Soliman (Gaspard ABEILLE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel Guénégaud, le 11 octobre 1680.

 

Personnages

 

SOLIMAN, Empereur des Turcs

ROXELANE, Sultane Reine

ASTÉRIE, Fille de Soliman et d’une autre Sultane

CÉLONIDE, Amante d’Ibrahim, et aimée de Soliman

IBRAHIM, Grand Vizir

ACHOMAT, Bassa, Amant d’Astérie, et ami d’Ibrahim

RUSTAN, Bassa, Favori de Roxelane

FATIME, Confidente de Roxelane

ZAÏDE, Confidente de Célonide

UN CAPIGI

SUITE

 

La scène est à Constantinople, dans la cour du premier Sérail.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ROXELANE, RUSTAN

 

ROXELANE.

Je l’avouerai, Rustan, un injuste silence

À ta fidélité peut tenir lieu d’offense :

J’ai dû t’ouvrir plutôt la secrète douleur

Où l’orgueil de l’Empire abandonne mon cœur ;

Mais je règne en ces lieux, et je puis sans contrainte

T’expliquer les raisons d’une trop juste crainte.

Le pouvoir d’Ibrahim excite mon courroux ;

La faveur du Sultan se partage entre nous ;

Juge de la douleur d’une grande Sultane,

Fière, jalouse... Enfin tu connais Roxelane.

Songe à quel point la rage occupe mon esprit,

Moi qui ne respirant que pour le rang suprême,

Le partage à regret avec Soliman même.

RUSTAN.

Perdez ce Grand Vizir que vous appréhendez.

Vous connaissez Rustan, Madame, commandez,

Et que par une juste et prompte obéissance

J’assure ma fortune avec votre puissance.

Je le hais plus que vous, ce Vizir odieux ;

Et puisqu’il faut ouvrir mon secret à vos yeux,

Madame, assurez-vous que sa perte est certaine,

Et connaissez aussi la source de ma haine.

Vous savez qu’autrefois le malheureux Rustan

Avait quelque crédit sur l’esprit du Sultan ;

Mais vous ne savez pas qu’à mes désirs propice,

Soliman, de l’aveu de la Sultane Érice,

M’accordant le seul fruit de leurs tendres amours,

Par l’hymen d’Astéride allait bénir mes jours,

Quand du fier Ibrahim la présence importune,

Dans le cœur du Sultan traversant ma fortune,

Surprit sa confidence, et le rendant ingrat,

Fit promettre Astéride à l’heureux Achomat.

Quel devins-je à ce coup de disgrâce imprévue ?

Ma haine après cela vous est-elle connue,

Madame ? Et votre cœur approuvant mon courroux,

Pense-t-il qu’Ibrahim se dérobe à mes coups ?

ROXELANE.

Je respire, Rustan, sur la foi de ta haine.

À quel espoir charmant ton courroux me ramène ?

Agissons de concert, et cherchons à loisir

Les moyens les plus sûrs pour perdre ce Vizir.

Quelque intérêt pourtant qui nous pousse à sa perte,

N’en venons point d’abord jusqu’à la force ouverte.

Il est d’autres moyens pour nous faire raison.

RUSTAN.

Madame, choisissez du fer, ou du poison,

Si la mort de Sélim, à vos ordres rebelle,

Du fidèle Rustan vous peut marquer le zèle,

Reposez-vous sur moi de tout votre destin,

Et me laissez le soin de celui Ibrahim.

Il périra.

ROXELANE.

Lui-même, à nos vœux favorable,

Mais fait voir, cher Rustan, sa perte inévitable.

Sa chère Célonide est l’instrument fatal

Qui le fera périr par les mains d’un rival.

Soliman aime, enfin, cette belle étrangère,

A qui le seul Vizir est capable de plaire.

L’amitié dans son cœur combat encor l’amour ;

Mais ce ne sont, Rustan, que les combats d’un jour.

Le Sultan, revoyant sa belle Célonide,

Se laissera conduire au penchant qui le guide,

Fortifiera ses feux : il est Maître, il peut tout.

De quels égards l’amour ne vient-il point à bord ?

Non, de quelque amitié dont Ibrahim se flatte,

Il est absent, l’amour de l’Empereur éclate,

Célonide est charmante, il la voit ; ou, Rustan,

La perte d’Ibrahim est l’amour du Sultan.

Pour flatter cet amour à nos desseins propice,

Il faut tout employer, jusques à l’artifice.

Toi, vante à Soliman les appas séducteurs

Dont la belle étrangère attaque tous les cœurs :

Dis-lui que d’Ibrahim la plus sensible gloire,

N’est pas d’être en tous lieux suivi de la victoire,

De voir à son abord les peuples prosternés,

Les trônes abattus, les tyrans enchaînés ;

Mais qu’il trouve un bonheur plus grand et plus solide,

À la gloire de plaire aux yeux de Célonide.

Excite dans son cœur ces transports dangereux

Que ressent un amant contre un rival heureux ;

Et fais, pour assurer la vengeance où j’aspire,

Que la triste amitié sous la tendresse expire.

RUSTAN.

Ah, Madame, qu’entends-je, et que me dites-vous ?

Est-ce ainsi que je dois servir votre courroux ?

Quoi, ne puis-je autrement vous signaler mon zèle,

Qu’en aidant l’Empereur à vous être infidèle ?

ROXELANE.

Tu crois donc que ce soit un outrage pour moi,

De porter l’Empereur à me manquer de foi ?

Qu’il en manque ; est-ce là ce qu’il faut que le craigne ?

N’est-ce que dans son cœur que tu veux que je règne ?

Ah ! laissons-en l’empire aux yeux qui l’ont surpris,

Et conservons le trône : il m’est doux à ce prix.

RUSTAN.

Des amours du Sultan et ministre, et complice,

Madame, voulez-vous que Rustan vous trahisse ?

Cherchez-vous un prétexte à le pouvoir haïr ?

ROXELANE.

Il y va de ma vie à ne pas m’obéir,

Rustan. Si ta fortune à mes jours s’intéresse,

Sers mon ambition, et non ma tendresse ;

Et crois, pour te résoudre à ne rien épargner,

Que Roxelane veut ou mourir, ou régner.

RUSTAN.

Madame, j’aperçois l’Empereur qui s’avance.

ROXELANE.

Il ne nous a point vus : évitons sa présence,

Et donnons-lui le temps d’affermir sans son cœur

Un amour dont j’attends mon unique bonheur.

RUSTAN.

Madame, il vient à vous.

 

 

Scène II

 

ROXELANE, SOLIMAN, RUSTAN

 

ROXELANE.

D’où vient cette tristesse,

Seigneur, que je remarque aux yeux de Ta Hautesse

Du trop heureux Tachmas secondant les desseins,

Ce Ciel aurait-il pu démentir tes desseins ?

Tu parais inquiet.

SOLIMAN.

Je l’avouerai, Madame,

Un importun chagrin s’est saisi de mon âme :

He ne saurais le vaincre, et mon esprit confus

Fait pour me rassurer des efforts superflus.

Non que jusques ici la Fortune inconstante,

Dans le moindre combat ait trompé mon attente.

Le fidèle Ibrahim, toujours victorieux,

Fait redouter son bras, et mon nom en tous lieux ;

Il a porté l’effroi jusqu’au sein d’une Ville,

Dont l’orgueilleux Sophi fait son dernier asile.

Mais, Madame, il m’enchaîne avecque trop d’éclat,

À la nécessité d’être longtemps ingrat ;

Et c’est pour un grand cœur une épreuve bien rude

De combattre un moment contre l’ingratitude.

Célonide, Ibrahim, me reprochent toujours

Le tort que fait l’absence à de tendres amours,

Ibrahim adorant cette beauté parfaite,

Traînait ici loin d’elle une vie inquiète :

Vous ne l’ignorez pas. Pour servir son amour,

Je fis venir exprès Célonide à ma Cour ;

Ils touchaient au moment qu’un heureux hyménée

Allait d’un nœud sacré joindre leur destinée,

Quand la guerre trompant leurs innocents désirs,

Recula tout d’un coup ma joie, et leurs plaisirs.

Il partit pour l’armée ; et durant cette absence,

Toujours qu’un prompt retour flattant son espérance,

Je le laisse languir, chargé de tout l’emploi

D’un camp, d’où ses soupirs viennent jusques à moi.

ROXELANE.

Aux soupirs d’Ibrahim, Ta Hautesse crédule,

Se laisse trop gêner d’un frivole scrupule.

La gloire qu’à l’armée il acquiert chaque jour,

Le récompense assez des périls de l’amour.

Le zèle qui m’anime, un peu trop loin m’engage :

Mais ton seul intérêt me dicte ce langage ;

Et je souffre à regret que le grand Soliman,

Qui seul fait le destin de l’Empire Ottoman,

Étouffe même aux yeux d’une Reine qu’il aime,

Des soupirs pour un mal qu’il ne sent pas lui-même.

SOLIMAN.

Je connais les bontés que vous avez pour moi,

Madame, et j’y réponds autant que je le dois :

Mais souffrez à min cœur un peu d’inquiétude :

Je ne puis l’en bannir sans quelque ingratitude ;

Et tout ce qu’Ibrahim fait pour moi chaque jour,

Vaut bien ce que le fais, hélas, pour son amour.

Je veux voir Célonide, et bannir de mon âme...

Rustan, qu’on l’avertisse ; et vous, allez, Madame.

De mon trouble vos yeux sont trop longtemps témoins :

J’en rougis, et rends grâce à vos généreux soins.

ROXELANE.

Seigneur, je me retire, et laisse à l’étrangère

Le soin de t’affranchir d’une crainte légère.

 

 

Scène III

 

SOLIMAN, seul

 

Hé qui peut m’affranchir du trouble qui me suit,

Hélas ! si ce ne sont les yeux qui l’ont produit ?

Vous ne vous trompez pas. L’aimable Célonide

Peut rassurer un cœur que l’amour intimide ;

Seule elle peut fixer le sort d’un Empereur.

Mais, Ciel, à quels combats se prépare mon cœur ?

Soliman, où t’emporte une indigne tendresse !

À quel Amant veux-tu ravir une maîtresse ?

Dans quel cœur prétends-tu porter le désespoir ?

Ah, le mien n’y saurait penser sans s’émouvoir.

Que fais-je, malheureux ? Ce cœur que je déchire,

C’est le cœur d’Ibrahim qui soutient mon Empire,

Qui fait craindre en tous lieux, et respecter mes Lois.

Ingrat, est-ce le prix de ce que tu lui dois ?

Étouffons un amour si funeste à ma gloire.

À me premiers serments je dois cette victoire ;

Je la dois au Vizir, à Célonide... Hé bien,

Quitte envers ces amants, ne me devrai-je rien ?

Ah, faut-il qu’asservis aux passions des autres,

Pour flatter leurs plaisirs, nous trahissions les nôtres ?

Non, c’est trop écouter un avis séducteur :

Mon premier intérêt est celui de mon cœur.

J’aimerai Célonide, au péril de ma vie...

Soliman, est-ce ainsi qu’un Empereur s’oublie ?

Écoute la raison, aveugle, ouvre les yeux.

Pour sui fis-tu venir Célonide en ces lieux ?

Des exploits d’Ibrahim, c’était la récompense :

Tu donnas ta parole. Enfin, qui t’en dispense ?

Est-ce l’amour ? Hélas ! tu reçois tous les ans

Cent fameuses beautés, de cent lieux différents.

C’est un tribut qu’on rend à l’effroi de tes armes ;

Cependant, méprisant ce tribut plein de charmes,

Tu t’engages ailleurs, et d’un injuste amour

Toi-même tu deviens tributaire à ton tour.

Vaines réflexions, qui ne font que produire

Mille nouveaux remords que je ne puis détruire,

Et qui n’ouvrent mes yeux que pour mieux leur montrer

L’horreur du précipice où je suis prêt d’entrer.

Mais je vois Célonide, et je sens qu’à sa vue

D’un désordre nouveau mon âme est combattue.

 

 

Scène IV

 

SOLIMAN, CÉLONIDE, ZAÏDE

 

SOLIMAN.

Du trouble qui m’agite, et qui frappe vos yeux,

Madame, j’ai voulu vous parler en ces lieux.

Heureux si vous prêtez, au moins sans répugnance,

Et l’oreille, et le cœur, à cette confidence.

CÉLONIDE.

Seigneur, quand j’oublierais tout ce que je te dois,

Pourrais-je sans respect paraître devant toi ?

Et d’où vient qu’aujourd’hui ton injustice éclate,

Jusqu’à me soupçonner de pouvoir être ingrate ?

Mais de quel soin ton cœur peut-il être agité ?

Au bonheur de tes jours tout cède, tout conspire ;

L’Univers presque entier comporte tom empire ;

Maître du sort des Rois, heureux dans tes projets,

Tu les mets, quand tu veux, au rang de tes sujets.

Aux yeux de Ta Hautesse, une fille timide,

N’ose nommer qu’à peine un guerrier intrépide,

Un héros si vanté, dont le bras aujourd’hui

De l’Empire Ottoman n’est pas le moindre appui.

SOLIMAN.

Pourquoi taire son nom ? Eh nommez-le, Madame,

Ce guerrier, ce héros, qui règne dans votre âme ;

Plus heureux d’y régner, que ne l’est Soliman,

De voir trembler sous lui tout l’Empire Ottoman.

Poursuivez, portez-moi quelque atteinte plus rude,

Et faites-moi rougir de mon ingratitude.

CÉLONIDE.

De ton ingratitude ! Ô Ciel, en quel état...

Mais non, pour Ibrahim tu ne peux être ingrat :

Ton honneur, la raison, me défend de le croire.

Quoi, le grand Soliman veut-il trahir sa gloire ?

De son estime enfin cesse-t-il d’honorer

Un héros que le Ciel est forcé d’admirer ?

SOLIMAN.

Je l’adore, madame, et ne saurais sans crime

À ce fameux guerrier refuser mon estime ;

Mais pour lui, mais pour vous, en suis-je moins ingrat ?

Hélas ! je vous immole au bien de mon État.

Quand l’amour vous unit, c’est moi qui vous sépare

Je diffère un bonheur que l’hymen vous prépare ;

Je dérobe à vos cœurs mille plaisirs charmants

Que la présence donne aux fidèles amants ;

Enfin, quand Ibrahim fait redouter mes armes,

Je le laisse languir éloigné de vos charmes...

CÉLONIDE.

Ah Seigneur, je respire, et mon cœur abattu,

Reprenant son espoir, admire ta vertu ;

Mais pardonne aux transports d’une amante insensée

Qui n’a pu tout à coup lire dans ta pansée,

Et qui cédant trop tôt à sa crédulité.

A sans doute offensé ta générosité.

Seigneur, de trop de soins ton esprit s’embarrasse.

C’est trop que devant toi nous puissions trouver grâce.

Tout le sang d’Ibrahim versé pour tes États,

Tout le mien, envers toi ne nous acquitte pas.

SOLIMAN.

Ce transport, que l’amour excite en ma présence,

Du trouble de mon cœur aigrit la violence :

Je me connais à peine, et mon esprit confus...

CÉLONIDE.

Seigneur, au nom du Ciel, ne t’inquiète plus :

Ne crains rien d’Ibrahim. C’est aux flammes vulgaires

À troubler le repos des amants ordinaires,

Qui ne se repaissant que d’inquiets désirs,

Languissent bien souvent au milieu des plaisirs,

Et qui ne consultant que leur impatience,

Forcent tout pour se joindre, ou changent par l’absence.

Un héros, dont l’amour se soutient par l’espoir,

Consulte sa raison, et cède à son devoir.

Faut-il recommencer une nouvelle guerre ?

Faut-il porter ta gloire aux deux bouts de la terre ?

Aux plus lointains climats aller vaincre, ou périr ?

Parle, Ibrahim est prêt, tu l’y verras courir.

Quelque témérité que je fasse paraître,

J’aime trop ce héros, pour ne le pas connaître.

Oui, malgré tout l’amour dont il brûle pour moi,

Rien ne peut l’arrêter, il est sûr de ma foi ;

Et si de ses travaux je suis la récompense,

Dure encore dix ans cette cruelle absence,

Seigneur, nous ferons voir, unis à son retour,

Que le temps ne peut rien contre un parfait amour.

SOLIMAN.

Madame, c’en est trop. Pour garder le silence.

Ma raison à mon cœur fait trop de violence ;

Et ces tendres transports, renversant mes projets,

M’arrachent malgré moi l’aveu que je vous fais.

Je vous aime.

CÉLONIDE.

Ah Seigneur !

SOLIMAN.

Écoutez-moi, Madame.

J’ai longtemps combattu cet amour dans mon âme.

CÉLONIDE.

Quoi, se peut-il, Seigneur...

SOLIMAN.

En vain vous vous plaindrez :

Je me suis dit- cent fois ce que vous me direz.

Je trahis Ibrahim, je me trahis moi-même,

Je le sais, je le vois ; mais enfin je vous aime,

Et souffre plus de peine à vous le déclarer,

Que vous n’aurez de joie à me désespérer :

Car je lis dans votre âme. Il m’est aisé de croire,

Qu’à braver mes soupirs vous mettrez votre gloire.

Mais puisque j’ai tant fait que de vous découvrir.

Un mal dont j’ai cent fois souhaité de mourir,

Avant que de vous faire un aveu qui vous blesse ;

Croyez que je serai fidèle à ma tendresse,

Et songez que malgré cet orgueilleux dédain,

Ce n’est pas aux Sultans à soupirer en vain.

Je vous laisse y penser.

 

 

Scène V

 

CÉLONIDE, ZAÏDE

 

CÉLONIDE.

Ciel, dans quel précipice,

Me jette de mon sort le funeste caprice !

Zaïde, à quels malheurs il faut me préparer !

Soliman m’aime, il vient de me le déclamer.

Quoi, son âme à l’amour s’est-elle, enfin soumise ?

C’est peut-être des sens la première surprise,

Et ce ne sont encor que ces impressions

Que la raison détruit par ses réflexions.

Hélas ! de cet aveu quelle sera la suite ?

Ibrahim, Soliman... Où me vois-je réduite ?

Je n’ose plus jeter les yeux sur l’avenir :

Mais cherchons Astérie, allons la prévenir ;

Et pour vaincre un amour à tant de cœurs contraire,

Intéressons la fille à combattre le père.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ASTÉRIE, CÉLONIDE

 

ASTÉRIE.

Quoi, l’on voit Célonide en proie à ses douleurs,

Et sa chère Astérie ignore ses malheurs !

Eh Madame, pourquoi me faire cette injure ?

De ce silence enfin mon amitié murmure ;

Rompez-le au nom du Ciel, et pour vous soulager,

Apprenez-moi des maux que je dois partager.

CÉLONIDE.

Ah, Madame, quel coup est celui qui m’accable ?

Hélas ! de tous mes maux l’Empereur est coupable.

ASTÉRIE.

Mon père, juste Ciel !

CÉLONIDE.

Soliman est l’auteur

De tous les déplaisirs qui déchirent mon cœur :

Loin qu’à vous les cacher je me sois résolu,

Pour vous les découvrir, je cherchais votre vue.

Je viens, les yeux en pleurs, embrasser vos genoux,

Madame, et dans mes maux  je n’espère qu’en vous.

ASTÉRIE.

Célonide, arrêtez ; c’est trop verser des larmes ;

Parlez, confiez-moi vos secrètes alarmes,

Que fait donc l’Empereur ?

CÉLONIDE.

Il m’aime, il me le dit,

Vous connaissez mon cœuret cela vous suffit.

ASTÉRIE.

Quoi, l’Empereur vous aime ! Ah, je n’oserais croire

Qu’ingrat pour Ibrahim, qu’ennemi de sa gloire,

Soliman aujourd’hui veuille appliquer ses soins

À séparer deux cœurs que lui-même a rejoints.

CÉLONIDE.

Ah, je ressens bien plus le malheur qui m’accable :

Il est d’autant plus grand, qu’il vous semble incroyable

Eh, qui pourrait penser qu’un si digne Empereur

Que l’heureux Soliman, chargé d’ans et d’honneur,

Lui que la terre craint, et que le ciel admire

Plus grand par sa vertu que par son vaste Empire,

Las de voir si longtemps ses desseins adorés,

Violât en un jour les droits les plus sacrés ?

Madame, au nom des pleurs qu’on me force à répandre...

ASTÉRIE.

Oui, pour vos intérêts je vais tout entreprendre :

Reposez-vous sur moi. Je veux que de mes soins,

Dès aujourd’hui vos yeux soient ici les témoins.

Je respecte toujours l’amitié qui nous lie ;

À servir Ibrahim ma gloire me convie.

Je sais trop que sans lui le facile Sultan

Approuvait les desseins du Barbare Rustan :

De cet homme nourri dans le sang, dans le crime,

J’allais, malgré mes pleurs, devenir la victime ;

Et le triste Achomat voyait le jour fatal

Où j’allais couronner l’amour de son rival ;

Le fameux Ibrahim, touché de sa misère,

Et déjà tout puissant sur l’esprit de mon père,

L’obligea par ses soins à dégager sa foi,

Fit conclure l’hymen entre Achomat et moi.

Après un tel bienfait, si je puis quelque chose,

Que sur mon amitié votre amour se repose.

CÉLONIDE.

Oui, je ne doute point qu’un cœur si généreux,

Ne soit tendre et sensible aux maux des malheureux ;

Et je doute encor moins que la belle Astérie.

Si chère à l’Empereur qui lui donna la vie,

N’ait beaucoup de pouvoir sur lui dans cette Cour :

Mais hélas ! rien ne peut rassurer mon amour.

Madame, de mes maux l’extrême violence,

Mérite le pardon de cette défiance :

Je ne saurais la vaincre ; et mon timide cœur

Juge votre pouvoir moins grand que son malheur.

ASTÉRIE.

Quelque soit ce malheur, il n’est pas invincible,

Madame : j’en connais le remède infaillible ;

Et je vais, pour servir vos fidèles amours,

De la Sultane            Reine implorer le secours.

CÉLONIDE.

Puisqu’aux maux des amants l’amour vous intéresse,

Combattez jusqu’au bout une indigne tendresse,

Madame, et méritez, en calmant mes chagrins,

De n’éprouver jamais les malheurs que je crains.

ASTÉRIE.

Roxelane paraît, je la vois qui s’avance.

Pour me laisser agir, évitez sa présence :

Prenez quelque repos, et fuyant les témoins,

Allez attendre ailleurs le succès de mes soins.

 

 

Scène II

 

ROXELANE, ASTÉRIE, ZATIME

 

ROXELANE.

D’où vient que Célonide, étonnée, abattue,

Dès qu’elle m’aperçoit, se dérobe à ma vue ?

ASTÉRIE.

Elle va loin de vous renfermer ses douleurs,

Madame, et son respect vous dérobe ses pleurs.

ROXELANE.

Mais pourquoi s’imposer cette dure contrainte ?

À personne jamais ai-je interdit la plainte ?

Je sais que le respect du rang où je me vois,

Empêche quelquefois qu’on ne s’adresse à moi,

Et que ces malheureux, dont l’obscure fortune

N’apporte aux pieds des Rois qu’une plainte importune,

Doivent pour nous parler, emprunter d’autres voix : 

Mais ici Célonide est au dessus des Lois ;

Et pour vous dire tout, sa retraite m’offense

Si ce trop de respect marque sa défiance.

ASTÉRIE.

Pour cette défiance ayez un peu d’égard,

À Madame ; à ses malheurs vous avez quelque parc.

ROXELANE.

Moi ?

ASTÉRIE.

Vous. De ses chagrins quand vous serez instruire,

Vous paraîtrez moins prompte à condamner sa suite,

Et vous mettrez peut être un jour tous vos souhaits

À la voir de vos yeux s’éloigner pour jamais.

ROXELANE.

Que dites-vous ?

ASTÉRIE.

Je dis ce qu’on ne doit plus taire.

Célonide en ces lieux commence de trop plaire

Et de votre repos son ascendant jaloux

Vous enlève le cœur du Sultan votre époux.

ROXELANE.

Ô Ciel !

ASTÉRIE.

À ses désirs Célonide est rebelle ;

Mais enfin l’Empereur s’est déclaré pour elle.

ROXELANE, bas.

Qu’entends-je ?

Haut.

Se peut-il ? 

ASTÉRIE.

Monsieur n’a point douté

Du trouble dont le vôtre allait être agité,

Madame ; mais enfin je n’ai pu me contraindre

À vous cacher un feu dont vous devez tout craindre.

ROXELANE.

Je dois beaucoup sans doute au zèle officieux,

Qui vous fait contre un père éclater à mes yeux,

Cependant laissez-moi.

 

 

Scène III

 

ROXELANE, ZATIME

 

ROXELANE.

Je triomphe, Zatime 

À ma haine l’amour assure une victoire.

Me voilà parvenue au comble de mes vœux.

L’impatient Sultan a déclaré ses feux.

Célonide en gémit, Astérie en murmure,

Et c’est pour Ibrahim une mortelle injure.

Quels éclats de douleur, d’amour, de désespoir.

Un amant qu’on trahit, peut trahir son devoir ?

ZATIME.

Mais quoi, pour Ibrahim d’où vous vient cette haine ?

Et de lui que peut craindre une Sultane Reine !

ROXELANE.

Tout. Je crains trop la foi qu’on a pour ses conseils.

Combien de fois, Zatime, a-t-on vu ses pareils,

De leur vaste pouvoir franchissant les limites,

Et jaloux du crédit des Reines favorites.

Les combattre en secret, si bien prendre leur temps ?

Pour les chasser du lit et du cœur des Sultans,

Qu’à peine notre siècle en a-t-il produit une

Dont un premier Vizir n’ait détruit la fortune ?

Prévenons celui-ci. L’ingénieux Rustan

Travaille à sa ruine auprès de Soliman :

Il rassure un amour encore trop timide ;

Et pour perdre Ibrahim, se sert de Célonide.

Mais l’Empereur et lui s’avancent vers ces lieux :

Viens, Zatime, évitons de paraître à leurs yeux :

N’apportons point d’obstacle à cette confidence,

Et donnons-leur le temps d’assurer ma vengeance.

 

 

Scène IV

 

SOLIMAN, RUSTAN, SUITE

 

SOLIMAN, à un Capigi.

Fais venir Célonide. Oui, malgré tat d’efforts

Chez Rustan, tes conseils ont vaincu mes remords.

Je ne balance plus sur ce que je dois faire :

Célonide me plaît, et je prétends lui plaire ;

Je l’attends en ces lieux, pour lui mieux confirmer

L’invincible ascendant qui me force à l’aimer.

En vain, pour m’alarmer, la triste jalousie

Me peint de ses fureurs Roxelane saisie ;

Mon esprit rassuré ne s’alarme de rien,

Et tout autre intérêt m’est moins cher que le mien.

RUSTAN.

Ah, c’est à ces transports, affranchis de faiblesse

Que Rustan aujourd’hui reconnait Ta Hautesse.

Poursuis, vois Célonide, achève de gagner

Un cœur pour qui le tien n’est pas à dédaigner.

Fais briller à ses yeux les honneurs qui l’attendent ;

Offre-lui ces grandeurs que tant d’autres demandent,

Et songe qu’il importe à ton autorité,

De s’assurer d’un cœur si longtemps disputé.

SOLIMAN.

Je m’en assurerai, Rustan, tu peux m’en croire :

Tant de difficultés intéressent ma gloire.

Il faut les vaincre, et fuir les reproches honteux

Dont Ibrahim viendrait intimider mes feux.

Par tant de grands exploits sa valeur confirmée,

Rend toujours sa présence utile à mon armée :

Je veux l’y retenir, et dès ce même jour,

Par un ordre pressant, empêcher son retour.

Mais t’avouerai-je tout ? Cette valeur insigne,

Qui de mon amitié rend Ibrahim trop digne,

Me devient importune ; et depuis quelques jours

Je voudrais que le Sort en pût rompre le cours ;

Qu’il formât quelque obstacle au bonheur qui l’entraîne ;

En un mot qu’il fournît un prétexte à ma haine :

Car, tant que sa valeur lui servira d’appui,

Je crains que ma vertu ne combatte pour lui,

Et je ne réponds point, quelque ardeur qui m’emporte,

Rustan, que ma vertu soit toujours la moins sorte.

RUSTAN.

Eh, ne retombe plus dans ta première erreur,

Et prends des sentiments dignes d’un Empereur ;

Ne t’embarrasse point d’un scrupule servile,

Et n’aime la vertu qu’autant qu’elle est utile.

Célonide paraît.

 

 

Scène V

 

SOLIMAN, CÉLONIDE, RUSTAN, SUITE

 

SOLIMAN.

Quel espoir m’et permis ?

Armerez-vous vos yeux de regards ennemis ?

Votre âme à mes désirs sera-t-elle contraire ?

Et ne puis-je aspirer au bonheur de vous plaire ?

CÉLONIDE

Tu persévères donc à me désespérer,

Seigneur ? Hélas !

SOLIMAN.

Madame, il faut se déclarer,

Je n’attends aujourd’hui qu’un mot de votre bouche

Si le sort d’Ibrahim, si le vôtre vous touche,

Si vous avez encor quelque égard pour le mien,

Avant que de répondre, examinez-vous bien.

Ce n’est plus un secret, je vous aime, Madame,

Je connais Le rival qui règne dans votre âme !

Je l’estime. Il dépend du choix de votre cœur,

D’augmenter mon estime, et même sa faveur.

Mais il faut, pour pouvoir mériter cette grâce,

Le bannir de ce cœur, et m’y donner sa place.

CÉLONIDE.

Ô Ciel ! c’est Soliman qui me porte ces coups.

SOLIMAN.

Eh ! ce n’est qu’un seul mot que j’exige de vous.

Madame, répondez.

CÉLONIDE.

Mes esprits se confondent,

Je m’égare, Seigneur, et mes pleurs te répondent.

Daigne prêter l’oreille à leur plaintive voix.

Et juge de mes maux, par les pleurs que tu vois,

Contre mon Empereur ce sont mes seules armes,

Mais il se fait sans doute un plaisir de les larmes ;

Et si mon désespoir pouvait l’inquiéter,

Il s’obstinerait moins à me persécuter.

Car il faut bien t’ouvrir mon cœur sans me contraindre.

Soliman, vois combien Célonide est à plaindre.

Elle compte parmi ses plus crues malheurs,

L’amour du plus puissant de tous les Empereurs.

SOLIMAN.

Madame, où vous emporte une douleur tendre ?

Quel est votre dessein ?

CÉLONIDE.

Je veux te faire entendre,

Que je tiens au Vizir par un lien si fort,

Que l’absence, le temps, ces menaces, la mort,

Cette mort, devant qui tout frissonne, tout tremble,

Ne saurait ébranler l’amour qui nous assemble ;

Et que si par ton ordre un de nous expirait,

Bientôt dans le tombeau l’autre le rejoindrait.

Admire cet excès d’amour et de confiance ;

Et puisque pour tes feux il n’est point d’espérance,

Laissant en paix un cœur vainement combattu,

Ne perds pas dans un jour quarante ans de vertu.

Mais, grâce au Ciel, je vois que mes pleurs t’attendrissent,

Seigneur, et qu’à mes maux tes vertus compatis sent.

Ah ! si dans ce moment, inspiré par les Cieux,

Ton fidèle Ibrahim paraissait à tes yeux,

Je te verrais bientôt condamner...

SOLIMAN.

Ah, Madame,

Vous connaissez trop bien le faible de mon âme ;

Mais ne vous flattez point, vous en jouirez peu.

Ibrahim n’oserait venir sans mon aveu ;

Et bientôt comme lui vous serez informée,

Qu’il y va de sa tête, à quitter mon armée.

CÉLONIDE.

Comment ?

SOLIMAN.

Un ordre exprès va lui faire savoir,

Que le soin de mon camp est son premier devoir ;

Qu’il y demeure : et vous, contre moi prévenue,

N’espérez de longtemps le secours de sa vue.

Loin de ce cher objet accoutumez vos yeux.

 

 

Scène VI

 

SOLIMAN, CÉLONIDE, RUSTAN, UN CAPIGI

 

LE CAPIGI.

Seigneur, Ibrahim vient d’arriver en ces lieux.

SOLIMAN.

Qu’entends-je ?

CÉLONIDE.

Ô Ciel !

LE CAPIGI.

Il est dans la chambre prochaine ;

Il attend...

SOLIMAN.

Mais quel ordre en ces lieux le ramène ?

Où me vois-je réduit ! Ah, Madame, qu’au moins,

De mes combats vos yeux ne soient pas les témoins :

Sortez. Qu’il entre.

CÉLONIDE, en sortant.

Hélas !

SOLIMAN.

Quel parti dois-je prendre,

Rustan ?

RUSTAN.

Il est aisé, Seigneur, tu peux m’entendre

Mais il vient.

 

 

Scène VII

 

SOLIMAN, IBRAHIM, RUSTAN, SUITE

 

SOLIMAN.

Ibrahim, tu me vois interdit ;

Je cherche les raisons d’un retour si subit :

Je n’ose tout à fait condamner ta conduite.

Mais, dis-moi, ton départ me marque-t-il ta suite ?

As-tu de la Fortune éprouvé le revers ?

IBRAHIM.

Non, Seigneur, j’ai vaincu, Tachmas est dans tes fers ;

Mais de cette victoire et si grande et si belle,

Moi-même j’ai voulu t’apporter la nouvelle ;

Heureux après la peine et les soins que j’ai pris, 

Si de tous mes travaux ton estime est le prix,

Et si pour m’en donner une marque solide,

Tu joins tous mes moments à ceux de Célonide.

SOLIMAN.

Je sais ce que je dois : l’amour aura son temps.

Mais je suis occupé de soins plus importants.

Où vainquis-tu Tachmas ? où l’as tu fait conduire.

IBRAHIM.

De tout ce que j’ai fait, Seigneur, je vais t’instruire.

Auprès de Bitilize, ou Tachmas m’attendait,

Je rejoignis ton camp que Zangir commandait,

Dans le même moment on agit, on travaille,

Chacun brûle à l’envi de donner la bataille,

On donne le signal, tout s’ébranle, et d’abord

On voit voler par tout la terreur et la mort.

Un monde d’ennemis couvrait la vaste plaine,

Où balança longtemps la victoire incertaine.

Le généreux Tachmas, et ses moindres guerriers,

Se promettaient déjà des moissons de lauriers,

Quand le brave Selim avec ses Janissaires,

Reconnus de si loin par leurs cris ordinaires,

Le suit, le joint, le presse, et le contraint enfin

D’aller chercher ailleurs un plus heureux destin,

Zangir, dont la valeur tant de fois signalée,

Par l’obstacle qu’il trouve encor redoublée,

Voit de loin Méhémet par le nombre accablé,

L’approche, le dégage, et sans être ébranlé,

Poussant les ennemis, fiers de leur avantage,

Par la mort de leur chef signale son courage.

Amurat qui survient, seconde ses efforts :

Ils se sont un rempart de mourants et de morts.

On eût dit à les voir, que ton cœur invincible,

Animait tes guerriers dans ce combat terrible ;

Et tel qui d’un des tiens éprouvait le courroux,

Du fameux Soliman croyait sentir les coups.

À ton nom on voyait trembler les moins timides,

Et tes moindres soldats devenir intrépides.

Ainsi Rhodes jadis te vit sur ses remparts

Porter avec ton nom l’horreur de toutes parts,

Quand de ses défenseurs la valeur plus qu’humaine,

À tes premiers efforts ne résista qu’à peine,

Et que tant de héros, sujets de tant de Rois,

Soumirent leur asile à tes nouvelles lois.

Que te, dirai-je enfin ? tout cède, ou prend la suite.

L’âme du grand Tachmas au désespoir réduite,

Voulant leur arracher la victoire des mains,

Fait admirer à tous des efforts plus qu’humains :

Il ravage partout où sa fureur l’entraîne :

Chaque coup de sa main porte une mort certaine,

Et ses regards, où brille un éclatant courroux,

Glacent d’un long effroi ceux qu’épargnent ses coups.

Mais enfin, n’opposant que sa seule personne

Au nombre d’ennemis qui partout l’environne,

Ce malheureux guerrier, las d’avoir trop vécu,

Veut se donner la mort quand il se voit vaincu :

Contre son propre sein il tourne son épée ;

On le retient, il voit son attente trompée,

Et demande, en cédant aux rigueurs de son sort,

Seigneur, qu’au lieu de fers on lui donne la mort.

On conduit à Tauris ce guerrier intrépide,

Qui ne s’opposant point au Bassa qui le guide ;

Allons, dit-il, au Ciel je ne résiste pas,

Le sort de Soliman est plus fort que Tachmas.

Cependant du Soleil la mourante lumière

Se dérobe à l’horreur d’une défaite entière,

Et la nuit surprenant les deux camps confondus,

Cache aux yeux des vainqueurs la honte des vaincus,

Je pars dans ce moment, et veux avoir la gloire

D’annoncer le premier cette grande victoire ;

Mais craignant que du camp, ou des lieux d’alentour,

On n’osât dans ces lieux devancer mon retour,

J’établis un tel ordre enfin dans ton armée,

Que tout fut arrêté, jusqu’à la Renommée.

C’est ainsi qu’Amurat, Zangir, Selim, Osman,

Ont soutenu l’honneur de l’Empire Othoman,

Et qu’Achomat, à qui tu destines ta fille,

A mérité l’honneur d’entrer dans ta famille.

SOLIMAN.

Mais toi, qui dans mon camp avais tout le pouvoir,

Dis-moi que faisais-tu dans ce temps ?

IBRAHIM.

Mon devoir.

Seigneur, tous à l’envi nous avons fait le nôtre ;

Mais permets qu’aujourd’hui je m’acquitte d’un autre,

Et que chez Célonide, en sortant de ces lieux,

J’aille sur mon destin interroger ses yeux.

Je l’adore, elle m’aime, et tu me l’as promise ;

Dans mes empressements ton aveu m’autorise.

SOLIMAN.

Elle mérite encor des soins plus empressés :

Va. Mais hélas ! 

IBRAHIM.

Seigneur, que crains-tu ?

SOLIMAN.

C’est assez.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ROXELANE, RUSTAN

 

ROXELANE.

Oui, Rustan, ce retour fatal à ma vengeance,

La recule, et peut-être en détruit l’espérance.

Mon cœur dans les malheurs lent à désespérer,

Sur mon premier bonheur n’ose plus s’assurer :

Il craint trop Ibrahim ; sa dernière victoire,

Le ramène couvert d’une nouvelle gloire,

Lorsque de ses désirs Soliman combattu,

Laissant à son amour séduire sa vertu,

Le haïssait peut-être, et disposait son âme,

À perdre ce Vizir, qui traversait sa flamme :

Quel revers ! Car enfin je connais l’Empereur :

Un jour n’a point éteint l’amitié dans son cœur,

Sa timide vertu de rien lui fait un crime.

Ce dangereux Vizir a surpris son estime.

L’amour, durant l’absence, aura pu l’altérer ;

Mais Ibrahim présent saura la rassurer ;

Et malgré les efforts d’un amour qui commence,

Une longue amitié fait pencher la balance.

Juste Ciel ! que résoudre en cette extrémité !

Rustan, vois de quels soins mon cœur est agité ;

Admire où me réduit une haine fatale :

Je crains que mon époux n’aime point ma rivale.

RUSTAN.

Madame, votre haine entraîne trop de soin,

Et l’amour du Sultan pourrait aller trop loin.

Vous craignez Ibrahim ; mais à parler sans feindre

Je crois que Célonide est encor plus et craindre ;

Et la mort du Vizir serait triste pour vous,

S’il fallait la payer du cœur de votre époux :

Songez-y.

ROXELANE.

Quoi, Rustan, faut-il ce le redire ?

Le cœur de Soliman m’est moins cher que l’Empire.

Qu’il le donne ce cœur. Si le mien est jaloux,

Il l’est de l’Empereur, et non point de l’époux.

Ignores-tu les lois de la Cour Othomane ?

Un Sultan se partage à plus d’une Sultane ;

Comme il ne prend conseil que de son seul amour,

Il en peut augmenter le nombre chaque jour,

Et quoiqu’un autre objet vers d’autres vœux l’entraîne,

Il détruit rarement un Sultane Reine :

Ces jalouses fureurs, ces mouvements confus,

Rustan, dans le Sérail, nous sont presque inconnus.

Et quel fruit nous revient d’une Reine en disgrâce,

Si dès qu’elle succombe une autre prend sa place ?

Non, non, pour les Sultans nos plus vives ardeurs

Ne vont qu’à partager leur lit et leurs fureurs ;

Mais quand un Grand Vizir, jaloux de sa fortune,

Trouve à ses grands desseins une Reine importune,

Qui comme moi prend part aux secrets de l’État,

Il cherche à l’en punir comme d’un attentat,

Et ménageant contr’elle et la force et la feinte,

Par son exil à peine il rassure sa crainte.

Ibrahim peut me perdre ; il faut le prévenir,

Pour conserver un rang où j’ai su parvenir.

Celles qui sur le trône ont reçu la naissance,

Le regardent souvent avec indifférence ;

Ce charme des grands cœurs, ce rang si précieux,

Quand le sang nous le donne, est : moins cher à nos yeux ;

Mais lorsque s’indignant d’une naissance obscuré,

Notre astre nous engage à forcer la nature,

Et qu’il met dans nos cœurs dès nos plus jeunes ans

La noble ambition de vivre indépendants,

Ah ! pour monter au trône, il faut tout entreprendre,

Et ne rien épargner pour n’en jamais descendre.

Je crois t’en dire assez, pour te persuader

Qu’en l’état où je suis je dois tout hasarder.

RUSTAN.

Eh bien, hasardons tout, j’y consens avec joie ;

Mais pour perdre Ibrahim cherchons une autre voie.

Son retour en ces lieux a trompé des desseins,

Dont nous croyions tenir le succès dans nos mains.

ROXELANE.

Ah ! si l’on a rompu nos premières mesures,

Ma haine m’en pourrait suggérer de plus sûres.

De toute sa prudence Ibrahim a besoin.

Je prétends qu’on l’observe avecque tant de soin,

Que de ses moindres pas fidèlement instruite,

Selon ses actions je règle ma conduite.

Crois-moi : mais cependant ménage, cher Rustan,

Un reste de faveur dans l’esprit du Sultan :

Ne te rebute point de flatter sa tendresse ;

Et moi, je brouillerai si bien par mon adresse,

Célonide, Ibrahim, Astérie, Achomat,

Qu’ils périront tous quatre en victimes d’État.

Mon fidèle courroux m’inspire un artifice,

Dont j’attends un succès à mes désirs propice.

Tu sais bien qu’Achomat pressé par son amour,

D’Ibrahim en ces lieux a suivi le retour ;

Qu’avec impatience il attend la journée

Qui doit par son hymen bénir sa destinée :

Rustan, je veux le voir, jeter dans son esprit

Des soupçons apparents qu’Ibrahim le trahit.

Mais quand je me consume en projets de vengeance,

Achomat répond mal à mon impatience :

On a dû l’avertir que je l’attends ici.

D’où vient qu’il tarde tant ?

RUSTAN.

Madame, le voici.

ROXELANE.

C’est assez, laisse-nous, et plein d’un nouveau zèle,

Cours près de l’Empereur, où ton devoir t’appelle.

 

 

Scène II

 

ROXELANE, ACHOMAT

 

ROXELANE.

Achomat, j’ai voulu vous parler sans témoins.

Nos périls sont communs, il faut unir nos soins.

Même sort nous menace aujourd’hui l’un et l’autre ;

Il s’agit d’éviter ma disgrâce et la vôtre :

Mais parlez, êtes-vous capable d’un secret,

Que mon cœur alarmé vous déclare à regret ?

ACHOMAT.

Sans vouloir me parer d’un modeste silence,

Madame, à quelque épreuve on a mis ma prudence !

ROXELANE.

Il suffit Achomat. On vous aime en ces lieux ;

Mais votre grand mérite y fait des envieux :

On vous y craint ; et tel, que votre sort chagrine,

Feint de vous embrasser, quand il vous assassine.

J’ai comme vous ici de secrets ennemis.

ACHOMAT.

Vous les confondrez tous, quoi qu’ils se soient promis,

Madame : du Sultan la fidèle tendresse

Vous met trop à couvert des pièges qu’on vous dresse.

Pour moi, qui n’ose attendre autant d’appui que vous,

Si j’ai des ennemis, je puis les braver tous ;

Et s’il saut avec vous parler sans me contraindre,

L’amitié d’Ibrahim me défend de rien craindre.

ROXELANE.

D’Ibrahim ! Croyez-vous pouvoir compter sur lui !

ACHOMAT.

Oui, Madame, Ibrahim est mon unique appui :

Je lui dois tout, mon rang, ma fortune, ma vie,

L’estime du Sultan, et l’amour d’Astérie.

ROXELANE.

C’en est trop. Apprenez que ce parfait ami,

Cet Ibrahim...

ACHOMAT.

Eh bien ?

ROXELANE.

Devient votre ennemi.

ACHOMAT.

Lui, Madame ?

ROXELANE.

Ennemi d’autant plus redoutable,

Que sa main en public de bienfaits vous accable.

ACHOMAT.

Il est vrai qu’Ibrahim, prévenant mes souhaits,

Me comble tous les jours d’honneurs et de bienfaits.

ROXELANE.

On vous trompe, Achomat. Cet ami plein de zèle,

Ce héros si vanté, cet amant si fidèle,

Cet Ibrahim, l’appui de l’Empire Othoman,

Fait de sa Célonide un don à Soliman,

Et contre les serments et la foi qui vous lie,

Pour prix de ses travaux, lui demande Astérie.

ACHOMAT.

Ah ! Madame, qu’entends-je !

ROXELANE.

Il vient de l’obtenir,

Et bientôt à vos yeux l’hymen va les unir.

ACHOMAT.

Ô Ciel !

ROXELANE.

Pour éviter ce dernier coup de foudre,

A perdre ce perfide il faudrait vous résoudre.

Ce n’est que par sa mort qu’il saut vous conserver

Un bien qu’avec la vie il peut vous enlever.

ACHOMAT.

Je ne m’en plaindrai point : qu’il m’arrache la vie.

Et que m’importe, hélas ! si je perds Astérie ?

Mais de quels sentiments me vois-je combattu ?

Quoi, je puis d’Ibrahim soupçonner la vertu ?

Non, mon cœur me le dit, c’est lui que je veux croire :

Le fameux Ibrahim respecte trop sa gloire,

Chérit trop Célonide, aime trop Achomat,

Pour se rendre en un jour lâche, perfide, ingrat.

Un héros, quel que soit l’intérêt qui l’anime,

Ne va point tout d’un coup de l’innocence au crime ;

L’un et l’autre ont toujours leurs degrés différents,

Et les moindres forfaits conduisent aux plus grands.

ROXELANE.

Que je plains votre erreur !

ACHOMAT.

Quoiqu’il en soit, Madame,

Ce doute injurieux n’entre point dans mon âme.

Mais quand de la vertu méprisant le parti,

Ce héros aujourd’hui se serait démenti,

Et dans tout l’Univers reconnu pour perfide,

Trahirait Roxelane, Achomat, Célonide ;

De mon ressentiment n’attendez nul secours,

Je lui dois encor trop pour attaquer ses jours ;

Et si c’est de ma main qu’il doit perdre la vie,

Il pourra jusqu’au bout pousser sa perfidie,

Épouser ce que j’aime, et brayer ma douleur,

Me rendre le témoin de mon dernier malheur.

ROXELANE.

Je le vois, je me suis un peu trop expliquée,

Et sans doute à vos yeux ma haine est trop marquée,

Vous savez mon secret ; du moins usez-en bien.

Votre ressentiment est moins fort que le mien ;

Et si votre grand cœur dédaigne la vengeance,

Je l’aime, et ne saurais épargner qui m’offense.

Je me suis à vous seul expliquée en ce lieu ;

S’il vous échappe un mot, c’est fait de vous. Adieu.

 

 

Scène III

 

ACHOMAT, seul

 

Oui, je serai fidèle à votre confidence ;

Mon incrédulité répond de mon silence.

Mais tout votre courroux ne pourrait rien sur moi,

Si j’étais convaincu qu’on m’eût manqué de foi.

On m’abuse : Ibrahim n’aime point Astérie.

Roxelane le dit : Elle est son ennemie ;

Toujours trop attachée à le persécuter,

Elle veut... Mais enfin, je puis trop me flatter ;

De tout ce qui se fait, Roxelane est instruite :

Elle fait d’Ibrahim observer la conduite.

Il peut par Astérie augmenter sa faveur :

Elle est aimable, elle est fille de l’Empereur.

Juste Ciel ! Célonide est ici sans fortune.

Au milieu des appas, la misère importune. 

Sans parents, étrangère... Hélas ! que de raisons

Confirment malgré moi mes funestes soupçons !

 

 

Scène IV

 

CÉLONIDE, ACHOMAT

 

CÉLONIDE.

Achomat, vous voyez Célonide interdite,

Qui vient vous confier le trouble qui l’agite.

Mais pourriez-vous penser, en voyant mon ennui,

Qu’Ibrahim m’ait forcée à me plaindre de lui ?

Qu’Ibrahim oubliant jusques à ma mémoire,

Me néglige...

ACHOMAT.

Qu’entends-je ?

CÉLONIDE.

Enfin pouvez-vous croire,

Vous qui chez Astérie avez d’abord couru,

Qu’Ibrahim à mes yeux n’ait point encor paru ?

ACHOMAT.

Je ne le crois que trop : Ah funeste assurance !

C’est en vain qu’on prétend me contraindre au silence ;

Je n’examine point si je désobéis.

Roxelane m’apprend que nous sommes trahis.

Oui, Madame, Ibrahim, est un lâche, un perfide :

Il abuse Achomat, et trompe Célonide.

CÉLONIDE.

Ibrahim, juste Ciel !

ACHOMAT.

Je prévois sans regret,     

Tout ce que je hasarde à trahir ce secret ;

Je m’expose aux fureurs de la Sultane Reine :

Ma disgrâce, ma mort, est sans doute certaine ;

Mais n’importe, la mort sera douce pour moi,

S’il est vrai qu’on enlève Astérie à ma foi.

CÉLONIDE.

Comment ?

ACHOMAT.

La trahison n’est que trop avérée.

Malgré notre amitié par le temps consacrée,

Malgré tous les serments qui l’attachent à vous,

D’Astérie Ibrahim va devenir l’époux.

CÉLONIDE.

Qu’entends-je ? À ce malheur m’aurais-tu réservée ?

Ô Ciel !

ACHOMAT.

De Soliman sa flamme est approuvée.

Mais n’écoutons point trop d’inutiles douleurs :

Le temps nous est trop cher pour le donner aux pleurs.

Pour moi, quelque péril qui menace ma vie,

Je vais voir Soliman, Ibrahim, Astérie,

Les faire souvenir de leurs engagements,

Leur demander l’effet de leurs premiers serments ;

Et si la trahison a pour eux tant de charmes,

Qu’ils ne soient pas touchés de mes cris, de vos larmes,

De mon seul désespoir empruntant du secours,

Je leur sacrifierai mes déplorables jours.

Oui, Madame, croyez que même en leur présence,

Je percerai ce cœur avec tant de confiance,

Et ferai si peu voir un courage abattu,

Que je les forcerai d’admirer ma vertu.

 

 

Scène V

 

CÉLONIDE, ZAÏDE

 

CÉLONIDE.

Zaïde, mon malheur te paraît-il croyable ?

Du plus noir des forfaits Ibrahim est coupable !

ZAÏDE.

Madame, voyez mieux si ce que vous soutenez ;

Roxelane l’accuse, et vous le condamnez,

CÉLONIDE.

Zaïde, d’un ingrat ne prends point la défense ;

S’il était innocent, fuirait-il ma présence ?

Ah, je le vois : sortons.

ZAÏDE.

Madame, faites mieux,

Écoutez-le, et cachez votre trouble à ses yeux.

 

 

Scène VI

 

IBRAHIM, CÉLONIDE, ZAÏDE

 

IBRAHIM.

Célonide, le Ciel permet que je vous voie.

Mille amis importuns ont retardé ma joie ;

Les cruels peu touchés des chagrins des amants,

M’ont fait mourir d’ennui dans leurs embrassements.

Mais enfin...

CÉLONIDE.

Arrêtez, épargnez-vous la peine

De me faire valoir une excuse si vaine.

Écoutez-moi. 

IBRAHIM.

Que vois-je ? Ô Ciel !

CÉLONIDE.

Ne craignez rien,

Ibrahim, contre moi vous vous défendez bien.

IBRAHIM.

Quoi, Madame...

CÉLONIDE.

Écoutez. De vos vertus charmée,

Je vous aimai dès lors que je me vis aimée.

Vos parents ô : les miens approuvant notre amour,

D’un heureux hyménée allaient fixer le jour,

Quand la guerre allumée entré nous et les Perses,

Fit sentir à nos cœurs les premières traverses.

Vous partîtes, et moi dans mes accablements

Je consumais les jours à compter les moments...

Que d’ennuis ! que de pleurs ! Bientôt la Renommée

Nous apprit ce grand nom acquis dans notre armée.

Tout vantait Ibrahim : mes larmes, mon ennui,

Tout s’évanouissait quand on parlait de lui ;

Et comme vous couriez de victoire en victoire,

Mon amour s’augmentait ainsi que votre gloire,

D’un autre amour enfin je vais vous informer ;

Soliman qui m’aimait, voulut se faire aimer :

Dans son lit, sur son trône, il m’offrit une place ;

Il fit à la douceur succéder la menace :

Je fus inébranlable, et lui jurai cent sois,

Que je mourrais fidèle à ce que je vous dois. 

Cependant, quand pour vous je refuse un Empire,

Quand pour vous seul enfin on sait que je respire,

J’apprends qu’un autre amour vous ramène en ces lieux,

Je vois que vous craignez d’y paraître à mes yeux ; 

Et je sais qu’au mépris de la foi qui nous lie,

Perfide, vous venez épouser Astérie.

IBRAHIM.

Comment l’épouser, moi ?

CÉLONIDE.

Vous osez le nier,

Ou cherchez des raisons pour vous justifier.

IBRAHIM.

Quoi donc, de cette indigne et lâche calomnie,

C’est vous qui m’ordonnez que je me justifie !

Ah ! si j’ai près de vous besoin d’un défenseur,

Où le dois-je trouver, qu’au fond de votre cœur ?

Mais est-ce pour me perdre, ou si c’est qu’on m’éprouve ?

Je rougis dans ces lieux de l’accueil que j’y trouve.

J’arrive amant fidèle, et vainqueur glorieux,

Et je vois la douleur régner dans tous les yeux,

À peine Soliman permet que je le voie :

Son cœur à mon abord se refuse à la joie,

Et d’un regard glacé m’honorant à regret,

Il me quitte agité d’un désordre secret.

Pour calmer le chagrin dont j’ai l’âme agitée,

Je vous cherche, et vous trouve encor plus irritée

Vous osez m’accuser de trahir vos appas,

De venir épouser... Vous ne le croyez pas.

Mais cette calomnie est facile à confondre.

Parlez, qui la publie ?... Au moins daignez répondre.

Ne me refusez pas la funeste douceur,

De connaître et mon crime, et mon accusateur.

CÉLONIDE.

Qu’on excuse aisément un amant qu’on estime !

Hélas ! votre présence efface votre crime ;

Et quoique me rappelle un dépit trop confus,

Lorsque je vous entends, je ne m’en souviens plus.

Cependant Ibrahim passe ici pour coupable,

De trahir Célonide on le juge capable,

Et le triste Achomat, réduit au désespoir,

Vous croit maître d’un cœur qu’il voulait vous devoir.

Roxelane... Usez bien de cette confidence :

Le salut d’Achomat dépend seul du silence ;

Je le romps en faveur d’un amant qu’on trahit.

IBRAHIM.

Quoi, pour me condamner Roxelane suffit !

Ainsi dans votre amour encor mal affermie,

Vous croyez contre moi ma mortelle ennemie !

Juste Ciel ! je pardonne aux soupçons» d’Achomat.

C’est un défaut en lui que de me croire ingrat ;

Mais c’est pour Célonide une honte éternelle,

Que de croire un moment Ibrahim infidèle.

CÉLONIDE.

Eh bien, si j’ai douté de ta fidélité,

Ibrahim, je rougis de ma crédulité ;

J’ai dû dans mes soupçons te prêter quelque excuse,

J’ai dû me défier de celle qui t’accuse,

D’un Amant si parfait j’ai dû ne craindre rien,

Enfin j’ai dû juger de ton cœur par le mien.

IBRAHIM.

Oui, chère Célonide, aimons sans défiance,

De nos fiers ennemis trompons l’intelligence,

Et de leur vain courroux triomphant à leurs yeux,

Confondons, s’il se peut, leurs complots odieux ;

Et quoique Soliman vous aime, vous le die,

Contre tous mes soupçons mon cœur vous justifie.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

SOLIMAN, RUSTAN

 

SOLIMAN.

Rustan, je l’avouerai, malgré tous tes efforts,

Le retour d’Ibrahim m’a rendu mes remords.

J’ai frémi : j’ai voulu, charmé de la victoire,

Faire de mon amour un triomphe à sa gloire :

De Célonide, enfin, craignant trop les attraits,

J’ai tâché de la fuir pour ne la voir jamais.

Dans ces lieux, où pour moi l’on verse tant de larmes,

Où cent jeunes beautés me prodiguent leurs charmes,

Où je suis sans scrupule en proie à mes plaisirs,

J’ai voulu surmonter mes injustes désirs.

Toujours de Célonide un souvenir fidèle,

L’offrait à mes regards plus charmante et plus belle :

Je ne voyais et point d’yeux si touchants que les siens :

Tous les autres étaient sans appas pour les miens ;

Enfin, quelques beautés que le Sérail assemblé,

Elle en avait, Rustan, plus que toutes ensemble ;

Et je sors de ces lieux, où tout brigue ma foi,

Plus plein de son image, et moins maître de moi.

RUSTAN.

Ah ! que dans ses combats Ta Hautesse est à plaindre.

N’es-tu pas encor las, Seigneur, de te contraindre ?

Soliman ne peut-il être Empereur un jour ?

Il soupire en esclave au milieu de sa Cour,

Et me laisse penser qu’incertain et timide,

Il craint plus Ibrahim qu’il n’aime Célonide.

SOLIMAN.

Quoi, Rustan...

RUSTAN.

Je connais, seigneur, avec regret,

Qu’à blâmer tes remords mon zèle est indiscret ;

Et sur quelques raisons que ce zèle se fonde,

Il faut plus de respect pour les Maîtres du Monde.

Ceux qui dans leurs amours daignent nous consulter,

Cherchent des confidents toujours prêts à flatter ;

Et comme ils n’ont pour but que notre complaisance,

C’est un crime à leurs yeux qu’un peu de résistance.

Cependant...

SOLIMAN.

Cependant, Rustan sera surpris

De voir exécuter le dessein que j’ai pris.

Par mon ordre en ces lieux Ibrahim se doit rendre,

Je l’attends. Le voici, Rustan, tu peux m’entendre.

 

 

Scène II

 

SOLIMAN, IBRAHIM, RUSTAN

 

SOLIMAN.

Viens, fidèle Ibrahim, sauver ton Empereur

Des funestes combats qui déchirent son cœur.

C’est toi seul... Mais, que dis-je ? Hélas ! en ta présence,

Je sens de ces combats croître la violence.

Je sens que j’y succombe. Interdit et confus,

De mes premiers desseins je ne me souviens plus.

Ah ! quand vers l’équité notre Astre nous entraîne,

Qu’à faire une injustice un grand cœur a de peine,

Juste Ciel ! Et qu’aux yeux d’un Prince vertueux,

Une action injuste est un crime honteux !

IBRAHIM.

Eh quoi ! tu cesserais, Seigneur, d’être équitable !

D’une injustice, enfin, tu deviendrais capable !

Toi qui dans la vertu dès l’enfance affermi,

As su la respecter même en ton ennemi !

Non, je ne croirai point...

SOLIMAN.

Hélas ! tu peux tout croire.

Oui, j’interromps le cours de quarante ans de gloire ;

Ma raison, mes serments, ne peuvent rien sur moi ;

J’oublie en un moment tout ce que je te dois.

Prince ingrat, lâche amant, enfin ami perfide,

Que te dirai-je, hélas ! j’aime ta Célonide.

IBRAHIM.

Quoi, Seigneur...

SOLIMAN.

Je l’adore, et pour gagner son cœur,

Je me pare à ses yeux de toute ma grandeur ;

J’en fais à ses appas un hommage sincère.

Eh ! que ne serait point un amant qui veut plaire !

Hélas ! rien ne la touche, et l’offre de ma foi,

Au lieu de la gagner, l’irrite contre moi.

Opposant à ma flamme une fierté rebelle,

Elle veut pour toi seul vivre et mourir fidèle,

Enfin, désespérant de la persuader,

Je me suis résolu de te la demander.

IBRAHIM.

À moi, Seigneur ? Ô Ciel !

SOLIMAN.

Oui, je te la demande ;

Et c’est ici qu’il saut montrer une âme grande.

IBRAHIM.

Non, tu prétends en vain, d’un courage abattu,

Un effort au dessus de toute ma vertu.

N’attends pas que jamais je cède à ton envie,

Pour m’ôter Célonide, il faut m’ôter la vie.

C’est un bien par mes soins trop justement acquis :

Je méritai de roi le don que tu m’en fis ;

Et s’il faut renoncer à ce bonheur insigne,

Ce n’est pas Soliman qui m’en doit rendre indigne.

SOLIMAN.

Ibrahim, je pardonne à ta juste douleur

Les reproches secrets dont m’accable ton cœur.

Je connais comme toi route mon injustice.

Je ce plains : je fais plus, je ressens ton supplice,

Et le sens d’autant mieux, que sans le mériter,

C’est par moi que le Ciel ce veut persécuter ;

Car ma sincérité doit répondre à la tienne.

Oui, le prix de ta vie est le prix de la mienne :

C’est Célonide. En vain, pour ne la plus aimer,

D’une austère vertu j’ai tâché de m’armer.

À sa possession je mets route ma joie.

Il n’est que ton amour qui m’en ferme la voie ;

Mais si ton Empereur veut bien la disputer.

Ce n’est pas Ibrahim qui doit lui résister.

IBRAHIM.

Ah ! tu ne tenais pas ce funeste langage,

Lorsque de quelque estime honorant mon courage,

Et que d’un doux espoir nourrissant mon amour,

Tu fis venir exprès Célonide à la Cour.

Pour qui vint-elle ici du milieu de la Grèce ?

Par quel ordre, Seigneur, et sous quelle promesse !

En vain je ce rappelle un souvenir confus,

Hélas ! de ces serments tu ne ce souviens plus ;

Et s’ils étaient encor présents à ta mémoire,

Tu ne trahirais pas mon amour et ta gloire.

SOLIMAN.

C’en est trop, Ibrahim : de ce libre discours

Ma présence du moins devrait rompre le cours.

Il faut plus de respect, quand on parle à son Maître,

Que sais-je ? ma bonté se lasserait peut-être ;

Et si je m’expliquais d’un mot, ou d’un regard,

Je pourrais de ta mort me repentir trop tard.

IBRAHIM.

Je me suis déjà dit tout ce que tu médites,

Seigneur ; à ton courroux ne mets point de limites.

Je prévois les malheurs où je vais m’engager ;

J’appris en te servant, à braver le danger ;

J’apprends, en ce voyant rompre la foi jurée,

Qu’il n’est point sous le Ciel de fortune assurée ;

Que la plus ferme tombe : et j’ose, sans trembler,

Me présenter au coup dont tu veux m’accabler.

Je sais qu’à te déplaire il y va de ma tête.

J’attends ton ordre. Adieu, Soliman : elle est prête.

 

 

Scène III

 

SOLIMAN, RUSTAN

 

SOLIMAN.

Elle est prête, dit-il ? Et c’est ce que je veux.

Téméraire, tu cours au devant de mes vœux.

Mais, que dis-je ? au mépris de tant d’heureux services

Qui révoltent le Ciel contre mes injustices,

Au mépris de la foi jurée à tous les deux,

De les unir un jour par un hymen heureux,

Au mépris des malheurs où je vais le réduire,

Je veux ravir un cœur que je n’ai pu séduire,

Sans offrir au Vizir du moins quelques bienfaits,

Pour le récompenser du tort que je lui fais.

Peut-être que son âme, à la grandeur ouverte,

Par de nouveaux honneurs eût oublié sa perte.

Peut-être qu’à ses yeux paraissant moins ingrat,

J’aurais pu l’engager... Mais que veut Achomat ?

 

 

Scène IV

 

SOLIMAN, ACHOMAT, RUSTAN

 

ACHOMAT.

Seigneur, quelque respect que ta présence impose,

Pardonne mes transports au malheur qui les cause,

Dans l’état déplorable ou mes jours sont réduits,

Ce n’est plus la raison par qui je me conduis :

C’est mon seul désespoir qui m’anime et me guide.

SOLIMAN.

De qui te plains-tu ? Parle ?

ACHOMAT.

Hélas ! C’est d’un perfide,

D’un traître, qui séduit par son ambition,

Emprunte les dehors d’une autre passion ;

Qui violant la soi jurée à Célonide,

Des amants, des amis, devient le plus perfide,

Te détache envers moi de tes engagements,

Te force à violer toi-même tes serments,

Et couronnant enfin sa noire perfidie,

T’engage à consentir qu’il épouse Astérie.

SOLIMAR.

Comment ! Rustan, qu’entends- je ? et quel espoir flatteur...

ACHOMAT.

Seigneur, à la pitié laisse toucher top cœur.

Je ne ce dirai point qu’il y va de ta gloire ;

Mais du moins, si j’osais remettre en ta mémoire

Qu’autrefois Soliman content de mes travaux,

Se déclara pour moi contre tous mes rivaux,

Me jura qu’Astérie imitant ma constance,

De ces mêmes travaux serait la récompense,

Et confirma si bien le bonheur de mon sort,

Qu’il ne le peut changer sans me donner la mort ;

Peut-être qu’après tout, ta grande âme irritée,

D’une mort si cruelle, et si peu méritée,

Ne sacrifiera point à de coupables feux,

L’amour le plus fidèle et le plus malheureux.

SOLIMAN, à part.

C’est trop à mes ennuis laisser mon âme en proie.

Pour les calmer, Rustan, le Ciel m’ouvre une voie.

Qu’on appelle Astérie. Achomat, tes chagrins,

Ta plainte, ouvrent mon âme à de nouveaux desseins.

Qu’à quelque effort pour moi la tienne se dispose :

Il faut que mon bonheur te coûte quelque chose.

C’est toi, c’est Astérie...

ACHOMAT.

Ah, Seigneur, la voici.

SOLIMAN.

Hé bien, de mes desseins tu vas être éclairci.

 

 

Scène V

 

SOLIMAN, ACHOMAT, ASTÉRIE, RUSTAN

 

SOLIMAN.

Ma fille, des raisons trop longues à déduire,

Et dont avec le temps je pourrai vous instruire,

M’avaient fait d’Achomat approuver les désirs ;

J’espérais de vous voir sensible à ses soupirs,

Et voulus exiger de votre obéissance,

Que de quelques regards flattant son espérance,

Et vous accoutumant à souffrir son amour,

Vous pussiez vous résoudre à l’épouser un jour ;

Mais par d’autres raisons que je ne puis vous dire,

Et qui n’ont d’autre but que le bien de l’Empire,

Je prétends qu’Achomat ne pense plus à vous,

Et que vous soyez prête à prendre un autre époux.

ACHOMAT.

Seigneur...

SOLIMAN.

Sans murmurer, je veux qu’on m’obéisse

Je saurai de ton sort réparer l’injustice ;

Cependant souviens-toi qu’il saut le mériter,

Et qu’il est dangereux de me trop résister.

Ma fille, je vois- bien que votre cœur s’étonne,

Et qu’aux yeux d’Achomat sa force l’abandonne :

Mais rien de ce dessein ne me peut détourner.

Ibrahim est l’époux que je veux vous donner.

ASTÉRIE.

Ibrahim !

SOLIMAN.

Oui, lui-même ; et dès demain, ma fille,

Votre hymen pour jamais l’unit à ma famille...

ASTÉRIE.

Eh quoi ? De Célonide oubliant les attraits...

SOLIMAN.

Quand il en sera temps, vous saurez mes secrets,

Cependant plus soumise aux volontés d’un père,

Songez que vous devez craindre de lui déplaire.

Lui vouloir résister, ce suroit le trahir.

Que résolvez-vous donc, ma fille ?

ASTÉRIE.

D’obéir.
SOLIMAN.

Ma fille, il me suffit.

 

 

Scène VI

 

ASTÉRIE, ACHOMAT

 

ACHOMAT.

Ô Ciel ! Quel coup de foudre !

Vous-même ä mé trahir vous pouvez vous résoudre !

Vous voulez obéir à cet ordre inhumain !

Et je dois de ma mort accuser votre main !

ASTÉRIE.

Achomat, je le vois, séduit par l’apparence,

Vous m’avez crue, hélas, capable d’inconstance,

Mais l’amour qu’Astérie a mis dans votre cœur,

Ne vous a-t-il pas dû parler en sa faveur ?

Et vos yeux éclairés d’une si pure flamme,

N’ont-ils pu lire, ingrat, dans le fond de mon âme ?

Quand Soliman m’offrait Ibrahim pour époux,

J’ai feint de l’accepter pour me garder à vous.

Un mouvement secret m’a fait trahir mon père.

Venez, dans mes desseins vous m’êtes nécessaire ;

Et si le juste Ciel seconde mes souhaits,

Soyez sûr qu’Ibrahim ne vous nuira jamais.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ASTÉRIE, IBRAHIMI, CÉLONIDE

 

ASTÉRIE.

Oui, dans ces tristes lieux tout a changé de face.

J’ai plus de part que vous au sort qui vous menace :

Je tremble à tous moments des périls que je cours :

Mais le temps est trop cher pour le perdre en discours.

De tenir ses serments l’Empereur se dispense,

À l’amour d’Achomat ôte toute espérance,

Me défend de l’aimer, et veut que dès demain,

Ibrahim, je sois prête à vous donner la main.

IBRAHIM.

Qu’entends-je ?

CÉLONIDE.

Juste Ciel !

ASTÉRIE.

À cet ordre, Madame,

Jugez quel désespoir s’est saisi de mon âme.

Mon père m’a prescrit ce funeste attentat,

Aux yeux du malheureux et fidèle Achomat.

Il a vu ma douleur, et partagé ma crainte.

L’amour en ce moment m’a suggéré la feinte ;

Je me suis fait effort, et d’une faible voix,

J’ai promis au Sultan d’obéir à ses lois.

Il est sorti trop sûr de mon obéissance ;

Mais de ce triste jour connaissant l’importance,

Je viens d’en consumer les moments précieux,

À vous faciliter la fuite de ces lieux.

IBRAHIM.

Comment ?

ASTÉRIE.

Pour éviter un dessein si funeste,

C’est le plus sûr moyen, et le seul qui vous reste :

Oui, pour mettre à couvert vos fidèles amours,

La fuite la plus prompte est le plus sûr recours.

De ce pays ingrat sortez donc l’un et l’autre,

Et sauvez en fuyant, ma constance et la vôtre.

IBRAHIM.

Quoi ! serais-je réduit à cette extrémité,

D’aller loin du Sultan chercher ma sûreté ?

Non... Mais pourquoi douter d’un revers si sévère,

Hélas ! puisque la fille en accuse le père ?

ASTÉRIE.

Célonide, Ibrahim, cherchez un meilleur sort.

Achomat tient tout prêt un vaisseau dans le port

Dans les périls affreux où pour vous je l’expose,

D’un crime infructueux ne soyez pas la cause :

Songez à quels remords vous seriez réservés,

S’il se perdait pour vous sans vous avoir sauvés,

Il vous attend...

CÉLONIDE.

Hélas !

ASTÉRIE.

Aimable Célonide,

L’amour au désespoir doit-il être timide ?

Pour Ibrahim, pour vous, ferez-vous sans égard ?

Partez donc, ou craignez de le vouloir trop tard.

IBRAHIM.

Dans l’état déplorable où vous êtes réduite,

Célonide, il faut bien vous réduire à la fuite.

Julie Ciel ! qui l’eût dit, que nous dussions un jour,

Comme des criminels sortir de cette Cour !

Et sans rien emporter qu’une gloire inutile,

Aller en fugitifs mendier un asile !

ASTÉRIE.

Oui, le Ciel vous devait un traitement plus doux ;

Mais puisqu’on ne saurait adoucir son courroux,

Cédez avec constance au coup qui vous opprime.

Votre suite au Sultan épargne plus d’un crime ;

Et si vous n’évitez ses bizarres fureurs,

Craignez de mériter vous-même vos malheurs,

Quittez donc sans regret cette funeste ville.

Vos vertus en tous lieux se seront un asile.

Adieu, ne perdez point en discours superflu,

Des moments que demain vous ne trouveriez plus.

CÉLONIDE.

Mon sort veut, Ibrahim, qu’à vous je me confie.

Fuyons, puisqu’il le faut. Adieu, belle Astérie.

Puisse le juste Ciel récompenser un jour

Ce généreux effort de confiance et d’amour.

 

 

Scène II

 

ASTÉRIE, seul

 

Enfin ils vont partir. Cette cruelle absence,

Peut à mon triste cœur rendre quelque espérance ;

Et de mon désespoir modérant la rigueur...

Mais cachons mon désordre aux yeux de l’Empereur.

 

 

Scène III

 

SOLIMAN, ASTÉRIE, SUITE

 

SOLIMAN.

De l’hymen d’Ibrahim je vois trop l’importance,

Ma fille, pour l’attendre avec indifférence.

J’en presse le moment, et je veux qu’aujourd’hui

Votre main me l’engage, et m’acquitte envers lui.

ASTÉRIE.

Quoi...

SOLIMAN.

Tout est prêt. Rustan, dont vous savez le zèle,

S’empresse à lui porter cette grande nouvelle,

Et même en ce moment le cherche de ma part,

Pour l’amener ici dans une heure au plus tard.

ASTÉRIE.

Quoi, sans le prévenir ? Ô Ciel, quelle surprise,

Seigneur, éprouvera son âme ailleurs éprise ?

SOLIMAN.

La surprise en effet sera grande pour lui ;

Mais il la souffrira peut-être sans ennui ;

Et s’il craint de trahir le beau feu dont il brûle,

La gloire ou la raison domptera ce scrupule.

Quoiqu’il en soit, ma fille, il doit vous épouser :

Vous n’avez qu’un moment pour vous y disposer.

 

 

Scène IV

 

ROXELANE, SOLIMAN, ASTÉRIE, SUITE

 

ROXELANE.

Il court un bruit honteux, pour toi, pour ta famille.

On dit qu’au Grand Vizir tu veux donner ta fille.

SOLIMAN.

Madame, qu’a ce bruit de si honteux pour moi,

Que vous l’osiez juger si peu digne de foi.

ROXELANE.

Il est donc vrai, Seigneur, et tu veux que je croie,

Que du fier Ibrahim Astérie est la proie ?

Ah ! si de tes serments le pressant souvenir,

Dans tes premiers desseins ne peut te maintenir ;

Si du triste Achomat la dis grâce éclatante,

Si les cris, si les pleurs d’une fidèle amante,

Si tout te parle en vain contre ce nouveau choix,

De ton propre intérêt écoute au moins la voix.

Quel est cet Ibrahim, dont l’illustre fortune

Trouve à tous ses projets ta grandeur importune ?

C’est un vil étranger, qui sans nom, sans appui,

Eût autrefois rougi qu’on t’eût parlé de lui ;

Qui contraint de subir les lois de la nature,

Cachait son triste sort dans une vie obscure.

Dès qu’il vint à la Cour, ta prodigue bonté

Mit tous les jours le comble à sa félicité.

Pour réparer le tort d’une longue misère,

Tu courus au devant des vœux qu’il pouvait faire,

Et flattant des désirs qu’il tremblait de former,

Pour ton premier Vizir tu daignas le nommer.

Mais trop fort du pouvoir de favori, de gendre,

Il n’est rien dans l’État qu’il ne puisse entreprendre ;

Et je crains bien qu’un jour, si la force est pour lui,

Il n’usurpe ce rang, dont tu le crois l’appui.

SOLIMAN.

Pour craindre d’Ibrahim une pareille injure,

Son grand cœur est armé d’une vertu trop pure ;

Et je n’approuve point, s’il faut m’expliquer mieux,

Que vous osiez ainsi le noircir à mes yeux.

Enfin vous parut-il plus odieux encore,

Je l’aime : dans ma Cour personne ne l’ignore ;

Et si vous en doutez, vous saurez aujourd’hui,

Madame, jusqu’où va mon amitié pour lui.

ROXELANE.

À partager l’Empire, Ibrahim peut prétendre.

Il peut...

SOLIMAN.

Quoiqu’il en soit, je le choisis pour gendre ;

Et ma fille à mes lois plus soumise que vous,

Ne trouve point de honte à l’avoir pour époux.

ASTÉRIE, voyant Achomat.

Que vois-je ? Juste Ciel !

 

 

Scène V

 

SOLIMAN, ROXELANE, ASTÉRIE, ACHOMAT

 

ACHOMAT, à un Garde qui le veut arrêter.

C’est en vain qu’on m’arrête :

Moi-même à Soliman je viens offrir ma tête.

SOLIMAN.

Qu’est-ce donc, Achomat ?

ACHOMAT.

Je t’ai mal obéi ;

Mais le Ciel t’a vengé, Seigneur, et m’a trahi.

SOLIMAN.

Comment ?

ACHOMAT.

Ne pense pas dans l’horreur qui m’anime,

Que je daigne chercher quelque excuse à mon crime ;

Ou que pour t’apaiser, implorant ta bonté,

Je veuille au repentir devoir ma sûreté.

Non, cédant à l’horreur de perdre ce que j’aime,

Je n’ai plus conservé d’empire sur moi-même ;

Et voulant soutenir des droits si précieux,

J’ai tâché d’éloigner mon rival de ces lieux.

La fuite d’Ibrahim n’était plus incertaine,

Si le Ciel un moment eût suspendu sa haine.

SOLIMAN.

Quoi, sa suite...

ACHOMAT.

Un vaisseau prêt à quitter ce bord,

Préparé par mes soins, l’attendait dans le port ;

J’allais charger les vents du soin de sa conduite :

Avec lui Célonide allait prendre la fuite...

SOLIMAN.

Quoi, Célonide aussi...

ACHOMAT.

Tous deux allaient partir.

Ibrahim eût-il pu sans elle y consentir ?

SOLIMAN.

Qu’entends-je ? Juste Ciel ! Célonide elle-même,

Fuyait, abandonnait un Empereur qui l’aime !

Car pourquoi déguiser ? Mes feux sont trop connus.

Mais l’un et l’autre enfin que sont-ils devenus ?

ACHOMAT.

L’un et l’autre bientôt vont paraître à ta vue :

Mais apprends de leur sort la disgrâce imprévue.

Tout semblait succéder au gré de leurs souhaits ;

Ils étaient sans péril sortis de ce palais ;

Ils arrivaient au port, tout pleins de confiance,

Et du secours des vents flattaient leur espérance ;

Mais du cruel Rustan le visage odieux,

Fait mourir leur espoir en s’offrant à leurs yeux.

Il s’avance d’un air dont le Vizir s’étonne.

Quoi, dit-il, à la fuite Ibrahim s’abandonnes

Je courais te chercher, par l’ordre du Sultan,

Pour t’offrir un honneur qu’on promis à Rustan,

Quand des gens dont les yeux veillent sur ta conduite,

M’en fournit les moyens de prévenir ta fuite,

Il disait vrai. Des gens que je ne nomme pas,

Faisaient examiner jusqu’à ses moindres pas.

Rustan, accompagné de plusieurs Janissaires,

Se dispose à donner ses ordres sanguinaires ;

Mais enfin mon bonheur, la valeur d’Ibrahim,

Nous eût de la victoire aplani le chemin,

Si pour intimider ce héros intrépide,

Les cruels n’eussent pris la triste Célonide,

Qui bravant les périls qu’Ibrahim affrontait,

S’allait mettre au devant des coups qu’on lui portait.

Fiers de cette victoire, et de notre faiblesse,

C’est à cette beauté que leur rage s’adresse ;

Et feignant d’enfoncer un poignard dans son cœur,

Ils ont de son amant désarmé la fureur.

Il a jeté son sabre. Ah, cruels, qu’on arrête,

Dit-il, à vos fureur j’abandonne ma tête.

Respectez Célonide ; arrêtez, inhumain,

Dans son sang innocent ne trompez point vos mains.

Ils cèdent l’un et l’autre, et d’une âme confiante 

S’avancent au devant des fers qu’on leur présente.

Ce spectacle m’effraye. En vain pour l’empêcher,

Des mains de ces bourreaux je veux les arracher.

Je ne sais éclater qu’une impuissante rage.

Du nombre qui m’accable enfin je me dégage.

Je viens, non dans l’espoir qu’implorant ton secours,

Je pourrai prolonger mes déplorables jours.

ASTÉRIE.

Non, Seigneur, c’est moi seule...

ACHOMAT.

Ah, Madame, de grâce,

Ne prenez point de part au sort qui me menace.

ASTÉRIE.

Que vois-je ? Célonide ! Ibrahim dans les fers !

 

 

Scène VI

 

SOLIMAN, ROXELANE, ASTÉRIE, CÉLONIDE et IBRAHIM enchaînés, ACHOMAT, GARDES

 

IBRAHIM.

Admire, Soliman, ce funeste revers.

Vois comme des humains l’a fortune se joue.

Je me voyais tantôt au plus haut de sa roue :

Elle a tourné ; je tombe, et passe en un moment

D’une extrême grandeur à cet abaissement.

CÉLONIDE.

Ah, Seigneur, quel destin devait être le nôtre ?

SOLIMAN.

Mais que dois-je penser et de l’un, et de l’autre ?

Comment de vos desseins percer la vérité,

Quand je vous vois descendre à cette indignité ?

Vous fuyez...

IBRAHIM.

Nous fuyons. La suite est-elle un crime,

Qui rende contre nous ta fureur légitime ?

De Célonide, hélas ! pourquoi te plaindrais-tu ?

Sa suite rassurait ta gloire et sa vertu.

Moi-même, qu’ai-je fait pour me rendre coupable ?

De quel crime envers-toi me juges-tu capable ?

Je m’en rapporte à toi ; sois juge généreux.

Dis-moi qui le premier doit rougir de nous deux ?

Célonide est à moi, par elle, par toi même,

De son aveu, du tien. Chacun sait qu’elle m’aime.

À séduire son cœur tu bornes tes souhaits.

Elle s’en plaint. Je fuis. Voilà tous mes forfaits ;

Ô Ciel ! J’ai trop vécu. Que n’ai-je pour ta gloire

Payé de tout mon sang ma dernière victoire !

Ne crois pas que cédant à mon étonnement,

Je sais pour Célonide inquiet un moment,

Ni qu’à sauver ses jours ma pitié te convie :

Non, Seigneur, ton amour me répond de sa vie.

Elle m’aime, je meurs. Peut-être dans ton cœur,

Sans doute dans le sien, trouverai-je un vengeur.

SOLIMAN.

Dans quel trouble...

CÉLONIDE.

Eh, Seigneur, écoute ta justice,

Et sauve ta vertu des bords du précipice.

Si Célonide en pleurs tombant à tes genoux,

Ne peut pour Ibrahim...

SOLIMAN.

Madame, levez-vous.

Ô Ciel ! par quels combats déchires-tu mon âme !

Quels funestes effets d’une inutile flamme !

Quel exemple donnai-je à l’Empire Othoman !

Oui, je veux me venger, mais comme Soliman.

Achomat, c’est à toi qu’aujourd’hui je confie,

Et le rang d’Ibrahim, et le sort d’Astérie. 

Sois mon premier Vizir. Et vous, que dès demain,

Ma fille, on se dispose à lui donner la main.

ASTÉRIE.

Croirai-je...

ACHOMAT.

Se peut-il...

SOLIMAN.

Oui, vous pouvez tout croire,

Soliman tout entier se redonne à sa gloire ;

Et de ces sers honteux mes yeux sont offensés.

Qu’on les ôte.

IBRAHIM.

Seigneur, pourrais-tu...

SOLIMAN.

C’est assez.

De ton sort et du mien, c’est le Ciel qui décide.

Ibrahim, je te rends ta chère Célonide.

Tous deux en fugitifs vous quittiez ce palais ;

Quittez-le, mais partez chargés de mes bienfaits.

CÉLONIDE.

Quoi, Seigneur...

SOLIMAN.

Sauvez-moi de ma propre faiblesse.

À Ibrahim.

Emmène Célonide avec toi dans la Grèce :

Je t’en fais Gouverneur. Tant que je la verrais,

Ce serait vainement que je la combattrais.

Partez.

À Roxelane.

Et vous, calmant l’aigreur qui vous anime,

Au fameux Ibrahim accordez votre estime,

Madame : il la mérite ; et j’espère qu’un jour,

Le temps, votre vertu, vous rendront mon amour.

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