Les Indépendants (Eugène SCRIBE - Édouard MAZÈRES)

Comédie  en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 20 novembre 1837.

 

Personnages

 

DHENNEBON, employé

M. DE ROUVRAY, député

EDGARD DE SAINT-RAMBERT, son neveu, officier

UN NOTAIRE

UN DOMESTIQUE

ÉMILIE, femme de Dhennebon

ESTHER, sœur d’Émilie

MADAME GESLIN, femme de chambre d’Esther

 

À Paris.

 

 

ACTE I

 

Le salon de Dhennebon. Porte au fond ; deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

DHENNEBON, habillé et prêt à sortir, ÉMILIE

 

ÉMILIE.

Va donc à ton bureau !

DHENNEBON.

Oui, ma femme...

ÉMILIE.

Tu arriveras trop tard !

DHENNEBON.

Aussi je pars !... Quel horrible esclavage, et quand donc serai-je libre ?...

ÉMILIE, souriant.

Joug bien pesant ! despotisme insupportable en effet ! Partir de chez soi après un bon déjeuner, arriver à son ministère à onze heures, se chauffer, lire les journaux, causer politique ou théâtre, et travailler quand il vous reste du temps...

DHENNEBON.

Ma femme !...

ÉMILIE.

Sortir à quatre heures, même avant, et, que la rente ait monté ou baissé, que la grêle ait détruit les vignes de la Bourgogne ou les blés de la Beauce, sans souci de la veille et sans inquiétude du lendemain, la tête libre, le cœur content, le pied léger, revenir le long des boulevards en lisant les affiches ou en admirant les gravures... rentrer au logis, dîner et se reposer près de sa femme ! voilà la vie de l’employé... Et, pour tant de travail, pour tant de fatigue, six mille francs de traitement.

Voyant qu’il veut parler.

Tais-toi ! et résigne-toi à ton bonheur... car tu es le plus heureux des hommes !

DHENNEBON.

D’accord : mais je ne suis pas mon maître, je ne suis pas indépendant, et la liberté est le premier des biens !

ÉMILIE.

Je n’ai pas le temps de discuter avec toi, tu devrais être parti ! dépêche-toi pour revenir de bonne heure.

DHENNEBON, vivement.

Sois tranquille !... Mais j’ai les pieds gelés, et avant de partir...

Il s’approche de la cheminée.

ÉMILIE.

Nous dînons à Passy... chez ton chef de division...

DHENNEBON.

Quel assujettissement !...

ÉMILIE.

Un excellent homme ! qui nous accable de politesses, et nous a envoyé pour aujourd’hui, à sa campagne, une invitation qu’il n’est pas possible de refuser...

DHENNEBON.

C’est justement ce qui m’ennuie ! Être obligé d’accepter, craindre de le tacher, lui qui est mon supérieur, c’est honteux !... c’est humiliant ! Moi, toute espèce d’obligation ou de chaîne m’est insupportable !...

ÉMILIE.

Et vous dites cela à votre femme !

DHENNEBON, vivement.

Excepté celle-là !... tu sais bien que tu commandes !

ÉMILIE.

Non, monsieur, c’est vous qui commandez, et ce doit être ainsi.

DHENNEBON.

C’est vrai : mais je commande toujours ce que tu veux.

ÉMILIE.

Ce doit encore être ainsi dans les bons ménages... voilà pourquoi le nôtre est excellent !... tout nous réussit... Une belle place ! chef de bureau à trente-deux ans ! une petite fille charmante ! et pour comble de bonheur... ma sœur, ma bonne Esther ! que je n’ai pas vue depuis cinq ans, et qui nous arrive aujourd’hui !

DHENNEBON.

Il est donc décidé qu’elle habitera avec nous ?

ÉMILIE.

C’est toi qui l’as voulu !

DHENNEBON.

Parce que tu me l’as conseillé ; car si lu veux que je te le dise, je n’aime pas beaucoup ta sœur !

ÉMILIE.

Laissez donc !... Quand vous vîntes, il y a cinq ans, chez ma tante, ce fut d’abord à elle que vous eûtes envie d’adresser vos vœux !

DHENNEBON.

Moi !...

ÉMILIE.

Elle est l’aînée, d’abord, c’était tout naturel !... et puis elle est charmante !

DHENNEBON.

Quand tu n’es pas là ; car toi, ma femme, tu es si bonne, si gentille, qu’on aime à t’aimer... on se trouve ton ami sans le vouloir, et sans y penser !... ce qui m’a souvent effrayé pour les autres... Mais ta sœur, malgré son esprit et ses talents, plus je la voyais, et moins elle me plaisait !

ÉMILIE.

Et pourquoi cela ?

DHENNEBON.

Elle est trop indépendante ; elle ne veut faire que sa volonté, n’entend se soumettre à aucun lien.

ÉMILIE.

Cela aurait dû te séduire... toi qui es justement comme elle...

DHENNEBON.

Quelle différence !... Il est bien qu’un homme soit le maître... mais une femme !

ÉMILIE.

À merveille !... tu es de ces gens qui ne comprennent la liberté que pour eux seuls ! Ma sœur chérit le célibat, par goût et par système ; presque sans fortune, elle a refusé de riches partis, des jeunes gens aimables, séduisants, qui l’adoraient !... trop fière pour se donner un maître, trop franche pour être coquette, elle leur a déclaré qu’elle ne se marierait jamais ; et pour mieux le prouver, pour ôter toute espérance, elle s’était retirée en Bretagne, près de sa marraine, qui vient de mourir.

DHENNEBON.

Une vieille fille qui partageait ses principes !...

ÉMILIE.

Et qu’elle n’a point quittée depuis cinq ans...

DHENNEBON.

Elle a dû bien s’amuser...

ÉMILIE.

J’en doute... Mais toi qui parles... tu t’amuses trop, et tu arriveras trop tard à ton bureau.

DHENNEBON.

C’est ta faute !... je t’écoute... et tu ne sais pas, ma femme, que tu es très aimable !

ÉMILIE.

Prétexte pour rester et gagner du temps... Allons, ton chapeau... ton parapluie... as-tu tes socques ?

DHENNEBON.

Non... je prendrai l’omnibus... le tilbury des employés !...

ÉMILIE.

À la bonne heure... mais pars !

DHENNEBON.

Et ma fille que je n’ai pas embrassée !... elle me ferait une querelle !...

Se retournant et apercevant M. de Rouvray.

 

 

Scène II

 

M. DE ROUVRAY, DHENNEBON, ÉMILIE

 

DHENNEBON, courant à lui, et l’embrassant.

Eh !... mon ami Gaspard !...

M. DE ROUVRAY.

On m’avait bien dit que tu n’étais pas encore sorti !...

DHENNEBON.

Grâce au ciel ! car j’aurais manqué ta visite !... Ma femme, madame Dhennebon, que je te présente !...

À sa femme.

M. de Rouvray... mon camarade à l’École de droit, quand je faisais mon droit... pour être avocat !... état superbe que j’ai abandonné pour les chaînes de l’administration... Il a été mieux avisé, lui... il est resté son maître !... Avocat distingué, il ne parle jamais qu’à la tribune... car il est député... il l’était du moins quand la Chambre a été dissoute.

M. DE ROUVRAY.

Et je le suis encore !... je viens d’être réélu !...

DHENNEBON.

Je l’en fais compliment !... et tu es arrivé à Paris ?...

M. DE ROUVRAY.

Hier soir.

DHENNEBON.

Pour la nouvelle session ?

M. DE ROUVRAY.

Comme tu dis, et ma première visite est pour lui.

DHENNEBON, posant son chapeau sur une table.

Ce cher ami !... assieds-toi donc, de grâce !...

ÉMILIE, bas à son mari.

Et ton bureau ?

DHENNEBON, de même.

Bah ! une demi-heure plus tôt ou plus tard, on n’y regarde pas de si près !

ÉMILIE, de même.

Et la tyrannie du ministre !

DHENNEBON, de même.

Est-ce qu’il s’informe de cela ?... D’ailleurs, je lui dirais que je causais avec un député... un député qui est mon ami, et il ne m’en voudrait plus... au contraire... c’est capable de me faire avancer !...

M. DE ROUVRAY.

Qu’est-ce que c’est ?

DHENNEBON.

Rien, mon ami !...

ÉMILIE, à Dhennebon, et regardant M. de Rouvray.

Tu es le maître, et c’est à toi de faire ce que tu jugeras convenable ; je retourne près de ma fille.

Elle fait la révérence à M. de Rouvray, et sort.

 

 

Scène III

 

M. DE ROUVRAY, DHENNEBON

 

DHENNEBON, d’un air d’importance à sa femme qui sort.

C’est bien... c’est bien, ma bonne.

À M. de Rouvray.

Excellente femme !!... et si tu te maries jamais, je l’en souhaite une pareille !

M. DE ROUVRAY.

Moi !... me marier !... Il se peut que, pour des raisons de convenance ou d’intérêt, cela m’arrive un jour !... mais jusqu’à présent, grâce au ciel, je suis resté célibataire !...

DHENNEBON.

Cela m’étonne !... toi qui as toujours adoré les femmes !

M. DE ROUVRAY.

Raison de plus ! parce qu’un garçon, vois-tu bien...

DHENNEBON.

Je comprends !... des passions !... des conquêtes !

M. DE ROUVRAY.

Plus que je ne veux !

DHENNEBON.

Est-il heureux !... voilà une existence d’homme !... Moi, si je n’avais pas enchaîné ma liberté, j’aurais voulu comme toi être homme à bonnes fortunes !... c’est un bel état !...

M. DE ROUVRAY.

Mais oui !... malgré la concurrence... je te le dis sans vanité, parce que ces succès-là... ce n’est pas à moi que je les dois... c’est à ma fortune... à ma position politique... Je me suis fait quelque réputation à la tribune ! Je suis de l’opposition, je suis avocat, je parle... quoi qu’il arrive, je parle toujours contre... je suis indépendant.

DHENNEBON.

Est-il heureux !...

M. DE ROUVRAY.

Voilà comment nos amis m’ont fait nommer à cent lieues d’ici, dans un département...

DHENNEBON.

Où tu es connu ?

M. DE ROUVRAY.

Je n’y avais jamais mis le pied !

DHENNEBON.

Au lieu de se donner la peine de choisir quelqu’un de leur endroit !...

M. DE ROUVRAY.

Que veux-tu ! Ils avaient cet automne leurs vignes et leurs vendanges, ils ne pouvaient pas s’occuper de leur opinion... leur en faut une toute faite ! dans la province, d’ailleurs, c’est l’usage, on fait tout venir de la capitale ! et un mandataire qu’on leur envoie de Paris leur paraît bien plus beau qu’un député du crû... quelque bon propriétaire... qui s’occuperait de leurs affaires... mais qui ne parlerait pas ! Tu ne peux t’imaginer quel effet cela produit quand le journal arrive, et qu’ils se disent : « Notre député a parlé ! »

DHENNEBON.

Même quand il ne parle pas d’eux !

M. DE ROUVRAY.

C’est égal !... c’est un grand bonheur pour le département ! Et puis, ils ont un avantage avec moi : je heurte tout le monde, je ne pense jamais connue les autres, et, quand on est de mon avis, je n’en suis plus !... l’indépendance avant tout !

DHENNEBON.

Tu as raison ! voilà l’homme libre ! il n’est soumis à rien... tandis que moi, obligé par ma place de répondre au public, d’obéir au chef de division, au ministre, au conseil d’État, à tout le monde !... tremblant devant le pouvoir ! enchaîné, comme un forçat, à un bureau impitoyable !...

Tirant sa montre.

Deux heures dans l’instant !... j’aurai aussitôt fait de ne pas y aller aujourd’hui !

Reprenant.

Enfin, mon ami, l’esclavage administratif est une tyrannie de tous les moments ; tandis que toi !...

M. DE ROUVRAY.

Je brave tout !... je suis au-dessus de tout ! je n’ai besoin de personne !

DHENNEBON.

Ce cher ami !

M. DE ROUVRAY.

Et comme j’avais un service à te demander...

DHENNEBON.

Parle, mon ami !

M. DE ROUVRAY.

Je n’ai pas voulu, comme je te l’ai dit, m’exposer aux chances du mariage et à tous les tracas qui en sont la suite ! grâce au ciel, un garçon n’a pas d’enfants, n’a pas d’héritier direct... mais... mais... il a quelquefois par-ci... par-là... des filleuls !...

DHENNEBON.

Et tu as des filleuls ?

M. DE ROUVRAY.

J’en ai un dont je ne conviens pas, excepté avec toi ; un joli garçon, je m’en flatte... que j’ai élevé d’après mon système, dans des idées jeune France... des idées de progrès.

DHENNEBON.

Et en fait-il... des progrès ?

M. DE ROUVRAY.

Du tout... d’abord, il n’a pas voulu rester au collège, où je l’avais mis, parce qu’il trouvait humiliant d’obéir à ses maîtres ; de même chez le notaire, chez l’avoué, dans toutes les professions que je lui ai données... il ne veut être rien... que libre...

DHENNEBON.

C’est un bel état !

M. DE ROUVRAY.

Oui, mais très cher... pour moi du moins ! et, pour me débarrasser de lui, j’ai pensé à la carrière des places... Peux-tu, pour commencer, le faire entrer surnuméraire dans ton bureau ?

DHENNEBON.

J’en dirai deux mots à notre chef de division, que je vois aujourd’hui à Passy ; et dès qu’il saura que c’est pour toi...

M. DE ROUVRAY.

Garde-t’en bien !... je ne dois pas paraître ; parce que, dans ma position... si je demandais quelque chose au pouvoir... moi, député indépendant ! tous mes amis politiques me tomberaient sur le corps !

DHENNEBON.

Tu n’es donc pas libre de faire ce que tu veux ?

M. DE ROUVRAY.

Non, mon ami ! voilà pourquoi je me confie à ton obligeance et à ta discrétion : de mon côté, si je puis te rendre quelque service, te donner une position indépendante !...

DHENNEBON.

Voilà !... il n’y a que cela qui manque à mon bonheur ! les six mille francs du gouvernement sont là comme un poids... que je voudrais augmenter !... parce que six mille francs, avec femme et enfant, ce n’est pas vivre !

M. DE ROUVRAY.

Je t’en ferai avoir douze, quinze, plus encore, si tu veux ; et, pour commencer, prends d’abord de nos chemins de fer... je suis un des administrateurs... cinquante pour cent de bénéfices, et si tu veux vingt-cinq actions, je n’ai qu’un mot à dire à mon neveu l’agent de change !

DHENNEBON.

Ah ! ton neveu est agent de change ?

M. DE ROUVRAY.

Oui, l’aîné, Léon de Saint-Rambert ; et son frère, Edgard, est dans le militaire... officier supérieur, aide de camp du prince, il est fort bien en cour... un garçon charmant que je loge chez moi, à Paris.

DHENNEBON.

Malgré tes opinions !... et tes amis politiques ?...

M. DE ROUVRAY.

Cela a fait d’abord quelques difficultés... mais ils me permettent d’être oncle !...

 

DHENNEBON.

Ce n’est par un emploi salarié !...

M. DE ROUVRAY.

Au contraire !... et à propos de cela, mon neveu Edgard avait quelque chose à demander au ministère de la guerre... je lui ai conseillé de s’adresser à toi, et il a dû aller à ton bureau...

DHENNEBON.

Aujourd’hui !... il a été à mon bureau !...

M. DE ROUVRAY.

Oui, mon ami !

DHENNEBON.

Eh bien ! il est plus habile que moi... qui n’ai pas pu y mettre les pieds ! le pauvre garçon aura fait une course inutile.

EDGARD, en dehors.

Ah ! M. Dhennebon est encore ici !

M. DE ROUVRAY.

Tiens !... c’est lui !... qui, ne te trouvant pas au ministère, sera venu te réclamer jusque chez toi !

 

 

Scène IV

 

M. DE ROUVRAY, DHENNEBON, EDGARD

 

DHENNEBON, allant à lui.

Qu’il soit le bienvenu !... entrez, monsieur Edgard, vous êtes ici en pays de connaissance !

EDGARD.

Je vois, monsieur, que mon oncle avait eu la bonté de m’annoncer et de vous prévenir de ma visite.

M. DE ROUVRAY.

Oui, mon ami ! je te laisse avec Dhennebon, mon ancien camarade, qui t’accordera tout ce que tu voudras... Je vais, moi, m’occuper de ses intérêts auprès de ton frère Léon ; il n’est pas trois heures, et la Bourse ne sera pas encore fermée.

DHENNEBON.

Que de bontés !

M. DE ROUVRAY.

Sois tranquille, tu auras tantôt tes actions.

DHENNEBON.

Et de l’argent ?

M. DE ROUVRAY.

Est-ce qu’on s’en sert jamais ! tu achètes pour vendre !... et tu vends pour acheter !... ne t’inquiète de rien... j’arrangerai cela comme pour moi.

Il sort.

 

 

Scène V

 

DHENNEBON, EDGARD

 

DHENNEBON.

Voilà un véritable ami !... et je suis trop heureux d’être utile à lui, ou aux siens !

EDGARD.

Je suis bien indiscret, sans doute, de venir ainsi vous déranger de vos travaux et de vos importantes occupations ?

DHENNEBON.

Nous sommes, il est vrai, tellement assujettis !... je n’ai pas encore pu, de la matinée, sortir de chez moi ! tandis que vous, monsieur, un militaire !... un jeune officier !... quelle noble et belle profession !... et point de soucis, point de chaînes... libre comme l’air !

EDGARD.

Je ne vois pas cela : nous dépendons de tout le monde au contraire, et ma démarche en est la preuve. Depuis longtemps, mon oncle, mon frère, tous mes amis me pressent de m’établir ; je sens qu’ils ont raison... et pourtant c’est presque malgré moi que j’ai cédé à leurs instances... mais un militaire ne peut se marier sans permission... je me suis adressé au roi, qui m’a dit : Cela ne dépend pas de moi !...

DHENNEBON.

Ah ! le roi ne peut pas ?

EDGARD.

Non, monsieur... il m’a dit : Voyez le ministre ! et le ministre m’a dit : Cela regarde M. Dhennebon, le chef de bureau ; qu’il me fasse son rapport !

DHENNEBON.

C est juste... c’est moi qui délivre ces permissions-là, et je vous promets de ne pas vous faire attendre.

EDGARD.

Vous êtes trop aimable !

 

 

Scène VI

 

EDGARD, DHENNEBON, ÉMILIE

 

ÉMILIE, apercevant Dhennebon, et souriant.

Comment, mon ami ! est-ce que tu serais déjà de retour de ton bureau ?...

DHENNEBON, embarrassé.

Oui... oui, ma chère amie !

Pour changer la conversation, s’adressant à Edgard.

Permettez que je vous présente ma femme, que vous ne connaissez pas.

EDGARD, se retournant pour saluer madame Dhennebon.

Ô ciel !...

DHENNEBON.

Comme le voilà troublé !...

À Émilie.

C’est singulier, n’est-ce pas ?...

ÉMILIE, balbutiant.

Oui... mon ami !

DHENNEBON.

Eh bien ! et toi aussi !... Qu’est-ce que cela veut dire ?

ÉMILIE.

Qu’il y a près de cinq ans que je n’ai vu monsieur, mais que nous nous connaissons beaucoup.

DHENNEBON.

Comment, cinq ans !... c’est-à-dire avant mon mariage !

ÉMILIE.

Précisément !... monsieur venait très assidûment chez ma tante !

DHENNEBON.

Avec des intentions...

EDGARD, souriant.

Très légitimes !

DHENNEBON, à Émilie.

Pour vous ?

ÉMILIE.

Non, pour ma sœur.

EDGARD.

Ah !... ne me rappelez pas ce temps-là !... j’ai tout oublié, excepté votre généreux appui, et l’intérêt que vous m’avez alors témoigné !... Mais il était écrit que je ne pouvais réussir, puisque votre protection même n’a pu faire triompher mon peu de mérite !

DHENNEBON.

Ma belle-sœur vous aurait refusé !...

EDGARD.

Oui, monsieur, et très nettement !

DHENNEBON.

Elle n’en fait jamais d’autres !... c’est une bégueule !... Et si j’avais épousé une femme pareille...

ÉMILIE.

Tu oublies qu’elle ne veut pas se marier.

DHENNEBON.

Et elle fait bien !...

ÉMILIE.

Alors de quoi la blâmes-tu ?...

DHENNEBON, embarrassé.

Je ne la blâme pas !... je dis seulement que... je...

À Edgard.

Je m’en vais faire mon rapport, et si vous voulez prendre la peine de m’envoyer au plus tôt les nom, prénoms de la future...

EDGARD.

Je vous les apporterai moi-même, si vous voulez le permettre.

Dhennebon entre par la porte à gauche.

 

 

Scène VII

 

EDGARD, ÉMILIE

 

EDGARD.

Vous deviez, madame, m’accuser d’ingratitude pour vous avoir ainsi négligée !... mais j’avais quitté la France ! Une mission éloignée, que j’avais sollicitée, m’a tenu plusieurs années absent, et, à mon retour, le désir de vous revoir était combattu par la crainte de rencontrer ici votre sœur.

ÉMILIE.

Elle m’avait quittée... elle habitait la Bretagne.

EDGARD.

Ah !... si je l’avais su !

ÉMILIE.

Mais je dois vous dire que je l’attends aujourd’hui.

EDGARD, faisant quelques pas.

Adieu, madame, adieu !

ÉMILIE.

Craindre à ce point sa présence ! c’est bien flatteur pour elle !...

EDGARD.

C’est faire trop d’honneur à ma constance !... je ne voulais que lui éviter une vue peu agréable !... car moi, je suis revenu à la raison !... je suis guéri !... et la prouve, c’est que je peux sans peine vous parler d’elle, et de ce que j’ai souffert !... Maintenant ce n’est plus qu’un souvenir !... Vous savez si je l’ai aimée !... Sa beauté, son esprit, l’élévation de son caractère, l’amitié même qu’elle me témoignait, tout ne justifiait que trop mon amour !... et puis j’étais riche !... elle ne l’était pas... et la fortune alors devient un si grand bonheur !... Si vous m’aviez vu, ivre de joie et d’espérance, jeter à ses pieds ma vie, mon avenir ! Ah ! quel désenchantement ! quel froid glacial se glissa jusqu’à mon cœur, lorsque j’entendis cette femme, que je supposais aimante et sensible, calculer devant moi, avec une raison désespérante, toutes les chances probables du mariage !... me démontrer que pour mon bonheur, comme pour le sien, il fallait rester libre ! que c’était là son seul vœu !... quand le mien était de lui obéir !... quand, fortune et liberté, je lui aurais tout donné !... Et le plus terrible encore, c’est qu’il n’y avait pas d’autre obstacle !... c’était le seul !... Ah ! si elle avait aimé quelqu’un, si j’avais eu un rival, j’aurais été trop heureux !... je l’aurais tué, ou il m’aurait délivré de mes tourments ! Mais non, tout venait se briser contre sa volonté, contre un système égoïste, où son esprit et son sang-froid lui donnaient l’avantage ; j’avais trop d’amour pour avoir raison ! et à tous ses sophismes je ne répondais que par un mot : Je vous aime !... Vain effort ! inutile argument ! qui ne persuade que ceux dont on est aimé !... Tenez !... tenez !... ne parlons plus de ce moment, car il réveillerait peut-être quelques idées de haine et de colère, dans un cœur qui ne veut désormais connaître que deux sentiments : oubli, et amitié !

ÉMILIE.

Pauvre Edgard !

EDGARD.

Non, madame ! non, je ne suis plus à plaindre ! car j’y vois clair maintenant ! je lui rends justice... je pense comme elle !... avec un pareil caractère nous n’aurions pas été heureux ensemble !... puissions-nous l’être séparément !... elle, du moins ! car le dépit a pu me rendre injuste, mais non indifférent !... Et que fait-elle ?... que devient-elle ?... quel est son sort ?

ÉMILIE.

Fort tranquille, je le suppose ; elle soutient fièrement la gageure !... elle a voulu être vieille fille, et cela commence ! Vingt-cinq ans ! la grande majorité !... limite redoutée, qui pour une demoiselle sépare la jeunesse de l’âge raisonnable !

EDGARD.

Et depuis longtemps elle habitait la province ?...

ÉMILIE.

Près de sa marraine, une femme de mérite, dont vous aurez sans doute entendu parler !... une baronne immensément riche, qui, comme elle, n’a jamais voulu se marier... et qui s’était réfugiée dans ses terres pour s’y livrer aux arts et à la littérature : mademoiselle Palmire de Vaucresson !

EDGARD.

Un bas-bleu ! une femme poète !

ÉMILIE.

Qui a fait des vers charmants !

EDGARD.

Ah ! mon Dieu ! vous me faites peur !... cette maladie-là se gagne !... est-ce que votre sœur ?...

ÉMILIE.

Non, vraiment !

EDGARD.

Je respire !... j’aurais été trop vengé !... Et qu’est-ce qui la ramène à Paris ?

ÉMILIE.

Elle a perdu son amie !... la baronne vient de mourir, et Esther, ma sœur, se trouvant seule dans le monde, a enfin cédé à mes instances... elle vient habiter avec moi... dans cette maison.

EDGARD.

Je ne puis que l’en féliciter ! Vous, madame, si judicieuse et si sage, vous parviendrez sans doute, par votre influence, et plus encore par votre exemple, à vaincre ses préjugés !... à la ramener à la raison !...

ÉMILIE, souriant.

La raison, dites-vous ?... sais-je de quel côté elle est ? il ne m’appartient pas de décider la grave question du mariage et du célibat.

EDGARD.

Mais vous, madame !

ÉMILIE.

Moi !... je me trouve la plus heureuse des femmes !... j’ai un mari excellent ! un enfant que j’adore ! une fortune comme je la désire ; car en m’ordonnant l’ordre et l’économie, elle me permet d’apporter ma part dans le bien-être dont nous jouissons : paix intérieure, douce gaieté, plaisirs modestes... quelques amis !... dont le nombre, j’espère, vient de s’augmenter ! voilà ma vie !... Le mariage est-il toujours ainsi, ou suis-je une exception ?... je l’ignore, et n’en veux rien conclure, sinon que, dans ce dernier cas, je dois bénir ma position et me dire plus que jamais : « Mon Dieu ! que je suis heureuse ! »

EDGARD.

Et vous méritez de l’être !... et plus heureux encore celui qui a su apprécier et deviner tant de bonté, tant de raison !...

ÉMILIE.

Ah ! mon nouveau... ou plutôt mon ancien ami !... vous êtes trop indulgent, ou trop galant !... ce n’est pas là ce que j’attends de vous !... c’est de la franchise, et surtout votre confiance !... Oui, monsieur, ne croyez pas que je veuille vous rendre vos compliments ; mais vous êtes si bon !... vous feriez un si bon mari ! et l’espèce, dit-on, en est si rare !... comment n’êtes-vous pas marié ?...

EDGARD.

Il est question pour moi, dans ce moment, d’une alliance assez belle... peu de fortune, il est vrai... mais un grand nom !... une grande famille !...

ÉMILIE.

À la bonne heure !

EDGARD.

J’ai longtemps hésité... et au moment de conclure... il me semble que je ne suis plus décidé.

ÉMILIE.

Et pourquoi ?... est-ce que la personne n’est pas bien ?...

EDGARD.

Si, vraiment !... mais le passé...

La regardant.

et surtout le présent, me rendent très difficile.

ÉMILIE, prêtant l’oreille.

Écoutez !... une voiture !... oui, c’est ma sœur !... c’est elle !...

EDGARD.

Je vous laisse !

ÉMILIE.

Et pourquoi donc ?...

EDGARD, troublé.

Après une aussi longue absence, elle doit désirer être seule avec vous, et je sacrifie le plaisir de la voir à la crainte d’être indiscret !

Il la salue, et sort par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

ÉMILIE, ESTHER et MADAME GESLIN, entrant par la porte à droite

 

ESTHER, courant à Émilie qu’elle embrasse.

Ma bonne sœur !

MADAME GESLIN, pendant que les deux sœurs sont dans les bras l’une de l’autre.

Si mademoiselle voulait seulement m’écouter...

ESTHER.

Cela suffit, madame Geslin !... allez-vous recommencer cette discussion ? Il n’y a personne au monde d’aussi obstiné que vous !

MADAME GESLIN.

Peut-être !...

Lui présentant un papier.

Voici le bulletin des Messageries, et la preuve que nos effets ont été enregistrés ; si, après cela, votre malle et votre boîte à chapeau ont été changées au bureau... ce n’est pas ma faute ! deux femmes seules dans une diligence !

ESTHER.

C’est bien !

MADAME GESLIN.

Est-ce qu’on peut se faire obéir !... est-ce que le conducteur vous écoute seulement !... mademoiselle ne veut jamais de cavalier avec nous !

ESTHER.

C’est mon idée.

MADAME GESLIN.

Si c’est pour qu’on ne nous en conte pas en route, nous n’y gagnons guère !... car au lieu d’un, nous en avons cinq ou six !... il n’y a pas de commis voyageur qui ne se croie le droit de faire le galant !

ÉMILIE, riant.

Il serait vrai !

ESTHER.

Non, ma sœur !... madame Geslin, ma femme de chambre, s’effraye de tout !

MADAME GESLIN.

Ah ! je m’effraye de tout ! et les bons mots, et les récits de ces messieurs !... passe pour moi... je puis entendre... mais j’ai été obligée de leur imposer silence, et de leur dire : « Messieurs ! ma maîtresse n’est pas mariée, elle est demoiselle ! »

ESTHER, avec impatience.

Madame Geslin !...

MADAME GESLIN.

Il était temps !... depuis ce moment, du moins, la conversation a été convenable ; et sauf quelques plaisanteries à double entente sur les ingénues qui sont majeures, sur le boston, la province, et le caractère acariâtre des vieilles filles, plaisanteries que j’ai eu l’air de ne pas entendre...

ESTHER.

Il suffit... je vous ordonne de vous taire !

MADAME GESLIN.

Je me tais, mademoiselle ; mais ce n’est pas moins très désagréable !... et si seulement feu mon mari avait été avec nous !...

ÉMILIE.

Madame a été mariée ?

MADAME GESLIN.

Trois fois, madame !

ÉMILIE, gaiement.

Voilà une puissante alliée !... un argument vivant qui prouve pour le mariage !...

ESTHER.

Ou pour la soumission de madame Geslin ; il y a des gens qui aiment à obéir.

MADAME GESLIN.

Eh ! mon Dieu ! mademoiselle, je n’ai jamais été plus libre que sous mes trois maîtres ! je veux dire mes trois maris ! Je taisais tout ce que je voulais ; mais, depuis mon dernier veuvage, depuis que je suis entrée chez mademoiselle de Vaucresson, votre marraine...

ÉMILIE, bas à Esther.

Ah ! c’est de là qu’elle vient !

ESTHER.

Oui ; ma marraine, qui y tenait beaucoup, me l’a laissée, me l’a léguée !...

ÉMILIE, à demi-voix.

Ce serait le cas de renoncer à la succession.

ESTHER, à madame Geslin.

Voyez la chambre que ma sœur me destine... mettez tout en ordre ; et tantôt nous sortirons.

MADAME GESLIN.

Une belle idée ! Après un aussi long voyage, et fatiguée comme vous l’êtes ! ce qu’il y a de mieux est de se reposer.

ESTHER.

Sans doute ; mais j’ai affaire, et comme je ne puis sortir seule...

MADAME GESLIN.

Si vous ne songez pas à votre santé, c’est à moi de m’en occuper ; oui, mademoiselle !... vous direz ce que vous voudrez, je ne vous laisserai pas être malade ! demain il sera assez tôt ! d’autant plus qu’à cette heure vous ne trouverez plus les gens d’affaires que vous voulez voir.

ESTHER, impatientée.

C’est bon !... c’est bon !... en voici beaucoup trop sur ce sujet !

MADAME GESLIN, à part.

Et elle est de mauvaise humeur encore !... Les maîtres sont si difficiles et si ingrats ! surtout les vieilles filles !...

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

ÉMILIE, ESTHER

 

ÉMILIE.

Ma bonne sœur ! que j’avais envie de t’embrasser, et de me trouver seule avec toi !... j’ai cru qu’elle ne nous laisserait pas !

ESTHER.

Ma marraine, qui était trop bonne, lui avait laissé prendre une autorité !...

ÉMILIE.

Qui continue sous ton règne ! car c’est elle qui commande... et qui est la maîtresse !

ESTHER.

Dans des misères !... dans les petites choses !

ÉMILIE.

La vie intérieure en est faite, elle ne se compose que de cela ; et tout calculé, je trouve qu’il vaut autant être menée par son mari que par sa femme de chambre !... Mais elle parlait d’hommes d’affaires... Comment ! en as-tu besoin ?

ESTHER.

C’est que ma fortune est un peu en désordre ; ce que je possède est si mal placé !

ÉMILIE.

C’est toi qui as voulu t’en charger !

ESTHER.

Oui, sans doute ! pour ne dépendre de personne !... Mais je n’entends rien aux notaires et aux avoués... Comment fais-tu ?

ÉMILIE.

C’est mon mari que cela regarde... Il a fait son droit, il connaît les affaires... Moi je ne m’en mêle pas... Un mari... c’est un intendant.

ESTHER.

Ah !

ÉMILIE.

Du reste, je l’indiquerai son notaire.

ESTHER.

Tu y viendras avec moi ?

ÉMILIE.

Pourquoi donc ?

ESTHER.

C’est gênant d’être seule en tête-à-tête, même avec un notaire... Avec cela que maintenant ils sont tous jeunes... et l’année dernière, pour une circonstance pareille, et fort indifférente, on a tenu des propos qui m’ont été désagréables !

ÉMILIE.

Je n’en reviens pas ! car moi qui suis plus jeune que toi, j’irais seule chez tout ce monde-là, qu’on n’en dirait rien.

ESTHER.

C’est bien différent ! toi, tu es mariée !

ÉMILIE.

Je sors quand j’en ai envie, je rentre quand il me plaît, j’accepte le bras qui me convient.

ESTHER, avec impatience.

Toi !... tu es mariée !

ÉMILIE.

C’est singulier !... moi, esclave, je fais tout ce que je veux ! Et toi, libre et indépendante...

ESTHER.

Maintenant !... mais dans quelques années, j’aurai les mêmes droits !

ÉMILIE.

Oui, quand tu seras tout à fait vieille !... Beau privilège, qui coûte trop cher à acquérir !

ESTHER.

En attendant !... j’aurai ta fille, ma petite nièce !

ÉMILIE.

Elle a quatre ans !

ESTHER.

N’importe !... je la prendrai... je sortirai avec elle... C’est un maintien, une sauvegarde...

ÉMILIE.

Ma pauvre sœur ! tu voulais le passer de tout le monde, et tu dépends de tous... même d’un enfant !

ESTHER.

Quelle idée ! C’est parce que je le veux bien, car je n’ai besoin de personne.

ÉMILIE.

À la condition de vivre dans l’isolement !

ESTHER, avec dépit.

Et souvent je le préférerais ! La position qu’on nous fait dans le monde est si fausse, si injuste, si absurde ! Une femme mariée, eût-elle seize à dix-sept ans, a le droit de parler, elle a le droit de tout dire ! et j’ai à peine celui d’entendre ! À la moindre plaisanterie banale que vient de hasarder un sot, je vois se diriger vers moi des regards curieux et malins qui s’étonnent de me voir troublée, et me feraient un crime de ne pas rougir !... et si, perdant enfin patience, un regard de mépris ou un mot piquant les déconcerte ou les réduit au silence, il me semble les entendre, entre eux, me traiter de prude ou de revêche ; épithètes qui nous reviennent de droit, attribut obligé du célibat !... Alors cette idée-là vous fâche, vous irrite, vous aigrit le caractère ; on devient réellement méchante, railleuse, satirique, et grâce à eux-mêmes, leur calomnie se trouve une réalité !... Témoin ma pauvre marraine, avec qui je viens de passer les années les plus pénibles et les plus tristes.

ÉMILIE.

Vous, amies intimes !

ESTHER.

Nous nous aimions toujours, mais nous nous disputions sans cesse ! la vie serait si longue sans cela !

ÉMILIE.

Et si quelqu’un, cependant, pouvait se passer de famille et d’intérieur, c’était elle !... avec ses goûts et son existence d’artiste !

ESTHER.

Sans doute !... noblesse de sentiments, esprit élevé, talents remarquables, elle avait tout réuni ! mais son isolement l’accablait ; elle ne savait que faire, et cherchait dans son imagination ce qu’elle ne pouvait trouver en son cœur ! J’écoutais ses vers, qui étaient fort beaux ; mais je les connaissais tant !... Et puis toujours dans les cieux ! toujours de la poésie, c’est ne pas vivre ! on n’existe qu’en prose !... et fatiguée d’esprit, j’étais heureuse de me délasser avec madame Geslin : c’était mon seul plaisir ! et je périssais d’ennui !... Mais quand j’ai vu ma pauvre marraine malade et souffrante, tout a été oublié ! et dans ses derniers moments, ému des soins que je lui prodiguais, touché peut-être de mon amitié et de ma douleur, ce cœur que je croyais insensible et égoïste m’a montré tant de tendresse et de reconnaissance, que je m’en veux maintenant de l’avoir mal jugé, ou plutôt de ne l’avoir pas deviné !

ÉMILIE.

Et riche comme elle l’était, sans parents, sans héritier connu, je ne doute pas qu’elle n’ait fait quelque disposition en ta faveur !

ESTHER.

À quoi bon ?... je n’ai besoin de rien ; j’aurai toujours assez pour vivre seule.

ÉMILIE, souriant.

Seule !... il est heureux alors que tu ne te sois pas trouvée ici tout à l’heure avec notre ancien ami Edgard de Saint-Rambert ; vos discussions auraient recommencé.

ESTHER.

Ah !... M. Edgard était ici tout à l’heure ?...

ÉMILIE.

Il est parti au moment où l’on annonçait ton arrivée.

ESTHER.

Fidèle à ses principes, je ne doute pas qu’en mon absence il ne les ait mis en action, et qu’il ne se soit marié !

ÉMILIE.

Pas encore...

ESTHER.

Ah !... pas encore !

ÉMILIE.

Mais cela ne tardera pas... il est question pour lui d’un mariage important qui bientôt va avoir lieu.

ESTHER.

Je lui en ferai compliment... et à celle qu’il a choisie !

ÉMILIE.

N’est-ce pas ? surtout si elle a su l’apprécier ; car c’est un si galant homme !...

Se retournant.

Eh !... c’est monsieur mon mari que je te présente !

 

 

Scène X

 

DHENNEBON, ÉMILIE, ESTHER

 

ESTHER, allant à lui.

Mon cher beau-frère !

DHENNEBON.

Ma chère belle-sœur ! y a-t-il longtemps que l’on ne vous a vue !

Bas à sa femme.

Dieu ! comme je la trouve vieillie !...

ÉMILIE.

Veux-tu te taire !

DHENNEBON, de même.

Les demoiselles à cet âge-là se fanent tout de suite !... tandis que toi !... quelle différence !

ESTHER.

Que dit-il ?

ÉMILIE, allant à elle.

Rien... il me parle de ton appartement, et nous allons arranger cela ensemble, pour que tu sois comme chez toi, et tout à fait libre...

Elles causent à voix basse toutes les deux.

DHENNEBON, à part.

Ce diable de Rouvray vient de m’envoyer ses actions de chemin de fer !... et pour la première chose que j’aie faite sans consulter ma femme... cela m’inquiète horriblement !

S’approchant.

Chère amie, je voudrais bien te parler.

ÉMILIE.

Plus tard !... je suis là avec ma sœur !...

DHENNEBON.

C’est juste !... Tu ne veux pas que nous sortions ensemble tout à l’heure ?...

ÉMILIE.

Pourquoi ?...

DHENNEBON.

Pour nous promener.

ÉMILIE.

Du tout !

DHENNEBON.

Alors, je reste... c’est que, tu ne sais pas, M. de Rouvray était ici tout à l’heure.

ESTHER.

M. de Rouvray !... je connais ce nom... le comte de Rouvray ?

DHENNEBON.

Précisément.

ESTHER.

Un parent éloigné... un arrière-cousin de mademoiselle de Vaucresson, ma marraine !

ÉMILIE.

Et de plus, l’oncle d’Edgard.

ESTHER, à Dhennebon.

Eh bien ?

DHENNEBON, à sa femme, avec embarras.

Eh bien ! il me parlait tout à l’heure des chemins de fer et de leurs actions, qui sont très avantageuses...

ÉMILIE.

Qu’est-ce que cela nous fait ?

DHENNEBON, hésitant.

Si nous en prenions quelques-unes ? qu’est-ce que tu en dis ?

ÉMILIE.

Que cela ne convient pas à un employé qui ne s’y entend pas.

DHENNEBON.

Mais les autres n’y entendent rien non plus !

ÉMILIE.

C’est pour cela qu’ils en prennent.

DHENNEBON, avec embarras.

C’est qu’il m’avait proposé...

ÉMILIE.

Tu refuseras !

DHENNEBON, de même.

Et sous quel prétexte ?

ÉMILIE.

Tu diras : « Ma femme ne veut pas ! »

DHENNEBON.

C’est vrai ! et s’il demande pourquoi ?

ÉMILIE.

Parce que je ne veux pas !

DHENNEBON.

C’est juste !... cela répond à tout !...

ÉMILIE, à Esther qu’elle emmène.

Viens, chère amie !

ESTHER, bas à sa sœur, en s’en allant.

C’est inconcevable !... une soumission pareille dans un mari !

ÉMILIE, souriant.

Tu le vois !... voilà comme nous sommes, nous autres esclaves !

Elles sortent toutes les deux par la porte à droite.

 

 

Scène XI

 

DHENNEBON, puis M. DE ROUVRAY

 

DHENNEBON.

Au fait !... dès que ma femme ne veut pas, il faudra bien que Rouvray les reprenne.

Le voyant entrer.

Ah ! c’est toi ! quel bon hasard t’amène ?

M. DE ROUVRAY.

Je suis bien aise de te trouver encore. J’ai des renseignements à te demander sur quelqu’un que tu dois connaître : une demoiselle de province, fille majeure, mademoiselle Esther Delaroche...

DHENNEBON.

Oui, vraiment !

M. DE ROUVRAY.

Parente ou alliée, vient-on de me dire, de M. Dhennebon, chef de bureau à la guerre.

DHENNEBON.

C’est ma belle-sœur... la sœur de ma femme.

M. DE ROUVRAY.

Très bien. Dis-moi où je pourrai lui écrire ?

DHENNEBON.

Elle est ici, à Paris... et demeure chez nous.

M. DE ROUVRAY.

Encore mieux !... Je viens de recevoir pour elle, de Bretagne, des papiers que j’allais lui adresser... et que j’aime mieux lui remettre à elle-même... si tu veux bien le permettre.

DHENNEBON, l’arrêtant.

Un instant !... je voulais te parler de nos actions !...

M. DE ROUVRAY.

Ah ! tu en as reçu les titres ?

DHENNEBON.

Oui, mon ami.

M. DE ROUVRAY.

Bonne affaire pour nous... mon neveu nous en a acheté à un cours excellent !... et avant la fin de la Bourse ça avait déjà monté !

DHENNEBON.

J’en suis enchanté ! parce que je voulais te prier de les reprendre.

M. DE ROUVRAY.

Pourquoi cela ? as-tu peur ?

DHENNEBON.

Non, mon ami !...

M. DE ROUVRAY.

Eh bien alors, pourquoi ?

DHENNEBON, avec embarras.

C’est que !... c’est que... ma femme ne veut pas !

M. DE ROUVRAY, riant de pitié.

Ta femme ne veut pas ! Ah çà ! tu n’es donc pas le maître ?

DHENNEBON, vivement.

Si, vraiment !

M. DE ROUVRAY.

C’est donc ta femme qui commande ?

DHENNEBON.

Non, mon ami !... c’est seulement son avis qu’elle m’a exprimé avec crainte et respect !

M. DE ROUVRAY.

Est-ce qu’elle s’y connaît ? est-ce qu’elle peut s’y connaître ? et toi qui es homme, qui as du caractère, qui es le chef de la communauté... tu aurais besoin de son approbation pour faire une excellente affaire ?

DHENNEBON, hésitant.

Au fait, je suis le chef...

M. DE ROUVRAY.

Une affaire qui peut t’enrichir... ce qui commence déjà !... cinq ou six cents francs de bénéfice !... en une heure !

DHENNEBON.

C’est plus que mes gratifications de toute l’année ! et si cela continue ainsi !...

M. DE ROUVRAY.

Te voilà riche !

DHENNEBON.

Mieux encore... me voilà mon maître !... je n’irai plus au bureau... ou j’irai en voiture.

M. DE ROUVRAY.

Cela dépend de toi... voilà l’occasion ; et à moins que tu ne sois pas libre...

DHENNEBON, avec fierté.

Je le suis ! je le serai toujours !

M. DE ROUVRAY.

Eh bien alors, garde tes actions !... nous avons justement aujourd’hui un petit dîner avec les deux ou trois principaux actionnaires... un dîner de garçons... quoiqu’ils soient tous mariés ! veux-tu en être ?... je te régale !

DHENNEBON.

Moi !...

M. DE ROUVRAY.

Une partie fine ! au Rocher de Cancale ! nous nous amuserons !

DHENNEBON.

Dame !... mon ami !...

M. DE ROUVRAY.

Il faut s’amuser quand on est jeune !... et puis nous avons ce soir une loge à l’Opéra ! une avant-scène !

DHENNEBON.

Partie complète !

M. DE ROUVRAY.

Oui vraiment !

 

 

Scène XII

 

DHENNEBON, M. DE ROUVRAY, MADAME GESLIN

 

MADAME GESLIN.

Madame fait demander à monsieur à quelle heure il faudra la voiture pour Passy ?

DHENNEBON.

Passy !... Ah ! mon Dieu !... je n’y pensais plus ! je dîne aujourd’hui avec ma femme et ma fille !...

M. DE ROUVRAY.

Tu dînes avec elles tous les jours !

DHENNEBON.

Oui, mais c’est à Passy, chez mon chef de division !... un homme à ménager !

M. DE ROUVRAY.

Est-ce toi que j’entends ?... un homme libre ! un homme qui a de la fierté dans le cœur ! tu préférerais le dîner du pouvoir à celui de l’amitié !

DHENNEBON.

Non, sans doute !

M. DE ROUVRAY.

Un dîner aussi humiliant ! un dîner qui est presque ministériel, excepté qu’il ne sera pas aussi bon !...

DHENNEBON.

Ce n’est pas le dîner... c’est ma femme !

M. DE ROUVRAY.

Ta femme !... mais alors tu es donc esclave ?... tu ne peux pas aller au Rocher de Cancale sans sa permission ?

DHENNEBON, à demi-voix.

Mon ami, tu veux me débaucher !... tu veux que je devienne mauvais sujet !

M. DE ROUVRAY.

Je veux... que tu deviennes le maître ! et il n’y a pour cela que le premier pas qui coûte !

MADAME GESLIN, qui s’est tenue à l’écart, s’avançant en ce moment.

Eh bien, monsieur... que dirai-je à madame ?...

M. DE ROUVRAY.

Qu’il n’ira pas à Passy ! qu’il ne veut pas !

DHENNEBON, fièrement.

Oui !

D’une voix plus douce.

Je ne poux pas !... une obligation, une affaire imprévue que je lui dirai...

À part.

J’en inventerai une !...

À M. de Rouvray.

Eh bien, mon ami, tout à toi !

M. DE ROUVRAY.

À la bonne heure !

DHENNEBON.

Je suis libre !

M. DE ROUVRAY.

Allons donc !... Je me présente chez ta belle-sœur... et ici, tantôt, rendez-vous à six heures !...

DHENNEBON.

À six heures !...

Voyant madame Geslin qui sort par le fond, il poursuit à voix haute.

Car, décidément, je n’irai pas à Passy !

M. DE ROUVRAY.

Bravo !... le gant est jeté ! c’est la déclaration d’indépendance des États-Unis !

Il entre par la porte à droite chez Esther, Dhennebon sort par la porte à gauche.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

M. DE ROUVRAY, puis EDGARD

 

M. DE ROUVRAY, sortant de la porte à droite, et parlant encore.

Adieu, mademoiselle ; j’attendrai vos ordres, et vous pouvez compter sur tout mon dévouement !...

La porte se referme.

Elle est vraiment fort bien ! et de l’esprit, du jugement ; une femme supérieure !

Apercevant Edgard qui entre par la porte du fond.

Eh !... c’est mon cher neveu !

EDGARD.

Qui vous remercie, mon cher oncle, de votre recommandation auprès de votre ami. M. Dhennebon est un fort galant homme !... très obligeant... et je lui apporte les papiers qu’il m’a demandés.

M. DE ROUVRAY.

Pour ton mariage avec mademoiselle de Néris ?

EDGARD.

Oui, mon oncle, je suis tout à fait décidé, et je vous prie de vouloir bien faire la demande dès aujourd’hui !

M. DE ROUVRAY.

Diable !... tu es donc bien amoureux !

EDGARD.

Non, mon oncle, un mariage de raison !

M. DE ROUVRAY.

S’il en est ainsi, il fallait qu’il fût plus raisonnable... qu’il fût plus riche !... quand on prend de la raison, on n’en saurait trop... et elle n’a presque rien !

EDGARD.

Qu’importe !... Le caractère... la famille, tout est convenable... et puis...

D’un air rêveur.

d’autres raisons !...

Se reprenant.

le roi daigne s’intéresser à ce mariage.

M. DE ROUVRAY.

Je comprends !... et vous serez admis à toutes les fêtes... aux présentations... aux bals de la cour !...

EDGARD.

Pourquoi pas ? Il y a là aussi bonne compagnie qu’ailleurs ! et c’est, du reste, fort agréable !

M. DE ROUVRAY.

Et moi, je te l’avoue, je ne conçois pas qu’un jeune homme de sens, et qui a de la fierté dans le cœur, consente volontairement à enchaîner son indépendance, et à être, comme autrefois, gentilhomme à la suite. Et qu’est-ce qui lui en revient ? de se montrer couvert d’un brillant uniforme, au camp ou au château ; escorte indispensable, accompagnement obligé de toutes les revues et entrées solennelles ; tapisserie permanente des fêtes royales où il se trouve honoré d’être debout dans la foule, quand il pourrait rester chez lui, libre, indépendant... et assis !... Attendre son bonheur d’un sourire, sa fortune d’un caprice, et son opinion... de celle du maître !... Je ne dis pas cela pour toi, mon neveu, mais voilà le courtisan du prince !

EDGARD.

Et moi, mon oncle, je ne conçois pas qu’un homme libre, riche, qui n’a besoin de personne, et qui a quelque dignité dans l’âme, s’établisse volontairement le complaisant de la multitude, et aille chercher au-dessous de lui des maîtres pour caresser leurs exigences ; je ne conçois pas que, pour se faire populaire, il se fasse esclave ; qu’il mendie l’aumône de la faveur publique, et sacrifie tout au désir de la conserver ou à la crainte de la perdre ; défenseur du contribuable, ennemi des impôts, et n’osant se soustraire à celui des souscriptions ! prêchant la liberté, et n’osant manquer une ovation libérale, ou un banquet patriotique !... humble et respectueux avec le journaliste dont il paye les éloges ! ami du moindre industriel, et lui louchant dans la main... quand il est électeur !... Dénigrer ce qui est en haut, exalter ce qui est en bas, suivre le torrent qui passe, sans l’arrêter ni le braver ; se mettre aux gages de tous, et faire antichambre dans la rue !... Je ne dis pas ça pour vous, mon cher oncle : mais voilà le courtisan du peuple !

M. DE ROUVRAY, riant.

C’est beau !... mais c’est fier !...

EDGARD.

Chacun l’est à sa manière ; et tenez, mon oncle, il vaudrait mieux peut-être ne dépendre de personne ; mais comme ici-bas il paraît que c’est difficile... je préfère, tout calculé, obéir au moins de maîtres possible.

M. DE ROUVRAY.

Je n’obéis à personne ; je n’appartiens qu’à moi, et à mes amis.

EDGARD.

Oui, mais vous en avez tant !... En tout cas, je suis du nombre, je l’espère ; et malgré nos discussions, il est un chapitre sur lequel nous nous entendrons toujours.

M. DE ROUVRAY, lui tendant la main.

Tu dis vrai !...

EDGARD.

J’y compte bien !...

M. DE ROUVRAY.

Et puisque tu le veux, puisque cela te fait plaisir, j’irai dès aujourd’hui chez M. de Néris faire ta demande.

EDGARD.

Ce n’est pas tout ; et pendant que j’y suis, j’ai encore un service à vous demander.

M. DE ROUVRAY.

Parle.

EDGARD.

Il me faut de l’argent !

M. DE ROUVRAY.

Pour ta corbeille ?...

EDGARD, secouant la tête.

Non, pour autre chose !... Il m’en faut beaucoup.

M. DE ROUVRAY.

Permets donc !... je suis libéral, c’est connu ; mais tu abuses de l’expression !... j’ai donné pas mal le mois dernier.

EDGARD.

Ce n’est pas pour moi, vous le savez, c’est pour mon frère l’agent de change.

M. DE ROUVRAY.

Passe pour lui donner des affaires ! mais de l’argent !... cela devient une mauvaise spéculation !

EDGARD.

Non, mon oncle, c’en est une bonne ! Vous sauvez un honnête homme, victime de désastres et de faillites qu’il ne pouvait prévoir ! grâce au ciel on n’a rien su ! tout est réparé !... Son honneur... le nôtre est intact ; venez encore ce mois-ci à son aide, et un bel avenir s’offre à lui !... C’est une trentaine de mille francs qu’il lui faut.

M. DE ROUVRAY.

Trente mille francs !

EDGARD.

Je m’engagerai pour lui... je signerai... J’ai fait ce que j’ai pu... vous le savez ! sans cela...

M. DE ROUVRAY.

Oui... oui... je sais que tu es un brave jeune homme, et un bon frère !... mais trente mille francs !... diable !... trente mille francs !

EDGARD.

Qu’est-ce que c’est que ça, pour vous qui êtes garçon ?

M. DE ROUVRAY.

Garçon... garçon !... ils n’ont que ce mot-là !... tous ceux qui me demandent, me disent : « Vous êtes garçon... » La belle avance ! et le beau profit !... On ne se marie pas, pour n’avoir ni dépense de ménage, ni embarras de famille... et voilà les neveux, les parents, les filleuls !...

EDGARD.

Ah ! vous avez été parrain !... c’est de droit !... c’est le revenu habituel des célibataires.

M. DE ROUVRAY.

Eh, non !... tu sais bien... ce que je t’ai dit dans le temps...

EDGARD.

Ah ! oui, mon petit cousin Télémaque !

M. DE ROUVRAY.

Eh bien, oui !... Télémaque !... Télémaque n’est pas sage.

EDGARD.

C’est peut-être la faute de Mentor ?

M. DE ROUVRAY.

Eh ! non ; je l’ai élevé comme un prince !... et ce gaillard-là est devenu républicain !... il ne veut obéir à personne... il s’étonne de ce que je suis riche et de ce qu’il ne l’est pas !... et il voulait me prouver dernièrement que nous devions partager.

EDGARD.

C’est de l’égalité.

M. DE ROUVRAY.

Pas pour moi !... sans compter d’autres ennuis, d’anciennes passions dont on ne sait comment se défaire, des exigences féminines !

EDGARD.

Oui... oui... mademoiselle Clorinde ou mademoiselle Amanda, dont j’ai entendu parler hier soir au foyer de l’Opéra...

M. DE ROUVRAY.

Du tout... du tout... mais elles ou d’autres... tourmenté ainsi de tous les côtés, je ne sais souvent où donner de la tête.

EDGARD.

Faites comme moi, mariez-vous.

M. DE ROUVRAY.

J’en ai eu quelquefois l’idée... il est de ces remèdes violents auxquels on se décide tout à coup ; mais j’y voyais une foule d’obstacles : toi, d’abord... dont je n’ai jamais eu qu’à me louer, et que je ne veux pas priver de mon héritage.

EDGARD.

N’est-ce que cela, mon cher oncle ? je n’y ai jamais compté, et je vous ai toujours aimé gratis. Je mourrai probablement avant vous, car je parviendrai ou je me ferai tuer ; dernièrement cela a bien manqué... Vous voyez bien que, de toutes les manières, je n’aurai besoin de personne. Ainsi, que cela ne vous inquiète pas ; mariez-vous quand il en est temps et que vous êtes jeune encore : quarante ans, c’est le bel âge !

M. DE ROUVRAY.

C’est ce que me disent toutes les veuves, et même quelques mamans qui ont encore des filles à marier.

EDGARD.

N’attendez pas davantage ; songez à votre vieillesse. Sans appui et sans consolation, voyez en perspective les rhumatismes, la goutte, dernière compagne du vieux garçon... et la seule souvent qui lui demeure fidèle ! Songez aux collatéraux, aux filleuls même, qui peut-être déjà calculent l’instant du partage !

M. DE ROUVRAY.

Tais-toi !... tais-toi !... tu me fais peur !

EDGARD.

C’est ce qu’il faut !... La seule difficulté, c’est de trouver quelqu’un qui vous convienne... car vous n’êtes pas aisé à marier.

M. DE ROUVRAY.

Je le sais bien... mais j’ai depuis quelques moments une idée... c’est d’abord d’épouser une femme très riche... c’est nécessaire pour réparer quelques brèches déjà faites, et d’autres qui se préparent : témoin les trente mille francs.

EDGARD.

Très bien raisonné !

M. DE ROUVRAY.

Ensuite, d’épouser non pas une jeune personne de seize à dix-sept ans, mais une femme de vingt-six à trente, fraîche et jolie encore... commençant sa seconde jeunesse... enfin les premiers beaux jours d’automne, ce que nous appelons l’été de la Saint-Martin.

EDGARD.

C’est très convenable.

M. DE ROUVRAY.

N’est-ce pas ? Bien entendu qu’elle gardera sa liberté, comme moi la mienne ; elle fera ce qu’elle voudra et moi aussi ; cela ne changera ni mes habitudes ni les siennes ; et nous nous trouverons placés sur un territoire neutre, qui ne sera ni le mariage ni le célibat.

EDGARD, riant.

Un plan superbe ! Mais où diable trouverez-vous une femme pareille ?

M. DE ROUVRAY.

Elle est trouvée ! ici même, dans cette maison... je viens de la voir... la belle-sœur de mon ami Dhennebon.

EDGARD, avec émotion.

Mademoiselle Esther !

M. DE ROUVRAY.

Précisément ! et j’espère que je le donne là une jolie tante !

EDGARD.

Je vous en remercie bien ! mais vous oubliez le premier article de votre programme : une femme riche ! et mademoiselle Esther n’a rien !... elle est sans fortune !

M. DE ROUVRAY.

C’est ce qui te trompe. Mon notaire de Bretagne m’a envoyé pour elle des papiers que nous venons de lire ensemble ; une arrière-cousine à nous, cousine au dixième degré, une vieille fille, mademoiselle Palmire de Vaucresson, me nomme son exécuteur testamentaire, et institue pour sa légataire universelle mademoiselle Esther Delaroche, sa seule amie.

EDGARD.

Ah ! c’est elle !...

M. DE ROUVRAY.

À qui je viens d’apporter cette bonne nouvelle, quarante-cinq à cinquante mille livres de rente en terres, ce qui en vaut le double en cinq pour cent.

EDGARD.

Et vous vous êtes proposé sur-le-champ ?

M. DE ROUVRAY.

Du tout !... ce n’était qu’une idée, car je n’étais pas encore déterminé !... mais je le suis maintenant, grâce à ton exemple et à les conseils ! Seulement, comme il n’est ni convenable ni agréable de se proposer soi-même, je compte sur ton amitié.

EDGARD, troublé.

Moi !...

M. DE ROUVRAY.

Tu peux bien faire pour moi ce que je vais faire pour toi !

EDGARD.

Certainement !... mais vous me chargez là d’une mission où je cours grand risque d’échouer !... j’ai entendu dire que mademoiselle Esther avait à ce sujet des idées très arrêtées !

M. DE ROUVRAY.

Comme moi !

EDGARD.

Chérissant avant tout son indépendance !

M. DE ROUVRAY.

Comme moi !

EDGARD.

Et qu’elle avait juré de ne jamais se marier !

M. DE ROUVRAY.

Comme moi !... Tu vois que nous nous convenons à merveille... que nous sommes faits l’un pour l’autre... et pour la décider, tu lui diras...

EDGARD.

Quoi ?

M. DE ROUVRAY.

Ce que tu m’as dit !

EDGARD.

Je ne demanderais pas mieux ! mais pour traiter un semblable sujet... je connais peu mademoiselle Esther !

M. DE ROUVRAY.

Je croyais, au contraire, que tu avais été lié autrefois avec ces dames ?

EDGARD.

Avec sa sœur, madame Dhennebon, qui a toujours eu beaucoup d’amitié pour moi !

M. DE ROUVRAY.

Eh bien ! tu es ici chez elle... c’est une question de famille, cela se traite avec les grands-parents ; présente-lui ma demande ; je vais m’occuper de ces trente mille francs que je tâcherai de l’avoir pour aujourd’hui ou demain.

EDGARD.

C’est trop de bonté !... et un pareil service !...

M. DE ROUVRAY.

N’est rien !... à charge de revanche.

Apercevant Émilie qui entre par la porte à gauche.

La voici ! j’attends chez moi de tes nouvelles, et la permission de me présenter.

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

EDGARD, à droite, et rêvant, ÉMILIE

 

ÉMILIE, à part.

Mon pauvre mari !... ne pouvoir venir avec nous à Passy, et pour un motif comme celui-là !...

Apercevant Edgard.

Ah ! monsieur Edgard !...

EDGARD.

Je venais ici, madame, pour une affaire où votre mari veut bien s’employer pour moi, et je ne croyais pas avoir également un service à vous demander.

ÉMILIE.

À moi ?... Parlez, de grâce !

EDGARD.

Un service qui vous étonnera peut-être beaucoup !... et je suis moi-même fort embarrassé pour aborder la question...

ÉMILIE.

Est-ce de moi qu’il s’agit ?

EDGARD.

Presque... c’est-à-dire... c’est tout comme... car c’est de mademoiselle votre sœur...

Voyant Esther, qui entre vivement et tenant un papier à la main ; il s’arrête avec émotion.

C’est elle !...

ESTHER, en l’apercevant, fait un geste de surprise.

Edgard !...

Puis elle se reprend, et lui fait respectueusement la révérence.

ÉMILIE, à Edgard.

Eh bien ! monsieur, vous disiez...

EDGARD, à Émilie.

J’entre chez monsieur votre mari qui m’attend ; et après cela, madame, si vous êtes seule, si je ne vous gène point... je viendrai réclamer de votre bonté quelques moments d’entretien.

Il salue, et sort par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

ÉMILIE, ESTHER

 

ÉMILIE, allant à Esther et lui prenant les mains.

Qu’as-tu donc ? comme tu es émue !

ESTHER.

Ah ! juge toi-même si c’est sans raisons... Lis cette lettre... les dernières volontés de ma marraine... si bonne, si généreuse...

ÉMILIE, qui a parcouru la lettre.

Elle te laisse toute sa fortune.

ESTHER.

À moi, ingrate, qui osais l’accuser...

ÉMILIE, lisant toujours.

À la condition expresse de te marier !

ESTHER.

Oui !...

ÉMILIE.

Ce n’est pas possible !... elle qui détestait le mariage et qui avait refusé tous les partis... elle qui a voulu vivre et mourir dans le célibat !

ESTHER, rêvant.

Elle me défend de suivre son exemple, et je connais enfin la cause de cette douleur sombre qu’elle n’a jamais osé m’avouer et qui l’a conduite au tombeau !... tout est expliqué dans ces derniers vers qu’elle a écrits pour moi et qui accompagnent sa lettre...

Prenant le papier.

Écoute, ma sœur... écoute bien !...

Lisant.

À toi mes vœux, ma dernière pensée,
Et le secret qui desséchait mon cœur !
À toi ces vers que, d’une main glacée,
Je trace encor pour toi !... pour ton bonheur !
J’ai quarante ans, je suis seule sur terre ;
Et j’ai passé la saison des amours !
J’ai quarante ans ! ! le bonheur d’être mère
Ne viendra pas consoler mes vieux jours !
Le temps ne peut adoucir ma souffrance.
Et ; je le sens, je n’ai plus qu’à mourir !
Car, à mon âge, on n’a plus l’espérance !
Et je n’ai pas même le souvenir !!...

ÉMILIE.

Elle a raison !... vivre et mourir seule !... mourir sans avoir rien aimé !... elle a dû être bien malheureuse !... n’est-ce pas, ma sœur ?

ESTHER.

Oui, c’est ce que je me dis depuis que j’ai lu sa lettre.

ÉMILIE.

Et ce qu’il y a de plus généreux encore... elle a voulu le soustraire au sort dont elle avait fait l’expérience !... elle a voulu t’obliger, te contraindre à te marier !... et que tu le veuilles ou non !...

ESTHER.

C’est là le terrible !... c’est l’obligation de se décider et de faire un choix ! Car, moi, je n’ai jamais distingué personne... et ne pense à personne.

ÉMILIE.

C’est fâcheux !... car si tu avais préféré quelqu’un, cela nous aurait bien aidés.

ESTHER.

J’ai beau chercher... je ne vois pas !... et je ne peux cependant pas faire imprimer le testament, en annonçant qu’il y aura concours.

ÉMILIE.

Cela se répandra de soi-même !... dès que l’on saura qu’il y a ici une riche héritière, tous les prétendus arriveront ; à commencer par les jeunes gens qui ont des charges à payer !...

ESTHER.

Je n’aime pas les jeunes gens.

ÉMILIE.

Aimes-tu mieux les gens raisonnables ?

ESTHER.

Encore moins ! c’est si ennuyeux !

ÉMILIE.

Qui voudrais-tu donc ?

ESTHER, hésitant.

Quelqu’un... qui fût...

ÉMILIE, vivement.

Entre les deux !

ESTHER.

Peut-être !...

ÉMILIE, vivement.

Tu as donc une idée ?

ESTHER.

À laquelle... je ne m’arrêterai même pas !... quelqu’un qui va se marier.

ÉMILIE.

Raison de plus pour se hâter... et M. Edgard ?...

ESTHER, vivement.

Est-ce que je l’ai nommé ?

ÉMILIE, froidement.

Depuis une heure.

ESTHER.

Lui que j’ai dédaigné, refusé !... est-ce que je peux revenir ?... est-ce que je peux l’inviter comme pour une contredanse, et lui dire : « Monsieur, voulez-vous bien me faire l’honneur... »

ÉMILIE.

Du tout !... tu ne paraîtras en rien là-dedans, ce sera moi.

ESTHER.

C’est la même chose !... Toi, ma sœur !... tu irais me proposer !... tu irais à lui !... jamais !

ÉMILIE.

Et si c’était lui qui vînt à nous !... si cet entretien qu’il m’a demandé tout à l’heure, en ta présence, était pour me parler de toi ?...

ESTHER.

En vérité !...

ÉMILIE.

Après cela... vois toi-même s’il faut le recevoir, ou le renvoyer.

ESTHER.

Moi, cela ne me regarde pas !... je n’y suis pour rien !... Mais il me semble qu’on peut toujours...

ÉMILIE.

Essayer de l’écouter ?

ESTHER.

Essayons !...

Avec émotion.

C’est lui !...

ÉMILIE, après un instant de silence et à voix basse.

Alors !... il faut nous laisser.

ESTHER.

J’allais te le proposer...

Lui serrant la main.

Adieu !

Elle fait à Edgard, qui entre, une grande révérence, et sort par le cabinet à droite.

 

 

Scène IV

 

EDGARD, ÉMILIE

 

ÉMILIE.

Vous voyez, monsieur, que je me suis conformée à vos intentions, et que nous sommes seuls.

EDGARD, lentement et froidement.

Je vous en remercie, madame...

ÉMILIE, à part.

Dieu !... quel air solennel !... c’est bien cela !...

Haut.

Je vous écoute, monsieur.

EDGARD.

Mademoiselle votre sœur est riche à présent !...

ÉMILIE.

Elle vient de l’apprendre.

EDGARD.

Je lui en adresse mes félicitations !... J’ignore si ce changement de fortune a changé ses opinions sur le mariage...

ÉMILIE.

Elle les a, du moins, beaucoup modifiées... car une clause du testament lui ordonne expressément de se marier... et, quelles que soient ses idées à cet égard, elle ne peut que se soumettre aux volontés de sa bienfaitrice !...

Regardant Edgard qui fait un mouvement de surprise.

Il est ému...

EDGARD, froidement.

J’en suis ravi... et je peux alors avec quelques chances de succès vous demander officiellement la main de votre sœur... pour mon oncle, M. de Rouvray.

ÉMILIE.

Votre oncle !... ô ciel ! y pensez-vous !...

EDGARD.

Pourquoi pas ?... mon oncle a quarante ans, il est vrai ; mais il est jeune par ses goûts, qui sont ceux de votre sœur : même caractère, même amour de la liberté, une fortune presque égale ; et de plus, une belle position politique !... La prochaine session peut le porter au pouvoir !

ÉMILIE.

Votre oncle, monsieur ! et qui lui a donné une pareille idée ?

EDGARD.

Moi, madame ; je ne pouvais lui conseiller un meilleur choix.

ÉMILIE.

Il me semble qu’autrefois vous auriez été moins généreux !... Et à moins que ce mariage, dont vous me parliez ce matin... ne puisse plus se rompre...

Regardant Edgard qui se tait.

et je le vois... c’est possible encore... je pense que vous ne devez pas à votre oncle une telle preuve de générosité... un si grand dévouement !...

EDGARD.

Non !... le mien n’irait pas jusque-là !...

ÉMILIE.

Il y a donc d’antres motifs ?

EDGARD.

Oui, madame, des motifs que je puis seul apprécier, un obstacle invincible qu’il ne m’est pas permis de vous dire.

ÉMILIE, à demi-voix et lui prenant la main.

Écoutez-moi, Edgard ! vous connaissez mon amitié !... parlez-moi avec franchise : est-ce le souvenir d’un premier refus, est-ce l’amour-propre blessé qui vous empêche de songer aujourd’hui à un parti superbe ?

EDGARD.

Ah ! ce n’est pas là ce qui m’eût déterminé !

ÉMILIE.

Je le sais !... je le sais !... je connais votre caractère noble et désintéressé, et, grâce au ciel, votre fortune personnelle, votre position indépendante, vous mettent à l’abri d’un pareil soupçon !... Il n’est donc qu’un motif, un seul qui pourrait vous faire hésiter !...

L’entraînant à l’autre bout du théâtre, et à voix basse.

Eh bien, monsieur !... eh bien !... c’est peut-être mal ce que je vais vous dire... mais enfin, si moi, sa sœur... j’avais cru voir... si j’étais sûre qu’on vous aimât !...

EDGARD pousse un cri de joie.

Ô ciel !...

Puis il s’arrête, se reprend, et dit froidement à Émilie.

Je ne puis...

ÉMILIE, poussant un cri d’indignation.

Ah !...

Vivement.

je n’ai rien dit, monsieur ! je n’ai rien dit !

EDGARD.

Et moi... je ne sais rien !... je vous le jure !... mais mon honneur, ma conscience me disent que je dois agir ainsi !... et vous-même en d’autres temps me rendrez justice peut-être !... Daignez faire part à mademoiselle votre sœur des intentions de M. de Rouvray ; je vais le retrouver chez lui où il m’a donné rendez-vous, le prier de faire désormais valoir ses droits lui-même, et de venir chercher ici la réponse qu’il attend.

Il la salue respectueusement et sort.

 

 

Scène V

 

ÉMILIE va ouvrir la porte à droite, et trouve sur le seuil ESTHER, pâle et tremblante

 

ESTHER, entrant, et affectant de sourire.

Eh bien !... eh bien, qu’y a-t-il ?

ÉMILIE, d’un air dégagé.

Rien encore... j’ai à peine abordé la question... je n’ai parlé que bien vaguement...

ESTHER.

Oh ! non !... non !... il m’a refusée !... refusée !!!

ÉMILIE.

Quelle expression !... ce n’est pas cela qu’il a dit !

ESTHER, avec douleur.

Je l’ai entendu, ma sœur !

ÉMILIE.

Eh bien, oui !... il voulait autrefois... il ne veut plus maintenant... je n’y comprends rien !... les hommes sont capricieux... comme des femmes ! Et moi qui t’en faisais l’éloge, moi qui avais de l’amitié pour lui ! je n’en ai plus !... je suis indignée !... et toi aussi... je le vois !... Allons, ma sœur ! allons, de la fierté, du courage !... n’y pensons plus !

ESTHER, les yeux baissés et douloureusement.

Oui !... n’y pensons plus !

ÉMILIE, gaiement.

Ce sera bien vite oublié !... tu es riche, tu es belle !... moi je le trouve charmante ! et, j’en suis sûre, tous les hommes auront mes yeux !... aussi, sois tranquille... dès que tu vas paraître, tous les hommages vont l’entourer, c’est à qui te fera la cour !.. et des cavaliers empressés, des adorateurs, des amants, il n’en manquera pas !... dans le monde, il y en a bien d’autres !...

ESTHER.

Non !... il n’y en a pas d’autre !

ÉMILIE.

Qu’est-ce que tu me dis là ?...

ESTHER.

Ah ! tu vas me haïr !... tu vas me mépriser !... mais à qui avouer mes chagrins et ma honte, si ce n’est à toi, ma sœur et mon amie ! Eh bien, oui ! depuis longtemps je l’aimais !...

ÉMILIE.

Je le savais mieux que toi.

ESTHER.

Mais depuis qu’il m’a dédaignée !... repoussée !...

ÉMILIE.

Eh bien ?...

ESTHER, pleurant.

Eh bien !... je crois que je l’aime encore plus !

ÉMILIE.

Voilà ce que c’est !... on dit que c’est toujours ainsi !... je ne voulais pas le croire !... mais alors, insensée que tu es, pourquoi autrefois l’avoir refusé ?...

ESTHER.

Mon Dieu ! si tu savais de quoi dépend notre destinée !... Est-ce ma faute à moi si je n’ai écouté alors que ma tête ! un faux enthousiasme, une vanité puisée dans les hommages même qui m’entouraient, et qui me persuadaient que je pouvais me passer de tout le monde !... Et puis, s’il faut te l’avouer... quoique déjà je le préférasse à tous les autres... ce n’était qu’une préférence, ce n’était pas tout à fait de l’amour !... et lui m’aimait tant !... m’était si dévoué !... que je me disais : Je peux voir... je peux attendre... il m’aimera toujours ! On est là-dessus si disposé à se faire illusion !... Et plus tard, quand nous avons été séparés... quand j’ai senti le froid de l’abandon, de l’isolement, mes regrets ont commencé !... et quand, regardant autour de moi, je l’ai comparé à tous ceux que je voyais ; ah ! alors je me suis accusée, je me suis repentie ! alors je l’ai aimé de toutes les forces de mon âme ! mais je n’osais plus le dire... pas même à toi !... et puis l’espoir me restait, je savais qu’il ne se mariait pas, que, maître de former d’autres nœuds, il conservait sa liberté... il pensait donc encore à moi !... il m’attendait peut-être ! ma vanité me défendait de faire les premiers pas... mais ma coquetterie médisait : Qu’importe ! quand je changerai d’idée... quand je le voudrai... il reviendra !... Ah ! je l’ai mérité, ma sœur ! j’ai mérité d’être punie... car je suis bien coupable !

ÉMILIE.

Oui ! bien coupable de jouer ainsi ton bonheur contre de vains caprices, contre des idées fausses ; voilà cinq années de liberté bien employées !... Par bonheur il est temps encore... il faut oublier le passé, se résigner, prendre son parti, et réparer le temps perdu !

ESTHER.

Oui, mon parti est pris, et maintenant plus que jamais je renonce au mariage... je resterai fille.

ÉMILIE.

Encore la même faute !

ESTHER.

C’est mon seul désir.

ÉMILIE.

Maintenant, soit... mais si dans cinq années tu te repens encore, ce sera, connue aujourd’hui, cinq années de perdues... ou plutôt de gagnées... car le temps va vite ; et dès qu’on a trente ans... on est si près d’en avoir quarante !... Songe à ta marraine ! il faut la croire, ma sœur... il faut se faire une raison... et se marier... Il va encore de bons maris... on ne les adore pas ; mais qu’importe !

ESTHER.

Laisse-moi, je t’en prie !

ÉMILIE.

Non, vraiment, je ne te laisserai pas ; et puisque tu détestes les jeunes gens... voilà un autre parti qui se présente... M. de Rouvray.

ESTHER.

Lui !

ÉMILIE.

Tu le connais à peine ; mais il faut le voir, l’accueillir.

ESTHER, qui ne l’a pas écoutée.

Tu crois donc qu’il ne m’aimera jamais ?

ÉMILIE.

M. de Rouvray ?

ESTHER.

Eh ! non... Edgard !

ÉMILIE.

Tu y penses encore ?

ESTHER.

Toujours... car tout à l’heure, pendant qu’il te parlait... à cette froideur affectée que souvent trahissait l’émotion de sa voix... il me semblait... tu vas m’appeler insensée... il me semblait qu’il m’aimait encore !

ÉMILIE.

Ma pauvre sœur !

ESTHER.

Oui, ce n’était pas là le son de voix d’un indifférent... et, j’en suis sûre, il était troublé... il était pâle.

ÉMILIE.

Je n’ai pas regardé.

ESTHER, avec impatience.

Ô mon Dieu ! à quoi donc pensais-tu ?

ÉMILIE.

À ses paroles, qui, plus que ses traits, m’exprimaient franchement la vérité... Il est engagé... il épouse... il aime une autre personne.

ESTHER.

Oh ! non... ne me dis pas cela ! Qu’il m’abhorre... qu’il me déteste... mais qu’il n’en aime pas d’autre ! Dis-moi plutôt qu’il est blessé de mes défauts, de ma vanité, de mon orgueil, de mes idées de domination... oui, oui, c’est cela : il ne veut pas fléchir sous un pareil joug... il pense que je le rendrais malheureux... il ne croit pas possible que je me corrige... voilà pourquoi il s’éloigne.

ÉMILIE.

Que puis-je te dire ?

ESTHER.

Mais il reviendra... Moi je l’aime tant !... il reviendra... tout me le dit. Tais-toi !... tais-toi !... j’entends une voiture... c’est lui !

ÉMILIE.

Quelle idée !

ESTHER.

J’en suis certaine !... mes pressentiments ne me trompent jamais... C’est lui, te dis-je !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. de Rouvray, mon maître, demande si ces dames peuvent le recevoir.

ESTHER, bas à Émilie.

Ah ! je ne veux pas !...

ÉMILIE, de même.

Ce n’est pas possible ; et même, pour le refuser, il faut l’écouter : on doit des égards aux gens qu’on n’aime pas... ils n’ont que cela à attendre.

Au domestique.

Faites entrer.

À Esther.

C’est dans les convenances ; tu ne voudras pas y manquer... et puis, c’est l’oncle d’Edgard...

ESTHER.

Ah ! c’est vrai... mais quel ennui !

ÉMILIE, à demi-voix.

Toutes les demoiselles à marier en sont là... et c’est bien pis pour moi, la sœur cadette qui fais la mère, et suis obligée d’assister à l’entrevue !

 

 

Scène VI

 

M. DE ROUVRAY, ESTHER, ÉMILIE, UN DOMESTIQUE

 

M. DE ROUVRAY, au domestique.

Retourne à l’hôtel et reviens avec la voiture.

Le domestique sort. À Esther et Émilie.

C’est une bien terrible chose que les avocats et les gens d’affaires, n’est-il pas vrai, mesdames ? on ne peut se soustraire à leurs visites !... et malheureusement pour vous, mademoiselle, mes fonctions d’exécuteur testamentaire vous forceront souvent de me voir !

ÉMILIE, voyant qu’Esther garde le silence.

Ma sœur ne s’en plaint pas, monsieur.

M. DE ROUVRAY.

Et moi, je m’en félicite, ainsi que de la fortune qui vous arrive.

ÉMILIE.

Vous à qui elle revenait !... c’est être bien généreux !

M. DE ROUVRAY, à Esther.

Je vais peut-être cesser de le paraître, si j’aborde la question qui fait l’objet de ma visite... Vous rougissez ! je vois que madame votre sœur vous a prévenue, et, quoique avocat, j’aurais probablement gagné à lui laisser plaider ma cause !

ESTHER.

Elle m’a fait part de l’honneur que vous vouliez bien me faire... et de vos intentions...

M. DE ROUVRAY.

Que mon empressement, peut-être, vous a rendues suspectes... cela doit être... avouez-le franchement !... quand on adresse ses hommages à une riche héritière, elle doit supposer dans ceux qui se présentent des vues intéressées !... Heureusement je puis répondre d’une manière victorieuse à l’objection... j’avais un fort beau patrimoine... soixante mille livres de rente, que j’ai un peu entamées, parce que j’ai eu comme tout le monde des passions... des fantaisies... et des neveux... ce dernier article-là surtout est très cher à Paris !

ESTHER, avec émotion.

Ah ! vous avez des neveux ?...

M. DE ROUVRAY.

Deux... malgré cela, il me reste encore quarante mille livres de rente !... et voilà pourquoi...

ESTHER, l’interrompant.

Je croyais qu’ils avaient aussi de la fortune ?

M. DE ROUVRAY.

C’est selon... l’un est agent de change... état brillant qui fait envie à tout le monde et peur aux familles, surtout aux oncles célibataires ! voilà pourquoi je désire ne plus l’être ! Ainsi donc, comme je vous disais...

ESTHER, l’interrompant.

Et votre autre neveu, monsieur ?...

ÉMILIE, à voix basse.

Prends donc garde !...

M. DE ROUVRAY.

Celui-là n’est pas dans la finance... au contraire... c’est un grand seigneur ! si toutefois il y en a encore aujourd’hui !... il est bien en cour, et finira par quelque bel établissement !...

ESTHER.

Je... croyais que c’était déjà fait !

M. DE ROUVRAY.

Non, mademoiselle.

ESTHER, vivement.

Et pourquoi donc ?

M. DE ROUVRAY.

Il ne s’agit pas de mon neveu, mais de moi... Je vous disais que pour la fortune...

ESTHER.

Elle est fort belle, je le sais, et ce n’est pas là seulement ce qui me touche ; je tiens surtout aux liens de parenté, aux rapports de famille...

M. DE ROUVRAY, à part.

Ah ! diable ! est-ce qu’on lui aurait parlé de Télémaque ?

ESTHER.

Et vous disiez que votre neveu allait contracter une alliance ?...

M. DE ROUVRAY.

Je n’ai pas dit cela... Edgard m’avait prié, ce matin, de faire positivement sa demande, et tout à l’heure, en venant chez moi me prévenir que vous m’attendiez... il m’a prié de n’en rien faire ; il y renonce.

ESTHER, à part.

Ô ciel !

Haut.

Et pour quel motif ?

M. DE ROUVRAY.

Il ne me l’a pas dit.

ESTHER, bas à Émilie.

Ah ! c’est pour moi, j’en suis sûre !

ÉMILIE, à part.

J’en doute encore...

M. DE ROUVRAY,
se rapprochant des dames dont il s’est éloigné un instant.

Qu’avez-vous donc ?

ESTHER.

Rien... je vous remercie, monsieur, de votre loyauté, de votre franchise... des renseignements que vous voulez bien me donner, et dont je suis enchantée...

ÉMILIE, à demi-voix.

Y penses-tu ?...

M. DE ROUVRAY.

Je m’en doutais !...

ESTHER, se reprenant.

C’est-à-dire, enchantée...

M. DE ROUVRAY.

Pour ma position politique... elle est connue... d’un instant à l’autre le pouvoir peut nous arriver... il y a assez longtemps que nous l’attendons ; et chacun son tour... Quant aux qualités personnelles... au caractère...

ESTHER.

Il est excellent... je le sais.

M. DE ROUVRAY.

Alors, grâce au ciel, je vois peu d’obstacles...

ESTHER.

Peut-être... en est-il...

M. DE ROUVRAY.

Et lesquels ?

ESTHER.

Je ne puis les dire encore... je n’en suis pas malheureusement assez sûre !...

M. DE ROUVRAY.

Comment cela ?

ESTHER, vivement.

Quoique j’espère... quoique j’aie bonne idée... je vous demande le temps d’examiner, de réfléchir... surtout de consulter ma sœur ; et demain... après-demain, vous aurez ma réponse...

M. DE ROUVRAY.

Vous me le promettez ?

ESTHER.

Oui, monsieur.

À sa sœur.

Viens... Ah ! que je suis heureuse !

ÉMILIE, s’en allant.

Et si nous nous abusions !...

ESTHER, la suivant.

Ah !... j’en mourrais !...

Elles sortent toutes deux.

 

 

Scène VII

 

M. DE ROUVRAY, puis DHENNEBON

 

M. DE ROUVRAY, seul.

Pour une première entrevue, ce n’est pas mal... on ne m’a même pas laissé achever ma plaidoirie, preuve que ma cause est gagnée !... C’est du moins comme cela au Palais...

Apercevant Dhennebon qui entre avec son chapeau sur la tête, l’habit boutonné, la badine à la main ; tenue de jeune homme.

Eh ! te voilà, mon cher Dhennebon !

DHENNEBON, riant et se frottant les mains.

Oui, mon ami ! libre comme l’air ! ma femme va partir avec sa sœur... à toi pour toute la soirée... une soirée de garçon !... cela ne m’est pas arrivé depuis mon mariage.

M. DE ROUVRAY.

Tu as eu de la peine à te dégager ?

DHENNEBON.

Du tout !

M. DE ROUVRAY.

Quand je te le disais !... il ne s’agit que de se prononcer.

DHENNEBON.

Je lui ai dit que nous passions la soirée ensemble, que tu avais absolument besoin de moi pour les affaires de ma belle-sœur... c’était une idée...

M. DE ROUVRAY.

Ah !... c’est ainsi que tu as parlé ?

DHENNEBON.

Oui, mon ami ! ainsi ne va pas me démentir !

M. DE ROUVRAY.

Sois tranquille... Et ta femme n’a pas fait de difficultés ?

DHENNEBON.

Pas la moindre !... au contraire, elle me plaignait : « Mon pauvre mari, passer une soirée ennuyeuse, avec des gens d’affaires !... » C’est inconcevable comme il est aisé de tromper les femmes !

M. DE ROUVRAY, riant.

N’est-il pas vrai ? La voiture est en bas, nous allons partir... ces messieurs ne peuvent pas venir, et nous ne serons que nous deux.

DHENNEBON.

Tant mieux !

M. DE ROUVRAY.

J’ai fait retenir un petit salon au Rocher de Cancale... et tu me diras des nouvelles du dîner !

DHENNEBON.

Et puis le soir à l’Opéra ?...

M. DE ROUVRAY.

Et dans l’entr’acte, je le mènerai sur le théâtre !...

DHENNEBON.

Quel bonheur !... Ma femme n’en saura rien... n’est-ce pas ?...

M. DE ROUVRAY.

N’aie donc pas peur !... ni la mienne non plus !... car je vais aussi me marier !... je le raconterai cela ! Allons, parlons !

UN DOMESTIQUE, apportant trois lettres.

Des lettres pressées qui étaient chez monsieur.

DHENNEBON.

Vois... vois, mon cher.

Il s’assied.

Allons-nous en dire !... Quel bonheur d’être son maître, et défaire ce qu’on veut !... je sens un air plus libre qui circule dans ma poitrine !... dans ma poitrine d’homme ! et il me monte un tas d’idées à la tête !

M. DE ROUVRAY, qui, pendant que Dhennebon parle, a décacheté la première lettre et la parcourt.

Ah ! mon Dieu !... c’est insupportable ! c’est comme un fait exprès...

DHENNEBON.

Qu’est-ce donc ?

M. DE ROUVRAY, avec humeur.

Une passion à moi... la petite Clorinde, qui est malade, souffrante, et m’attend chez elle à dîner !

DHENNEBON, riant.

Ah ! bien oui ! elle prend bien son temps !...

M. DE ROUVRAY.

Elle a un instinct pour me contrarier !

Parcourant l’autre lettre, et lisant la signature.

Amanda !...

DHENNEBON.

Encore une lettre de femme ! est-il heureux !...

M. DE ROUVRAY.

Mademoiselle Amanda qui ne danse pas ce soir, et qui veut absolument que je la mène dîner chez Véry !... elles se sont donné le mot !...

DHENNEBON.

Envoie-les promener !

Vous ne dansez pas, j’en suis fort aise !...
Eh bien ! chantez maintenant !

M. DE ROUVRAY.

Tu crois que cela s’arrange ainsi ?

DHENNEBON.

Parbleu !... quand on est homme, et qu’on a un peu de fermeté ! cela ne m’inquiéterait pas un moment !

M. DE ROUVRAY.

Et si je refuse ou cherche des prétextes... ce sont des disputes... des querelles !... c’est à n’y pas tenir ! on est capable de me suivre !... de venir me faire une scène chez moi, chez ma prétendue ! et avec mes idées de mariage... Je ne peux pas, mon ami ! je ne peux pas dîner avec toi !... c’est impossible !...

DHENNEBON.

Eh bien, par exemple !... peut-on être esclave à ce point-là !... ne pas oser dîner avec un ami !

M. DE ROUVRAY.

Ne vas-tu pas te fâcher ! nous passerons la soirée ensemble !... Que diable, entre nous... c’est sans gêne... sans façon !

DHENNEBON.

Comme tu voudras... mais si j’étais à ta place, je ne me laisserais pas mener ainsi !... et par deux femmes encore !... Moi je n’en ai qu’une !

M. DE ROUVRAY, qui a ouvert la dernière lettre, s’écrie avec colère.

À merveille !...

DHENNEBON.

Une troisième !

M. DE ROUVRAY.

C’est pire encore !... c’est bien autrement ennuyeux !... Une réunion de députés pour ce soir !... tous les députés de notre parti qui se rassemblent chez un collègue... pour savoir au juste quelle opinion nous aurons à la session prochaine.

DHENNEBON, avec colère.

Et tu iras ?...

M. DE ROUVRAY, de même.

Et le moyen de s’y soustraire ?... Que ne dirait-on pas de mon absence ?... on ne me la pardonnerait jamais !... car tu n’as pas idée d’un assujettissement, d’une tyrannie pareille !...

DHENNEBON, avec bonhomie.

C’est bien étonnant !... moi qui suis lié et garrotté, je fais ce que je veux !... et toi, l’homme indépendant ! tu ne peux pas même disposer d’une soirée !

M. DE ROUVRAY, avec humeur.

Je le peux !... si je le veux !

DHENNEBON.

Eh bien, alors !...

M. DE ROUVRAY.

Mais je ne le veux pas !...

DHENNEBON.

C’est comme si tu ne le pouvais pas.

M. DE ROUVRAY.

Tu n’entends rien à cela !... et je l’expliquerai dans un autre moment... car voilà six heures, et je ne sais où donner de la tête !...

DHENNEBON.

Tu ne peux cependant pas dîner aux deux endroits en même temps ?

M. DE ROUVRAY.

Je verrai !... je tâcherai !... Je dînerai avec l’une, et je souperai avec l’autre !... Pardon, mon ami, de te manquer ainsi de parole... Demain... après-demain... une autre fois... je prendrai ma revanche !

Au domestique.

Allons ! partons !

Il sort en courant par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

DHENNEBON, seul

 

Une autre fois... je ne pourrai peut-être pas !... Je ne suis pas comme lui, libre tous les jours !... mais aujourd’hui, du moins, je le suis !... et puisqu’il me laisse seul... je me passerai de lui !... Je profiterai de mon indépendance... car, pour la première fois de ma vie, me voilà sans surveillant... sans contrôle... et maître de faire tout ce que je voudrai !... Qu’est-ce que je m’en vais faire ?... D’abord, aller dîner chez le meilleur restaurateur... mais tout seul !... sans avoir à qui parler !... et pour toute compagnie, obligé de lire le journal !... ce n’est pas amusant !... Si ma femme était là... nous irions ensemble !...

Se reprenant.

Qu’est-ce que je dis donc ?... autant me faire faire à dîner ici... et j’irai après cela au spectacle... un bon spectacle... si j’en trouve !... Cela me fait penser que j’avais promis à ma petite fille de l’y mener !... et si je l’avais avec moi... ça serait gentil !... mais elle n’y est pas !...

Appelant.

Joséphine ?... madame Geslin ?... personne ne répond ! et cette maison est si grande !... on n’y entend rien... c’est comme un tombeau !... Au moins quand ma femme et ma fille sont là... il y a du bruit... il y a de la vie... de l’existence... Pauvre femme ! je l’ai trompée !... elle croit que je travaille... elle pense à moi... elle me plaint !... elle a raison !... car je suis ici tout seul à m’ennuyer avec ma liberté, dont je ne sais que faire... quand j’aurais pu dîner gaiement à Passy, à la campagne, chez des amis... en famille... avec ma femme... et mon enfant !... Il me semble qu’il y a si longtemps que je ne les ai vus !... Ah !... je suis seul... je suis mon maître !... on dira ce qu’on voudra : je vais à Passy !

Il prend son chapeau, et sort par la porte du fond.

 

 

ACTE III

 

Un salon élégant chez M. de Rouvray. Porte au fond ; deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

M. DE ROUVRAY, assis à droite et rêvant, DHENNEBON, paraissant à la porte du fond, et se disputant avec le domestique

 

LE DOMESTIQUE, empêchant Dhennebon d’entrer.

M. de Rouvray n’y est pas !... il n’est pas chez lui.

DHENNEBON.

Mais je l’aperçois.

LE DOMESTIQUE.

C’est égal... monsieur ne reçoit pas.

M. DE ROUVRAY, se retournant.

Qu’est-ce donc ?... Eh ! mon ami Dhennebon !... de si grand matin !

Il fait un signe au domestique qui se retire.

DHENNEBON.

À la bonne heure au moins !... Que diable te prend-il de faire ainsi défendre ta porte ?... et qu’y a-t-il donc de nouveau ?

M. DE ROUVRAY.

Bien des événements depuis hier, et j’ai eu raison d’aller à notre réunion de députés... il s’y est passé de grandes choses.

DHENNEBON, d’un air étonné.

Ah !... bah !...

M. DE ROUVRAY.

Il y a des pourparlers, des concessions... des arrangements ; nous faisons nos conditions... c’est tout naturel !... On fait un pas vers nous... nous en faisons deux, et il se peut très bien qu’aujourd’hui je sois ministre.

DHENNEBON.

Toi !

Montrant la porte qu’on lui refusait.

C’est donc ça que tu commençais déjà...

M. DE ROUVRAY, sans l’écouter, et avec joie.

Oui, mon ami, ministre !

DHENNEBON.

Et comment cela s’arrange-t-il avec ta position et tes opinions !

M. DE ROUVRAY.

Très aisément... Par ma naissance et ma fortune, je suis d’une certaine nuance de la Chambre... par mes principes, je suis d’une autre tout à fait opposée... mais les extrêmes se touchent, et les deux nuances n’en font qu’une et sont, dans ce moment, occupées à se fondre dans une troisième... voilà comment, de nuance en nuance, on change de couleur, sans que personne s’en aperçoive.

DHENNEBON.

Je comprends... Qu’est-ce que tu serais là-dedans ?

M. DE ROUVRAY.

Presque rien... pour commencer, j’irais au commerce ou à l’instruction publique.

DHENNEBON.

Il me semble que tu n’es guère savant.

M. DE ROUVRAY.

Une occasion pour le devenir !... ce n’est pas là ce qui m’inquiète... ce sont les ennemis, les pamphlets, les attaques de tout genre... Je ne sais pas comment ils ont eu vent de notre combinaison, mais avant qu’elle soit formée... on l’abîme déjà ; et, si cela prend cette tournure, il faudra y renoncer : car je ne sais trop comment concilier ma puissance et ma popularité...

DHENNEBON.

Encore des nuances... qu’il s’agit de fondre !... et tu feras comme hier avec Clorinde et Amanda ; tu dîneras avec l’une, et tu souperas...

M. DE ROUVRAY, avec humeur.

Laisse-moi donc tranquille ! il s’agit bien de cela aujourd’hui !... quand je ne sais quel parti prendre... quand j’ai la fièvre, d’inquiétude et de tourment !

DHENNEBON.

Tu n’es pas le seul ! et c’est aussi ce qui m’amène chez toi de grand matin !

M. DE ROUVRAY.

Qu’y a-t-il donc ?

DHENNEBON.

Imagine-toi qu’hier, à Passy... où je suis arrivé à la fin du dîner...

M. DE ROUVRAY, étonné.

Comment ! tu y es donc allé ?...

DHENNEBON.

Certainement !

Avec fierté.

mais de moi-même !

M. DE ROUVRAY.

Quelle faiblesse !

DHENNEBON.

Cela te va bien ! toi qui m’as abandonné !

M. DE ROUVRAY.

Enfin ! qu’y a-t-il ?

DHENNEBON.

Un événement affreux !... qu’on nous a raconté au dessert : un employé des finances venait d’être victime d’un accident sur notre chemin de fer !

M. DE ROUVRAY.

Quelqu’un que tu connais ?

DHENNEBON.

Pas le moins du monde !

M. DE ROUVRAY.

Eh bien, alors, qu’est-ce que cela te fait ?

DHENNEBON.

Ça me fait !... que cela fera baisser nos actions !... tout le monde le disait !

M. DE ROUVRAY.

Laisse donc !

DHENNEBON.

Cela m’a troublé à un point !... d’autant que je n’osais rien demander, parce que ma femme était là !... mais moi qui dors si bien d’ordinaire, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit !... moi qui ne pense jamais à rien le matin, qu’à mon déjeuner et à mon bureau, je suis sorti de chez moi sans rien prendre, et sans rien dire à ma femme ; je me suis arrêté au café Tortoni...

M. DE ROUVRAY.

Pour déjeuner ?

DHENNEBON.

Non... pour écouter !... pour interroger... pour savoir des nouvelles... Mon ami, elles sont désastreuses ! ils prédisent tous pour aujourd’hui une baisse effroyable !

M. DE ROUVRAY.

Nous verrons bien !

DHENNEBON.

Mais non !... je ne veux pas le voir ! il y va de ma fortune ! je tiens à la conserver, et j’ai écrit à ton neveu de vendre aujourd’hui même si ça baissait.

M. DE ROUVRAY.

Mais au contraire... il ne faut vendre que quand ça monte !

DHENNEBON.

Que veux-tu ! je n’y entends rien.

M. DE ROUVRAY.

Allons !... allons !... calme-toi !... cela me regarde encore plus que toi ! reste ici à déjeuner ; nous passerons ensemble à la Bourse, à deux heures.

DHENNEBON.

Je n’irai donc pas encore à mon bureau !... c’est le second jour.

M. DE ROUVRAY.

Puisque ça t’ennuie tant ! puisque ça t’est insupportable, à ce que tu me disais !

DHENNEBON.

C’est vrai ; mais quand je n’y suis pas, il me manque quelque chose... les matinées n’en finissent pas... je ne sais que faire. C’est comme quand ma femme n’est pas là ; ma femme et mon bureau, je ne peux pas m’en passer ; ma femme surtout... Si tu savais combien cela me tourmente d’avoir acheté ces actions sans sa permission ! non... sans son consentement... Si c’était elle qui l’eût fait... cela me serait égal... elle ne pourrait pas me gronder ; aussi tu sens bien qu’il ne faut pas qu’elle soupçonne...

M. DE ROUVRAY.

Sois donc tranquille... tu as peur de tout.

 

 

Scène II

 

M. DE ROUVRAY, DHENNEBON, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Deux dames demandent à voir monsieur.

M. DE ROUVRAY.

Ah ! mon Dieu !

DHENNEBON, à demi-voix.

Si c’étaient Clorinde et mademoiselle Amanda...

LE DOMESTIQUE.

Un homme en noir les accompagne.

DHENNEBON.

Ça n’est plus ça.

M. DE ROUVRAY.

Le nom de tout ce monde-là ?

LE DOMESTIQUE.

M. de Verceuil.

DHENNEBON.

Mon notaire !

LE DOMESTIQUE, continuant.

Madame Dhennebon.

DHENNEBON, à part.

Juste ciel ! ma femme !...

LE DOMESTIQUE.

Et mademoiselle sa sœur.

M. DE ROUVRAY.

Est-il possible ! qu’elles entrent.

Le domestique sort.

DHENNEBON.

Y penses-tu ?... Et si ma femme me voit ?

M. DE ROUVRAY.

Qu’est-ce que cela te fait ? Je ne peux pas faire attendre ces dames.

 

 

Scène III

 

DHENNEBON, M. DE ROUVRAY, ÉMILIE, ESTHER, LE NOTAIRE

 

M. DE ROUVRAY.

Quel honneur pour moi ! quoi ! vous daignez, mesdames, me faire une visite ?

ÉMILIE.

M. de Verceuil, notre notaire et celui de ma sœur, est venu lui faire part de quelques difficultés qu’elle n’a pas voulu résoudre sans vous consulter... vous qui êtes l’exécuteur testamentaire.

M. DE ROUVRAY, à Esther.

Mademoiselle sait que je lui suis tout dévoué.

ÉMILIE, levant les yeux et apercevant Dhennebon qui lui tourne le dos et se cache.

Eh ! mais... c’est mon mari !

DHENNEBON, embarrassé.

Oui, ma chère amie.

ÉMILIE.

Moi qui depuis longtemps te croyais à ton bureau !

DHENNEBON, à part.

Voilà ce que je craignais !

ÉMILIE.

Eh ! que viens-tu faire ici ?

DHENNEBON.

Je viens... je viens... faire mes compliments à mon ami de Rouvray, qui est presque ministre.

ESTHER.

En vérité, monsieur ?

LE NOTAIRE, s’inclinant.

Ah ! monsieur est ministre !

DHENNEBON.

Je l’avais appris ce matin... ça se répand... c’est connu... et pour mieux causer de tout cela, il m’avait retenu à déjeuner.

M. DE ROUVRAY.

Et maintenant, j’espère bien que ces dames nous tiendront compagnie ?

ESTHER, hésitant.

Eh ! mais...

ÉMILIE, souriant.

Moi je le peux... j’ai mon mari... mais toi... prends garde !... une demoiselle accepter un déjeuner de garçon !

ESTHER.

Tu te moques de moi !...

M. DE ROUVRAY.

En famille, il n’y a rien à dire !... Et si avant de nous mettre à table vous voulez que nous causions

Montrant le notaire.

avec monsieur des réclamations qui se présentent...

ESTHER.

C’est très nécessaire... car je n’y entends rien.

M. DE ROUVRAY.

Avec moi, je l’espère, vous n’aurez pas peur des procès !...

DHENNEBON.

Je crois bien, avocat et ministre !... deux personnes à qui l’on n’oserait en faire... tant l’on serait sûr de perdre !..

M. de Rouvray a offert sa main à Esther et entre avec elle et le notaire dans l’appartement à droite.

 

 

Scène IV

 

DHENNEBON, ÉMILIE

 

DHENNEBON.

Tu ne les suis point ?...

ÉMILIE, souriant.

On peut se passer de moi... ma sœur est majeure... et hors de tutelle... D’ailleurs, j’avais à te parler.

DHENNEBON, à part.

Nous y voilà !...

ÉMILIE.

Il y a quelque chose que tu me caches... tu as depuis hier un air inquiet !... ce n’est pas un chagrin ou un malheur ?

DHENNEBON, avec embarras.

Non, ma femme.

ÉMILIE.

Tu me les aurais dits, n’est-ce pas ?... car ils m’appartiennent aussi !... et tu ne voudrais pas garder pour toi seul ce qui est à nous deux ?

DHENNEBON, avec embarras.

Non, certainement !...

ÉMILIE.

Alors, c’est quelque idée qui te tourmente... une de ces idées que tu as depuis quelque temps !

DHENNEBON.

Eh bien, oui !... c’est cela !...

À part.

Si je pouvais l’amener à consentir !...

Haut.

Je pense toujours à ces actions que tu n’as pas voulu me laisser acheter !... tu ne serais pas d’avis, aujourd’hui, d’essayer un peu ?

ÉMILIE.

Pourquoi ?

DHENNEBON.

Dame !... cela peut nous enrichir !

ÉMILIE.

À quoi bon ?...

DHENNEBON.

À beaucoup de choses !... et d’abord à se passer de tout le monde, parce que je vois maintenant qu’il n’y a de véritable indépendance que dans la fortune.

ÉMILIE.

Pas plus là qu’ailleurs !... elle impose aussi des obligations, des devoirs, et mille tracas dont tu ne te doutes point !... ma sœur, qui est riche depuis hier, a déjà des discussions et des procès !... c’est inévitable ! et l’on dépend alors des hommes d’affaires, des avoués, des avocats, des juges !... on a toujours besoin de quelqu’un, et l’indépendance dont tu parles est une chimère qui n’existe nulle part.

DHENNEBON.

Tu avoueras cependant que mon ami de Rouvray, s’il est nommé ministre...

ÉMILIE.

Ton ami le ministre dépendra du roi... et le roi ne peut rien sans les Chambres ; et les Chambres dépendent de la nation ; et la nation, c’est toi, c’est nous, c’est tout le monde ! tu vois donc bien que nous dépendons tous les uns des autres !... la société est ainsi faite, et tout n’en va que mieux !

DHENNEBON.

Oui, ma femme !... mais cependant en achetant des actions, en spéculant à la Bourse, on ne dépend de personne !...

ÉMILIE.

On dépend de tout le monde !... d’un accident, d’une guerre, d’une bataille !... on dépend de tous les souverains de l’Europe !... Va, crois-moi, reste comme tu es !... le plus riche est celui qui a le moins de désirs !... et qu’as-tu à désirer ?... qu’est-ce qui te manque ?... n’as-tu pas ta femme et ton enfant pour t’aimer ?... n’as-tu pas le bonheur intérieur ?... n’as-tu pas la santé et une bonne conscience ?... et tu n’es pas content de ton sort ?... C’est mal, Henri !... c’est être ingrat envers la Providence ! c’est mériter qu’elle nous retire ce qu’elle nous a donné !... Pour moi, je ne lui demande rien que ce que j’ai !... et mon sort est si heureux, que je la bénis chaque jour de n’y rien changer !

DHENNEBON, se jetant dans ses bras.

Ah ! tu as raison !... et avec toi, ma femme, je suis plus riche qu’eux tous !

 

 

Scène V

 

DHENNEBON, ÉMILIE, M. DE ROUVRAY, sortant de la porte à droite, puis EDGARD

 

ÉMILIE, à demi-voix à son mari.

M. de Rouvray !... prends donc garde !... un mari !... si l’on le voyait ! je dirai comme Henri IV, on va croire que je te pardonne !

À M. de Rouvray.

Eh bien ! monsieur, la conférence est terminée ?

M. DE ROUVRAY, préoccupé.

À peu près... Mais je suis obligé de m’absenter pour quelques moments... Une affaire imprévue qui réclame ma présence...

À Edgard qui entre par la porte du fond.

Eh bien !... quelles nouvelles ?...

EDGARD.

Je vous en apportais... Je sors de chez mon frère.

DHENNEBON.

Votre frère l’agent de change ?

EDGARD.

Oui, monsieur.

M. DE ROUVRAY.

Ah !... ces nouvelles-là... peu importe... Tu ne sais rien du côté de nos amis ?

EDGARD.

Non, mon oncle.

M. DE ROUVRAY.

On me prie de passer chez eux... Tiens compagnie à ces dames... je reviens à l’instant. Il paraît que notre combinaison rencontre des obstacles... il y en a plusieurs sur jeu... on a appelé d’autres personnes aux Tuileries !...

À Émilie.

Peu m’importe à moi, comme vous le sentez bien... mais on tient à savoir... ne fût-ce que par curiosité !... Pardon !...

Bas à Dhennebon.

Je sèche d’impatience et d’inquiétude !

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène VI

 

DHENNEBON, ÉMILIE, EDGARD

 

DHENNEBON.

Et moi aussi !

ÉMILIE.

Pourquoi donc ?

DHENNEBON.

Pour lui !

ÉMILIE.

C’est d’un bon ami.

DHENNEBON, à Edgard.

Monsieur sort de chez un agent de change... Qu’y a-t-il de nouveau ?... Et les fonds publics ?

EDGARD.

Eh ! mon Dieu... qu’est-ce que cela vous fait, à vous, monsieur Dhennebon ?

DHENNEBON.

Rien !... c’est seulement comme votre oncle, par curiosité !... les chemins de fer surtout !... nous avions envie d’en prendre, ma femme et moi... Et le cours d’aujourd’hui ?...

EDGARD.

Les chemins de fer !... dégringolade complète !

DHENNEBON, effrayé.

Ah ! mon Dieu !...

ÉMILIE, riant.

Là !... qu’est-ce que je te disais ?... Tu vois bien comme tu as eu raison de ne pas suivre tes idées, et de t’en rapporter aux miennes ?

DHENNEBON, troublé.

Oui... oui, ma femme !...

À part, et pendant qu’Émilie parcourt un journal que lui a remis Edgard.

Et moi qui ai dit de vendre !... Une baisse semblable sur vingt-cinq actions !... c’est peut-être un an ou deux de mes appointements ! À qui m’adresser maintenant pour que ma femme ne se doute de rien ?...

ÉMILIE.

Où vas-tu donc ?

DHENNEBON, embarrassé.

Je vais... je vais dire à mon bureau que je déjeune ici !...

ÉMILIE.

Tu peux bien écrire !...

DHENNEBON.

Oui... oui... je vais écrire !...

À part.

Ô mon pauvre bureau ! quand te reverrai-je ?...

Haut.

Ah ! mon Dieu ! une affaire d’administration que j’oubliais... j’oublie tout !

À Edgard.

Cette permission que vous m’avez demandée hier, et qui a été expédiée ce matin !...

EDGARD, prenant le pipier.

Merci, monsieur, de votre obligeance, qui aujourd’hui me devient inutile... mon mariage n’a plus lieu !...

ÉMILIE, avec joie, à part.

Il est donc vrai !...

Haut.

Votre oncle me l’avait dit, et je ne voulais pas le croire !...

EDGARD.

Non, madame, je ne me marie plus... je pars !

ÉMILIE, à part.

Ô ciel !...

Haut.

Adieu, monsieur...

À part.

Ah ! ma pauvre sœur !...

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène VII

 

DHENNEBON, écrivant, à la table à gauche, EDGARD, à droite, suivant des yeux Émilie qui s’éloigne, et restant quelque temps plongé dans ses réflexions

 

DHENNEBON, à la table.

J’écris là à quelques amis qui, j’en suis sur, n’auront pas de fonds disponibles !... les jours d’emprunt, l’amitié est toujours comme ça... C’est égal !... écrivons...

EDGARD, sur le point de partir et s’arrêtant près de Dhennebon.

Je ne partirai pas du moins, monsieur, sans vous exprimer ma reconnaissance pour toutes vos bontés !... je n’oublierai jamais ce que je dois à votre obligeance et à l’amitié de votre femme... Fasse le ciel que je trouve l’occasion de m’acquitter ! et si je suis jamais assez heureux pour rendre quelque service à elle ou à vous, monsieur...

DHENNEBON, se levant de la table.

En vérité !... cela se trouve à merveille...

EDGARD.

Parlez et croyez que ma vie, que mon sang...

DHENNEBON, avec émotion et lui serrant la main.

Vous êtes un brave jeune homme un ami véritable !... et cependant c’est étonnant combien cela me coûte à vous dire.

EDGARD.

Qu’est-ce donc ?

DHENNEBON.

Après cela, ce n’est pas pour moi, c’est pour ma femme, qui me pardonnerait, mais qui me gronderait !... et c’est pour lui éviter ce chagrin que je m’adresse à vous...

EDGARD.

Eh bien ! de grâce !...

DHENNEBON.

Eh bien ! mon cher ami, ça m’ennuyait d’être commis et de dépendre de tout le monde... vous comprenez... Alors, j’ai voulu devenir riche pour devenir mon maître et n’avoir plus besoin de rien... ce qui fait que j’ai recours à vous.

EDGARD.

Ô ciel !...

DHENNEBON.

J’ai fait des spéculations malheureuses... je suis en déficit... un déficit momentané... et comme vous êtes garçon et très riche...

EDGARD.

Ah ! monsieur, qu’allez-vous penser de moi !...

DHENNEBON, à part.

Déjà un qui n’a pas de fonds disponibles...

EDGARD.

Après ce que je vous ai dit... après mes offres de service... vous allez croire peut-être... non... et quoi qu’il m’en coûte à mon tour, quoique ce ne soit pas mon secret, mais celui d’un autre... vous saurez tout... apprenez que je n’ai rien !... que je ne possède plus rien !

DHENNEBON.

Une si belle fortune !...

EDGARD.

Je l’ai engagée pour mon frère.

DHENNEBON.

L’agent de change !

EDGARD.

Un honnête homme... que des désastres, des faillites imprévues allaient pousser à sa ruine et au désespoir... j’ai fait... ce que vous auriez fait, monsieur, je suis venu à son secours, je lui ai tendu la main... tout mon patrimoine... mais j’ai sauvé son honneur, celui de la famille ! et comme mes ressources même étaient insuffisantes, mon oncle est venu à notre aide... Ce matin encore, une somme considérable...

DHENNEBON.

Est-il possible ?

EDGARD.

Oui, monsieur... maintenant mon frère est sauvé ; sa réputation, son crédit, sont intacts !... il s’acquittera envers nous, j’en suis sûr... mais, dussé-je tout perdre, ce n’est pas ma fortune que je regretterais le plus, mais le plaisir dont je suis privé en ne pouvant aujourd’hui obliger un ami !

DHENNEBON.

Je comprends... je comprends.

EDGARD.

Adieu !... adieu, monsieur !... c’est pour vous seul au moins !... gardez bien mon secret !

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VIII

 

DHENNEBON, seul

 

Pas de fonds disponibles !... je le plains... et moi aussi !... À qui m’adresser maintenant ?... à mon ami de Rouvray ?... qui déjà a prêté ce matin à ses neveux... et puis il perd encore plus que moi ! Non, non, je ne le dois pas ! il vaut mieux me confier à mes confrères du bureau, qui peut-être sur leurs économies...

S’arrêtant.

leurs économies !... est-ce que j’y pense ?... des employés !... Il n’y a que notre chef de division, chez qui je dînais hier... Mais lui avouer que j’ai joué à la Bourse... moi Dhennebon !... un chef de bureau !... Un ministre... je ne dis pas ; mais moi cela peut me faire du tort... nuire à mon avancement... Et puis comment me recevra-t-il ?... comment seulement entamer ce chapitre-là ?... Je sens les gouttes d’eau qui me tombent du front... Ah ! c’est quand on a des dettes qu’on dépend de tout le monde !... Moi qui n’avais besoin de personne ! qui pouvais me passer d’eux tous !... j’étais si tranquille !... si heureux !... si libre !...

Voyant entrer Esther.

Ah !... ma belle-sœur, à laquelle je ne pensais pas !... Il est vrai que je ne l’aime pas beaucoup, et ne suis guère à mon aise avec elle... Mais enfin elle est riche, elle est ma belle-sœur, cela lui revient de droit... cela regarde la famille.

 

 

Scène IX

 

DHENNEBON, ESTHER, qui est entrée en rêvant, et s’assied sur un fauteuil à droite

 

ESTHER, à part.

Il part ! Oui, ma sœur a raison, il n’y a plus d’espoir... il ne m’aime plus !

DHENNEBON, à part.

Demander de nouveau... et recommencer les mêmes phrases... Dieu ! quel ennui !...

S’approchant d’Esther.

Ma chère belle-sœur !

ESTHER.

Ah ! c’est vous, Dhennebon !...

DHENNEBON, avec embarras.

Oui, j’aurais un service, ou plutôt un conseil à vous demander.

ESTHER.

Lequel ?

DHENNEBON, à part.

Elle va me refuser...

Hésitant.

C’est au sujet de ces chemins de fer, dont j’ai pris des actions sans en parler à ma femme.

ESTHER.

Je le savais par M. de Rouvray, qui prétend même qu’elles sont en perte dans ce moment.

DHENNEBON.

Il vous l’a dit ?... tant mieux !

À part.

C’est toujours cela de moins.

ESTHER, à part.

Et, grâce au ciel, je me suis déjà arrangée pour que ma sœur ne s’en aperçût pas...

Regardant Dhennebon.

ni lui non plus.

DHENNEBON, toujours avec embarras.

Il est de fait qu’elles perdent beaucoup... ça remontera... c’est évident...

À part.

Elle ne m’aide pas du tout...

Haut.

il s’agit seulement d’attendre... mais un pauvre employé n’a pas de temps... et quelquefois même il n’a pas... ses capitaux ne dorment guère... et souvent il est comme ses capitaux... quand il a de l’inquiétude... et j’en ai !...

ESTHER.

En vérité !

DHENNEBON.

Oui, ma belle-sœur !... Après ça, croyez bien que si je vous importune d’une pareille confidence... que j’aurais voulu vous épargner, c’est que je ne peux pas faire autrement... je me suis adressé à des amis... à M. Edgard...

ESTHER, avec indignation.

Qui vous a refusé ?...

DHENNEBON.

Du tout !... du tout !... le pauvre gardon ne demandait pas mieux ; mais quand on ne peut pas !... quand on n’a rien !... quand on est ruiné !

ESTHER, vivement.

Lui ! est-il possible ?...

DHENNEBON, de même.

Non, il ne l’est pas !... c’est un secret !...

ESTHER, de même.

Et je le garderai !... je vous le jure ! Achevez... expliquez-vous !... Ruiné !!!

DHENNEBON.

Pour un motif honorable... son frère ! et c’est pour cela même qu’il faut se taire !

ESTHER.

Je me tairai !...

À part.

Ah ! s’il était vrai !... Edgard si noble ! si généreux !... Oui ! oui !... c’est cela même... il n’avait plus rien, et moi riche, il n’aura pas voulu me devoir...

DHENNEBON, à part.

Elle se consulte !...

ESTHER, allant à lui.

Mon cher beau-frère !... mon ami ! si vous saviez combien je suis heureuse !...

DHENNEBON.

Vous ne m’en voulez donc pas ?

ESTHER.

Au contraire !...

DHENNEBON, à part.

Elle va me prêter !

ESTHER.

Mais vous en êtes bien sûr au moins ?... vous ne vous trompez pas ?

DHENNEBON.

Un peu plus... un peu moins... c’est à peu près dix mille francs qu’il me faut !...

ESTHER, voyant entrer Edgard.

C’est lui !... ah ! je saurai la vérité !

DHENNEBON.

Et si vous pouvez me les avancer sans que ma femme en sache rien...

 

 

Scène X

 

EDGARD, qui est entré par la porte à gauche, DHENNEBON, ESTHER

 

ESTHER, feignant se ne pas voir Edgard.

Vous ne doutez pas, mon cher beau-frère, que pour vous et pour ma sœur... je n’eusse grand plaisir à employer ma fortune !... si elle existait !... Mais, hélas !... cette fortune n’était qu’un rêve !

EDGARD, s’avançant vivement.

Comment !... quand j’ai vu dans les mains de mon oncle ce testament !...

ESTHER.

Qu’un autre, d’une date plus récente, vient d’annuler !

À Dhennebon.

C’est ce que m’a annoncé tout à l’heure M. de Verceuil, votre notaire,

À Edgard.

et ce que vous attestera M. de Rouvray, votre oncle !...

EDGARD, avec joie.

Ah ! plus de doute !...

DHENNEBON.

Quelle indignité !... et cette joie que vous m’avez témoignée tout à l’heure...

ESTHER.

Celle d’être débarrassée enfin des soins et des soucis qui m’accablaient déjà !... un surtout !...

DHENNEBON.

C’est comme un fait exprès, tous mes amis sont ruinés !... il semble que je leur porte malheur... N’importe ! je vais voir, me remettre en course... demander encore... et tout cela pour ces dix mille francs que je déteste !... J’en donnerais vingt pour ne pas les devoir !...

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène XI

 

EDGARD, ESTHER, assise

 

EDGARD, s’approchant d’elle.

Si vous saviez, mademoiselle, combien je prends part à la perte de vos espérances !...

ESTHER.

Une fortune d’un jour laisse peu de regrets !... on n’a pas eu le temps de s’y habituer !... Il est d’autres malheurs plus difficiles à supporter, et qui ne sauraient vous atteindre ! la perte d’un ami !!! Vous en avez tant, monsieur ! mais moi... seule au monde !...

EDGARD, à demi-voix et avec émotion.

Et si l’ami que vous accusez était toujours le même... si le temps, si l’éloignement, si votre indifférence même n’avaient pu changer son cœur ?... Oui, Esther, je vous ai trop aimée, j’ai trop souffert de mon amour, pour que le souvenir puisse s’en effacer ainsi ! la raison et l’honneur peut-être me conseillaient ce départ !... Mais vous êtes seule au monde ! sans amis, sans fortune !... Ah ! l’honneur maintenant m’ordonne de rester ! Je bénis votre malheur qui me permet de vous aimer, et surtout de vous le dire !... Mais maintenant, hélas ! moins heureux qu’autrefois, je n’ai plus de richesses à vous offrir.

ESTHER, à part, et portant la main sur son cœur.

Ah !... je ne m’étais pas trompée !...

EDGARD.

Et pour partager mon sort... il faut m’aimer aujourd’hui... autant que je vous aime !...

ESTHER.

Est-ce vous que j’entends ? vous, Edgard, qui, hier encore, m’avez dédaignée !

EDGARD.

Moi !...

ESTHER.

Oui, vous avez refusé ma main que ma sœur... ou plutôt... que moi, monsieur, je vous offrais !...

EDGARD.

Eh bien ! oui !... je le devais alors, et je le ferais encore !...

ESTHER, à part.

Ô ciel !...

EDGARD.

Être homme !... et tenir d’une femme sa fortune et son existence !... tout lui devoir !... et sous peine d’être ingrat se mettre éternellement dans sa dépendance !... Non, cela ne se doit pas ! ce serait renoncer à sa propre estime, et s’avilir aux yeux même de celle qui vous enrichit !

ESTHER.

Quand on ne l’aime pas !... mais quand on l’aime ?...

EDGARD, avec embarras.

Ah ! n’importe !

ESTHER.

Dites plutôt, ce que votre générosité n’ose m’avouer, que devant toute autre votre fierté eût fléchi peut-être ! !... mais que devant moi... ces folles idées de ma jeunesse, ces idées de liberté ou de domination... me nuisaient encore à vos yeux et vous empêchaient de rien devoir à celle même que vous aimiez !...

EDGARD.

Peut-être !...

ESTHER.

Ah ! vous n’eussiez pas eu une pareille pensée, si vous aviez pu lire en mon cœur, si vous aviez vu comment le temps et la raison ont peu à peu dissipé les rêves insensés qui avaient fait votre malheur... et le mien peut-être !... mais maintenant, grâce au ciel, j’ai un guide, un ami, un maître !... je puis lui dire : À vous tous mes droits !... à vous ma liberté !... à vous ce pouvoir que je suis heureuse d’abdiquer !...

EDGARD.

Esther !...

ESTHER.

Mais vous, Edgard, à présent que je vous ai tout avoué et que je suis à vous !... quelque changement qui survienne en mon sort... ou dans le vôtre... quelque malheur qui m’arrive ou me menace... vous ne me quitterez plus ?... vous ne m’abandonnerez pas ?...

EDGARD.

Ah ! quelle idée !...

ESTHER.

Vous me le jurez ?...

 

 

Scène XII

 

EDGARD, ESTHER, ÉMILIE, entrant par la porte à droite, et M. DE ROUVRAY, entrant par la porte du fond

 

EDGARD, voyant entrer Émilie et M. de Rouvray.

Oui ! devant votre sœur, devant mon oncle, je jure d’être à vous !... toujours à vous !...

M. DE ROUVRAY, étonné.

Que dit-il ?

EDGARD, vivement.

Vous allez me blâmer... m’accuser de folie... vous, mon oncle, qui connaissez ma position... mais, que voulez-vous ?... je n’ai pas d’ambition... on n’en a plus quand on aime ; et le peu de bien que nous possédons nous suffira.

M. DE ROUVRAY.

Je le crois parbleu bien ! et tu n’es pas difficile !... quarante-cinq à cinquante mille livres de...

ESTHER, courant à lui, et lui mettant la main devant la bouche.

Taisez-vous !... taisez-vous !...

EDGARD, se retournant et l’apercevant.

Ah !... l’on m’a trompé !...

ESTHER, vivement.

J’ai votre parole !... À moi ! toujours à moi !... quelque malheur qui m’arrive... et si la fortune en est un à vos yeux...

EDGARD, voulant l’interrompre.

Permettez !...

ESTHER, de même.

Si c’est là le seul obstacle, il ne sera pas de longue durée... bientôt je serai digne de vous ! bientôt je n’aurai plus rien... dès demain, je fais comme mon beau-frère ; je prends des chemins de fer, des canaux !

ÉMILIE, vivement.

Qu’est-ce que c’est ?

ESTHER, se reprenant.

Dieu ! qu’ai-je dit ?...

 

 

Scène XIII

 

M. DE ROUVRAY, ESTHER, EDGARD, ÉMILIE, HENNEBON, entrant par le fond

 

DHENNEBON, pâle, en désordre, et sautant au cou d’Émilie.

Ma femme !... ma femme ! embrasse-moi !... j’en suis dehors... j’en suis quitte... je suis le plus heureux des hommes !

ÉMILIE.

Qu’as-tu donc ?

DHENNEBON.

Mon agent de change,

À Edgard.

votre frère, a revendu pour moi !...

M. DE ROUVRAY.

Sans me consulter !... avec une perte énorme !...

DHENNEBON.

Du tout ; je ne perds ni ne gagne : il a saisi adroitement un moment de hausse.

M. DE ROUVRAY.

Il est bien habile... il n’y en a pas eu... au contraire !...

ESTHER, à demi-voix, et lui serrant la main.

Taisez-vous donc !

M. DE ROUVRAY, vivement.

Ah ! oui... oui, je comprends !... des nouvelles d’Espagne... une victoire qui cinq minutes après s’est trouvée une retraite... Il en est toujours ainsi... ça monte et ça descend...

DHENNEBON.

Et tu n’as pas, comme moi, profité de la bonne veine ?

M. DE ROUVRAY.

Non, mon ami.

DHENNEBON.

Lui qui pourtant a l’habitude de la Bourse ! cela prouve comme il est difficile d’y bien jouer !

ÉMILIE.

Raison de plus pour s’en abstenir !

DHENNEBON.

C’est fini, ma femme, c’est fini !... j’ai manqué en faire une maladie... j’étais un insensé qui ne connaissait pas son bonheur... un aveugle qui a voulu marcher sans son guide, et qui le reprend.

M. DE ROUVRAY, qui s’est approché de Dhennebon et lui a frappé sur l’épaule.

Va ! tu seras mené toute ta vie !...

DHENNEBON.

Cela m’est égal, pourvu qu’on me mène bien. Et toi qui parles !...

M. DE ROUVRAY.

Moi, mon ami, je reste garçon ; parce que l’homme d’État doit être libre de toute chaîne... je renonce à toute concession, à tous les avantages qu’on pouvait m’offrir ; parce que le tribun, le mandataire au peuple, doit se tenir en dehors du pouvoir.

DHENNEBON, à demi-voix.

La combinaison a donc manqué ?

M. DE ROUVRAY.

Grâce au ciel ! je le préfère, je suis mon maître, je n’appartiens plus qu’à moi !... nous allons déjeuner en famille, sans que rien nous dérange...

UN DOMESTIQUE, entrant.

On demande monsieur aux Tuileries.

M. DE ROUVRAY.

Aux Tuileries ?... J’y vais !

Il sort.

DHENNEBON.

Encore un indépendant qui se croit libre !...

ÉMILIE.

Et qui ne l’est pas plus que nous !

À son mari.

Car tu vois bien maintenant qu’en cette vie on est toujours dépendant de quelqu’un !... et à défaut des autres, on a pour tyrans ses propres passions... le tout est de les choisir bonnes.

EDGARD, à Esther.

Mon choix est fait !

DHENNEBON, à sa femme.

Le mien aussi !

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