La Mansarde des artistes (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN - Antoine-François VARNER)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 2 avril 1824.
Personnages
VICTOR, peintre
AUGUSTE, musicien
SCIPION, étudiant en médecine
CAMILLE, jeune orpheline
DUCROS, propriétaire
FRANVAL, professeur de médecine
La scène se passe dans un sixième étage.
Une mansarde. Porte d’entrée dans le fond. Portes latérales. Sur le premier plan, à droite du spectateur, une croisée. Sur le second, une cheminée ; à gauche, un grand tableau sur un chevalet. Une petite table auprès de la croisée.
Scène première
VICTOR, AUGUSTE
Victor, à gauche du spectateur, est assis près de sou chevalet, et travaille Auguste, de l’autre côté, son habit à moitié passé, écrit debout sur une partition.
AUGUSTE.
Air d’Amédée de Beauplan.
Bravo ! m’y voici, je crois,
Sautez, fillettes,
À ma voix.
D’ici, j’entends à la fois
Musettes
Et hautbois.
VICTOR, de l’autre côté.
Ah ! c’en est trop ! je veux briser mes chaînes ;
J’y renonce, maudit métier !
Oui, mon travail redouble encore mes peines.
AUGUSTE.
Le mien me les fait oublier.
Je tiens mon air villageois ;
Sautez, fillettes,
À ma voix.
D’ici, j’entends à la fois
Musettes
Et hautbois.
VICTOR.
Quand nous vivons, la gloire fugitive
De nous ne s’approche jamais ;
Après la mort seulement elle arrive...
Et nos lauriers sont des cyprès.
AUGUSTE, de l’autre côté.
Je tiens mon air villageois ;
Sautez, fillettes,
À ma voix.
D’ici, j’entends à la fois
Musettes
Et hautbois.
VICTOR.
Tu es bien heureux d’être aussi gai ; moi je n’y tiens plus, je renonce à la peinture, à toutes mes espérances.
AUGUSTE.
Toi, qui as du talent, toi qui dois être un jour le soutien et la gloire de l’école française !
VICTOR.
Eh ! qui te dit que j’ai du talent ? quelle occasion ai-je jamais eue de me faire connaître ? qui sait même si jamais elle se présentera ? J’aurais mieux fait de prendre un métier, de manier la lime, ou de pousser le rabot, que d’user ma jeunesse à des travaux sans nombre, à des études assidues ; et pourquoi ? pour mourir de misère et de faim à l’entrée de la carrière.
AUGUSTE.
Eh ! tu te plains toujours ! est-ce que Gérard et Girodet n’ont pas été comme toi ? Est-ce que, dans tous les états, les commencements ne sont pas pénibles ? la gloire vaut bien la peine qu’on l’achète ; et si on l’a trouvait toute faite, personne n’en voudrait. Ce tableau que tu fais là, n’est-il pas un chef-d’œuvre ?
VICTOR, à part.
Oui ; s’il savait que ce matin, sans l’en prévenir, je l’ai vendu d’avance soixante francs à un brocanteur...
AUGUSTE.
Toi, enfin, tu travailles, tandis que nous autres, pauvres musiciens, nous ne pouvons même pas donner l’essor à nos idées musicales. En vain j’ai dans la tête les chants les plus heureux, les motifs les plus sublimes. Qu’est-ce que c’est que des airs sans paroles ? et où veux-tu que j’en trouve ? (qui est-ce qui me confiera un poème ? maintenant surtout que les auteurs ont tous voiture et logent au premier ; crois-tu qu’ils monteront à un sixième étage pour m’apporter leur manuscrit ? ils craindraient de tomber, rien que dans le trajet. Trop heureux encore quand je m’en retire sur la romance, le morceau détaché, ou la contredanse.
VICTOR.
En effet, j’ai tort de me plaindre.
AUGUSTE.
Eh ! oui, sans doute ; et si notre ami Scipion était là, il te le prouverait encore mieux que moi, lui qui est étudiant en médecine et philosophe. Comme il nous aime ! comme il t’a soigné pendant ta dernière maladie ! avec deux amis tels que nous, qu’est-ce que tu peux désirer ?
Air de la Somnambule.
N’aimes-tu pas ce logement modeste ?
Quatre cents francs, et comme c’est meublé !
Salon, boudoir,atelier... et le reste ;
Et tout ça sous la même clé.
Que la raison te persuade ;
Tous trois nous sommes en ces lieux
Plus heureux qu’Oreste et Pylade ;
Pour s’aimer ils n’étaient que deux.
Et cette jeune orpheline ! notre amie, notre sœur... dont la présence embellit encore notre petit ménage.
VICTOR.
Camille !
À part.
Allons,du courage.
Haut.
C’est justement à ce sujet que je voudrais te parler, ainsi qu’à Scipion ; et puisqu’elle est sortie, causons-en sérieusement. Lorsque sa mère, madame Bernard, notre pauvre voisine, est morte, il y a cinq ans, nous avons pris avec nous sa petite fille, qui alors en avait dix.
AUGUSTE.
C’est la plus belle action que nous ayons faite de notre vie ; une pauvre enfant, qui, pour toute famille, n’avait que des parents éloignés, des parents qui ne l’avaient jamais vue, et qui avaient repoussé sa mère ; et d’ailleurs, où les chercher ? où les rencontrer ? avant d’en trouver un seul, notre pauvre orpheline serait morte de besoin et de misère.
VICTOR.
Sans doute, nous eûmes raison alors ; mais maintenant, songe donc, Auguste, que cette petite fille de dix ans en a quinze, et qu’elle demeure avec nous...
AUGUSTE.
Eh bien ! sans doute...
Montrant la porte à gauche.
Là, notre chambre,
Montrant la porte à droite.
ici la sienne sur un autre palier. Ne sommes-nous pas ses frères ? où est le mal ?
VICTOR.
Il n’y en a aucun, je le sais ; mais pour elle-même, pour sa réputation, nous ne pouvons pas rester ainsi, et il faut bien prendre un parti.
AUGUSTE.
Eh bien ! on le prendra.
À part.
S’il savait combien je l’aime.
Haut.
Écoute, Victor, moi qui te parle, j’ai déjà pensé à un certain projet.
VICTOR.
Et moi aussi ; un projet qui nous conviendrait à tous.
AUGUSTE.
Et quel est-il ?
VICTOR.
Vois-tu, je voudrais...
AUGUSTE, écoutant près de la croisée, et lui faisant signe de la main.
Tais-toi donc ! mais tais-toi donc, que je puis entendre. Oui, c’est cela même. Ah ! quel plaisir ! jamais je n’en ai éprouvé un pareil.
VICTOR.
Qu’as-tu donc ?
AUGUSTE.
Ma musique court les rues, tu n’entends pas ? c’est ma dernière romance qui est jouée par un orgue de Barbarie.
VICTOR.
Il s’agit bien de cela.
AUGUSTE.
Écoute donc, c’est la première fois que je m’entends exécuter à grand orchestre... Ah ! le bourreau !
Allant à la fenêtre.
Fa naturel... c’est un fa naturel.
Lui jetant de l’argent.
Tiens, voilà pour toi. J’aurais donné vingt francs pour qu’il y eût un fa naturel.
Scène II
VICTOR, CAMILLE, avec un panier sous le bras, AUGUSTE
CAMILLE, en entrant et courant à Auguste.
Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’il fait donc ? il va se jeter par la fenêtre.
AUGUSTE.
Ah ! te voilà, Camille !
CAMILLE.
Bonjour, Auguste, bonjour, Victor ; Scipion n’est pas encore rentré ? Ne vous impatientez pas, j’apporte là votre déjeuner ; aïe, le bras.
AUGUSTE.
Aussi, le panier est trop lourd, tu te fatigues.
CAMILLE.
Oh ! non, ce n’est pas cela, mais six étages à monter... là ! je parie que le feu est éteint.
VICTOR.
C’est cela, nous ne déjeunerons pas d’aujourd’hui.
CAMILLE, arrangeant le feu et versant le lait dans la casserole qu’elle place sur le réchaud.
Victor, ne vous fâchez pas, je vais me dépêcher ; là, voilà mon lait qui chauffe ; Auguste, ayez l’œil dessus, et prenez garde qu’il ne s’en aille.
AUGUSTE.
Sois tranquille, je m’en charge.
Air de Lantara.
Du coin de l’œil je vais le suivre,
En finissant ce rondeau qu’on attend.
Bas à Camille.
Par lui demain nous pourrons vivre,
Je l’ai vendu vingt-cinq francs...
CAMILLE.
Tout autant.
AUGUSTE.
Au jour le jour vivre ainsi, c’est charmant !
CAMILLE.
Est-il un sort plus heureux que le nôtre !
AUGUSTE, montrant la casserole.
Dans ce moment, je tiens là d’une main
Le déjeuner de ce jour, et de l’autre
Montrant son papier.
L’espérance du lendemain.
VICTOR.
Neuf heures viennent de sonner, et Scipion qui est allé faire des visites, et qui va rentrer pour déjeuner, ne trouvera rien de prêt ; pourquoi ? parce que Mademoiselle a mis une grande demi-heure pour aller chercher du pain et du lait.
CAMILLE.
Quel joli petit caractère ! toujours à gronder ! Est-ce que vous pouviez, comme nous, prendre du café ? est-ce que Scipion n’a pas dit hier que pour un convalescent du chocolat valait mieux ? alors il a bien fallu en acheter à l’autre bout de la rue.
VICTOR.
Quoi ! c’était pour cela ?
AUGUSTE.
Oui ; plains-toi donc ; je te dis que c’est toi que Camille soigne le plus.
CAMILLE.
Sans doute, parce qu’il est le plus méchant et le plus malheureux,
À part.
et puis ils ne savent pas que moi seule j’ai deviné son secret.
Haut, allant à Victor.
Mais à mon tour, que je me fâche. Qu’est-ce que vous avez fait ce matin ? votre tableau n’est pas encore terminé, il y avait si peu de chose à faire.
AUGUSTE, le regardant en riant.
Voyez-vous, le paresseux.
CAMILLE, à Auguste.
Et vous, Monsieur, qui parlez, vous n’avez pas écrit une note : car votre papier de musique est tout blanc.
VICTOR, le contrefaisant.
Voyez-vous le paresseux.
CAMILLE.
Il faut qu’on travaille, entendez-vous.
AUGUSTE.
Camille, ne gronde pas, nous voilà à l’ouvrage ; et je ne perdrai pas de vue notre déjeuner.
Victor se remet à son tableau ; Auguste s’assied sur un petit tabouret près du feu, écrit sur ses genoux, et de temps en temps regarde la casserole de lait.
CAMILLE.
À la bonne heure.
AUGUSTE, tendrement.
Nous n’avons rien fait, parce que ; vois-tu, nous parlions de toi.
VICTOR, d’un air triste.
Oui ; nous pensions à l’avenir.
CAMILLE.
L’avenir ! qu’est-ce que c’est que çà ? est-ce que cela arrivera jamais ? pour des artistes, il n’y a que le présent ; et qu’a-t-il donc de si triste ?
À Victor.
Voyons, Monsieur, qu’est-ce qu’il vous manque ? n’êtes-vous pas heureux ? et voudriez-vous changer votre situation ?
VICTOR, vivement.
Oh ! non, jamais !
AUGUSTE.
Et moi donc ! être artiste et mourir de faim ; j’aime à vivre comme cela.
Il manque de renverser la casserole.
Aïe ! le déjeuner !
VICTOR, à Camille lui montrant son tableau.
Air : Taisez-vous (d’Amédée de Beauplan).
Toi qui m’as servi de modèle,
Tiens, comment trouves-tu cela ?
CAMILLE.
Comme c’est bien !
VICTOR.
Moins bien que colle
Dont le souvenir m’inspira:
Lui prenant la main.
Oui, je l’ai fait à ton image !
CAMILLE.
Victor, vous ne travaillez pas.
VICTOR.
Puis-je penser à mon ouvrage
Quand je regarde tant d’appas ?
CAMILLE, lui fermant la bouche et détournant la tête.
Taisez-vous, ne regardez pas.
Deuxième couplet.
AUGUSTE.
Cette cavatine m’enchante.
Tiens, Camille, viens donc la voir.
CAMILLE, parcourant le papier de musique.
Je crois qu’elle sera charmante.
AUGUSTE, de l’autre côté.
Tu nous la chanteras ce soir.
CAMILLE.
Mais la fin est encore à faire ;
Quoi ! vous vous reposez déjà !
AUGUSTE, la regardant tendrement.
Et comment travailler, ma chère,
Quand je te vois comme cela ?
CAMILLE, de même qu’au premier couplet, lui tournant la tête du côté de la cheminée.
Taisez-vous, regardez par là !
AUGUSTE.
Ah ! mon Dieu ! le déjeuner qui s’en va.
On entend chanter en dehors.
CAMILLE.
C’est lui ; c’est notre ami Scipion.
Scène III
VICTOR, SCIPION, CAMILLE, AUGUSTE
SCIPION, il entre en chantant.
Bonjour, mes amis ; bonjour, Camille. Eh bien ! le déjeuner ? je meurs de faim.
CAMILLE.
Vous voilà, mon ami ! comme vous arrivez tard, et comme vous avez chaud ! vous verrez que vous vous rendrez malade.
SCIPION.
Ah ! bien, oui ; comme si la maladie osait se jouer à moi, à un médecin ! car je le suis, et d’aujourd’hui. Faites-moi vos compliments, je suis reçu docteur.
TOUS.
Il se pourrait !
SCIPION.
Oui, mes amis ; oui, notre jolie petite sœur ! Aussi, je suis accouru vous l’annoncer, parce qu’un bonheur à soi tout seul, c’est ennuyeux ; ça n’en vaut pas la peine ; j’ai passé ma thèse à toutes boules blanches ; l’assemblée a battu des mains, et M. Franval, mon vieux professeur, est venu m’embrasser en criant : Dignus est intrare ! Docteur ! le docteur Scipion ! comme cela sonne ! Et puis, maintenant que me voilà un état...
Regardant Camille.
je pourrai réaliser certain projet dont je vous parlerai dans un autre moment.
VICTOR.
À merveille ! nous causerons de cela.
Ici Camille commence à apprêter le déjeuner.
SCIPION.
En revenant j’ai passé chez le portier en face, et chez Antoine le commissionnaire du coin que je traite pour rien ; ensuite j’ai vu un catarrhe et une fluxion de poitrine.
Air de l’Écu de six francs.
J’ai fait donner un apozème,
C’était au cinquième, je crois ;
J’ai vu deux fièvres au sixième...
VICTOR.
Tu passes tes jours, je le vois,
Dans les greniers et sous les toits.
SCIPION.
Des mansardes, chers camarades,
Je suis le docteur obligé.
Montrant l’appartement où ils sont.
Et, par calcul, je suis logé
Dans le quartier de mes malades.
En tout, six visites payantes ; voilà ma matinée ? et je rapporte douze francs. Tiens, Camille, toi qui tiens la caisse, serre-nous cela. Savez-vous que si chaque jour il nous en arrivait autant...
VICTOR.
Ce cher Scipion !
SCIPION.
Écoutez donc : on ne peut pas payer davantage un docteur qui commence et qui va à pied ; quand j’aurai ma demi fortune, ce sera bien autre chose ; ensuite, mes amis, tout en faisant mes visites j’ai pensé à vous ; c’est une excellente chose que d’avoir un médecin pour ami, ça voit tout le monde, ça va partout ; et voilà comme on parvient. Vous, mes chers camarades, vous avez un talent sédentaire, un mérite paisible ; moi, je suis déjà médecin, un peu charlatan, un peu intrigant ; vous attendez chez vous la fortune, et moi je vais au-devant d’elle.
VICTOR.
Pour la partager avec nous ?
SCIPION.
Fi donc ! entre amis tout le monde donne, et personne ne reçoit.
CAMILLE,
qui pendant ce temps a placé les tasses sur la table et versé le chocolat.
À table, à table, voici le déjeuner.
SCIPION.
Bonne nouvelle ; le petit repas de famille, c’est si agréable.
Sur la ritournelle et le premier motif de l’air, Auguste arrange les chaises autour de la table ; Victor va chercher les serviettes dans la commode, et Scipion coupe du pain.
CHŒUR.
Par l’amitié
Charmons le banquet de la vie ;
Par l’amitié
Que notre sort soit égayé.
CAMILLE, debout au milieu de la table.
Victor, mettez-vous là, de grâce.
VICTOR, se plaçant à sa droite.
Près de toi ? quel est mon bonheur !
CAMILLE, montrant l’autre place à côté d’elle. À Scipion.
Vous ici. La plus belle place
Appartient au nouveau docteur,
Auguste, je n’ai pas pour l’heure
D’autre place.
Lui montrant le bout de la table.
AUGUSTE.
C’est la meilleure,
Je ne voudrais pas la céder :
D’ici, je puis te regarder.
Ils sont tous assis autour de la table.
EN CHŒUR.
Par l’amitié
Charmons le banquet de la vie ;
Par l’amitié
Que notre sort soit égayé.
CAMILLE, regardant Victor.
Qui bannit la mélancolie ?
VICTOR, la regardant.
Qui de nos maux prend la moitié ?
TOUS.
C’est l’amitié.
SCIPION.
Dieu ! le bon chocolat !
Regardant la tasse d’Auguste.
Auguste en a eu plus que moi !
CAMILLE.
Que ces médecins sont gourmands !
AUGUSTE.
Eh bien ! voyons, docteur, qu’est-ce que tu disais ?
SCIPION.
M’y voici. La fièvre cérébrale dont je vous ai parlé il y a huit jours était un étudiant en droit qui fait des vaudevilles.
AUGUSTE.
Là, ils en font tous, au lieu de faire des opéras-comiques ; c’est ce qui nous ruine.
SCIPION.
Tais-toi donc, il en avait un en trois actes, et il n’était embarrassé que pour le musicien. Un musicien ! me suis-je écrié, j’ai ce qu’il vous faut ; un jeune homme qui a du chant, de l’harmonie, et des idées neuves.
À Auguste.
Vois-tu, voilà comme il faut se faire valoir. Toi, de même. Si dans un salon tu entends parler d’une fluxion de poitrine, pense à moi, ça me revient. Enfin, mes amis, j’ai décidé mon client, et il te donne son poème.
AUGUSTE, lui sautant au cou.
Ah ! mon cher Scipion ! mon sauveur ! notre fortune est faite ; succès complet, je t’en réponds ; et nous vendrons la partition mille écus à un éditeur homme d’esprit, s’il s’en trouve ; j’ai déjà là toute mon ouverture. Que n’ai-je ici un piano pour vous la faire entendre ! Mes amis, c’est un article bien essentiel qu’un piano, et ce sera la première chose qu’il faudra acheter.
SCIPION.
Oui, sans doute ; ça, et une voiture, c’est de première nécessité ; nous les aurons.
AUGUSTE.
Nous aurons tout, maintenant que nous voilà riches.
SCIPION.
Ah ! j’ai aussi un papier que le portier m’a remis en bas ; je crois que c’est notre terme.
TOUS.
Le terme !
AUGUSTE.
Ah ! mon Dieu ! déjà !
Ils se lèvent.
CAMILLE.
Écoutez donc, c’est aujourd’hui le huit, pour nous comme pour tout le monde.
AUGUSTE.
Non pas, il me semble que pour les artistes cela revient plus souvent.
VICTOR.
Enfin, il n’y a point de mal : on paiera celui-là comme on a payé l’autre.
AUGUSTE.
Oui ; mais c’est que l’autre, on le doit ; j’avais obtenu un délai, et nous devions payer les deux ensemble.
VICTOR.
Raison de plus pour se hâter. Camille, toi qui es notre ministre des finances, donne-nous de l’argent.
CAMILLE.
Il n’y a plus rien, tout est dépensé.
VICTOR.
Comment ! ces deux cent francs que nous avions mis de côté pour les grandes occasions...
CAMILLE.
Ces messieurs savent bien que tout y a passé pour les frais de votre maladie.
SCIPION, qui lui faisait signe de se taire.
Voyez-vous la bavarde ; qu’est-ce qu’elle avait besoin de parler ?
VICTOR.
Comment ! c’était pour moi ?
AUGUSTE.
Eh ! non, ce n’est pas ta faute, mais celle de Scipion ; le quinquina est cher en diable, et il en ordonnait tous les jours.
SCIPION.
Trouve-moi donc une autre manière de couper la fièvre.
VICTOR.
Encore un nouveau service que je vous dois ! et c’est moi qui suis cause de l’embarras où vous vous trouvez, moi qui ne fais rien pour vous, qui vous suis à charge.
CAMILLE, qui s’est approchée de lui.
Victor ! Victor ! que dites-vous ? et quelles sont ces idées-là !
Aux deux autres.
Apprenez qu’hier encore je l’écoutais, et qu’il ne parlait que de se tuer.
VICTOR.
Moi !
CAMILLE.
Oui, Monsieur, je vous ai entendu.
SCIPION.
Qu’est-ce que c’est que cela, Monsieur ? est-ce que cela vous regarde ? Chacun son état ! Quand on a un ami qui est reçu docteur, on ne s’occupe plus de ces choses-là ! D’ailleurs, je ne vois pas qu’il y ait de quoi se désoler ; s’il faut partir d’ici, eh bien ! nous partirons ; mais tous les trois, et sans nous quitter.
Air de Julie.
Rappelons-nous le serment qui nous lie,
Le même toit toujours nous recevra ;
Et de notre joyeuse vie,
Quand le dernier terme échoira,
Il faudra bien déloger, il me semble,
Mais, Dieu clément que nous implorons tous.
ENSEMBLE.
Pour dernier bienfait permets-nous (bis.)
De déménager tous ensemble. (bis.)
CAMILLE.
Mais, un instant ; ne pourrait-on pas obtenir encore du temps de M. Ducros, notre propriétaire ? il a l’air si bon avec moi.
VICTOR.
Du tout, il ne faut pas y songer.
À voix basse, au deux autres.
Apprenez qu’hier j’ai eu une scène avec lui ; je l’ai surpris faisant l’aimable avec Camille, et j’ai manqué le jeter du haut en bas de l’escalier.
AUGUSTE, vivement.
Eh bien ! par exemple, si je l’avais vu.
SCIPION, de même.
Et moi, donc ; il ne serait mort que de ma main.
On entend sonner.
CAMILLE, allant à la porte et regardant par le petit guichet.
C’est monsieur Ducros !
VICTOR.
C’est lui ! quand j’y pense, je ne sais ce qui me tient...
SCIPION.
C’est ça, il va tout gâter. Aie la bonté d’entrer ici à côté ; et laisse-nous arranger cette affaire-là, parce qu’à nous deux Auguste, nous prendrons des moyens conciliatoires.
AUGUSTE.
Oui, s’il refuse, je le jetterai par la fenêtre.
SCIPION.
Et moi, comme Sganarelle, je lui donnerai la fièvre.
On sonne encore ; Victor entre dans la chambre à droite, et Camille va ouvrir à M. Ducros.
Scène IV
SCIPION, AUGUSTE, DUCROS, CAMILLE
DUCROS, en entrant, à Camille.
Bonjour, ma jolie petite mère ; bonjour, mes chers locataires.
À part, regardant Scipion et Auguste.
Ah diable ! à cette heure-ci, j’espérais les trouver sortis. Ouf ! je n’en puis plus ; il y a loin de ma boutique jusqu’ici, six étages à monter.
Regardant Camille.
Aussi le cœur bat toujours quand on arrive.
AUGUSTE, bas, à Scipion.
L’entends-tu déjà !
DUCROS.
Mais c’est trop juste, Messieurs, c’est trop juste, les arts, le génie, C’est toujours dans le haut.
Il passe entre eux deux, Camille s’assied à droite près de la cheminée, et travaille ; son panier est par terre à côté d’elle ; il est recouvert par une serviette.
SCIPION.
Ce n’est pas comme le commerce, toujours au rez-de-chaussée.
DUCROS.
Eh ! eh ! le jeune docteur a le mot pour rire. Vous savez du reste ce qui m’amène. Je suis enchanté que l’occasion du terme me procure l’avantage de vous voir.
SCIPION.
Nous sommes bien sensibles à votre visite.
DUCROS, riant, et tirant sa quittance de sa poche.
Eh ! eh ! c’est une visite de deux cents francs.
SCIPION.
Diable ! je ne fais pas encore payer les miennes aussi cher, et c’est pour cela, mon cher propriétaire, que si vous pouvez nous accorder quelques jours.
AUGUSTE.
Nous attendons des rentrées certaines.
DUCROS.
J’en suis désolé ; mais il faudra que je me mette en règle.
SCIPION.
Allons donc, vous, monsieur Ducros, un riche propriétaire, un gros marchand bonnetier, vous ne voudriez pas pour deux cents francs vous fâcher avec nous.
DUCROS, gaiement.
Du tout, mes amis, du tout, je ne me fâche pas, moi ; d’abord, je suis bon enfant ; je suis connu pour cela dans le quartier. Je vous ferai saisir ; mais d’amitié.
AUGUSTE.
Comment, morbleu !
SCIPION.
Daignez nous écouter ! si, sans vous donner d’argent, on s’entendait avec vous. Par exemple, en cas de maladie, je vous promets de vous faire deux visites par jour, et gratis.
DUCROS.
Je ne donne pas là-dedans ; moi d’abord, je ne suis jamais malade, par économie.
AUGUSTE.
Notre ami Victor vous fera le portrait de votre femme.
DUCROS.
Madame Ducros ! on la voit déjà à son comptoir, c’est bien assez ! Ah ! bien, oui, faire le portrait d’une marchande de bas !
AUGUSTE.
On vous la peindra en pied.
DUCROS.
Je n’en veux pas.
SCIPION.
Ce sera parlant.
DUCROS.
Raison de plus ; de l’argent, de l’argent.
AUGUSTE, le menaçant.
Eh bien ! puisqu’il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison...
CAMILLE, le retenant et passant entre lui et Ducros.
Auguste, y pensez-vous ?
À Ducros.
Eh quoi ! Monsieur, vous qui aviez l’air si bon et si humain, vous ne voulez point nous accorder le moindre délai, vous voulez nous renvoyer.
DUCROS.
Vous renvoyer ! non pas.
CAMILLE.
Vous voulez que nous vous quittions.
DUCROS.
Me quitter !
À part.
Au fait, ce n’est pas là ce que je veux, et j’allais prendre un mauvais moyen.
Haut.
Écoutez-moi, mon enfant ; car je ne peux rien refuser à une jolie femme. Ces messieurs parlaient tout à l’heure de tableaux ; et dans un moment où tous mes confrères les bonnetiers donnent dans le luxe des enseignes, je ne serais pas fâché de m’élever à la hauteur du siècle, et si je trouvais pour mon magasin de bonneterie...
SCIPION.
Quoi, vraiment ! vous voudriez une enseigne ? parlez, commandez.
DUCROS.
Oui, mais toutes celles que j’ai marchandées sont hors de prix, surtout depuis que les grands maîtres s’en mêlent. Je voudrais, voyez-vous, un petit chef-d’œuvre à bon compte ; qu’il y eût de la fraîcheur, de l’éclat, de la grâce, un peu de génie ; et quarante-deux pouces de large, sur cinquante de hauteur : c’est l’emplacement.
SCIPION.
Je comprends. Eh bien ! tenez, tenez, ce tableau qui est là sur le chevalet.
CAMILLE.
Quoi ! vous voudriez ?...
SCIPION.
Laisse donc.
À Ducros.
Hein ! qu’en dites-vous ?
DUCROS, passant à la droite de Scipion.
Juste ma dimension.
Le regardant.
Ça n’est pas mal, pas mal du tout.
CAMILLE.
Je crois bien, un tableau d’histoire, une scène de Walter Scott : Élisabeth offrant à Leicester l’ordre de la Jarretière.
AUGUSTE.
De la jarretière ! justement c’est de votre état.
SCIPION.
Et voyez-vous l’effet que ça produira rue Saint-Denis, quand on lira en grosses lettres : « Ducros, bonnetier, à la Jarretière. » Et les bas de coton en sautoir.
DUCROS.
C’est vrai, c’est vrai ; eh bien ! je le prendrai en paiement de vos loyers.
SCIPION.
Non pas, non pas ; cela vaut un peu plus.
CAMILLE.
Je crois bien, un tableau comme celui-là.
SCIPION.
Tenez, pour ne pas marchander, six cents francs et notre amitié.
DUCROS.
J’aimerais mieux cinq cents francs tout court ; c’est plus rond, c’est portatif.
Air : À soixante ans.
Allons, Messieurs...
À part.
Plus je le considère,
Je m’y connais, c’est bien moins qu’il ne vaut.
Haut, et repassant entre Auguste et Scipion.
Acceptez-vous, pour terminer l’affaire,
Mes cinq cents francs ?
SCIPION.
Va donc, puisqu’il le faut ;
Mais en honneur, ce n’est trop.
Montrant le tableau.
La jarretière elle seule, et sans peine.
Vaut cent écus...
AUGUSTE.
Comme c’est détaché !
SCIPION.
Du procédé soyez au moins touché.
ENSEMBLE.
Pour deux cents francs, nous vous laissons la reine.
AUGUSTE.
Et Leicester par-dessus le marché. (bis.)
DUCROS.
Allons, puisque c’est conclu, dans une heure je viendrai le chercher en vous apportant l’argent.
Il salue les jeunes gens. À part.
Puisqu’il est impossible
Désignant Camille.
de lui parler.
Il glisse une petite lettre dans le panier de Camille, qui est assise et occupée à travailler.
Eh bien ! ma charmante, êtes-vous contente de moi ? C’est pour vous ce que j’en fais.
AUGUSTE.
Eh bien ! monsieur Ducros, que faites-vous donc ?
DUCROS.
Rien. Enchanté de m’être entendu avec vous, parce que le commerce, les arts, tout cela se doit un mutuel appui.
Regardant le tableau.
Quel coloris ! quelle jarretière ! Dieu ! que la jarretière est bien ! Adieu ! adieu, ma charmante, vous aurez de mes nouvelles plus tôt que vous ne croyez.
Il sort.
Scène V
SCIPION, AUGUSTE, CAMILLE
AUGUSTE.
L’excellente affaire ! Que Victor se plaigne encore ; c’est lui qui est notre sauveur, c’est lui qui nous tire d’embarras. Victor ! Victor !
VICTOR, sortant de la porte à gauche.
Eh bien ! qu’y a-t-il donc ? j’ai cru que vous n’en finiriez pas.
SCIPION.
Les galions sont arrivés ; tout l’or du Nouveau-Monde. Cinq cents francs ! jamais nous n’avons été aussi riches, et cela grâces à toi.
VICTOR.
Mais explique-moi donc...
SCIPION.
Auguste te le dira ; je cours à mes malades. M. Franval, mon vieux professeur, part demain pour la campagne, et, en son absence de trois jours, il m’a confié sa clientèle ? À propos de cela, mes amis, puisque nous voilà en fonds, il me semble qu’il serait convenable d’inviter à dîner aujourd’hui ce cher professeur ; c’est un brave homme, un homme des anciennes méthodes.
AUGUSTE.
Tu feras très bien. Si en même temps tu invitais ce jeune étudiant en droit, l’auteur de mon opéra-comique.
SCIPION.
C’est trop juste ; je m’en charge. Camille, tu auras soin de nous donner un petit dîner fin et délicat.
VICTOR.
Mais, mes amis, permettez donc...
SCIPION.
Qu’est-ce que tu as à dire ? c’est toi qui nous régales, c’est toi qui payes.
CAMILLE.
Ah ! Scipion, si en même temps, puisque nous voilà riches, vous vouliez faire raccommoder ma chaîne qui est cassée.
La détachant de son cou.
Je crains de perdre le portrait, et comme c’est celui de ma mère...
SCIPION.
C’est bien, c’est bien ; je m’en charge, et en même temps je le ferai nettoyer à neuf chez le premier bijoutier.
VICTOR.
Ah çà ! il vous est donc arrivé des millions ?
SCIPION.
Comme tu dis ; le terme est payé, et, de plus, nous sommes en argent.
Air : Amis, voici la riante semaine.
Dépêchons-nous, il faut que je rassemble
Ton jeune auteur et mon vieux professeur ;
Puis au dessert, nous chanterons ensemble
Ce grand morceau qui me fait tant d’honneur.
Quoique docteur, j’aime le chromatique ;
J’aurais été fort sur le violon.
AUGUSTE.
C’est juste.
La médecine est sœur de la musique,
Car Esculape est le fils d’Apollon.
TOUS.
Un médecin doit aimer la musique.
Car Esculape est le fils d’Apollon.
Scipion sort en courant.
Scène VI
VICTOR, AUGUSTE, CAMILLE
VICTOR.
Il a perdu la tête ; et je tremble pour les ordonnances qu’il va écrire !
AUGUSTE.
Laisse-le faire, et imite-nous ; nous ne sommes pas comme toi, nous ne sommes pas fiers ; ton argent, c’est le nôtre ; et nous en usons sans t’en demander la permission.
VICTOR.
Mon argent ?
CAMILLE.
Eh oui, M. Ducros, notre propriétaire, ce riche bonnetier, avait besoin d’une enseigne, et il nous la paie cinq cents francs.
VICTOR.
Moi, une enseigne ! j’irais me déshonorer et avilir mes pinceaux !
AUGUSTE.
À qui en a-t-il donc ? tout le monde a commencé par là ; moi qui te parle, j’ai bien fait des contredanses, et, s’il le fallait, j’irais les jouer ; en avant deux, chassez, croisez, et la queue du chat.
VICTOR.
Tu as raison, c’est peut-être un amour-propre, une fierté déplacée, mais avec cette idée-là, ce serait plus fort que moi, il me serait impossible de rien faire.
AUGUSTE, passant à sa droite.
Eh bien ! on ne te demande rien, c’est déjà fait : regarde ton tableau d’Élisabeth ; nous l’avons vendu cinq cents francs ; dans l’instant on va nous les apporter.
VICTOR.
Quoi ! ce tableau ? ah ! mon ami, il est dit que le malheur me poursuivra toujours ; je l’ai vendu ce matin soixante francs à un brocanteur.
AUGUSTE.
Il se pourrait...
CAMILLE.
Ah ! mon Dieu, nous voilà ruinés.
AUGUSTE.
Aussi je te demande pourquoi te mêler de commerce, toi qui n’y entends rien ; mais on t’a trompé, et nous ne souffrirons pas...
VICTOR.
Non, mon ami, non ; ma parole est donnée, et jamais je n’y manquerai.
CAMILLE.
Auguste, il a raison.
AUGUSTE.
Hélas ! oui ; et il n’y a rien à faire.
CAMILLE.
Qu’à contremander notre dîner...
Retirant la serviette qui est sur le panier.
Et pour moi, me voilà revenue du marché.
Elle secoue la serviette, et le billet que Ducros y a glisse tombe par terre.
VICTOR.
Quel est ce papier que tu laisses tomber ?
CAMILLE.
Je ne sais.
VICTOR, lisant l’adresse.
À mademoiselle Camille. C’est à votre adresse.
CAMILLE, le regardant.
En effet, mais je ne connais pas cette écriture, et je ne sais comment ce billet se trouvait là.
VICTOR, avec émotion.
Vous ne le lisez pas ?...
CAMILLE.
À quoi bon, puisque vous le tenez ? ai-je des secrets pour vous ? voyez vous-même.
VICTOR, après avoir parcouru le billet, fait un geste de colère et se reprend.
Camille, je vous en prie, laissez-nous un instant.
CAMILLE.
Mon ami, qu’avez-vous donc ?
VICTOR.
Tout à l’heure, nous irons vous retrouver.
CAMILLE.
C’est bien, c’est bien, je m’en vais. Ah ! le vilain billet.
Elle sort par la porte à droite du spectateur.
Scène VII
AUGUSTE, VICTOR
VICTOR.
Tiens, vois toi-même, et dis-moi s’il est permis de pousser plus loin l’insolence.
AUGUSTE, parcourant le billet.
« Adorable mignonne... » Point de signature, et c’est une déclaration d’amour qu’on ose adresser à Camille !
Avec colère.
Morbleu !
Se reprenant.
C’est ce matin, quand elle est sortie, qu’on lui aura glissé ce billet dans son panier.
VICTOR.
Eh bien ! tu vois maintenant ce que je te disais tantôt. C’est nous qui l’exposons à de pareilles insultes ; c’est la position où elle se trouve ici.
AUGUSTE.
Tu as raison, mais s’il faut t’avouer la vérité, il me serait impossible de ne plus voir Camille, de me séparer d’elle. Pendant longtemps, comme toi, j’ai cru que ce n’était que de l’amitié, mais je ne peux plus m’abuser, c’est de l’amour.
VICTOR.
Que dis-tu ?
AUGUSTE.
Je l’aime ; je veux l’épouser ; et c’est là le projet dont je voulais te parler ce matin.
VICTOR, à part.
Ah ! malheureux que je suis !
Haut.
Air : Restez, restez troupe jolie.
Quoi ! l’amour régnait dans ton âme,
Et tu ne nous en parlais pas !
AUGUSTE.
C’est qu’en pensant à cette flamme.
Je me la reprochais tout bas.
Oui, de l’aimera la folie,
Je m’accusais... car c’est, hélas !
Le premier bonheur de ma vie
Que vous ne partagerez pas.
Ou plutôt je disais : c’est ma femme et moi qui tiendrons le ménage ; et par ce moyen nous ne nous quitterons pas, nous resterons ensemble. Je sais que le moment n’est pas favorable, puisque nous n’avons rien que des dettes, et que notre loyer n’est même pas payé ; mais enfin les circonstances peuvent changer ; et si jamais je fais fortune, ce sera pour la partager avec vous, mes amis, et avec elle ; hein, que dis-tu de mon plan ?
VICTOR.
Qu’il me paraît très raisonnable, très convenable.
AUGUSTE.
Tu l’approuves donc ? À merveille. Voici notre ami Scipion, ne lui parle pas encore de mon amour, parce qu’il est goguenard, et qu’il se moquerait de moi.
Scène VIII
AUGUSTE, SCIPION, VICTOR
SCIPION.
Toutes mes courses sont finies. J’espère que je n’ai pas perdu de temps.
À Victor.
Eh bien ! Victor, qu’as-tu donc ? tu me parais changé ?
VICTOR.
Non, mon ami, je t’assure.
SCIPION, d’un ton de reproche.
Parbleu ! j’espère que je m’y connais.
Lui prenant le pouls.
Ta main est froide, et ton pouls bat comme si tu avais la fièvre. Voyons, d’où souffres-tu ? qu’est-ce que tu éprouves ?
VICTOR.
Moi, rien, te dis-je.
SCIPION.
Comment rien ? est-ce que tu n’as pas confiance ?
VICTOR.
Si vraiment ; mais hier et aujourd’hui j’ai beaucoup travaille, et peut-être la fatigue...
SCIPION.
C’est cela, un mal de tête ; pour te dissiper, je t’apporte encore de bonnes nouvelles ; car remarquez qu’il n’y a que moi qui vous en donne ; chez vous, le baromètre est toujours à la tempête, et chez moi au beau fixe. Je sors de chez M. La Bernardière, un malade chez lequel mon professeur m’a présenté ; bel appartement, et puis bon genre ; une porte cochère, c’est la première fois que ça m’arrive : tout en causant avec lui, et en donnant ma consultation, je voulus tirer ma tabatière pour me donner un air capable, parce qu’une prise de tabac, placée à propos, donne bien du poids à une ordonnance ; et dans ce mouvement, je fis rouler sur son lit le médaillon que Camille m’avait donné à raccommoder, et où est le portrait de sa mère, peint par Victor. À la vue de cette miniature, il fait un geste de surprise ; il paraît que notre malade est connaisseur ! – Monsieur, qui a fait ce portrait ? – Un de mes amis, un peintre distingué. – Et avez-vous connu l’original ? – Oui, Monsieur. C’est frappant, ou plutôt c’était frappant de ressemblance, car la pauvre femme... Je lui raconte alors l’histoire de madame Bernard, notre voisine, et de Camille sa fille, que nous avons recueillie. Pendant ce temps, notre, amateur ne quittait pas des yeux le portrait. Il est vrai que c’est d’un fini ! – Mon cher docteur, m’a-t-il dit, vous et vos amis vous êtes de braves jeunes gens ; et si je reviens de cette maladie, ma première visite sera pour vous. Vous entendez bien qu’il en reviendra, je vous en réponds, et j’ai idée que nous avons en lui un protecteur.
AUGUSTE.
Tu crois ?
SCIPION.
Parbleu ! un homme très riche, un vieux garçon ; son valet de chambre qui avait mal aux dents et qui voulait m’attraper une consultation gratuite, m’a raconté toute son histoire : c’est un parvenu qui n’a que des parents fort éloignés, et qu’il connaît à peine ; il est lui seul l’artisan de sa fortune ; et il en a beaucoup, ainsi que du crédit. Avec sa protection, je peux me lancer, me faire connaître, et réaliser le projet que je médite depuis si longtemps et dont jusqu’ici, mes amis, je ne vous ai pas parlé ; mais c’était tout naturel, tant que j’étais étudiant en médecine, je ne pouvais pas songer à m’établir ; mais maintenant que le suis médecin, que j’ai un état, des espérances, rien ne m’empêche d’épouser celle que j’aime, et c’est Camille.
AUGUSTE, à part.
Ô ciel !
VICTOR.
Quoi ! tu es amoureux ?
SCIPION.
À en perdre la tête. Vous qui ne la regardez que comme une sœur, ça vous étonne; mais moi, voilà longtemps que ça me tient : il ne faut pas croire que la Faculté soit insensible.
À Auguste, qui ne répond pas.
Eh bien ! qu’est-ce qui te prend donc ? te voilà comme Victor était tout à l’heure.
AUGUSTE.
Moi, mon ami, tu te trompes, je te jure.
SCIPION.
Non pas, et voilà que vous m’effrayez, car ça offre tous les caractères d’une épidémie.
À Victor, montrant Auguste.
Sais-tu ce qui lui a pris ?
VICTOR.
Oui, sans doute ; il est comme toi, il aime aussi Camille.
SCIPION.
Comment ! il se pourrait ?
AUGUSTE.
Ah ! mon Dieu, oui ; je suis le plus malheureux des hommes.
SCIPION.
C’est moi qui le suis, moi qui lui enlève sa maîtresse ; car je ne puis guère en douter, je parierais que c’est moi qu’elle aime.
AUGUSTE.
Oh ! si ce n’était que cela ; mais c’est que j’ai idée, au contraire, que c’est moi qu’elle préfère, et tu ne vas plus m’aimer, tu vas me haïr.
SCIPION.
Moi ! peux-tu le penser ? je m’en rapporte à son choix.
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.
Qu’elle prononce, mes amis,
Mais quelque sort qu’on nous prépare,
Que jamais rien ne nous sépare
Jurons d’être toujours unis.
TOUS TROIS.
Jurons d’être toujours unis.
En ce moment Victor passe entre Auguste et Scipion, dont il prend la main.
SCIPION, bas, à Victor, et montrant Auguste.
Il faut, comme je l’appréhende,
S’il n’est pas payé de retour,
L’aimer encor plus dans ce jour,
Pour qu’ici l’amitié lui rende
Tout ce que lui ravit l’amour.
SCIPION.
Eh bien ! Victor, qu’en dis-tu ?
VICTOR.
Que je suis content ; quoi qu’il arrive, il y aura un de mes amis qui sera heureux.
SCIPION.
La seule chose qui m’embarrasse maintenant, c’est d’en parler à Camille ; je n’oserai jamais.
AUGUSTE.
Ni moi non plus.
SCIPION.
Une meilleure idée ; il faut que ce soit Victor qui parle pour nous.
VICTOR.
Moi ?
SCIPION.
Eh ! oui, sans doute ; lui qui n’est pas amoureux, il n’aura pas peur, et puis il sera impartial.
VICTOR, à part.
Ah ! je ne m’attendais pas à ce dernier coup ?
Scène IX
AUGUSTE, SCIPION, VICTOR, CAMILLE
CAMILLE.
Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc, mes amis ? voilà une visite qui nous arrive ; j’ai aperçu par la fenêtre un vieux monsieur, en noir, et qui ne va pas vite.
SCIPION.
C’est M. Franval, notre cher professeur ; quand on l’invite pour cinq heures, il arrive toujours à quatre.
AUGUSTE.
Est-ce qu’il vient dîner ?
SCIPION.
Sans doute, n’était-ce pas convenu ? Je suis passé chez notre étudiant en droit, et nous aurons un convive de plus.
CAMILLE.
Un de plus ?
SCIPION.
Oui, il ne m’avait pas dit qu’ils étaient deux collaborateurs ; quelquefois même on est trois pour un vaudeville.
CAMILLE.
Ah ! mon Dieu ! comment allons-nous faire ?
SCIPION.
Qu’est-ce qu’ils ont donc ?
AUGUSTE.
Le tableau de cinq cents francs, notre unique espoir, a été vendu soixante francs.
SCIPION.
Il serait vrai ! eh bien ! mes amis, il ne faut pas se désoler ; soixante francs, nous sommes six, à dix francs par tête, il y a de quoi faire un joli dîner.
AUGUSTE.
Oui, si nous les avions ; mais ils sont encore à venir, le terme n’est pas payé ; de sorte que M. Ducros peut tout faire saisir tout, jusqu’au dîner.
SCIPION.
Dieu ! quel affront pour nos convives, mon professeur surtout ; je le connais, c’est un entêté, il est venu pour dîner, et il ne s’en ira pas qu’il n’ait eu satisfaction. Va, Camille, fais comme tu voudras, mais tâche de nous avoir un dîner impromptu, et à crédit.
CAMILLE.
Dame ! je vais tâcher, j’ai déjà les douze francs de ce matin.
SCIPION.
C’est ma foi vrai ! voilà déjà te premier service ; dépêche-toi, et puis tantôt, quand tu reviendras, Victor a quelque chose à te dire de ma part.
CAMILLE.
À moi ?
AUGUSTE.
Oui, oui, Victor a aussi à le parler de la mienne.
CAMILLE, les regardant d’un air étonné.
Ah çà ! à qui en ont-ils tous les trois ?
SCIPION.
Va-t’en donc, et par le petit escalier ; j’entends notre professeur.
Camille sort par la porte à gauche.
SCIPION, parlant à Auguste et à Victor.
Dites donc, je vais le faire parler médecine, parce que cela nous fera gagner du temps.
Scène X
SCIPION, M. FRANVAL, AUGUSTE, VICTOR
M. FRANVAL.
Salut à l’aimable jeunesse.
AUGUSTE.
Bonjour, monsieur Franval.
SCIPION.
Bonjour, mon professeur, asseyez-vous donc, je vous prie.
M. FRANVAL.
Ça ne me fera pas de mal, car la montée est rude, et je me disais en route : Macte animo, generose puer ! sic itur ad astra.
SCIPION.
Vous avez raison ; nous sommes un peu voisins des astres.
M. FRANVAL.
Laissez donc ; vous avez une habitation de petites maîtresses, vous êtes de vrais sybarites ; de mon temps les élèves en médecine logeaient encore plus haut. Il est vrai qu’alors on avait de meilleures jambes ; mais, vois-tu, mon ami Scipion, c’est un temps à passer ; à mesure que tu t’élèveras en réputation, tu descendras d’un étage.
SCIPION.
C’est pour cela, mon professeur, que vous êtes maintenant au premier.
M. FRANVAL.
Eh ! eh ! c’est un compliment qu’il me fait là. Oui, mes amis, je me soutiens tant que je peux ; mais dans ce moment-ci, l’ancienne médecine a bien du mal, nous défendons le terrain unguibus et rostro, car il y a de dangereux novateurs.
SCIPION, à part.
C’est bon, nous y voilà.
AUGUSTE.
Oui, Scipion nous a conté cela.
M. FRANVAL.
Imaginez-vous que, depuis cent ans et plus, on se moquait du docteur Sangrado et de son système ; eh bien ! nous y voilà revenus : l’eau chaude et la saignée, ou, ce qui revient au même, les boissons et les sangsues. Les sangsues, ils ne sortent pas de là ; c’est le remède de tous les maux, c’est la panacée universelle.
Air : Vos maris en Palestine.
Mais c’est en vain qu’on clabaude,
La sangsue un jour passera,
Et tous ces marchands d’eau chaude
Ne font, on le voit déjà,
Que de l’eau claire, et voilà !
Dans la rivière leur doctrine
Conduira le corps tout entier ;
Et quittant son ancien quartier,
L’École de médecine
Va venir aux bains Vigier.
SCIPION.
Il me semble cependant, mon professeur, que, dans votre dernière ordonnance, j’ai vu se glisser quelques sangsues.
M. FRANVAL.
Parbleu ! il le faut bien ; si on ne les employait pas, on aurait l’air, dans le monde, d’un routinier, d’une tête à perruque ; voilà comme ils nous traitent.
AUGUSTE.
Eh bien ! alors, comment faites-vous ?
M. FRANVAL.
À mon cours et à mon hôpital, je fais l’ancienne médecine, parce que c’est la bonne ; et dans le monde, quand j’y suis appelé, je fais la nouvelle, parce que les Parisiens ne se croiraient pas guéris, s’ils ne l’étaient pas à la mode.
Victor va s’asseoir auprès de son tableau, et reste absorbé dans ses réflexions.
SCIPION.
Merci, mon professeur, je profiterai de la leçon.
M. FRANVAL.
Et tu feras bien. Dis-moi, comment va M. de La Bernardière, chez qui je t’ai envoyé ?
SCIPION.
Un peu mieux depuis ce matin.
M. FRANVAL.
C’est une fièvre ataxique bien dangereuse, une bonne maladie pour toi, mon garçon ; il faut suivre cela avec attention.
SCIPION.
Je vous demande bien pardon, mon professeur, mais je crois que vous vous trompez sur ce malade-là.
M. FRANVAL.
Qu’est-ce que ça veut dire, je me trompe ?
SCIPION.
Permettez ; non pas sur les effets, mais sur la cause de sa maladie ; je l’ai fait parler ce matin, et il me semble que chez lui c’est le moral qui est attaqué ; il y a quelque chose qui le tourmente, quelque arrière-pensée qui l’agite. Aussi je lui ai dit : Mon client, pour que la médecine puisse agir avec effet sur le corps, il faut d’abord que l’âme soit tranquille, et la vôtre ne l’est pas. Il ma serré la main en me disant : Docteur, vous avez raison ! Eh bien ! lui ai-je répondu, commençons par là ? mettez-vous d’abord en paix avec vous-même, cela vous regarde ; pour le reste je m’en charge, et vous jouirez bientôt, comme dit notre professeur, des deux trésors les plus précieux sur la terre : Mens sana in corpore sano.
M. FRANVAL.
Tu lui as dit cela ? embrasse-moi, mon cher Scipion ; je te cède ce malade-là ; il est à toi.
Et par droit de conquête, et par droit de naissance.
Voilà un élève digne de moi.
SCIPION.
Merci mon professeur ; je tâcherai de faire honneur à vos principes.
M. FRANVAL, passant près de la cheminée, et s’y asseyant pour se chauffer.
Comme moi à ton dîner ; car il me semble que l’heure approche.
SCIPION, à part.
Nous y voilà. J’étais bien étonné qu’il l’eût oublié.
À Franval.
Mon professeur, si, en attendant, vous vouliez jeter un coup d’œil sur ma bibliothèque ?
AUGUSTE, bas à Scipion.
Ta bibliothèque !
SCIPION, de même.
Ces trois livres de médecine qui sont là, sur la planche.
À part.
Et Camille qui ne revient pas !
Scène XI
VICTOR, AUGUSTE, CAMILLE, SCIPION, M. FRANVAL, toujours à la cheminée, et leur tournant le dos
CAMILLE, un panier sous le bras, entrant par la gauche.
Me voici, me voici ; rassurez-vous, j’ai tout ce qu’il me faut.
SCIPION.
Alors, dépêche-toi,
Montrant son professeur.
car ce pauvre homme ; j’en ai mal à son estomac.
CAMILLE.
Oui ; mais il y a en bas une voiture qui vient vous chercher : un grand laquais est descendu ? et a demandé le docteur Scipion.
SCIPION.
A-t-il une livrée ?
CAMILLE.
Oui, sans doute.
SCIPION.
Dieu ! quel honneur ça va me faire dans le quartier.
CAMILLE.
C’est de la part de M. de La Bernardière, qui vous demande. Eh vite ! eh vite !
Elle entre, avec son panier, par la porte à droite.
SCIPION.
M. de La Bernardière, mon meilleur malade ! Mon professeur, je vous demande bien pardon.
M. FRANVAL.
Qu’est-ce que c’est ?
Air des Scythes.
SCIPION.
Pour un moment, cher docteur, je vous quitte,
À Auguste.
Songe au dîner, dans l’instant je revien.
M. FRANVAL.
Quoi ! tu t’en vas ?
SCIPION.
C’est pour une visite.
M. FRANVAL.
Et le dîner ?
SCIPION.
Ah ! vous n’y perdrez rien :
Mais vous voyez quel bonheur est le mien ;
Une livrée, un superbe équipage,
Un grand laquais qui va me prendre, en bas,
Pour un docteur du premier étage !
Dépêchons-nous pour qu’il ne monte pas...
Il sort.
Scène XII
VICTOR, M. FRANVAL, AUGUSTE
M. FRANVAL, se levant et le regardant sortir.
Voyez-vous, le gaillard, je me reconnais là. Voilà comme j’étais pour ma première maladie un peu importante, j’aurais franchi les escaliers ; et il faut ça, parce qu’un malade je dis un bon malade, ça ne se retrouve pas tous les jours.
Il passe près de Victor et regarde son tableau.
AUGUSTE.
Oui, il faut souvent se dépêcher.
CAMILLE, sortant de la porte à, droite, bas, à Auguste.
Je suis d’une inquiétude ; je viens de parler à Ducros ; il ne veut rien entendre ; et si on ne lui donne le tableau, il va faire saisir.
AUGUSTE, de même.
Ah ! mon Dieu ! comme ça va arriver ; juste au milieu du dîner.
Haut à Franval, en riant.
Eh bien ! vous dites donc ?
M. FRANVAL, qui, pendant ce temps, a toujours eu l’air de causer avec Victor.
Je disais que j’ai fait mon chemin, et que vous ferez le vôtre, parce que quand on a de l’ordre, de l’économie, et qu’on n’a pas de dettes...
AUGUSTE, à part.
Ça se trouve bien.
M. FRANVAL.
Surtout quand on a de la conduite et des mœurs.
Apercevant Camille qui a passé entre lui et Victor.
Quelle est cette jeune fille ?
AUGUSTE.
C’est elle qui préside notre petit ménage.
M. FRANVAL.
Quoi ! vous avez une gouvernante de cet âge ! moi qui en ai renvoyé une de cinquante-cinq ans, parce que cela faisait jaser.
VICTOR.
Non, Camille n’est pas ce que vous croyez ; elle est chez elle.
M. FRANVAL, s’inclinant.
Ce serait madame votre épouse ! combien je suis désolé ! aussi je me disais : il est impossible que des jeunes gens aussi sages, aussi rangés...
VICTOR.
Vous ne vous trompiez pas, Monsieur ; nous sommes dignes de votre estime ; et cependant, il faut vous l’avouer, Camille...
M. FRANVAL.
Achevez.
CAMILLE.
Est une jeune orpheline, élevée par eux, et qui ne connaît sur la terre d’autres parents, ni d’autres amis.
M. FRANVAL.
Qu’entends-je, mes amis ! quoi ! vous pouvez rester ainsi ?
CAMILLE.
Et qui peut s’en offenser, qui peut blâmer mon amitié, ma reconnaissance ? ne sont-ce pas mes frères, mon unique famille ?
M. FRANVAL.
D’accord, mon enfant. Mais songez donc que le monde...
CAMILLE.
Ce monde dont vous me parlez s’est-il jamais occupé de m’aurait-il secourue ? m’aurait-il protégée ?
M. FRANVAL.
Air : Le choix que fait tout le village.
Mes chers enfants, loin d’être rigoriste,
J’ai pour devise, indulgence et bonté ;
C’est malgré moi qu’ici je vous attriste ;
Mais je vous dois d’abord la vérité :
L’opinion est un juge suprême
Dont les arrêts veulent être écoutés :
Et les premiers, respectez-la vous-même,
Si vous voulez en être respectés.
VICTOR.
Oui, Camille, Monsieur a raison, ou du moins il n’est qu’un seul moyen de ne pas nous séparer.
Avec émotion.
Auguste et Scipion vous aiment tous deux, et veulent vous prendre pour femme.
CAMILLE, à part.
Que dit-il ? lui, Victor ?
On sonne.
AUGUSTE.
Ah ! mon Dieu ! c’est Ducros.
M. FRANVAL.
Encore un convive ?
AUGUSTE.
Ah ! c’est Scipion.
Scène XIII
VICTOR, M. FRANVAL, AUGUSTE, SCIPION
SCIPION, hors de lui.
La victoire est à nous ! mon cher professeur, mes frères, mes amis, embrassons-nous.
TOUS.
Qu’y a-t-il donc ?
SCIPION.
Embrassons-nous d’abord, je vous le dirai après. Je viens de chez mon malade.
M. FRANVAL.
Il est sauvé ?
SCIPION.
Du tout ; mais c’est en bon train, grâce à la confidence qu’il vient de me faire, et qui l’a soulagé plus que toutes les drogues de la Faculté. Ce M. de la Bernardière, cet homme si riche, ce nouveau parvenu, n’est autre que M. Bernard, le beau-frère de notre ancienne voisine, et l’oncle de Camille.
CAMILLE.
Que dites-vous ?
SCIPION.
Il ne peut plus vivre sans moi, et m’avait fait appeler. Quand je suis arrivé, il avait la fièvre, il était dans le délire, il demandait, pardon à sa sœur qu’il avait repoussée, qu’il avait laissée mourir de misère. Ma vue et mes discours l’ont calmé, lui ont rafraîchi le sang ; et il n’a plus maintenant qu’un désir, c’est de revoir sa nièce, de l’adopter, de réparer ses torts. « Docteur, m’a-t-il dit, allez lui annoncer que, si je meurs, elle est ma seule héritière ; et que, si j’en reviens, elle a cent mille écus a offrir au mari qu’elle choisira. – C’est dit, lui ai-je répondu ; là-dessus, dormez tranquille, et dans une heure vous aurez de mes nouvelles. »
CAMILLE, passant à la droite de Scipion.
Je ne puis revenir encore de tout ce que j’apprends. Ah ! Scipion ! que ne vous dois-je pas !
SCIPION.
Ces titres-là ne sont rien, il en est d’autres que vous ignorez.
AUGUSTE.
Elle sait tout : Victor a parlé pour nous.
SCIPION.
Ce cher ami ! Eh bien ! Camille, prononcez.
VICTOR.
Oui, je vous l’avais promis, et je tiens ma parole. Camille, il faut rompre le silence, prononce entre eux.
Camille baisse les yeux et se tait. Victor reprend avec chaleur.
Maintenant la reconnaissance t’en fait une loi ; songe que te voilà riche ; à qui de mes deux amis veux-tu donner cette fortune ?
CAMILLE.
À vous trois.
VICTOR, hésitant et détournant les yeux.
Et ta main ?
CAMILLE.
À toi, Victor, si tu la veux.
VICTOR, se jetant à genoux.
Dieu ! qu’ai-je entendu !
TOUS.
Que dit-elle ?
CAMILLE.
Son secret et le mien ; car je connaissais depuis longtemps cet amour qu’il espérait nous cacher.
SCIPION, à Victor.
Air : Ainsi que vous, Mademoiselle.
Quoi ! tu l’aimais, sans vouloir nous le dire ?
VICTOR.
Je vous dois trop, je voulais m’acquitter.
SCIPION.
Un sacrifice aussi grand doit suffire.
SCIPION et AUGUSTE, à Camille en montrant Victor.
Oui, c’est lui qui doit l’emporter.
VICTOR, avec joie.
Quoi ? vous voulez...
S’arrêtant.
Je sais par ma souffrance,
Ce qu’il en coûte, hélas ! à votre cœur,
Et n’ose, par reconnaissance,
Vous laisser voir tout mou bonheur.
Scène XIV
CAMILLE, VICTOR, AUGUSTE, DUCROS, SCIPION, M. FRANVAL
DUCROS.
Vous voyez, mes amis, que je suis de parole ; et, malgré ce que m’a dit mademoiselle Camille, je viens chercher mon enseigne, ou mes deux cents francs de loyer.
M. FRANVAL.
Qu’est-ce que c’est ? vous ne payez pas votre terme ?
SCIPION.
Oui, quelquefois, par hasard.
M. FRANVAL.
Voyez-vous les gaillards ? ils ne me disaient pas cela ? Monsieur, je suis leur caution ; et j’ai sur moi une quinzaine de louis au service de mes jeunes amis.
SCIPION.
Merci, mon professeur, je vous reconnais bien là. Heureusement pour vous, nous voilà riches, et nous vous le rendrons.
À Ducros, lui donnant la bourse.
Tenez, farouche propriétaire, voilà le dernier argent que vous recevrez de nous, car demain nous déménageons.
DUCROS.
Vous nous quittez ?
SCIPION.
Oui, mes amis, l’oncle de Camille, notre nouveau protecteur, nous offre chez lui, pour rien, un superbe appartement ; et j’ai, sur-le-champ, passé bail sans vous consulter.
DUCROS.
Pour rien !
AUGUSTE.
Oui, monsieur Ducros ; voilà un bel exemple à suivre.
DUCROS, à part.
Diable ! je suis fâché qu’ils s’en aillent, surtout à cause de la petite.
Donnant un papier à Auguste et à Victor.
Voici la quittance écrite, et signée de ma main.
VICTOR.
Ah ! mon Dieu !
Bas à Auguste.
Dis donc, c’est l’écriture de ce matin, la déclaration anonyme.
DUCROS.
J’espère du moins que j’aurai la pratique de ces Messieurs et surtout de Madame, pour les bas, les mitaines, et tout ce qui concerne la bonneterie.
VICTOR, qui a tiré la lettre de sa poche.
Non pas, nous nous fournirons ailleurs ; j’ai accepté votre quittance
Lui rendant la lettre.
et vous donne congé.
DUCROS.
Dieu ! mon épître de ce matin !
VICTOR.
Que j’aurais dû remettre à madame Ducros.
Mais quand on est heureux, qu’on pardonne aisément !
AUGUSTE.
Allons, mes amis, ne parlons plus d’amour ; ne pensons qu’à la gloire, rappelons-nous que nous devons remplacer un jour,
À Victor.
toi, Girodet,
À Scipion.
toi, Marjolin et Dupuytren, et moi, Boïeldieu. Je reprends ma lyre ; toi, reprends tes pinceaux, et toi retourne à tes malades.
M. FRANVAL.
Et tant que je serai là, il n’en manquera pas ; car vous êtes de braves jeunes gens, de véritables artistes.
SCIPION, passant entre Auguste et Victor.
Mes amis, la fortune nous sourit, le premier pas est fuit ; nous n’avons plus maintenant qu’à nous lancer dans la carrière ; mais, quand nous serons célèbres, quand notre réputation sera faite, quand tous trois, riches et contents, nous nous verrons dans un bel appartement doré, rappelons-nous toujours ces modestes lambris, et les difficultés qui entourèrent nos premiers pas.
À Victor.
Et quand un jeune peintre t’apportera sa première esquisse ;
À Auguste.
quand un jeune musicien te montrera sa première partition ; quand un jeune confrère viendra me consulter, encourageons leurs faibles essais ; secourons-les de notre amitié, de notre bourse, de nos conseils ; et n’oublions jamais que ce qu’il y a pour eux de plus difficile au monde, c’est le premier pas dans la carrière.
Vaudeville.
Air : À Gennevilliers.
VICTOR.
Peines, hasards, misères et souffrances,
Dans les beaux-arts, voilà comme on commence ;
L’orage cesse
Et le ciel s’éclaircit ;
Honneur, richesse,
Voilà comme on finit.
SCIPION.
En commençant, Racine eut une chute.
Souvent, hélas ! voilà comme on débute ;
Mais le génie
S’élève et s’agrandit ;
Phèdre, Athalie,
Voilà comme on finit.
DUCROS.
D’un romantique à renommée immense,
On prend un tome : à le lire on commence ;
Sur la montagne
Où l’auteur vous conduit,
Le sommeil gagne,
Voilà comme on finit.
AUGUSTE.
On va grand train chez les gens de finance ;
Chevaux, landau, voilà comme on commence
Puis, chose unique,
Le landau vous conduit
Jusqu’en Belgique,
Voilà comme on finit.
M. FRANVAL.
J’étudiai l’homme dès sa naissance,
Amour, hymen, grâce à vous on commence ;
Guerre assassine,
Médecin érudit,
Et médecine,
Voilà comme on finit.
CAMILLE, au public.
Plus d’une pièce avant la fin culbute ;
Le cœur tremblant, voilà comme on débute ;
L’ouvrage avance,
Pas de funeste bruit ;
De l’indulgence,
Voilà comme on finit.