Une Faute (Eugène SCRIBE)

Drame en deux actes, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 17 août 1830.

 

Personnages

 

ERNEST DE VILLEVALLIER

LÉONIE, sa femme

MADAME DARMENTIÈRES, tante de Léonie

BALTHASAR, ancien domestique

GRINCHEUX, maître menuisier

JOSÉPHINE, sa femme, couturière

PARENTS D’ERNEST

AMIS D’ERNEST

 

La scène se passe dans un château aux environs de Bordeaux.

 

 

ACTE I

 

Un salon ouvert par le fond, et donnant sur les jardins. Portes latérales. Sur le devant du théâtre, à gauche de l’acteur, une table ; à droite, un petit guéridon.

 

 

Scène première

 

JOSÉPHINE, assise à droite, et tenant à la main son ouvrage, dont elle ne s’occupe pas, GRINCHEUX, à gauche, devant la table, et écrivant

 

GRINCHEUX, relisant son mémoire.

« Mémoire des ouvrages faits par moi, Grincheux, maître menuisier, dans le château de M. le comte de Villevallier. » Le plus beau château des environs de Bordeaux ! Un immense manoir féodal, qui, de tous les côtés, tombait de noblesse, et qu’il a fallu remettre à neuf.

S’interrompant et appelant.

Joséphine !.... ma femme !... madame Grincheux !...

JOSÉPHINE.

Qu’est-ce donc ?

GRINCHEUX.

Qu’est-ce que tu fais là ?

JOSÉPHINE.

Moi ?... je travaille à la robe de Madame.

GRINCHEUX.

Ce n’est pas vrai... tu étais encore à rêvasser... et je n’aime pas ça... est-ce que tu vas faire comme madame la comtesse, qui, depuis six mois, est toujours triste, souffrante et malade ?... elle, du moins, c’est une grande dame, qui a une belle maison, une belle fortune, un bon mari !... Elle peut être triste, elle a le temps... Mais une couturière comme toi, qui tourne à la mélancolie, c’est bête, vois-tu ; parce que, pendant ce temps-là, l’ouvrage ne va pas.

JOSÉPHINE.

Vous êtes toujours à gronder.

GRINCHEUX, se levant et allant à elle.

C’est qu’en vérité je ne te reconnais pas. Voilà quatre ans que nous sommes mariés, et autrefois tu étais vive, joyeuse, toujours de bonne humeur ; et quand j’étais à ma menuiserie, et toi à ta couture...

Air : Tenez, moi, je suis un bon homme.

Tu chantais toujours, Dieu sait comme !
Des r’frains qu’étaient bien amusants...
Et puis, pour embrasser ton homme,
Tu t’interrompais d’ temps en temps.
Ça nous faisait fair’ bon ménage,
Chansons par-ci, baisers par-là !
J’ travaillais deux fois davantage,
Et les pratiqu’s payaient tout ça.

Et puis autrefois... le dimanche, tu te faisais belle pour moi... nous sortions ensemble... mais à présent, les jours de fête... hier, par exemple, où as-tu dîné et passé la soirée ?

JOSÉPHINE.

Chez madame Gravier, ma tante.

GRINCHEUX.

C’est singulier qu’elle ne m’ait pas invité !... Aussi, toute la journée, j’ai promené paternellement nos deux garçons dans les allées de Tourny, et au château Trompette... de sorte qu’en revenant, il a fallu les porter sur chaque bras... et le soir, pour me refaire, j’ai eu une dispute.

JOSÉPHINE.

Vous êtes si gentil !

GRINCHEUX.

Je ne suis pas mal... D’ailleurs, en m’épousant, tu me connaissais.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Je ne t’ai point trompé, ma chère :
J’étais comm’ ça quand tu m’as pris ;
Pas beau, mais d’un bon caractère,
Et la beauté n’a pas grand prix :
Ses avantag’s sont trop rapides ;
Mais la laideur, mais les bons sentiments,
Ce sont des qualités solides
Qui rest’nt et qui durent longtemps.

Ainsi ce n’est pas moi qui suis changé, c’est toi.

JOSÉPHINE.

Par exemple !

GRINCHEUX.

Oui... oui... depuis quelques mois à peu près.

JOSÉPHINE.

Si on peut dire des choses pareilles !... Apprenez, monsieur Grincheux...

GRINCHEUX.

Il n’y a pas besoin de se fâcher ni de rougir comme tu le fais... Tais-toi : car voilà le vieux Balthasar, mon cousin, l’intendant du château, qui de sa nature est toujours de mauvaise humeur.

 

 

Scène II

 

JOSÉPHINE, assise, BALTHASAR, GRINCHEUX

 

BALTHASAR, entrant par le fond.

Si ce n’est pas un meurtre, une indignité !... Partout des papiers perse ! des peintures nouvelles, des dorures, des colifichets ! Ce n’est plus notre ancien château... je ne m’y reconnais plus.

GRINCHEUX.

Je crois bien, cousin ; nous en avons fait un boudoir de la Chaussée-d’Antin de Paris. Ce n’est pas un mal.

BALTHASAR.

Si vraiment !... Mon pauvre maître, après un an d’exil, se fait sans doute une fête de revoir le château de ses pères ; et en y rentrant, il se croira encore dans un pays étranger... Quant à moi, qui suis né ici, qui y ai passé ma jeunesse...

Air de Lantara.

Ce vieux château devait me plaire !
J’ai, par le temps, vu ses murs se noircir :
Chaque colonne, chaque pierre
Me rappelaient un chagrin, un plaisir ;
À chaque pas c’était un souvenir.
Il d’vait rester tel que moi, ce me semble ;
Car c’est cruel, et mon cœur en gémit,
Pour deux amis qui vieillissaient ensemble,
De voir qu’un d’eux seulement rajeunit.

Enfin n’y pensons plus... quand mon maître reviendra... s’il revient jamais !...

À Grincheux, qui s’est approché de lui, et qui lui présente un papier.

Qu’est-ce que c’est ?

GRINCHEUX.

Mon mémoire, que vous examinerez, et que j’ai fait en conscience ; car c’est vous, cousin, qui m’avez fait avoir la pratique du château.

BALTHASAR, regardant le papier.

As-tu bien mis là tout ce que tu as fait ?

GRINCHEUX.

Oh ! oui... pour le moins.

BALTHASAR, lisant.

Que de frais inutiles !... que de folles dépenses !... Enfin, ça ne me regarde pas... Monsieur l’a fait pour plaire à Madame.

JOSÉPHINE.

C’est bien naturel !... une jeune femme si bonne, si gracieuse, et surtout si jolie !... On la reconnaîtrait pour Espagnole, celle-là, rien qu’à ses beaux yeux noirs.

BALTHASAR.

Oui, la fille d’un ancien ambassadeur, dont à Paris il s’est avisé d’être amoureux... sa première inclination !... Il en perdait la tête... moi aussi... et il a bien fallu la lui donner pour femme... au lieu d’en choisir une... tout uniment en France... Mon Dieu ! elles ne sont pas pires là qu’ailleurs.

JOSÉPHINE.

C’est aimable.

BALTHASAR.

Est-ce que j’ai besoin d’être aimable, madame Grincheux ?... Est-ce que c’est mon habitude ?

JOSÉPHINE.

Non, certainement... mais si Madame vous entendait...

BALTHASAR.

Qu’importe !... J’ai ici mon franc-parler... le comte de Villevallier, mon maître, que j’ai vu naître, que j’ai élevé, que j’ai porté dans mes bras, m’a dit : « Balthasar, tant que je vivrai tu resteras chez moi. » Et j’ai dit : « J’y compte... » Parce que mon maître... Vous ne savez pas ce que c’est que mon maître ?... c’est l’honneur même... c’est un cœur d’or... c’est le plus brave jeune homme... et si le ciel était juste celui-là méritait d’épouser un ange.

JOSÉPHINE.

Il me semble qu’il n’est pas si mal tombé !... Qu’est-ce que vous avez à reprocher à Madame ?

BALTHASAR.

Moi !... est-ce que je lui reproche rien ?...

JOSÉPHINE.

Dame !... vous avez un air...

GRINCHEUX.

C’est vrai, cousin... vous avez un air...

JOSÉPHINE, se levant et venant auprès de Balthasar.

Est-ce qu’elle n’est pas honorée et chérie dans le pays ? Est-ce qu’elle ne fait pas du bien à tout le monde ?... Est-ce qu’elle ne se conduit pas d’une manière exemplaire ?

BALTHASAR.

C’est possible... Je ne dis pas non.

JOSÉPHINE.

Et cependant, depuis un an que son mari l’a laissée seule ici, dans ce château, avec sa tante pour unique compagnie, ça n’est pas amusant.

BALTHASAR.

Oh ! sans doute ; le devoir n’est jamais amusant... et puis c’est une chose si longue qu’un an de constance !

JOSÉPHINE.

Mais oui... et il ne faut pas croire qu’en fait de constance tous les hommes en aient déjà tant... Vous, tout le premier ; car autrefois vous adoriez Madame.

GRINCHEUX.

Vous vous seriez mis au feu pour elle ! témoin l’incendie du château, où vous vous êtes fait une blessure à la jambe, en voulant la sauver.

JOSÉPHINE.

Et maintenant vous êtes toujours de mauvaise humeur quand on parle d’elle. Il semble que vous lui en vouliez.

BALTHASAR.

Moi !... Qui vous a dit cela ? Est-ce que je l’accuse ? Est-ce à elle que j’en veux ?

JOSÉPHINE.

Et à qui donc ?

BALTHASAR.

À sa tante... à madame Darmentières.

JOSÉPHINE.

À ma marraine ! qui, au fond, est une si bonne femme !

BALTHASAR.

Une véritable Espagnole, qui, avec ses idées castillanes, voit partout des don Rodrigue et des héros de romans... Donnez donc un pareil mentor à une femme de dix-sept ans, légère et sans expérience !

JOSÉPHINE.

C’est justement ce qui prouve pour madame la comtesse... elle n’en a que plus de mérite à se conduire comme elle fait... Mais à nous autres femmes, on ne nous rend jamais justice.

Elle va se rasseoir.

BALTHASAR.

Ah ! souvent, si on vous la rendait...

JOSÉPHINE.

Fi ! ce que vous dites là n’est pas galant... Mais, en général, monsieur Balthasar ne se pique pas d’être poli.

BALTHASAR.

Ce n’est pas d’hier, du moins, que vous pouvez me faire ce reproche... car je vous ai saluée deux fois sans que vous ayez daigné m’apercevoir.

GRINCHEUX.

Et où donc ?

BALTHASAR.

Au château de Raba... où vous vous promeniez en compagnie.

GRINCHEUX.

Tu as été hier te promener avec ta tante... en sortant de dîner.

JOSÉPHINE, baissant les yeux.

Oui, mon ami.

BALTHASAR, d’un air de doute et s’approchant de Joséphine.

Ah ! cousine ! ah ! c’était votre tante qui vous donnait hier le bras ?

JOSÉPHINE, d’un air suppliant.

Monsieur Balthasar...

BALTHASAR, à demi voix, et avec humeur.

Soyez tranquille !... est-ce que je vois jamais ce qui ne me regarde pas ?

GRINCHEUX.

Qu’est-ce que c’est donc ?

BALTHASAR.

Rien du tout...

Lui donnant une poignée de main.

Ce pauvre Grincheux !... J’examinerai ton mémoire... car voici la tante de Madame.

GRINCHEUX, étonné.

Ah çà !... il y a donc quelque chose ?

 

 

Scène III

 

JOSÉPHINE, BALTHASAR, GRINCHEUX, MADAME DARMENTIÈRES

 

MADAME DARMENTIÈRES, entrant par le fond, à droite.

Que l’on porte les fleurs et les bouquets dans ma chambre ; et surtout le plus grand secret... Balthasar, Joséphine, ma chère filleule, vous voilà... j’ai des ordres à vous donner. Et vous, Grincheux, puisque vous êtes venu passer ici quelques jours auprès de votre femme, vous ne nous serez pas non plus inutile.

JOSÉPHINE et GRINCHEUX.

Qu’est-ce donc ?

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est aujourd’hui le jour de la naissance de ma nièce, ma chère Léonie... et comme elle, qui est toujours malade, se trouve aujourd’hui un peu mieux... il faut en profiter.

JOSÉPHINE.

Je veux être la première à offrir mon bouquet à Madame.

MADAME DARMENTIÈRES, la retenant.

Non pas... garde-t’en bien... ce n’est pas le moment... Je veux quelque chose d’imprévu... d’inattendu, qui nous frappe tous de surprise et d’admiration.

BALTHASAR, à part.

C’est ça... du romanesque... des coups de théâtre !...

MADAME DARMENTIÈRES.

J’ai invité une nombreuse société. Nous aurons ce soir un grand souper, un bal, un feu d’artifice... Moi, j’aime le monde, le bruit... c’est là mon bonheur, surtout quand il s’agit de fêter ma nièce.

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

Partout son chiffre et sa devise
En transparent dans le jardin ;
Et pour compléter sa surprise,
Alors nous paraîtrons soudain
Des fleurs, des bouquets à la main !...
C’est moi qui dois marcher en tête.
Le coup d’œil sera ravissant ;
Et cela m’amusera tant !...

BALTHASAR, à part.

C’est pour elle que sera la fête.

MADAME DARMENTIÈRES.

Mais il me manque, pour le dénouement, quelque chose de foudroyant... de ces coups extraordinaires qui vous renversent... qu’est-ce que nous pourrions donc faire ?

JOSÉPHINE.

Je m’en rapporte à vous, ma marraine.

MADAME DARMENTIÈRES.

Et vous, Balthasar, qu’est-ce que vous en dites ?

BALTHASAR, passant auprès de madame Darmentières.

Moi, je dirais tout uniment à madame la comtesse : « Ma chère nièce, c’est aujourd’hui que tu es née pour l’orgueil de tes parents et le bonheur de ton époux... songe à lui, à tes devoirs, et embrasse-moi... voilà mon bouquet. »

MADAME DARMENTIÈRES.

Dieu ! que c’est bourgeois !

JOSÉPHINE.

Comme c’est fête de famille !

BALTHASAR.

C’est possible... j’ajouterais... « Si je ne te fête pas autrement, c’est qu’en l’absence de ton mari, il ne me paraît pas convenable de donner des bals, des réjouissances, des feux d’artifice. »

MADAME DARMENTIÈRES.

Balthasar !

BALTHASAR.

Vous me demandez mon avis...

MADAME DARMENTIÈRES.

Il est impertinent... et vous pouvez le garder.

BALTHASAR.

C’est dit... il ira avec beaucoup d’autres qu’on ne me demandait pas, et qu’on eût bien fait de suivre.

Grincheux passe auprès de sa femme.

MADAME DARMENTIÈRES.

Je n’ai besoin ni de votre approbation, ni de votre censure. Je fais ce qui me convient, et ce qui conviendrait à M. le comte de Villevallier, mon neveu, s’il était ici... Pourquoi n’y est-il pas ? Pourquoi, depuis un an, nous laisse-t-il seules en ce château ?

BALTHASAR.

Si mon maître le fait, c’est qu’il a ses raisons.

MADAME DARMENTIÈRES.

Vous les connaissez donc ?

BALTHASAR.

Non : mais elles ne peuvent être que justes et convenables.

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Voilà pourquoi je pense au fond de l’âme
Que votre nièc’ peut bien, ainsi que vous,
Aveuglément, et sans craindre de blâme,
Se conformer aux ordr’s de son époux.
Sans qu’ ma raison ou mon cœur réfléchisse,
Tout c’ qu’il commande, à l’instant je le fais,
Car je suis sûr, pour peu que j’obéisse,
D’ rendre un service, ou d’ répandr’ des bienfaits.

MADAME DARMENTIÈRES.

Il suffit... Avez-vous été ce matin à la ville ? avez-vous fait les commissions de ma nièce ?

BALTHASAR.

Oui, Madame.

MADAME DARMENTIÈRES.

Y avait-il des lettres pour nous ?

BALTHASAR.

Plusieurs : ainsi que les journaux... pardon, je les ai là.

MADAME DARMENTIÈRES.

Et vous ne me les avez pas donnés !... où avez-vous la tête ? À quoi pensez-vous ?

Elle prend les lettres, en ouvre une.

Dieu ! l’écriture de mon neveu !

BALTHASAR.

C’est de lui, Madame ?... Madame, se porte-t-il bien ?

MADAME DARMENTIÈRES, lisant.

Certainement.

BALTHASAR.

Il ne lui est rien arrivé ?

MADAME DARMENTIÈRES, de même.

Du tout.

BALTHASAR.

Dieu soit loué !... ah ! que vous êtes bonne !... et après, Madame, après... qu’est-ce qu’il dit ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Que ce soir il peut être ici.

BALTHASAR.

Vous ne me trompez pas ?

MADAME DARMENTIÈRES, vivement.

Voilà l’idée que je cherchais... au milieu de la fête... l’arrivée d’un mari ! Surprise, coup de théâtre !... il ne s’agit que de bien ménager cela, et je m’en charge... pourvu que personne ne prévienne ma nièce.

BALTHASAR.

Mon maître, mon cher maître !... je veux être le premier à le recevoir... J’irai au-devant de lui... Daignez me dire par où il doit arriver.

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est inutile ; je veux le plus grand secret... D’ailleurs on aura besoin de vous ici, pour le service de la table, celui de l’office et l’inspection de l’argenterie.

BALTHASAR.

Ah ! Madame, grâce pour aujourd’hui.

MADAME DARMENTIÈRES.

Pourquoi donc ?

BALTHASAR.

Air du vaudeville de la Robe et les bottes.

Vous savez bien que d’ordinaire
Devant l’ouvrag’ je ne recule pas ;
Et j’ai gardé, quoique sexagénaire,
Du cœur, de la tête et des bras.
Mais prêt à r’voir mon maître, j’ vous l’atteste,
Par le bonheur je me sens oppresser,
Il m’ôt’ la force ; et je veux qu’il m’en reste,
Ne fût-ce que pour l’embrasser.

MADAME DARMENTIÈRES, le regardant avec pitié.

Ces vieux domestiques sont si ridicules !

BALTHASAR.

Ce n’est pas une raison pour les tuer...

Entre ses dents.

S’il fallait tuer tout ce qui est ridicule...

MADAME DARMENTIÈRES.

Balthasar !

GRINCHEUX, allant à Balthasar.

Cousin...

BALTHASAR.

Eh ! qu’est-ce que cela me fait !

Il passe à la gauche de Grincheux.

MADAME DARMENTIÈRES.

C’en est trop... sortez d’ici à l’instant.

BALTHASAR.

Sortir !... je suis au service de M. le comte... c’est lui qui est mon maître.

MADAME DARMENTIÈRES.

Mais, en son absence, ma nièce a tout pouvoir ; et quand je lui raconterai votre insolence, c’est elle qui vous chassera.

BALTHASAR.

Peut-être.

MADAME DARMENTIÈRES.

Voilà qui est trop fort... et nous verrons qui de moi, ou d’un insolent valet...

JOSÉPHINE et GRINCHEUX.

Prenez donc garde, monsieur Balthasar... mon cousin.

BALTHASAR.

Ça m’est égal ; nous verrons.

GRINCHEUX.

Paix ! c’est Madame.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, BALTHASAR, GRINCHEUX, MADAME DARMENTIÈRES, LÉONIE, entrant par le fond

 

LÉONIE.

Eh ! mon Dieu ! d’où vient ce bruit ?

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est ce vieil intendant... ce valet, qui a osé me manquer de respect.

LÉONIE.

Comment ! Balthasar, vous vous seriez permis...

MADAME DARMENTIÈRES.

Oui, ma nièce... et il s’est oublié à un tel point, que j’exige qu’aujourd’hui on le renvoie, sur-le-champ.

LÉONIE.

Serait-il vrai, Balthasar ?

BALTHASAR.

Oui, madame la comtesse, j’ai eu tort, je ne dis pas non.

LÉONIE, avec émotion, sans sévérité.

C’est mal, très mal... et, sinon par égard pour moi, qui suis souffrante, au moins pour mon mari, pour M. le comte votre maître... vous deviez, Balthasar, respecter ma tante.

MADAME DARMENTIÈRES.

Lui parler ainsi, et avec cette modération !... qu’il soit renvoyé, je le veux.

LÉONIE.

Je le devrais, sans doute.

BALTHASAR.

Me voici prêt à régler mes comptes.

MADAME DARMENTIÈRES, poussant Léonie.

Allons donc !

LÉONIE.

Soit... tantôt... je vous parlerai... à vous seul.

MADAME DARMENTIÈRES.

Et pourquoi donc ?

LÉONIE.

De grâce, ma tante... il n’est pas nécessaire devant Joséphine, devant tout le monde, de faire une scène...

À Balthasar.

Plus tard, dans une heure, vous viendrez.

BALTHASAR.

Oui, Madame.

Pendant que Léonie remonte vers le fond, Balthasar regarde madame Darmentières d’un air content, puis il dit bas à Grincheux :

Je vous l’avais bien dit... elle ne me renverra pas... je suis tranquille.

Il sort.

 

 

Scène V

 

JOSÉPHINE, assise, MADAME DARMENTIÈRES, LÉONIE, GRINCHEUX

 

MADAME DARMENTIÈRES.

En vérité il n’y a que dans ce pays où l’on soit exposé à de telles insolences... Si à Madrid, où vous êtes née et moi aussi, cela fût arrivé...

Air du Ménage de garçon.

En prison, ou bien aux galères,
On l’eût envoyé tout d’abord ;
Car il suffit, dans ces affaires,
D’avoir un bon corrégidor.

GRINCHEUX.

C’ n’en est pas là chez nous encor,
Dans notre pays, qu’est barbare,
Il faut pour qu’un homme ait des torts,
Trouver des raisons : c’est plus rare
À trouver qu’ des corrégidors.
Il faut des raisons... c’est plus rare
À trouver qu’ des corrégidors.

Il passe auprès de sa femme.

LÉONIE.

Il suffit... je vous promets, ma tante, que vous aurez satisfaction... Mais comment cela est-il arrivé ?

MADAME DARMENTIÈRES.

À propos de rien... au sujet de ces lettres qu’il m’apportait, et que je n’ai pas encore achevé de lire. En voici pour vous.

Elle remet des lettres à Léonie, et achève de parcourir celles qui lui restent. Léonie va s’asseoir auprès de la table à gauche.

Celle-ci est de mon libraire, à qui j’ai demandé des romans nouveaux... Il y a longtemps que je n’ai eu d’émotions fortes...

Prenant une autre lettre.

Celle-là... « À madame Joséphine Grincheux, au château de Villevallier. » Ce n’est pas pour moi.

JOSÉPHINE, se levant.

Ah ! mon Dieu ! Balthasar se sera trompé.

GRINCHEUX, prenant la lettre.

Sans doute.

JOSÉPHINE, la lui reprenant.

Ce n’est pas pour toi.

Madame Darmentières lit ses lettres tout bas, auprès de la table, à droite, ainsi que Léonie, qui est assise à gauche ; Joséphine et Grincheux occupent le milieu de la scène sur le devant.

GRINCHEUX, à voix basse, à sa femme.

C’est égal : je peux bien en prendre connaissance.

JOSÉPHINE, troublée, et reconnaissant l’écriture, à voix basse aussi.

Du tout... ce n’est pas nécessaire... non pas certainement que j’y tienne en aucune façon...

GRINCHEUX.

Eh bien ! moi, madame Grincheux, j’y tiens beaucoup... Tout à l’heure je ne sais ce que vous avez dit à mon cousin Balthasar... mais il avait avec moi un air de compassion qui m’a déplu...

S’animant par degrés.

Je n’aime pas qu’on me plaigne.

JOSÉPHINE, de même.

Si vous en croyez Balthasar, il brouillerait tous les ménages.

GRINCHEUX.

Mais c’est égal ; je veux savoir pourquoi on vous l’adresse ici, au château.

JOSÉPHINE.

Parce qu’on sait que j’y travaille, que j’y suis en journée.

GRINCHEUX.

Voyons.

JOSÉPHINE.

Vous ne la verrez pas.

LÉONIE, avec impatience, et interrompant sa lecture.

Qu’est-ce donc ?... Encore des disputes !... en vérité, je suis bien malheureuse... même ici, dans mon intérieur, dans ce château où je vis presque seule, je ne puis avoir un instant de repos ni de tranquillité.

GRINCHEUX, remontant la scène, et allant auprès de Léonie.

Pardon, madame la comtesse, c’est la faute de ma femme.

JOSÉPHINE.

C’est la sienne.

GRINCHEUX.

Elle ne veut pas me montrer cette lettre.

JOSÉPHINE.

Pourquoi veut-il connaître mes secrets ?

GRINCHEUX.

Pourquoi en a-t-elle avec moi ? Dès que, dans un ménage, il y a communauté, les secrets en sont ; et si elle refuse, c’est qu’elle est coupable.

LÉONIE, vivement, et avec agitation.

Coupable ! que dites-vous ?... qui vous donne le droit de l’accuser ?

GRINCHEUX.

C’est elle-même... moi, je ne demande pas mieux que de faire bon ménage, et d’être bon mari ; c’est dans ma nature... S’il n’y a rien de mal dans cette lettre, qu’elle vous la montre.

Prenant Joséphine par le bras, et la faisant passer auprès de Léonie.

Je m’en rapporte à vous, madame la comtesse, qui êtes la sagesse et la vertu même, et d’après ce que vous me direz, je serai tranquille.

MADAME DARMENTIÈRES, à Joséphine.

Voilà, ma filleule, qui me paraît raisonnable.

JOSÉPHINE.

Je ne dis pas non, ma marraine... Mais aller importuner madame la comtesse de nos affaires particulières !...

GRINCHEUX.

Dès qu’elle y consent... Eh ! bien ! madame Grincheux, vous hésitez ?... Elle hésite...

JOSÉPHINE.

Non, non, certainement.

Elle remet la lettre à Léonie.

La voici.

LÉONIE, au moment où elle reçoit la lettre, lui prend la main.

Joséphine, vous tremblez.

JOSÉPHINE.

Non, Madame.

LÉONIE la regarde, puis regarde la lettre qu’elle tient, et, sans la décacheter, dit à Grincheux en se levant et passant prés de lui.

C’est bien... tout à l’heure... à mon aise... je la lirai... et nous en parlerons... Je vous le promets.

GRINCHEUX.

Ça suffit, Madame, ça suffit.

Air des Comédiens.

Tout c’ que j’ demande est d’avoir confiance :
Rendez-la-moi, c’est là tout mon espoir.

MADAME DARMENTIÈRES, bas.

  Viens, laissons-les... Je veux en confidence,
  Vous expliquer mes ordres pour ce soir.

Passant auprès de Léonie.

Et vous, songez à, Balthasar... qu’il sorte...
Quand de ces gens on veut être obéi,
Au moindre mot on les met à la porte.

GRINCHEUX.

  C’est l’ seul moyen d’en être bien servi.

Ensemble.

MADAME DARMENTIÈRES.

  Ah ! quel plaisir ! mon cœur jouit d’avance
  De la surprise où je m’en vais la voir ;

À Grincheux.

Viens, laissons-les... je veux en confidence,
Vous expliquer mes ordres pour ce soir.

GRINCHEUX.

Tout c’ que j’ demande est d’avoir confiance :
Rendez-la-moi, c’est là tout mon espoir ;
Aussi, Madam’, j’ vous remerci’ d’avance,
Et je viendrai tout à l’heure vous revoir.

LÉONIE, regardant Joséphine.

Eh mais ! je crois qu’elle tremble d’avance ;
Qu’a-t-elle donc ? je crains de le savoir.
S’il en est temps encor de l’indulgence ;
Tâchons au moins de a rendre au devoir.

JOSÉPHINE.

Ah ! malgré moi, mon cœur tremble d’avance !
Par cet écrit que va-t-elle savoir !
Dans sa bonté mettons ma confiance,
Car désormais c’est là tout mon espoir.

Madame Darmentières et Grincheux sortent.

 

 

Scène VI

 

LÉONIE, JOSÉPHINE

 

LÉONIE.

Eh bien ! Joséphine, dois-je ouvrir cette lettre ? Vous ne me répondez pas... Vous m’effrayez... et en vérité... je suis aussi émue, aussi tremblante que vous... Cette lettre... vous savez donc de qui elle est ?

JOSÉPHINE.

Je m’en doute, du moins.

LÉONIE.

Et faut-il que je la lise ?

JOSÉPHINE, joignant les mains.

Oui, Madame, oui... ne fût-ce que pour ma punition.

LÉONIE, regardant la signature.

Signé : Théophile... Quel est ce Théophile ?

JOSÉPHINE.

Un jeune homme qui a à peine dix-huit ans... qui a étudié... qui aurait pu être clerc dans quelque bonne étude de Bordeaux... Mais il a mieux aimé être simple commis chez M. Durand, son oncle, qui est marchand de nouveautés.

LÉONIE.

Et pourquoi ?

JOSÉPHINE.

Parce que M. Durand demeure à côté de chez nous.

LÉONIE.

Je comprends... il vous aime ?

JOSÉPHINE.

Je le crois... Voilà dix-huit mois qu’il me fait la cour... mais je n’ai jamais voulu l’écouter... Oh ! ça, je vous le jure.

LÉONIE.

Bien vrai ?

JOSÉPHINE.

Lisez, Madame... vous verrez qu’il doit se plaindre... car il se plaint toujours ; et ça me fait assez de peine.

LÉONIE, lisant avec émotion.

Ainsi vous croyez n’avoir rien à vous reprocher ?

JOSÉPHINE.

Rien... ce n’est pas ma faute... il m’aime tant ! il est si gentil ! tandis que M. Grincheux est si défiant, si grondeur, si jaloux !

LÉONIE.

A-t-il toujours été ainsi ?

JOSÉPHINE.

Non, Madame, je ne crois pas... Dans les commencements de notre mariage, il était assez bien, j’en conviens ; mais il y a longtemps que cela a cessé.

LÉONIE.

Et depuis quand ?

JOSÉPHINE.

Je l’ignore.

LÉONIE.

Et moi, je crois le savoir... Joséphine, n’est-ce pas depuis dix-huit mois à peu près ?

JOSÉPHINE.

Comment cela ?

LÉONIE.

Oui, c’est depuis qu’un autre vous a paru aimable que votre mari a cessé de l’être à vos yeux.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

S’il vous maltraite et s’il vous parle en maître,
S’il est grondeur, n’est-ce pas, entre nous,
Depuis qu’il a sujet de l’être ?
Qui l’a rendu défiant et jaloux ?
Et lorsque vous pensez à d’autres,
S’il vous épie au logis, au dehors,
S’il est coupable, enfin, s’il a des torts,
Ces torts ne sont-ils pas les vôtres ?

JOSÉPHINE.

Ah ! Madame !

LÉONIE.

Et si vous saviez, mon enfant, quel avenir vous vous préparez !... encore un pas, et il n’y a plus pour vous ni bonheur, ni repos.

Mouvement de Joséphine.

Je ne vous parle point de vos regrets, de vos reproches continuels... de votre intérieur à jamais troublé... de la désunion, de la défiance dans votre ménage... Mais vingt fois par jour l’effroi dans le cœur, la honte sur le front, vous tremblerez d’être trahie... Vous vivrez dans la crainte de vos voisins, dans la dépendance d’un domestique, qui, s’il a cru lire dans votre cœur, aura acquis le droit de vous faire rougir... et si, fatiguée d’une journée si pénible, vous espérez la nuit trouver le repos, vous le chercherez en vain... vous ne dormirez point... non ; le souvenir de votre faute vous poursuivra jusque dans votre sommeil, et vous craindrez, même en dormant, de trahir votre secret.

JOSÉPHINE.

Ah ! mon Dieu !... vous me faites peur.

LÉONIE.

Oui... oui... croyez-moi, il en est temps encore ; éloignez de voire cœur et de vos sens des idées dont on triomphe toujours quand on lèvent bien... on peut vivre loin de celui qu’on aime... on souffre peut-être ; mais on n’est pas vraiment malheureuse.

JOSÉPHINE, pleurant.

Il me semble cependant que je le suis.

LÉONIE, avec agitation.

Ah ! c’est que vous ne connaissez pas le remords.

JOSÉPHINE, effrayée.

Que dites-vous ?

LÉONIE, se reprenant.

Que, dans ce moment même où vous pleurez, où vous le regrettez, vous trouvez dans votre propre estime, dans la mienne, dans le sentiment de vos devoirs, un adoucissement à vos maux, et des consolations... On n’en a plus dès qu’on s’est oublié un instant... Joséphine, il y a longtemps que je vous vois ici... vous êtes la filleule de ma tante ; et comme telle, je dois vous porter intérêt... que mes avis, que mes conseils vous préservent d’un tel malheur... Vous avez un mari qui est un honnête homme, qui vous aime... vous avez été heureuse avec lui ; vous le serez encore dès que vous le voudrez... me le promettez-vous ?... Et à cette condition, je déchire cette lettre...

Elle déchire la lettre.

et je lui dirai que vous êtes ce que je désire que vous soyez... et ce que vous êtes en effet, n’est-il pas vrai ? une honnête femme.

JOSÉPHINE.

Oui, Madame, oui, je vous le jure...

Pleurant.

J’aurai bien de la peine, mais c’est égal... je suivrai vos conseils...

En hésitant.

Que disait-il dans cette lettre ?

LÉONIE.

Il demandait à vous voir... et vous indiquait un rendez-vous.

JOSÉPHINE.

Pauvre garçon !

LÉONIE.

Il faut le refuser et l’éviter, s’il s’offrait à vos yeux.

JOSÉPHINE.

Oui, Madame... il m’est plus aisé de ne pas le voir, que de le voir malheureux.

LÉONIE.

C’est bien... ayez confiance en moi... dites-moi tout... et je ne vous abandonnerai pas.

JOSÉPHINE.

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

  Quand j’ pens’ qu’en ce moment, hélas !
  Il est déjà p’t-être à m’attendre !
  Mais c’est égal, je n’irai pas ;
  À vos avis je veux me rendre.

Pleurant.

Pendant longtemps j’en pleurerai,
J’ai bien du chagrin.

LÉONIE.

Je le pense.

JOSÉPHINE.

  Mais c’est à vous que je l’ devrai.
  Comptez sur ma reconnaissance.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LÉONIE, seule

 

Pauvre enfant ! que je m’estimerai heureuse si je puis la sauver !

Elle s’assied à gauche, reste plongée dans ses réflexions et le coude appuyé sur la table ; ses regards tombent sur les lettres qu’elle y a laissées.

Achevons...

Elle en ouvre une.

Du comte de Lémos, de mon père...

Elle porte la lettre à ses lèvres. Lisant :

« Mon enfant chéri, ma fille, voilà bien longtemps que je ne vous ai écrit ; mais si enfin je puis le faire, si j’existe encore, je le dois au plus noble, au plus généreux des hommes, à celui que je vous ai donné pour mari. Vous avez su ma disgrâce et mon rappel en Espagne : mais ce que vous ignorez, c’est que, quelque temps après mon retour, arrêté comme ancien membre des cortès, j’ai été dépouillé de mes biens, et condamné à une peine infamante... »

S’interrompant.

Grand Dieu !...

Continuant.

« L’arrêt était porté ; et avant que vous puissiez l’apprendre, mon gendre accourt à Madrid... Il voit l’ambassadeur, nos ministres, tout est inutile. Alors, à force d’or, d’adresse et de courage, il parvient à me faire évader, et me conduit sur une terre étrangère, où il a partagé mon exil et tous mes maux, jusqu’au jour de la justice, qui est enfin arrivé... On me rappelle, on me rend mes biens... mais à mon âge, à soixante-dix ans, je ne puis jamais espérer de m’acquitter envers Ernest... C’est vous, mon enfant, que je charge de ce soin... c’est vous seule qui pouvez payer mes dettes... Songez que si jamais vous lui causiez le moindre chagrin, j’en mourrais, ma fille. »

Elle retombe la tête appuyée dans les mains.

Oh ! mon Dieu !

 

 

Scène VIII

 

BALTHASAR, LÉONIE, assise

 

LÉONIE.

Qui vient là me déranger ?... c’est Balthasar.

BALTHASAR.

Me voici, madame la comtesse... je me rends à vos ordres.

LÉONIE.

À merveille !

Avec embarras.

Eh bien ! eh bien ! Balthasar, voulez-vous donc me forcer ii user de rigueur envers vous ?... vous savez cependant tout ce que, jusqu’ici, je vous ai montré de bontés et de ménagement.

BALTHASAR, froidement.

Je le sais... mais puisque madame votre tante veut absolument que vous me chassiez...

LÉONIE, doucement.

Ai-je dit cela ?... y ai-je consenti ?... Non pas que vous ne l’ayez mérité, peut-être.

BALTHASAR, avec colère.

Moi !...

LÉONIE, vivement et avec crainte.

Ma tante du moins le croit... mais moi, je n’ai point oublié que mon mari... qu’Ernest vous chérissait... que vous l’avez élevé... et si je fais preuve encore aujourd’hui d’une trop longue indulgence... c’est par égard pour lui.

BALTHASAR.

Je l’en remercie, Madame... c’est cela de plus que je devrai à mon maître.

LÉONIE.

Et à moi, Balthasar, ne croyez-vous rien me devoir ?

BALTHASAR.

Si, Madame... et, pondant longtemps, j’en ai été bien reconnaissant.

LÉONIE.

Et pourquoi, depuis quelque temps, avez-vous changé ? Pourquoi n’avez-vous plus pour ma tante et pour moi les égards que nous avons droit d’attendre ?

BALTHASAR.

Si c’est ainsi, c’est malgré moi... c’est sans le vouloir... il est possible que je me sois trompé... que j’aie tort... je le voudrais... et au prix de tout mon sang...

LÉONIE, se levant et reprenant confiance.

Je ne vous comprends pas, Balthasar... Voyons, expliquez-vous sans crainte. Qu’y a-t-il ?

BALTHASAR.

Il y a, Madame, que je chéris mon maître par-dessus tout... que son père et lui nous ont comblés de bienfaits... que moi et les miens nous sommes habitués à lui et à ce château, comme si nous en dépendions... nous sommes presque de sa famille... et nous dévouer pour lui n’est pas même un mérite, ni un devoir... c’est notre vie, notre existence...

LÉONIE.

Je le sais... eh bien ?

BALTHASAR.

Eh bien !... Quand il est parti, quelques jours après son mariage, il m’a dit : « Balthasar... une affaire malheureuse, dont je ne puis parler à ma femme, car cela lui ferait trop de peine, m’oblige à m’éloigner... Je ne sais combien de temps je serai absent, ni même s’il me sera possible de te donner exactement de mes nouvelles... mais je te laisse ici, je suis tranquille... tu veilleras sur elle... c’est ce que j’ai de plus cher. »

LÉONIE, avec émotion.

Il a dit cela !

BALTHASAR.

Oui ; et moi je lui ai répondu : « Mon maître, partez... comptez sur votre vieux serviteur, je réponds de tout. »

LÉONIE.

Et tu as tenu parole... car, lorsque le feu prit à l’aile droite du château...

BALTHASAR.

Ah ! ce n’est pas de cela que je voulais parler... ce n’est pas ainsi que j’aurais dû veiller...

LÉONIE.

Que voulez-vous dire ?

BALTHASAR.

Que souvent il y avait de certaines personnes, certaines sociétés... votre tante le trouvait bon, il n’y avait rien à dire... non pas qu’on veuille faire mal...

LÉONIE.

Eh bien ?

BALTHASAR.

Mais la jeunesse... l’étourderie... on se laisse entraîner plus loin qu’on ne croit... Et s’il n’avait dépendu que de moi, on aurait congédié tout ce monde.

LÉONIE.

Des parents, des amis de mon mari... pas d’autres... et je ne sais, Balthasar, ce que vous voulez dire... Achevez... car je n’ai jamais entendu que personne m’ait blâmée... que personne ait cru apercevoir...

BALTHASAR.

Non, personne, grâce au ciel !... Mais moi... moi seul, qui toujours sur pied, et le jour et la nuit... ai cru voir !... Oui, je suis bien vieux... mes yeux sont bien faibles...

La regardant en face.

mais, par malheur, ils ne me trompent pas... et j’ai vu...

LÉONIE.

Qui donc ?... c’est trop souffrir... parlez, je le veux ; je l’exige...

BALTHASAR, avec un accent terrible.

Vous me le demandez... à moi ?

LÉONIE, effrayée.

Non, non...

Se remettant sur-le-champ.

car voici ma tante... Sans cela, Balthasar, je saurais ce que signifie un discours aussi étrange... et auquel je ne puis rien comprendre.

BALTHASAR.

Fasse le ciel que vous disiez vrai !

 

 

Scène IX

 

BALTHASAR, MADAME DARMENTIÈRES

 

MADAME DARMENTIÈRES.

Comment ! cet homme est encore ici ?... je croyais, ma nièce, que vous n’aviez à lui parler que pour le congédier.

LÉONIE.

Sans doute ; mais d’après l’entretien que nous venons d’avoir... il promet à l’avenir plus de respect... plus de déférence pour vous...

Regardant Balthasar.

N’est-ce pas ?

Signe d’approbation de Balthasar.

MADAME DARMENTIÈRES.

Il est trop tard... et si maintenant j’exige son renvoi... ce n’est plus dans mon intérêt, mais dans le vôtre.

LÉONIE.

Comment cela ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Il s’est vanté de rester ici malgré vous.

LÉONIE.

Est-il possible ?

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est à moi qu’il l’a dit... il prétend que vous ne pouvez pas... que vous n’osez pas le mettre dehors... et, en conscience, si vous hésitez encore, je vais croire qu’il a raison.

LÉONIE, avec embarras.

Ma tante...

Passant entre madame Darmentières et Balthasar.

Puisque vous m’y forcez... Balthasar... vous sentez vous-même que vous ne pouvez plus rester ici.

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est bien heureux !

BALTHASAR, étonné.

Comment ! vous me renvoyez !

LÉONIE.

C’est vous qui l’avez voulu.

BALTHASAR, avec douleur.

Ce n’est pas possible ! vous n’y pensez pas.

MADAME DARMENTIÈRES.

Quelle audace !

BALTHASAR.

Je dis seulement que cela fera trop de peine à mon maître.

MADAME DARMENTIÈRES.

Il ose encore hésiter.

LÉONIE, avec émotion.

Il suffit... sortez.

MADAME DARMENTIÈRES.

Et à l’instant même... car je savais bien, moi... que je l’emporterais.

BALTHASAR.

Oui, je sortirai... puisque mon seul appui, mon seul protecteur n’y est plus... mais il reviendra peut-être... et alors s’il demande pourquoi on a chassé son fidèle serviteur... s’il le demande...

MADAME DARMENTIÈRES.

Air : Téméraire (de la Chambre à coucher).

Téméraire,
Sortez !
Redoutez
Ma colère.
Sortez, éloignez-vous,
Redoutez mon courroux.

BALTHASAR.

  Mon maître reviendra, j’espère,
  Et l’on verra... mais, taisons-nous.

Ensemble.

BALTHASAR.

  Mon maître reviendra, j’espère.
  C’est à vous,
  C’est à vous,
  De craindre son courroux.

Il sort.

LÉONIE.

Que faire ?
Calmez,
Calmez
Votre colère.
Sortez, éloignez-vous !
Redoutez son courroux.

MADAME DARMENTIÈRES.

Téméraire,
Sortez !
Redoutez
Ma colère.
Sortez, éloignez-vous !
Redoutez mon courroux.

LÉONIE, s’asseyant sur le fauteuil à droite.

Ah ! je me soutiens à peine.

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est bon... c’est ainsi qu’il faut agir... Eh bien ! te voilà tout émue, pour avoir montré un peu de caractère !...

LÉONIE.

Moi !... non, ma tante, ce n’est rien... cela se passera...

 

 

Scène X

 

LÉONIE, assise, MADAME DARMENTIÈRES, GRINCHEUX

 

GRINCHEUX, entrant mystérieusement par la gauche, et parlant à madame Darmentières.

Madame !

MADAME DARMENTIÈRES.

Qu’est-ce donc, Grincheux ?

GRINCHEUX, à demi voix.

Un homme à cheval vient d’arriver... un inconnu, qui est ici à côté, et qui demande à vous parler, d’abord à vous.

MADAME DARMENTIÈRES.

Dieu ! si c’était...

GRINCHEUX.

Justement... je crois que c’est cela.

MADAME DARMENTIÈRES, regardant Léonie.

Comment la renvoyer ? Ma chère nièce...

LÉONIE, regardant madame Darmentières et Grincheux.

Eh bien !... qu’avez-vous donc ? Pourquoi cette figure contrainte ?

Elle se lève.

Il me semble qu’on ne m’aborde plus maintenant qu’avec un air de mystère.

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est qu’il y en a aussi !...

À part.

Livrons-lui la moitié de mon secret pour garder l’autre.

Haut.

Vois-tu, ma chère amie, nous avons besoin que tu nous laisses... et que tu ne te doutes de rien.

LÉONIE.

Et pourquoi ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Parce que nous te ménageons une surprise... une fête.

LÉONIE.

Une fête !... à moi... en ce moment !...

À part.

Elle arrive bien.

MADAME DARMENTIÈRES.

Eh ! oui, c’est ton jour de naissance... je te l’apprends... ce qui ne t’empêchera pas d’être surprise.

LÉONIE, affectant de sourire.

Non, sans doute... merci, ma bonne tante... merci...

Elle va pour sortir.

GRINCHEUX, s’approchant de Léonie.

Eh bien ! madame la comtesse, cette lettre de ma femme ?...

LÉONIE.

Ah ! j’oubliais de t’en parler. Ne crains rien... c’est une dame de mes amies qui lui écrivait pour une robe nouvelle.

GRINCHEUX.

Vraiment !... j’en étais sûr... et dès que Madame m’en répond...

LÉONIE.

Certainement.

MADAME DARMENTIÈRES.

Allons donc, ma nièce, allons donc.

LÉONIE.

M’y voilà, ma tante.

Air : Ô plaisir, ô vengeance ! (Finale du deuxième acte de Fra Diavolo.)

Ensemble.

LÉONIE, à part.

  Quel tourment ! une fête
  Quand je tremble d’effroi !

Haut.

Oui, oui, je serai prête,
On peut compter sur moi.

MADAME DARMENTIÈRES.

Hâte-toi d’être prête ;
Allons, promets-le-moi :
Ou sinon, cette fête
Commencera sans toi.

GRINCHEUX, à part.

Ah ! pour moi, quelle fête !
Ma femme est dign’ de moi,
Et je puis, sur ma tête,
Répondre de sa foi.

MADAME DARMENTIÈRES.

Du secret, et surtout un soin particulier
Dans la mise.

LÉONIE.

  Pourquoi ?

MADAME DARMENTIÈRES.

  Je veux de l’élégance :
  J’ai du monde et beaucoup que j’ai dû convier,
  Pour célébrer le jour de ta naissance.

LÉONIE.

  Loin de fêter ce jour, puisse-t-on l’oublier !

MADAME DARMENTIÈRES.

  Hâte-toi d’être prête, etc.

LÉONIE.

  Quel tourment, une fête, etc.

GRINCHEUX.

  Ah ! pour moi, quelle fête, etc.

Léonie entre dans la chambre à droite.

MADAME DARMENTIÈRES, qui a suivi Léonie jusqu’à la porte.

Elle est rentrée chez elle.

À Grincheux.

Dis à ce Monsieur de paraître.

GRINCHEUX.

Oh ! il n’est pas loin...

Il va à la porte à gauche.

Entrez... entrez...

 

 

Scène XI

 

MADAME DARMENTIÈRES, ERNEST, GRINCHEUX

 

MADAME DARMENTIÈRES, à Ernest qui entre.

C’est lui... c’est mon neveu !

ERNEST.

Ma chère tante !

MADAME DARMENTIÈRES.

Ne faites pas de bruit... Grincheux, laissez-nous, et veillez à ce que personne ne puisse nous surprendre.

Grincheux sort.

ERNEST, regardant autour de lui d’un air étonné.

Et pourquoi donc tous ses mystères ? ne suis-je pas chez moi ? Il m’a fallu d’abord faire antichambre dans mon salon, pendant un quart d’heure... et maintenant je ne peux pas vous aimer tout haut, ni vous dire que je suis enchanté de vous voir ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Si vraiment.

ERNEST.

Et ma chère Léonie... ma femme, où est-elle ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Silence... c’est pour elle surtout qu’il faut vous taire... elle ne se doute de rien... et nous lui ménageons une surprise.

ERNEST.

Vraiment... je reconnais là, ma chère tante, votre tournure d’esprit romanesque... les événements ordinaires et habituels vous désespèrent... et vous aimez mieux, je crois, une catastrophe à effet, qu’un bonheur tranquille et bourgeois... Je ne suis pas comme vous... et je tiens à embrasser ma femme sans façons, et le plus tôt possible.

MADAME DARMENTIÈRES.

Attendez seulement quelques instants.

ERNEST.

Je préférerais que ce fût tout de suite... car enfin, c’est du temps perdu... et il y a si longtemps que je ne l’ai vue... l’avoir quittée après un mois de mariage !

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est terrible.

ERNEST.

Et je l’aime tant !... je n’ai jamais aimé qu’elle... c’est ma seule inclination ; et quand on trouve sa sœur, son amie, sa maîtresse, tout réuni dans sa femme...

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est heureux... et c’est rare.

ERNEST.

Eh bien ! vous qui aimez l’extraordinaire, en voilà... vous devez être enchantée... Eh mais ! où est donc Balthasar ? comment ne l’ai-je pas encore vu ?

Avec crainte.

Il existe encore, n’est-ce pas ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Certainement.

ERNEST.

Il est si vieux que, quand je le quitte, j’ai toujours peur de ne plus le retrouver.

MADAME DARMENTIÈRES.

Il est absent... on vous dira pourquoi.

ERNEST.

Absent... tant pis ; car dans ce moment même...

Air du vaudeville du Premier Prix.

Vous le dirai-je en confidence ?
Quelque chose me manque ici,
C’est la figure et la présence
De ce vieil et fidèle ami.
Oui, depuis que je suis au monde,
Et qu’en ce château je le voi,
Quand je ne l’entends pas qui gronde,
Je ne crois pas être chez moi.

Mais parlez-moi de Léonie, de ma femme. Elle doit être bien jolie... n’est-ce pas ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Mais oui... c’est ce que chacun dit.

ERNEST.

Heureusement, ma chère tante, que vous étiez là, et qu’en duègne sévère vous défendiez le trésor que je vous avais confié.

MADAME DARMENTIÈRES.

Comme je me serais défendue moi-même.

ERNEST.

Je n’en doute point.

MADAME DARMENTIÈRES.

D’abord, et pour l’étourdir sur votre absence, je lui ai conseillé de se distraire, de voir le monde.

ERNEST.

Vous avez bien fait... que le bonheur, que le plaisir puissent toujours l’environner !...

MADAME DARMENTIÈRES.

Les sociétés de Bordeaux ont été très brillantes cet hiver, et Léonie y a eu un succès étonnant ! Vive, légère, étourdie, elle était charmante... tout le monde l’adorait... ce qui me faisait un plaisir... Mais cela n’a pas duré... Sa tristesse l’a reprise... Elle n’a plus voulu voir personne... Elle ne pensait qu’à vous, ne s’occupait que de vous... et depuis six mois elle est réellement malheureuse, et surtout très souffrante.

ERNEST.

Que dites-vous ?... elle est souffrante ! Alors c’est décidé, je n’accepte point.

MADAME DARMENTIÈRES.

Quoi donc ?

ERNEST.

Tout entier au plaisir de vous voir, je ne vous ai pas parlé des honneurs qui, chemin faisant, me sont arrivés... on me propose un poste important... une ambassade.

MADAME DARMENTIÈRES.

Je suis enchantée, ravie, transportée.

ERNEST.

Ce n’est pas la peine ; car je refuserai... Ma femme ! ma pauvre femme est souffrante, et je la quitterais ! Songez donc que c’est ma vie, mon bonheur... que je mourrais si je la perdais... Non, non, plus rien qui m’éloigne d’elle. Je vivrai ici désormais en bon propriétaire et en mari... Il me semble, autant qu’il m’en souvient, que c’est un état fort agréable... Aussi, ma tante, c’est fini : le quart d’heure est expiré... je ne peux plus attendre.

MADAME DARMENTIÈRES.

Eh bien ! puisqu’il faut vous le dire... apprenez donc que c’est aujourd’hui le jour de la naissance de votre femme.

ERNEST.

Attendez donc... c’est, ma foi vrai !... et le jour de mon arrivée ! est-ce heureux !

MADAME DARMENTIÈRES.

Je le crois bien... j’ai invité tout ce qu’il y a de mieux dans le département... Entendez-vous ?... Voici déjà les voitures qui entrent dans la cour.

Air : À soixante ans.

Ils vont offrir à Léonie
Leurs compliments et leurs vœux empressés.
Pour mon bouquet, sûre d’être obéie,
Moi, je dirai : Mon neveu, paraissez.
Quels cris de joie à l’instant sont poussés !
On vous entoure... ils sont tous en délire,
Et votre femme en vos bras.

ERNEST.

  Ah ! bravo !

MADAME DARMENTIÈRES.

Coup de théâtre, étonnement, tableau !

ERNEST, riant.

La toile tombe.

MADAME DARMENTIÈRES.

  Et chacun se retire.

ERNEST.

  Ce moment-là doit être le plus beau.

MADAME DARMENTIÈRES.

  La toile tombe, et chacun se retire.

ERNEST.

  Pour un époux c’est l’instant le plus beau.

 

 

Scène XII

 

GRINCHEUX, MADAME DARMENTIÈRES, ERNEST

 

GRINCHEUX.

Madame, Madame, voilà déjà une vingtaine de personnes d’arrivées. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Laissez-les venir... Vous, mon cher neveu, entrez dans ce petit salon... Vous paraîtrez quand je vous le dirai.

ERNEST.

C’est convenu.

MADAME DARMENTIÈRES, à Ernest.

Du silence.

À Grincheux.

De la discrétion... Ah ! que je suis heureuse !

ERNEST, en s’en allant.

Je le crois bien... Voilà une surprise qui la fera mourir de joie.

Il entre dans le salon à gauche.

 

 

Scène XIII

 

JOSÉPHINE, MADAME DARMENTIÈRES, GRINCHEUX, CHŒUR DE PARENTS et AMIS

 

CHŒUR.

Fragment du finale du premier acte de Fra Diavolo.

Sa fête, sa fête.
Est la nôtre à tous.
La fête, la fête
Qu’ici l’on souhaite
En est une aussi pour nous

LÉONIE, entrant, aux personnes qui l’entourent.

  Merci, mes bons amis.

MADAME DARMENTIÈRES.

  C’est moi qui les ai réunis.

LÉONIE.

  Ah ! c’est trop de bonté.

MADAME DARMENTIÈRES, regardant Léonie.

  De surprise et d’ivresse
  Que son cœur est ému !
  Ah ! ce prix était dû
  À la sagesse,
  À la vertu.

Ensemble.

LÉONIE.

Tout vient redoubler ma tristesse.
Il faut, pour comble de malheur,
Sourire à leurs chants d’allégresse
Lorsque le deuil est dans mon cœur.

MADAME D’ARMENTIÈRES, JOSÉPHINE, GRINCHEUX.

Près de vous l’amitié s’empresse.
Croyez aux vœux de notre cœur :
Pour nous quel moment d’allégresse !
Quel jour de fête et de bonheur !

GRINCHEUX, s’avançant et offrant un bouquet.

  Recevez ce bouquet, gag’ d’amour et de zèle...

JOSÉPHINE, s’avançant aussi et offrant le sien.

Recevez ce bouquet, c’est l’hommage de celle
Qui, vous prenant toujours pour guide et pour modèle...

LÉONIE, lui prenant la main.

  C’est assez, mes amis.

Ensemble.

LÉONIE.

Tout vient redoubler ma tristesse, etc.

CHŒUR GÉNÉRAL.

  Près de vous l’amitié s’empresse, etc.

Ils offrent tous des bouquets à Léonie.

MADAME DARMENTIÈRES, passant au milieu du théâtre.

  Maintenant que chacun m’écoute.

TOUS.

  Qu’a-t-elle donc ?

MADAME DARMENTIÈRES.

  Ainsi que vous, sans doute.
  Je dois offrir mon bouquet... c’est l’instant.

Bas, à Grincheux.

Dis-lui qu’il peut sortir, c’est l’instant de paraître.

Grincheux entre dans le cabinet et madame Darmentières s’approche de Léonie.

LÉONIE.

  Quoi ! vous aussi, ma tante, un bouquet ? ah ! donnez !

GRINCHEUX et LE CHŒUR, à part.

  Venez, venez.

LÉONIE, à madame Darmentières.

  Eh bien, où donc est-il ?

TOUS.

  Venez.

MADAME DARMENTIÈRES conduit Léonie vers le groupe à gauche, qui s’entr’ouvre et laisse voir Ernest.

Il est ici.
Et le voici.

Léonie l’aperçoit, pousse un cri, recule et va tomber, évanouie, entre les bras de sa tante et des dames, qui lui prodiguent leurs secours. Ernest est à genoux.

Ensemble.

ERNEST.

  Eh quoi ! c’est moi ; quoi ! c’est ma vue
  Qui la prive, hélas ! de ses sens !

À madame Darmentières, avec colère.

Votre imprudence l’a perdue,
Et c’est à vous que je m’en prends.

MADAME DARMENTIÈRES.

Ma surprise l’a trop émue.
Oui... c’est ma faute, je le sens ;
Mon imprudence l’a perdue ;
Tâchons de lui rendre ses sens.

GRINCHEUX, JOSÉPHINE et LE CHŒUR.

Quoi ! c’est son époux, et sa vue
Vient de la priver de ses sens !
Souvent une joie imprévue
Peut causer de tels accidents.

On emporte Léonie sans connaissance. Ernest, Joséphine, Grincheux la suivent et sortent en désordre.

 

 

ACTE II

 

Un petit salon ou boudoir attenant à la chambre à coucher de Léonie. Deux portes latérales. La porte à droite de l’acteur est la porte d’entrée ; l’autre, celle de l’appartement de Léonie. Sur le devant du théâtre, à gauche, un canapé et deux fauteuils ; à droite, une petite table sur laquelle se trouve une écritoire, avec plumes, papier, etc.

 

 

Scène première

 

JOSÉPHINE, debout près de la porte à gauche

 

Je n’ose entrer dans la chambre de Madame... Elle était hier soir si malade... et il est si grand matin... Pourtant je crois avoir entendu sonner. Allons, du courage.

Elle frappe doucement. La porte s’ouvre.

 

 

Scène II

 

JOSÉPHINE, ERNEST

 

JOSÉPHINE.

Eh bien ! Monsieur, quelles nouvelles.

ERNEST.

Ce ne sera rien, je l’espère, mon enfant... Cet évanouissement nous avait d’abord effrayés... Il a duré si longtemps !... et elle n’en est sortie qu’avec une fièvre terrible, qui, pendant quelques instants même, a été accompagnée de délire... mais heureusement elle est mieux... Elle est tout à fait calme... Son état ne demande que du repos et des ménagements.

JOSÉPHINE.

Quel bonheur !

ERNEST.

Pourvu que ma tante ne s’avise pas encore de nous préparer quelque surprise !

JOSÉPHINE.

La pauvre femme est désolée.

ERNEST.

Je le crois bien... Cela lui a fait mal aussi... Mais c’est égal, cela ne la corrigera pas : il y a des femmes qui ont besoin d’émotions, n’importe à quel prix.

JOSÉPHINE.

Elle a cru bien faire.

ERNEST.

Tu as raison ! et c’est moi qui suis le plus coupable, puisque j’ai eu la faiblesse de me prêter à ses idées... Enfin, dis-lui que ma femme a déjà demandé à la voir, et que si elle veut se résigner à ne produire aucun effet, à agir et à parler, en un mot, comme une personne naturelle, elle peut venir après le déjeuner passer ici la matinée.

JOSÉPHINE.

Près du lit de Madame ?

ERNEST.

Non... Léonie se lèvera ; elle l’a demandé, et le docteur y consent... Le soleil est superbe, et l’air lui fera du bien.

JOSÉPHINE, apercevant Léonie qui sort de sa chambre.

Ah ! la voici !

Elle court à elle, la soutient, et la conduit au canapé, sur lequel elle la fait asseoir. Ernest est à sa gauche, Joséphine à sa droite.

 

 

Scène III

 

JOSÉPHINE, LÉONIE, ERNEST

 

JOSÉPHINE.

Eh bien ! Madame, comment vous trouvez-vous ?

LÉONIE.

Bien faible encore... la tête surtout... cela se passera.

ERNEST.

J’espère bien que ce soir il n’y paraîtra plus.

LÉONIE.

Je le crois aussi... Pourquoi alors le docteur est-il revenu ? Il sort de ma chambre et demande à vous parler... Est-ce qu’il me croit malade ?

ERNEST.

Non, certainement... mais hier, tout effrayé et sans motif de l’état où je vous voyais, je l’avais prié de venir de grand matin avec quelques-uns de ses confrères, l’élite de la faculté de Bordeaux.

LÉONIE.

Comment ?

ERNEST.

Oui, mon amie ; vous étiez menacée d’une consultation !... quatre médecins !... Vous en serez quitte pour la peur, et ces Messieurs pour un déjeuner que je vais leur offrir.

LÉONIE.

Air du Piège.

  Nous allez donc en faire les honneurs ?

ERNEST.

  Non, de ce soin je vais charger ma tante.

JOSÉPHINE.

  Tenir tête à quatre docteurs !

ERNEST, qui est passé derrière le canapé, et s’appuie sur le dossier en regardant Léonie.

  Oui, certes, elle en sera contente.
  Tous les effets tragiques et soudains
  Lui plaisent fort, c’est sa folie.
  C’est son bonheur... et quatre médecins
  C’est presque de la tragédie.

Il fait un pas pour sortir, puis revenant près de Léonie.

Adieu ! amie... Soyez tranquille !... Je reviens dans l’instant... Adieu.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, LÉONIE

 

 

JOSÉPHINE, regardant sortir Ernest.

Il est gentil, monsieur le comte !... Et pour moi, Madame, je serais presque de l’avis de Balthasar.

LÉONIE, effrayée.

Balthasar ! Ô ciel ! est-ce qu’il est ici ?

JOSÉPHINE.

Eh mon Dieu !... qu’avez-vous ? quel trouble, quelle agitation !... Madame, calmez-vous.

LÉONIE, revenant à elle.

Je suis calme... Qu’est-ce que tu disais ?

JOSÉPHINE.

Qu’il est impossible de ne pas adorer monsieur le comte... Il est si bon, si attentif... ne s’occupant jamais que de vous... Si vous aviez vu, hier, quels soins il vous prodiguait !...

LÉONIE.

Vraiment ?

JOSÉPHINE.

Il ne s’en est rapporté à personne qu’à lui-même... Personne n’est entré dans votre chambre que lui.

LÉONIE.

En effet... ce matin, quand j’ai sonné... il était là, le premier.

JOSÉPHINE.

Je le crois bien... il ne s’était pas couché... il a veillé toute la nuit.

LÉONIE.

Pour moi ?...

JOSÉPHINE.

Et il paraît que vous avez été bien mal.

LÉONIE.

Que me dis-tu ?

JOSÉPHINE.

Un ou deux accès de fièvre chaude... rien que cela... et parfois un délire effrayant.

LÉONIE.

Et dans ce moment-là, qui était près de moi ?

JOSÉPHINE.

Lui, Madame, lui seul.

LÉONIE, à part, avec crainte.

Ô mon Dieu !

JOSÉPHINE.

Voilà un mari qu’il est aisé d’aimer... et je conçois que Madame n’y ait pas eu de peine... mais moi...

LÉONIE.

Que dites-vous ?

JOSÉPHINE.

Depuis que vous m’avez parlé, Madame, depuis hier, j’y fais mon possible... et Dieu me fera la grâce d’en venir à bout... Mais je suis bien malheureuse.

LÉONIE.

Et pourquoi ?

JOSÉPHINE.

Théophile est encore ici... au château... il y est venu sous prétexte d’apporter des étoffes, et de régler les derniers mémoires... Je l’évite tant que je peux... mais il me suit partout, si bien que Grincheux l’a remarqué, et que cela lui redonne des idées ; car ces maris, cela voit tout.

LÉONIE, avec impatience.

Après... dépêchons-nous, je vous prie.

JOSÉPHINE.

Quand je dis que cela voit tout... Il n’a pas vu une lettre qu’on avait glissée, en passant, dans la poche de mon tablier, et dans cette lettre...

LÉONIE.

Eh bien ?

JOSÉPHINE.

Il demande une réponse dans le creux du tilleul... et dit que, si je continue à l’éviter, à ne plus lui parler, il fera un coup de désespoir...

LÉONIE.

Il se tuera ?

JOSÉPHINE.

Pire encore... il se mariera... il épousera quelqu’un qu’on lui propose.

LÉONIE.

Eh bien ! Joséphine, loin de l’en détourner... il faut l’y engager.

JOSÉPHINE.

Je ne pourrai jamais.

LÉONIE.

Est-ce que vous ne l’aimez pas pour son bonheur ?

JOSÉPHINE.

Si, Madame... mais il ne pensera plus à moi, il me détestera.

LÉONIE.

Au contraire, il vous en estimera davantage : et désormais il lui serait impossible de vous oublier.

JOSÉPHINE, vivement.

Ah ! j’écrirai, Madame, j’écrirai, je vous le promets, et sur-le-champ... Voici monsieur le comte qui vient.

Léonie s’assied sur le canapé.

 

 

Scène V

 

ERNEST, JOSÉPHINE, LÉONIE, assise

 

ERNEST, entrant.

Nos docteurs sont à table, et je suis tranquille sur eux.

À Joséphine.

Ils ont seulement prescrit quelques gouttes d’une potion qu’il faudra porter dans sa chambre.

JOSÉPHINE.

Oui, Monsieur.

ERNEST.

Car ils prétendent que le danger est passé, mais que, dans l’état de faiblesse où elle est, la moindre émotion pourrait rappeler la fièvre, et ce délire qui m’avait si fort effrayé.

JOSÉPHINE.

Quoi !... la moindre émotion ?

ERNEST.

Il ne faut désormais que du calme et du repos.

Joséphine sort.

LÉONIE, avec inquiétude.

Qu’est-ce ?

ERNEST, allant à elle et s’asseyant à sa droite sur le canapé.

Rien... Nous n’avons plus besoin de la faculté, et j’en suis enchanté... J’étais jaloux même de leurs soins ; c’est moi que cela regarde... c’est à moi seul de veiller sur ce que j’ai de plus cher.

LÉONIE.

Ah ! combien vos bontés me confondent !

ERNEST.

Y penses-tu ? n’est-ce pas mon devoir et mon bonheur ?... Cette nuit même, malgré l’inquiétude que j’éprouvais, si tu savais combien j’étais heureux de veiller près de toi... de sentir ta main dans la mienne... de m’enivrer de ta vue !... de contempler ces traits si doux encore, quoique altérés par la souffrance... et plusieurs fois... oui, je m’en souviens... tu as parlé.

LÉONIE.

Ô ciel !

ERNEST.

Des phrases... des mots entrecoupés... je n’ai pu rien distinguer.

LÉONIE, respirant avec joie.

Ah !

ERNEST.

Mais j’ai entendu mon nom qui errait sur tes lèvres... Ernest... tu m’appelais... et j’étais près de toi... comme dans ce moment...

LÉONIE.

Ah ! pourquoi m’as-tu jamais quittée !

ERNEST.

Il le fallait... N’est-ce pas ton père qui autrefois, dans ces temps de trouble, a recueilli ma famille ?... N’est-ce pas lui qui m’a élevé ?... qui t’a donnée à moi ?... Aussi, j’avais juré de tout immoler à son bonheur et au tien... Mais si tu savais combien étaient longues les heures de l’absence !... Vingt fois, si un devoir sacré, si le salut de ton père ne m’eût retenu, je serais parti ; je serais arrivé à l’improviste... je t’aurais dit : « Ma femme, me voilà ! je ne puis vivre sans toi. » Mais, grâce au ciel, le temps de l’exil est fini : j’ai retrouvé le bonheur... je te retrouve... Vois donc désormais quel sort est le nôtre !... combien nous serons heureux !

Air de : Les maris ont tort.

À mon bonheur je n’ose croire ;
Le ciel m’a permis d’obtenir
Quelques honneurs et quelque gloire
Qu’avec mon nom j’ai pu t’offrir.
Il m’a donné de la richesse
Pour embellir tous les instants,
Et mieux encor, de la jeunesse
Afin de t’aimer plus longtemps. 

Mais voyons, mon amie, rends-moi un peu compte de tout ce qui est arrivé en mon absence... Comment ta vie s’est-elle passée ?... as-tu été contente de nos amis, de nos gens... des embellissements qu’on a faits en ce château ?... Balthasar n’est pas ici ?...

LÉONIE, troublée.

Balthasar !...

ERNEST.

J’ignore pourquoi... car c’est à lui que j’avais donné mes ordres... et ordinairement il est là pour me rendre compte.

LÉONIE, dont le trouble augmente.

Lui !... vous rendre compte !...

ERNEST, lui prenant la main.

Eh mais ! qu’as-tu donc ?

LÉONIE.

Rien.

ERNEST.

Si... tu as plus d’agitation.

LÉONIE.

Non... vraiment.

ERNEST, continuant toujours et lui tenant la main.

On m’a dit qu’il était parti depuis hier... le moment est bien choisi... mais il ne peut être qu’à la ferme... et je l’ai envoyé chercher...

LÉONIE, avec agitation.

Il va venir ?...

ERNEST.

Ce matin, probablement... Eh mais !... ta main est brûlante... est-ce que la fièvre reprend ?...

LÉONIE, avec égarement, et retirant sa main brusquement.

Non, non... je suis bien...

ERNEST, se levant.

Eh ! mon Dieu !... cela m’inquiète.

Il appelle.

Joséphine !...

Courant à la fenêtre.

Les voitures ne sont plus dans la cour... nos docteurs sont repartis... ah ! ce qu’ils ont ordonné... si on l’avait apporté...

Il entre dans la chambre de Léonie.

LÉONIE, seule.

Que je souffre !... mon Dieu ! que je souffre !... ma tête est en feu ! où suis-je ?...

Écoutant.

J’entends marcher... on vient... on vient...

ERNEST, entrant.

Ils n’ont rien apporté... n’importe...

Apercevant Léonie qui se lève et marche.

Ah ! quelle agitation !... quel trouble effrayant ! Léonie...

LÉONIE, avec égarement.

Taisez-vous... n’entendez-vous pas ?... il monte... le voilà...

ERNEST.

Et qui donc ?

LÉONIE.

Balthasar !... devant moi ! oh ! que j’ai peur !... j’ai beau baisser mon front... il me voit toujours... n’est-ce pas ?

Se jetant dans les bras d’Ernest.

Qui que vous soyez, par grâce... par pitié... cachez-moi... qu’il ne puisse pas m’apercevoir... il dirait... « La voilà... elle est coupable ! »

ERNEST.

Léonie... quelle idée !... quel mensonge !

LÉONIE.

Non... non... l’on ne ment point avec des cheveux blancs... il a dit vrai.

ERNEST.

Quel délire vous égare !... songez à vous-même... songez à votre père.

LÉONIE.

Mon père !... mon père... ah ! viens, emmène-moi... éloignons-nous !... c’est ce jeune homme... ce parent d’Ernest.

ERNEST.

Un parent à moi... et qui donc ?

LÉONIE.

Ne le vois-tu pas ?... il vient d’entrer dans le salon... il part dans huit jours pour l’armée... et ma tante a voulu qu’il restât ce temps-là au château... moi je ne voulais pas... je ne devais pas le souffrir ; car il m’a dit qu’il m’aimait... moi je n’aime qu’Ernest... Il pleure... il se désespère... pour le consoler j’ai laissé tomber mon bouquet, qu’il vient de ramasser... tiens, vois-tu ? il l’a porté à ses lèvres, et l’a caché dans son sein...

Avec un soupir.

Heureusement il part demain... Qui vient là ?... entrer ainsi chez moi... la nuit... par ce balcon !... c’est lui... Ah ! que ma légèreté fut coupable, si elle a pu lui inspirer une pareille audace !... sortez... laissez-moi... laissez-moi... vous me faites horreur !

ERNEST.

Ô rage !

LÉONIE.

Je n’aime qu’Ernest... Ernest, viens me défendre... je suis digne de toi... viens...

Avec désespoir.

Non... va-t’en...

Tombant à genoux.

Ô mon Dieu !... ô mon père... pardonnez-moi !

ERNEST.

Tais-toi, malheureuse... tais-toi.

LÉONIE.

Oui... oui... il faut se taire... minuit sonne... c’est la veille de Noël... Il est descendu par le balcon, le long des treillages... J’entends un coup de fusil... on l’aura aperçu dans l’ombre !... c’est Balthasar !... Balthasar... dont je ne puis éviter le regard... Trembler à sa vue !... rougir devant un valet ! Si je lui demandais grâce ?... Non... non... il ne le voudra pas... que faut-il faire ?... j’ai voulu me tuer.

ERNEST.

Que dis-tu ?

LÉONIE.

Je n’ai pas osé... j’ai eu peur... mais si Ernest revient, j’oserai... et déjà je sens là... Mon Dieu ! m’auriez-vous exaucée ? Je me sens mourir.

Elle tombe sur le canapé, fermant les yeux peu à peu.

Air : Ô vierge sainte, en qui j’ai foi (de Fra Diavolo).

  Ô toi, dont j’ai trahi la foi,
  Ernest... Ernest... pardonne-moi ;
  Ernest... Ernest... pardonne-moi.

Sa tête tombe sur ses épaules... le sommeil la saisit. Ernest s’est assis près de la table à droite, la tête dans les mains, et plongé dans ses réflexions.

 

 

Scène VI

 

ERNEST, LÉONIE, endormie, MADAME DARMENTIERES, entrant avec JOSÉPHINE

 

MADAME DARMENTIERES et JOSÉPHINE, dans le fond.

  Que le silence
  Guide nos pas ;
  De la prudence.
  Et parlons bas,

À Ernest.

Elle dort... Qu’avez-vous ? ah ! votre air m’épouvante.

ERNEST.

  Moi !... je n’ai rien, ma chère tante.

Ensemble.

ERNEST.

À qui m’offense.
Malheur, hélas !
Que la vengeance
Arme mon bras !

MADAME DARMENTIÈRES et JOSÉPHINE.

Faisons silence ;
Oui, parlons bas ;
Que la prudence
Guide nos pas.

ERNEST, à Joséphine, lui montrant Léonie.

Joséphine, restez près d’elle, ne la quittez pas.

Joséphine se rapproche de Léonie, qui est toujours sur le canapé. Ernest emmène madame Darmentières à droite.

Dites-moi, ma chère tante...

MADAME DARMENTIÈRES.

Tout ce que vous voudrez... mais auparavant daignez jeter les yeux sur cette liste.

ERNEST.

Qu’est-ce encore ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Je fais part de votre arrivée à nos parents, à nos amis... à ceux qui, en votre absence, ne nous ont point abandonnés, c’est bien le moins.

ERNEST.

Il venait donc ici, en mon absence, beaucoup de monde ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Mais, oui... la proximité de la ville... on venait dîner... et l’on repartait le soir.

ERNEST.

Jamais on ne restait ?... Vous auriez pu cependant, de temps en temps, retenir pour quelques jours...

MADAME DARMENTIÈRES.

Cela m’est arrivé une fois... bien malgré ma nièce, qui s’y opposait... qui ne le voulait pas... et je suis enchantée que vous soyez de mon avis... car, en effet, quand ce sont des personnes de la famille...

ERNEST.

Ah ! c’était de nos parents !

MADAME DARMENTIÈRES.

Édouard de Miremont.

ERNEST.

Édouard !...

MADAME DARMENTIÈRES.

Celui que vous avez fait entrer à Saint-Cyr, et fait nommer sous-lieutenant.

Ernest s’est mis à la table sans rien dire.

Eh bien ! que faites-vous donc ?

ERNEST, froidement.

Je ne le vois pas sur votre liste... et je lui écris... pour l’inviter.

MADAME DARMENTIÈRES.

Y pensez-vous ?

ERNEST.

Oui... j’ai à lui parler.

MADAME DARMENTIÈRES.

Vous ne savez donc pas que le pauvre garçon n’est plus.

ERNEST.

Que dites-vous ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Il y a six mois, à peu près... quelques jours après nous avoir quittées... il est arrivé à l’armée, et le premier boulet a été pour lui.

ERNEST.

Il est mort !

MADAME DARMENTIÈRES.

Ce qui ne m’étonne pas... avec une tête comme la sienne.

ERNEST.

Mort !...

À part, laissant tomber sa plume.

Et maintenant, sur qui me venger ?...

Regardant Léonie.

Sur qui ?... sur la fille de mon bienfaiteur... de mon second père !...

JOSÉPHINE.

Monsieur... Madame revient à elle... elle s’éveille.

LÉONIE.

Ah ! que j’ai souffert !... quel rêve affreux !

Regardant autour d’elle.

Ma tante... Joséphine... où donc est-il ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Toujours avec toi... il ne t’a point quittée...

À Ernest.

Mon neveu...

LÉONIE.

De grâce, approchez-vous.

Ernest s’avance en silence. Elle lui prend la main, qu’elle porte à ses lèvres.

Je souffre moins... Je me sens mieux quand vous êtes là.

 

 

Scène VII

 

ERNEST, LÉONIE, MADAME DARMENTIERES, JOSÉPHINE, GRINCHEUX

 

GRINCHEUX.

Monsieur le comte...

Apercevant Joséphine, à part.

Ah ! heureusement, voilà ma femme... je ne savais où elle était.

Haut.

Monsieur le comte, il y a là quelqu’un que vous avez fait venir, et qui demande à vous parler.

ERNEST.

Et qui donc ?

GRINCHEUX.

Mon cousin Balthasar.

MADAME DARMENTIÈRES, ERNEST, LÉONIE.

Balthasar !

Léonie, hors d’elle-même, se lève par un mouvement convulsif.

ERNEST, la retenant par la main.

Que faites-vous ?...

À part.

Elle ne pourrait encore supporter sa vue.

Haut, à Grincheux.

Qu’il attende ! plus tard, nous le verrons.

GRINCHEUX, sortant.

Oui, monsieur le comte.

Léonie fait un geste de joie, et retombe sur le canapé.

ERNEST, la regardant.

Elle renaît... malheureuse enfant !

Air d’Aristippe.

La voilà pâle, et les yeux vers la terre,
Et de honte près de mourir !
Non... j’ai promis jadis à son vieux père,
Quand aux autels il vint de nous unir,
De la défendre et de la secourir.
Malgré ses torts, dont tous mes sens s’émeuvent,
Je l’ai juré, je m’en souviens ;
Et les serments qu’elle a trahis ne peuvent
M’exempter de tenir les miens.

S’approchant d’elle avec bonté.

Calmez-vous... le repos vous est, avant tout, nécessaire...

MADAME DARMENTIÈRES, qui s’est assise près de la table, à droite.

Sans doute, le repos et la distraction...

À Léonie.

Et, si tu le veux, nous allons passer la matinée auprès de toi, à travailler... en causant ; n’est-ce pas, Joséphine ?

JOSÉPHINE.

Oui, Madame.

MADAME DARMENTIÈRES.

Et vous, mon neveu, qui venez de voyager... j’espère bien que nos matinées et nos soirées vont être bien employées... je compte sur vous pour les aventures intéressantes.

À Léonie.

Toi, tout ce qu’on te demande est de rester tranquille et de nous écouter.

ERNEST.

Oui... écoutez.

LÉONIE.

Si c’est vous qui parlez, Monsieur, ce me sera bien facile.

JOSÉPHINE.

Ah ! quel bonheur ! écoutons bien.

GRINCHEUX, rentrant.

Monsieur, il dit qu’il ne veut que vous voir.

ERNEST.

Qui donc ?

GRINCHEUX.

Balthasar.

ERNEST.

Impossible...

Après un instant de réflexion.

Si fait... qu’il entre.

GRINCHEUX.

Ce pauvre homme a tant d’envie, qu’il n’y tient plus... Il est là.

LÉONIE.

La force m’abandonne !

 

 

Scène VIII

 

ERNEST, LÉONIE, MADAME DARMENTIERES, JOSÉPHINE, GRINCHEUX, BALTHASAR, entrant les yeux baissés

 

BALTHASAR, il s’approche d’Ernest et lui baise la main.

Ah ! mon maître !

ERNEST.

Tout à l’heure, je vous parlerai.

BALTHASAR.

Ah ! Monsieur !

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est bien... et qu’il se taise.

GRINCHEUX.

Comment donc ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Ainsi que vous, Grincheux.

GRINCHEUX.

Quoi !... qu’est-ce qu’il y a ?

JOSÉPHINE, qui est passée auprès de lui.

Parce que Monsieur va vous dire quelque chose de bien intéressant.

GRINCHEUX.

C’est différent.

MADAME DARMENTIÈRES.

Écoutons.

Léonie est sur le canapé ; Ernest est sur un fauteuil à coté d’elle, à droite ; madame Darmentières est assise auprès d’Ernest ; Joséphine est sur une chaise auprès de Léonie, à gauche de Grincheux, et Balthasar debout, à la droite de madame Darmentières.

ERNEST, après quelques instants de silence.

Vous saurez que, l’année dernière, je m’étais rendu à Madrid pour tâcher de délivrer le comte de Lémos, mon beau-père, qui était détenu dans les anciennes prisons de l’inquisition... Je ne vous parlerai point ici de toutes mes démarches... de mes tentatives pour le sauver... Ce sont toujours des geôliers trompés ou gagnés à prix d’argent... c’est ce qu’on voit partout.

MADAME DARMENTIÈRES.

Oui, mais c’est égal... c’est toujours bien intéressant, surtout quand le prisonnier réussit à s’évader.

ERNEST.

C’est aussi ce qui nous est arrivé... Nous avions même eu le bonheur, grâce à un déguisement, de gagner la frontière ; mais nous n’étions pas encore en sûreté, car on prétendait, à tort ou à raison, qu’il y avait des ordres de livrer M. de Lémos partout où on le trouverait, et injonction de le reconduire en Espagne... Il fallut donc se cacher encore, et, toujours déguisés, traverser le midi de la France, pour aller nous embarquer à La Rochelle... Dans ce trajet, je passai bien près de Bordeaux, et par conséquent bien près d’ici.

MADAME DARMENTIÈRES.

Et quand donc ?

ERNEST.

Mais il y a à peu près six mois.

JOSÉPHINE.

Voyez-vous cela !

ERNEST.

Être si près de sa femme, et ne pas la voir, me semblait bien cruel !... surtout après six mois d’absence. D’un autre côté, ma présence aurait fait événement, et aurait peut-être aidé à découvrir mon beau-père... N’osant pas alors me présenter chez moi en plein jour, j’écrivis un mot à Léonie, qui seule de la maison était prévenue... et j’arrivai la veille de Noël... à minuit.

LÉONIE, étonnée et tremblante.

Que dites-vous ?

ERNEST.

Vous m’avez promis de vous taire... et de me laisser parler.

MADAME DARMENTIÈRES et JOSÉPHINE.

Sans doute.

MADAME DARMENTIÈRES.

Ma nièce, n’interrompez pas.

À Ernest.

Eh bien, mon neveu ?

ERNEST.

Eh bien !... je franchis les murs du parc.

BALTHASAR.

Qu’entends-je !

LÉONIE, pâle et tremblante depuis le commencement du récit.

Ô mon Dieu !

ERNEST.

Et je croyais pouvoir m’en aller de même, sans danger ? grâce à la faveur de la nuit... lorsque quelqu’un de la maison, me voyant descendre le long du treillage, me prit sans doute pour un voleur... et s’avisa de tirer sur moi un coup de fusil.

LÉONIE, poussant un cri, et cachant sa tête dans ses mains.

Ah !...

Étendant les bras du côté d’Ernest, et presque à genoux.

Monsieur... Monsieur !...

ERNEST.

Taisez-vous... je le veux.

BALTHASAR, de l’autre côté.

C’est fait de moi.

GRINCHEUX.

Qu’as-tu donc ?

MADAME DARMENTIÈRES.

Quelle aventure ! mais, ce qu’il y a de plus extraordinaire... c’est que maintenant je me rappelle parfaitement... c’était au mois de décembre, la veille de Noël.

ERNEST.

Précisément.

MADAME DARMENTIÈRES.

À telles enseignes que c’est le lendemain que notre cousin Édouard est parti...

Mouvement de colère d’Ernest.

Une nuit très  sombre... très pluvieuse... et il y avait plus d’une heure que ma nièce m’avait dit bonsoir, et était montée dans son appartement au-dessous du mien, lorsque j’entends tout doucement... tout doucement... le long du treillage comme quelqu’un qui montait...

ERNEST, l’interrompant.

C’était moi.

BALTHASAR, confondu.

Ah !... c’était vous !...

MADAME DARMENTIÈRES.

Et ce que je ne pouvais comprendre, c’est qu’il me semblait, de temps en temps, entendre la voix d’un homme.

ERNEST, avec colère.

D’un homme...

Se reprenant.

C’était moi...

BALTHASAR.

Il serait possible !... Et moi... j’en tremble encore... moi qui ai tiré sur vous !

ERNEST.

Que dis-tu ?

BALTHASAR, venant auprès d’Ernest.

Oui, ce coup de fusil que vous avez entendu... il venait de moi... je vous avais ajusté, de bien loin, il est vrai... et par bonheur, ma main tremblait... Sans cela... dans son propre château, et sous les coups de son serviteur... mon maître... mon pauvre maître...

ERNEST.

Allons, tais-toi... Et ne vas-tu pas te désoler ?... Après tout, ce n’est qu’une erreur.

Joséphine passe à la droite du théâtre, auprès de Grincheux.

BALTHASAR.

Oui... si ce n’était que cela... si je n’avais pas d’autre crime à me reprocher... Mais il en est un que je ne me pardonnerai jamais...

S’avançant près de Léonie, et se mettant à genoux devant elle.

Madame la comtesse... ma noble et digne maîtresse... je suis un malheureux, un misérable... J’ai osé vous soupçonner... Depuis six mois je vous outrage... je vous accuse !... Trahir un pareil maître... c’eût été trop mal... ce n’était pas possible !... Et cependant j’ai pu avoir une pareille pensée !...

LÉONIE, le relevant.

Balthasar !

BALTHASAR.

Vous avez été trop bonne, mille fois... car c’est aujourd’hui seulement que vous m’avez puni... que vous m’avez renvoyé...

MADAME DARMENTIÈRES.

C’est bien, Balthasar, c’est bien... Dès que vous reconnaissez vos torts... nous oublions tout... Cela dépend maintenant de ton maître, il prononcera.

BALTHASAR.

Monsieur le comte, m’accordez-vous ma grâce ?

ERNEST, froidement.

Je peux pardonner les injures qui me sont personnelles ; mais je ne pardonnerai jamais un soupçon ou un outrage envers ma femme. Plus tard, je verrai ce que je peux faire pour vous... Mais puisque votre maîtresse vous a renvoyé... sortez.

BALTHASAR.

Ah ! c’est bien cruel !

À Ernest.

Mais je l’ai mérité, mon maître, je l’ai mérité.

S’avançant près de Léonie.

Madame, je fus bien coupable... mais vous, qui fûtes sans reproche... daignez parler pour moi.

ERNEST, à madame Darmentières.

Ma tante... tout à l’heure...

Madame Darmentières sort. À Joséphine et à Grincheux.

Mes amis, laissez-moi.

Ils sortent. À Balthasar, qui veut encore lui parler d’un air suppliant.

Sortez.

Balthasar sort.

 

 

Scène IX

 

ERNEST, LÉONIE

 

Ernest, debout au fond, reste enseveli dans ses réflexions. Léonie se retourne vers lui ; elle voudrait et n’ose lui parler. Enfin, ne pouvant retenir ses sanglots, elle tombe à genoux, et prie, mais en tournant le dos à Ernest.

ERNEST, s’approchant.

Eh bien ! Léonie, que faites-vous ?

LÉONIE.

Hélas ! Monsieur... je n’ose vous regarder, ni vous parler... Oh ! mon Dieu !... si vous saviez ce qui se passe dans mon âme...

ERNEST.

Levez-vous... et écoutez-moi.

Léonie se lève, s’approche d’Ernest lentement, et la tête baissée.

LÉONIE.

Ah ! Monsieur...

ERNEST, froidement.

Ne me remerciez pas. J’ai songé à votre père, que cette nouvelle aurait fait mourir de chagrin, et j’ai fait ce que j’ai dû, pour lui et pour moi... j’ai voulu que celle qui portait mon nom fût respectée et honorée... J’y ai réussi... vous avez retrouvé l’estime de tous.

LÉONIE.

Excepté la vôtre. Monsieur... Je ne vous dirai point que votre éloignement, que l’absence de vos conseils, que tout enfin n’a que trop secondé la légèreté et l’imprudence qui, malgré moi, m’ont perdue... Rien de tout cela, je le sais, ne peut atténuer ma faute, et le ciel ou bien mes remords qui vous l’ont révélée disent assez qu’elle est sans excuse. Et si vous êtes trop généreux pour m’en punir, et pour vous en venger... c’est à moi de me charger de ce soin... et je vous promets que ma mort...

ERNEST.

Que dites-vous ?

LÉONIE.

C’est ma seule ressource... mon seul espoir.

ERNEST.

Croyez-vous donc qu’on répare une faute en en commettant une nouvelle ?... Il faut vivre pour expier ses torts... Mais cela demande un long courage ; et je conçois qu’il est plus facile de mourir.

LÉONIE.

Ah ! Monsieur... je vous obéirai.

ERNEST.

Vous vivrez... mais loin de moi... Je veux que cette séparation se fasse sans bruit, sans éclat... Fiez-vous à moi du soin de sauver les apparences... et quant à vous, Madame, puisque vous avez promis de m’obéir... vous saurez tout à l’heure ce que je veux faire de vous, ce que j’attends de vous... je reviens...

LÉONIE.

Un mot... car tout me dit que je vous vois pour la dernière fois... un mot encore.

ERNEST.

Je vous écoute... que me voulez-vous ?

LÉONIE.

Je me soumettrai à tout ce que votre justice ordonnera, quelque rigoureuse qu’elle soit... Mais ne m’ôtez pas tout espoir... et un jour, Monsieur, un jour du moins, quand mes traits flétris par la souffrance et les années, quand mes joues sillonnées par les larmes vous diront que j’ai assez pleuré ma faute, alors... oh ! ce sera dans bien longtemps !... alors puis-je espérer ?

Ernest, pour cacher son émotion, veut s’éloigner.

Ah ! ne me quittez pas !... Encore un instant... encore un, je vous prie, une grâce...

Ernest, qui était près de la porte au moment de sortir, s’arrête.

non pour moi... Balthasar doit-il être puni ? Et dois-je ajouter à mes torts celui de vous priver d’un ami et d’un serviteur fidèle ?

ERNEST.

Il reviendra... je lui dirai... Attendez-moi ici...

LÉONIE.

Oui, Monsieur.

Ernest sort.

 

 

Scène X

 

LÉONIE, puis GRINCHEUX et JOSÉPHINE

 

LÉONIE.

Il me fuit... il me quitte... Ô mon Dieu ! quel sort m’attendait !... quel avenir m’était promis !... et que de bonheur détruit pour une seule faute !...

Vivement.

On vient...

S’essuyant les yeux.

Pour lui, pour son honneur, cachons mes larmes.

Affectant un air riant.

Ah ! c’est Joséphine et son mari !

GRINCHEUX, tenant Joséphine sous le bras.

Oui, ma femme ; je suis le plus heureux des hommes, et t’aime plus que jamais.

JOSÉPHINE.

Et pourquoi ?

GRINCHEUX.

Pourquoi ? je n’ai pas besoin de te le dire... Mais tout le monde le saura, à commencer par madame la comtesse, parce que c’est devant elle que j’ai pu te soupçonner.

LÉONIE.

Que dites-vous ?

GRINCHEUX.

Oui, Madame... malgré ce que vous m’avez dit, j’avais des inquiétudes... parce qu’il y a un petit blond, un commis marchand, qui suit ma femme partout... Moi alors je la suivais aussi ; de sorte que tous les trois nous ne nous quittions pas... Il rôdait depuis ce matin dans le parc, à l’entour du gros tilleul... Trois fois il a été regarder dans le creux de l’arbre... Et moi, caché dans le feuillage, j’étais là à l’affût, lorsque j’ai vu arriver madame Grincheux, qui mystérieusement a jeté une lettre et s’est enfuie. Or, cette lettre, quoiqu’elle ne fût pas à mon adresse...

Il fait signe de briser le cachet.

JOSÉPHINE.

Ô ciel !

GRINCHEUX.

Air : Va, d’une science inutile.

J’ai lu... d’ joie encor j’en suis ivre,
Qu’ell’ lui disait, pour premier point,
D’ cesser d’ l’aimer et d’ la poursuivre,
Attendu qu’ell’ ne l’aimait point...
Attendu qu’ c’est moi seul qu’elle aime ;
Et de sa part est-ce gentil
De l’ dire à d’autr’s, quand à moi-même
J’ crois que jamais ell’ ne l’a dit !

JOSÉPHINE, bas, à Léonie.

Ah ! Madame... que ne vous dois-je pas ?

GRINCHEUX.

J’ai remis le billet, qu’un instant après on est venu reprendre... Et si vous aviez vu son désespoir... Il s’arrachait les cheveux.

JOSÉPHINE.

Pauvre garçon !

GRINCHEUX.

C’est ce que je me suis dit : il m’a fait de la peine et en même temps du plaisir... parce que cela prouve que ma femme...

JOSÉPHINE.

N’est peut-être pas plus sage qu’une autre.

Regardant Léonie.

Mais elle a eu de bons avis, de sages conseils... et tout le monde n’a pas le même bonheur...

GRINCHEUX.

C’est égal, tu peux faire maintenant tout ce que tu voudras, je n’y trouverai jamais à redire, et je te promets d’être le meilleur des maris... de ne te rien refuser... de l’obéir en tout...

JOSÉPHINE, passant auprès de lui et lui prenant la main avec émotion, tout en regardant Léonie.

C’est bien, Grincheux, c’est bien... Je te promets d’être une bonne femme et de faire bon ménage...

Le faisant passer auprès de Léonie.

Remercie madame la comtesse, et parlons.

GRINCHEUX.

La remercier... et pourquoi ?

JOSÉPHINE.

Remercie-la toujours.

GRINCHEUX.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

  Grand Dieu ! quel bonheur est le mien !

JOSÉPHINE.

  Ah ! puisse le ciel le lui rendre !

LÉONIE.

Ah ! je crois qu’il vient de l’entendre.
Je fus son guide et son soutien ;
Je l’ai sauvée... Ah ! ce mot me fait bien.
Trop coupable, mon Dieu ! Je n’ose
Réclamer contre ton arrêt ;
Mais, comme Ernest me le disait,

Voyant Grincheux aux genoux de Joséphine, et lui buisant la main.

Puisse le bien dont je suis cause
Expier le mal que j’ai fait !

 

 

Scène XI

 

LÉONIE, GRINCHEUX, JOSÉPHINE, MADAME DARMENTIÈRES, BALTHASAR, qui se tient derrière elle

 

MADAME DARMENTIÈRES.

Ah ! ma nièce, ma chère nièce, quel bonheur ! tu ne sais pas... Il est nommé à une ambassade... Tous les appartements se remplissent de personnes qui viennent le féliciter... Tiens, les entends-tu ?... On a tant d’amis quand on est heureux !

JOSÉPHINE.

Et dans ce moment, Madame, vous êtes si heureuse, n’est-ce pas ?

LÉONIE.

Oui, mes enfants, oui, mes amis.

 

 

Scène XII

 

LÉONIE, GRINCHEUX, JOSÉPHINE, MADAME DARMENTIÈRES, BALTHASAR, ERNEST

 

ERNEST, à la cantonade.

Je vous remercie, mes amis, des compliments que vous m’adressez, et auxquels je suis bien sensible.

BALTHASAR, à Léonie.

Vous avez voulu, Madame, que ce fût un jour de bonheur pour tout le monde ; car, grâce à vous, mon maître me pardonne.

LÉONIE.

Ah ! je l’en remercie.

BALTHASAR.

Et moi, je n’ose vous dire ce que j’éprouve ; mais je vous chéris maintenant autant que mon maître ; je vous admire, je vous honore, je voudrais pouvoir vous servir à genoux.

JOSÉPHINE.

Il a bien raison.

GRINCHEUX.

Oui, sans doute.

LÉONIE.

Assez, assez, mes amis.

À part.

Je dois donc usurper leur estime à tous !

ERNEST, qui, après avoir remercie tout le monde, était venu sur le devant du théâtre avec madame Darmentières.

Vous sentez bien, ma chère tante, que ma nouvelle dignité m’imposant quelques devoirs, il faut d’abord se rendre à Paris.

MADAME DARMENTIÈRES.

Certainement, il le faut. Nous irons avec vous ; nous vous accompagnerons, n’est-ce pas, ma nièce ?

ERNEST.

Dans ce moment, ce serait difficile, car un courrier que je reçois m’oblige à partir aujourd’hui ; mais auparavant j’ai quelques arrangements à prendre avec ma femme. Vous permettez...

MADAME DARMENTIÈRES.

Comment donc !

ERNEST, allant à Léonie, et l’emmenant au Lord du théâtre, pendant que madame Darmentières, Balthasar, Joséphine et Grincheux restent au fond.

Cette ambassade qu’on me proposait, et que ce matin je voulais refuser, pour ne pas vous quitter, je viens de l’accepter ; mais comme, avant de quitter son pays, il faut mettre ordre à ses affaires,

Lui donnant un papier.

voici un acte que je remets entre vos mains, et qui contient mes volontés expresses.

LÉONIE.

Je les suivrai, Monsieur.

ERNEST.

Il vous assure, dès ce moment, la moitié de ma fortune, et la totalité après moi.

Léonie, faisant le geste de déchirer le papier.

Vous n’êtes pas maîtresse de refuser ; vous m’avez juré d’obéir, et cette fois, du moins, tenez vos serments.

LÉONIE, baissant la tête avec honte, et serrant le papier.

Ah ! Monsieur.

ERNEST, se tournant vers madame Darmentières, qu’il embrasse.

Je pars, adieu.

À part, et regardant Balthasar.

Et ce pauvre Balthasar, que cette fois je ne retrouverai plus.

Haut.

Et toi aussi, mon vieux et fidèle ami, embrassons-nous.

BALTHASAR.

Ah ! mon maître !

ERNEST, s’efforçant de sourire.

Je pleure, et je ne sais pourquoi.

BALTHASAR.

Moi, je le sais bien : c’est de joie et de bonheur.

ERNEST.

Allons, allons, partons à l’instant.

Il fait quelques pas vers la porte.

MADAME DARMENTIÈRES.

Et votre femme, à qui vous ne dites pas adieu.

ERNEST, s’arrêtant.

C’est vrai.

S’avançant près de Léonie, et lui prenant la main.

Adieu, mon amie, adieu.

Il va pour la quitter.

LÉONIE, le regardant d’un air suppliant.

Monsieur, on nous regarde.

ERNEST.

Ah ! vous avez raison.

Il l’embrasse sur le front.

MADAME DARMENTIÈRES.

J’espère bien que dans sept ou huit jours nous nous reverrons.

ERNEST.

Oui, ma chère tante, dans quelques jours.

LÉONIE, bas.

Serait-il vrai ?

ERNEST, de même.

Jamais.

BALTHASAR, GRINCHEUX et JOSÉPHINE.

Adieu, Monseigneur. Adieu, monsieur le comte.

MADAME DARMENTIÈRES, regardant Léonie avec orgueil.

Ah ! qu’elle est heureuse !

LÉONIE, seule, à droite du théâtre.

Malheureuse ! pour toujours.

Ernest s’éloigne en jetant un dernier regard sur sa femme. Léonie cache sa tête dans ses mains, et fond en larmes. Tout le monde reconduit Ernest.

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