Scènes du Tracassier (DESTOUCHES)

Comédie.

 

Personnages

 

LE CHEVALIER

JAVOTTE

LOUISON

 

La scène est à Paris.

 

 

TROISIÈME LETTRE À MONSIEUR LE CHEVALIER DE B***

 

Je reçus hier, par votre illustre ami, Monsieur, le second, le troisième et le quatrième acte de votre Aimable Vieillard : je les ai lus avec avidité ; et, si vous êtes mon disciple, comme vous le dites, vous entrez merveilleusement dans les idées de votre maître, et je puis même ajouter, sans flatterie, que vous les enrichissez. Rien n’est plus vif ni plus brillant que votre style, et votre dialogue est très amusant : tout le défaut que j’y trouve, c’est qu’il penche un peu trop au sérieux, et que vous y prodiguez l’esprit et les tirades. Gardez-vous bien de cet excès, qui tend rapidement vers le mauvais goût. Pour vous préserver de ce malheur, ne perdez jamais de vue l’objet de la comédie, qui est de représenter naïvement les mœurs de nos contemporains. Or, il n’est rien qui nous écarte plus sensiblement de cet objet, que l’ambition d’avoir de l’esprit, et d’éblouir continuellement par des saillies et par des pointes. Quand l’occasion demande de l’esprit, ayons-en, si nous pouvons ; mais quand elle n’exige qu’une imitation naïve du langage et des mœurs des personnes qui doivent parler uniment, un auteur se rend ridicule et insupportable, dès qu’il veut leur donner de l’esprit. Si un peintre en portraits, par exemple, au lieu de copier fidèlement les traits de l’homme qui se fait peindre, et qui n’a rien que de très commun dans la physionomie, s’avisait d’allier à ses traits des grâces et un air fin qui n’y seraient point, quelque beau que fût d’ailleurs ce portrait, ne dirait-on pas, avec juste raison, qu’il ne ressemble nullement à l’original ? Et, par ce défaut essentiel, ne serait-ce pas un mauvais portrait, quoique admirable par la richesse du coloris et par la beauté de l’expression ? Il en est de même d’un auteur comique ; c’est un peintre en portraits ; il aura tout l’esprit, toute la vivacité possible, les expressions les plus riches et les plus brillantes, les saillies les plus agréables et les plus piquantes, le style le plus correct et le plus recherché : mais, avec tous ces talents si nécessaires et si estimables, s’il perd de vue la nature, la ressemblance, la vérité ; s’il donne de l’esprit à qui n’en doit point avoir, des grâces et de la politesse à des personnages grossiers, de l’élégance et de la finesse à des gens vulgaires, c’est un auteur misérable qui n’a ni goût ni jugement. Une pièce simplement écrite, et qui met sous mes yeux des mœurs ressemblantes, est cent fois plus estimable que tous ces chefs-d’œuvre déplacés, pur effet d’une imagination brillante, qui ne suit que ses élans et son caprice. Renfermons-nous donc dans le vrai, mon cher Chevalier, et fuyons comme peste tout ornement ambitieux, tout ornement qui n’est pas à sa place, tout ornement désavoué par la nature : souvenons-nous toujours de ce que dit Plutarque, qu’il ne faut jamais travailler pour la gloire, mais travailler uniquement pour bien faire. Faites bien, vous avez tout fait, et infailliblement la gloire en résultera : mais si vous faites sentir que vous ne travaillez que pour satisfaire votre vanité, c’est-à-dire, que vous ne travaillez que pour surprendre et que pour arracher des louanges, on pourra vous en donner précipitamment : mais, après quelques réflexions, on vous les fera payer bien cher, et vous tomberez plus rapidement que vous n’étiez monté. Ne perdez jamais de vue ces préceptes, mon cher ami, et gravez-les profondément dans votre mémoire ; car il faut que je vous le dise naturellement, vous avez trop d’esprit pour n’en avoir pas besoin. Observez-les rigoureusement dans votre cinquième acte, où il n’est question que de résumer les incidents de la pièce, et de les faire tous aboutir au dénouement.

Pour faire un peu diversion à votre travail, et pour donner quelque relâche à votre génie, par un objet qui ait l’agrément de la nouveauté, je joins ici le plan et les trois premières scènes du Tracassier. Voyez si j’ébauche bien votre original, et si ses premiers traits sont reconnaissables ; vous pouvez en juger mieux que personne, puisque vous l’avez continuellement devant vos yeux, et que vous êtes assez malheureux pour vivre avec lui, Il pourra reconnaître un jour son aventure dans cette petite comédie ; mais que nous importe, pourvu que nous le corrigions ? Il a de l’esprit, du bon sens, du jugement ; il pousse et entend bien la raillerie : avec ces qualités on n’est point incorrigible. Au reste, il faut vous faire observer d’avance que j’ai placé dans ce nouveau plan un rôle de petite fille, afin de vous donner un exemple frappant de cette aimable naïveté qui touche le cœur, et qui produit de si grands effets, quand elle est bien imitée. Je donne à Louison bien de l’esprit, car un enfant peut en avoir beaucoup : mais c’est de cet esprit naissant qui commence à se dégager de la matière ; c’est un petit bouton de rose qui fait espérer une fleur brillante. Voilà, ce me semble, assez préluder ; venons au fait présentement : je vais vous copier mes scènes.

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, JAVOTTE

 

LE CHEVALIER.

Serviteur très humble à l’aimable Javotte.

JAVOTTE.

Très humble servante à monsieur le Chevalier de Godanville.

LE CHEVALIER.

Il y a huit jours que je ne suis venu céans. Des affaires pressantes m’ont obligé de faire un petit voyage, et j’arrive dans ce moment, très impatient, je t’assure, de savoir comment se porte toute la famille.

JAVOTTE.

À merveille, monsieur le chevalier. Jamais elle ne s’est mieux portée.

LE CHEVALIER.

L’agréable nouvelle ! Tu sais avec quelle vivacité je m’intéresse à monsieur le Baron, à madame la Baronne et à mademoiselle Angélique. Est-il jour céans ?

JAVOTTE.

Non, Monsieur ; mais je ne manquerai pas de leur rendre un compte fidèle de votre impatience et de vos politesses. Je vous suis caution qu’on vous en saura tout le gré possible.

LE CHEVALIER.

Du moins je m’en flatte, et il y a longtemps que monsieur le Baron et toute sa famille, doivent être persuadés de mon dévouement. Il est sans borne, et à toute épreuve.

JAVOTTE.

C’est ce que monsieur le Baron se disait hier à lui-même dans son cabinet.

LE CHEVALIER.

Dans son cabinet ! Cela est obligeant. Il continue donc à s’y entretenir tout haut, et tout seul ?

JAVOTTE.

Oui, Monsieur ; il quitte tout le monde pour se parler, et ses conversations entre lui et lui, sont un doux amusement dont il ne se lasse jamais. Il se trouve tout l’esprit et tous les agréments qui rendent la conversation charmante. Nous prenons assez souvent la liberté de l’écouter, et il se dit quelquefois des choses qu’on ne peut pas entendre longtemps. Madame le surprit, il y a quelques jours, jouant au piquet.

LE CHEVALIER.

Au piquet ? avec qui ?

JAVOTTE.

Avec lui-même, argent sur table. Il se donnait des soufflets, et se chantait pouilles, parce qu’il s’était gagné cent pistoles.

LE CHEVALIER.

L’aimable original ! Mais entrons. Je veux lui renouveler les protestations de mon estime et de mon amitié, aussi-bien qu’à madame sa femme, et à ma demoiselle leur fille.

JAVOTTE, l’arrêtant.

Je me charge de ce soin-là, monsieur le Chevalier ; et vous me permettrez de vous certifier de leur part, qu’ils sont si persuadés de votre attachement, qu’il n’est pas besoin que vous les en assuriez.

LE CHEVALIER.

Sur mon honneur, et foi de gentilhomme, il me serait impossible de dire qui j’aime le plus, du père, de la mère ou de la fille.

JAVOTTE.

Voilà une furieuse amitié ! J’aurais peine à vous dire aussi laquelle de ces personnes a le plus d’affection pour vous. Monsieur le Baron ne se lasse point de vous louer ; madame la Baronne vante votre mérite à tous venants, et mademoiselle Angélique vous élève jusqu’aux nues. Pour moi, je ne vous dis point ce que je pense et ce que je dis de vous, cela blesserait votre modestie.

LE CHEVALIER.

Tu me ravis, ma chère Javotte, et il faut que je t’embrasse pour te remercier.

JAVOTTE, le repoussant.

Fi donc, Monsieur ! j’épargne votre modestie ; faites grâce à la mienne, s’il vous plaît.

LE CHEVALIER.

Mais je serais coupable, de la plus noire ingratitude, si je ne te marquais pas ma reconnaissance.

JAVOTTE.

Il y a d’autres manières de la faire paraître. Celle que vous proposez n’est pas recevable. Les paroles sont languissantes, les gestes sont offensants ; la libéralité est expressive, et n’offense jamais. Ah ! l’aimable vertu que la libéralité ! Qu’elle met un beau vernis sur la reconnaissance !

LE CHEVALIER.

Tu as raison, ma chère Javotte ; et c’est un vernis dont je fais grand usage.

JAVOTTE.

Je ne m’en suis pas encore aperçue.

LE CHEVALIER.

Tu t’en apercevras avant qu’il soit peu. Je t’en donne ma parole.

JAVOTTE.

Votre parole ?

LE CHEVALIER.

Oui, mon enfant ; c’est de l’argent comptant. Ainsi, je compte que tu me rendras service, en m’appuyant de tout ton crédit auprès d’Angélique. Me le promets-tu ?

JAVOTTE.

Oh ! Monsieur, je n’y manquerai pas... Je vous en donne ma parole.

LE CHEVALIER.

Ta parole ?

JAVOTTE.

Oui, Monsieur ; c’est de l’or en barre.

LE CHEVALIER.

Je le crois, mais quand me la tiendras-tu ?

JAVOTTE, lui faisant la révérence.

Quand vous m’aurez tenu la vôtre.

LE CHEVALIER, à part.

Voici une poulette qui n’est pas dupe.

JAVOTTE, à part.

Voilà un Chevalier qui en sait long...

Haut.

Jusqu’au revoir, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Comment donc ! tu t’en vas déjà ?

JAVOTTE.

J’ai cent mille affaires. Tout roule ici sur moi. D’ailleurs, je crois que nous n’avons plus rien à nous dire ; et, comme je n’ai point de temps à perdre, vous trouverez bon que je vous quitte.

LE CHEVALIER.

Encore un mot, je te prie.

JAVOTTE.

Dépêchez-vous donc.

LE CHEVALIER.

Va-t’en dire à monsieur le Baron que je voudrais bien lui parler un moment.

JAVOTTE.

Ah, Monsieur ! il a si mal passé la nuit, qu’il ne se lèvera qu’à deux heures.

LE CHEVALIER.

Fais-moi donc voir madame la Baronne.

JAVOTTE.

Elle est dans ses vapeurs noires, et ne veut voir personne aujourd’hui.

LE CHEVALIER.

Allons donc chez mademoiselle Angélique.

JAVOTTE.

Elle a la migraine. Ce sont des douleurs affreuses.

LE CHEVALIER.

Et tu me disais tout à l’heure que toute la famille se portait bien.

JAVOTTE.

Ah ! oui, je m’en souviens ; mais je vous l’ai dit par distraction. Présentement que j’y songe, je vous assure que toute la famille est indisposée ; et je m’avise aussi moi, que je ne me porte pas trop bien. C’est pourquoi je me retire, après vous avoir donné le bonjour.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, seul

 

Que veut dire ceci ? J’étais le favori de la famille, que j’avais brouillée avec tous mes rivaux, et je crois que je suis en disgrâce ! Les froids compliments de Javotte, ses malignes plaisanteries, les prétendues indispositions qu’elle m’oppose, tout cela, bien mûrement examiné, me fait croire qu’on me donne poliment mon congé. Il faut que, pendant mon absence, il y ait eu quelques éclaircissements entre la famille et ceux que j’en avais écartés par mes petites manœuvres ; ou que quelque riche parti soit venu se remettre sur les rangs. S’il est homme de condition, je suis perdu sans ressource, à moins que je ne le dégoûte, ou que je ne fasse en sorte qu’on se dégoûte de lui ; autrement, il aura l’avantage du bien sur moi, qui n’ai que ma naissance pour patrimoine.
Si c’est quelque homme de fortune, je pourrai chicaner le terrain : mais ma situation n’en sera pas meilleure, car aujourd’hui les richesses tiennent le haut du pavé ; on ne balance plus entre une riche alliance, et une alliance honorable, et mon vilain fera plier mes titres sous le poids de ses millions.
Voilà des réflexions assez tristes : peu s’en faut que je ne quitte la partie. Non, je n’en ferai rien ; je veux conserver mes prétentions, jusqu’à ce que je sois mieux au fait, et que je sache à qui j’ai affaire. Sans vanité, je ne suis pas un sot ; j’ai de la hardiesse et du génie, et peut-être qu’à force d’adresse et de tracasseries, je trouverai le moyen de me rétablir. Je ne lâcherai prise qu’à bonnes enseignes ; et, si je m’y résous, ce ne sera pas sans me venger de manière ou d’autre. Je brouillerai si bien la fusée, que bien fin sera celui qui pourra la démêler.
Mais voici la petite Louison ; voyons si par mes questions je n’en pourrai point tirer quelque éclaircissement. Elle m’a déjà fait des rapports dont je me suis servi fort à propos pour semer ici la dissension. Servons-nous du même expédient.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, LOUISON

 

LOUISON, accourant.

Ah ! monsieur le Chevalier, que je suis aise de vous revoir !

LE CHEVALIER.

Que je suis ravi de revoir mademoiselle Louison ! il faut que je la baise de tout mon cœur.

LOUISOU.

Non pas, s’il vous plaît : je ne baise plus les Messieurs, depuis que ma belle-maman me l’a défendu.

LE CHEVALIER.

Elle a tort, et je gage que vous en êtes fâchée.

LOUISON.

Vraiment oui, j’en suis bien fâchée ; mais il faut obéir, sinon...

Elle fait les gestes d’une personne qui fouette.

Vous m’entendez ?

LE CHEVALIER.

Comment ! on vous traite encore comme cela ?

LOUISON.

Quelquefois.

LE CHEVALIER.

Ah ! la cruelle mère que vous avez là ! je crois que vous la haïssez bien !

LOUISON.

Je ne l’aime pas trop.

LE CHEVALIER.

C’est bien fait. Il ne faut aimer que ceux qui vous caressent.

LOUISON.

Vraiment ! je n’aime que ceux-là non plus.

LE CHEVALIER.

Vous voulez donc bien, du moins, que je vous baise la main.

LOUISON.

Ma main !... Attendez, s’il vous plaît, je reviens tout à l’heure.

LE CHEVALIER.

Eh ! où allez-vous donc ?

LOUISON.

Demander la permission de vous donner ma main à baiser.

LE CHEVALIER.

Non, non ; j’aime mieux m’en passer. Jasons tous deux ; cela me suffira.

LOUISON.

Oh ! pour jaser, tant que vous voudrez. Maman ne me l’a pas défendu ; et quand elle me le défendrait, oh ! je vous assure que je ne pourrais pas m’en empêcher. Quelquefois elle me dit : taisez-vous, petite fille. Savez-vous ce que je fais ? Je boude maman, et je me parle toute seule.

LE CHEVALIER, à part.

Elle tient de son père.

LOUISON.

Ou bien je parle à ma poupée.

LE CHEVALIER.

Bonne ressource ! Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que votre poupée ne vous répond point.

LOUISON.

Oh ! je me réponds pour elle.

LE CHEVALIER, à part.

Parbleu ! voilà le vrai portrait du Baron.

Haut.

Vous avez donc bien de l’esprit, Louison, puisque vous en avez pour deux ?

LOUISON.

En doutez-vous, monsieur le Chevalier ? Nous nous disons je ne sais combien de jolies choses.

LE CHEVALIER.

Oh ! j’en suis persuadé.

LOUISON.

On s’imagine que je ne sais rien, parce que je suis petite ; mais je sais bien de petites affaires qu’on croit que je ne sais pas.

LE CHEVALIER.

Eh ! comme quoi, par exemple ?

LOUISON.

Par exemple... je sais que mon papa parle tout seul quand il est dans son cabinet.

LE CHEVALIER.

Il parle tout seul ?

LOUISON.

Oui, vraiment ; et je l’ai écouté ce matin plus d’un quart d’heure.

LE CHEVALIER.

Cela est plaisant ! Eh ! vous souvient-il de ce qu’il disait ?

LOUISON.

Si je m’en souviens ? vous allez voir. Il s’agissait de vous, monsieur le Chevalier : cela me faisait mourir de rire ; car il vous parlait, quoique vous n’y fussiez pas.

LE CHEVALIER.

Eh ! que me disait-il ?

LOUISON.

Attendez... il vous disait... Trêve de discours, monsieur le Chevalier ; je vous entends à demi-mot. Tenez, mon garçon, je vous aime, je vous estime : mais vous n’aurez pas ma fille.

LE CHEVALIER.

Voilà un fort mauvais compliment que me faisait monsieur votre père. Mais ne lui ai-je pas répondu quelque chose ?

LOUISON.

Oh qu’oui ! Vous lui répondiez : mais vous me l’aviez promise ; un honnête homme n’a que sa parole. Et il vous répondait : je me moque de ma parole. Et vous lui répondiez : cela est fort vilain à vous. Et il vous répondait : vilain vous-même ; allez vous promener ; j’aime mieux monsieur de Maison-Neuve, il est riche à millions, et vous n’avez pas le sou. Et vous répondiez : c’est monsieur de Maison-Neuve qui est un vilain, un crasseux, un pied-plat. Et il vous répondait : corbleu ! quand un homme est riche, il est assez noble. Et vous répondiez : mais c’est un sot, monsieur le Baron. Cela n’est pas vrai ; puisqu’il est plus riche que vous, il a plus d’esprit que vous. Adieu, Chevalier ; embrassez-moi, et n’y revenez plus. Bonjour et bonsoir, c’est pour deux fois. Après cela, mon cher papa a ouvert la porte de son cabinet, en vous disant : sortez, sortez. Et il l’a refermée si rudement, qu’il m’a fait peur, et que j’ai pris la fuite.

LE CHEVALIER.

Y a-t-il longtemps que cela s’est passé ?

LOUISON.

Tout à l’heure. Je cherchais Javotte pour lui conter tout cela ; et c’est vous que j’ai trouvé le plus à propos du monde. Ne trouvez-vous pas cette histoire-là bien plaisante ?

LE CHEVALIER.

Oh ! très plaisante assurément.

LOUISON.

Mais vous n’en riez point ! Je m’en vais le dire à ma sœur ; elle en rira plus que vous.

LE CHEVALIER.

Comment ! est-ce que votre sœur sera bien aise qu’on lui donne un autre mari que moi ?

LOUISON.

Je crois qu’oui ; car elle dit qu’elle ne vous aime plus, et qu’elle n’obéira jamais à ma belle-maman, qui veut absolument qu’elle vous épouse. Adieu ; voici mon papa qui parle tout seul. Ne lui dites pas ce que je vous ai dit, au moins ; car, si vous le dites, je dirai que vous ne dites pas vrai : et je le soutiendrai, je vous en avertis.

LE CHEVALIER.

Allez, ma belle enfant, je vous garderai le secret, mais à condition que vous me direz tout ce que vous saurez.

LOUISON.

Oui, oui ; revenez tantôt, nous jaserons encore. Sans adieu, monsieur le Chevalier.

 

 

SUITE DE LA LETTRE III

 

Vous voyez, Monsieur, par les trois scènes que vous venez de lire, que j’y emploie toute l’adresse qu’il m’est possible, pour développer insensiblement, par gradations, et même en action, mon principal caractère, afin d’éviter l’exposition et les récits, qui commencent par jeter du froid dans le début, et qui souvent impatientent et indisposent les spectateurs. Ainsi, Monsieur, quand vous travaillerez de votre chef, recherchez soigneusement toutes les ressources de l’art, pour exposer votre sujet sans paraître en avoir le dessein, et par le secours de l’action, ou des réflexions répandues et ménagées discrètement dans quelque monologue ; et ne faites pas comme les anciens, qui, pour faire entrer les spectateurs dans le sujet de la comédie qu’on allait représenter, introduisaient assez souvent un acteur qui leur racontait bonnement ce qui avait précédé l’action, comme s’il eût parlé à son confident ; ou qui se bornoient, comme Térence, à un personnage protatique, qui ne paraissait qu’une fois au premier acte, pour écouter froidement et sans intérêt ce qu’il était nécessaire de savoir avant que la pièce commençât. N’en déplaise aux partisans outrés des anciens, nous leur sommes infiniment supérieurs clans l’art des expositions, et même dans celui d’amener les dénouements : leur coloris, pour le dire en passant, est peut-être plus beau que le nôtre ; mais je crois que notre dessein est plus correct et plus ingénieux que le leur ; précieux avantage que nous devons à trois puissants génies, Corneille, Racine et Molière ; aux deux premiers surtout : car, à l’égard de Molière, on peut dire, sans lui faire injustice, que, s’il est très digne d’être imité, ce n’est pas par ses dénouements, qui tiennent plus des anciens et des farceurs d’Italie que des grands hommes que je nomme avec lui. Vous verrez ceci plus amplement expliqué dans mes commentaires dramatiques sur les auteurs tragiques et comiques, anciens et modernes, sans en excepter les Espagnols, les Italiens et les Anglais, qui méritent nos observations. C’est un ouvrage immense, auquel je travaille depuis près de dix ans. Vous avez vu mes Essais sur Sophocle, sur Euripide, sur Aristophane, et sur Plaute et Térence : cette première partie de ma tâche est entièrement finie ; mais la seconde partie me fait trembler, à cause de la vaste étendue de la matière qu’il faut que j’aie le courage d’embrasser : cependant, si c’est la plus longue, sans comparaison, ce sera, je crois, la moins difficile. Je suis fort avancé dans mes observations sur les deux Corneille, dont le cadet, plus je le sonde et l’examine, me paraît infiniment plus estimable qu’on ne se l’imagine ordinairement, surtout par rapport à l’invention et à la disposition des sujets. Jamais homme, à mon avis, n’a mieux possédé l’art de bien conduire une pièce de théâtre. Le tout soit dit en passant ; car ce n’est nullement ici l’occasion de traiter cette matière.

Bonjour, mon cher disciple : aimez toujours celui que vous appelez votre maître ; et soyez sûr que, par son tendre attachement pour vous, il mérite toute l’affection et tonte la confiance que vous lui marquez en toute occasion.

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