Le Confident (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 5 janvier 1826.

 

Personnages

 

MADAME DE MARCILLY, veuve

M. DE VILLEBLANCHE

SAINT-FÉLIX

CATHERINE, fille du concierge

 

La scène se passe dans le château de madame de Marcilly, près d’Ambroise.

 

Un salon élégamment meublé. Porte au fond. À droite de l’acteur, l’appartement de madame de Marcilly ; à gauche, la porte d’un cabinet ; de ce même côté, une psyché roulante ; à droite, une table ornée d’un miroir de toilette, et sur laquelle il y a écritoire, plumes, papier, etc.

 

 

Scène première

 

SAINT-FÉLIX, CATHERINE. Ils entrent par le fond

 

CATHERINE.

Oui, Monsieur, elle est arrivée d’hier soir.

SAINT-FÉLIX.

Seule avec sa fille ?

CATHERINE.

Et sans autre domestique que la gouvernante de Mademoiselle.

SAINT-FÉLIX.

C’est inconvenable ! Madame de Marcilly, une veuve jeune, aimable, qui jusqu’à ce jour n’avait pu vivre loin du monde et des plaisirs, quitter brusquement Paris dans le moment où il est le plus brillant, pour venir s’enterrer dans son vieux château d’Amboise : il y a quelque chose d’extraordinaire.

CATHERINE.

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

C’est vrai, je n’y puis rien comprendre,
Pour la campagne ell’ ne vient pas,
Car il neige ou gèle à pierr’ fendre,
On n’ voit partout que du verglas.
Hier aussi, j’ n’en revenais pas :
Quand j’ l’ai vue entrer dans c’tte chambre,
En rob’ de gaz, en souliers blancs ;
Il m’a semblé voir le printemps
Qu’arrivait dans le mois de décembre.

SAINT-FÉLIX.

Et où est-elle maintenant ?

CATHERINE.

Dans son appartement. C’est drôle ! elle s’y enferme toujours ; et quand elle en sort, elle est d’une humeur... Si son mari n’était pas défunt, on pourrait croire qu’il y a des scènes... mais elle est veuve ; ainsi ça ne peut être ça.

SAINT-FÉLIX.

Tu dis qu’elle ne veut voir personne ?

CATHERINE.

Personne ; ça m’a même fait monter en grade ; parce que moi, qui n’étais que jardinière, je suis devenue femme de chambre.

SAINT-FÉLIX.

Et sa fille, ma chère Eugénie ?

CATHERINE.

Mam’selle ! ah dame ! je crois bien que ça ne l’amuse pas beaucoup d’ quitter Paris dans le temps des plaisirs et des bals ; mais elle est si douce, et puis sa mère l’aime tant, qu’elle se trouve bien partout avec elle.

SAINT-FÉLIX.

Ne pourrais-je lui parler ?

CATHERINE.

Vous, monsieur de Saint-Félix, oh ! que nenni. D’abord, elle est là-haut, dans sa chambre, à dessiner, et elle ne descendra que pour dîner. Ensuite, les ordres de Madame...

SAINT-FÉLIX.

Je ne puis pourtant rester dans cette incertitude ; mon mariage était presque convenu, et c’est dans ce moment que madame de Marcilly... Serait-ce pour rompre avec moi ? Il faut absolument qu’elle m’explique ce mystère.

Air de la valse de Philibert marié.

Tu peux au moins lui porter cette lettre ?

CATHERINE.

Pour une lettre, ah ! j’y cours sur-le-champ !
Donnez, Monsieur, je vais la lui remettre.

SAINT-FÉLIX.

Et songe bien que mon sort en dépend !
Compte sur moi, si tu m’es favorable.

CATHERINE.

Oh ! non, Monsieur, c’ n’est pas par intérêt ;
Mais le désir de vous être agréable,

À part.

Et puis celui de connaître un secret.

Ensemble.

SAINT-FÉLIX.

Peins-lui mon trouble et mon impatience ;
Oui, je ne veux qu’un seul mot de sa main.
Va, et reviens me rendre l’espérance,
Car c’est de toi que dépend mon destin.

CATHERINE.

Calmez ce trouble et cette impatience ;
J’y vais bien vite et je reviens soudain ;
Sans doute un mot vous rendra l’espérance,
Si c’est de moi que dépend vot’ destin.

Elle entre dans l’appartement de madame de Marcilly.

 

 

Scène II

 

SAINT-FÉLIX, seul

 

Je ne puis croire, cependant... Mais enfin, pourquoi ce départ subit, sans me prévenir, sans me donner la moindre explication ? Encore si ce bon M. de Villeblanche était ici pour me guider, me conseiller... C’est un excellent homme, l’intime ami de madame de Marcilly, le parrain d’Eugénie ; il m’avait pris en amitié, et me protégeait toujours. Eh ! mon Dieu ! je ne me trompe pas... c’est lui que j’entends.

 

 

Scène III

 

SAINT-FÉLIX, M. DE VILLEBLANCHE

 

M. DE VILLEBLANCHE, à la cantonade.

Eh ! non, te dis-je, cet ordre-là ne peut être pour moi. D’ailleurs, s’il y a une colère à essuyer, j’y suis fait, et je  m’en charge.

SAINT-FÉLIX.

Comment ! Monsieur ! vous voilà aussi ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Le petit Saint-Félix !... j’aurais parié que je le trouverais ici.

SAINT-FÉLIX.

Vous y venez, sans doute, sur l’invitation de madame de Marcilly ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Du tout, je ne sais rien ; avant-hier, je me présente à son hôtel, suivant mon habitude ; j’apprends son départ impromptu, et comme, depuis dix ans, j’ai la faiblesse de ne pouvoir passer un jour sans la voir, j’ai pris la poste, et me voilà ! Mais toi, le futur d’Eugénie, tu es de tous les secrets ; tu vas me dire ce que cela signifie.

SAINT-FÉLIX.

J’allais vous le demander ; votre aventure est absolument la mienne. J’arrive, et je sais seulement que madame de Marcilly ne veut recevoir personne.

M. DE VILLEBLANCHE.

Ah ! c’est original ! venir à la campagne au cœur de l’hiver, et toute seule ! Qui diable a pu lui faire prendre une résolution aussi désespérée ? des chagrins ? je ne lui en connais pas ; un revers de fortune ?

Air : Adieu, je vous fuis bois charmant.

Non, non, je le saurais déjà.
Mais comment lire dans leurs âmes ?
Un caprice ?... eh ! oui, c’est cela.
Car dans la conduite des femmes,
Du moins j’ai cru le remarquer,
C’est le seul motif raisonnable,
Et le seul moyen d’expliquer
Ce qui parait inexplicable.

SAINT-FÉLIX.

Oui, oui, Monsieur, un caprice, c’est cela, c’est pour m’enlever Eugénie ; après toutes les espérances qu’elle m’avait données !

M. DE VILLEBLANCHE.

Tu crois ?

SAINT-FÉLIX.

J’en suis sûr.

M. DE VILLEBLANCHE.

Oh ! les amants sont toujours sûrs de tout ; mais il ne s’agit pas de se désoler, il faut juger les choses de sang-froid.

SAINT-FÉLIX.

Du sang-froid ! Cela vous est bien facile à dire, on voit bien que vous n’êtes pas amoureux.

M. DE VILLEBLANCHE.

Pas amoureux ! qu’est-ce que c’est, Monsieur ? Apprenez que là-dessus vous me devez le respect, comme à votre ancien, à un vétéran. Voyons un peu, Monsieur, depuis combien de temps êtes-vous amoureux ?

SAINT-FÉLIX.

Mais depuis six mois.

M. DE VILLEBLANCHE.

Et moi, il y a seize ans, Monsieur, que j’aime madame de Marcilly avec une constance imperturbable et digne d’un meilleur sort.

SAINT-FÉLIX.

Seize ans !

M. DE VILLEBLANCHE.

Oui, Monsieur, elle en avait quinze alors ; je l’aimais longtemps avant son mariage ; et sans les malheureuses circonstances qui m’obligèrent à quitter la France, je suis fondé à croire que je l’aurais emporté sur mes nombreux rivaux ; mais j’étais loin d’elle, loin de ma patrie, frappé de proscription, et sa famille, désespérant de mon retour, la força d’épouser le jeune Marcilly, mon ancien camarade au régiment, et de plus, mon meilleur ami. Certainement, quand j’appris cette nouvelle, j’avais là une bien belle occasion de me brûler la cervelle.

SAINT-FÉLIX.

Je n’y aurais pas manqué.

M. DE VILLEBLANCHE.

Eh bien ! moi, Monsieur, je ne l’ai pas fait ; c’eût été empoisonner son bonheur ; et quand on aime une femme, il ne faut jamais préférer sa propre satisfaction à celle de l’objet aimé ; seulement j’avais fait vœu de l’oublier, de ne plus la revoir ; mais comment y parvenir, lorsque ses bienfaits venaient me chercher sur une terre étrangère ; lorsque sa tendre amitié ne cessait de s’occuper de celui qui ne pouvait plus prétendre à son amour ? Par elle, l’arrêt fatal de proscription fut levé ; par elle, je fus rétabli dans mes biens, dans mon grade militaire : la haine même n’aurait pas tenu contre cela ; et, quand je rentrai en France, quand je vis leur ménage, leur bonheur intérieur, quand je fus reçu par eux comme un ami, un ami !... il fallut bien se résigner à ne plus être que cela.

Air : Dis moi mon vieux.

Je vis en eux mes parents, ma famille :
Ils me proposèrent tous deux
D’être le parrain de leur unique fille.
Parrain !... je dis : « C’est bien faute de mieux. »
Voyant depuis cotte enfant, leur ouvrage,
Croître à mes yeux en attraits, en raison,
Je me disais toujours : « Ah ! quel dommage
« De n’avoir pu lui donner que mon nom ! »

SAINT-FÉLIX.

Et lorsqu’elle devint veuve ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Je pleurai Marcilly, ah ! cela, du fond du cœur ; mais enfin, j’avais aimé sa femme avant et pendant son mariage ; il n’y avait rien qui pût m’empêcher de l’aimer encore après. Je la voyais encore plus jolie, plus séduisante ; je me flattai qu’un jour elle se souviendrait que j’attendais depuis longtemps, et me voilà, au bout de seize ans de patience et de refus, l’adorant plus que jamais, et toujours surnuméraire. Cela vous prouve, jeune homme, qu’il ne faut désespérer de rien.

SAINT-FÉLIX.

Qu’elle vous fasse attendre, vous qui êtes son adorateur, c’est bien ; mais moi qui suis celui de sa fille, quel peut être son motif ? c’est ce que je ne puis comprendre ; aussi je suis venu ici, décidé à le lui demander.

M. DE VILLEBLANCHE.

Lui demander ! tu le peux ; mais ce n’est pas une raison pour le savoir, parce que, vois-tu, règle générale :

Air du vaudeville de la Somnambule.

L’habitude de se contraindre
Chez les femmes vient en naissant ;
Voilà pourquoi se déguiser et feindre
Sera toujours leur premier mouvement.
Aussi, de peur qu’on ne nous prenne en traître,
Il faut, mon cher, pour se former.
Commencer par bien les connaître.

SAINT-FÉLIX.

J’ai commencé d’abord par les aimer.

M. DE VILLEBLANCHE.

Et moi aussi. Mais on a tort : ce sexe-là a tant d’influence sur nous, que, pour bien connaître les hommes, il faut d’abord étudier les femmes, el c’est ce que j’ai fait. Malheureusement cette étude-là est très longue, et je prévois que je n’aurai pas le temps de commencer l’autre. Mais pour en revenir à toi, ce sont les motifs de madame de Marcilly qu’il faut tâcher de connaître.

SAINT-FÉLIX.

Je lui ai écrit... et justement voici Catherine qui m’apporte la réponse.

 

 

Scène IV

 

SAINT-FÉLIX, M. DE VILLEBLANCHE, CATHERINE, une lettre à la main

 

CATHERINE, à Saint-Félix.

Me voici, me voici ; je vous ai fait attendre, mais Madame n’en finissait pas.

Voyant Villeblanche.

Tiens, c’est vous, monsieur de Villeblanche ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Bonjour, bonjour, petite.

À Saint-Félix.

Eh bien ! cette réponse ?

CATHERINE, à part.

J’étais bien sûre que nous ne tarderions pas à le voir, celui-là : c’est le doyen ; aussi hier, quand j’ai vu Madame arriver toute seule, je me suis dit :

Air du vaudeville des Comices d’Athènes.

J’aurons d’ la compagnie.
Les amoureux vont v’nir ;
Quand vient femme jolie,
Ça les fait accourir :
Plus j’en vois, plus ça m’ fait plaisir.
Le pays n’en a guère,
On en manque déjà ;
Et sur l’ nombre j’espère
Qu’il nous en restera.

Pendant ce couplet, M. de Villeblanche et Saint-Félix lisent à voix basse.

SAINT-FÉLIX, à M. de Villeblanche.

Vous le voyez...

Parcourant la lettre.

« La place que vous deviez obtenir, et que vous n’avez point encore ; votre état, d’autres raisons inutiles à vous dire... »

M. DE VILLEBLANCHE.

Je m’en doutais ; ta place, ton état, ce n’est pas cela.

SAINT-FÉLIX.

Mais qu’est-ce donc ?

M. DE VILLEBLANCHE, froidement.

Ah ! je n’en sais rien.

CATHERINE.

Ni moi non plus.

M. DE VILLEBLANCHE.

Mais le véritable motif est là : « D’autres raisons inutiles a vous dire... » Encore une règle générale, mon ami ; c’est toujours dans ce qu’elles ne disent pas qu’il faut chercher ce qu’elles pensent.

SAINT-FÉLIX.

Alors, comment jamais s’y reconnaître ! Monsieur, je n’ai d’espoir qu’en vous ; conseillez-moi, protégez-moi.

M. DE VILLEBLANCHE.

Ma foi, j’aurais bien besoin qu’on me protégeât moi-même ; mais enfin, quand ce ne serait que pour continuer mes études, je vais essayer.

SAINT-FÉLIX.

Ah ! Monsieur, vous me rendez la vie.

M. DE VILLEBLANCHE.

Je l’entends ; allez-vous-en tous deux. Reste caché chez le concierge, et n’en bouge pas que tu n’aies de mes nouvelles.

Air du Carnaval.

En te montrant crains surtout de déplaire.

CATHERINE.

Pauvre garçon ! arriver de Paris
Exprès pour t’nir compagnie à mon père !
Les amoureux ont bien leurs jours d’ennuis.

À Saint-Félix.

Mais j’ s’rai pour vous un’ société fidèle ;
Nous causerons. Je n’ suis pas forte, hélas !
Mais nous allons parler de Mad’moiselle,
Ça m’ tiendra lieu d’ l’esprit que je n’ai pas.

Elle sort et emmène Saint-Félix.

 

 

Scène V

 

M. DE VILLEBLANCHE, seul

 

Au fait, ce mariage est sortable. C’est un brave garçon auquel je m’intéresse, et... La voici, le cœur me bat déjà. Depuis seize ans, ça ne me manque jamais.

 

 

Scène VI

 

M. DE VILLEBLANCHE, MADAME DE MARCILLY, sortant de son appartement

 

MADAME DE MARCILLY.

Je ne puis rester en place. Je suis sûre que ce malheureux jeune homme s’est éloigné désespéré...

Elle aperçoit Villeblanche.

Eh ! bon Dieu ! c’est vous, Villeblanche ? Comment vous m’avez suivie ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Cela vous étonne, Madame ? Je sais bien que vous pouvez vous passer d’être avec moi ; mais je n’ai pas la même force de caractère.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Ceci n’est point de la galanterie ;
C’est malgré moi, sans le vouloir.
Vingt fois j’ai tenté dans ma vie
De passer un jour sans vous voir.
Content de moi, fier de ma force d’âme,
Dès le matin, dans mon juste courroux,
Pour vous fuir, je partais, Madame,
Et le soir j’étais près de vous.

MADAME DE MARCILLY.

Ah ! je vous en prie, Villeblanche, faites-moi grâce de vos tendresses pour aujourd’hui. Je me sens d’un découragement.

M. DE VILLEBLANCHE, vivement.

Eh ! bon Dieu ! qu’avez-vous ?

MADAME DE MARCILLY.

Je ne sais, je crois que je suis souffrante. Qu’en pensez-vous ?

M. DE VILLEBLANCHE, froidement.

Non, Madame.

MADAME DE MARCILLY.

Comment, non ?

M. DE VILLEBLANCHE.

C’est que ces jours-là votre accueil est bien plus tendre, bien plus affectueux ; et aujourd’hui, malheureusement, vous jouissez d’une parfaite santé.

MADAME DE MARCILLY.

Villeblanche, je sens déjà que vous allez me mettre de mauvaise humeur ! Si vous saviez souvent avec vous ce qu’il me faut de patience.

M. DE VILLEBLANCHE.

Ah ! ne parlons pas de patience, je vous en prie ; j’ai fait mes preuves. Quand on a seize ans de service...

MADAME DE MARCILLY, à part.

Pauvre Villeblanche, il a raison. Dès qu’il me parle de ses malheureux seize ans, il me désarme, et je n’ai plus le courage de le tourmenter.

Haut.

Eh bien ! voyons, Monsieur, qu’avez-vous à me dire ? puisqu’on ne peut se débarrasser de vous : car c’est une tyrannie, et je suis d’une colère...

M. DE VILLEBLANCHE.

Non, Madame, non, vous n’y n’êtes pas ; et même ma visite vous ferait un grand plaisir si elle ne vous embarrassait pas un peu.

MADAME DE MARCILLY, à part.

Il me connaît mieux que moi.

Haut.

Vous venez, je m’en doute, me demander le motif de mon départ subit ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Moi, Madame ! je m’en garderais bien ; vous ne me le diriez pas.

MADAME DE MARCILLY.

Et pourquoi donc, Villeblanche ? il n’y a rien que de fort simple. L’ennui que j’éprouvais à Paris, ces sociétés insipides où l’on ne rencontre qu’indifférence ou fausseté, pour un seul ami qu’on voudrait toujours voir, et qui est souvent perdu dans la foule.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Elle me flatte, ce n’est pas cela.

Haut.

Vous oubliez le motif principal, le désir de rompre avec Saint-Félix.

MADAME DE MARCILLY.

Vous l’avez vu ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Il me quitte à l’instant, désolé, la tête perdue.

MADAME DE MARCILLY.

Je souffre autant que lui ; mais cependant la raison avant tout. Il sollicitait une place d’auditeur qu’il n’a pu obtenir : et vous, mon cher Villeblanche, qui êtes l’ami de la famille, le parrain d’Eugénie, vous conviendrez que je ne peux pas marier ma fille à un homme qui n’a point d’état.

M. DE VILLEBLANCHE.

Si c’est là le motif.

MADAME DE MARCILLY.

Mon Dieu, oui, sans cela...

M. DE VILLEBLANCHE.

Vous n’avez point d’autres objections ? là, bien vrai ?

MADAME DE MARCILLY.

Je vous le jure ; un jeune homme charmant... une famille honorable.

M. DE VILLEBLANCHE.

Eh bien ! rassurez-vous, il est nommé.

MADAME DE MARCILLY.

Comment !

M. DE VILLEBLANCHE, tirant une lettre de sa poche.

Cette lettre du ministre me l’annonce : j’avais sollicité de mon coté ; mais je voulais qu’il n’apprît le succès que de vous-même... Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

MADAME DE MARCILLY, vivement.

Ce que j’ai, Monsieur, ce que j’ai ? c’est affreux ! c’est indigne ! venir me surprendre ! ne pas me dire tout de suite... c’est une trahison ; et je suis d’une colère...

M. DE VILLEBLANCHE.

Maintenant, c’est différent, vous y êtes réellement. Vous êtes fâchée contre vous-même de ce que tout à l’heure vous ne m’avez pas dit la vérité.

MADAME DE MARCILLY.

Non, Monsieur, c’est contre vous, contre vous seul, dont les procédés offensants...

M. DE VILLEBLANCHE.

Eh bien ! à la bonne heure ; je suis un indigne, un coupable ; mais pourquoi faut-il que Saint-Félix porte la peine de mon crime ?

Air de la Robe et les Bottes.

Que votre cœur à ses vœux soit propice !
Faire du bien est pour vous un besoin ;
Et d’un moment d’humeur et d’injustice
Qu’un étranger ne soit pas le témoin.
Il est un droit que pour moi je réclame
Quand il vous vient un caprice nouveau,
Pour vos amis réservez-le, Madame !
Car l’amitié porte aussi son bandeau.

MADAME DE MARCILLY, à part.

Je ne sais plus que lui répondre.

M. DE VILLEBLANCHE.

Allons, soyez bonne, aimable ; cela vous est si facile. Je vais chercher Saint-Félix, et je l’envoie ici pour qu’il apprenne de vous-même que vous lui donnez votre fille ; vous y consentez, n’est-ce pas ? et plus tard, dans un autre moment, dans un moment de franchise, vous me direz pourquoi vous ne vouliez pas les marier, car, jusqu’à présent, je vous déclare que vous ne m’en avez rien dit : je vais vous attendre au salon.

Il sort en la regardant.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE MARCILLY, seule, et après un moment de silence

 

C’est vrai, mais lui dire pourquoi !... jamais il ne le saura, ni lui, ni personne, c’est trop déjà que je le sache moi-même.

Elle s’assied sur le fauteuil qui est près de la psyché.

À quinze ans, on croit à un éternel printemps ; on croit qu’on ne doit jamais cesser d’être fraîche et jolie, jusqu’au moment où la première ride vient vous apprendre qu’il est possible de vieillir. Eh bien !

Regardant si elle est seule et à voix basse.

Je l’ai vue, et les autres la verront bientôt... les femmes surtout.

Elle se lève.

Air : Muses des bois.

Jusqu’à présent je sais bien qu’on l’ignore,
Et qu’à trente ans il reste des beaux jours ;
Je sais fort bien que je puis voir encore
Autour de moi voltiger les amours ;
Mais ces amours dont le souris m’accueille,
Fuiront bientôt, si j’en crois ce témoin ;
Car, lorsque tombe une première feuille,
Ah ! c’est l’automne ! et l’hiver n’est pas loin.

Oui, je ne serai plus cette jeune veuve, l’objet des hommages, des adorations. Et si je marie ma fille, ce sera bien pis, je ne serai plus que la mère de madame de Saint-Félix, une maman dans toute la force du terme. Si le bonheur d’Eugénie en dépendait, je n’hésiterais pas ; mais une enfant qui ne sait pas encore ce qu’elle désire ; c’est même une imprudence de la marier si jeune ! Mais puisqu’ils le veulent tous, tâchons de me raisonner un peu. Écoutons ce jeune homme, pourvu qu’il ne m’appelle pas ma belle-mère. Le voici, allons...

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE MARCILLY, SAINT-FÉLIX

 

Saint-Félix entre par le fond, et s’avance d’un air timide.

SAINT-FÉLIX, à part.

Je n’ose l’aborder, je crains tant de lui déplaire !

MADAME DE MARCILLY.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Au fond du cœur il m’en veut, je le gage :
Mon dévouement alors sera plus beau.

À Saint-Félix.

Approchez-vous.

À part.

Il faut qu’on l’encourage ;
D’ailleurs le trait est piquant et nouveau.
Oui, d’aujourd’hui j’en fais l’expérience,
Jusqu’à présent c’est le premier, je croi,
Qui m’ait parle d’amour et de constance
Sans que ce fût pour moi.

Haut.

Eh bien ! Monsieur, vous vous plaignez beaucoup de moi, n’est-ce pas ?

SAINT-FÉLIX.

Ah ! Madame, je ne me plains que de ma mauvaise fortune ; mais si M. de Villeblanche ne m’a pas trompé, je n’ai pas encore perdu tout espoir de vous nommer ma mère.

MADAME DE MARCILLY, à part.

Nous y voilà ; il n’y a pas manqué : n’importe, maintenant je dois m’attendre à tout.

Haut.

Je conviens que j’ai peut-être été un peu trop sévère ; des raisons très graves et que je ne puis confier à personne, m’avaient fait prendre une résolution que M. de Villeblanche n’approuve pas. J’avoue que moi-même je regrettais de ne pas vous avoir pour gendre...

À part.

Ah ! Dieu ! quel mot ! j’ai cru que je n’en viendrais pas à bout.

SAINT-FÉLIX, avec inquiétude.

Eh bien ! Madame ?

MADAME DE MARCILLY.

Eh bien ! Monsieur, je ne vous défends pas d’espérer ; et dans quelques mois je pourrai consentir...

SAINT-FÉLIX, vivement.

Est-il bien vrai ? Ah ! Madame, quelle bonté ! ma vie entière ne suffira pas pour vous prouver toute ma reconnaissance ; nous ne vous quitterons plus ; votre fille et moi, nous disputerons de soins, d’égards, et nos enfants vous chériront.

MADAME DE MARCILLY, effrayée. À part.

Leurs enfants !... grand’mère !... ah ! mon Dieu ! je n’avais pas pensé à celui-là, je ne m’y ferai jamais.

SAINT-FÉLIX.

Qu’avez-vous, Madame ?

MADAME DE MARCILLY, troublée.

Rien, rien, Monsieur ; je suis seulement fâchée que votre impatience interprète mes paroles... car enfin je n’ai consenti à rien, et je ne puis promettre.

SAINT-FÉLIX.

Comment ! ne m’avez-vous pas dit...

MADAME DE MARCILLY.

Que je ne vous défendais pas d’espérer ; mais je n’entrevoyais pas alors tous les obstacles. Il y en a d’insurmontables.

À part.

Grand’mère !... juste ciel !

SAINT-FÉLIX.

Mais enfin, Madame, lesquels ? vous ne pouvez me les cacher. Depuis que j’adore votre fille, je n’ai eu d’autre pensée que de vous complaire en tout. Je ne veux pas me faire valoir ; mais les plus beaux établissements, les plus riches partis, j’ai tout refusé pour votre fille ; et dernièrement encore, j’ai rompu avec mademoiselle de Sivray, dont mon père avait demandé la main pour moi.

MADAME DE MARCILLY, vivement.

Justement, Monsieur, c’est cela. Je ne voulais pas vous le dire, mais voilà un obstacle.

SAINT-FÉLIX.

Quoi, Madame !

MADAME DE MARCILLY.

Oui, Monsieur ; une jeune personne charmante que votre abandon peut compromettre, un engagement antérieur, c’est sacré ; et puis une famille estimable qui serait offensée, et qui ne me pardonnerait jamais.

SAINT-FÉLIX.

Est-il possible ! quand tout à l’heure encore...

Air de Marianne.

J’ai cru, d’après les apparences,
Avoir votre consentement.

MADAME DE MARCILLY.

J’en ignorais les conséquences,
Et je les comprends maintenant.
Je ne le puis, je ne le doi ;
De refuser tout m’impose la loi.

SAINT-FÉLIX.

Mais que dira mon protecteur,
Lui qui déjà croyait à mon bonheur ?

MADAME DE MARCILLY.

Il n’écoutera que moi seule ;
Mais dites-lui bien aujourd’hui
Que je puis tout faire pour lui,

À part.

Excepté d’être aïeule.

Elle rentre dans son appartement.

 

 

Scène IX

 

SAINT-FÉLIX, seul

 

Elle s’éloigne sans me répondre, sans daigner m’expliquer... Je n’y conçois plus rien, ma tête se perd, mes idées se confondent.

 

 

Scène X

 

SAINT-FÉLIX, M. DE VILLEBLANCHE

 

M. DE VILLEBLANCHE.

Tu es seul ? Eh bien ! tu es enchanté, n’est-ce pas ? cela va bien ?

SAINT-FÉLIX.

Oui ! il est difficile que cela aille plus mal. Je suis ajourné indéfiniment.

M. DE VILLEBLANCHE.

Qu’est-ce que tu dis donc ? Madame de Marcilly m’avait promis...

SAINT-FÉLIX.

Et à moi aussi, d’abord. Je suis même presque sûr qu’elle a laissé échapper le mot de consentement. Tout à coup elle s’est rétractée ; je ne sais quel scrupule lui est venu au sujet de mademoiselle de Sivray ; elle a prétendu que mon engagement avec elle était sacré, et...

M. DE VILLEBLANCHE.

Mademoiselle de Sivray ! elle est mariée d’avant-hier.

SAINT-FÉLIX.

Vraiment ! Madame de Marcilly l’ignore ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Du tout ; elle a reçu l’autre jour un billet de faire part, et nous avons même causé ensemble.

SAINT-FÉLIX.

Alors, elle me trompait donc encore !

M. DE VILLEBLANCHE.

Voilà la première fois que tu devines juste, et cela te prouve plus que jamais qu’il y a un autre motif. Mais, morbleu ! nous le découvrirons, car... Voilà aussi que je me mets en colère, moi.

SAINT-FÉLIX.

Ah ! Monsieur, que vous êtes bon !

M. DE VILLEBLANCHE.

Voyons, mon garçon, réponds-moi. Eugénie a de l’affection pour toi ?

SAINT-FÉLIX.

Je le crois ; mais pour me le dire elle attend la volonté de sa mère.

M. DE VILLEBLANCHE.

Qui ne dit jamais rien. Et ton père de ce côte-là du moins...

SAINT-FÉLIX.

Oh ! il donne son consentement ; il me l’a envoyé de Bordeaux.

M. DE VILLEBLANCHE.

Il connaît la jeune personne ?

SAINT-FÉLIX.

Non : il a été obligé de quitter Paris si précipitamment ; mais il s’est trouvé une fois avec madame de Marcilly, qui lui a paru charmante.

M. DE VILLEBLANCHE.

Ah, ah ! et chez qui ?

SAINT-FÉLIX.

Chez un ami commun, le baron de Précour.

M. DE VILLEBLANCHE.

Oui ? Ont-ils beaucoup causé ensemble ?

SAINT-FÉLIX.

Je ne le pense pas. Ils étaient, je crois, à la partie de boston.

M. DE VILLEBLANCHE, réfléchissant.

C’est bien, c’est bien. Il te paraît drôle que je te fasse toutes ces questions ; mais, dans les grandes affaires, on ne réussit que par les petites choses.

SAINT-FÉLIX.

Eh bien ! soupçonnez-vous ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Au contraire, je n’y suis plus du tout.

SAINT-FÉLIX, avec impatience.

Vous, qui depuis quinze ans étudiez les femmes !

Air du Petit Courrier.

C’était bien la peine, entre nous,
D’étudier plus que personne.

M. DE VILLEBLANCHE.

Oui, Monsieur, l’étude me donne
Un grand avantage sur vous.
Quand on est sans expérience,
On ignore qu’on est dupé :
Et ce qu’on gagne à la science,
C’est de savoir qu’on est trompé.

Voilà ce que j’y ai gagné, Monsieur.

SAINT-FÉLIX.

La belle avance !

 

 

Scène XI

 

SAINT-FÉLIX, M. DE VILLEBLANCHE, CATHERINE

 

CATHERINE, à voix basse, après avoir entendu les derniers mots.

Monsieur, Monsieur, je sais tout.

SAINT-FÉLIX.

Que dit-elle ?

M. DE VILLEBLANCHE, avec joie.

Comment ! tu sais ?...

CATHERINE, le doigt sur la bouche.

Chut ! Vous entendez bien que, depuis que je suis femme de chambre, je fais mon état de mon mieux ; je suis toujours aux écoutes : tout à l’heure la fenêtre du boudoir de Madame était ouverte, je passais dans le jardin...

VILLEBLANCHE, souriant.

Ah ! tu as espionné ! ce n’est pas très loval ; mais dans les cas désespérés...

Lui frappant sur la joue.

Eh bien ! ma petite, tu as entendu ?...

CATHERINE.

Oui, Monsieur, j’ai entendu qu’il y avait quelqu’un d’enfermé avec Madame.

M. DE VILLEBLANCHE, inquiet.

Hein !... d’enfermé ?

CATHERINE.

Et c’est cette personne-là qui lui donne de mauvais conseils.

M. DE VILLEBLANCHE, très agité.

Taisez-vous, je vous l’ordonne. Cette petite sotte ! compromettre ainsi sa maîtresse !

CATHERINE.

Mais, Monsieur, puisque j’ai entendu...

VILLEBLANCHE.

Taisez-vous, vous dis-je ; qu’est-ce que c’est donc que ça ! Je vous défends d’ajouter un seul mot.

SAINT-FÉLIX.

Je ne puis croire, en effet, que madame de Marcilly...

M. DE VILLEBLANCHE, tremblant d’émotion.

Ni moi, non plus ; vous voyez bien à mon calme que je n’ai pas la moindre inquiétude. D’abord, de deux choses l’une ; ou ça est, ou ça n’est pas ; et comme ça n’est pas, il est clair que cette petite fille est venue, par une indiscrétion déplacée... Mon ami, faites-moi le plaisir d’aller m’attendre dans le jardin ; je vous rejoins dans la minute. Nous reparlerons de vous ; nous aviserons aux moyens... Mais je suis bien aise de donner une leçon à cette petite, et de lui apprendre comment on doit servir ses maîtres.

SAINT-FÉLIX, à part.

Pauvre homme ! comme il est agité ! le voilà encore plus malheureux que moi.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

M. DE VILLEBLANCHE, CATHERINE

 

M. DE VILLEBLANCHE, à part, et regardant sortir Saint-Félix.

On est heureux d’avoir de l’empire sur soi. Grâce à mon sang-froid, il ne se doute de rien.

Haut.

Eh bien ! Catherine, tu disais donc ?...

CATHERINE.

Dame, Monsieur, moi, je n’ose plus... vous vous fâchez tout de suite.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Il n’y a pas de quoi !

Haut.

Tu passais donc sous la fenêtre ?

CATHERINE.

Et puis, j’y pense maintenant, ce n’est pas bien à moi de rapporter ce que je sais de ma maîtresse.

M. DE VILLEBLANCHE.

Devant ce jeune homme, tu as raison ; un étourdi, un indiscret ; voilà pourquoi je t’ai imposé silence. Mais moi, c’est bien différent. Tu es bien sûre qu’elle était enfermée ?

CATHERINE.

À double tour.

M. DE VILLEBLANCHE, hésitant.

Et s’enferme-t-elle souvent ainsi ?

CATHERINE.

Depuis hier, elle ne fait que cela.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

C’est consolant.

Haut.

Et as-tu aperçu la personne ?

CATHERINE.

Non, la fenêtre est si haute ; et puis je n’osais pas regarder. Mais j’entendais Madame qui parlait vivement et tout bas, comme si elle faisait des reproches à quelqu’un.

M. DE VILLEBLANCHE.

Des reproches ?

CATHERINE.

Oui ; il paraît que le monsieur sentait qu’il avait tort, car il ne répondait rien.

M. DE VILLEBLANCHE.

Enfin ?...

CATHERINE.

Enfin, Monsieur, il y avait des mots que j’entendais, et d’autres que je n’entendais pas ; mais tout à coup Madame s’est levée avec humeur, en lui disant : « Autrefois, tu étais plus fidèle ; tu me trompes, j’en suis sûre. »

M. DE VILLEBLANCHE.

Tu me trompes !

À part.

C’est un homme, c’est clair.

CATHERINE.

J’aurais bien voulu en entendre davantage ; mais Madame s’est approchée de la croisée, j’ai eu peur d’être surprise, et je me suis sauvée.

M. DE VILLEBLANCHE, très agité, et se promenant.

Il n’y a plus de doute, je suis trahi, sacrifié ; c’est pour cela qu’elle a quitté Paris à mon insu.

Air : Tenez, moi je suis un bon homme.

Après seize ans d’amour sincère,
M’exiler malgré mes serments.

CATHERINE.

C’est comm’ si l’on chassait mon père
Qu’est jardinier d’puis l’ même temps.

M. DE VILLEBLANCHE.

Après seize ans, est-il possible !

CATHERINE.

Ah ! ça fait mal rien qu’ d’y penser.
Et puis, Monsieur, le plus terrible,
C’est qu’on n’ trouv’ plus à se placer.

M. DE VILLEBLANCHE.

Mais cela ne se passera pas ainsi, je saurai quel est ce rival.

CATHERINE, regardant à travers la serrure.

Si vous voulez je vais m’exposer à une gronde. Il me semble qu’on vient d’ouvrir la première porte ; je vais faire comme si Madame m’appelait. Il ne peut pas se sauver par la fenêtre, et alors nous verrons bien.

Elle s approche de la porte.

M. DE VILLEBLANCHE.

Du tout, l’appartement d’une femme est sacré, même pour un mari ; à plus forte raison...

CATHERINE, prêtant l’oreille du côté de la chambre de madame de Marcilly.

Ah ! Monsieur !

M. DE VILLEBLANCHE.

Quoi donc ?

CATHERINE.

On parle encore ; ce serait le bon moment.

M. DE VILLEBLANCHE, avec curiosité.

N’importe ; je te le défends.

CATHERINE, s’approchant de la porte.

On a prononcé votre nom.

M. DE VILLEBLANCHE, hors de lui.

Mon nom !

Il lui fait signe d’entrer vite ; Catherine tourne le bouton et entre dans l’appartement de madame de Marcilly.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’elle fait donc ? quand je lui défends expressément... Ces domestiques sont d’une impertinence !... Se permettre ainsi de... Pourvu qu’elle ait le temps de bien voir.

CATHERINE, revenant.

Je n’y conçois rien. Elle n’a pas été trop en colère ; mais je n’ai vu personne.

M. DE VILLEBLANCHE.

Petite sotte ! elle est capable d’avoir regardé à droite, s’il était à gauche.

CATHERINE.

J’ai regardé partout, et je n’ai rien vu.

M. DE VILLEBLANCHE.

C’est bienfait ; ta curiosité méritait cela.

CATHERINE.

Faut qu’il se soit caché tout de suite, et qu’elle ne sache comment le faire évader ; car Madame veut rester seule ici. Elle m’a ordonné de descendre, et de ne laisser monter personne.

M. DE VILLEBLANCHE.

Elle veut rester seule ?

CATHERINE.

Dites donc, Monsieur, si on se cachait aussi pour voir ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Fi donc ! abuser ainsi... Je veux lui parler, m’expliquer avec elle. Allez, et ne laissez monter personne, comme Madame vous l’a dit.

CATHERINE.

Oui, Monsieur.

À part, et regardant la porte à droite.

Je serais pourtant curieuse de savoir par où le jeune homme se sauvera. Je vais retourner sous la fenêtre.

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

M. DE VILLEBLANCHE, seul

 

Lui parler ! je n’en aurai pas la force ; je sens déjà que je n’ai pas mon aplomb ordinaire. Ah ! mon Dieu ! je l’entends ; si elle me trouve ici, elle va croire que je veux épier ses démarches. La voici.

Il entre un instant dans le cabinet à gauche, et ensuite revient se placer derrière la psyché.

Je n’ai que ce moyen : à tout prix je saurai la vérité.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE MARCILLY, sortant de son appartement, M. DE VILLEBLANCHE, caché derrière la psyché

 

MADAME DE MARCILLY, se croyant seule.

Catherine est partie ? bien.

Elle va fermer la porte du fond.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Que va-t-elle faire ? Eh bien ! elle ferme la porte ?

MADAME DE MARCILLY.

Enfin, je suis seule.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Seule ! Ah çà ! et l’autre ?

MADAME DE MARCILLY.

Voilà l’heure du dîner. Il faut pourtant songer à ma toilette ; c’est tout au plus si j’en aurai le courage.

Elle jette sur un fauteuil son chapeau et son châle.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Ah ! mon Dieu ! je ne me doutais pas des dangers de la position.

MADAME DE MARCILLY, s’asseyant auprès de la table à droite.

J’ai beau faire, j’ai beau changer de lieu, la même idée me poursuit toujours... je ne suis pas contente de moi... Et ce n’est vraiment pas bien de m’opposer à ce mariage, non pas pour ma fille, dont le bonheur n’y est nullement attaché, car tout cela lui est fort indifférent, elle ne se marierait que par obéissance ; mais c’est pour ce jeune homme qui est vraiment fort aimable ; c’est surtout pour ce pauvre Villeblanche que j’aime de tout mon cœur, et qui va être contre moi d’une colère...

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Je sens que cela s’en va.

MADAME DE MARCILLY, soupirant.

Je le vois, il faut prendre son parti ; eh bien ! je me résigne ; je me dévoue. Je quitterai la rose et les coiffures en cheveux ; et le jour de la signature du contrat, je mettrai une robe de levantine gris-perle ou lilas, très claire, avec un p’tit chapeau et des marabouts ; cela tient le milieu entre la première et la seconde jeunesse, et cela servira de transition. Mais c’est le jour du mariage ! quelle contenance aurai-je au milieu de tous ces parents, qui n’ouvriront la bouche que pour me dire : « Madame votre fille, – monsieur votre gendre. » Je crois entendre déjà les couplets obligés où l’on me promettra une nuée d’arrière-descendants. Que répondrai-je ? Je ferai mon possible pour sourire ainsi.

S’asseyant devant le miroir.

Eh bien ! non : je serai gauche, embarrassée.

Essayant une autre mine.

Peut-être qu’un air sentimental, attendri... Encore pis, c’est détestable ; l’air sentimental me vieillit horriblement.

Elle se lève.

Mais c’est qu’aussi, il faut être juste, je n’ai pas une figure de grand’mère... cela n’est pas naturel, et ce qui n’est pas naturel ne va jamais. Depuis ce matin, j’ai consulté tous mes miroirs.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Comment !...

Il entre dans le cabinet.

MADAME DE MARCILLY.

Et ils étaient tous de cet avis. Je m’en rapporte encore à celui-ci.

Se tournant vers la psyché.

Air de la Mansarde.

Toi que, dès ma tendre jeunesse,
Soir et matin j’ai consulté.
C’est à toi seul que je m’adresse,
Par moi tu seras écouté ;
Mais dis-moi bien la vérité.

Le regardant.

Que vois-je ! Flatteur que vous êtes,
Vous semblez me dire tout bas,
Que les amours et les conquêtes
Peuvent encor suivre mes pas.

Se détournant.

Taisez-vous (bis), je ne vous crois pas.

Deuxième couplet.

Je crois pourtant que ce sourire
Peut encor faire des jaloux ;
Il me semble que pour séduire,
Ces yeux sont encor assez doux.

À sa psyché.

Mais, répondez, qu’en pensez-vous
Quoi ! vous croyez qu’une coquette
Serait fière de mes appas ?
Et qu’avec un peu de toilette,
Mes trente ans ne paraissent pas ?

Se détournant.

Taisez-vous (bis), je ne vous crois pas.

M. de Villeblanche sort du cabinet et reste derrière la psyché.

Cependant je ne puis pas aller contre l’évidence, et décidément si j’écoute les convenances, la raison, et surtout mon miroir, il n’est pas encore temps.

S’y regardant.

N’est-il pas vrai ? J’en étais sûre ; il a dit non.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

C’est fini !...

MADAME DE MARCILLY.

Le difficile, maintenant, est de rompre ce mariage sans les fâcher tous contre moi.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Oui, comment allons-nous faire ?

MADAME DE MARCILLY.

Ah ! quelle idée ! ne pourrais-je pas en charger M. de Villeblanche ?

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Moi !

MADAME DE MARCILLY.

Et m’arranger pour que l’obstacle vînt de lui. Mais le voudra-t-il ? Sans doute. J’ai un moyen de le déterminer ; un moyen décisif, auquel il ne pourra résister. Il doit m’attendre au salon, allons le trouver, et grâce à ce nouveau plan qui arrange tout, je puis maintenant être bien tranquille.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XV

 

M. DE VILLEBLANCHE, seul, il sort de derrière la psyché

 

Par exemple ! j’en étais à cent lieues. Voilà donc ce rival redoutable ! ce conseiller mystérieux que l’on consulte si souvent. Ma foi, sans le savoir, j’ai assisté là à une séance du conseil, séance secrète dont le résultat ne nous est pas favorable. Tout ce que j’y ai gagné, c’est que je sais maintenant le secret de l’État, et c’est moi que dans sa politique féminine elle compte mettre en avant comme un prétexte. Non, morbleu ! et je la défie bien, quel que soit le moyen qu’elle emploie... Ah ! mon Dieu ! si elle mettait à ce prix le don de sa main ? si elle me l’offrait aujourd’hui ? il n’y aurait que ce moyen de me mettre dans l’embarras ; et je parie que c’est le seul qu’elle prendra. Je vous le demande, alors, que deviendrai-je ?

 

 

Scène XVI

 

M. DE VILLEBLANCHE, CATHERINE

 

CATHERINE, entr’ouvrant la porte du fond.

Eh bien ! Monsieur, savez-vous quelque chose ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Oui, mon enfant, je sais tout, et je n’en suis pas plus avancé.

CATHERINE, montrant la porte à droite.

Vous avez vu ce monsieur ?

M. DE VILLEBLANCHE, vivement.

Du tout, j’en étais bien sûr.

Sévèrement.

Au surplus, ne répétez jamais ce que vous avez entendu, et souvenez-vous que votre maîtresse est la vertu même.

CATHERINE.

Puisque Monsieur l’exige, je ne demande pas mieux.

À part.

Par exemple, ça fera un bien bon mari.

Haut.

Et pour ce malheureux jeune homme qui se désole, que je ne sais qu’en faire ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Ah ! lui, c’est différent ; il n’y a plus d’espoir.

CATHERINE.

Comment ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Il peut partir quand il voudra, car je connais l’obstacle, et il n’y a pas de ressource.

CATHERINE.

Comment ! un obstacle ? mais un obstacle finit toujours par se détruire.

Air : Lise épouse l’beau Gernance.

Par les soins, par la constance.

M. DE VILLEBLANCHE.

Ils n’y peuvent rien, je pense.

CATHERINE.

On peut changer d’ sentiments ;
Et p’t-être qu’avec le temps...

M. DE VILLEBLANCHE, en confidence.

Le beau côté de l’affaire,
Je m’en vais te le conter :
C’est qu’avec le temps, ma chère,
Cela ne peut qu’augmenter.

CATHERINE.

Alors, Monsieur, qu’est-ce donc ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Il n’y a pas de nécessité que tu le saches.

CATHERINE.

Oui ; mais le plus terrible, c’est que mam’selle Eugénie aime aussi ce jeune homme.

M. DE VILLEBLANCHE.

Elle l’aime ! tu en es bien sûre ?

CATHERINE.

Elle n’en dit rien à sa mère, mais j’ai bien vu tout à l’heure, quand j’ai prononcé devant elle le nom de Saint-Félix, elle a rougi, et en apprenant que Madame l’avait renvoyé, elle avait les larmes aux yeux ; les pères et les mères sont-ils désagréables !

M. DE VILLEBLANCHE.

Pauvres enfants !... Tu as raison ; ils s’aiment, et je souffrirais... non, morbleu ! ce ne sera du moins qu’après avoir tout employé ; va dire à Saint-Félix qu’il vienne me retrouver ici dans une demi-heure, parce qu’alors il sera marié et moi aussi, ou bien nous partirons ensemble.

CATHERINE.

Oui, Monsieur, j’y vais ; je vais lui dire...

À part.

C’est vraiment un brave homme, et je ne conçois pas Madame de faire attendre des gens comme ça.

Elle sort.

 

 

Scène XVII

 

M. DE VILLEBLANCHE, seul
 

 

Il s’assied sur le fauteuil qui est auprès de la psyché.

Il y aurait bien un moyeu, un moyen victorieux, qui s’est d’abord présenté à mon idée ; ce serait de dire à madame de Marcilly que j’étais là, que j’ai tout entendu ; certainement la crainte du ridicule la ferait consentir au mariage de Saint-Félix ;

Il se lève.

mais cela ruinerait le mien ; et ce ne serait pas juste ; car enfin, ce jeune homme a plus que moi le temps d’attendre. Reste donc les conseils de la sagesse et de l’amitié ; on ne les écoutera pas ; il y a là un autre confident en qui l’on a plus de confiance qu’en moi, car je ne parlerais qu’à la raison, et lui s’adresse à l’amour-propre. Eh mais ! si les avis que je n’ose donner venaient de lui ? peut-être seraient-ils mieux accueillis. Ma foi, qu’est-ce que je risque ?

Il se met à la table et écrit.

Essayons toujours, un peu d’audace et de courage. Je vais, par exemple, déguiser mon écriture ; car il faut prendre des précautions, surtout pour donner des avis utiles.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Oui, la raison est une amie
Que l’on doit craindre d’employer ;
Car je sais que dans cette vie
Toute espèce de conseiller,
Glaces, miroirs, ou gens en place,
Dont l’avis est sollicité,
Tombent souvent dans la disgrâce,
Quand ils disent la vérité.

Il se lève.

C’est cela, c’est bien. Maintenant mettons cette lettre à la psyché.

Il place sa lettre pliée entre la glace de la psyché et l’encadrement d’acajou.

J’ai dit à Saint-Félix de venir dans une demi-heure ; est-ce assez ? oh ! oui, madame de Marcilly ne restera pas une demi-heure sans regarder à sa glace ; la voici.

 

 

Scène XVIII

 

M. DE VILLEBLANCHE, MADAME DE MARCILLY

 

MADAME DE MARCILLY.

Ah ! je vous cherchais, Monsieur ! et je ne savais ce que vous étiez devenu.

M. DE VILLEBLANCHE, qui s’est assis dans un fauteuil auprès de la table, et qui a pris un livre.

Vous êtes bien bonne de vous en être aperçue.

MADAME DE MARCILLY, avec douceur.

Je vois que vous avez parié à M. de Saint-Félix, et que vous êtes fâché contre moi ; aussi je vous cherchais pour faire la paix.

M. DE VILLEBLANCHE, toujours froidement.

Vous aurez de la peine, je vous en préviens.

MADAME DE MARCILLY, souriant.

C’est ce que nous verrons ; mais, avant tout, dites-moi, je vous en prie, quel intérêt si grand prenez-vous à M. de Saint-Félix ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Lui, d’abord est un fort aimable jeune homme ; et puis son père était un ami intime

À part.

que je n’ai jamais vu.

MADAME DE MARCILLY.

M. de Saint-Félix votre ami intime ? vous ne m’en avez jamais parlé.

M. DE VILLEBLANCHE.

Parce que nous nous étions perdus de vue depuis longtemps ; mais avant son départ pour Bordeaux, il ne cessait de me parler de ce mariage ; de me dire combien il serait flatté d’avoir une belle-fille aussi aimable, aussi jolie.

MADAME DE MARCILLY.

Mais il ne connaît pas Eugénie.

M. DE VILLEBLANCHE.

Je vous demande pardon : il ne l’a vue qu’une fois ; mais c’est assez pour juger.

MADAME DE MARCILLY.

Je vous assure que vous vous trompez ; je n’ai jamais reçu M. de Saint-Félix le père ; et je mène si peu Eugénie dans le monde.

M. DE VILLEBLANCHE.

C’est possible ; mais je vous proteste qu’il l’a vue chez le baron de Précour, à une partie de boston ; il lui a même paru fort héroïque qu’une jeune personne se résignât ainsi au boston.

MADAME DE MARCILLY.

Qu’est-ce que vous dites donc ? mais c’était moi qui faisais son boston.

M. DE VILLEBLANCHE.

Vous ? pas possible ! il m’a bien dit : Mademoiselle de Marcilly.

MADAME DE MARCILLY.

Ah ! c’est charmant ! je me rappelle fort bien cette soirée ; c’était moi. Quoi ! réellement, il est possible qu’il m’ait prise pour une demoiselle ? Convenez que c’est fort drôle.

M. DE VILLEBLANCHE.

Je ne trouve pas cela drôle du tout, moi, Madame ; M. de Saint-Félix paraissait très épris de sa jolie partner ; et s’il apprenait que ce n’est pas sa belle-fille...

MADAME DE MARCILLY.

Vraiment ! vous seriez jaloux ? Par bonheur, il y a des moyens de vous rassurer.

M. DE VILLEBLANCHE.

Vous croyez ?

À part.

La voilà bien disposée, nous pouvons commencer l’attaque.

MADAME DE MARCILLY, avec un peu d’embarras.

C’est un aimable homme que ce M. de Saint-Félix le père. Aussi je ne voudrais pas me fâcher avec lui ; et si vous tenez à m’être agréable, si, comme vous le dites, vous tenez à ma main, il y aurait un moyen de l’obtenir dès aujourd’hui même.

M. DE VILLEBLANCHE.

Aujourd’hui !

À part.

Nous y voici.

Haut.

Et que faudrait-il faire pour cela ?

MADAME DE MARCILLY.

Lui écrire vous-même une lettre bien amicale, bien aimable, comme vous savez les écrire, et lui dire que, comme beau-père d’Eugénie... (du moins vous allez l’être ; ainsi, dans le fait principal, il n’y aura pas de mensonge.)

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Ce qui veut dire qu’il va y en avoir dans le reste.

MADAME DE MARCILLY.

Vous lui écrirez donc que vous ne pouvez consentir encore au mariage de votre belle-fille ; mais que, plus tard, dans trois ou quatre ans...

M. DE VILLEBLANCHE, froidement.

J’en suis bien fâché, Madame, mais je n’écrirai point cette lettre.

MADAME DE MARCILLY.

Vous ne tenez donc pas à m’épouser ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Non, Madame, pas maintenant.

MADAME DE MARCILLY.

Et pourquoi ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Parce que j’ai fait des réflexions, et je trouve que vous êtes encore trop jeune pour moi.

MADAME DE MARCILLY, étonnée.

Comment ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Oui, Madame, cette aventure de M. de Saint-Félix, et d’autres idées qui me sont venues, tout me le prouve.

MADAME DE MARCILLY.

Vous ne me parlez pas sérieusement; et je ne croirai jamais

Regardant dans la glace.

que ce soit à ce point-là.

M. DE VILLEBLANCHE, à part.

Elle y regarde ; j’en étais sûr.

MADAME DE MARCILLY, apercevant le billet.

Qu’est-ce que je vois là ? une lettre à ma psyché ! Savez-vous ce que cela veut dire ?

M. DE VILLEBLANCHE.

En aucune façon ; car j’arrivais à l’instant.

MADAME DE MARCILLY, l’ouvrant et à part.

De quelle part ?

Allant à la fin de la lettre.

« Signé, Votre miroir. » Quelle est cette plaisanterie ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Voulez-vous que je vous lise ?

MADAME DE MARCILLY.

C’est inutile, Monsieur ; que je ne vous dérange pas : reprenez votre livre.

M. de Villeblanche va se rasseoir ; mais il observe madame de Marcilly tout le temps où elle lit la lettre.

MADAME DE MARCILLY, debout et à part. Elle lit.

« Madame, vous m’avez souvent fait l’honneur de me consulter ; et, quelques secrets que vous m’ayez confiés, ma fidélité a toujours égalé ma discrétion ; ce matin encore vous avez daigné me demander mon avis. »

S’interrompant.

Ô ciel ! qu’est-ce que cela signifie ? et qui a pu deviner ?... Mais continuons :

Elle lit.

« Ce matin encore vous avez daigné me demander mon avis ; mais comme je crains que vous n’ayez mal interprété mon silence, je prends la liberté de vous l’expliquer : vous êtes toujours jeune, toujours jolie ; je m’y connais, Madame, et vous pouvez m’en croire ; c’est pour cela même, c’est par coquetterie que moi, votre conseiller intime, je vous engage à marier votre fille sur-le-champ, pour que chacun s’étonne et se demande si ce n’est pas là votre sœur, et pour qu’on admire une résolution que plus tard peut-être on trouverait toute naturelle. »

Elle regarde M. de Villeblanche, qui feint d’être occupé de sa lecture. S’interrompant.

Je n’y conçois rien ; mais voilà un conseil d’une sagesse... Je n’avais pas encore envisagé la question sous ce point de vue ; et il est de fait qu’il faut être bien jeune et bien jolie pour oser se permettre... Mais voyons la fin :

Elle lit.

« Je ne hasarderai plus qu’un seul avis : un miroir voit bien des choses qui échappent même à l’œil d’une mère ; et votre fille est venue parfois me consulter ; j’ai vu ses yeux mouillés de larmes ! Elle aime sans oser vous l’avouer, et vous ne voudriez pas la rendre malheureuse. Non, vous ne le voudrez point, dans votre intérêt et peut-être dans le mien ; car le malheur de votre fille ferait le vôtre ; je verrais dans la douleur vos traits s’altérer : rien ne flétrit comme le chagrin, et l’on embellit par le bonheur. Tâchez donc que ma glace fidèle ne puisse jamais réfléchir que les traits heureux d’une bonne mère ; faites que nous soyons contents l’un de l’autre, et que vous ayez à me regarder autant de plaisir que j’en ai à vous voir. Moi, votre miroir fidèle. »

M. DE VILLEBLANCHE, qui s’est levé et s’est approché d’elle.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

MADAME DE MARCILLY, lui donnant la lettre.

Tenez, tenez, Monsieur, lisez vous-même. Que devenir ? comment cacher ma honte ? car à coup sûr quelqu’un a mon secret.

M. DE VILLEBLANCHE.

N’est-ce que cela ? Je vois ce dont il s’agit.

Air : En amour comme en amitié.

D’un seul instant de vanité
Dont le repentir vous honore,
Vous craignez la publicité ;
Eh bien ! votre secret vous appartient encore ;
Ne craignez pas qu’il soit jamais trahi ;
Calmez cette frayeur extrême.
Notre secret est encore en nous-même,
Alors qu’il est dans le sein d’un ami.

MADAME DE MARCILLY.

Quoi ! Monsieur ! ce miroir si raisonnable, c’était vous !

M. DE VILLEBLANCHE.

Je n’étais que son interprète et son secrétaire ; j’attends la réponse.

MADAME DE MARCILLY.

Ne la devinez-vous pas ?

M. DE VILLEBLANCHE, apercevant Saint-Félix et Catherine qui sont au fond du théâtre, et qui ont entendu les derniers mots.

Tenez, Madame, c’est à lui qu’il faut la faire.

 

 

Scène XIX

 

M. DE VILLEBLANCHE, MADAME DE MARCILLY, SAINT-FÉLIX, CATHERINE

 

MADAME DE MARCILLY.

Venez, venez, Saint-Félix, ma fille est à vous. Voulez-vous de moi pour belle-mère ?

SAINT-FÉLIX, à ses pieds.

Ah! Madame, que je suis heureux !

CATHERINE.

Ah ! Madame, que c’est bien à vous !

MADAME DE MARCILLY, à M. de Villeblanche.

Eh bien ! Monsieur, êtes-vous content ?

M. DE VILLEBLANCHE.

Oui, Madame ; je regardais là, dans la glace, j’y voyais un groupe charmant.

MADAME DE MARCILLY, bas.

Ah! grâce maintement, et gardez-moi le secret.

M. DE VILLEBLANCHE.

Cela me sera difficile, à moins que votre main ne me ferme la bouche.

MADAME DE MARCILLY, lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous, la voilà.

Vaudeville.

Air nouveau de M. Adam.

SAINT-FÉLIX.

Ainsi, je suis de la famille ;
C’est grâce à vous, mon protecteur ;

À madame de Marcilly.

C’est votre amour pour votre fille
Qui vient de fixer mon bonheur.
Ne suivez plus cette loi si chère ;
De votre cœur loin de vous défier,
Écoutez-le : pour une mère
Voilà le meilleur conseiller.

CATHERINE.

J’ai deux amoureux, lequel prendre ?
L’un a l’ zyeux noirs, l’autre a l’ zyeux bleus ;
L’un est aimable, l’autre est tendre.
Ils dis’nt qu’ils m’ador’nt tous les deux :
Renvoyer l’un, hélas ! est difficile ;
Choisir l’autre, ça f’rait crier.
Comment donc fait-on à la ville ?
Mesdam’s, daignez me conseiller.

M. DE VILLEBLANCHE.

Le conquérant et la conquête,
Qui par leurs yeux souvent ne peuvent voir,
Vont consultant, s’il s’agit de conquête,
L’un son conseil, et l’autre son miroir ;
Mais si tous deus vous voulez qu’on vous dise
La vérité, souffrez-la volontiers ;
Surtout, pour prix de leur franchise,
Ne cassez pas vos conseillers.

MADAME DE MACILLY, au public.

Thémis donne des honoraires
À chaque juge, à chaque conseiller ;
Mais chez Thalie, et par des lois contraires,
On ne peut juger sans payer.
Vous qui formez une cour qu’on redoute,
Puissiez-vous ne pas sommeiller,
Ni regretter ce que vous coûte
Votre place de conseiller !

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