Les dehors trompeurs (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON)

Comédie- Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 6 avril 1818.

 

Personnages

 

LE MARÉCHAL DE SAXE

BOISSY

AUGUSTE BOISSY, son fils

FAVART

VAUCANSON

LEROC, propriétaire de la maison habitée par Boissy

FRITOT, garçon traiteur

JENNY, fille de Leroc

FRANÇOISE, gouvernante de Boissy

HOMMES DE LETTRES

GARÇONS ET FILLES D’AUBERGE

 

À Choisy-le-Roi.

 

 

Scène première

 

FRANÇOISE, JENNY

 

Un jardin.

FRANÇOISE, essayant de lire un mémoire de dépense.

Du 15, 54 liv. 16 sols... Non, 58... 56... Mes pauvres yeux ! je n’en viendrai jamais à bout...

JENNY, entrant.

Bonjour, madame Françoise.

FRANÇOISE.

Ah ! c’est vous, mademoiselle Jenny ?

JENNY.

M. Boissy est-il chez lui ?

FRANÇOISE.

Mon Dieu, oui, il travaille : il a envoyé ce matin son fils à Paris, je ne sais pourquoi.

JENNY.

C’est bien ridicule de l’envoyer à Paris quand j’en arrive... J’avais tant de choses à lui dire ! Vous ne savez pas... Je suis dans le ravissement. Nous avons été avant-hier à la comédie avec les billets que M. Boissy nous avait donnés ; mon Dieu ! la jolie pièce que ces Dehors trompeurs, et qu’on doit être heureux d’avoir de l’esprit comme cela !

FRANÇOISE.

Oui, nous en sommes bien plus riches...

JENNY.

Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)

L’amant épouse sa maîtresse,
C’est un bien joli dénouement ;
Mais qu’il a de mal dans la pièce
Pour former ce lien charmant !
Oui, c’est trop tard qu’il le contracte ;
Si j’étais auteur, je le sens,
Dans mes pièces, tons les amans
Se marieraient au premier acte.

Va je suis bien sûre qu’Auguste est de mon avis.

FRANÇOISE.

Ah ! je le crois bien. Ce cher Auguste, c’est lui qui est sage, modeste, économe ! et si M. Boissy, mon cher maître, lui ressemblait... Mais j’en dirais trop sur ce chapitre-là... Tenez, voilà encore des mémoires du mois que je ne puis pas déchiffrer... Mais il doit y en avoir de belles...

JENNY.

Mon Dieu, madame Françoise, si je pouvais vous aider...

FRANÇOISE.

Vous êtes bien bonne... C’est que c’est si fin... C’est de l’écriture de M. Auguste.

JENNY, prenant le papier.

De M. Auguste... Ah ! je lirai très bien...

Elle lit.

« Pour la maison garnie de Choisy-le-Roi, dû à M. Leroc, 450 livres. »

FRANÇOISE.

C’est à payer.

JENNY.

450 livres ; le fait est que M. Leroc, mon père, loue un peu cher.

FRANÇOISE.

C’est vrai ; mais je vous demande un peu ce qu’un auteur a besoin d’une maison de campagne ?...

JENNY, continuant.

« Lustres, girandoles et tentures pour le dernier bal, 200 livres. »

FRANÇOISE.

Acquitté !

JENNY.

« Fournitures du boulanger pour trois mois. »

FRANÇOISE.

Oh ! c’est à payer.

JENNY.

« Pour étoffe d’un habit, dix écus ; pour la broderie, 500 livres. »

FRANÇOISE.

Oh ! la broderie est payée ; 500 livres... Ah ! mon Dieu, mon Dieu !... Vous voyez, mademoiselle Jenny, ce que c’est que la vanité, le désir de briller...

JENNY.

Effectivement, il paraît que M. Boissy lui sacrifie tout ce qu’il a.

FRANÇOISE.

Et même ce qu’il n’a pas ; il se donne les airs de traiter, de singer le marquis... Un auteur !... Cela n’est-il pas scandaleux ?... Obtient-il un succès ?... Brrr... la tête part, l’argent vole, rien n’est trop beau pour lui : des habits magnifiques... des fêtes ruineuses.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Oui, tous les jours monsieur tient table ouverte :
Dieu sait quel monde et surtout quel éclat !
On voit chez lui courir d’un pas alerte
Nos beaux esprits, affamés par état ;
C’est un ami qu’un ami nous amène ;
Et chaque ami, le gosier altéré,
Dîne en un jour pour toute la semaine,
Sans compter l’arriéré.

C’est ainsi qu’on absorbe les recettes, qu’on mange les succès, et il ne reste plus pour la dépense de la maison que des pièces tombées et des sifflets... Faites donc faire bonne chère avec des pièces tombées !

 

 

Scène II

 

FRANÇOISE, JENNY, LEROC

 

LEROC, appelant dans la coulisse.

Madame Françoise ! madame Françoise !

JENNY.

Ah ! mon Dieu, c’est mon père...

LEROC, entrant.

Ah ! madame Françoise, je suis bien aise de vous trouver...

À Jenny.

Eh bien ! mademoiselle, que faites-vous ici ? Je vous ai défendu de paraître au jardin.

JENNY.

Il n’y a pas d’autre promenade.

LEROC.

Eh bien ! on ne se promène pas, mademoiselle. Je sais fort bien ce que vous cherchez à la promenade : c’est M. Auguste... Mais je vous ai ordonné de l’oublier, et vous aurez la bonté de m’obéir...

JENNY.

Eh bien ! mon père... je ne le peux pas... Aussi c’est votre faute... Pourquoi avez-vous d’abord consenti à notre mariage ?

LEROC.

J’y ai consenti, parce que j’ai cru m’allier à une famille opulente... M. Boissy me promet dix mille écus de dot, argent comptant ; et au moment du contrat... un dîner superbe... une corbeille magnifique... de belles paroles, et rien de plus.

JENNY.

Mais son fils...

LEROC.

Son fils sera de même...

Air du vaudeville du Petit Courrier.

Je veux qu’on soit loyal et franc ;
Si l’un nous trompe en ses largesses,
Qui nous dira qu’en ses promesses
L’autre n’en fera pas autant ?

FRANÇOISE, se rapprochant.

Ah ! c’est bien différent, j’espère ;
Son fils est jeune et peut remplir
Bien des promesses que son père
N’est pas en état de tenir.

LEROC.

Oui, un jeune fou qui fait des vers, et qui s’avisera peut-être d’être un homme à talents comme son père !

JENNY.

Voyez le grand malheur !

LEROC.

C’est le plus grand de tous. Ce n’est pas ainsi qu’on prospère. Oui, mademoiselle, mon grand-père, mon père et moi nous avons tous fait notre chemin... Aussi nous n’étions pas des génies, je m’en flatte.

JENNY.

Mais... mon père...

LEROC.

Brisons là, mademoiselle Leroc... je vous en supplie ! Tenez, madame Françoise, remettez ce billet à votre maître... Je ne me soucie pas de le voir ; il saura quelles sont mes intentions, et j’espère qu’il voudra bien s’y conformer, sinon j’emploie les voies judiciaires. Serviteur... Vous, mademoiselle, suivez-moi.

Air : La loterie est la chance. (Sophie Arnould.)

Je sors ; mais bientôt j’espère
Que nous allons voir punis,
Et tous les retards du père
Et l’audace de son fils.

À Françoise.

Plus de loyer...

À Jenny.

Plus de flamme,
Et j’entends, avec raison,
Que l’un sorte de votre âme
Et l’autre de ma maison.

Ensemble.

LEROC.

Je sors ; mais bientôt j’espère, etc.

FRANÇOISE.

Il sort ; bientôt il espère
Que l’on pourra voir punis,
Et tous les retards du père
Et l’audace de son fils.

JENNY.

Quoi qu’il en dise, j’espère
Qu’un jour nous serons unis,
Et jamais des torts d’un père
On ne doit punir son fils.

Leroc et Jenny sortent.

 

 

Scène III

 

FRANÇOISE, seule

 

C’est charmant... Nous voilà à la porte. Ah ! il n’y a plus moyen d’y tenir avec un maître pareil... et je m’en vais lui dire son fait, une bonne fois pour toutes. Ça m’étouffe. Ah ! le voici. Eh bien ! ne dirait-on pas, à le voir ainsi tranquille, que nous roulons sur l’or ?

 

 

Scène IV

 

BOISSY, en robe de chambre, FRANÇOISE

 

BOISSY, sans voir Françoise, et un numéro du Mercure à la main.

Bravo, Boissy ! vivat, mon ami ! Te voilà sûr de l’immortalité... L’Homme du jour, lu chez le Roi ! et le Mercure qui m’annonce cette bonne fortune ! c’est la première fois qu’il ne m’écorche pas.

Air : Lise épouse l’ beau Gernance. (Fanchon la vielleuse.)

Je puis braver la satire,
Hier, le Roi se fit lire

Lisant.

« Les dehors trompeurs ; »

Parlant.

Pourvu
Que son lecteur ait bien lu !

Lisant.

« Il parut content... »

Parlant.

Ah ! sire,
Que ne vous devrai-je pas !
Le prince a daigné sourire ;
La cour va rire aux éclats.

FRANÇOISE, avec humeur.

Oui, oui, chantez, monsieur, vous en avez sujet.

BOISSY.

Ah ! le voilà, Françoise... Peste ! tu parais fâchée ; c’est de bonne heure.

FRANÇOISE.

J’ai tort ; notre position est si gaie !

BOISSY.

Comment ? qu’y a-t-il donc ?

FRANÇOISE.

Il y a que... je vois bien que... M. Leroc ne veut plus vous garder, et qu’il faudra quitter la place.

BOISSY.

Bah ! c’est pour nous effrayer.

À lui-même.

Le Roi... le Roi lui-même...

FRANÇOISE.

C’est possible ; mais il m’a laissé ce billet pour vous.

BOISSY.

Ah ! bien oui ; j’ai bien le temps !... Je lirai ça demain... dans... dans la semaine.

À lui-même.

Sa Majesté a daigné sourire.

FRANÇOISE.

Enfin, monsieur, vos créanciers sont furieux ; vous êtes sans argent, sans crédit.

BOISSY.

Je ne vois rien là de nouveau ;

Riant.

pas même ton humeur, ma bonne Françoise.

FRANÇOISE.

Oh ! mon humeur... Qui n’en aurait pas avec vous ?...

BOISSY.

Eh ! mais...

FRANÇOISE.

Tenez, monsieur, il faut que je vous dise tout ce que j’ai sur le cœur ; vous m’avez donné mon franc-parler ; et ma foi, puisque je ne touche plus mes gages, je me paye en paroles.

BOISSY, riant.

Diable ! mais à ce compte, c’est toi qui me redevrais quelques années d’avance.

FRANÇOISE.

À quoi que ça vous mène d’aller toujours vêtu comme un prince ? Quelle nécessité de recevoir sans cesse des seigneurs, des gens de lettres qu’à peine vous connaissez, et qui vous ruinent en se moquant de vous ? Un père de famille qui n’a rien dans le monde, et qui, au lieu de ménager...

BOISSY.

Si je n’ai rien, que veux-tu donc que je ménage ? Tiens, si tu raisonnais un moment, ma bonne Françoise, tu verrais que ma conduite est plus sage qu’on ne croit. Dans la carrière des lettres surtout, ne sais-tu pas quelle défaveur s’attache à l’extérieur de la misère ? Les hommes sont tous les mêmes ; il faut les éblouir.

FRANÇOISE.

Et que vous a produit ce beau système ?

BOISSY.

Des liaisons utiles, des amis puissants.

FRANÇOISE.

Qui n’ont rien fait pour vous.

BOISSY.

Patience ! cela viendra ; d’ailleurs je suis en fonds pour quelque temps : Auguste est parti ce matin pour Paris, il doit me rapporter le produit de l’Homme du Jour, la somme sera considérable. Dix-neuf représentations !

FRANÇOISE.

Il faut avant tout s’acquitter avec M. Leroc.

BOISSY.

Non, non, j’ai des dépenses plus sérieuses... Une dette sacrée que l’amitié m’impose, un dîner que je suis forcé de donner. Ah ! tu vas me gronder.

FRANÇOISE.

Un dîner !

BOISSY.

Vrai, je n’ai pu m’en dispenser ; ce sont de bons amis.

FRANÇOISE.

Et vos créanciers ?

BOISSY.

Mes créanciers ne sont pas mes amis, demain je songerai à eux.

FRANÇOISE

Ah ! celui-là est trop fort.

BOISSY.

Que veux-tu ? Hier je me trouve chez Favart, au milieu de la réunion la plus nombreuse et la plus brillante. On y parle de Choisy-le-Roi, de mon habitation, de promenade sur l’eau, de petite fête champêtre... On a l’air de me provoquer.

Air : Amis, dépouillons nos pommiers. (Val de Vire.)

Au premier service, Favart
Est le seul que je prie ;
Au second, Fuselier, Bernard
Sont de noire partie ;
Un vin pétillant
Paraît à l’instant,
Et soudain je convie
Plusieurs fins gourmets ;
Au dessert, j’avais
Toute la compagnie.

FRANÇOISE.

Miséricorde ! qu’allons-nous devenir ?

BOISSY.

Allons, rassure-toi, j’ai tout prévu ; Auguste doit amener de Paris un fameux cuisinier, des musiciens pour notre symphonie...

FRANÇOISE.

Des musiciens, un cuisinier, voilà le revenu d’un an mangé en un jour !

BOISSY, se frottant les mains.

Quelle journée charmante ! Ils ne s’attendent pas à la réception que nous leur préparons. Mais j’aperçois Auguste ! Allons, la vue de notre fortune va te calmer ; je parierais pour plus de mille écus.

 

 

Scène V

 

BOISSY, FRANÇOISE, AUGUSTE

 

BOISSY.

Ah ! le voilà, ce cher enfant ! parbleu, mon ami, tu es expéditif.

AUGUSTE.

Ma charge n’était pas lourde.

BOISSY.

Ah ! ah ! on t’a donné de l’or.

AUGUSTE.

Mon père, on ne m’a rien donné ; la caisse était fermée. La Comédie-Française est à Versailles depuis ce matin pour les fêtes de la cour.

BOISSY.

Ah ! mon Dieu ! que me dis-tu là ? Le caissier...

AUGUSTE.

Air : Ma commère, quand je danse.

Un caissier peut se permettre
Quelquefois de ces tours-là ;
En route il vient de se mettre,
Dans huit jours il reviendra ;
Et les autours sont, d’après ça,
Priés de vouloir remettre
Leur appétit jusque-là.

Aussi, vous pensez bien que je n’ai amené ni cuisinier, ni musiciens.

BOISSY.

Oh ! maladroit ! et mes convives ?

FRANÇOISE.

Il faut vite envoyer un exprès et leur faire dire qu’un accident, qu’une affaire imprévue...

BOISSY.

Impossible ! à l’heure qu’il est, et puis où les trouver ? de tous mes convives, à peine si j’en connais trois ou quatre.

FRANÇOISE.

À merveille... Voilà ces bons amis, dont vous ne savez pas même le nom.

BOISSY.

Mais j’en ai d’autres qui peuvent m’aider, M. Leroc lui-même...

FRANÇOISE, ironiquement.

Oui, oui, lisez donc sa lettre.

BOISSY.

Voyons, voyons.

Il lit.

« Monsieur, je respecte beaucoup les lettres et le talent, mais j’ai trouve un locataire qui a l’air aussi d’un homme d’esprit et qui m’a avancé le premier terme ; vous sentez qu’à mérite égal je dois la préférence au talent qui paye. Je vous préviens donc que dès aujourd’hui ma maison est à la disposition du nouveau locataire. »

FRANÇOISE.

Nous voilà bien.

AUGUSTE.

Et mon amour ? Et ma pauvre Jenny ?... Que je suis malheureux !

BOISSY.

Il est bien question de ton amour !... et ma petite fête, et mon dîner ?

FRANÇOISE.

Vous y pensez encore ! Quoi ! après un congé définitif...

BOISSY.

Le congé ne me détend pas de dîner peut-être ; allons, Françoise, nos convives vont arriver... Voyons... rassemblons tout ce qu’il peut y avoir.

FRANÇOISE.

Oh ! monsieur, il n’y a rien, rien absolument.

BOISSY.

C’est malheureux ! Mais c’est égal, conservons les apparences ; tu vas préparer...

FRANÇOISE.

Ah ! je ne veux pas être témoin de quelque catastrophe.

Air : Une fille est un oiseau. (On ne s’avise jamais de tout.)

Eh quoi ! vous pouvez songer
À les traiter de la sorte,
Quand on vous met à la porte
De votre salle à manger ?
Non, je ne puis plus me taire ;
De notre propriétaire
Je connais le caractère,
Et, redoutant ses projets,
Tandis que, tranquille à table.
Vous allez faire l’aimable,
Je vais faire nos paquets.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

BOISSY, AUGUSTE

 

BOISSY.

Quelle humeur agréable, mon cher Auguste !

AUGUSTE.

Je suis au désespoir.

BOISSY.

À l’autre, maintenant... Tout le monde s’en mêle : un amoureux, un dîner, l’enfer et ma gouvernante, voilà de quoi m’achever !

AUGUSTE.

Eh ! mais, j’entends des voitures dans l’avenue.

BOISSY.

Ce sont eux ! Ne perdons pas la tête... Auguste, mon cher ami, il faut nous tirer de là.

AUGUSTE.

Oui, mon père, je cours dire de ne point dételer.

BOISSY, l’arrêtant.

Garde-t’en bien !

AUGUSTE.

Comment ! vous les recevrez ?

BOISSY.

Avec un peu de présence d’esprit, on ne s’apercevra de rien.

AUGUSTE.

Vous croyez qu’ils perdront de vue le dîner ?

BOISSY.

Mon Dieu, ne t’inquiète point, je vais faire courir dans tout le village, nous trouverons peut-être quelques marchands qui ne méconnaissent point... Je mettrai s’il le faut mon répertoire en gage ! Pourvu que je puisse composer un petit repas de campagne, je suis sauvé ! Et puis mon cuisinier aura été malade, mes fournisseurs m’auront manqué de parole... Seulement une demi-douzaine d’accidents, et je sors d’embarras.

AUGUSTE.

Mais mon mariage !

BOISSY.

Sois tranquille, mon enfant, j’en ai raccommodé de plus désespérés.

AUGUSTE.

Oui, dans vos comédies.

BOISSY.

Tout ira bien, te dis-je ; je vais donner mes ordres. Reçois la compagnie ; de l’aisance, de la gaîté, un air prévenant et gracieux, comme cela : Eh bien ! messieurs, arrivez donc ! mon père vous attend... Les voilà, je me sauve.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

AUGUSTE, seul

 

Je suis curieux de voir comment il s’y prendra ; mais j’entends nos convives. Ah ! mon Dieu, mon père a donc invité l’Académie entière ?

 

 

Scène VIII

 

LE MARÉCHAL DE SAXE, FAVART, VAUCANSON, AUGUSTE, PLUSIEURS HOMMES DE LETTRES

 

Le maréchal est vêtu très simplement ; Vaucanson et Laruette sont les seuls qui peuvent être mis un peu en caricature.

TOUS.

Air : La séance est terminée. (Flore et Zéphyre.)

Vive le champêtre asile
Ou règne la liberté ;
Ce n’est que loin de la ville
Qu’on retrouve la gaîté.

VAUCANSON.

De plaisir mon cœur s’enflamme
Quand je suis hors de Paris,
Car j’y laisse avec ma femme
Mes dettes et mes ennuis.

TOUS.

Vive le champêtre asile, etc.

FAVART.

Eh ! voilà le cher Auguste ; touche là, mon ami ; je suis de parole et j’amène à ton père toute ma société : le bon Laruette, Fuselier, Vaucanson, notre célèbre mécanicien,

Montrant le maréchal de Saxe.

M. Maurice, un des braves du maréchal de Saxe.

AUGUSTE.

Les amis de Favart sont sûrs d’être bien accueillis chez Boissy.

FAVART.

À la campagne, on agit sans façons ; nous venons nous établir ici pour toute la journée. Mais qu’as-tu donc ? Je te trouve un peu triste.

LE MARÉCHAL.

À l’âge de monsieur... cela se demande-t-il ? on n’est triste que d’amour.

FAVART.

Parbleu ! je l’oubliais, moi qui suis son confident. Eh bien ! ta petite Jenny ? Le père se rend-t-il ? Épousons-nous bientôt ?

AUGUSTE.

Oh ! ne m’en parlez pas.

VAUCANSON.

Cela va mal, peut-être ?

AUGUSTE.

Oh ! très mal, en effet.

À Favart.

Je vous conterai tout. Je vais chercher mon père... Si vous voulez l’attendre ici...

LE MARÉCHAL.

Sans doute, ce jardin est charmant.

FAVART.

Et puis le grand air nous donnera de l’appétit.

VAUCANSON.

Ma foi, je n’en ai pas besoin, je n’ai pas déjeuné.

AUGUSTE, à part.

Les pauvres gens ! venir tout exprès de Paris, et pour mourir de faim !

VAUCANSON.

Surtout, n’oublie pas le Champagne.

AUGUSTE, à part.

Si celui-là leur porte à la tête !...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE MARÉCHAL DE SAXE, FAVART, VAUCANSON, LES HOMMES DE LETTRES

 

FAVART, au maréchal.

Eh bien ! monseigneur, ôtes-vous satisfait ?

LE MARÉCHAL.

Encore monseigneur !... Corbleu ! Favart, nous nous tacherons : songe à nos conditions.

FAVART.

C’est entendu, vous n’êtes point le maréchal de Saxe, mais monsieur Maurice, simple officier de l’armée, et notre ami commun.

LE MARÉCHAL.

À la bonne heure !

Air : Fille à qui l’on dit un secret. (La Dansomanie.)

À la ville, ainsi qu’à la cour,
Mon rang me fatigue et m’ennuie ;
Il faut fuir l’éclat, le grand jour,
Pour savoir jouir de la vie ;
À l’ombre du mystère aussi,
L’amour, l’amitié doivent naître.

FAVART.

Ce n’est que devant l’ennemi
Que monseigneur aime à paraître.

VAUCANSON.

Mais êtes-vous certain que Boissy ne vous connaisse point ?

LE MARÉCHAL.

Je ne l’ai jamais rencontré, c’est peut-être le seul homme de lettres qui n’ait point recherché mes suffrages.

En riant.

J’en suis presque piqué, et je vois bien qu’il faut que je fasse les avances.

VAUCANSON.

En venant lui demander à dîner.

LE MARÉCHAL.

C’est la bonne manière d’éclaircir quelques doutes que j’ai sur sa situation.

FAVART.

Que voulez-vous dire ?

LE MARÉCHAL.

On prétend qu’il est peu favorisé de la fortune.

VAUCANSON.

C’est une calomnie ! Vous allez en juger par le repas qu’il nous prépare ; tout est chez lui d’une recherche !

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

On le croirait dans les finances,
Tant ses dîners sont brillants et choisis ;
Jamais Boissy n’a compté ses dépenses,
Pas plus que vous vos ennemis ;
Il éblouit tous ceux qui le connaissent.
Oui, vous-même en seriez jaloux,
Et les écus devant lui disparaissent,
Comme les Anglais devant vous.

LE MARÉCHAL.

Il est pourtant certain qu’il n’a reçu aucune grâce de la cour ; et quelle que soit la fortune d’un homme de lettres...

FAVART.

À merveille ! voilà déjà Boissy au nombre de vos protégés. Mais le voici.

 

 

Scène X

 

LE MARÉCHAL DE SAXE, FAVART, VAUCANSON, BOISSY, LES HOMMES DE LETTRES

 

BOISSY, d’un air empressé.

Bonjour, mes chers amis.

FAVART.

Bonjour, Boissy, nous arrivons en bonne compagnie.

BOISSY.

C’est bien aimable à vous. Ah çà ! point de gêne, je vous traite sans cérémonie.

FAVART.

J’en agis de même et je t’amène un convive de plus, M. Maurice, franc et loyal militaire, sous-lieutenant dans l’année royale.

BOISSY.

C’est me faire plaisir.

À part.

Que le diable t’emporte avec ton convive de plus !

LE MARÉCHAL.

Je suis sensible à une réception si polie, j’espère que vous ne me trouvez pas déplacé parmi vous ?

BOISSY.

Un brave n’est déplacé nulle part.

FAVART.

Eh bien ! mon cher Boissy, l’Homme du jour va aux nues... C’est un coup de fortune pour toi.

LE MARÉCHAL.

Marmontel n’a pas été hier aussi heureux, sa Cléopâtre ne se relèvera pas.

BOISSY.

Comment ! tombée ?

LE MARÉCHAL.

Sans espoir de rechute. Eh ! parbleu ! le cher Vaucanson peut nous en donner des nouvelles, il a travaillé à la pièce.

BOISSY.

Comment ! Vaucanson, tu veux aussi devenir académicien ?

VAUCANSON.

Qu’appelles-tu académicien ? je suis mécanicien et voilà tout.

FAVART.

Marmontel crie partout que c’est ton aspic qui l’a tué.

VAUCANSON.

Messieurs, je vous en fais juges.

Air : Fille avant le mariage. (Les Habitants des Landes.)

Pour son dénouement tragique,
J’avais surpassé mon art :
Cette invention magique
Devait tromper le regard.
S’élevant sur Cléopâtre,
D’un long sifflement l’aspic
Fit retentir le théâtre ;
Mais, ô fatal pronostic !
Le public,
Le public,
Fut de l’avis de l’aspic.

LE MARÉCHAL.

Pauvre Marmontel, être sifflé même par ses acteurs !

BOISSY.

Parbleu ! le maréchal de Saxe doit être enchanté de sa mésaventure.

LE MARÉCHAL.

Pourquoi donc ?

BOISSY.

Ce fripon de Marmontel lui a déjà enlevé trois ou quatre maîtresses.

LE MARÉCHAL.

Trois ou quatre ?...

BOISSY.

Mais on fait tant d’histoires ! il n’y en a peut-être que la moitié de vrai.

LE MARÉCHAL, à part.

C’est beaucoup trop, corbleu !

BOISSY.

Eh ! que lui importe !

Air du vaudeville de Monsieur Guillaume.

Un accident aussi vulgaire
Pourrait encore, je le crois,
Affliger une âme ordinaire,
Tout au plus quelqu’esprit bourgeois. (Bis.)
Mais un héros qu’en tous lieux on renomme
Est au-dessus d’un pareil coup ;
Et sur la tête d’un grand homme
Les lauriers couvrent tout.

FAVART.

Ah ça ! si nous allions causer à table ?

VAUCANSON.

Bien vu !

BOISSY, à part.

Aie !... aie !...

Haut.

Je ne sais à quoi pensent mes gens... Holà ! hé ! Labrie ?

FAVART.

Tu as peut-être fait des façons ?

BOISSY.

Non, non, en vérité.

 

 

Scène XI

 

LE MARÉCHAL DE SAXE, FAVART, VAUCANSON, BOISSY, AUGUSTE, LES HOMMES DE LETTRES

 

FAVART, à Auguste.

Eh bien ! tu viens nous annoncer sans doute qu’on va servir ?

AUGUSTE.

Pas encore.

BOISSY.

C’est inimaginable.

AUGUSTE.

Le cuisinier est un peu embarrassé, il dit qu’il lui manque quelque chose d’essentiel.

BOISSY, feignant d’être en colère.

C’est tous les jours la même histoire.

FAVART.

Allons, ne te fâche pas ; nous pouvons bien attendre.

AUGUSTE, à voix basse.

Le traiteur du village veut bien fournir un repas complet, mais il veut être paye ; sur-le-champ.

BOISSY, de même.

Ah ! grand Dieu !

Haut.

Vous m’excuserez, messieurs, vous savez qu’un maître de maison...

LE MARÉCHAL.

À votre aise, monsieur Boissy.

BOISSY, bas, à Auguste.

Cours vite chez l’intendant du château voisin ; je lui ai rendu quelques services, il ne refusera pas de me prêter la somme nécessaire...

AUGUSTE, de même.

Et nos convives ?

BOISSY, de même.

Je vais les promener. Voilà un repas qui m’aura donné plus de mal qu’un ouvrage en cinq actes.

Haut.

Eh bien ! messieurs, faisons-nous un tour de promenade pendant qu’on met le couvert ?... Je vous montrerai mes jardins.

FAVART.

Est-ce que tu as acheté la maison ?

BOISSY.

J’en ai eu envie un moment... Mais le propriétaire ne me convient pas... Ce M. Leroc est un Arabe.

LE MARECHAL, étonné.

Hein ! comment dites-vous ? Leroc... Cette maison est celle de M. Leroc ?

À part.

Voilà qui est singulier.

BOISSY.

J’ai idée que je la quitterai bientôt, je la trouve trop petite.

VAUCANSON.

Et puis, on y dîne trop tard.

FAVART.

Heureusement que nous ne perdrons pas pour attendre.

Air : Je suis un chasseur plein d’adresse. (Renaud d’Ast.)

De Boissy la table embaumée
M’offre les trésors de Cornus.

VAUCANSON.

Je crois en sentir la fumée.

BOISSY, à part.

Oui, la fumée, et rien de plus.

FAVART.

Amis, sous cet ombrage aimable
Jusqu’à demain restons à table.

VAUCANSON.

Donne chère et refrain joyeux,
Ce sera le banquet des dieux.

L’orchestre joue le refrain : Va-t’en voir s’ils viennent. Ils sortent tous, excepté Vaucanson et le maréchal.

VAUCANSON.

Vous ne venez pas... monseigneur ?

LE MARÉCHAL.

Je suis à vous.

Vaucanson sort.

 

 

Scène XII

 

LE MARÉCHAL, seul

 

Je n’en reviens pas, cette maison qui se trouve être celle de M. Leroc... ce débiteur insolvable dont il me parlait... Il y a là-dessous quelque mystère... Ah ! voilà quelqu’un de la cuisine.

 

 

Scène XIII

 

LE MARÉCHAL, FRITOT

 

LE MARÉCHAL.

Eh bien ! mon garçon, dînons-nous enfin ?

FRITOT.

Dame, monsieur... Il paraît que monsieur est le maître de la maison ?

LE MARÉCHAL.

Mais... je crois que oui...

FRITOT.

C’est que, voyez-vous, il n’y a que deux jours que je suis au Coq-Hardi, le traiteur du coin, et je viens vous dire de la part de notre bourgeois que voilà une société qui arrive de Paris, qui va prendre votre dîner.

LE MARÉCHAL.

Comment, prendre notre dîner ?

FRITOT.

Dame, c’est une société payante, et alors...

LE MARÉCHAL.

Ah ! c’est-à-dire...

FRITOT.

J’sens bien qu’ ça ne doit pas vous arranger ; c’est comme ce gros monsieur en habit marron qui vient de m’arrêter.

LE MARÉCHAL.

Ce pauvre Vaucanson.

FRITOT.

C’est celui-là qui a fait une mine quand j’y ai dit qu’on ne dînerait pas... Mais, v’là qu’ j’y pense, c’est peut-être une bêtise que j’ai faite là, parce que si vous êtes mal dans vos affaires et que vous n’ayez pas d’argent, il ne faut pas que vos amis le sachent.

LE MARÉCHAL.

C’est juste.

FRITOT.

Et si mon maître est las de vous faire crédit, et qu’il ne veuille donner son dîner que l’argent à la main, ça ne regarde personne, et c’est à vous à savoir ce qu’il faut faire.

LE MARÉCHAL.

Tu as raison.

FRITOT.

Ainsi vous voilà averti qu’il y a une société payante qui le demande ; on vous donne la préférence, et si, d’ici à dix minutes, vous ne faites rien dire, on en disposera, et je retourne à la broche.

LE MARÉCHAL.

C’est bon, tu feras mes compliments à ton maître sur l’intelligence de son aide de camp... je veux dire de son aide de cuisine.

FRITOT, tendant la main.

Oui, monsieur Boissy... Il n’y a pas autre chose ?

LE MARÉCHAL.

Non.

FRITOT.

Air : Ah ! qu’il est doux de vendanger ! (Les Vendangeurs.)

Puisque v’là tout, c’est entendu,
J’ m’en vas comme j’ suis v’nu ;
Not’ maître me l’avait bien dit,
Et j’ commence à le croire,
Avec les gens d’esprit,
Y gnia jamais d’ pour-boire.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

LE MARÉCHAL

 

Allons, plus de doute, voilà mes soupçons confirmés, c’est un tour sanglant que nous a joué Boissy, et je veux... Mais j’aperçois nos convives honoraires qui se dirigent de ce côté, Vaucanson à leur tête. Quelle figure désappointée ! Allons songer aux moyens de nous venger.

Il sort.

 

 

Scène XV

 

VAUCANSON, FAVART et TOUS LES CONVIVES

 

TOUS.

Air : Ah ! quel scandale abominable ! (Les Rigueurs du cloître.)

Ah ! c’est un trait abominable !
Nous faire ainsi mourir de faim !
On ne se mettra pas à table,
Est-il bien vrai ?

VAUCANSON.

J’en suis certain.

Après un trait pareil il faut fuir tous les hommes et les dîners en ville.

FAVART.

Un instant, messieurs ; ah ! Boissy nous a joués... Nous lui devons au moins des adieux, il n’y a rien de si malhonnête que de s’esquiver en sortant de table.

VAUCANSON.

Il est homme à recevoir nos remerciements.

FAVART.

Chut ! le voici, je porte la parole.

 

 

Scène XVI

 

VAUCANSON, FAVART, BOISSY, LES CONVIVES

 

BOISSY, à part.

C’est une fatalité, il n’y a plus moyen de le leur cacher...

Haut.

Eh bien, mes chers amis !...

À part.

Je ne sais que leur dire.

FAVART.

Arrive donc, Boissy. Tu vas nous aider à finir notre plan...

BOISSY.

Un plan ?

FAVART.

D’opéra-comique... L’idée est neuve... Tu vas travailler avec nous.

BOISSY.

De tout mon cœur ; quel est ton titre ?

FAVART.

Nous appellerons cela... Les Dehors trompeurs.

BOISSY.

Tu te moques de moi ; mais c’est mon titre que tu me voles !

FAVART.

C’est égal, mon ami, le sujet est tout différent. Tu as peint les travers d’un seigneur, moi je veux seulement me moquer des ridicules d’un bourgeois, homme d’esprit d’ailleurs...

BOISSY.

Ah ! Et tu lui donnes pour caractère...

FAVART.

Le caractère le plus original ; imagine-toi un homme qui commande des fêtes sans avoir un écu, invite tout le monde à dîner et ne sait peut-être pas lui-même comment il dînera.

BOISSY, froidement.

C’est un peu invraisemblable.

FAVART.

Pas du tout, nous avons notre original.

BOISSY.

Ah ! vous avez...

VAUCANSON.

Oui : l’original est trouvé.

BOISSY, à part.

Ils auront fait un tour à la cuisine.

FAVART.

Le vois-tu, vêtu comme un marquis...

VAUCANSON.

L’air aisé...

FAVART.

Au milieu d’une foule d’amis qui se rendent à son invitation...

VAUCANSON, riant.

D’honneur, je crois le voir.

FAVART, riant.

Cela peut être fort drôle.

Ils rient tous.

VAUCANSON.

Tu peux juger de l’effet, toi qui dois savoir ce que c’est que de se trouver sans dîner.

BOISSY, feignant de rire.

Comment ? sans dîner...

VAUCANSON.

Ça m’est arrivé aussi plus de vingt fois, à moi qui te parle ; mais par exemple je n’invitais personne.

Ritournelle de l’air suivant.

BOISSY, troublé.

Eh quoi ! vous pourriez croire...

VAUCANSON.

Il n’en conviendra pas encore !... Mais qu’entends-je ?

 

 

Scène XVII

 

VAUCANSON, FAVART, BOISSY, LES CONVIVES, PLUSIEURS GARÇONS et FILLES D’AUBERGE, apportant une table richement servie et éclairée par des bougies

 

VAUCANSON.

Que vois-je !

BOISSY, à part.

Quel prodige !

TOUS.

Une table !

LES GENS DE l’AUBERGE.

Air : Je regardais Madelinette. (Le Poète satirique.)

C’est ici le joyeux empire
Où Bacchus répand ses faveurs ;
Doux plaisirs, aimable délire.
Venez tous enivrer nos cœurs !

BOISSY, à part.

Que veut dire ceci ?... Un ambigu superbe...

VAUCANSON.

Je tombe de mon haut.

BOISSY, parlant aux garçons d’auberge.

C’est fort bien, messieurs.

À part.

C’est sûrement pour une noce à côté, ils se seront trompés de maison... Le diable m’emporte si j’y conçois rien. Ah ! j’oubliais le pourboire.

PREMIER VALET.

Vous savez bien que tout est payé.

BOISSY.

Comment !

LES GENS DE L’AUBERGE.

C’est ici le joyeux empire, etc.

Ils sortent et laissent la table au milieu du théâtre.

 

 

Scène XVIII

 

VAUCANSON, FAVART, BOISSY, LES CONVIVES

 

Tous rient, excepté Boissy, qui reste stupéfait, et qui, de temps en temps, feint de rire avec eux.

VAUCANSON.

Ah ! ah ! allons, c’était une mystification... C’est clair, il a voulu nous inquiéter un moment ; son embarras supposé, son trouble affecté, ce dîner succulent qui arrive juste au moment où nous allons partir... C’est charmant !... délicieux !...

FAVART.

À merveille, je n’aurais pas mieux fait.

BOISSY.

N’est-il pas vrai.

À part.

Je veux être pendu...

VAUCANSON.

Air : La discipline est pas sage. (Thibault, comte de Champagne.)

Çà, plus de retard funeste.
Je prends d’abord mon couvert.

BOISSY, à part.

Ah ! c’est la manne céleste
Qui tombe dans le désert !
Mais pourquoi me creuser la tête
À trouver ce miracle-là ?
Puisque le voilà,
Mettons-nous là.

VAUCANSON.

On rira,
On boira,
Quelle fête !

BOISSY.

Boira qui voudra,
Larirette ;

À part.

Paiera qui pourra,
Larira.

TOUS.

Boira qui voudra,
Larirette ;
Rira qui voudra,
Larira.

Ils entourent la table.

 

 

Scène XIX

 

VAUCANSON, FAVART, BOISSY, LES CONVIVES, FRANÇOISE, avec des paquets

 

FRANÇOISE.

Ah ! mon Dieu ; qu’est-ce que je vois ?

BOISSY.

Arrive donc, ma chère Françoise ! Messieurs, permettez-moi de vous présenter mademoiselle Françoise, ma femme de charge, ma gouvernante, etc... etc...

FAVART.

La servante de Molière.

BOISSY, à Françoise.

Recevez nos compliments, il est impossible de mieux ordonner un dîner... Ces messieurs sont ravis, enchantés...

FRANÇOISE, à part, regardant la table.

J’étais sûre qu’il n’en aurait pas le démenti ;

À Boissy.

quel étalage ! quel désordre !

BOISSY, à Françoise.

Je te jure que je pourrais en donner comme cela tous les jours, sans déranger mes affaires.

FRANÇOISE, haut.

Tenez, tenez, j’aperçois quelqu’un qui va égayer le festin.

VAUCANSON.

Encore quelque surprise délicate.

 

 

Scène XX

 

VAUCANSON, FAVART, BOISSY, LES CONVIVES, FRANÇOISE, LEROC, arrivant d’un air effaré

 

BOISSY.

Ah ! C’est monsieur Leroc.

FAVART.

Un nouveau convive sans doute ?

BOISSY.

Eh bien ! Françoise, à quoi songez-vous donc ? Un couvert à M. Leroc !

LEROC.

Il s’agit bien de cela !... Je vous l’ai mandé, ce matin je l’ai dit à Françoise... Vous n’avez pas voulu me croire... Et il faut à l’instant même quitter la place.

FAVART.

Quitter la place ? Monsieur croit peut-être que nous avons dîné.

VAUCANSON, à table.

Je prends racine où je suis.

BOISSY, riant.

Voyons, monsieur Leroc, qu’est-ce qu’il va ?

LEROC.

Le nouveau locataire qui arrive, rien que cela.

VAUCANSON.

Le nouveau locataire ?

FAVART.

Est-ce que tu n’es pas chez toi ?

BOISSY.

Si fait... Si fait, mes amis, ne faites pas attention... Ce sont des affaires qui regardent Françoise... Un appartement que j’ai sous-loué.

Bas à Leroc.

Vous dites que le locataire...

LEROC, de même.

Vient prendre possession... Je l’ai rencontré dans le village, il sortait de chez le traiteur.

BOISSY, à part.

Ah ! mon Dieu ! ce sera à lui, le dîner.

LEROC, haut.

Quand je vous le disais ! voici le maître de la maison lui-même.

 

 

Scène XXI

 

VAUCANSON, FAVART, BOISSY, LES CONVIVES, FRANÇOISE, LEROC, LE MARÉCHAL, tenant JENNY et AUGUSTE, par la main, son habit est entr’ouvert, et laisse apercevoir sa décoration

 

LE MARÉCHAL.

Venez, mes enfants, c’est moi qui veux tout arranger.

VAUCANSON.

Ah ! mon Dieu ! nous nous mettions à table sans le maréchal de Saxe.

BOISSY.

Qu’entends-je ?

TOUS.

Air : C’est notre ami Blondel.

Quoi ! Monseigneur, aujourd’hui (Bis.)
Vient chez Boissy ?

LEROC.

Le maréchal, mon locataire !

LE MARÉCHAL.

Eh bien ! messieurs, vous dînez sans moi ? je ne vous reconnais pas là.

BOISSY, s’inclinant.

Est-il possible ! Quoi, monseigneur ?

LE MARÉCHAL.

Oui, mon cher Boissy, moi-même qui viens me mêler un peu de vos affaires.

LEROC.

Comment ! monsieur serait...

AUGUSTE.

Le héros de Fontenoy.

VAUCANSON.

Et le héros de la fête.

BOISSY.

Monseigneur, je ne me pardonnerai jamais...

LE MARÉCHAL.

Voilà qui est mal : est-ce que vous seriez plus fier que moi par hasard, et rougiriez-vous d’accepter mon dîner quand je suis venu au vôtre sans cire invité ?... Il est vrai que le roi s’était chargé de payer mon écot, et je comptais vous apprendre au dessert que Sa Majesté vous accordait le privilège du Mercure de France.

FAVART, à Boissy.

Excellente place ! tu pourras dire toujours du bien de tes pièces.

VAUCANSON, au maréchal.

Monseigneur, si Votre Excellence voulait se mettre à table.

LE MARÉCHAL.

Vaucanson a raison, mais un instant !

Air de Julie.

J’ai dans ce jour, usant de représailles,
À vos enfants promis que ce repas
Serait celui des fiançailles ;
À mes désirs ne vous opposez pas.
Par moi, je gémis quand j’y pense,
Plus d’un ménage, hélas ! fut désuni ;
J’en veux former un aujourd’hui
Pour l’acquit de ma conscience.

Je me charge de la fortune de ces jeunes gens.

BOISSY.

Monseigneur, faites comme chez vous.

LEROC.

Va donc pour le repas des fiançailles.

BOISSY.

Ah ! pour le coup, je vous prépare une fête !

LE MARÉCHAL.

Je m’invite à la noce.

VAUCANSON.

Moi aussi.

BOISSY.

C’est cela, une petite réunion de famille, moins de luxe et plus de gaîté... Favart, tu prieras ces messieurs de la Comédie-Italienne ; moi j’inviterai ces messieurs et ces dames de la Comédie-Française ; monseigneur amènera ses aides de camp, son état-major, et vous jugerez alors si l’on dîne bien chez Boissy.

Vaudeville.

Air du vaudeville de L’Homme vert.

AUGUSTE.

Panégyrique de commande,
Superbes places qu’on attend,
Belles maisons que l’on marchande,
Femme innocente que l’on prend,
Courbettes du surnuméraire,
Eau bénite des protecteurs,
Petits et grands, chacun sur terre,
Sont dupes des dehors trompeurs.

FAVART.

Parfois un fastueux avare
Nous présente un vin étranger
Du flacon la forme bizarre
Du moins le fait ainsi juger.
J’en bois... Un goût qui me réveille
M’arrache à ces douces erreurs ;
Messieurs, même en fait de bouteilles
Redoutons les dehors trompeurs.

LE MARÉCHAL.

À l’apparence mensongère
Chez nous tout est sacrifié ;
J’ai vu des faquins en litière
Et j’ai vu l’honnête homme à pié.
Sous ces manteaux que l’or écrase,
Sous l’hermine de nos docteurs,
Et même jusque sous la gaze,
Ah ! combien de dehors trompeurs !

FRANÇOISE.

Mon premier amant, c’est unique,
Je le crus danseur, il boitait ;
J’crus l’second un brun magnifique,
Mais il portait un faux toupet.
Au troisième enfin j’ me marie,
Ce furent bien d’autres erreurs !
J’ veux rester veuv’ toute ma vie,
De crainte des dehors trompeurs.

VAUCANSON, au maréchal.

Votre Excellence aura peut-être
Vu chez moi deux originaux :
L’un balance sa tête en maître,
L’autre s’incline à tous propos.
À leurs beaux habits écarlates,
Vous les preniez pour des seigneurs ;
Ce n’étaient que des automates ;
Combien les dehors sont trompeurs !

BOISSY, au public.

Comptant nous, glisser à la suite
D’un grand nom et d’un grand succès,
Notre affiche ce soir imite
La grande affiche des Français ;
Mais nous sentons notre faiblesse,
Jugeant nos titres et les leurs ;
Chez eux vous trouverez la pièce,
Et chez nous les dehors trompeurs.

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