Les Premières amours (Eugène SCRIBE)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 12 novembre 1825.
Personnages
M. DERVIÈRE
EMMELINE, sa fille
CHARLES, cousin d’Emmeline
RINVILLE
LAPIERRE, domestique de M. Dervière
La scène se passe en Franche-Comté, dans la maison de M. Dervière.
Un salon. Une porte au fond, et deux latérales.
Scène première
EMMELINE, DERVIÈRE
DERVIÈRE.
Mais enfin, réponds-moi : qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce qui te fâche ? pourquoi depuis hier es-tu de mauvaise humeur ?
EMMELINE.
Je n’en sais rien, mon papa ; tout me déplaît, tout me contrarie.
DERVIÈRE.
C’est donc pour la première fois de ta vie ; car tout le monde fait ici tes volontés, à commencer par moi.
EMMELINE.
Combien vous êtes bon ! combien vous m’aimez !
DERVIÈRE.
Que trop ! Mais quand on est veuf, qu’on est, comme moi, un des premiers maîtres de forges de la Franche-Comté, avec cinquante mille livres de rentes, et une fille unique, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de sa fortune ? Songe donc que dans le monde je n’ai que toi à aimer.
Air de Lantara.
Mon seul vœu, ma plus chère envie
Est de pouvoir t’établir près de moi.
Cet or, fruit de mon industrie,
C’est pour mon gendre, ou plutôt c’est pour toi
Je veux, auprès d’un époux qui t’adore,
Doubler mes biens en vous les prodiguant :
Un père s’enrichit encore
De ce qu’il donne à son enfant.
Et voilà plus de vingt partis que je te propose ; mais aujourd’hui, par exemple, je n’entends pas raillerie, et tu auras la bonté de bien recevoir celui que nous attendons.
EMMELINE.
Quoi ! ce M. de Rinville, dont vous me parliez hier ! Eh bien ! mon papa, si vous voulez que je vous dise la vérité, c’est là l’unique cause de mon chagrin et de ma mauvaise humeur ; et je ne vois pas pourquoi vous me proposez celui-là plutôt qu’un autre.
DERVIÈRE.
Puisque tu n’en veux pas d’autre !...
EMMELINE.
Ce n’est pas une raison.
DERVIÈRE.
Si, Mademoiselle, c’en est une ; et si vous en voulez de meilleures, en voici : Il y a trente ans que je vins dans ce pays ; je n’avais rien ; j’étais sans amis, sans ressources : M. de Rinville le père m’accueillit, me protégea, m’avança des capitaux, et fut ainsi la première cause de ma fortune.
Air d’Aristippe.
Envers son fils mon cœur souhaite
Acquitter ce que je lui doi ;
Et pour mieux lui payer ma dette,
Mon enfant, je complais sur toi :
Oui, me disais-je, autrefois ma famille
À ses trésors dut un sort fortuné ;
Mais aujourd’hui je lui donne ma fille :
Il me devra plus qu’il ne m’a donné.
Du reste, ce fils que jeté destine est, dit-on, un charmant jeune homme, un sage, un philosophe qui a voyagé pour s’instruire, et qui revient en France pour se marier. Voilà, Mademoiselle, les raisons qui m’ont fait accueillir la demande de ce jeune homme. Maintenant qu’avez-vous à répondre ?
EMMELINE.
Rien. D’après ce que je viens d’apprendre, je l’épouserais avec grand plaisir, si cela se pouvait ; mais je me dois à moi-même de refuser.
DERVIÈRE.
Tu te dois à toi-même... Et qu’est-ce qui t’y oblige ?
EMMELINE.
Des promesses sacrées, et des serments antérieurs.
DERVIÈRE.
Qu’est-ce que j’apprends là ? Comment, Mademoiselle, sans ma permission !
EMMELINE.
Non, mon papa ! jamais sans votre permission ; si vous voulez me promettre de ne pas me gronder et de ne plus contraindre mon inclination, je m’en vais tout vous raconter.
DERVIÈRE.
Je vous demande qui s’en serait douté ? Une petite fille de seize ans, qui ne m’a jamais quitté, qui ne voit personne ! Allons, Mademoiselle, parlez vite.
EMMELINE.
Vous savez que j’ai été élevée ici auprès de vous, par ma vieille tante Judith.
DERVIÈRE.
Ma défunte belle-sœur : une vertueuse, une excellente fille, qui n’avait qu’un seul défaut ; c’était de consommer un roman par jour : les quatre volumes y passaient.
EMMELINE.
C’est là-dedans qu’elle m’a appris à lire ; et j’avais alors pour fidèle société mon cousin Charles, qui était orphelin, sans fortune, et que vous aviez recueilli chez vous.
DERVIÈRE.
Eh bien ! après ?
EMMELINE.
Eh bien ! quoiqu’il fût plus âgé que moi, nous passions nos jours ensemble, nous nous voyons à chaque instant, nos études, nos plaisirs, étaient les mêmes ; je l’appelais mon frère, il m’appelait sa petite sœur, parce que ma tante Judith nous avait lu Paul et Virginie ; c’était moi qui étais Virginie, et c’était lui qui était Paul ; et la fin de tout cela, c’est que nous nous sommes aimés éperdument, et que nous nous sommes juré une constance éternelle.
DERVIÈRE.
Laissez donc ensemble des cousins et des cousines ; moi qui y allais de confiance ! eh bien ! Mademoiselle ?
EMMELINE.
Eh bien ! un jour il nous a quittés, il est parti comme commis-voyageur en pays étranger ; mais avant son départ, il m’a dit : « Tu es riche et je n’ai rien ; on te fera sans doute épouser quelqu’un, parce que les pères, en général, sont injustes et tyranniques, du moins tous ceux que nous avons lus. » Et alors, pour le rassurer, je lui ai promis que je ne me marierais pas avant son retour ; il m’a donné un anneau que voici, je lui en ai donné un autre ; depuis, j’ai toujours pensé à lui, mais je ne l’ai plus revu.
DERVIÈRE.
Tu ne l’as plus revu ?
EMMELINE.
Vous le savez bien, puisqu’il n’est jamais venu ici.
DERVIÈRE.
Et vous n’aviez jamais ensemble aucune correspondance ?
EMMELINE.
Aucune, excepté les jours de lune ; tous les soirs, à la même heure, j’allais la regarder, et lui aussi : c’était convenu entre nous.
DERVIÈRE.
Voilà certainement une correspondance bien innocente.
EMMELINE.
Air : Le choix que fait tout le village.
Lorsque brillait, sur la céleste voûte,
L’astre des nuits, l’astre du sentiment,
Le regardant, je me disais : Sans doute
De son côté Charles en fait autant.
DERVIÈRE.
Eh quoi ! c’est là le seul nœud qui vous lie ?
EMMELINE.
Est-il des nœuds plus forts et plus puissants ?
Ne doit-on pas s’aimer toute la vie,
Lorsque le ciel a reçu nos serments ?
Malgré cela, le mal n’est pas si grand que je croyais, car enfin ton cousin est parti depuis longtemps ; et tu me permettras de te dire qu’un pareil amour est un enfantillage.
EMMELINE.
C’est ce qui vous trompe. Vous ne savez pas, mon papa, que les premières impressions ne s’oublient jamais, car on n’aime bien que la première fois ; du moins ma tante Judith me l’a souvent répété, et je l’éprouve. Depuis le départ de Charles, je ne pense qu’à lui, je n’aime que lui ; et ce qui me fait refuser tous les partis que vous me proposez, c’est d’abord la promesse que je lui ai faite ; et puis, dès qu’un jeune homme veut me faire la cour, je me dis : Quelle différence ! ce n’est pas Charles, ce n’est pas lui !
DERVIÈRE.
Voyez-vous ce que c’est qu’une jeune tête ! voilà maintenant son imagination qui a fait de M. Charles un héros de roman.
EMMELINE.
Je ne le reverrai jamais sans votre aveu, sans votre consentement ; mais jusque-là du moins, ne me forcez pas à en épouser un autre. Renvoyez ce M. de Rinville.
DERVIÈRE.
Y penses-tu ? le fils d’un ancien ami ! Non, Mademoiselle, vous avez beau dire et beau faire, aujourd’hui, je vous le répète, je montrerai du caractère, et je ne céderai pas.
EMMELINE.
Et tout à l’heure pourtant vous disiez que vous ne vouliez que mon bonheur.
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.
Je suis si bien auprès de vous,
J’y vois tant de soins de me plaire,
Que le souvenir de mon père
Ferait du tort à mon époux.
DERVIÈRE.
Il est, dit-on, aimable et tendre,
Pour son bon cœur il est cité.
EMMELINE.
Fût-il un ange de bonté,
Il ne pourrait jamais me rendre
Ce que pour lui j’aurais quitté.
DERVIÈRE.
Oui, oui, tu veux me gagner.
EMMELINE.
Oh ! mon Dieu, non ; mais je sens bien que cela influe sur ma santé.
DERVIÈRE.
Qu’est-ce que tu me dis là ?
EMMELINE.
Depuis hier, j’ai la migraine ou la fièvre, je ne sais laquelle ; mais ça me fait bien mal.
DERVIÈRE.
La lièvre ! il se pourrait ! et c’est moi qui en serais cause !
EMMELINE.
Oui, sans doute ; je suis déjà changée, je l’ai bien vu ; cela va augmenter de jour en jour ; et puis quand vous m’aurez perdue, vous direz : « Ma pauvre fille, ma pauvre Emmeline, qui était si gentille ! » Mais il ne sera plus temps.
DERVIÈRE.
Dieux ! est-on malheureux d’avoir une fille unique ! impossible de montrer du caractère. Emmeline, je t’en supplie, ne va pas t’aviser d’être malade ; j’écrirai à ce jeune homme, je vais lui écrire.
EMMELINE.
Ah ! que vous êtes aimable ! tenez, mon papa, là, tout de suite.
DERVIÈRE, se mettant à table.
J’en conviens, morbleu ! c’est bien malgré moi ; allons, j’écrirai ; mais c’est d’une impolitesse !
EMMELINE.
Mais au contraire, c’est par honnêteté ; si je le refusais après l’avoir vu, ce serait blesser son amour-propre, et il aurait droit de se plaindre de nous ; mais le renvoyer avant qu’il ne vienne, c’est plus honnête, et je suis sûre, qu’il sera parfaitement content.
DERVIÈRE, à part.
Quel diable de raisonnement me fait-elle là ?
Haut.
Apprenez, Mademoiselle, qu’il n’y a qu’un moyen : c’est d’en agir franchement avec lui. Je lui écrirai donc toute la vérité ; mais ne croyez pas pour cela que je consente à votre mariage avec Charles.
EMMELINE.
Aussi, mon papa, je ne vous en parle pas, je ne vous en dis rien ; mais de son coté, j’en suis sûre, Charles m’est resté fidèle, il ne peut tarder à revenir de ses voyages, et alors nous verrons.
DERVIÈRE.
Qu’est-ce que nous verrons ?
EMMELINE.
Je veux dire que vous verrez s’il vous convient pour gendre. Mais voici votre lettre qui est finie.
Prenant la sonnette.
Il faudrait l’envoyer tout de suite, tout de suite. Dieu ! que c’est bien écrit !
Emmeline sort.
DERVIÈRE.
Tiens, es-tu satisfaite ?
Scène II
EMMELINE, DERVIÈRE, LAPIERRE
EMMELINE.
Je sens déjà que cela va mieux. Lapierre, vite à cheval ; porte cette lettre à quatre lieues d’ici, au château de Rinville, au grand galop, et reviens de même, car j’ai encore autre chose à te commander, et puis, dis en bas que nous n’y sommes pour personne.
LAPIERRE.
Je vais mettre mes bottes.
EMMELINE.
Allons, va et dépêche-toi.
Lapierre sort par la porte à droite.
DERVIÈRE.
Moi, je rentre dans mon appartement.
EMMELINE.
J’y vais avec vous, donnez-moi le bras ; je vous ferai la lecture ou votre partie de piquet, ou, si vous l’aimez mieux, je vous jouerai sur ma harpe cette romance que vous aimez tant.
DERVIÈRE.
Comme tu es bonne et aimable !
EMMELINE.
Dame ! quand je suis contente de vous.
Air des Comédiens.
Quel sort heureux l’avenir nous destine !
Nul plus que vous ne fut jamais chéri.
DERVIÈRE.
Combien je t’aime ! et pourtant j’imagine
Que j’ai grand tort de te gâter ainsi.
EMMELINE.
Vous faites bien ! c’est un parti fort sage,
Les bons parents en tout temps le suivront.
Ainsi que vous j’en prétends faire usage ;
Et mes enfants un jour vous vengeront.
ENSEMBLE.
Quel sort heureux, etc.
Scène III
LAPIERRE, sortant tout botté du cabinet à droite, et tenant la lettre
Quatre lieues au grand galop ! comme c’est amusant ! et revenir de même, pour qu’on me donne encore de nouvelles commissions : joli moyen de me refaire ! Mais notre jeune maîtresse ne doute de rien ; dès qu’elle a un caprice, crac, à cheval. Je sais bien qu’avec elle on a de l’agrément, et qu’on est récompensé généreusement ; mais s’il y avait moyen d’avoir les récompenses sans avoir la peine, cela vaudrait encore mieux. Qui nous arrive là ? un beau jeune homme que je n’ai jamais vu.
Scène IV
LAPIERRE, RINVILLE
RINVILLE, à la cantonade.
Oui, vous pouvez le mettre à l’écurie, car je reste ici.
À Lapierre.
M. Dervière, votre maître ?
LAPIERRE.
Est-ce qu’on ne vous a pas dit en bas ?...
RINVILLE.
On m’a dit qu’il y était.
LAPIERRE.
Ah ! mon Dieu ! je vous demande bien pardon de ce qu’ils ne vous ont pas renvoyé ; c’est ma faute, je ne les avais pas encore prévenus. C’est que, voyez-vous, Monsieur, je vais vous expliquer : notre maître y est bien, mais Mademoiselle a dit de dire qu’il n’y était pas ; et ici on obéit de préférence à Mademoiselle.
RINVILLE.
C’est juste, c’est dans l’ordre. L’on m’a déjà parlé de la faiblesse de ce bon M. Dervière pour son unique enfant.
Air : Le luth galant.
Loin de blâmer une aussi douce erreur,
Elle me plait et sourit à mon cœur.
Admirant le premier les héros qu’il fait naître,
L’artiste aime le marbre auquel il donna l’être ;
Le père aime l’enfant qu’il a créé... peut-être !
Amour-propre d’auteur !
Il donne de l’argent à Lapierre.
Vois cependant s’il n’y aurait pas moyen d’obtenir de ton maître un moment d’entretien ? Quand je devrais l’attendre ici seul, cela m’est égal.
LAPIERRE, tenant l’argent.
Il est de fait que Monsieur y va franchement. Je vais dire à un de mes camarades ; car moi, voyez-vous, je suis pressé ; il faut que je monte à cheval à l’instant même, pour porter cette lettre au château de Rinville.
RINVILLE.
À Rinville ? J’y retourne aujourd’hui ; et si cette lettre est pour le maître du château ?...
LAPIERRE.
Précisément.
RINVILLE.
Je me charge de la lui remettre.
LAPIERRE.
Pardi, Monsieur, c’est bien honnête à vous. Vous m’épargnez là une course qui ne me plaît guère. En revanche, je vais tâcher de faire votre commission, et d’envoyer ici M. Dervière, sans que Mademoiselle me voie.
Il sort.
Scène V
RINVILLE, seul
Il lit.
« À monsieur de Rinville. » C’est bien pour moi, et de la main du beau-père ; car si je ne le connais pas, je connais son écriture.
Décachetant la lettre.
Je vois qu’on ne m’attendait que dans quelques heures ; mais l’impatience devoir ma jolie future... et puis, avant de lui être présenté, je voulais m’entendre avec le père sur les moyens de plaire à sa fille : est-ce qu’il me répondrait d’avance à ce que je venais lui demander ?
Lisant à voix basse.
Ah ! mon Dieu ! en voilà plus que je n’en voulais savoir ; elle en aime un autre : c’est agréable pour un prétendu ! Et mon père qui m’écrivait en Allemagne de revenir et vite et vite, car c’était là la femme qu’il me fallait. La sagesse, l’innocence même ! Il avait raison, il fallait se presser ; n’y pensons plus ! c’est une affaire finie ; et après tout, cela doit m’être égal. Eh bien ! non, morbleu ! cela ne me l’est pas ! La fortune, la famille, le voisinage, tout rendait cette alliance si convenable ! On prétend d’ailleurs que la jeune personne est charmante ; qu’elle a déjà refusé vingt partis. Et je me disais au fond du cœur : « C’est moi qui suis destiné à triompher de cette indifférence. » Je crois même, tant j’étais sûr de mon fait, que je m’en suis vanté d’avance auprès de quelques amis qui vont rire à mes dépens ; et je partirais sans la voir, sans la disputer à mon rival !
Lisant la lettre.
« Monsieur Charles, un cousin qu’elle aimait dès son enfance... » Dès son enfance ! c’est bien ! cela prouve du moins que ma femme est susceptible de fidélité. Il ne s’agit que de donner une autre direction à un sentiment aussi louable que rare.
Lisant.
« Qu’elle aimait dès son enfance, et qu’elle n’a pas vu depuis sept à huit ans. » Cela n’est pas possible ; et je n’y croirais pas, si je ne savais ce que c’est que la constance du premier âge. Eh mais, morbleu ! qu’elle idée ! en sept à huit ans, il peut arriver tant de changements, même à une figure de cousin, que je pourrais bien, sans être reconnu... Ma foi qu’est-ce que je risque ? d’être congédié ? Je le suis déjà. Ne fût-ce que pour la voir, et pour me venger, je tenterai l’aventure. On vient ; c’est sans doute le beau-père ; je vais commencer par lui.
Scène VI
RINVILLE, DERVIÈRE
DERVIÈRE, à part, en entrant.
Ce Lapierre est venu me dire mystérieusement qu’un étranger désirait me parler ici en secret, et...
À Rinville.
Est-ce vous, Monsieur, qui m’avez fait demander ?
RINVILLE.
Oui, Monsieur.
DERVIÈRE.
Qu’y a-t-il pour votre service ?
RINVILLE, à part.
Allons, de l’entraînement et du pathétique.
Haut.
Vous ne remettez pas mes traits ? Il se pourrait que huit ans d’absence et d’éloignement m’eussent rendu tellement méconnaissable aux yeux même de ma famille ?...
DERVIÈRE.
Que dites-vous ?
RINVILLE.
Quoi ! la voix du sang n’est-elle qu’une chimère ? ne parle-t-elle pas à votre cœur ? et ne vous dit-elle pas, mon cher oncle ?...
DERVIÈRE.
Ô ciel ! tu serais ?...
RINVILLE, se précipitant dans ses bras.
Charles, votre neveu.
DERVIÈRE, se détournant.
Que le diable t’emporte !
RINVILLE.
Eh bien ! qu’avez-vous donc ?
DERVIÈRE.
Rien. L’étonnement, la surprise... J’avoue que je ne t’aurais jamais reconnu ; car, soit dit entre nous, tu n’annonçais pas, il y a huit ans, devoir être un bel homme ; au contraire.
RINVILLE.
Tant mieux, cela doit vous faire plaisir de me voir changé à mon avantage.
DERVIÈRE.
Non, j’aurais mieux aimé te voir continuer dans l’autre sens.
RINVILLE.
Et pourquoi ?
DERVIÈRE.
Tiens, mon garçon, entre parents, on aurait tort de se gêner, et je vais te parler franchement. Je t’ai recueilli, je t’ai élevé, j’ai pris soin de toi, je te faisais une pension de mille écus.
RINVILLE.
Oui, mon oncle.
DERVIÈRE.
Eh bien ! je la porte à six mille francs, à une condition, c’est que tu partiras aujourd’hui même ; et que d’ici à quelques années, nous nous priverons mutuellement du plaisir de nous voir.
RINVILLE.
Comment ! vous me renvoyez ? vous mettez la nature à la porte ?
DERVIÈRE.
Oui, mon garçon.
RINVILLE.
Air : De sommeiller encor, ma chère.
Un parent !
DERVIÈRE.
C’est pour cela même.
RINVILLE.
Un neveu !...
DERVIÈRE.
Cela m’est égal.
RINVILLE.
Je suis touché d’une façon extrême,
D’un accueil si patriarcal.
À part.
Comme prétendu l’on m’exile,
Comme parent l’on me chasse déjà.
Il est vraiment fort difficile
D’entrer dans cette maison-là.
Et puis-je savoir du moins ?...
DERVIÈRE.
Je te crois homme d’honneur, et je veux bien t’achever ma confidence. Tu as été élevé avec ma fille, et elle a conservé de toi un souvenir qui nuit à mes projets et renverse mes plus chères espérances ; car je voulais l’unir au fils d’un ancien ami, à M. de Rinville ! un brave et excellent jeune homme que je porte dans mon cœur ; tu ne dois pas m’en vouloir.
RINVILLE.
Non, Monsieur, non, il s’en faut.
À part.
C’est un excellent père que mon oncle.
DERVIÈRE.
Je voudrais imaginer quelque prétexte, quelque ruse, pour lui présenter ce jeune homme sans qu’elle s’en doutât.
RINVILLE, souriant.
Voyez-vous, eh bien ?
DERVIÈRE.
Mais j’ai besoin d’y penser à loisir, parce que je ne suis pas fort, je n’ai pas l’habitude de dissimuler avec ma fille ; si j’étais de quelque complot, elle le devinerait sur-le-champ.
RINVILLE, à part.
C’est bon à savoir.
DERVIÈRE.
Maintenant, tu connais ma position et la tienne ; pour que je lui présente ce jeune homme, pour qu’elle le voie, il faut d’abord que tu t’en ailles.
RINVILLE.
Cela me paraît difficile.
DERVIÈRE.
En aucune façon ; elle ne sait pas que tu es ici, elle ne se doute pas de ton arrivée, et en partant sur-le-champ...
EMMELINE, en dehors.
Mon papa ! mon papa !
DERVIÈRE.
Ah ! mon Dieu ! la voici, tais-toi, je suis sûr qu’elle fera comme moi, qu’elle ne te reconnaîtra pas.
Scène VII
RINVILLE, DERVIÈRE, EMMELINE
EMMELINE, sans voir d’abord Rinville.
Mon papa ! mon papa ! qu’est-ce que cela veut dire ? je suis tout émue, toute tremblante ; il y a en bas un homme qui demande à vous parler.
DERVIÈRE.
Et qui donc encore ?
EMMELINE.
Un étranger, un Allemand, M. Zacharie il m’a annoncé que mon cousin allait peut-être arriver.
RINVILLE, à part.
Me voilà bien.
EMMELINE.
Et c’est pour cela qu’auparavant il veut, dit-il, vous parler à vous, pour une affaire qui concerne votre neveu, M. Charles.
DERVIÈRE, se retournant vivement, à Rinville.
Pour toi ?
Se reprenant.
Dieu ! qu’ai-je fait !
EMMELINE.
Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous dit ?
DERVIÈRE, cherchant à se mettre devant Rinville.
Rien, mon enfant, rien, je te prie... Je parlais à Monsieur, qui est un étranger, et qui se trouvait là par hasard.
EMMELINE.
Non, non vraiment, vous me trompez ; ce que vous lui disiez tout à l’heure, votre trouble, votre embarras, ses yeux fixés sur les miens ; c’est ainsi qu’il me regardait.
Courant à lui.
Charles, c’est toi !
EMMELINE et RINVILLE.
Air de Jeannot et Colin.
Beaux jours de notre enfance.
Vous voilà revenus.
Ensemble.
EMMELINE.
C’est lui ! de sa présence
Tous mes sens sont émus.
RINVILLE.
De sa douce présence
Que mes sens sont émus.
ENSEMBLE.
Beaux jours de notre enfance,
Vous voilà revenus.
EMMELINE.
Comment, c’est toi ! que je te regarde encore ; c’est que vraiment il est bien changé, n’est-ce pas, mon papa ? Mais c’est égal, c’est toujours la même physionomie, et surtout les mêmes yeux, ces choses-là restent toujours ; et vous, Monsieur, comment me trouvez-vous ?
RINVILLE.
Plus jolie encore que je ne croyais ! au point qu’il me semble vous voir aujourd’hui pour la première fois.
EMMELINE.
Vraiment ! ah ! dame, je ne suis pas changée comme vous.
RINVILLE.
Et vous m’avez reconnu ?
EMMELINE.
Sur-le-champ ; d’abord rien qu’en entrant et sans savoir pourquoi, j’étais un peu agitée ; c’était un pressentiment qui me disait : Il est là.
DERVIÈRE.
Pour moi, je n’ai eu aucun pressentiment ; et s’il ne m’avait pat dit son nom en toutes lettres.
EMMELINE.
Vous ! mais moi, c’est bien diffèrent ; il est des sympathies qui ne trompent jamais ; et si ma pauvre tante Judith était là, elle vous expliquerait... Mais j’oublie ce monsieur qui est en bas, et qui avait l’air si impatient.
DERVIÈRE.
Je vais le conduire dans mon cabinet, et, puisque tu ne connais point ce M. Zacharie, voir qu’elles sont ces affaires qui peuvent te concerner.
À Rinville qu’il conduit à gauche du théâtre.
Je te laisse avec ma fille, avec ta cousine, sur la foi des traités, et j’espère bien que tu ne lui parleras pas d’amour, tu m’en donnes ta parole ?
RINVILLE.
Je vous jure que Charles ne lui en dira pas un mot.
DERVIÈRE.
C’est bien ! je suis tranquille, et même, si tu trouvais moyen de lui déplaire et de l’éloigner de toi, cela ne serait pas mal, cela irait à notre but.
RINVILLE.
Fiez-vous à moi, j’arrangerai cela pour le mieux.
Scène VIII
RINVILLE, EMMELINE
RINVILLE, à part.
J’avoue que pour une première entrevue la situation est originale.
EMMELINE.
Eh bien ! Charles, te voilà donc de retour ?
RINVILLE.
Oui, Mademoiselle.
EMMELINE.
Mademoiselle ! ne suis-je pas ta cousine ?
RINVILLE.
Si, ma jolie cousine, me voilà auprès de vous, c’est tout ce que je désirais.
EMMELINE.
Auprès de vous ! comment ! Charles, tu ne me tutoies plus ?
RINVILLE.
Je n’osais pas, mais si tu le veux !
EMMELINE.
Sans doute, entre cousins, où est le mal ? n’était-ce pas ainsi avant ton départ ?
RINVILLE.
Oui, certainement.
EMMELINE.
Que de fois je me suis rappelée ce temps-là ! les souvenirs d’enfance ont quelque chose de si vrai et de si touchant ! te souviens-tu comme nous étions gais, comme nous étions heureux ? et ma pauvre tante Judith, comme nous la faisions enrager ! À propos de cela, Monsieur, vous ne m’en avez pas encore parlé.
RINVILLE.
C’est vrai, cette pauvre femme ; elle doit être bien vieille ?
EMMELINE.
Comment ! bien vieille ! mais elle est morte depuis trois ans.
RINVILLE, à part.
Ah ! mon Dieu !
EMMELINE.
Est-ce que vous ne le savez pas ?
RINVILLE.
Si vraiment, mais je voulais dire que maintenant elle serait bien vieille.
EMMELINE.
Pas tant ; mais te souviens-tu quand, sans lui en demander la permission, nous allions à la ferme chercher de la crème ? c’était toi qui en mangeais le plus.
RINVILLE.
C’était toi.
EMMELINE.
Non, Monsieur ; et ce jour où nous avons été surpris par l’orage ?
RINVILLE.
Dieu ! avons-nous été mouillés !
EMMELINE.
À l’abri de ton carrick, que tu avais étendu sur moi... car tu étais Paul.
RINVILLE.
Et toi, Virginie.
EMMELINE.
C’est charmant ; il n’a rien oublié ! et le soir, te souviens-tu quand nous jouions aux jeux innocents ; mais dans ce temps-là déjà vous étiez bien hardi.
RINVILLE.
Vraiment !
EMMELINE.
Oui, oui, je me rappelle ce baiser que vous m avez donné ; mais ne parlons plus de cela.
RINVILLE.
Au contraire, parlons-en, comment ! un baiser.
EMMELINE.
Oui, là, sur ma joue ; tu ne te rappelles pas que je me suis fâchée, et que je t’ai dit : « Charles, finissez, je le dirai à ma tante. » Mais je ne lui ai jamais rien dit.
RINVILLE.
Oui, oui, je me rappelle maintenant... je crois même que le lendemain j’ai recommencé.
EMMELINE.
Non, Monsieur, du tout, puisque c’était la veille de votre départ.
RINVILLE, à part.
Je respire, car j’avais peur d’avoir été trop hardi.
EMMELINE.
C’est le lendemain de ce jour-là que tu es parti. Et tu te rappelles bien ce que nous nous sommes promis en nous quittant ?
RINVILLE.
Oui, sans doute.
EMMELINE, regardant en l’air.
Vous savez bien, là-haut.
RINVILLE, inquiet et regardant comme elle.
Oui, là-haut, je me rappelle.
EMMELINE.
Eh bien ! Monsieur, je n’y ai pas manqué une seule fois ; et vous ?
RINVILLE.
Ni moi non plus.
À part.
Que diable cela peut-il être ?
EMMELINE.
Et toutes vos autres promesses, les avez-vous tenues de même ?
RINVILLE.
De même, je vous le jure.
Duo.
Air de Jeannot et Colin.
EMMELINE.
Ainsi que moi, tu te souviens
De nos jeux, de nos entretiens.
RINVILLE.
Je m’en souviens.
EMMELINE.
Et de ces romans pleins de charmes
Qui nous faisaient verser des larmes !
RINVILLE.
Je m’en souviens.
ENSEMBLE.
Ah ! quel doux moment nous rassemble
Que ce souvenir est touchant !
EMMELINE.
Mais redis-moi cet air charmant
Qu’autrefois nous chantions ensemble.
RINVILLE, embarrassé.
Cet air charmant ?
EMMELINE.
Tu le sais bien.
RINVILLE.
Eh ! oui, vraiment.
EMMELINE, cherchant l’air.
« J’entends la musette,
« Et ses sons joyeux,
« Viens-t’en sur l’herbette
« Danser tous les deux. »
RINVILLE.
Oui, cet air si tendre
Était gravé là.
À part.
Car j’ai cru l’entendre
Dans quelque opéra.
Haut et reprenant le motif de l’air.
J’aime la musette
Et ses sons joyeux.
EMMELINE, figurant quelques pas.
Ainsi sur l’herbette
Nous dansions tous deux.
RINVILLE.
Quelle aimable danse !
EMMELINE.
Puis Charles en cadence
M’embrassait, je crois.
RINVILLE, l’embrassant.
C’est comme autrefois.
Scène IX
RINVILLE, EMMELINE, DERVIÈRE
DERVIÈRE.
Qu’est-ce que je vois là ? Charles ! mon neveu ! sont-ce là les promesses que vous m’aviez faites ?
RINVILLE, à part.
C’est vrai, j’avais oublié mon rôle de cousin.
EMMELINE.
Ne vous fâchez pas, mon papa ; ce n’était que de souvenir.
DERVIÈRE.
Oui, des souvenirs d’enfance. En voilà assez comme cela ; et vous, Monsieur, après la parole d’honneur que vous m’avez donnée, je n’ai plus de confiance en vous, et vous aurez la bonté de partir ce soir.
EMMELINE.
Comment ! mon papa, au moment où il arrive, vous le renvoyez ?
DERVIÈRE.
Oui, Mademoiselle, pour votre intérêt et peut-être pour le sien, car savez-vous quel était ce M. Zacharie, que monsieur mon neveu disait ne pas connaître ?
RINVILLE.
Je vous jure que je l’ignore...
DERVIÈRE.
Ah ! vous ignorez ! je vous apprendrai donc que c’était un usurier, porteur d’une lettre de change. Celte lettre de change, acceptée par vous, je l’ai payé : et la voilà.
RINVILLE.
Il se pourrait !
DERVIÈRE.
Oui, Monsieur, nierez-vous votre signature ?
RINVILLE.
Non, sans doute ; mais je ne serais pas fâché de la voir.
À part.
Ne fût-ce que pour la connaître.
Lisant.
Charles Desroches.
À part.
Ah ! l’on m’appelle Desroches : c’est bon.
DERVIÈRE.
Eh bien ! qu’avez-vous à dire ?
RINVILLE.
Je dis, Monsieur, que c’est une lettre de change. Tout le monde peut faire des lettres de change.
DERVIÈRE.
S’il n’y en avait qu’une encore, passe ; mais M. Zacharie m’a prévenu que demain on devait en présenter cinq ou six, que je ne paierai pas.
EMMELINE.
Qu’est-ce que j’apprends là ? Comment ! Charles ! vous êtes donc devenu mauvais sujet ?
RINVILLE, allant à Emmeline.
Cela en a l’air au premier coup d’œil ; mais je vous réponds...
DERVIÈRE.
Bah ! ce n’est rien encore. M. Zacharie m’a parlé d’une affaire pire que tout cela.
RINVILLE.
Une affaire ! Qu’est-ce que cela signifie ?
DERVIÈRE.
Oui, Monsieur ; qu’est-ce que cela signifie ? c’est moi qui vous le demanderai, car M. Zacharie n’a pas voulu s’expliquer : « La faute est grave, a-t-il dit, très grave ; et c’est pour cela que je laisse à votre neveu le soin de se justifier. » Et malgré mes efforts, il est parti sans vouloir ajouter un mot de plus.
EMMELINE.
Une faute ! et une faute très grave ! Charles, qu’est-ce que c’est ?
RINVILLE.
Oh ! des choses que je ne peux pas vous dire.
DERVIÈRE.
Vous devez sentir cependant que l’aveu de vos torts peut seul vous les faire pardonner.
EMMELINE.
Oui, Monsieur ; avouez-les, je vous en supplie.
RINVILLE.
Franchement, je le voudrais que cela me serait impossible.
EMMELINE.
N’importe, Monsieur, avouez toujours. Vous hésitez ! ah ! mon Dieu ! c’est donc bien terrible. Qu’est-ce que c’est, Monsieur ? qu’est-ce que c’est ? répondez, et tout de suite. Autrefois vous me disiez tout ; j’avais votre confiance ; mais je vois que vous êtes changé, que vous n’êtes pas le même. Ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis le jour de votre départ, et au moment où vous m’avez donné cet anneau que j’ai toujours gardé.
Regardant la main de Rinville.
Eh bien ! eh bien ! Monsieur, où est donc le vôtre ?
RINVILLE.
Le mien ?
À part.
Peste soit des emblèmes et des sentiments !
EMMELINE.
Je ne le vois pas à votre doigt, et vous ne deviez jamais le quitter !
RINVILLE, embarrassé.
Je vous avoue que, dans ce moment, je ne l’ai pas sur moi.
DERVIÈRE, à part, se frottant les mains.
À merveille ! cela va nous amener une brouille.
EMMELINE.
Voilà ce que vous n’osiez pas dire ; mais je le devine maintenant, vous l’avez donné à une autre.
DERVIÈRE, vivement.
C’est probable.
RINVILLE.
Vous pourriez supposer ?...
EMMELINE.
Oui, Monsieur, oui ; c’est indigne ! j’aurais tout pardonné, vos dettes, vos créanciers, tout ce que vous auriez pu faire ; mais ne pas avoir mon anneau ! c’est fini, tout est rompu, je ne vous aime plus.
DERVIÈRE.
Bravo !
Ensemble.
EMMELINE.
Air du Charmelle.
Lui que je croyais sincère,
Il a trompé mon espoir ;
Rien n’égale ma colère,
Je ne veux plus le revoir.
RINVILLE.
Que devenir et que faire ?
Quand tout comblait mon espoir ;
Je me vois dans cette affaire,
Coupable sans le savoir.
DERVIÈRE.
Bravo ! bravo ! sa colère
Comble ici tout mon espoir.
À Emmeline.
Je suis comme toi, ma chère,
Je ne veux plus le revoir.
RINVILLE, à Dervière.
Vous êtes inexorable...
À Emmeline.
D’ici vous me bannissez,
Et pour un motif semblable ?
DERVIÈRE.
Quoi ! cela n’est pas assez ?
EMMELINE.
Quand on trahit ses promesses,
Quand on change tout à coup,
Quand on a plusieurs maitresses...
DERVIÈRE.
On est capable de tout.
Ensemble.
EMMELINE.
Lui que je croyais sincère, etc.
RINVILLE.
Que devenir et que faire ? etc.
DERVIÈRE.
Bravo ! bravo ! sa colère, etc.
Scène X
RINVILLE, EMMELINE, DERVIÈRE, LAPIERRE
LAPIERRE.
Monsieur, c’est un étranger, un jeune homme qui arrive ; et comme il n’y a personne pour le recevoir...
EMMELINE.
Il s’agit bien de cela ; je suis bien en train de faire les honneurs.
DERVIÈRE.
Quel est ce jeune homme ? que nous veut-il ? nous n’attendions personne à cette heure que M. de Rinville.
EMMELINE, à Lapierre.
Et tu lui as porté ce matin la lettre que je t’ai donnée ?
LAPIERRE.
C’est-à-dire, Mademoiselle, c’était bien mon intention ; mais j’ai rencontré ici
Montrant Rinville.
Monsieur qui a bien voulu se charger de la porter lui-même en s’en allant.
EMMELINE, à Rinville.
Ô ciel ! et vous l’avez encore ?
RINVILLE.
Oui, Mademoiselle.
DERVIÈRE, à Lapierre.
C’est lui, c’est mon gendre, et je n’étais pas prévenu ! Je cours m’habiller.
À Rinville.
Vous, Monsieur, je ne vous retiens plus ; toi, ma fille, vite à ta toilette ; songe donc ! une première entrevue !
EMMELINE.
Est-ce ennuyeux ! faire une toilette pour ce vilain jeune homme, que je déteste, que je ne voulais pas voir ;
À Rinville.
et c’est vous, Monsieur, qui l’avez amené, qui êtes cause de tout : eh bien ! tant mieux ! cela se trouve à merveille ; je vais maintenant m’efforcer de le trouver aimable, de l’aimer pour me venger et pour obéir à mon père.
DERVIÈRE.
C’est cela, l’obéissance filiale. Viens, ma fille ; toi, Lapierre, fais entrer ce jeune homme et prie-le d’attendre.
Il sort avec Emmeline par la porte à gauche, et Lapierre par le fond.
Scène XI
RINVILLE, seul
Bravo ! cela va bien ! brouillé avec le père, brouillé avec la fille ; voilà une ruse qui m’a joliment réussi. J’en suis d’autant plus désolé, que maintenant ce n’est plus pour plaisanter. Emmeline est charmante, et je ne renoncerai pas à sa main. Je sais bien que d’un mot je puis me justifier ; mais pour dire ce mot, il faudrait être bien sûr que c’est moi que l’on aime, et non le souvenir de M. Charles.
Air de la Sentinelle.
L’hymen, dit-on, craint les petits cousins ;
Moi je frémis sitôt que l’on en parle,
Et je voudrais, pour fixer mes destins,
Faire oublier tout à fait monsieur Charles,
Sans cela, j’en conviens ici,
Pour moi la chance est au moins incertaine ;
Si je prends sa place aujourd’hui,
Plus tard, quand je serai mari,
Il pourrait bien prendre la mienne.
Scène XII
RINVILLE, CHARLES
CHARLES, à la cantonade.
Je vous remercie, Monsieur, vous êtes bien honnête, je ne suis pas fâché de me reposer, parce qu’il n’y a rien de fatigant comme les pataches, surtout quand on les prend à jeun.
RINVILLE.
Voilà un jeune cadet qui a une tournure originale.
CHARLES.
Il paraît que M. Dervière n’y est pas ?
RINVILLE.
Non, Monsieur.
CHARLES.
Ni sa fille non plus ?
RINVILLE.
Non, Monsieur.
CHARLES.
Tant mieux.
RINVILLE.
Et pourquoi ?
CHARLES.
Je dis tant mieux, parce que j’ai à leur parler, et qu’alors cela me donnera le temps de chercher ce que je veux leur dire. Monsieur est de la maison ?...
RINVILLE.
À peu près.
CHARLES.
Vous pourriez alors me rendre un service ; c’est peut-être indiscret, mais entre jeunes gens...
RINVILLE.
Parlez, Monsieur.
CHARLES.
N’est-il pas venu ici un nommé Zacharie, un capitaliste allemand ?
RINVILLE.
Un usurier ! il sort d’ici.
CHARLES.
Voilà ce que je craignais ; je ne sais pas comment il aura su l’adresse de mon oncle.
RINVILLE.
Ô ciel ! est-ce que vous seriez M. Charles ? Charles Desroches ?
CHARLES.
Lui-même, qui, après huit ans de courses et d’erreurs, revient incognito, comme l’enfant prodigue, dans la maison paternelle de son oncle. J’espérais arriver ici avant qu’on ne se doutât de rien ; c’est pourquoi j’ai pris la patache, la poste de la petite propriété ; je ne me suis même pas arrêté pour déjeuner en route, et cependant ce maudit Zacharie m’a encore devancé, et je suis sûr qu’il a prévenu contre moi l’esprit de toute ma famille.
RINVILLE.
Nullement, il a seulement présenté une lettre de change que votre oncle a acquittée, et que voici.
Il lui donne la lettre de change.
CHARLES.
Il se pourrait ! le bon oncle ! oh ! oui ! liens sacrés de la nature et du sang ! voilà justement ce que je me disais en route : on a des parents ou on n’en a pas ;
Montrant la lettre de change.
c’est bien ma lettre de change ; mais les autres, ses sœurs, car la famille est nombreuse.
RINVILLE.
M. Dervière ne veut pas les payer ; il en a assez comme cela.
CHARLES.
Déjà ! Et qu’est-ce que mon oncle a dit de l’autre affaire, de la grande ? Il a dû être furieux ?
RINVILLE.
Quoi donc ?
CHARLES.
Ce que j’ai fait à Besançon l’autre mois. Est-ce que vous ne savez pas ?
RINVILLE.
Non, sans doute, ni votre oncle non plus.
CHARLES.
Vraiment ! Alors n’en dites rien ; nous pouvons nous en retirer, parce que pour l’adresse et la persuasion, je suis là : j’ai de l’esprit naturel et de la lecture ; j’ai été élevé par ma vieille tante Judith, qui m’a appris la littérature dans les romans et dans les comédies. Il y a cinq ou six manières d’attendrir les oncles et de les forcer à pardonner ; pourvu qu’ils ne vous connaissent pas ; par exemple, il ne faut pas être connu ; c’est de rigueur ; et je ne sais comment me déguiser aux yeux de mon oncle.
RINVILLE.
Voulez-vous un moyen ?
CHARLES.
Je ne demande pas mieux.
RINVILLE.
On attend aujourd’hui un prétendu, M. de Rinville, propriétaire des environs. Je sais, de bonne part, qu’il ne viendra pas, et qu’il n’est pas connu de votre famille.
CHARLES.
Attendez ! une idée ! je vais passer pour lui.
RINVILLE.
C’est ce que j’allais vous dire.
CHARLES.
Par exemple, la farce sera bonne, ça en fera une de plus ; mais j’en ai déjà tant fait ! sans compter celles qu’on m’a fait faire. Mais, oserai-je vous demander, Monsieur, à qui je suis redevable ?...
RINVILLE.
Je suis neveu de votre oncle.
CHARLES.
Vous êtes mon cousin ? Ah ! c’est du côté de mon oncle Laverdure.
RINVILLE.
Précisément ! mais service pour service. Quand vous allez être M. de Rinville, je vous prie de ne pas parler de moi à mon oncle ; car nous sommes brouillés, et il vient de me renvoyer de chez lui.
CHARLES.
Vraiment ! vous avez donc fait aussi des farces ?
RINVILLE.
Les mêmes que vous.
CHARLES.
Oh ! diable ! Alors c’est fameux ! Il paraît que c’est dans le sang. Touchez là, cousin, et promettons-nous alliance mutuelle.
RINVILLE, lui prenant la main.
Qu’est-ce que vous avez donc là, et quelle est cette bague ?
CHARLES.
C’est d’autrefois, dans le temps où j’étais simple et innocent ; c’est un cadeau de ma cousine, un souvenir d’enfance ; et je suis sûr qu’elle a conservé le pareil.
RINVILLE, la retirant de son doigt.
Gardez-vous alors de le porter si vous ne voulez pas qu’elle vous reconnaisse.
CHARLES.
C’est ma foi vrai, je n’y pensais pas.
RINVILLE.
Pour plus de sûreté, je le garde aujourd’hui.
CHARLES.
Tant que vous voudrez, mon cousin.
RINVILLE.
Silence ! c’est notre famille, et je ne veux pas qu’on me voie. N’oubliez pas qu’on attendait M. de Rinville, le prétendu ; ainsi laissez-les faire, et ne dites rien.
CHARLES.
À la bonne heure ; c’est plus commode pour les frais d’imagination.
Rinville sort par la porte à droite.
Scène XIII
CHARLES, M. DERVIÈRE et EMMELINE, entrant par le fond
DERVIÈRE.
Où est-il ? où est-il que je l’embrasse ? Mille pardons, mon cher Rinville, de t’avoir fait attendre... le temps seulement de prendre un costume plus convenable.
CHARLES.
Certainement, mon cher Monsieur...
À part.
Dieu ! qu’il est changé, mon bon oncle ! je ne l’aurais pas reconnu.
DERVIÈRE.
Voici ma fille, mon Emmeline, que j’ai l’honneur de te présenter.
EMMELINE, s’avançant et faisant la révérence.
Monsieur...
Bas, à son père.
Ah ! mon Dieu ! qu’il est laid ! et quelle tournure !
DERVIÈRE.
Du tout, je ne trouve pas cela, ce jeune homme est bien ; il a l’air plus jeune et plus élancé que ton cousin.
EMMELINE, à part.
Il a beau dire ; quelle différence avec Charles !
DERVIÈRE, à Charles.
Il y a bien longtemps, mon cher Rinville, que tu n’es venu dans notre pays ?
CHARLES.
Aussi, vous ne croiriez pas qu’en arrivant ici, j’avais un peu peur de vous.
DERVIÈRE.
Il se pourrait !
CHARLES.
Eh ! mon Dieu, oui ; timide comme un commençant.
DERVIÈRE.
Tu l’entends, ma fille, la crainte de ne pas nous plaire.
À Charles.
Mais maintenant, j’espère que tu agiras sans cérémonie, et tout ce qui pourra te faire plaisir...
CHARLES.
Dieu ! si j’osais.
DERVIÈRE.
Est-ce que tu aurais quelque chose à me demander ?
CHARLES.
Non certainement... je vous prie seulement de ne pas oublier cette phrase ; vous avez dit : Tout ce qui pourrait te faire plaisir, tout ce qui pourrait... parce que plus tard peut-être... mais dans ce moment, le plus pressé serait de me refaire un peu ; car depuis ce matin, je suis à jeun.
DERVIÈRE.
Je vais avant le dîner te conduire à la salle à manger.
À Emmeline.
Tu le vois, c’est la franchise même.
EMMELINE.
Il ne m’a pas dit un seul mot galant, et à peine arrivé, il va se mettre à table.
DERVIÈRE.
Encore tes idées romanesques ; tu ne veux pas que l’on mange.
CHARLES, à part.
À merveille ! cela commence bien. En continuant l’incognito, mon oncle est séduit, entraîné ; au moment où il tombe dans mes bras, je tombe à ses pieds ; et je risque l’aveu de mes fredaines.
DERVIÈRE.
Allons donc, venez-vous, mon gendre ?
CHARLES.
Voilà ! je vous suis.
À Emmeline.
Mademoiselle, j’ai bien l’honneur.
Il sort avec Dervière.
Scène XIV
EMMELINE, seule
Il va manger, il va se mettre à table ! et voilà le mari qu’on me destine ! je ne pourrai jamais m’y habituer. Rien qu’en le voyant, son aspect m’a causé une répugnance que sa conversation et ses manières n’ont fait qu’augmenter. J’ai cependant promis de l’épouser, d’oublier Charles, de ne plus le revoir. Ne plus le revoir ! sans doute, je suis trop fière pour lui montrer le chagrin que j’éprouve ; mais l’oublier ! jamais. Ma pauvre tante avait bien raison : on revient toujours à ses premières amours.
Scène XV
EMMELINE, RINVILLE
EMMELINE.
Comment, Monsieur, vous êtes encore ici ?
RINVILLE.
Je partais, Mademoiselle, je venais prendre congé de vous.
EMMELINE.
Vous avez bien fait ; car dès que mon père le veut ! vous devez lui obéir sans murmurer,
Soupirant.
et moi aussi.
RINVILLE.
Son ordre était inutile ; il eût suffi pour m’éloigner de la présence de M. de Rinville, de ce nouveau prétendu, que sans doute vous avez trouvé charmant, adorable.
EMMELINE.
Là-dessus, Monsieur, je n’ai pas de comptes à vous rendre. Comme c’est moi qui l’épouse, je suis la maîtresse de le trouver comme je veux.
RINVILLE.
Vous l’épousez sans l’aimer ?
EMMELINE.
Qui vous dit que je ne l’aime pas ? et quand ce serait ? Eh bien ! tant mieux ; j’aurai plus de mérite.
RINVILLE.
Ainsi donc vous m’oubliez ?
EMMELINE.
C’est vous qui avez commencé.
RINVILLE.
Dites plutôt que vous ne m’avez jamais aimé.
EMMELINE.
Si, autrefois, un peu ; maintenant, pas du tout.
RINVILLE.
C’est clair, et comme je vois que tout est fini entre nous, que nous sommes brouillés à jamais, je vous rends cet anneau, que jadis j’ai reçu de vous.
EMMELINE.
Ô ciel ! quoi ! Monsieur, vous ne l’aviez pas donné à une autre ? Oui, c’est bien lui ; il l’avait conservé. Ah ! que c’est mal à vous de m’avoir causé tant de chagrins.
RINVILLE.
Je suis bien coupable, sans doute.
EMMELINE.
Non, non, vous ne l’êtes plus, quoi que vous ayez fait, je ne vous en veux plus, je vous pardonne. Vous avez gardé mon anneau, tout le reste n’est rien. Si tu savais, Charles, combien j’étais malheureuse ! j’éprouvais là un serrement de cœur, un malaise dont je ne puis me rendre compte ; et maintenant encore...
Duo.
Air : Redites-moi, je vous en prie (d’Une Heure de Mariage).
RINVILLE.
Qu’ai-je entendu ? surprise extrême !
Mais dois-je croire à mon bonheur ?
M’aimes-tu bien comme je t’aime ?
EMMELINE.
Je n’ose lire dans mon cœur.
RINVILLE.
Ce mot charmant, redis-le-moi.
EMMELINE.
On vient de ce côté, je croi.
Charles, de grâce, éloigne-toi.
RINVILLE.
Oui, je m’éloigne à l’instant même ;
Mais un seul mot.
EMMELINE.
Non, il le faut :
Partez, ou bien
Je ne dis rien.
Ensembles.
RINVILLE.
Je t’obéis à l’instant même ;
Mais l’espoir rentre dans mon cœur.
EMMELINE.
Non, je ne puis dire moi-même
Ce qui se passe dans mon cœur.
Rinville sort par la porte à gauche.
Scène XVI
EMMELINE, puis CHARLES
EMMELINE.
Ah ! mon Dieu ! voici ce M. de Rinville ; je vais tout lui avouer.
CHARLES, entrant par le fond.
Comme vous dites, sans façons ; allez à vos affaires ;
À part.
je puis maintenant attendre le dîner ; car j’ai bu et mangé, toujours incognito. Le cher oncle est entraîné, je le tiens ; et si je puis détacher de moi ma petite cousine, et la faire renoncer à nos anciens serments, mon pardon est assuré.
EMMELINE, timidement.
Monsieur.
CHARLES, l’apercevant.
Mille excuses, Mademoiselle, auriez-vous à me parler ?
EMMELINE.
Oui, Monsieur, mais je n’ose pas.
CHARLES, à part.
Ah ! mon Dieu ! est-ce que, malgré moi, l’effet seul de l’extérieur !...
Haut.
C’est probablement au sujet de ce mariage...
EMMELINE.
Qui me rendrait bien malheureuse, car j’en aime un autre.
CHARLES, à part.
Dieu ! comme ça se rencontre !
Haut.
Achevez, Mademoiselle, ne craignez rien ; cet autre que vous aimez...
EMMELINE.
Est un ami d’enfance ; c’est mon cousin Charles.
CHARLES, à part.
Ah ! diable ! voilà qui va mal !
Haut.
Votre cousin Charles, celui avec qui vous avez été élevée ?
EMMELINE.
Oui, Monsieur.
CHARLES.
Celui qui est parti depuis huit ans ? un joli garçon ?
EMMELINE.
Oui, Monsieur.
CHARLES, à part.
C’est bien moi, il y a identité : je ne sais plus comment je vais sortir de là.
Haut.
Quoi ! Mademoiselle, vous y tenez encore ? vous l’aimez toujours ?
EMMELINE.
Puisque je le lui avais promis.
CHARLES.
Certainement, pour quelques personnes, c’est une raison ; mais c’est que Charles, de son côté, n’y a peut-être pas mis une constance aussi obstinée ; d’abord, j’ai appris de bonne part qu’il fait ce que nous appelons des folies.
EMMELINE.
Je le sais.
CHARLES.
Il a fait des dettes.
EMMELINE.
Peu m’importe.
CHARLES.
Il est devenu mauvais sujet.
EMMELINE.
Ça m’est égal.
CHARLES, à part.
Alors, il n’y a pas moyen de la détacher, à moins de risquer le dernier aveu.
À Emmeline.
Voyez-vous, Mademoiselle, moi, j’ai beaucoup connu votre cousin Charles ; je l’ai vu dans mes voyages ; un aimable cavalier, de la grâce, de la sensibilité, peut-être trop, parce que son imagination exaltée par une éducation romanesque l’a entraîné, comme je vous le disais, dans des fredaines, toujours aimables, mais quelquefois trop fortes, et la dernière entre autres, dont j’ai été témoin.
EMMELINE.
Que dites-vous ? serait-ce cette aventure, dont ce matin on nous faisait un mystère ?
CHARLES.
Précisément ; il n’a pas encore osé en parler à son oncle, ni à personne de la famille ; et il ne sait même comment l’avouer ; mais si vous daignez l’aider, et vous joindre à lui pour obtenir sa grâce...
EMMELINE.
Parlez : que faut-il faire ? Je veux tout savoir.
CHARLES, à part.
Dieu ! l’excellente cousine !
Haut.
Vous saurez donc que Charles a connu à Besançon une jeune et jolie personne, nommée Paméla, qui, de son état, était couturière.
EMMELINE.
Comment, Monsieur.
CHARLES.
Elle exerçait la couture ; mais elle n’y était pas née, elle était d’une excellente famille, une famille anglaise, que l’on ne connaît pas, et qui avait eu des malheurs.
EMMELINE.
Dieu ! qu’est-ce que j’apprends là ?
CHARLES.
Voir Charles et l’aimer fut pour elle l’effet d’un instant. Charles était vertueux, mais il était sensible, et Paméla ; dans son désespoir, voulait mettre fin à son existence. Déjà l’arme fatale était levée sur son sein ; c’était une paire de ciseaux que je crois voir encore, grands dieux ! Il fallait qu’elle fût unie à Charles, ou qu’elle cessât d’exister.
EMMELINE.
Eh bien ?
CHARLES.
Eh bien ! elle existe encore.
EMMELINE.
Ô ciel ! achevez, Charles l’aurait épousée !
CHARLES.
Pour lui sauver la vie, seulement.
EMMELINE.
Grands dieux ! il se pourrait ! le monstre, le perfide ! Mon père, mon père, où êtes-vous ?
CHARLES.
Prenez-garde, des ménagements ; il faudrait quelque moyen adroit pour lui dire...
EMMELINE.
Ne craignez rien. Mon père ! ah ! vous voilà.
Scène XVII
EMMELINE, CHARLES, DERVIÈRE
DERVIÈRE.
Eh ! mais, qu’as-tu donc ?
EMMELINE.
Ô mon papa ! quelle horreur ! quelle indignité ! à qui se fier désormais ? Apprenez que mon cousin Charles...
DERVIÈRE.
Eh bien ?
EMMELINE.
Il est marié !
DERVIÈRE.
Marié !
CHARLES.
Là ! elle va lui dire tout net ; moi qui lui avais recommandé des précautions.
DERVIÈRE.
Sans ma permission, sans m’en prévenir ! jamais je ne lui pardonnerai ; et pour ses dettes, qu’il fasse comme il l’entendra, je n’en paye pas un sou...
CHARLES, à part.
C’est ça ! le voilà plus en colère que jamais. Dieu ! que ces petites filles sont niaises ! celle-là surtout. Quelle différence avec ma femme ! elle aurait soutenu la scène, et filé la reconnaissance.
DERVIÈRE, montrant Charles.
Voilà celui qui te convient, voilà mon gendre, et dès demain nous faisons la noce ; n’est-il pas vrai ?
CHARLES, à part.
Dès demain ; ô Paméla ! que devenir ?
DERVIÈRE.
Quant à ton cousin Charles, à mon scélérat de neveu, s’il ose se présenter ici, je le fais sauter par la fenêtre.
À Charles qui fait un geste d’effroi, et qui veut sortir.
Qu’avez-vous donc, mon gendre ? ne craignez rien.
EMMELINE.
Taisez-vous, le voici.
CHARLES, regardant autour de lui.
Comment !... le voici !
EMMELINE, à Dervière.
Mais, de grâce, modérez-vous ; c’est à moi de le confondre, et après, ne craignez rien, je vous obéirai.
DERVIÈRE.
À la bonne heure.
Haut, à Rinville, qui est dans le fond du théâtre.
Approchez, Monsieur, approchez.
Scène XVIII
EMMELINE, CHARLES, DERVIÈRE, RINVILLE
CHARLES.
Quoi ! c’est là votre neveu Charles, ce mauvais sujet ?
DERVIÈRE.
Oui, Monsieur.
CHARLES.
Ah çà ! est-ce qu’il y en aurait un autre que moi qui aurait épousé Paméla ?
RINVILLE, les regardant tous.
Eh ! mon Dieu ! d’où vient cet accueil solennel ?
EMMELINE.
Vous allez le savoir. Je dois à mon père et à vous.
Montrant Charles.
et surtout à Monsieur, de m’expliquer ici sans détour. Je vous aimais, Monsieur, du moins je le croyais, car j’ignorais mes propres sentiments, et surtout je ne vous connaissais pas ; mais maintenant je sais qui vous êtes : après votre lâche conduite et la feinte à laquelle vous n’avez pas craint d’avoir recours...
RINVILLE.
Quoi ! vous savez enfin la vérité ?
EMMELINE.
Oui, Monsieur, nous savons tout : voilà pourquoi je ne vous aime plus ; je ne vous aimerai jamais.
RINVILLE.
Ô ciel !
EMMELINE.
Et afin que vous soyez bien sûr de mon indifférence... si j’élève ici la voix, ce n’est pas pour vous accuser, mais pour demander votre grâce.
À M. Dervière.
Oui, mon père, désormais soumise à vos volontés, je suivrai vos conseils, je vous obéirai en tout ; mais, pour prix de mon obéissance, daignez pardonner à mon cousin ; qu’il soit heureux avec celle qu’il a choisie.
CHARLES, qui s’est attendri et qui tire son mouchoir.
Ô ma bonne cousine !
RINVILLE.
Voilà que nous n’y sommes plus.
EMMELINE.
Qu’il parte, qu’il ne nous voie plus ; mais qu’il emporte avec lui et votre pardon et votre consentement à son mariage.
RINVILLE.
Mon mariage ! qui a pu vous dire ?...
EMMELINE, pleurant.
Monsieur qui y était.
CHARLES, pleurant.
Oui, Monsieur, j’ai tout dit ; j’ai dit que Charles était marié.
RINVILLE, avec joie.
Charles marié ! il se pourrait !
Se jetant aux pieds d’Emmeline.
Mon cher beau-père, ma chère Emmeline, que je suis heureux ! Non, non, ne me regardez pas ainsi, n’ayez pas peur ; j’ai toute ma raison : car celui que vous voyez à vos pieds a le bonheur de ne pas être votre cousin ; c’est votre amant, c’est votre époux, celui qui vous était destiné.
DERVIÈRE.
M. de Rinville ?
RINVILLE.
Lui-même.
DERVIÈRE.
Et mon fripon de neveu ?
CHARLES, à genoux, à la gauche de M. Dervière.
Par ici...
DERVIÈRE.
Eh quoi ! mauvais sujet !
RINVILLE.
Comme j’avais pris son nom, je lui ai donné le mien en dédommagement.
CHARLES.
Je vous dois du retour, car vous n’avez pas gagné au change.
EMMELINE.
Je ne reviens pas encore de ma surprise.
À Charles.
Comment, mon pauvre Charles, c’était toi que je détestais ainsi ? et vous, Monsieur, que je n’avais jamais vu...
RINVILLE.
Vous croyiez m’avoir aimé autrefois.
EMMELINE.
Je me suis trompée ; j’ai pris le passé pour l’avenir.
Vaudeville.
Air du vaudeville de la Somnambule.
DERVIÈRE.
D’une passion chimérique
Tu reconnais enfin l’erreur ;
L’amour constant et platonique
N’existe pas, et par bonheur :
Pour nous rappeler notre aurore,
Pour embellir nos derniers jours,
Le ciel permet qu’on aime encore,
Même après ses premiers amours.
RINVILLE.
Du système de l’inconstance,
Je m’applaudis en un seul point.
Jadis aussi, j’aimai, je pense,
Mais je ne vous connaissais point.
Et vous devinerez peut-être
Ce que je perdrais pour toujours,
Si j’avais eu le malheur d’être
Fidèle à mes premiers amours.
CHARLES.
Ma femme, quoique l’honneur même,
Eut à Londres deux passions ;
Je ne suis venu qu’en troisième,
Tant mieux... c’est aux derniers les bons.
Car les Anglaises, je l’atteste,
Innocentes et sans détours,
Ont tant de candeur, qu’il en reste
Même après les premiers amours.
EMMELINE, au public.
En vain leur froide expérience
Veut m’ôter mon illusion,
Malgré leur système, je pensé
Que la chanson a quelquefois raison !
Pour le prouver, Messieurs, je vous implore,
Revenez nous voir tous les jours,
Afin qu’ici nous puissions dire encore :
On revient aux premiers amours.