Et tes pommes. Voyez, Kœfeld, qu’elles sont belles !

LE PETIT BASTIAN.

Ah ! je crois bien ! on a pris assez, Dieu merci,

Les plus grosses partout, partout, – chez nous aussi !

La reine embrasse Bastian en riant et lui donne une pomme. Lolette et deux autres jeunes filles présentent à la reine un bouquet de fleurs des champs.

LOLETTE.

Je ne saurais vous dire, ô madame la reine

Qui nous êtes toujours protectrice et marraine,

Tout ce que nous sentons, tous, le jeune et l’ancien.

Nous nous exprimons mal, mais nous vous aimons bien.

– Voici des fleurs qui sont, comme nous, sans culture,

Telles que les produit dans nos champs la nature,

Et vous accueillerez pourtant le pauvre don ;

Elles n’ont rien de beau, mais elles sentent bon.

LA REINE, embrassant Lolette au front.

Merci, chère enfant !

RANTZAU.

Tous vous chantez la louange

De la reine ; la reine est pour vous le bon ange.

Cependant vous venez, et que demandez-vous ?

De vous soustraire à son patronage si doux !

Vous êtes (car son joug n’a rien de la mégère),

Non tenus, soutenus, par cette main légère ;

On vous possède, afin que vous soyez aidés ;

De quoi vous plaignez-vous ?

ÉRIK.

Mais – d’être possédés !

Et d’être possédés (nous allons voir les causes)

Sans être aimés, en bloc, en tas, comme des choses.

Je sais bien, nos seigneurs, nos princes et nos rois,

De loin, par héritage, ont sur nous tous les droits ;

Nous leur appartenons, c’est juste, puisqu’ils naissent.

Mais un tant seulement est-ce qu’ils nous connaissent ?

Même la reine, bonne et chère aux compagnons,

Compatit à nos maux, mais ne sait pas nos noms.

Et moi je dis (en fait d’âmes, c’est la loi même) :

On devrait seulement posséder ce qu’on aime.

LA REINE.

C’est vrai, cela ! c’est vrai !

ÉRIK.

Mais, possédés par vous,

Nous, ce que nous aimons n’est donc pas même à nous !

C’est vous qui possédez, étrangers que vous êtes,

Nos troupeaux, chevaux, chiens, nos bons amis, nos bêtes.

À Rantzau, clignant de l’œil.

Pourtant, allez un peu, sans peur d’être importun,

Dire : Je suis ton maître ! à mon grand taureau brun !

RANTZAU.

Merci !

ÉRIK.

La terre aussi, qu’on laboure, qu’on sème,

Qu’on soigne à la journée, on l’aime, elle nous aime,

La bonne terre ! elle est la nourrice pour tous,

La mère !... Eh bien, elle est à vous et non à nous.

Nous lui donnons pas moins notre labeur tenace,

Nos sueurs, et qu’un jour l’ennemi la menace,

Nos fils se lèvent tous et lui donnent leur sang.

Ah ! qu’on nous passe donc le désir innocent

D’avoir à nous un peu de la terre chérie,

Et, comme qui dirait, un morceau de patrie !

LA REINE.

Le vœu, bon père, est juste et touchant. – Mais souffrez

Qu’un moment... Il me semble... On n’entend plus... Ouvrez

Cette porte, Kœfeld.

La comtesse de Kœfeld va ouvrir la porte du fond.

Dieu bon ! est-ce possible ?

La plainte maintenant est à peine sensible.

LA COMTESSE DE KOEFELD.

Plus de cris !

LA REINE.

Oh ! ma chère, un service. Allez donc

Voir et rapportez-moi des nouvelles.

La comtesse de Kœfeld s’incline et sort vivement. À Érik.

Pardon ! Mais je respire mieux, et je suis à vous toute.

Parlez. – Oh ! j’entendais, mais à présent j’écoute.

RANTZAU.

Un seul mot. Le servage, au fond, importe peu.

Votre mal véritable est une loi de Dieu :

Le travail. Pouvons-nous vous l’épargner ? La plèbe

Naît pour ce châtiment, asservie à la glèbe.

« Homme, tu ne peux vivre et tu ne mangeras

« Qu’à la sueur du front et par l’effort du bras,

« En labourant la terre. » Ainsi parle la Bible.

Après la chute, c’est la sentence terrible.

Qu’y faire ? Je vois peu, quand vous posséderiez

Vos prés, vos champs, quel bien vous en retireriez.

Comptez-vous, le travail étant votre partage,

Travailler moins ?

ÉRIK.

Non pas ; travailler davantage.

RANTZAU.

Mais tu serais, bonhomme, encor plus mécontent.

Je ne te comprends pas.

ÉRIK.

C’est bien simple pourtant.

Et d’abord je me suis quelquefois mis en tête

Que nous ne verrions plus dans le travail honnête

Honte ni châtiment, mais bien plutôt fierté,

Si l’on y voulait mettre un brin de liberté.

Je dirai plus encor : sous l’effort qui nous ploie,

Dans la peine, au besoin, on trouverait la joie.

RANTZAU.

Vraiment ? et le moyen ?

ÉRIK.

Je vais nous accuser.

Pour que nos maîtres n’aient rien à se refuser,

Nous devrions, nous serfs, fournir, sur leurs domaines,

Tout le travail possible à des forces humaines.

Mais, pour des gens de peu, c’est beaucoup de vertu.

À peiner pour autrui l’on est vite abattu.

Puis l’asservissement rend parfois un peu lâche.

– Çà, manant, remplis donc allègrement ta tâche,

Pour faire tes seigneurs beaux, fiers et triomphants

Et pour doter, quand ils seront grands, leurs enfants ! –

Oui, mais voilà ! l’on pense, en trimant, las et tristes,

À ses propres enfants ; on est des égoïstes.

RANTZAU.

Oui, pardieu !

LA REINE.

Pauvres gens !

ÉRIK.

Mais si vous transformiez

Votre droit, si de serfs nous devenions fermiers,

Si, nos loyers dûment soldés, rien ne s’oppose

À ce que le travail ait à lui quelque chose,

Tout change alors ! On l’aime, on le veut, ce travail,

Ce surcroit pour les siens, sans salaire ni bail,

Libre, qui chante, rit, ne doit rien à personne !

Jusqu’alors on payait, enfin voilà qu’on donne !

On donne (quelle joie !) amoureux, un bijou,

Père, une robe neuve, et, grand-père, un joujou.

On donne sans compter pour l’enfant et la femme ;

Car le bras se fatigue à la fin, mais point l’âme.

Et si, pour acheter ces objets superflus,

Il faut en faire trop, faites-en un peu plus !

L’amour, ne reprochant jamais qu’on l’exagère,

Rendra la peine douce et la charge légère,

Et notre force avec notre cœur s’agrandit ;

Parce que nos enfants... Mais je l’ai déjà dit.

RANTZAU.

Oui, l’on s’en aperçoit, bon vieillard, tu rabâches.

C’est assez pérorer ! et va garder tes vaches !

LA REINE.

Vous êtes dur, monsieur ! Moi, j’entends mieux le cri

De la douleur, ayant le cœur endolori.

ÉRIK.

Madame, écoutez-le, ce cœur... Mais que regarde

La reine ?...

Lolette lui parle bas.

Ah ! oui... le roi...

LA REINE, à Rantzau.

Que la comtesse tarde !

Ah ! j’avais peur des cris ; mais, je ne sais pourquoi,

J’ai plus peur à présent du silence...

Entre vivement la comtesse de Kœfeld.

Ah !... Le roi ?...

LA COMTESSE.

Le docteur vient lui-même apporter la nouvelle.

Entre Struensée. La reine court à lui, anxieuse.

LA REINE.

Eh bien ?...

STRUENSÉE.

Rassurez-vous. Cette douleur cruelle

A cessé. C’est fini. Le roi dort maintenant.

LA REINE, radieuse.

Bien ! – Le roi sauf, – les serfs libres.

Elle tend la main à Struensée en regardant fièrement Rantzau.

Donnant, donnant !

 

 

ACTE II

 

Petit salon chez la reine.

 

 

Scène première

 

 

STRUENSÉE, entouré des divers CHEFS DE LA MAISON DE LA REINE, puis le major KRAFT

 

STRUENSÉE, aux chefs de service.

Ministre, j’ai voulu toujours (est-ce une peine ?)

Régir, depuis deux ans, la maison de la reine.

Sa Majesté tantôt part, menant au grand air

Le prince, auquel il faut les bois avec la mer.

Elle ne reviendra qu’un seul jour, pour la fête

Du roi, le mois prochain. Suivez la règle faite

Pour le voyage et pour le service d’été...

Entre le major Kraft.

Ah ! Kraft !

Il court à lui.

Eh bien ?

KRAFT.

C’est fait.

STRUENSÉE, vivement.

Ils n’ont pas résisté ?

KRAFT.

Non, monseigneur.

STRUENSÉE, respirant.

Bien !

KRAFT.

Tout s’est passé sans encombre.

STRUENSÉE.

N’étaient-ils pas armés ?

KRAFT.

Si. Mais, devant le nombre,

Que faire ? Ils ont rentré pistolets et poignards.

Vous aviez ordonné d’ailleurs de tels égards !

Nous ne les avons pas fouillés ; on n’a pas même

Pris les noms !

STRUENSÉE, pensif.

On les sait. Ils sont la Sainte-Vœhme !

KRAFT.

Bah ! des conspirateurs sans but et sans raison !

Leur soif de liberté, peut-être de saison

Avec Rantzau, devient, avec vous, insensée.

Que représentent-ils ? l’envie !

STRUENSÉE.

Et ma pensée !

KRAFT.

Non ! des cerveaux brûlés ! cœurs aigris, sorts manqués !

– Trois qui semblaient les chefs étaient tous trois masqués.

Des étudiants ; peu d’ouvriers ; quelques reîtres ;

Des déchus, noblaillons ou bourgeois ! tous des traîtres !

Mais, poliment, on leur a dit : – Dispersez-vous ;

Vous êtes libres tous.

STRUENSÉE.

Je n’avais pas dit tous.

Non ; pendant qu’ils sortaient lentement, en silence,

Nous avons arrêté selon l’ordre, Excellence,

Le président masqué. Nous l’avons. Il est là.

STRUENSÉE.

Ah ! très bien ! Et quel est ce chef ?

KRAFT.

Oh ! pour cela,

Je l’ignore. On voulait ôter son masque à l’homme

Et savoir rudement le nom dont on le nomme ;

Mais il a dit deux mots bas au duc Lémené.

Le duc a consenti qu’il vous fût amené

Tel qu’il était, masqué.

STRUENSÉE.

Complaisance bizarre !

Je l’interrogerai dans l’instant. Je prépare

Le départ de la reine. Allez, Kraft, et merci !

Kraft s’incline et sort. Revenant aux chefs de service.

Je reprends. Vous allez recevoir, ces jours-ci,

Des envois de divers pays, sur ma commando.

Au jardinier en chef.

– Vous, Jarl, des fleurs, des plants, qui viendront de Hollande ;

Il en arrivera peut-être aussi d’ailleurs.

Vous savez, Jarl, combien la reine aime les fleurs ;

Ayez-en grand soin.

Au chef des écuries.

Vous, Dicksen, un attelage

De deux chevaux bai brun d’un parfait assemblage

Vous viendra d’Angleterre.

Au maître de chapelle.

À vous, un clavecin

En vernis Martin pourpre, avec fleurs de Valsain,

Doit être expédié de Paris...

Entre la reine. Struensée et les chefs de service font un profond salut ; la reine incline légèrement la tête, fait signe que l’on continue, et va s’asseoir en silence. Struensée reprend, en s’adressant a un vieux homme de tournure anglaise.

Bon Lawreince.

Suivez exactement, pour notre petit prince,

Le régime, un peu rude, observé jusqu’ici

Pour le faire robuste ; il nous a réussi,

Et ses fraîches couleurs sont notre récompense.

Exercice et grand air. – C’est tout ; j’ai dit, je pense,

Ce que, pour le moment, je devais ordonner.

Allez, messieurs.

Les chefs de service s’inclinent et sortent. À la reine.

La reine a sans doute à donner

D’autres instructions ?...

En tournant le dos à la reine, il suit des yeux la sortie.

...Et j’écoute moi-même.

Respectueusement Sa Majesté...

Seul avec la reine, il se retourne vers elle et plie le genou.

Je t’aime !

 

 

Scène II

 

STRUENSÉE, LA REINE

 

LA REINE, souriant.

Vrai ?

STRUENSÉE.

Je t’aime ! et tu pars ! et je dois demeurer !

Mais, dis, comment ferai-je alors pour respirer ?

LA REINE.

Oh ! vous respirerez fort bien, monsieur ! Vous êtes

Ministre, médecin du roi. De hautes têtes,

Des intérêts sacrés, se reposent sur vous.

Le grave devoir suit le rêve heureux et doux ;

Convenons que c’est juste, et l’un expiera l’autre.

STRUENSÉE.

Expier ! mais où donc est ton crime ? le nôtre ?

LA REINE.

C’est vrai ; quand il est pur et franc comme le jour,

Quand il est si divin, est-ce un crime, l’amour ?

Pour les autres, non. Mais, moi, je suis à la chaîne

Et hors du droit commun parce que je suis reine,

Et, prise au fatal cercle où je dois m’enfermer,

Parce que je peux tout, je ne peux pas aimer !

Ainsi, guetter l’instant tardif où l’on écoute

Le bruit d’un pas qui vient et vous fait frémir toute ;

Ainsi, quand, au printemps, le pré redevient vert

Et le ciel bleu, sortir du palais, de l’hiver,

Marcher, penchant la tête au bras qui vous enlace,

En s’appuyant bien fort, sans être beaucoup lasse,

Et savourer ensemble, autrement dit deux fois,

Le calme et la fraîcheur que verse l’ombre aux bois ;

Struensée, toujours à ses pieds, lui a pris la main, qu’il baise.

Ainsi, laisser sa main dans la main qui la presse

Et l’abandonner molle et tiède à la caresse

Des lèvres de l’aimé, feu subtil qui, vainqueur,

Va, glisse et court, de veine en veine, jusqu’au cœur ;

Tout cela, joie, extase, oubli, charme et délire,

Serait pour nous le livre où l’on ne doit pas lire !

Et les hommes méchants s’indignent si, loin d’eux,

Solitaire du trône, on rêve d’être deux !

Reines, n’aurez-vous donc jamais votre âme entière ?

Reines, des froids sommets de la grandeur altière,

Contemplant ces bonheurs qui vous sont interdits,

Ne pourrez-vous jamais descendre au paradis ?

STRUENSÉE s’est relevé, et, tendrement moqueur.

Mais il se peut aussi, convenez-en, madame,

Que l’âme d’une reine, un jour, rencontre une âme

Qui, très fière d’aimer, mais très humble en aimant,

Ne laissa de l’amour voir que le dévouement,

Semble toute aux respects dus à la souveraine,

Et cache à tous les yeux que la reine est sa reine.

LA REINE, se levant vivement et se serrant à lui.

Oh ! oui, cachons-nous bien ! Cache-moi ! cache-moi !

Faisons un nid dans l’ombre à notre amour ! – J’ai foi

Dans ton âme loyale et haute, et lui confie,

Tranquille, mon honneur, c’est-à-dire ma vie.

STRUENSÉE.

Ma vie, à moi, répond de ce dépôt sacré !

Avant qu’un soupçon touche à ton front adoré

Et qu’un indice ait fait croire, ou supposer même,

Non que tu m’aimes, mais simplement que je t’aime,

Moi, seul auteur du mal, je m’anéantirai !

Ce sera vite fait, va ! je m’arracherai,

Pour que ton cœur d’enfant garde sa paix profonde,

À ta chère présence, à la lumière, au monde !

LA REINE lui serre la main dans les siennes.

Bon et grand ami !... – Mais ce souci généreux,

Il faudra l’étendre...

STRUENSÉE.

Oui, je sais, au malheureux,

Qui, te recevant pure et belle comme un ange,

Aussitôt las du ciel, retournait à la fange.

Nous lui devons, n’ayant ni remords ni regret,

Pour l’homme la pitié, pour le roi le secret.

LA REINE.

Ami, ce n’est pas tout ! – Pour que notre amour suive

En paix son cours heureux, nous lui devons... qu’il vive.

Responsable vous seul, sans aide et sans témoins,

Cette santé fragile est commise à vos soins ;

Sa vie à tout instant comme aux dés se hasarde.

Ah ! c’est un grand danger... pour nous ! prenez-y garde !

Que le roi soit demain par son mal emporté,

Je suis régente ; c’est pour nous la liberté,

Le pouvoir, tout revers de fortune impossible,

Et nous n’avons plus rien à craindre... C’est terrible !

STRUENSÉE.

Oh ! chère conscience ! oh ! je t’aime, vois-tu,

Pour cette blancheur d’âme et pour cette vertu !

Mais tranquillise-toi ; mes mesures sont prises.

Vois, j’ai pu jusqu’ici calmer toutes les crises.

LA REINE.

Mais ne disiez-vous pas : les crises s’apaisant,

Le mal n’en fait pas moins des progrès ; à présent,

Il faut combattre, il faut vaincre la maladie.

STRUENSÉE.

Oui, j’observe le roi sans cesse et l’étudié.

Les soudaines fureurs qui le prennent parfois

Sont un grave péril ; j’y parerais, je crois.

Vienne l’accès prévu,

Tirant un flacon de sa poche.

voici qui tout de suite

Y met fin. C’est pourquoi rarement je le quitte.

Va, si quelque souci là-dessus te troubla,

Pars en paix... J’ai du moins rempli ce devoir-là !

LA REINE, timidement.

Celui-là... comme tous.

STRUENSÉE.

Hélas !

LA REINE.

Grand cœur que j’aime,

Quand donc cesseras-tu d’être dur à toi-même ?

STRUENSÉE.

Le devoir ! oui, c’est vrai, je sens incessamment,

Je sens veiller en moi cet auguste tourment.

Mais dans le devoir tout se tient, quoi qu’il te semble,

Et, quand on manque à l’un, on manque à tous ensemble.

Eh bien, je manque à tous ! – Et j’entends une voix,

Pas bien lointaine, bonne et railleuse à la fois :

– Tu le tiens, le pouvoir ! Qu’en as-tu fait, beau sire ?

Qu’as-tu fait, en deux ans fondus comme la cire,

Pour tous les souffrants ? Rien ! – Rien !

LA REINE.

Eh ! vous ferez tout,

Mais plus tard. Attendez. Peut-on, du premier coup,

En quelques mois, briser abus et privilège ?

Attendez ! attendez !

STRUENSÉE.

Attendre, quoi ?

LA REINE.

Que sais-je ?

L’occasion, l’heureux hasard, l’utile effet ;

Par exemple, le roi guéri.

STRUENSÉE.

Je n’ai rien fait !

LA REINE.

Brusquer les changements dans l’État, c’est la chute,

La défaite, la mort peut-être, et sans la lutte !

STRUENSÉE.

Mais non pas sans l’honneur, non pas sans le progrès.

C’est grand, marquer le but et disparaître après !

LA REINE.

Il est encor plus grand, je pense, d’y conduire.

Mieux vaut rester en route ?... Avouez, pour tout dire,

Que vous aurez reçu quelque sévère appel

À votre activité qui dort, signé Christel.

STRUENSÉE.

Christel peut être triste, elle n’est point sévère.

Christel a cette foi du cœur qui persévère.

Dans la maison là-bas, auprès du vieux noyer,

Elle et mon père, ils ont la douceur du foyer.

Mais, pour d’autres, la vie est lourde et douloureuse,

D’autres sont malheureux ; donc elle est malheureuse

Et plaint sa part trop belle et la fatalité

De porter le poids lourd de l’inégalité.

Alors elle m’écrit : Quand donc verrons-nous l’heure

Où la vie aux souffrants va devenir meilleure ?

Je réponds : Patience ! il faut choisir l’instant.

Et cela lui suffit ; confiante, elle attend.

LA REINE, très émue.

Alors, tout est bien... – Mais est-ce que tu supposes

Que je méconnaîtrais, ami, les grandes choses,

Les généreux desseins dans ton esprit conçus ?

Je t’admire, puisque je t’aime ! Et, là-dessus,

Je ne le cède, Jean, à personne, à personne !

Ah ! Dieu ! tu le sais bien, je pleure et je frissonne

Aux récits que tu fais des misères d’en bas ;

Mais ne m’en tiendrai pas aux pleurs si tu combats !

Oui, vienne l’action que ta pensée arrête,

Je suis près de toi, moi ! Dis un mot, je suis prête !

Le sort jeté, ministre et reine, sans émoi,

Tenteront l’aventure ensemble.

STRUENSÉE.

Oh ! non, pas toi !

Nous partageons, non pas le péril, mais l’idée.

LA REINE.

Crois-tu donc que je vais, d’une âme intimidée,

Te laisser aller seul dans la tempête ? Non !

Partout je te serai complice et compagnon !

Avec toi, chute et honte et mort dont on s’effare,

J’accepte tout, – mais rien de ce qui nous sépare !

STRUENSÉE.

Chère, chère exaltée ! Ah ! vous savez aimer !

LA REINE.

Tu m’as appris !

STRUENSÉE, lui passant doucement la main sur le front.

C’est bien ! mais il faut se calmer.

Allons ! nous nous donnons une nouvelle trêve.

Laissons mûrir, c’est dit, les projets que je rêve.

LA REINE.

Et, le danger venu, tu me feras ma part.

STRUENSÉE.

Ta part, oui.

LA REINE.

Merci ! – Mais, bon Dieu ! la reine part.

Nous l’oublions.

STRUENSÉE, l’embrassant au front.

Adieu, ma vie ! adieu, mon âme !

LA REINE, riant.

Et mes instructions ?

STRUENSÉE.

Dictez-les-moi, madame.

LA REINE.

Elles tiennent, suivant mon inflexible loi,

Dans cet ordre absolu, souverain : Pense à moi !

Elle sort. Struensée reste quelques instants comme enivré, puis, revenant ù lui, frappe sur un timbre. Entre un officier.

 

 

Scène III

 

STRUENSÉE, RANTZAU

 

STRUENSÉE, à l’officier.

L’homme pris.

L’officier sort et rentre aussitôt, introduisant un homme le visage caché par un demi-masque.

Votre nom ? Est-ce rebelle ou traître ?

L’HOMME.

Non. Votre serviteur, monsieur...

Se démasquant.

Votre ancien maître.

STRUENSÉE.

Rantzau !

RANTZAU.

Lui-même.

Il va déposer sur un fauteuil son manteau, et revient.

Au temps, qui n’est pas très ancien,

Où, tenant mal l’emploi que vous tenez si bien,

Je pouvais, à bon droit, craindre la Sainte-Vœhme,

J’avais pris ce parti : la diriger moi-même,

Et, dans ce bat, j’avais assez cher, acheté

Les deux principaux chefs.

STRUENSÉE.

Ah !

RANTZAU.

Grosse indignité,

N’est-ce pas ? mais commode, et permettant, en somme,

De maîtriser son monde en douceur, sans mort d’homme.

Votre esprit libéral répugne à ces moyens.

Vous aimez mieux crosser les pauvres citoyens,

Laissant leurs pauvres chefs sans aucune monnaie,

Et c’est encore moi, bonhomme, qui les paie.

Voilà comment j’ai pu, sous ce masque plaisant,

Présider la bagarre, et c’est fort amusant !

STRUENSÉE.

La bagarre ? non pas, la révolte. Et, sans honte,

Vous attaquez la loi, le roi, monsieur le comte.

RANTZAU.

La loi ! le roi ! parfait ! Pris dans notre réseau,

C’est merveille comment vous jouez les Rantzau !

Mais moi je n’ai jamais visé dans ma pensée

Ni les lois, ni les rois, – rien que les Struensée.

STRUENSÉE.

Et, pour les renverser, vous prenez, au hasard,

Ces honnêtes moyens, l’émeute et le poignard.

RANTZAU.

Pardon ! Si l’on en vient à ce dénouement triste,

Je n’y serai pour rien, moi : je passe et j’assiste.

Vos pareils seuls, auxquels je ne veux pas m’unir,

Peuvent vous accuser et peuvent vous punir.

STRUENSÉE.

M’accuser ! me punir ! De quoi ? Quels sont mes crimes ?

Serais-je un oppresseur ? Je cherche mes victimes.

RANTZAU.

Posez ces questions, monsieur, aux forcenés

Charmés de vous jadis, depuis par vous bernés.

STRUENSÉE.

Oh ! vous ne saisissez, je crois, qu’à la légère

Leurs griefs ; c’est pour vous une langue étrangère.

RANTZAU.

Leurs griefs, – deux surtout, – clairs et des mieux fondés,

Vous donneront du mal, si vous y répondez.

STRUENSÉE.

Mais pour questionneur j’en veux attendre un autre.

Ma conscience n’a rien à dire à la vôtre.

RANTZAU.

Enveloppez-la bien d’un mystère profond ;

J’y lis comme en un livre et la pénètre à fond.

STRUENSÉE.

Vous croyez ?

RANTZAU.

Voulez-vous qu’on vous dise sur l’heure

Comment elle se leurre, ou – peut-être – nous leurre ?

STRUENSÉE.

J’en serais curieux.

RANTZAU.

Vous êtes accusé

D’avoir promis-.d’abord, puis d’avoir refusé.

La reine émancipait les serfs de son domaine ;

C’était son droit. Mais vous, pris pour la plèbe humaine

D’un amour... général, vous aviez projeté

D’affranchir ceux qui sont notre propriété :

Cas plus grave. Est-ce tout ? Non, vous deviez encore,

Au nom de la justice, un mot creux, mais sonore,

Dans l’armée, où prévaut la noblesse à son rang,

Élever le plus humble au niveau du plus grand

Et permettre aux bourgeois l’accès des plus hauts grades.

Seigneurs et vilains, tous soldats, tous camarades...

STRUENSÉE.

Eh bien, je l’ai promis, je le promets encor.

Mais l’idée au grand vol, pour prendre son essor,

En cela peu semblable à l’incident qui passe,

A toujours eu besoin du temps et de l’espace.

RANTZAU.

Prétexte ! grâce auquel, juché sur vos sommets,

Vous promettrez toujours et ne tiendrez jamais...

STRUENSÉE.

Parce que ?...

RANTZAU.

Parce que nul ne tient l’impossible ;

Parce que vous montrez la cime inaccessible ;

Parce que vos desseins sublimes braveraient

Le Statut, braveraient le roi, soulèveraient

À l’instant contre vous, furieux réfractaires,

Tous nos officiers, plus, tous nos propriétaires,

Et l’on verrait s’unir contre un tel attentat

Marine, armée et sol, à peu près tout l’État.

STRUENSÉE.

Vous omettez le peuple.

RANTZAU.

Oui, je l’omets, mon maître.

Il existe si peu qu’il semble encore à naître.

Et, comme vous disiez, vous vous donnez du temps

En le voulant attendre : on l’attendra cent ans !

STRUENSÉE.

Mais on peut le hâter.

RANTZAU.

C’est possible ! Et j’admire

Les fous généreux qui, se faisant points de mire

Pour la prison, l’exil, la mort, vont en avant

Sans se servir du futur peuple, – en le servant.

Mais, tant qu’il marquera surtout par son absence,

Le pouvoir en son nom ne sera qu’impuissance.

STRUENSÉE.

Mais...

RANTZAU.

Allons ! vous savez fort bien ce que je dis.

Oui, vous savez, au fond, que vos projets hardis

N’auront qu’un résultat (le reste est ajournable) :

Celui de vous laisser un pouvoir... agréable,

Places, honneurs, crédit... Mais ce n’est pas à vous,

J’en conviens, d’écarter vous-même vos atouts.

STRUENSÉE.

Va-t-on vraiment si loin ? Je doute qu’on me croie

Pour le pouvoir et l’or un ministre de proie.

Excusez-moi, monsieur, je ne puis ramasser

Cette accusation ; il faut trop se baisser !

RANTZAU, très grave.

Alors l’autre soupçon, plus sévère, se dresse.

Et que c’est délicat, Dieu ! ce qu’il intéresse !

– Si ce n’est le pouvoir, qu’est-ce que vous cherchez ?

Ministre, vous montez, et vous vous rapprochez,

De qui ? Quel but secret, quelle passion folle,

Tient vos esprits tournés vers quelle auguste idole ?

L’attrait qui vous fait fort et faible tour à tour

N’est pas l’ambition ? Alors c’est donc l’amour ?

Alors...

STRUENSÉE.

Ah ! taisez-vous ! Ah ! la rougeur me monte

Au front... Quoi ! vous osez supposer !... Quelle honte !...

On peut donc croire... ? Ah ! Dieu ! qu’est-ce que je dirai ?

Quoi ! toucher, pour m’atteindre, à cet être sacré !

Offenser, gentilhomme, et la dame et la femme !

Et c’est moi !... Sans pudeur vous pouvez... ? C’est infâme !

RANTZAU.

Oh ! vous vous trahissez plus que je ne le veux.

Je me blâme d’avoir arraché ces aveux

À vos cris de douleur et presque de folie,

Puisqu’enfin la torture est chez nous abolie.

STRUENSÉE, se maîtrisant.

Que j’essaie, à mon tour, de pénétrer à fond

Les très subtils détours de votre esprit profond !

RANTZAU.

Plaît-il ?

STRUENSÉE.

Je vous avais, par un coup détestable,

Méchamment délogé d’un pouvoir... agréable.

Vous pensiez : Il y faut remonter, mais comment ?

L’usurpateur y semble ancré solidement.

Qu’est-ce qui pourrait bien, par ruse ou par audace,

Faire que de lui-même il me quitte la place ?

Pour frapper le ministre insolemment vainqueur,

Visons l’homme ! visons, non la tête, le cœur ! –

Et vous avez osé, pour cette indigne trame,

Vous mettant, vil chasseur, à l’affût de mon âme,

Guetter si l’on pourrait, par quelque piège heureux,

Dans cet homme imprudent surprendre l’amoureux,

Et brusquement ouvrir devant lui cet abîme :

Son fol amour ayant pour première victime,

Innocente, elle, mais prise du même coup,

La douce protectrice à laquelle il doit tout !

Parce qu’elle fut bonne, ah ! ciel ! la voir honnie !

La payer par l’insulte et par la calomnie !

Non ! – ils l’ont bien prévu, vos plans insidieux ! –

Avant de m’avilir par ce rôle odieux,

Avant de me prouver à ce point lâche et traître,

Tomber serait trop peu, je voudrais disparaître !

RANTZAU.

Vous prenez au tragique un peu trop le danger ;

Mais, que vous dire ? il est. Je n’y peux rien changer.

STRUENSÉE.

Non ! je vois la grossière embûche et m’y refuse.

Ces deux beaux griefs dont, selon vous, on m’accuse

Sont tout simplement nés dans votre esprit jaloux.

Le seul accusateur, le seul menteur, c’est vous !

RANTZAU.

J’ai dit la vérité.

STRUENSÉE.

Des preuves ?

RANTZAU.

Eh ! vous-même

Venez les chercher.

STRUENSÉE.

Où ?

RANTZAU.

Mais... à la Sainte-Vœhme.

STRUENSÉE.

Soit, à la Sainte-Vœhme. Où que ce soit, j’irai.

RANTZAU.

Cher monsieur, ce serait fort inconsidéré !

L’assistance est farouche et diablement mêlée !

STRUENSÉE.

Se retrouvera-t-on sous peu ?

RANTZAU.

Notre assemblée,

Que vous avez tantôt dissoute impoliment,

Se refera de droit – c’est notre règlement –

Ce soir même...

STRUENSÉE.

Où cela ?

RANTZAU.

Mais dans un lieu sinistre,

Et qui n’est pas du tout séant pour un ministre

En fonction ! Dieu juste ! il ferait un beau coup

De se venir jeter dans la gueule du loup !

STRUENSÉE.

Le lieu ? quel est le lieu ?

RANTZAU.

La ruine lugubre

Du château de Dagmor, un repaire insalubre,

Où l’on disparaîtrait sans secours et sans bruit.

STRUENSÉE.

Quelle est l’heure ?

RANTZAU.

Je crains que ce ne soit minuit.

STRUENSÉE.

Bien !

RANTZAU.

Vous ne saurez rien si vous venez en nombre.

STRUENSÉE.

Je viendrai seul.

RANTZAU.

Alors, fort bien ! Caché dans l’ombre,

Vous pourrez, curieux sans risque ni péché,

Tout entendre et tout voir.

STRUENSÉE.

Caché ?... pourquoi caché ?

Ses yeux tombent sur le masque jeté par Rantzau sur la table.

Vous aviez, disiez-vous, dans vos jours de fortune,

Déployé votre astuce, à coup sur peu commune,

Pour acheter sous main, à beaux deniers comptants,

Dans nos conspirateurs deux des chefs importants.

Leurs masques sont à vous. Eh bien, vous prendrez l’autre ;

Mais, pour cette nuit-ci, je garderai le vôtre.

RANTZAU.

Monseigneur le ministre oserait ?...

STRUENSÉE.

Pourquoi pas ?

Moi-même je pourrai prendre part aux débats

Et, comme vous disiez, tout voir et tout entendre.

RANTZAU.

C’est la fosse aux lions où vous allez descendre !

Y pensez-vous ?

STRUENSÉE.

J’y pense. Et vous ?... Vous reculez ?

RANTZAU.

Non pas ; je ferai, moi, tout ce que vous voulez.

STRUENSÉE.

Merci ! Je n’aime pas les choses indécises.

RANTZAU.

Cas rare ! l’accusé présidant ses assises !

Struensée sonne. Un officier paraît.

STRUENSÉE.

Vous êtes libre. Allez !

RANTZAU, secouant la tête.

Le pied semble assuré,

Mais le gouffre est bien près !

STRUENSÉE.

À minuit. J’y serai.

Sort Rantzau.

 

 

Scène IV

 

STRUENSÉE, seul

 

Eh quoi ! le gouffre ?... J’ai deux fois, comme un otage,

Au génie, à l’amour, donné ma vie en gage.

Ai-je à tenir sitôt le double engagement ?

Est-ce que c’est déjà ton heure, dur paiement ?

– Ah ! Dieu ! s’il disait vrai, l’homme au visage blême !

Si je suis impuissant devant le grand problème

Du progrès ! Et surtout si, cette nuit, j’entends

Son nom sacré, parmi les propos insultants,

Courir, avec le mien, dans le rire imbécile ;

S’il faut, pour son honneur, alors, que je m’exile ;

S’il faut loin d’elle aller végéter et souffrir...

Malheureux ! malheureux ! tu n’as plus qu’à mourir !

 

 

ACTE III

 

Grande salle en ruines du château de Dagmor. Végétation d’arbustes et de plantes sauvages à travers les décombres. La nuit, nuit claire de pleine lune, avec des pans de ciel découverts.

Assemblée de la Sainte-Vœhme. De la masse se détachent certains groupes : les jeunes gens et étudiants ; le peuple, ouvriers, matelots, anciens militaires ; les bourgeois, et quelques nobles portant l’épée.

Dans l’angle de gauche, un entassement de blocs écroulés fait une sorte de plate-forme où se tiennent debout le président et ses deux assesseurs. Tout auprès, un peu plus bas et plus au centre, un autre accident de la ruine forme une espèce de tribune surélevée, que se disputent tour à tour ceux qui prennent la parole.

 

 

Sur la plate-forme, STRUENSÉE, masqué, préside, ayant à sa gauche LE COMTE DE RANTZAU, masqué comme lui, UN AUTRE ASSESSEUR, masqué, ÉTUDIANTS, OUVRIERS, BOURGEOIS, etc.

 

Au lever du rideau, l’assemblée est déjà tumultueuse.

UN ÉTUDIANT, à la tribune.

La reine...

VOIX NOMBREUSES.

Assez !

LES ÉTUDIANTS.

Non ! non ! parlez !

UN JEUNE OUVRIER, juché sur un haut fût de colonne, interpelle l’orateur.

Alors, grimaud,

Parle-nous d’autre chose !

VOIX DIVERSES.

– Oui ! – Non !

L’ÉTUDIANT, dominant la voix.

Un dernier mot.

Bien que la reine plane, adorée et bénie,

Au-dessus du soupçon et de la calomnie,

J’accuse Struensée et son amour flagrant.

Plus le culte est pur, plus le sacrilège est grand !

UN VIEUX MILITAIRE.

Question secondaire !

Protestation des JEUNES GENS.

Oh !

L’ÉTUDIANT.

L’honneur d’une reine

Alors ne compte pas ?

LE JEUNE OUVRIER.

Si ! mais après la peine

De ses pauvres sujets ! – Struensée a toujours

Du loisir pour soigner ses royales amours ;

Il devrait bien trouver aussi quelques minutes

Pour nous aider dans nos misères et nos luttes !

LE VIEUX MILITAIRE.

Pour réparer un peu la longue iniquité

Des biens et des honneurs allant d’un seul côté !

L’ÉTUDIANT.

Du moins les chevaliers de la reine offensée

Ont pour eux que leur cause est désintéressée.

LE VIEUX MILITAIRE.

Jeunes gens ! jeunes gens ! avant de vous offrir

Ces brevets de vertu, commencez par souffrir !

L’ÉTUDIANT.

Égoïste !

LE VIEUX MILITAIRE.

Pédant !

LE VIEUX MILITAIRE.

S’il faut qu’on se sépare !...

VOIX MÊLÉES.

À bas ! – La paix ! – Non ! – Si ! – Mais...

STRUENSÉE lève la main.

Le débat s’égare.

Et vous oubliez tous le ministre accusé.

Le silence se rétablit.

Il a pris le pouvoir, il en a mal usé ;

Il a trahi sa cause et compromis sa reine ;

C’est acquis. Maintenant, quel châtiment entraîne

Son double crime ?

L’ÉTUDIANT.

Oh ! crime est dur !

STRUENSÉE.

Il faut punir

Après avoir jugé.

L’ÉTUDIANT.

Non, il faut prévenir

Un esprit libéral qui s’oublie et dévie.

Cette règle a toujours chez nous été suivie

De reprendre...

LE JEUNE OUVRIER, gouailleur.

En douceur, peut-être, et d’embrasser ?

Rires.

UN BOURGEOIS s’élance a la tribune.

Le mieux, pour avertir, serait de menacer.

VOIX NOMBREUSES.

Oui !

LE BOURGEOIS, emphatique.

Faisons-lui tenir la cédule suprême

Où l’on entend d’abord gronder la Sainte-Vœhme.

L’éclair avant la foudre !

RANTZAU.

Une sommation ?

Soit. Mais quelle en serait alors la sanction ?

LE BOURGEOIS.

Sa démission, si...

LE VIEUX MILITAIRE.

Non, non, pas si... sur l’heure !

RANTZAU.

Sa retraite serait, en effet, la meilleure

Issue...

LE JEUNE OUVRIER.

Oui, mais croit-on qu’il va se retirer

Parce que vous semblez beaucoup le désirer

Et sur le vu d’un bout de papier qu’on griffonne ?

Cette candeur, mes bons, serait par trop bouffonne !

Un millier de gaillards, braillant ferme, amassés

Autour de son hôtel, et ses carreaux cassés,

Feraient bien mieux l’affaire en soulevant la rue.

Je ne sais rien de tel qu’une émeute bourrue

Pour qu’un homme vous bâcle en deux temps ses paquets

Et file, avec son chien, sa dame et ses laquais.

Rires.

VOIX dans le groupe populaire.

Oui, bagarre !

LE JEUNE OUVRIER.

Et tant pis s’il a, dans la mêlée,

À travers ses carreaux, la tête un peu fêlée !

LES MÊMES VOIX.

À bas le Struensée ! à bas !

L’ÉTUDIANT, s’élançant à la tribune.

Êtes-vous fous ?

En criant contre lui, pour qui travaillez-vous ?

Voyez donc où conduit votre émeute insensée :

Vous relevez Rantzau pour briser Struensée !

Beau résultat !

LE JEUNE OUVRIER.

À bas le maître du moment !

Et brisons l’autre après !

L’ÉTUDIANT.

Mais plus malaisément...

Car Struensée au moins (c’est justice à lui rendre)

Laisse le peuple libre...

LE JEUNE OUVRIER.

Oh ! libre de le pendre ?...

Rires.

L’ÉTUDIANT.

Drôle !

LE JEUNE OUVRIER.

À bas Struensée !

VOIX NOMBREUSES.

À bas !

L’ÉTUDIANT.

Pour faire écho,

Nous allons, nous, alors, crier : Vive Rantzau !

CRIS IRONIQUES DES JEUNES GENS.

Vive Rantzau !

STRUENSÉE.

Silence ! – Est-ce pour ces disputes

Sur l’opportunité des retours ou des chutes

De ministres, qu’auguste et terrible à la fois,

Le peuple fait gronder, par vous, sa rude voix ?

Est-ce l’heure et le lieu des querelles vidées

Sur des brigues de cour ? J’attendais des idées.

J’espérais, dans votre air salubre et fulgurant,

Monter, et respirer quelque chose de grand.

RANTZAU.

On vient pour l’action, et non pour la pensée.

Ne nous détournez pas de juger Struensée !

STRUENSÉE.

Soyez sans crainte. – Il fut, je le vois aujourd’hui.

Un grand coupable. On veut ici faire de lui

Justice ? Bien ! Mais c’est le peuple qui le juge.

Qu’il juge avec grandeur, sans peur ni subterfuge,

Et prenne la colère ardente à son foyer,

Non pour le harceler, mais pour le foudroyer.

Un peuple ne doit pas japper comme une meute.

C’était bon pour Rantzau, la chute ou bien l’émeute !

Mais ce qui, chez Rantzau, pourrait n’être que tort,

Chez Struensée est crime. – Il mérite la mort.

DE TOUTES PARTS.

Oh ! non ! Pas la mort ! – Non !

LE VIEUX MILITAIRE.

Je n’ai pas l’âme tendre,

Mais le poignard serait de trop ; il faut attendre.

STRUENSÉE.

La mort, dis-je. Il avait un grand rêve, il avait

Par conséquent un grand devoir. Il recevait,

Par surcroît, le secours d’une chance inouïe.

La Fortune, riant à son âme éblouie,

Le prenait par la main, le plaçait au sommet.

À quelles fins ? Crois-tu, malheureux, qu’on te met

Là pour faire le beau sur la royale estrade,

Pour ton plaisir, pour ton orgueil, pour la parade !

Non, fusses-tu monté pour tomber de plus haut,

Dût, pour toi, se changer l’estrade en échafaud,

Sache que ton destin t’élevait à ce faîte,

Non pour ta gloriole ou pour mener la fête,

Mais pour lancer avec plus de solennité

Et plus loin les grands cris : justice et liberté !

L’ÉTUDIANT.

Jusqu’ici l’a-t-il pu ? Songez que d’existences

À déranger ; comptez les chocs, les résistances,

Les dangers effrayants, mortels même, à courir !

STRUENSÉE.

Eh bien, c’était facile, il n’avait qu’à mourir.

Car, s’il est trop d’obstacle à l’œuvre que l’on crée,

Pour la rendre possible, et, qui plus est, sacrée,

On a pour toute peine et pour unique effort

D’y faire habilement collaborer sa mort.

LE BOURGEOIS.

Sa mort ferait Rantzau, dès demain, notre maître.

STRUENSÉE.

Rantzau, maître, est logique, et Struensée est traître.

Murmures de dénégation.

Oui, traître ! et pour garder quelque vain oripeau !

Oui, traître ! en le cachant on trahit son drapeau !

La mort ! Votez la mort ! et désignez sur l’heure

La main qui doit frapper. Il a failli, qu’il meure !

VOIX NOMBREUSES.

Non ! Qu’il vive ! – Qu’il vive !

L’ÉTUDIANT.

Il n’a pas déserté.

Il attend, il prépare. Adieu la liberté

S’il doit mourir ! Adieu l’espoir qui nous en reste !

VOIX NOMBREUSES.

Qu’il vive !

STRUENSÉE.

Non ! Cet homme est doublement funeste.

On pourrait lui donner du temps et s’arranger

De lui, si pour lui seul il créait un danger.

Mais d’abord l’action sans cesse retardée

Tout autant que de lui fait douter de l’idée.

Et vous dites, de plus, que son contact mortel

Semblerait profaner encore un autre autel...

Un peuple, dans son âpre et douloureuse voie,

A besoin de goûter parfois un peu de joie,

Et, morne, autour de lui cherchant, sur terre, aux cieux,

Quelque chose de doux où reposer ses yeux,

Voit en haut une forme,-une blancheur, une âme

D’un charme divin. Est-ce un ange ? est-ce une femme ?

C’est une reine ! Elle est jeune, elle est belle, elle a

Un sourire d’aurore ; et, pour tous ces dons-là,

Et pour son clair regard, on a l’idolâtrie

D’aimer, vivante image, en elle, la patrie.

Eh bien, comme au roi mage en sa route conduit,

Une étoile, une reine, a surgi dans la nuit

De notre Danemark, idéale et visible,

Adorable pour tous, pour tous inaccessible.

Et cependant voici qu’un homme parmi nous,

Le même ! la regarde autrement qu’à genoux !

Quoi ! veut-il à sa source altérer la lumière ?

Ô crime ! La jeunesse, ardente justicière,

S’indigne, et, dénonçant ses regards outrageants,

Vous exhorte à punir. C’est très bien, jeunes gens !

Le félon ! Certes il faut qu’un tel forfait s’expie !

Quand ce blasphémateur projette une ombre impie.

Sur votre étoile avec son profil détesté,

Frappez le criminel de lèse-majesté !

Frappez l’audacieux troubleur d’apothéose !

Frappez, frappez, frappez l’insolent, quand il ose

Attenter, fou méchant et qu’il faut châtier,

À ce rêve en commun d’un peuple tout entier !

– La mort !

LE BOURGEOIS.

Non ! pas la mort !

VOIX NOMBREUSES.

Non !

STRUENSÉE.

Ainsi, pas une âme,

Pas un bras, qui se lève et punisse l’infâme ?

VOIX NOMBREUSES.

Non !

STRUENSÉE.

Ainsi, jeunes gens, personne, parmi vous,

N’osera donc frapper ?

LES JEUNES GENS.

Non !

STRUENSÉE.

Vous reculez tous

Devant le châtiment suprême – et nécessaire ?

Par bonheur, j’en sais un, d’humeur moins débonnaire,

Qui voudra l’appliquer tout entier sans émoi.

L’ÉTUDIANT.

Bah ! et quel sera-t-il, ce justicier-là ?

STRUENSÉE, se démasquant.

Moi !

 

 

ACTE IV

 

Le cabinet du roi.

 

 

Scène première

 

LE ROI, puis RANTZAU

 

LE ROI est seul, assis, tout grelottant de fièvre, et s’enveloppant d’une robe de chambre, il prête l’oreille et tout à coup se dresse, court à la porte, écoute, et, secouant la tête.

Toujours rien !

Il se verse un verre d’eau et boit avec avidité, revient à pas lourds vers la table, y saisit une montre qu’il y a laissée et regarde l’heure.

Comme on tarde !...

Il marche avec agitation, remue fébrilement un fauteuil, s’y assied, considère sur la table des papiers, et, les frappant du poing.

Ah ! ces décrets !... C’est toi

Qui fais un coup d’État !... valet qui joue au roi !

Il entr’ouvre sa robe de chambre sous laquelle on aperçoit un costume militaire royal, plaque et cordon.

Je me suis harnaché, mourant, pour t’apparaître

Ce que je suis, ton prince et ton juge et ton maître !

La porte s’ouvre. Il se lève précipitamment.

UN HUISSIER va pour annoncer.

Son Excellence...

LE ROI l’interrompt.

Bon ! qu’il entre !

L’huissier sort. Entre Rantzau.

Condamné ?

Signe affirmatif de Rantzau

À mort ?

RANTZAU.

Oui, sire, à mort.

LE ROI.

Bien ! Le motif donné

RANTZAU.

Oh ! la rébellion est assez manifeste !

Par ses deux criminels décrets, l’homme funeste,

Émancipant les serfs, admettant aux emplois,

Aux grades, les vilains, bouleversait les lois

Et lui-même mettait sous le couteau sa tête.

Qui sème ainsi le vent récolte la tempête.

LE ROI.

Et... s’est-il défendu ?

RANTZAU.

Non. Il a refusé.

Il avait l’air d’un juge et non d’un accusé.

LE ROI.

Rien ne domptera donc cet orgueil, sa folie !

Sa tête va tomber avant qu’elle ne plie !

Ah ! Rantzau, je le hais, cet impudent, ce chien !...

– Je vous étonne ?

RANTZAU.

Non. Vous me haïssiez bien !

LE ROI.

Oh ! le courroux amer dont j’ai l’âme saisie

N’a rien d’un sentiment bourgeois de jalousie ;

Non, de vains préjugés n’ont pas prise sur moi.

Non, ce qu’en moi cet homme a blessé, c’est le roi,

Son roi ! dont il a fait son protégé, sa chose,

Son malade ! – Je vis, je règne, je suppose ?

Oui, mais voilà deux ans qu’il m’inflige l’ennui

De régner et de vivre uniquement par lui !

Et, tandis qu’en mon nom il exerce l’empire,

C’est par son bon plaisir que même je respire !

RANTZAU.

Nous supportions mal, tous, son pouvoir détesté :

Mais il prenait grand soin de Votre Majesté.

LE ROI.

Eh bien, j’ai trouvé, moi, sous sa garde sinistre,

Le médecin encor pire que le ministre.

Ce bon ange, penché sans cesse à mon chevet,

Il me semblait la Mort dont il me préservait !

Je ne sais s’il calmait, avec quelque dictame,

Les souffrances du corps, mais qu’il torturait l’âme !

Misère ! être gisant sur un lit de douleur,

Inerte, exténué, sans voix et sans couleur,

Savoir qu’on est le roi pourtant !... Un homme arrive,

Fier, énergique, lui ! l’œil clair, l’allure vive,

Beau, robuste, unissant ces dons, les étalant...

RANTZAU.

Il était insolent ?

LE ROI.

Non ! pas même insolent !

Tout au contraire, il vous accable, d’habitude,

Avec son dévouement et sa sollicitude,

Son respect, sa douceur !... J’en sentirais le prix,

Si douceur et respect n’étaient faits de mépris !

Dans mes crises, sa voix murmure à mon oreille :

– Que Votre Majesté soit sans crainte, je veille.

Allez, ce mal, j’en vais encor venir à bout.

Mais pas d’émotion, pas de souci surtout !

Ne vous occupez pas des choses du royaume,

Je veille. Vous, dormez. Au plus léger symptôme

De danger, qui menace ou l’État ou vos jours,

Reposez-vous sur moi, je veillerai toujours ! –

En effet, il me sauve, et puis me sauve encore !

Ah ! de là l’incessant désir qui me dévore,

Dût-il m’être fatal et fût-il criminel,

De le perdre à jamais, ce sauveur éternel !

RANTZAU.

Eh bien, il est perdu ! de par la Cour suprême,

Qui le hait comme nous.

LE ROI, lui serrant la main.

Merci ! Qui le hait m’aime.

RANTZAU.

Mais hâtons-nous de faire exécuter l’arrêt !

Autrement, dans huit jours, la reine reviendrait

Et pourrait arrêter...

LE ROI.

Je suis debout, j’ordonne,

Et n’entends consulter la reine, ni personne.

RANTZAU.

Mais il vaut toujours mieux no pas perdre de temps.

La Cour suprême va venir, sous peu d’instants,

Apporter son arrêt à votre signature.

LE ROI.

Je l’attends. Et j’attends aussi...

RANTZAU.

Qui ?

LE ROI.

D’aventure,

Il se peut qu’on m’amène aussi le condamné.

RANTZAU.

C’est impossible !

LE ROI.

Non, puisque c’est ordonné.

RANTZAU.

Par qui ?

LE ROI.

Par moi. C’est mon caprice et mon envie

De revoir une fois cet homme encore en vie.

RANTZAU.

La dignité du roi doit avoir pour souci...

LE ROI.

Non, tant pis ! c’est mon tour ! Je vais donc voir aussi,

En face de la mort, sa figure abattue,

Sa pâleur, sa stupeur ; son moribond le tue !

Vous serez tout le temps le maître après cela,

Mais il me faut, je veux, cette minute-là !

Entre l’huissier.

L’HUISSIER, annonçant.

La Cour !

 

 

Scène II

 

LE ROI, RANTZAU, LE COMTE DE LAURWIG et cinq autres membres de la Cour suprême, puis STRUENSÉE

 

LE ROI, avec un geste bref.

Salut !

LAURWIG déploie un parchemin et lit.

La Cour...

LE ROI l’arrête du geste.

Je connais – et j’approuve

Votre sentence. Elle est juste et sage. Je trouve

En vous, comme toujours, de fidèles amis,

Gardiens, sous mon pouvoir par mes aïeux transmis,

De l’ordre social selon la loi chrétienne :

La noblesse ayant tout, afin qu’elle soutienne

Le menu peuple, heureux par elle, et les souffrants.

Ces décrets insensés nivelaient tous les rangs,

Bouleversaient l’État et rendaient accessibles

À tous honneurs et biens ; des choses impossibles !

Mais contre le félon vous étendez le bras

Et vous le punissez, vous les grands magistrats.

Soyez remerciés. – L’arrêt. Que je le signe.

Laurwig remet l’arrêt au roi.

Mais d’abord il m’a plu que le ministre indigne

Fût ici ramené, devant vous, devant moi ;

Lorsqu’il sera présent, je vous dirai pourquoi.

Le roi fait un signe à l’huissier, qui ouvre une petite porte. Paraît Struensée, gardé par un officier, l’épée à la main.

En apercevant le roi, pèle, les yeux enflammés, les mains tremblantes, Struensée a un tressaillement.

STRUENSÉE.

Sire... Ah ! mon Dieu !

Il fait un mouvement vers le roi, qui l’arrête d’un geste impérieux.

LE ROI.

...Pourquoi je mets cet homme en face

De ceux que menaçait dans leurs droits son audace ?

Pourquoi j’ai confronté le bas avec le haut ?...

Jadis, quand un coupable allait à l’échafaud,

Le convoi s’arrêtait, pour que le misérable

Aux hommes comme à Dieu fit amende honorable.

STRUENSÉE, avec anxiété.

Eh bien, je la ferai. Je la fais. Humblement.

Mais, par grâce, laissons cela pour un moment, Sire !

Une crise encor menace, et... très mauvaise.

Que Votre Majesté se contienne et s’apaise !

LE ROI.

Vous tâchez, pour donner le change à mon courroux,

De me faire peur ; donc vous avez peur !

STRUENSÉE.

Pour vous !

LE ROI.

La mort est là si proche, et son aspect te glace !

STRUENSÉE.

On ne la voit donc pas aussi de votre place ?

LE ROI.

Si ! près de toi, je vois son squelette hideux !

STRUENSÉE.

Vous ne voyez pas bien, elle est entre nous deux !

LE ROI.

Insolent ! Il me nargue et me défie encore !...

Air ! malheureux !... Je suis le roi !... Mais il ignore

Le respect. Que sait-il ? Détruire et mépriser.

Ses deux décrets, ses deux crimes : égaliser,

Exproprier, pourquoi, comment, par quel délire,

Les a-t-il seulement conçus ?... Je vais vous dire...

Cet homme vient d’en bas... Ses instincts forcenés...

Il s’arrête, suffoqué, mais se redresse.

Je suis le roi !...

On commence à regarder le roi avec inquiétude.

STRUENSÉE, à Rantzau.

Monsieur le comte, intervenez !

Rantzau fait un pas. Le roi l’arrête du regard.

LE ROI.

Laissez ! – La cause est là : pauvre, et vil d’origine,

Il vous dépouille, il vous abaisse !... Il s’imagine...

Les hommes... ne sont pas tous égaux... Dieu merci !...

STRUENSÉE.

Sire, vous chancelez, vous voyez bien que si !

LE ROI, hors de lui.

Misérable !... – L’arrêt...

RANTZAU, s’avançant pour soutenir le roi.

Que Sa Majesté daigne...

LE ROI.

Laissez ! – Je suis le roi ! – Je suis debout... Je règne !

Il va en chancelant à la table.

Je signe ta sentence... Ah ! tu me méprisais,

Je vais te tuer ! Meurs !

Il écrit, puis la plume lui échappe des mains ; il tombe sur un canapé.

STRUENSÉE.

Qu’est-ce que je disais !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LE DOCTEUR MARKUS et UN AUTRE MÉDECIN

 

RANTZAU, aux deux huissiers.

Au secours !... Le docteur !... Appelez tout de suite

Le docteur.

Les deux huissiers sortent en courant.

APPEL AU DEHORS.

Le docteur !

Struensée fait un mouvement pour aller au roi ; l’officier lui barre le chemin de son épée.

STRUENSÉE.

Je ne prends pas la fuite.

Entrent le docteur Markus et un autre médecin.

RANTZAU.

Venez, voyez, docteur.

MARKUS, aux seigneurs qui sont autour du roi.

De grâce, écartez-vous,

Messieurs ! De l’air !

LAURWIG.

De l’air, oui.

Tous s’écartent. Le docteur Markus examine le roi.

RANTZAU.

Rassurez-nous tous ;

Le roi n’est pas mort ?

MARKUS.

Non, mais c’est grave. Il respire,

Mais...

RANTZAU.

Est-ce l’ancien mal ? Une crise ?...

MARKUS.

Oui, mais pire.

RANTZAU.

Il faut le saigner.

MARKUS.

Non. Le mal est tout nerveux.

RANTZAU, avec angoisse.

Toujours sans mouvement ! – Est-il mort ?

STRUENSÉE, les bras croisés.

Si je veux !

Le loi, si je m’abstiens, n’a qu’un quart d’heure à vivre.

Vous vous évertuerez en vain. Seul, j’ai pu suivre

Le mal gagnant toujours. J’ai prévu cet accès.

Frappant sur sa poche de côté.

J’en tiens là le remède et réponds du succès.

Je pourrais aujourd’hui dire : C’est votre affaire !

Et me croiser les bras.

Brusquement, allant au roi.

Allons ! laissez-moi faire !

MARKUS l’arrête au passage.

Pardon ! – Si le remède est pire que le mal ?...

Struensée recule, stupéfait.

Vous êtes sous le coup d’un arrêt capital.

Dans cette extrémité, vous n’avez plus, pour l’heure,

Qu’un intérêt au monde, – et c’est que le roi meure.

STRUENSÉE.

Monsieur !...

LAURWIG.

C’est vrai.

MARKUS.

Souffrez que, pour cette raison,

On attende de vous tout, hors la guérison.

STRUENSÉE.

Ce que j’apporte, c’est le salut et la vie !

C’est vous qui, par ce doute infâme et par envie,

Achevez votre roi !... Ses instants sont marqués... –

Eh ! s’il meurt, tuez-moi !

MARKUS.

Qu’est-ce que vous risquez ?

STRUENSÉE.

Voyez tous ! Il se meurt ! Quoi ! raison ni prière

Ne peuvent rien sur vous ?

LAURWIG et LES SEIGNEURS, le repoussant.

Non, rien ! Arrière ! Arrière !

LAURWIG.

Tu ne nous convaincras que de ta trahison.

STRUENSÉE.

Qu’on me laisse essayer, au moins !

MARKUS.

Quoi ? Le poison ?

STRUENSÉE.

Ah ! la tentation est trop forte ! J’y cède !

Ah ! vous ne voulez pas, messieurs, que je vous aide ?

Vous aimez mieux m’aider ? À votre aise ! Le roi,

C’est dit, va donc mourir, grâce à vous, malgré moi.

– On ne nous croira pas, certes, d’intelligence ! –

Or, comme vous aurez aujourd’hui la régence,

Demain je suis au faîte et vous êtes à bas.

Vous l’aurez voulu tous !

Frappant du pied.

Mais moi, je ne veux pas !

Brusquement, à Rantzau, qui a jusque-là tout observé, immobile et muet.

Vous, témoin qui n’avez rien dit, je vous adjure.

Vous devez savoir, vous, comme on me fait injure ;

Qu’en ce moment, fidèle aux desseins résolus,

Les dangers où je cours sont prévus et voulus ;

Que j’ignore la peur et le cœur qui palpite ;

Que je ne tombe pas, que je me précipite ;

Que, frappé par le roi, je peux le secourir,

Et que je veux sauver, puisque je veux mourir !

RANTZAU.

La chose est pourtant grave ; on y risque sa tête ;

Et la prudence veut qu’on doute et qu’on s’arrête

Avant de consentir à ces coups hasardés.

Mettant sa main sur l’épaule de Struensée.

Voyons, qu’on vous regarde en face !

STRUENSÉE.

Regardez !

RANTZAU.

Le roi, comment est-il ?

MARKUS.

Hélas ! toujours de glace ;

Toujours sans mouvement.

RANTZAU.

Docteur, faites donc place,

Et qu’on laisse approcher et faire celui-ci.

À Struensée.

Allez !

STRUENSÉE.

Il est sauvé, je suis perdu. Merci !

Il s’approche du roi, lui relève la tête, l’examine.

N’attendez pas pourtant que je le ressuscite

Dans la seconde. J’ai promis la réussite,

Non le miracle.

Il débouche un flacon et en verse quelques gouttes sur les lèvres du roi.

Mais le mal est arrêté.

Le roi va revenir à lui. – Qu’il soit porté

Dans sa chambre.

Des valets s’approchent et roulent le fauteuil du roi dans la pièce de droite. À Markus.

Veuillez, docteur Markus, l’y suivre.

Lui remettant deux flacons et une enveloppe cachetée.

Quand je n’y serai plus (car c’est lui qui va vivre)

Le traitement pourra se suivre avec bonheur,

Et cette cure-là vous fera grand honneur !

Le docteur Markus et l’autre médecin suivent le roi. Rantzau parle bas ô Laurwig qui fait signe aux membres de la Cour. Tous sortent, ainsi que l’officier qui gardait Struensée.

 

 

Scène IV

 

STRUENSÉE, RANTZAU

 

STRUENSÉE.

À nous deux ! – Le roi va s’aliter, et la reine

Devient, pendant un temps, maîtresse souveraine.

Vous avez contre moi l’arrêt signé du roi ;

J’ai le recours certain à la reine pour moi.

Mais, vous voyez, je veux mourir.

RANTZAU.

C’est bien extrême !

Vivez, puisque le sort vous sauve de vous-même.

STRUENSÉE.

Mais moi, je me refuse aux avances du sort.

Ce n’est pas le roi seul qui m’envoie à la mort ;

J’entends une autre voix, en qui j’ai confiance,

Qui m’y pousse. – C’est bien ! on y va, conscience !

RANTZAU.

Excès de vertu ! Moi, je m’en lave les mains,

Et j’ai des sentiments, pour vous, moins inhumains.

Que vous demande-t-on ? Laissez l’État tranquille.

Vous m’aviez renversé ; souffrez qu’on vous exile.

Vous êtes dangereux, je n’étais qu’importun.

Mais à quoi bon mourir ?

STRUENSÉE.

J’ai promis à quelqu’un.

Pour une humanité plus heureuse et meilleure

Les temps ne sont pas mûrs. Si ma mort hâte l’heure,

C’est bien ! D’autres auront les fruits avec l’honneur.

Moi, je suis un semeur et non un moissonneur.

RANTZAU.

Belle abnégation ! Bien rare !... et même étrange !

Pardonnez ! le vieux diable a peine à croire l’ange !

Vous nous humiliez ferme, avec vos grands mots,

Mon maître ! Mais, après ces sublimes propos,

Si la reine survient et parle la dernière ?

STRUENSÉE.

Ah ! vous m’importunez d’une étrange manière !

Une âme, indifférente au fatal dénouement,

S’exalte et prend son vol, ivre de dévouement.

Vous venez, la frappant d’un doute amer et triste,

La rabattre au calcul d’une ruse égoïste ! –

Mais comprenez-le donc, misérable moqueur,

S’immoler est superbe et vous emplit le cœur !

Vivre pour soi, c’est végéter, être l’atome ;

Mourir pour tous, c’est vivre, être l’homme, tout l’homme !

– Eh ! vos honneurs dorés, vos succès triomphants,

Vos titres, vos cordons, hochets de grands enfants,

La satisfaction de votre être éphémère,

Vos plaisirs, qui toujours laissent la bouche amère,

Ces gloires, ces bonheurs, qu’on vous voit étaler,

Est-ce que tout cela peut jamais égaler

La fierté de penser que notre sacrifice,

D’une heure, mais servant l’éternelle justice,

Qui sait ? aide peut-être, en son intimité,

Au plan mystérieux que suit l’humanité,

Et l’intuition confuse, insaisissable,

Qu’alors on peut oser se croire grain de sable,

Parmi les millions de nos rôles divers,

Dans la construction de l’immense univers !

RANTZAU.

Bien ! mais, dans ce beau choix de rôles et costumes,

J’ai fort peu de goût, moi, pour vos fiertés posthumes,

Et préfère, à vrai dire, en mes vœux très bornés,

Compter, vivant, parmi les dominateurs nés !

Car, même en s’en tenant au siècle dont nous sommes,

C’est encore assez grand de conduire les hommes !

STRUENSÉE.

C’est selon comme on les conduit et selon où.

Vos chemins, qui n’ont pas besoin de garde-fou,

Vont tous à l’opposé des régions nouvelles

Pour lesquelles il faut moins des pieds que des ailes.

Or, vous pourrez sans doute, en votre cercle étroit,

Posséder jusqu’au bout la force hors du droit ;

Vous pourrez sans dommage, et toute votre vie,

Durement gouverner une foule asservie ;

– Les plus petits souvent sont les plus obéis ! –

Mais soyez souverain maître de ce pays ;

Ayez, dans un excès de puissance inféconde,

Avec le Danemark, l’Europe, ayez le monde,

– Couronne qu’aucun front ne saurait contenir, –

Dites-vous qu’on n’est pas grand contre l’avenir !

RANTZAU.

Pour parler des grandeurs que le monde révère

Avec cette jactance et ce dédain sévère,

Seriez-vous, par hasard, un prophète, un Daniel,

Un Moïse, inspiré de quelque voix du ciel ?

STRUENSÉE.

Non ! mais j’ai recueilli naguère une parole

Qui ne m’a rien laissé dans l’âme de frivole,

Et vos ambitions, depuis, me tentent peu.

Touchant son front.

Je sens un pouce là qui m’a marqué de feu !

RANTZAU.

Pure énigme !

STRUENSÉE.

C’est vrai, vous ne pouvez comprendre.

L’homme d’État n’a pas d’oreilles pour entendre

Aux divagations vaines d’un sermonneur.

Je parle au gentilhomme, et vais parler honneur.

RANTZAU.

Parlez !

STRUENSÉE.

Ma mort n’a pas qu’un but : elle rachète

Et répare une faute. On n’a pas qu’une dette.

La reine – votre reine – et son renom sacré

Sont, par mon fait, en jeu. Si je suis délivré,

Dans mon péril mortel, par sa bonté bénie,

Elle-même, à son tour, brave la calomnie.

On doit lui cacher tout, – elle la braverait ! –

Mais il faut publier qu’elle a connu l’arrêt.

Alors, le noir nuage étant passé, la reine

De nouveau brille, étoile, en sa clarté sereine.

RANTZAU.

On ne peut que louer un pareil sentiment,

Mais...

STRUENSÉE.

Comment, n’est-ce pas ? régler l’événement ?

Vous, plus que mon exil, ma tombe vous rassure ;

Moi, je dis : Pas d’exil ! la mort sera moins dure !

Sur ce point capital si nous sommes d’accord,

Laissez-moi disposer les détails de ma mort,

Voulez-vous ?

RANTZAU.

Soit !... Voyons.

STRUENSÉE.

Je vais d’abord écrire

À la reine, empêcher son retour, et lui dire

Que tout était perdu, mais que le roi sauvé

Me sauve et me relève, et que j’ai conservé

Tout pouvoir ; qu’elle doit pourtant se tenir prête

À venir dans huit jours assister à la fête

Et présider au bal, pour prévenir l’émoi,

Qui serait sans raison, sur la santé du roi.

RANTZAU.

Après ?

STRUENSÉE.

Dans ces huit jours, je reste, solitaire,

Mais libre, en mon hôtel, prisonnier volontaire.

– Me dérobant pendant le bal et ses apprêts,

Je peux, je voudrais, voir ma bienfaitrice après.

Accordez-moi qu’une heure encore je la voie,

Et goûte dans cette heure un infini de joie ;

Car enfin – j’en donne acte aux publiques rumeurs –

Moi, je l’aime, et le puis dire, puisque j’en meurs.

Mais, quand elle repart, le jour qui suit la fête,

Sans se douter de rien, je vous livre ma tête ;

Et tous peuvent penser qu’instruite de mon sort,

Elle n’a pas voulu me soustraire à la mort ;

Et tout est accompli sans que le soupçon tombe

Sur son front pur, et moi, je souris dans ma tombe.

RANTZAU.

Oui, je comprends. J’accepte. Et j’admire ! – Est-ce tout ?

STRUENSÉE.

Non, je voudrais encor, comte, mourir debout ;

Et, s’il vous plaît (l’honneur enfin reste sans tache),

Je serai fusillé : les mousquets, non la hache !

J’aimerais, quoiqu’étant sans gloire et sans vertu,

Tomber comme un soldat, car j’ai bien combattu.

RANTZAU.

Comte, ce sera fait.

STRUENSÉE.

Quand on quitte la terre

Librement, le souhait devient testamentaire

Et les vœux des mourants valent des volontés.

RANTZAU, s’inclinant.

Vos ordres, monseigneur, seront exécutés.

Struensée remercie du geste. Rantzau va à la table, prend l’arrêt et y jette un coup d’œil.

Non ! rien n’est fait !

STRUENSÉE.

Comment ?

RANTZAU.

Voilà bien autre chose !

Ah ! vous la repoussiez ? votre chance s’impose !

STRUENSÉE.

Eh quoi ! l’arrêt, le roi ne l’a pas signé ?

RANTZAU.

Non !

Regardez. Seulement trois lettres de son nom !

STRUENSÉE, atterré.

Le sort m’accable, avec ses faveurs obstinées !

Un trait de plume !... à quoi tiennent nos destinées !

RANTZAU.

Il est à déchirer, ce papier sans valeur !

Votre beau dévouement, mon cher, a du malheur !

STRUENSÉE lui prend vivement l’arrêt des mains.

C’est encor si je veux ! – Ah ! ta veine importune

S’acharne ? on est forcé de te tricher, Fortune !

Allant à la table.

Vous ne connaissez pas encor tous mes défauts.

RANTZAU.

Que fait-il ?

STRUENSÉE complète la signature, et, tendant l’arrêt à Rantzau.

Ajoutez à mes crimes un faux !

 

 

ACTE V

 

Le grand salon chez la reine.

La porte de la galerie à gauche est ouverte et laisse voir la salle illuminée pour le bal. Deux hallebardiers gardent cotte porte. Un huissier se tient debout auprès. Musique et danses au fond.

 

 

Scène première

 

RANTZAU, LAURWIG, LE MAJOR KRAFT, CHRISTEL, en habits de deuil

 

CHRISTEL, à Rantzau.

...Où pourrai-je le voir ? Ses gens m’ont dit, chez lui,

Qu’il était au château.

RANTZAU.

Mais il s’est aujourd’hui

Enfermé tout le jour.

CHRISTEL.

Pour travailler peut-être ?

Viendra-t-il à ce bal ?

RANTZAU.

Il n’y veut pas paraître.

CHRISTEL.

Aurait-il donc, d’instinct, pressenti pour ce soir

La nouvelle de deuil qu’il allait recevoir,

Et dont je suis, hélas ! la triste messagère ?

Je ne suis pas pour lui, monsieur, une étrangère ;

Je suis... comme sa sœur. Je voudrais lui parler.

RANTZAU.

On ne peut, pour l’instant, vous le faire appeler ;

Mais, la fête achevée, il vient ici rejoindre

La reine, qui repart dès que le jour va poindre.

Vous pourrez alors voir... le ministre.

CHRISTEL, vivement.

Ah ! merci !

Vous dites le ministre ?...

Regardant Kraft.

Un bruit, mal éclairci,

Courait qu’il ne l’est plus. Qu’est-ce donc qui se passe ?

Ici, l’on danse. Mais on murmure à voix basse

Que la cour des Seigneurs l’a jugé, décrété

De mort.

RANTZAU.

Vous voyez bien qu’il n’est pas arrêté.

Regardant Kraft.

C’est son bon ami Kraft qui vous a, je suppose,

Alarmée ? Il ignore et les faits et les causes.

Il eût, en se taisant, mieux rempli son devoir.

KRAFT.

J’ai rapporté dés bruits. J’ai dit ne rien savoir.

CHRISTEL.

Si le comte est sauvé...

RANTZAU.

Vous aurez à l’apprendre

De sa bouche.

Il salue Christel et fait un signe à Kraft.

On vous mène où vous pourrez l’attendre.

CHRISTEL.

Oh ! que ce soit bien loin de ce bruit qui fait mal,

Loin de l’éclat joyeux de ce lugubre bal !

Elle sort avec Kraft par la première porte de gaucho.

 

 

Scène II

 

RANTZAU, LAURWIG, puis STRUENSÉE

 

RANTZAU, remontant vers la porte de la galerie.

Le bal tire à sa fin. La reine est sans alarmes.

À l’huissier qui se tient près de la porte.

Fermez.

L’huissier ferme la porte.

Allez trouver dans le cabinet d’armes

Le comte Struensée, et dites-lui qu’il peut

Venir, que je l’attends.

Sort l’huissier par la porte du fond à droite.

Nous allons voir s’il veut

Se départir enfin de sa raideur étrange.

S’il meurt, les sots iront criant que je me venge !

Puis, je trouve insolent qu’en aucune façon

Il prétende, tombé, me faire la leçon !

LAURWIG.

L’orgueil obstiné fait d’airain de telles âmes.

RANTZAU.

Devant les hommes, oui ; je compte sur les femmes.

La grâce de la reine et le deuil de la... sœur

Sont l’épreuve suprême où peut mollir ce cœur.

C’est lui.

Laurwig s’éloigne. Entre Struensée par la droite au fond.

Comte, en deux mots ; la minute est suprême.

Dans le port, un vaisseau marchand, ce matin même,

Met à la voile pour l’Angleterre. Partez.

Vos rêves... de tout genre avec vous écartés,

On ne veut rien de plus, rien que votre parole.

Restez loin ; oubliez toute ambition folle.

Vivre en homme vaut mieux que mourir en martyr.

STRUENSÉE.

Monsieur, j’en suis fâché, je n’y puis consentir.

Souvenez-vous ; ma mort, condition expresse,

Fut réglée entre nous ; tenez votre promesse.

– L’autre condition...

La porte de la galerie s’ouvre. On aperçoit la reine, entourée de ses dames d’honneur, reconduite par les gentilshommes de la chambre.

Ah ! la reine !...

À Rantzau.

C’est bien !

Je serai prêt.

RANTZAU.

Au moins ne serai-je pour rien,

Dites, dans cette fin trop tragique, et voulue ?

STRUENSÉE s’incline.

Celui qui va mourir, monseigneur, vous salue.

Rantzau s’incline à son tour et sort par le fond à droite.

 

 

Scène III

 

STRUENSÉE, LA REINE

 

Entre la reine. la comtesse de Kœfeld et une autre dame la suivent. La reine, en apercevant Struensée, s’arrête.

LA REINE, aux deux dames qui la suivent.

Allez.

Les deux dames d’honneur passent, en s’inclinant, devant la reine, et sortent par la première porte de droite.

STRUENSÉE.

Enfin ! enfin ! c’est vous !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

LA REINE.

Oh ! mais pourquoi

Ne vous a-t-on pas vu plus tôt ce soir ?

STRUENSÉE.

Le roi

Réclame encor des soins ; puis, j’avais cette affaire

Du Holstein, que depuis si longtemps on diffère...

Puis, ne pas vous avoir seule, est-ce vous avoir ?

Pense donc que j’ai cru ne jamais te revoir !

Je n’eus qu’un rêve alors : pour une heure être ensemble !

T’entendre, te toucher, presser ta main qui tremble,

Retrouver dans tes yeux mon ciel qui se voila !

Et cette heure, je l’ai ! te voilà ! te voilà !

LA REINE.

Oh ! mais une heure, ami, va-t-elle nous suffire

Lorsque vous avez tant de choses à me dire :

Ce coup d’audace folle ! et l’affreux jugement !

Et le salut du roi, qui fait heureusement

Le vôtre...

STRUENSÉE.

Ah ! laissons donc, dans les choses passées,

Ces scènes de douleur. Nos cœurs et nos pensées

Ont mieux à faire. À quoi sert de se souvenir

D’un danger disparu, qui ne peut revenir

Et qui n’a pas laissé de trace dans mon âme ?

Non, ce qui pour toujours s’y grave en traits de flamme,

C’est ce que j’éprouvais au suprême moment.

Alors un monde, un monde entier de sentiment.

Tient dans une minute. Ah ! j’y crois être encore...

J’y suis... Je vais mourir tout à l’heure, à l’aurore...

LA REINE, avec effroi.

Tais-toi !

STRUENSÉE.

Mais puisque c’est fini ! – Hé bien, crois-tu

Que j’eusse le front pâle et le cœur abattu ?

Non, ce que je sentais, dans l’amère détresse,

C’était je ne sais quelle incroyable allégresse !

Je faisais, pour le bien, le juste, le progrès,

Tout ce qu’on me pouvait demander : je mourais.

J’avais donc bien le droit, sans honte et sans faiblesse,

De vivre un peu pour moi cette heure qu’on me laisse,

Et, pour ensoleiller ce jour, mon dernier jour,

Sous la main de la mort, j’étais tout à l’amour !

LA REINE.

Ah ! tu pensais a moi, dis ?

STRUENSÉE.

Rien qu’à toi, mon âme !

La mort fait à l’amour jaillir toute sa flamme !

Attendu par la mort qui réclamait son tour,

Comme je savourais notre céleste amour !

Comme je savourais cet amour qui m’enchante,

Pris déjà du frisson de la mort approchante !

LA REINE.

Ainsi, pour ton grand cœur, le péril effacé ?...

STRUENSÉE.

N’était qu’un mauvais songe. Et le bonheur passé,

Seul présent, seul réel, à cette heure suprême,

Perdait tout dans l’idée ineffable : elle m’aime !

Quoi de plus ? elle m’aime ! Et mon cœur, à son tour,

Avant qu’on le brisât, se fondait en amour !

Nous nous sommes aimés ! ah ! qu’importe le reste !

Et tout en moi, penché vers toi, mon bien céleste,

Pour ces vingt mois d’amour, de bonheur triomphant,

Tout te remerciait, ma reine, mon enfant !

LA REINE.

Oh ! je t’aime !

STRUENSÉE.

Un souhait manquait à mon délire :

Ce songe du passé, que je dois me relire

Sans elle, et que la fin menaçante agrandit,

Oh ! pouvoir à ses pieds le dire !

Tombant à genoux.

Je l’ai dit !

LA REINE.

Tu l’as dit ! tu l’as dit ! et j’en palpite encore !

– Mais laissons le passé ! Tournons-nous vers l’aurore,

Ami, vers l’espérance. Eh ! ce rêve charmant

N’est pas une fin ; c’est un recommencement.

STRUENSÉE.

Sans doute...

LA REINE.

Il continue, il persiste, aussi tendre.

L’orage dissipé, nous allons le reprendre,

Après le dévouement si vaillamment offert

Plus libre, et plus heureux après avoir souffert !

STRUENSÉE, secouant la tête.

Plus heureux ?... plus heureux ?...

LA REINE.

Oui, cela me regarde.

Tu verras. C’est mon tour ! c’est mon tour ! Il me tarde

De te montrer aussi comme je suis à toi

De toute ma puissance aimante, ô mon vrai roi !-

STRUENSÉE, qui veut l’interrompre.

Va ! je connais ton cœur...

LA REINE.

Pas tout entier peut-être.

Et c’est toi cependant qui me l’as fait connaître

À moi-même ; c’est toi, maître, qui, jour par jour,

L’as fait plus grand, afin qu’il contînt plus d’amour !

Ah ! quand tu l’as ainsi pénétré de ta flamme,

Comment ne pas t’aimer, cher auteur de mon âme,

Ne pas t’adorer, toi par qui le jour m’a lui,

Aujourd’hui plus qu’hier, demain plus qu’aujourd’hui ?

STRUENSÉE.

Oh ! c’est trop !...

LA REINE.

Ce n’est pas assez ! – Mais le doux rêve

Nous garde encor des mois, des ans, sans qu’il s’achève !

Et nous avons le temps.

STRUENSÉE.

Tais-toi, par grâce !

LA REINE.

Eh ! quoi !

Moi, jeté disais : Parle ! et tu me dis : Tais-toi !

Posant la tête sur son épaule.

Quand sur ton cœur, ma main dans ta main, je me presse,

Elle n’est pourtant pas terrible, la caresse !

N’es-tu pas heureux, dis ?

STRUENSÉE, avec un rire d’angoisse.

Oui, presque trop heureux !

Oui, c’est si doux... que c’en est presque douloureux !

– Oh ! laisse !...

LA REINE, riant.

Dans l’extase où notre amour se noie,

Voyez-vous le poltron ! Il a peur de sa joie !

STRUENSÉE, brusquement.

Non, ce n’est pas cela, mais il faut se quitter !

LA REINE.

Oh ! déjà !

STRUENSÉE.

Le jour naît, le soleil va monter.

LA REINE.

Il n’est pas l’heure, non. Kœfeld m’eût avertie.

STRUENSÉE.

Partez ! Vous devriez être déjà partie.

LA REINE.

Méchant ! toi qui voulais toujours me retenir !

Qu’est-ce qui presse tant ?

STRUENSÉE, avec égarement.

Rantzau ! qui va venir.

LA REINE.

Lui !... Que viendrait chercher ici ton adversaire ?

STRUENSÉE.

Moi. – Nous sommes d’accord.

LA REINE.

Quoi !

STRUENSÉE, presque durement.

C’était nécessaire !

Vous saurez tout plus tard.

LA REINE.

Eh ! bien, tu me dis : vous !

STRUENSÉE.

Pardon ! je ne devrais te parler qu’à genoux.

Mais ce cher entretien, il faut que je l’abrège.

Par raison.

LA REINE.

Souffres-tu ?

STRUENSÉE, riant.

Moi ! pourquoi souffrirais-je ?

LA REINE.

Tu sembles inquiet ; que crains-tu ?

STRUENSÉE.

Pour moi rien,

À coup sûr ; pour toi, tout. Je t’aime. Pars.

LA REINE.

C’est bien.

Je pars. – Embrasse-moi.

Il l’embrasse, palpitant, et ne répond plus à ce qu’elle lui dit que par des signes.

Je vais, émue et tendre,

– C’est ma fête, tu sais, dans quinze jours, – t’attendre...

Tiens-moi bien au courant de tout ce que tu fais...

À bientôt ! à toujours !

Elle sort, puis revient.

Je t’aime !

Elle sort.

STRUENSÉE, tombant sur un canapé.

J’étouffais !

 

 

Scène IV

 

STRUENSÉE puis LE MAJOR KRAFT

 

Struensée demeure quelques instants anéanti ; puis rouvre les veut, la poitrine oppressée, promène les yeux autour de lui d’un air égare ; puis semble revenir à la réalité. Il regarde sa montre, se lève, va à la première porte de gauche, l’ouvre, regarde au dehors.

STRUENSÉE.

Ah ! – Venez, Kraft.

Entre le major Kraft. Struensée tire deux lettres-cachetées. Il en donne une à Kraft.

Ami, veuillez faire remettre

À bref délai, par des mains sûres, cette lettre.

KRAFT, regardant la suscription.

Comment !... À la reine ?

STRUENSÉE.

Oui.

KRAFT.

Dieu !. c’est donc vrai ?...

STRUENSÉE.

Plus bas !

KRAFT.

C’est vrai... ce qu’on dit ?...

STRUENSÉE, lui serrant la main.

Kraft, nous sommes des soldats.

Lui tendant la seconde lettre.

L’autre...

KRAFT, lisant la suscription.

Eh ! la jeune fille est ici.

STRUENSÉE.

Qu’est-ce à dire ?

Je rêve !... À Copenhague, elle !

KRAFT.

On va l’introduire.

Il sort. Struensée marche avec agitation. Entre Christel.

 

 

Scène V

 

STRUENSÉE, CHRISTEL

 

STRUENSÉE, voyant de loin les habits de deuil.

Christel !...

CHRISTEL s’avance douloureusement.

Jean !...

STRUENSÉE.

Dieu ! mon Dieu ! ce deuil !... Tes yeux sont pleins

De pleurs !... Mon père ? Il vit ?...

CHRISTEL.

Nous sommes orphelins.

STRUENSÉE.

Mort !... Je ne devais plus le revoir sur la terre.

CHRISTEL, qui l’a observé avec angoisse.

Et c’est tout ?... Il se passe ici, Jean, un mystère

Terrible, je t’apporte une grande douleur,

Tu vas me la payer par un plus grand malheur.

STRUENSÉE.

Que dis-tu là ?

CHRISTEL.

Je sens qu’un orage s’apprête,

Et qu’un danger, mortel peut-être, est sur ta tête.

STRUENSÉE.

Eh ! quel danger veux-tu que je puisse courir ?

CHRISTEL.

Jean, tu n’as pas pleuré, c’est que tu vas mourir !

STRUENSÉE, dans une explosion douloureuse.

Eh bien, c’est vrai ! C’est vrai que je n’ai plus de larmes !

C’est vrai qu’au jour on va me passer par les armes !

Oui, le père est parti, je vais aussi partir...

À la fin, c’est assez me taire, assez mentir !

Pardonne-moi, Christel, le courage m’échappe !

CHRISTEL, atterrée.

Dieu !... Mais pourquoi subir cet arrêt qui te frappe ?

Mais il faut résister ! Contre tes ennemis

Est-ce que tu n’as pas des armes ? des amis ?

Des amis... puissants ?

STRUENSÉE.

Eh ! qu’ai-je à faire de vivre

Sans raison et sans but ? Je ne peux pas poursuivre

Ma route ; elle est barrée ! – Et nos rêves, Christel,

Le droit, que nous placions comme sur un autel,

La grande cause humaine obstinément servie,

Je leur donne ma mort, à défaut de ma vie.

CHRISTEL.

Oh ! je t’admire ! mais...

STRUENSÉE.

Ne m’admire pas tant !

L’homme est désemparé comme le combattant ;

Ce n’est pas l’esprit seul qu’a brisé l’âpre lutte,

Et le cœur a sombré lui-même dans la chute...

Mais, à toi, je ne peux dire, même tout bas,

Mon secret.

CHRISTEL.

Si tu crois que je ne le sais pas !

STRUENSÉE.

Tu le sais ?

CHRISTEL.

Oh ! non pas par des moyens peu dignes.

Tes lettres me l’ont dit assez, entre les lignes.

STRUENSÉE.

Je dois plus que jamais, sœur, si tu sais cela,

Me taire, et mourir seul !

CHRISTEL.

Non, puisque je suis là !

Va, parle, épanche-toi, pauvre âme endolorie.

STRUENSÉE.

Non ! je t’ai déjà trop éprouvée et meurtrie !

CHRISTEL.

Si je te perds, du moins laisse à mon cœur troublé

La consolation de t’avoir consolé.

Parle !

STRUENSÉE.

Tu le veux ?

CHRISTEL.

Oui, c’est mon droit ; j’y persiste.

STRUENSÉE.

Et d’abord, je suis triste, et c’est mal d’être triste !

Mourant pour la justice et pour l’humanité,

Je devrais, n’est-ce pas, mourir avec fierté,

Avec joie ? Un héros aurait l’âme enivrée

De signer de son sang la vérité sacrée.

Un héros !... je ne suis qu’un homme ! Il faut mourir,

Je meurs ; mais je ne peux m’empêcher de souffrir.

Non parce que je meurs, non ! Mais, vois ma faiblesse,

Je souffre à regarder ce qu’en partant je laisse.

Ce que je laisse, c’est ce qui m’a tour à tour

Troublé, ravi, grandi, perdu...

Il s’arrête.

CHRISTEL.

C’est ton amour ?

C’est elle ?

STRUENSÉE.

Oui, c’est elle. Et mon âme blessée

Ose mêler ainsi le cœur à la pensée,

Et, comme il s’est trouvé que ma mort, par bonheur,

En affirmant le droit attestait son honneur,

J’ose encore songer qu’aux deux cultes fidèle,

Je meurs en même temps pour ma cause et...

CHRISTEL.

...Pour elle.

STRUENSÉE.

Pour elle !... Ah ! ce seul mot elle évoque... Oh ! pardon !

J’oublie à qui je parle, et tu souffres !...

CHRISTEL.

Va donc !

Ne me plains pas ! ma peine a ses douloureux charmes.

J’ai ma part : elle avait ton bonheur, j’ai tes larmes !

STRUENSÉE.

Son bonheur ! on ne peut pas beaucoup l’envier,

Pauvre femme ! elle va durement l’expier.

Et cet amour ingrat qui te faisait injure,

Il va bientôt cesser.

CHRISTEL.

Ah ! Dieu ! vis, et qu’il dure !

– Vis ! Pourquoi mourrais-tu ? Le père te l’a dit,

Tu peux encor, chez nous, être bon en petit.

Oh ! viens ! je t’aiderai, dévouée et fidèle.

Ta sœur, rien que ta sœur ! Et... nous parlerons d’elle.

Et toute la douceur du cœur qui se souvient,

Tu la pourras goûter.

STRUENSÉE.

Tu crois ? tu crois ?...

La porte de gauche s’ouvre. Il se redresse.

On vient.

Entre, par la gauche, un capitaine suivi de fusiliers. Le capitaine fait à Struensée le salut de l’épée, Struensée le lui rend de la main.

 

 

Scène VI

 

STRUENSÉE, CHRISTEL, LES SOLDATS, puis MADAME DE KŒFELD

 

STRUENSÉE.

Christel ! haussons nos cœurs !

CHRISTEL.

Jean !...

STRUENSÉE.

Je ne peux plus vivre.

CHRISTEL.

Égoïste ! et moi ?

STRUENSÉE.

Reste !

CHRISTEL.

Oh ! non ! je veux te suivre

Cette fois-ci.

STRUENSÉE.

Christel, vis ! pour l’amour de moi !

Je te lègue à la reine, et te la lègue à toi.

CHRISTEL, avec un regard vers la porte de la reine.

La reine !...

STRUENSÉE.

Oh ! non ! Rantzau pourrait me dire infâme !

Sois forte !

CHRISTEL.

Non ! je suis faible ! non ! je suis femme !

Avant tout, te garder !

STRUENSÉE.

Me garder mort vivant !

Non ! ne me trahis pas, ma sœur, en me sauvant !

Brusquement.

Adieu !

fait un signe au capitaine et il s’élance dehors, suivi des gardes.

CHRISTEL.

Jean !

Elle va pour le suivre et s’arrête.

Non !

Elle fait quelques pas rapides vers la chambre de la reine, s’arrête encore hésitante, puis reprend sa marche.

Tant pis !

Quand elle est près de la porte, Mme de Kœfeld en sort.

Ah !... Madame !... la reine

Est là ?...

MADAME DE KOEFELD.

La reine part.

CHRISTEL.

Non !... Il faut qu’elle apprenne

Ce qui se passe.

MADAME DE KOEFELD.

Quoi ? Qu’est-ce donc ?

CHRISTEL.

Un danger

Est sur elle. La voir ! la voir !

MADAME DE KOEFELD.

La déranger ?...

Votre nom ?

CHRISTEL.

Christel, sœur du comte Struensée.

MADAME DE KOEFELD.

La sœur ?...

CHRISTEL.

Allez ! La chose est terrible et pressée.

Que je la voie ! – Allez ! Je l’en prie ! à genoux !

Mme de Kœfeld, interdite, rentre chez la reine. Quelques instants d’attente et d’anxiété de Christel.

Entre la reine, surprise et inquiète. Elle a encore sa robe de satin blanc, mais sans diamants et sans dentelles.

 

 

Scène VII

 

CHRISTEL, LA REINE, puis LE MAJOR KRAFT

 

CHRISTEL, les mains tendues vers la reine.

Madame !...

LA REINE, la dévisageant.

Vous ici ! Pourquoi donc venez-vous ?

Vous a-t-il appelée ?

CHRISTEL.

...Oh ! je vous en supplie,

Madame, écoutez-moi !

LA REINE.

Vous êtes bien jolie !

CHRISTEL.

De quoi parlez-vous là ? – Ses moments sont comptés,

Madame ! il va mourir si vous ne m’écoutez !

LA REINE.

Lui, mourir !... Il me quitte à l’instant.

CHRISTEL.

Le sourire

Aux lèvres, n’est-ce pas ? Il souffrait le martyre !

Madame, sachez tout, dût-il me détester !

L’arrêt de mort subsiste ; on va l’exécuter.

LA REINE, avec un cri.

Ah !...

CHRISTEL.

Vous partie, il meurt. Vous êtes avertie.

LA REINE, avec égarement.

Il meurt !...

CHRISTEL.

Mais, Dieu merci, vous n’êtes pas partie

Et vous êtes la reine !

LA REINE, affolée.

Oui, je peux tout... Mais quoi ?

Qu’ai-je à faire ?... Oui, j’ai tout pouvoir... Mais aidez-moi !

Que ferai-je ?

CHRISTEL, lui montrant la table.

Écrivez !

LA REINE.

Écrire ?...

CHRISTEL.

Qu’on ajourne

L’exécution.

LA REINE va en chancelant à la table.

Ah ! oui... La tête me tourne !

Elle tombe assise. Christel lui met la plume dans la main.

Oui... Vous disiez ?...

CHRISTEL.

Un ordre, et votre nom au bas.

LA REINE.

Un ordre... Bien !...

Elle essaie d’écrire. Un tremblement nerveux l’en empêche.

Ma main !... ma main !...

Jetant la plume avec désespoir.

Je ne peux pas !

CHRISTEL.

Alors, il est perdu !

LA REINE, se dressant.

Perdu !...

CHRISTEL, douloureusement.

Par vous, madame !

Moi, je ne peux qu’aimer, reine.

LA REINE.

Taisez-vous, femme !

Montrant à Christel la plume tombée à terre.

La plume...

CHRISTEL la ramasse et la lui présentant.

Oh ! Majesté, j’ai parlé mal, pardon !

LA REINE, tout en écrivant.

Appelez, pour gagner du temps... Appelez donc !

Christel frappe sur un timbre. Un huissier entre à gauche.

Le major Kraft est là ? Qu’il vienne. Tout de suite.

Entre Kraft. La reine se lève et lui remet l’ordre.

Tenez, major, allez. C’est sa vie ! Allez vite !

Kraft, avec une exclamation de joie, s’élance dehors.

LA REINE, triomphante.

Sauvé ! Je l’ai sauvé !

À Christel qui, dans un silence anxieux, regarde la porte.

Pourquoi cette stupeur ?

Le danger est passé. Que craignez-vous ?

CHRISTEL.

Son cœur !

Son grand généreux cœur, qui se refuse à vivre

Si sa vie est stérile et si sa mort délivre.

LA REINE.

Dieu ! que dites-vous là ?... L’angoisse me reprend.

Il résisterait donc ?... Vous trouvez cela grand !

Et vous dites savoir aimer ! C’est un blasphème !

Ah ! quand on aime, on veut vivre pour ce qu’on aime

Et pour ce qui vous aime ! Il veut mourir pour tous !...

CHRISTEL.

Ah ! madame, il disait qu’il meurt aussi pour vous !

LA REINE.

...Moi, qu’est-ce que me fait votre stupide foule ?

Les autres ne sont pas ! S’il meurt, le monde croule !

CHRISTEL, prêtant l’oreille.

On vient !

Elle court vers la porte de gauche, et la reine avec elle.

LA REINE.

On passe !

CHRISTEL.

Oh ! Dieu !... Quel supplice !...

LA REINE.

Ah ! tu vois,

Malheureuse ! tu vois !... Comme on souffre !... – Et je crois

Que vos angoisses sont encor les plus amères ;

Car c’est vous qui l’avez perdu par vos chimères !

Vous êtes implacable, avec votre douceur !

C’est vous qui le tuez, et je vous hais !...

Bruit de fusillade au dehors. Les deux femmes se regardent, éperdues. La reine ouvre les bras à Christel, qui s’y jette.

Ma sœur !

 

 

Scène VIII

 

CHRISTEL, LA REINE, RANTZAU et LAURWIG

 

Paraît Rantzau à la porte du fond à droite, Laurwig entre au même instant par la gauche.

RANTZAU, à Laurwig.

Eh ! quoi ! ce n’était pas l’heure encor !

LAURWIG.

Struensée

A lui-même voulu qu’elle fût avancée.

Comte, vous triomphez ; le rebelle a vécu.

RANTZAU, se découvrant.

Cet homme était un juste. Et je suis le vaincu !

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