Le Mariage enfantin (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 16 août 1821.

 

Personnages

 

M. LE COMTE DE LUZY, mousquetaire, mari d’Ursule

M. POT-DE-VIN, intendant

GROS-JEAN, paysan

URSULE DE MIREVAL, riche héritière

CÉLINE DE MIREVAL, sa cousine, âgée de dix ou onze ans

OCTAVE DE BALAINVILLE, amant de Céline

VILLAGEOIS          

VILLAGEOISES

 

En 1730, à vingt lieues de Paris, dans un château gothique.

 

Un salon gothique. Deux portes latérales ; une cheminée, sur laquelle sont plusieurs vases ; au fond, deux grands fauteuils ; une table, des sièges ; une fenêtre à gauche.

 

 

Scène première

 

URSULE, assise à une table et écrivant, POT-DE-VIN

 

POT-DE-VIN, à part.

Il est vrai de dire qu’on trouverait difficilement une jeune personne plus studieuse et plus appliquée que notre jeune maîtresse : elle ne m’a pas seulement vu entrer.

URSULE, apercevant Pot-de-Vin, et serrant précipitamment sa lettre.

Qui vient là ? Comment ! c’est vous, monsieur Pot-de-Vin ?

POT-DE-VIN.

Oui, mademoiselle ; en qualité d’intendant du château, je suis partout, je vois tout. Il est vrai de dire que j’ai la vue bonne.

Indiquant le papier qu’elle tient à la main.

C’est, je le présume, une lettre qu’il faut porter quelque part ?

URSULE, serrant le papier et le mettant dans son sein.

Non, non. C’est une liste de livres.

POT-DE-VIN.

De livres de méditation, j’en suis sûr ; car vous en lisez beaucoup, et je ne m’étonne plus de vos projets : maîtresse de vous-même et d’une fortune immense, vous retirer du monde, entrer dans un chapitre de chanoinesses ; voilà qui doit servir de modèle à toutes les jeunes personnes de la province.

URSULE.

Mais si elles faisaient toutes comme moi, je ne sais pas si la province y gagnerait ; d’abord on se marierait peu.

POT-DE-VIN.

Et tout n’en irait que mieux. Je ne conçois pas cette manie qu’ont maintenant les jeunes personnes de qualité ; elles veulent toutes se marier.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Selon moi, c’est une folie :
Il vaut bien mieux, en vérité,
Garder pour soi toute sa vie
Sa fortune et sa liberté.
Pour un grand bien,
Je sais fort bien
Qu’il faut un maître, et surtout un gardien ;
C’est mon devoir,
Et j’ai pu voir
Que quand on veut gérer,
Administrer,
Plus d’un souci vous accompagne ;
Il faut de l’aide... eh bien ! l’on prend,
Au lieu d’époux, un intendant ;
Et tout le monde y gagne.

C’est ce que fait mademoiselle de Mireval, votre tante.

URSULE.

Permettez, monsieur Pot-de-Vin ! malgré ses soixante ans, ma tante n’est point une ennemie du mariage.

POT-DE-VIN.

Il est vrai qu’elle l’encourage beaucoup dans ses domaines ; mais pourquoi l’aime-t-elle ? parce qu’elle a toujours été demoiselle ; et moi je le déteste, parce que...

URSULE.

J’entends, vous avez été marié ?

POT-DE-VIN.

Mieux que cela, je le suis encore ; j’ai de la famille... Heureusement, mademoiselle Céline, votre cousine, par suite du parti que vous prenez, va réunir sur sa tête l’héritage que vous partagiez ensemble ; n’ayant que onze ans, et orpheline comme vous, il se peut que d’ici à quelque temps elle ait besoin d’un intendant.

URSULE, souriant.

Je crois que celle-là préférera un mari.

POT-DE-VIN.

Elle peut prendre les deux, et n’en sera que mieux, tant elle est étourdie ; car il est vrai de dire...

URSULE.

Je remarque, monsieur Pot-de-Vin, que voilà une locution que vous affectionnez beaucoup : Il est vrai de dire !...

POT-DE-VIN.

C’est une habitude que j’ai prise, en réglant mes comptes, et que j’ai conservée, parce que, dans la bouche d’un intendant, cette phrase-là ne peut pas nuire ; seulement ça étonne d’abord, et puis l’on s’y fait.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

En ma personne on voit du reste
Un intendant de qualité,
Et j’ai su, par un gain modeste,
M’arrondir avec probité. (Bis.)
Oui, ma fortune, je m’en vante,
Se trouve faite, ou peu s’en faut...

URSULE.

Ah ! tant mieux : vous allez bientôt
Songer à celle de ma tante !

On sonne.

POT-DE-VIN.

Tenez, la voilà elle-même qui sonne ; ce sera quelque nouveau tour que lui aura joué mademoiselle Céline. Depuis que M. le baron de Balainville s’est avisé d’envoyer ici son fils Octave, ces deux enfants-là nous font tourner la tête. Ils sont curieux ! curieux !... À propos, savez-vous pourquoi depuis hier soir on a décoré la chapelle du château ? J’ai vu apporter de Paris quelque chose qui ressemble à une corbeille de mariage.

On sonne encore.

On y va, on y va ! à peine si l’on peut causer une minute !

Il sort.

 

 

Scène II

 

URSULE, seule

 

Le voilà parti ! plaçons vite ma lettre sous ce vase, dans l’endroit accoutumé. Fut-on jamais plus malheureuse ! être mariée depuis huit jours, et n’oser pas même écrire à son mari ! ce bruit de ma vocation religieuse est tellement établi, je l’ai moi-même annoncée si formellement à ma tante et à tous mes parents, et même à la cour, que je tremble à l’idée seule de l’éclat que cela va produire ! Comment leur avouer que je n’ai jamais cessé d’aimer M. de Luzy, que la nouvelle de sa mort, répandue par un courrier de l’armée, m’avait seule décidée à renoncer au monde ? et que maintenant... eh bien ! maintenant je suis sa femme, et il faut toujours qu’on le sache.

Air de Teniers.

Je lui jurai constance pour la vie,
Quand il partit pour les combats.
Au ciel je jurai d’être unie,
Alors que j’appris son trépas.
Des deux serments que mon cœur me rappelle
Lequel tenir ?... dans mon trouble secret,
Je me suis dit : Je dois être fidèle
Au premier serment que j’ai fait.

Il n’y a donc plus à présent que ce mariage à déclarer, et si je pouvais m’entendre avec M. de Luzy... mais quand il vient quelquefois chez ma tante, j’ose à peine le regarder ; il me semble que tous les yeux sont fixés sur moi ;

Montrant le vase.

et si l’on surprenait ma correspondance avec un mousquetaire, quel scandale !

 

 

Scène III

 

URSULE, CÉLINE

 

URSULE.

Eh ! mais, Céline, où vas-tu donc ainsi ? comme te voilà grave et sérieuse ! et ce mouchoir à la main, en héroïne de roman ?

À part.

Elle veut déjà faire la grande dame.

CÉLINE.

Je ne sais, ma cousine, mais je suis toute triste.

URSULE.

Eh bien ! il faut te dissiper, il faut jouer.

CÉLINE.

Je ne peux plus, mes joujoux m’ennuient.

URSULE.

Voilà qui est terrible ; alors cherche Octave, ton petit camarade.

CÉLINE.

Octave ! il n’est pas en train de jouer non plus, il est comme moi.

Air : Aussitôt que je t’aperçois. (Azémia.)

Premier couplet.

Nous ne savons d’où vient cela ;
C’est ce qui me tourmente,
Je suis triste s’il n’est pas là,
Lui si je suis absente.
Avec tous les petits garçons.
Sous le tilleul quand nous dansons,
Je n’aime (Bis.) que ses chansons.
S’il prend quelqu’ autre pour sa dame,
J’en suis chagrine au fond de l’âme :
Dis-moi d’où ça vient ?
À quoi tout ça tient ?
Je n’en sais rien, voilà le mal.
Si je l’ savais, ça m’ s’rait égal.

Deuxième couplet.

Pourquoi, dès qu’on veut le punir,
Suis-je toute tremblante ?
Pourquoi suis-je prête à rougir
Quand son maître le vante ?
Les bonbons préférés par lui
Sont ceux que je préfère aussi ;
Pourquoi (Bis.) donc en est-il ainsi ?
Quand nous sommes loin de ma tante,
Pourquoi donc suis-je si contente ?
Dis-moi d’où ça vient ?
À quoi tout ça tient ?
Je n’en sais rien, voilà le mal :
Si je l’ savais, ça m’ s’rait égal.

URSULE, à part.

Eh ! mais, a-t-on idée... à cet âge-là !

Haut.

Je vous assure, Céline, que je n’entends rien à tout ce que vous venez de me dire.

CÉLINE.

Oh que si fait ! et si vous vouliez me dire ce qu’il faut faire pour que cela se passe...

URSULE.

Qu’est-ce que c’est que cela, mademoiselle ? est-ce que je le sais ?

CÉLINE.

Sans doute... vous croyez peut-être que je n’ai pas remarqué que vous avez été tout comme moi ! vous vous promeniez toute seule dans le jardin, et puis vous pleuriez, ou bien vous vous arrêtiez en faisant comme cela.

Faisant le geste de soupirer.

Et quand vous étiez dans le salon, vos yeux étaient toujours tournés vers la porte ; le moindre bruit vous taisait tressaillir ; et quand on annonçait un certain monsieur en épaulettes et en habit rouge, vos joues devenaient sur-le-champ de la couleur de son uniforme.

URSULE.

Comment, mademoiselle !... fi ! c’est fort mal d’être curieuse.

CÉLINE.

Sans compter que tout vous ennuyait, et qu’il y avait souvent à table de si bonnes choses dont vous ne mangiez pas ; cela me faisait une peine ! je me disais : « Ma cousine est bien malade, elle va en mourir. » Ah ! bien oui, voilà que tout à coup, depuis...

Comptant sur ses doigts.

Oui, depuis sept jours, cela a tout à fait changé ; d’abord vous aviez un petit air confus et étonné, qui était si drôle... et puis de temps en temps, quoique vous fussiez seule, et qu’il n’y eût pas là d’uniforme, vous vous mettiez à rougir à part vous, et comme d’une d’idée qui vous venait... et tenez, voilà que ça vous reprend dans ce moment.

URSULE, déconcertée.

Du tout, mademoiselle ; et c’est très mal ce que vous dites là.

À part.

Mais voyez donc, moi qui me croyais en sûreté ! j’avais là un espion.

CÉLINE.

De ce moment-là vous êtes devenue gaie, tranquille ; et j’ai bien vu que ça irait tous les jours de mieux en mieux ! ça n’a pas manqué ; je n’osais pas vous demander votre secret, mais je me suis dit : « Patience ! en faisant exactement tout ce qu’a fait ma cousine, ça me réussira peut-être comme à elle. » Voilà pourquoi je me promène tous les matins dans le jardin, que j’en ai mal aux jambes ; et puis, je fais comme vous : l’air rêveur, les soupirs, et puis le mouchoir... et allez, faut avoir de la patience, car c’est joliment ennuyeux ; et puis tantôt à dîner, cette belle crème au chocolat dont j’ai refusé de manger, c’était pour faire comme vous ; eh bien ! tout cela n’y fait rien, cela va toujours aussi mal ; et il y a sans doute quelque autre chose qu’il faut que vous me disiez.

URSULE, à part.

Mais a-t-on jamais vu ?

Haut.

C’est très vilain, mademoiselle, d’avoir ces idées-là à votre âge ; et si vous en parlez encore, je le dirai à ma tante, qui vous grondera d’importance.

CÉLINE.

Ah ! vous le direz à ma tante ! Eh bien ! mademoiselle, si vous êtes rapporteuse, je le serai aussi ; et je raconterai ce que j’ai vu hier, quand toute la société se promenait dans rallée des marronniers.

URSULE.

Qu’est-ce que vous avez vu, s’il vous plaît ?

CÉLINE.

J’ai très-bien vu que M. de Luzy a saisi le moment où il vous donnait la main pour vous glisser un papier.

URSULE, lui faisant signe de se taire.

Céline ! au nom du ciel !

CÉLINE, plus haut.

C’est bon ! c’est bon ! je le dirai à ma tante, je le dirai à tout le monde !

URSULE.

C’est fait de moi !

CÉLINE.

C’est selon.

Air : Je l’aimerai. (Blangini.)

Premier couplet.

Votre secret
Sans doute est infaillible,
Puisqu’il a su produire un tel effet ;
À mes chagrins daignez être sensible,
Je me tairai : dites-moi, s’il vous plaît,
Votre secret.

Deuxième couplet.

D’un tel secret
La puissance est divine :
Ce beau monsieur, dont le nom vous troublait,
Jadis si triste, a maintenant, cousine,
L’air si content ! j’en suis sûre, il connaît
Votre secret.

URSULE, à part.

Quel embarras ! et comment faire ? me voilà pourtant à la discrétion de cette petite fille.

Haut.

Eh bien, Céline, écoutez ; si vous voulez être bien sage, je vous promets de vous le dire dans huit jours.

À part.

Je vais parler à ma tante ; il faut dès demain l’envoyer en pension.

CÉLINE.

Dans huit jours ? vous me le promettez ? c’est bon ! mais dites-moi, ma cousine, il doit y avoir encore quelque autre chose, que...

URSULE.

Non, non, voilà tout ; si tu ne dis rien d’ici là, si je suis contente de toi, je te promets un beau cadeau.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

CÉLINE, seule

 

Un cadeau ! un cadeau ! je n’y tiens pas, j’aime mieux les secrets que les cadeaux, parce que c’est si joli, un secret qu’on ne sait pas ! mais il me semble que ma cousine la chanoinesse aime beaucoup ce salon de compagnie, qui sépare nos deux appartements ; d’abord elle y est toujours ; hier elle s’est approchée deux ou trois fois de ce vase de fleurs, et un instant après, M. de Luzy...

Elle a l’air de réfléchir un instant, puis elle court au vase qu’elle soulève.

J’en étais sûre, un papier... Ah ! que je suis contente ! un papier plié en cœur ; juste comme celui que M. de Luzy a remis à ma cousine d’un air si mystérieux. Eh mais, maintenant que j’y pense, c’est peut-être ce qu’on appelle un billet doux ; c’est cela même, car elle l’avait serré bien soigneusement là, avec sa croix d’or. C’est bon ! c’est bon ! voilà aussi où je les mettrai. Ah ! c’est Octave !

 

 

Scène V

 

CÉLINE, OCTAVE, en habit à la française, en bas de soie blancs, mais sans épée

 

CÉLINE.

Eh bien ! comment cela va-t-il ?

OCTAVE, tristement.

Cela ne va pas bien ; et toi ?

CÉLINE.

De même. Tu n’as donc rien trouvé ?

OCTAVE.

Oh ! si, vraiment ; je causais tout à l’heure avec la petite Jeannette, la tille du jardinier...

CÉLINE, fièrement.

Et pourquoi causez-vous avec ces personnes-là, monsieur ? cela ne sied point aux gens de qualité.

OCTAVE, de même.

Je le sais, mademoiselle ; mais quand les gens de qualité ont besoin des personnes... et puis d’ailleurs il y a manière de se faire respecter. Je disais donc que pendant que je lui parlais elle s’est mise à rire, et m’a dit (cela va bien vous étonner), elle m’a dit... que j’avais l’air d’un amant.

CÉLINE.

Un amant ! comment, monsieur ! vous êtes un amant ? eh bien ! par exemple, si je l’avais su...

OCTAVE.

Qu’est-ce que tu aurais fait ?

CÉLINE.

J’aurais fait, j’aurais fait... qu’il y a longtemps que je connais ça ! un amant, c’est un amoureux. Tu ne te rappelles pas madame la baronne qui en a un, la comtesse qui en a un aussi, et puis la marquise qui en a deux ?

OCTAVE.

Oui, oui. J’y suis maintenant, et il faut convenir que nous étions bien simples ; mais dis-moi, amoureux, comment guérit-on de ça ?

CÉLINE.

Dame ! je n’en sais rien ; et il faudra que tu le demandes encore.

OCTAVE.

Écoute donc ! tu m’envoies toujours demander, c’est ennuyeux ! ce n’est pas que Jeannette me le dirait bien, j’en suis sur ; mais elle commence toujours par me rire au nez, et c’est désagréable, parce qu’on a l’air d’une bête.

CÉLINE.

C’est juste ; si nous pouvions le deviner à nous deux, cela vaudrait bien mieux. Écoute. Je crois que j’ai un moyen qui a déjà réussi à ma cousine Ursule et à M. de Luzy ; fais comme si tu me donnais le bras, et promenons-nous.

OCTAVE, lui donnant le bras.

Bien volontiers.

Ils se promènent sur le théâtre.

CÉLINE.

On ne nous regarde pas ?

OCTAVE.

Pardi, il n’y a personne.

CÉLINE, lui glissant mystérieusement le billet dans la main.

Eh bien ! tiens.

OCTAVE, le prenant entre les doux doigts, et l’élevant en l’air.

Qu’est-ce que tu veux que je fasse de cela ?

CÉLINE.

Est-il ignorant !... C’est un billet doux ! mais ne le montre donc pas comme cela, fais du mystère.

Faisant le geste de cacher le billet.

OCTAVE.

À la bonne heure ; et puis après ?

CÉLINE.

Et puis après, lis-le vite, et n’oublie pas que c’est moi qui te l’adresse.

OCTAVE.

C’est-y drôle tout cela !

Duo.

Air : Le voilà, ce billet joli. (Azémia.)

CÉLINE.

Le voilà, ce billet joli,
Écrit par ma cousine ;
Si déjà, j’imagine,
À quelqu’autre il a réussi,
Nous pouvons l’employer aussi.

OCTAVE, lisant.

« Toi qui reçus ma foi, toi pour qui je soupire,
« Ô charme de ma vie ! ô mon souverain bien !
« Mon cœur, qui loin de toi ne sait ce qu’il désire,
« Sitôt que tu parais ne désire plus rien. »

CÉLINE.

Entends-tu bien cela ?

OCTAVE.

Toi, pour qui je soupire.

CÉLINE.

Ô charme de ma vie !

OCTAVE.

Ô mon souverain bien !

CÉLINE, parlant.

Eh bien, qu’est-ce que ça te fait ?

OCTAVE, de même.

Il me semble que ça me fait plaisir, et que ces mots-là sont jolis à répéter.

CÉLINE.

Oh ! ma cousine avait raison.

OCTAVE et CÉLINE, chantant ensemble.

Relisons ce billet joli,
Écrit par ma cousine ;
Si déjà, j’imagine,
À quelqu’autre il a réussi,
Nous pourrons l’employer aussi.

On entend dans l’intérieur plusieurs voix qui appellent : Octave ! Céline !)

 

 

Scène VI

 

CÉLINE, OCTAVE, URSULE

 

URSULE.

Eh bien, que faites-vous là ? Octave, Céline ! n’entendez-vous pas qu’on vous appelle de tous les côtés ? ma tante vous demande tous les deux.

OCTAVE.

Est-ce pour nous gronder ?

URSULE.

Je n’en sais rien. Il est arrivé, il y a une heure, un courrier de Paris, et sur-le-champ ma tante a fait expédier je ne sais combien de lettres pour tous les environs du château ; c’est peut-être du monde qui nous arrive. Je m’en vais bien vite, pour ne pas être obligée de le recevoir ; ne dites pas que vous m’avez rencontrée.

CÉLINE.

Oui, ma cousine.

URSULE.

Et n’oublie pas ce que je t’ai recommandé.

CÉLINE.

Oh ! soyez tranquille, cela va déjà mieux.

Fausse sortie. Elle revient sur ses pas, glisse la lettre sous le vase, et au moment où Ursule tourne la tête, elle dit tout haut à Octave.

Mais venez donc, monsieur ; je suis sûre qu’il craint d’être grondé... fi ! un homme ! moi, qui ne suis qu’une petite fille, je n’ai pas peur. Adieu, ma cousine.

Ils sortent tous les deux en courant.

 

 

Scène VII

 

URSULE, puis M. DE LUZY

 

URSULE, les regardant sortir.

Il faut qu’il y ait quelque chose d’extraordinaire dans le château, car il y règne une activité... je vois d’ici tous les domestiquer qui vont et viennent d’un air empressé ; peu m’importe, en tous cas, pourvu qu’on ne vienne point me troubler...

Se retournant et apercevant M. de Luzy.

Comment, c’est vous, mon ami ! par quel hasard vous présentez-vous aujourd’hui de si bonne heure chez ma tante ?

LUZY.

Je viens d’être invité par elle-même, ainsi que presque toute la noblesse des environs. Un billet que m’a remis son coureur m’engage à me trouver le plus tôt possible au château, pour assister à une cérémonie sur laquelle elle ne s’explique point, afin de me laisser, dit-elle, le plaisir de la surprise.

URSULE.

J’y suis ; ce sera le couronnement de quelque rosière ! ma tante est folle des rosières.

Air : Le choir que fait tout le village. (Les Deux Edmond.)

Tous les ans une jeune fille
Reçoit la couronne en ces lieux :
Ma tante veut que sa famille
Dispute ces prix glorieux.
Sa main les offre à l’innocence
Bien plus encor qu’à la beauté.
Et m’en destinait un, je pensé,
Que sans vous j’aurais mérité.

LUZY.

Vous devinez avec quel empressement j’ai accepté l’invitation de votre tante, et combien maintenant j’ai peu d’envie de m’y rendre ; j’avais un pressentiment que vous ne seriez point à cette tête, et que je pourrais ici vous trouver quelques instants.

URSULE, avec tendresse.

Seule... non ! j’y étais déjà avec vous ! je vous avais écrit à notre adresse ordinaire.

LUZY, allant prendre la lettre.

Je vous entends ; mais puisque vous voilà, dites-moi ce qu’elle contient.

URSULE.

Non, monsieur ; il est des choses qu’on est bien aise d’écrire, et qu’on ne veut pas dire tout haut.

LUZY.

Air : Ainsi que vous, je veux, mademoiselle.

Me disiez-vous au moins que de l’absence,
Ainsi que moi, vous sentiez le tourment ?
Me disiez-vous qu’avec impatience
Vous attendiez ce doux moment ?
À l’époux qui pour vous soupire
Promettiez-vous le bonheur qu’il poursuit ?

URSULE.

Je ne sais pas si je dois vous le dire,
Mais peut-être l’avais-je écrit :
Oui, je crois (Bis.) que je l’avais écrit.

LUZY.

Eh bien ! pourquoi ne pas prendre un parti ? pourquoi tarder plus longtemps à déclarer notre mariage ? Qu’est-ce qui vous arrête ? est-ce l’embarras de faire un tel aveu à votre tante ? mais il n’y a pas de nécessité de le lui faire de vive voix ; nous pouvons partir et lui envoyer une lettre, bien respectueuse, qui la préviendra de tout.

URSULE.

À la bonne heure ! mais après la résolution que j’avais prise, je songe toujours à l’éclat que ce mariage-là va faire dans la province.

LUZY.

Raison de plus pour s’éloigner et pour se dérober aux méchants propos ; d’ailleurs ce qui fait événement en province n’est pas même remarqué à Paris, et personne n’y pensera ta nous. J’ai déjà donné mes ordres, fait préparer mon hôtel pour vous recevoir ; et, si vous y consentez, ce soir, à minuit, je serai sous les murs du parc avec une chaise de poste et Dubois, mon domestique.

URSULE.

Comment ! ce soir ?

LUZY.

Eh bien, vous voilà déjà tout effrayée !... Allons, Ursule, une bonne résolution, et surtout n’allez pas vous dédire au moment du danger. On vient... c’est convenu.

 

 

Scène VIII

 

URSULE, LUZY, POT-DE-VIN

 

POT-DE-VIN.

Ah ! mon Dieu ! quelle nouvelle ! et qui s’en serait jamais douté !

URSULE.

Eh bien ! Pot-de-Vin, qu’avez-vous donc ?

POT-DE-VIN.

Mademoiselle, je ne peux pas le croire, moi qui l’ai vu !... Il est vrai de dire que la chose est surprenante, foudroyante et anéantissante.

LUZY.

Eh ! mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ?

POT-DE-VIN.

Une lettre...

URSULE.

Comment ! c’est cela ?

POT-DE-VIN.

Laissez-moi me reprendre... Une lettre de Paris, de M. le baron de Balainville, le père du petit Octave.

LUZY.

Eh bien ! que dit cette lettre ? serait-il survenu quelque événement à la cour ?

POT-DE-VIN.

Il n’est rien survenu du tout, sinon que l’abbaye que M. de Balainville sollicitait pour mademoiselle Ursule vient de lui être accordée... Mais ce n’est pas cela.

URSULE, à Luzy.

Ah ! mon Dieu ! et moi qui lui écrivais hier de suspendre ses démarches.

LUZY, de même.

Votre lettre ne lui sera pas encore parvenue.

À Pot-de-vin.

Eh bien ! après ?

POT-DE-VIN.

Après ?... Nous y voici. En se faisant religieuse, en devenant abbesse, mademoiselle Ursule a déclaré qu’elle laisserait tous ses biens à sa jeune cousine ; et mademoiselle Céline, qui a onze ans, sera dans quatre ans le plus riche parti de la province. Or, M. de Balainville, qui est homme de cour et qui voit de loin, se doutant qu’il se présenterait alors un bon nombre d’amateurs, car il est vrai de dire que les riches héritières n’en manquent point, s’est hâté de prendre l’initiative : il a obtenu de Sa Majesté Louis XV des dispenses d’âge, et la permission d’unir M. Octave de Balainville à mademoiselle Céline de Mireval, à la condition, je le suppose, de renvoyer après la noce le marié au collège.

Air des Visitandines.

Jusqu’en seconde notre époux
Vivra de l’amour platonique ;
Il risquera le billet doux
Quand il fera sa rhétorique ;
S’il est bachelier lauréat,
Nous permettrons des confidences ;
Et nous romprons le célibat,
Quand nous le verrons en état
De prendre ses licences.

URSULE.

Comment ! il serait possible ?

POT-DE-VIN.

Cette lettre est arrivée à votre tante, qui en a été dans l’enthousiasme, et qui s’est hâtée d’en presser l’exécution... car ils ont tous une rage de mariage... Ils sont dans ce moment-ci à la chapelle du château, et je n’ai pas voulu être plus longtemps témoin d’un pareil sacrifice... Il est vrai de dire que les petites bonnes gens en ont l’air enchanté, et qu’ils ont déjà pris un ton d’importance et de gravité qui est déplorable. Car enfin, moi je raisonne : si on prend l’habitude de marier nos jeunes seigneurs à dix ou douze ans, comme le mariage entraine l’émancipation, et comme l’émancipation permet de manger sa fortune, s’ils commencent de si bonne heure, adieu le système des intendants...

LUZY, riant.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

C’est charmant, et de cette noce,
Pour ma part, je suis enchanté.

POT-DE-VIN.

Et, pour moi, cet hymen précoce
Me paraît une absurdité.

URSULE.

Quelles craintes sont donc les vôtres ?
S’ils sont une fois par hasard
Heureux trop tôt... c’est pour tant d’autres...

Regardant Luzy.

Qui bien souvent le sont trop tard.

Elle rentre dons l’appartement.

POT-DE-VIN.

Mais, tenez, voici tout le monde.

 

 

Scène IX

 

LUZY, POT-DE-VIN, OCTAVE, CÉLINE, tous les deux en grand costume de mariés, PAYSANS

 

LES PAYSANS.

Air de La Petite Gouvernante.

Célébrons le mariage
Dont ils ont formé les nœuds
Tous les deux :
À dix ans, dans leur ménage,
Ils ont le temps d’être heureux.

CÉLINE.

Quoi ! la chose est bien certaine ;
Moi madame et vous monsieur !
Quel bonheur !
Oui, je le croirais à peine,
Si ce n’était
Mon bouquet.

LES PAYSANS.

Célébrons le mariage, etc.

OCTAVE.

Et moi donc, je n’en reviens pas encore...

Sautant de joie.

Et si tu savais combien je suis content...

CÉLINE, le retenant.

Monsieur de Balainville, nos vassaux nous regardent.

LUZY, s’avançant.

Madame de Balainville me permettra-t-elle de lui présenter mes compliments de félicitation ?

CÉLINE, courant.

Ah ! c’est M. de Luzy ; mon Dieu ! comme vous venez tard aujourd’hui ! m’avez-vous apporté les bonbons que vous m’avez promis ?

LUZY, lui présentant un cornet.

Je n’ai eu garde d’y manquer.

OCTAVE, la tirant par sa robe.

Madame de Balainville, y songez-vous ?

CÉLINE.

Tiens, pourquoi donc ? est-ce que, quand on est mariée, on ne peut plus manger de bonbons ?

En mangeant un.

Ce sont des pistaches.

OCTAVE, qui veut en prendre dans le cornet.

Du tout, ce sont des dragées...

Céline ferme le cornet.

CÉLINE.

Air du Lendemain.

Laissez-les donc, je vous prie,
Puisque vous prenez ce ton.

LUZY.

D’une telle économie
Je devine la raison :
Cela se voit de soi-même,
Madame dans ce papier
Les garde pour le baptême
De son premier.

CÉLINE.

N’est-ce pas, monsieur ?...

Apercevant une grande corbeille que l’on vient de placer sur la table.

Ah ! regarde donc, une corbeille : que c’est joli de se marier ! C’est très bien à mon beau-père d’avoir pensé à cela...

S’approchant de la table, et s’élevant sur la pointe des pieds.

Mais comment voulez-vous que je la voie ? c’est trop haut ; ôtez-la donc de dessus cette table.

POT-DE-VIN, aux paysans.

C’est trop juste, posez-la par terre...

Pendant que Céline regarde.

Je profiterai de cette occasion pour présenter une pétition à M. le baron et à madame la baronne... J’ai mon fils, un excellent sujet... il est vrai de dire que c’est moi qui l’ai élevé... il a tantôt onze ans, et commence l’arithmétique ; je désirerais le placer auprès de monseigneur comme intendant.

LUZY.

C’est trop juste : voilà un petit intendant très bien proportionné, et je ne doute point qu’avec les soins de M. Pot-de-Vin, la maison de M. le baron ne soit bientôt montée sur un pied très respectable.

POT-DE-VIN.

Sans doute ; j’ai mon petit dernier, que je compte vous offrir en qualité de coureur, dès qu’il commencera à marcher.

CÉLINE, qui pendant ce temps a regardé la corbeille.

C’est bon, nous le prendrons... Les belles dentelles !

D’un air de dédain.

Par exemple ! une poupée...

À Octave.

Il me semble, mon ami, que M. votre père pouvait très bien se dispenser de me taire ce cadeau-là.

LUZY.

On dit pourtant que vous y jouez à ravir.

CÉLINE, faisant la révérence.

Monsieur, je vous rends grâces, mais je voulais vous dire...

Bas à Octave.

Renvoie donc tout ce monde-là, afin que nous puissions au moins parler de nos affaires.

OCTAVE, aux paysans.

Oui, mes amis, retirez-vous, laissez-moi avec ma femme.

CÉLINE, aux paysans.

Attendez, attendez.

Bas à Octave.

Donne-leur donc de l’argent.

OCTAVE, tâtant son gousset.

C’est que je n’en ai pas.

CÉLINE.

Comme si les gens de qualité en avaient jamais ! puisqu’on a un intendant...

OCTAVE.

C’est juste. Monsieur Pot-de-Vin, vous vous chargerez, vous ou votre fils, de distribuer de l’argent de ma part à ces bonnes gens.

Aux paysans.

Allez.

Octave et Céline se placent à côté l’un de l’autre ; tous les paysans passent devant eux, et les saluent en chantant le chœur.

LES PAYSANS.

Célébrons le mariage, etc.

Pot-de-Vin sort avec les paysans.

 

 

Scène X

 

LUZY, CÉLINE, OCTAVE

 

LUZY.

Suis-je de trop ?

CÉLINE.

Non, au contraire ; car j’ai bien des choses à vous demander.

LUZY.

Vous ne rentrez donc pas au salon ?

OCTAVE.

Ne m’en parlez pas, ce n’est pas cela qui est le plus agréable dans le mariage ; on nous avait placés sur deux grands fauteuils, et tout le monde rangé en cercle nous regardait, tandis que nous étions là, gravement, à côté l’un de l’autre, sans oser nous parler.

CÉLINE.

Et ma tante qui me disait toujours : Céline, tenez-vous droite ! il n’y a rien de fatigant comme cela ; heureusement qu’elle nous a donné une heure de récréation pour aller jouer dans le jardin, à condition que nous serions bien sages, et que nous ne gâterions pas nos beaux habits ! Et je suis tout de suite venue de ce côté, pour trouver ma cousine Ursule ! Où donc est-elle ?

LUZY.

Je crois qu’elle était indisposée, et qu’elle est rentrée de bonne heure dans son appartement.

OCTAVE.

Indisposée ?

CÉLINE.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que cela lui aurait repris ? voyez comme c’est fâcheux ; moi qui venais pour lui demander...

LUZY.

Et quoi ?

CÉLINE.

Dame ! beaucoup de choses, n’est-ce pas, Octave ?

OCTAVE.

Oui ; d’abord, je voudrais savoir si maintenant que me voilà marié, j’ai toujours mon précepteur.

LUZY.

Mais, peut-être qu’en adressant encore un placet au roi pour une dispense...

CÉLINE.

Et puis, est-ce que nous n’irons pas à la cour ?

OCTAVE.

Moi, d’abord, je ne serais pas fâché de figurer parmi les grands ; et puis enfin quand on n’a plus de précepteur, qu’on va à la cour, et qu’on est monsieur et madame, qu’est-ce que l’on a à faire ?

CÉLINE.

Oui, il faut que vous nous disiez cela.

LUZY.

Sans doute, mes petits amis, ce serait avec plaisir.

Regardant la pendule.

Mais voyez-vous, dans ce moment-ci...

Air : Duo d’Azémia.

Il est bien tard, et l’on m’attend ;
Demain je promets de le dire.

OCTAVE et CÉLINE.

Il n’est pas tard, un seul moment
À notre vœu daignez souscrire.

OCTAVE.

Voyons ce qu’en ménage on fait.

LUZY.

D’abord, l’époux est maître de lui-même.

OCTAVE.

Bon : je ne ferai plus ni version ni thème.

LUZY.

Il commande comme il lui plaît.

OCTAVE.

Ce n’est pas ça qui m’embarrasse !
Mais, voyons, que fait-il encor ?
Parlez ! dites-le-moi de grâce.

LUZY.

Dès le matin, au son du cor,

Il se lève et part pour la chasse.

CÉLINE et OCTAVE.

Et puis...

LUZY.

Et puis au dîner qu’on lui sert
Monsieur préside à coté de madame.

CÉLINE et OCTAVE.

Et puis...

LUZY.

Et puis, monsieur mène sa femme
Au spectacle ou bien au concert.

CÉLINE et OCTAVE.

Et puis...

LUZY.

Et puis... il est bien tard et l’on m’attend,
Demain je promets de le dire.

OCTAVE et CÉLINE.

Il n’est pas tard ; un seul instant
À notre vœu daignez souscrire.

CÉLINE.

N’est-ce que ça ? mais entre époux,
On devrait être, j’imagine...

LUZY.

Et comment donc ?

CÉLINE.

Mais comme vous.
Quand vous parliez à ma cousine !

LUZY, déconcerté.

Comment... je parlais, dites-vous ?

CÉLINE.

Oui sans doute, la chose est claire.

LUZY.

Quoi ! vraiment vous avez cru voir...
Répondez-moi, soyez sincère.

CÉLINE.

D’abord, j’ai bien vu l’autre soir
Entre vous un air de mystère.

LUZY, d’un air inquiet.

Et puis...

CÉLINE.

Et puis j’ai bien vu qu’elle était
Toute tremblante et pourtant satisfaite.

LUZY, de même.

Et puis...

CÉLINE.

Et puis j’ai bien vu qu’en cachette
Votre main glissait un billot.

LUZY.

Et puis...

CÉLINE, lui montrant la pendule.

Il est bien tard, on vous attend,
Demain je promets de le dire :
À notre vœu daignez souscrire ;
Nous nous tairons en attendant.

LUZY.

Il n’est pas tard ; un seul instant,
À mes désirs daignez souscrire ;
Mais qui pourrait, j’ose le dire,
S’attendre à cela d’un enfant ?

LUZY, pendant la ritournelle, qui doit être jouée pianissimo, parle et dit.

Eh ! mon Dieu ! ils ont raison, dix heures passées ; moi qui m’amuse là à causer avec ces enfants. Adieu, mes petits amis, nous nous reverrons.

Il sort en courant.

 

 

Scène XI

 

OCTAVE, CÉLINE

 

OCTAVE.

C’est égal, quoiqu’il n’ait pas voulu tout nous dire, la chasse, le concert, et puis la cour, et plus de versions ; c’est une bonne chose que le mariage.

CÉLINE.

Oui, nous allons être si heureux, nous allons faire si bon ménage !

 

 

Scène XII

 

OCTAVE, CÉLINE, POT-DE-VIN, et DEUX DOMESTIQUES

 

POT-DE-VIN.

Je viens, monsieur le baron, vous annoncer une mauvaise nouvelle.

OCTAVE.

On nous demande au salon ?

POT-DE-VIN.

Non ; mais M. de Balainville, votre père, arrive à l’instant de Paris en chaise de poste ; et il est vrai de dire qu’il a été bon train : vingt lieues en cinq heures.

CÉLINE.

Il vient pour la noce ?

POT-DE-VIN.

Au contraire, il venait pour l’empêcher ; il est également vrai de dire qu’il n’a pas été médiocrement mortifié, en apprenant que votre tante avait aussi promptement exécuté ses ordres.

CÉLINE, fièrement.

Eh ! pourquoi mon beau-père est-il fâché de l’être ?

POT-DE-VIN.

Pourquoi ? parce qu’on a reçu ce matin, à Paris, une lettre de votre cousine Ursule, qui déclare qu’elle ne veut plus être religieuse, et qu’elle garde sa fortune ; qu’alors mademoiselle Céline n’étant plus qu’un parti ordinaire, M. de Balainville a découvert dans ce mariage une foule d’inconvénients qu’il n’avait pas vus d’abord, et il parle de le rompre.

CÉLINE et OCTAVE.

Le rompre ? jamais !

POT-DE-VIN, à Céline.

C’est ce qu’a dit aussi madame votre tante, tout le monde a pris parti pour ou contre ; on se dispute au salon, et j’ai reçu l’ordre d’emmener provisoirement le mari...

À Octave.

je vous en demande bien pardon ; de l’enfermer à double tour dans sa chambre ; et demain de grand matin M. de Balainville doit le ramener avec lui à Paris.

CÉLINE.

L’emmener à Paris !

OCTAVE.

Nous séparer ! c’est ce que nous allons voir ; je cours parler à mon père, il ne sait pas de quoi je suis capable.

Mettant son chapeau sur sa tête.

Non, il ne le sait pas.

CÉLINE, l’arrêtant.

Je vous prie de vous modérer, Octave ! Octave !

D’un ton plus imposant.

Monsieur de Balainville !

OCTAVE.

Eh bien, madame, qu’exigez-vous ?

CÉLINE.

Octave, qu’allez-vous faire ! n’oubliez pas qu’il est votre père et le mien.

OCTAVE.

On y pensera, madame ; mais vous ne prétendez pas non plus que je me laisse enfermer à double tour, et mettre en pénitence le jour de mes noces ; c’était bon quand j’étais garçon.

Montrant Pot-de-vin.

Et lui d’abord, s’il exécute cet ordre, son fils perd la place d’intendant que je lui ai donnée.

POT-DE-VIN.

D’accord ; mais si je ne l’exécute pas, je perdrai la mienne : et il est vrai de dire que l’une est plus sûre que l’autre.

Montrant la porte à gauche.

Je prierai madame la baronne de rentrer dans sa chambre à coucher, et monsieur le baron de se laisser emmener sans résistance dans l’autre corps de logis.

OCTAVE, voulant tirer son épée, qui ne peut sortir du fourreau.

Sans résistance ! c’est ce qu’il faudra voir ; il y en aura de la résistance ; il y en a déjà.

CÉLINE.

Ah ! mon Dieu ! ils vont lui faire du mal.

OCTAVE.

N’aie pas peur, Céline, et ne pleure pas ; je te dis de ne pas pleurer, je n’irai pas.

Tirant son mouchoir en sanglotant.

C’est affreux ! ils font pleurer ma femme.

Air : Il faut partir. (Le Tableau parlant.)

POT-DE-VIN.

Il faut me suivre.

OCTAVE et CÉLINE.

Ô peine extrême !
Quitter ainsi tout ce que j’aime,
Hélas ! hélas ! nous séparer !
C’est vous qui la faites pleurer.

POT-DE-VIN.

Allons, il faut vous séparer.

On emmène Octave, qui résiste encore, et que Pot-de-Vin emporte dans ses bras.

 

 

Scène XIII

 

CÉLINE, seule

 

Octave ! Octave ! mon ami ! mon mari ! Ah ! mon Dieu, ils l’emmènent !... nous séparer ainsi, elle premier jour de nos noces !

Appelant de toutes ses forces.

Octave !... C’est que me voilà toute seule dans ce grand appartement, ça me fait peur !... Encore si ma gouvernante était là, comme à l’ordinaire ; mais non : un jour comme celui-ci, pas un domestique, pas une femme de chambre, personne pour me mettre mes papillotes ; c’est une indignité, et je conçois bien maintenant que les femmes mariées se trouvent à plaindre. Être victime de la tyrannie des parents, être mise en pénitence, ne plus voir Octave. Ah ! j’étais bien plus heureuse quand j’étais demoiselle... Octave ! Octave ! où es-tu ? on l’aura mis en prison, mon mari ! il se sera peut-être couché sans souper.

Elle entend du bruit à la fenêtre.

Ah ! mon Dieu ! qui frappe à cette heure-ci ?

 

 

Scène XIV

 

CÉLINE, OCTAVE

 

OCTAVE, en dehors.

Céline ! Céline ! ouvre-moi, n’aie pas peur ! c’est moi.

CÉLINE.

C’est mon mari, qui vient par la fenêtre.

Elle ouvre la fenêtre.

Prends garde au moins de te laisser tomber.

Octave entre dans la chambre.

Quoi ! te voilà déjà ? Comment as-tu fait ?

OCTAVE.

Je te disais bien, moi, que je ne me laisserais pas enfermer ; il est vrai que d’abord je l’étais à double tour dans la chambre de mon père, et deux grands laquais faisaient sentinelle ; mais à peine avaient-ils fermé la porte, que j’ai ouvert la fenêtre qui donne sur le jardin.

CÉLINE.

Quoi ! cette fenêtre qui est si haute ?

OCTAVE.

Air de Toberne.

Combien j’avais envie
De m’élancer en bas !

CÉLINE.

Ô ciel ! à votre amie
Vous ne pensiez donc pas ?

OCTAVE.

Fallait-il en silence
Souffrir dans ma prison ?
Oui, disait la prudence ;
Mais l’amour disait : non ;
J’ai franchi la distance
En prononçant ton nom.

Ensemble.

CÉLINE.

Quoi ! c’est en prononçant mon nom
Qu’il est sorti de sa prison ?

OCTAVE.

Céline, en prononçant ton nom,
Je suis sorti de ma prison.

Je suis ensuite monté, à l’aide du treillage, jusqu’à la fenêtre, et me voilà... je viens t’enlever.

CÉLINE.

M’enlever ?... mais voyez donc comme il est hardi !

OCTAVE.

Dame ! veux-tu être enlevée ?... dis oui ou non.

CÉLINE.

Certainement, monsieur, je ne demanderais pas mieux ; mais je n’ai pas été élevée comme les petits garçons, je ne peux pas monter le long des treillages.

OCTAVE.

C’est vrai ! il ne s’agit pas ici de se casser le cou ; alors, n’y pensons plus.

CÉLINE.

Non pas, monsieur, vous m’enlèverez plus tard.

OCTAVE, allant fermer la fenêtre.

À la bonne heure ! restons dans cet appartement ; aussi bien cela me semble gentil, de me trouver là, tout seul avec toi, à une heure comme celle-ci.

CÉLINE.

Quand on est marié...

OCTAVE.

Au fait, c’est vrai ; le marié et la mariée restent toujours ensemble.

CÉLINE.

Eh bien ! monsieur, venez dans ce fauteuil-là, à côté de moi, et causons.

Ils s’asseyent dans le même fauteuil.

OCTAVE.

Oui, causons. Mais tu prends toute la place. Sais-tu que c’est bien singulier que ta cousine Ursule ne veuille plus aller au couvent ?

CÉLINE.

Eh bien ! qu’est-ce que cela te fait ?

OCTAVE.

Ça nous fait du tort.

CÉLINE.

Fi ! monsieur, vous n’êtes peut-être pas assez riche ?

OCTAVE.

Je ne dis pas cela pour nous, mais enfin pour nos enfants.

CÉLINE.

Eh ! mais, c’est vrai ; je n’avais pas encore songé à nos enfants.

OCTAVE.

Oui, voilà comme vous êtes, vous ne songez à rien. Il faudra cependant les établir ; l’aîné, cela va sans dire : il sera baron comme moi ; mais le cadet, le voilà chevalier de Malte.

CÉLINE.

Non, monsieur, il ne sera pas chevalier de Malte.

OCTAVE.

Il le faudra pourtant bien.

CÉLINE.

C’est ce que nous verrons ; car enfin, mon fils est à moi.

OCTAVE.

Tiens, il ne m’appartient peut-être pas ?

CÉLINE.

Et vous croyez que je vous le laisserai sacrifier ?

OCTAVE.

Oui, madame.

CÉLINE.

Non, monsieur.

OCTAVE.

Ah ! qu’elle est méchante !

CÉLINE.

Qu’il est entêté ! allez, je ne vous aime plus.

OCTAVE.

Ni moi non plus.

Ils s’éloignent et, après un moment de silence, Octave reprend.

La jolie chose que le mariage !

CÉLINE, le rappelant doucement.

Octave ! Octave ! c’est moi qui ai tort ; eh bien, mon ami, il sera chevalier de Malte.

OCTAVE.

Non, non...

Air de Paris et le Village.

Fais de lui tout ce que tu veux,
Pour toi mon respect est extrême.

CÉLINE.

Eh bien ! mon ami, faisons mieux,
Et qu’il en décide lui-même.

OCTAVE.

Sans son aveu si l’on choisit,
Vraiment, c’est lui faire une insulte.
Puisque c’est de lui qu’il s’agit,
C’est bien le moins qu’on le consulte.

CÉLINE, répétant les deux derniers vers avec Octave.

Puisque c’est de lui qu’il s’agit,
C’est bien le moins qu’on le consulte.

OCTAVE.

Oui, nous lui demanderons...

CÉLINE.

C’est-à-dire, nous lui demanderons... écoute donc... Comme tu bâilles !...

OCTAVE.

Dame !... moi, je n’ai pas l’habitude de veiller aussi tard.

CÉLINE.

Et moi ! on me couche toujours à neuf heures ; mais c’est égal : dis-moi, est-ce là tout le mariage ?

OCTAVE.

En effet, il me semble qu’il manque quelque chose à la journée.

CÉLINE.

Eh bien, cherchons.

OCTAVE.

Oui, cherchons... et rappelons-nous d’abord tout ce que nous avons va dans les noces où nous avons été.

CÉLINE, comptant sur ses doigts.

D’abord le marié et la mariée...

OCTAVE.

Voilà.

CÉLINE, de même.

Les parents, l’église, les beaux habits, et les bouquets.

OCTAVE.

Tout cela y est.

CÉLINE, de même.

Les chansons, le bal, la musique...

OCTAVE.

Attends, attends ; j’y suis... j’ai ce qui nous manque, il n’y a pas eu de bal.

CÉLINE.

C’est pourtant vrai ; eh bien, voyez donc à quoi pense ma tante !

OCTAVE.

Heureusement qu’il est encore temps... si nous dansions ?

CÉLINE.

Oh ! la jolie idée ! tu vas m’inviter, n’est-ce pas ? d’autant plus que je me rappelle très bien que c’est toujours la mariée et le marié qui ouvrent le bal.

OCTAVE.

Et qu’au bout de quelques menuets, le marié est toujours à regarder sa montre. Je n’en ai pas, mais c’est égal.

CÉLINE.

Attends, attends que je m’asseye.

Octave la salue et lui présente la main.

Avec plaisir, monsieur.

Ils dansent les premières mesures du menuet d’Exaudet.

Eh bien ! cela t’a-t-il amusé ? qu’est-ce que tu en dis ?

OCTAVE.

Ça ne me fait rien ; et toi ?

CÉLINE.

Oh ! moi, ça me fatigue de faire des révérences.

OCTAVE.

Eh bien ! autre chose ; cherchons encore.

Air de l’Allemande de Frontin.

Ensemble.

Allons,
Cherchons
Avec courage.
Pour notre secret,
Si le menuet
Ne produit que peu d’effet,
Allons,
Cherchons :
Bientôt, je gage,
L’allemande aura,
Oui, je le sens là,
Plus de pouvoir que cela.

Ils dansent l’allemande, et à la fin Octave embrasse Céline.

CÉLINE.

Écoute, j’ai cru entendre du bruit.

OCTAVE.

Tu m’as fait peur.

CÉLINE.

C’est dans l’appartement de ma cousine Ursule.

Regardant par le trou de la serrure et faisant signe à Octave de la main.

Viens donc, et marche bien doucement... Il va un domestique en livrée, qui est là à attendre, et puis M. de Luzy parle à ma cousine.

OCTAVE.

Est-ce que tu peux entendre ?

CÉLINE.

Eh ! sans doute ! mais tais-toi donc.

Écoutant.

Il a dit : ma bien-aimée !

OCTAVE, à Céline.

Ma bien-aimée !

CÉLINE.

Oh ! que ce nom-là est joli ! vous m’appellerez toujours comme cela, n’est-ce pas, monsieur ?

OCTAVE.

Oh ! toujours.

CÉLINE.

À merveille.

Regardant.

Mon ami, mon ami... il lui baise la main.

OCTAVE.

Attends, attends.

Octave baise la main de Céline.

CÉLINE.

Et puis voilà une valise que prend le valet, ils ont l’air de s’en aller.

OCTAVE.

Bah !

CÉLINE.

Oui ; M. de Luzy a pris ses gants et son château, et ils s’éloignent.

OCTAVE, prenant son chapeau et mettant ses gants.

C’est bon, c’est bon ; ce ne sera pas long.

CÉLINE.

Eh bien ! que fais-tu donc ?

OCTAVE.

Je fais comme eux : allons, partons !

CÉLINE.

Mais y penses-tu ? tu ne crains pas que...

OCTAVE.

Apprenez, madame, que je ne crains rien, et que je vous ordonne de me suivre.

On entend du bruit en dehors.

CÉLINE.

Ah ! mon Dieu ! on vient de ce côté ; j’entends la voix de M. Pot-de-Vin, et de plusieurs personnes.

OCTAVE.

Ah ! mon Dieu ! où nous cacher ?

Ils font le tour du théâtre.

Ah ! cette table... je serai là à merveille ; eh bien ! es-tu cachée ? moi, je le suis.

Il se cache sous la table.

CÉLINE, cherchant partout.

Et où veux-tu que je trouve une cachette ? il n’y en a pas dans ce maudit appartement... Ah ! ma corbeille de mariage.

OCTAVE, toujours sous la table.

Pourras-tu ?

CÉLINE.

J’y serai très bien.

Elle se cache dans la corbeille.

OCTAVE.

Est-ce fait ?

CÉLINE.

Oui, mais tais-toi : on vient.

 

 

Scène XV

 

CÉLINE, OCTAVE, POT-DE-VIN, DOMESTIQUES, PAYSANS et PAYSANNES, GROS-JEAN

 

POT-DE-VIN.

C’est bien. Fermez la barrière de la grande avenue, arrêtez la chaise de poste qui vient de partir, et menez les petits fugitifs devant madame de Mireval et M. le baron.

GROS-JEAN.

Ça doit être déjà fait, monsieur l’intendant, car j’ons vu, du bout de l’avenue, Jean-Louis et un de nos camarades qui tenaient la bride des chevaux.

POT-DE-VIN.

C’est bon.

GROS-JEAN.

Et ils ont forcé de descendre ceux-là qui étions dans la voiture ; mais c’est drôle, faut que le mariage ait bien changé nos jeunes maîtres ; ils m’ont paru ni plus ni moins que des personnes naturelles ; il est vrai que j’étions de si loin que c’est peut-être cela qui me les a fait paraître si grands.

POT-DE-VIN.

Imbécile ! au contraire.

GROS-JEAN.

Comme vous voudrez ; mais, sous vot’ respect, je gagerions avec vous que le monsieur n’était pas M. Octave.

POT-DE-VIN.

Il est vrai de dire que ces gens-là reculent souvent les limites de l’absurde ; qui veux-tu que ce soit, si ce n’est pas M. Octave ? ne s’est-il pas échappé de la chambre où nous l’avions enfermé ? n’a-t-il pas sauté par la fenêtre ? et mademoiselle Céline... regarde si elle est ici ? tu vois donc bien qu’il faut nécessairement qu’ils se soient sauvés ensemble, ou je ne suis qu’un sot.

GROS-JEAN.

Dame ! monsieur l’intendant, moi je ne dis pas non.

Regardant la porte à droite.

Mais tenez, cette fois, je ne me trompions pas ; les voilà eux-mêmes en personne, tels que je les avons vus.

 

 

Scène XVI

 

CÉLINE, OCTAVE, POT-DE-VIN, DOMESTIQUES, PAYSANS et PAYSANNES, GROS-JEAN, M. DE LUZY, URSULE, entrant par la porte à droite

 

POT-DE-VIN.

Ô ciel ! M. de Luzy et mademoiselle Ursule !

LUZY.

Dites madame de Luzy, mon cher Pot-de-Vin ; car notre mariage n’est plus un mystère, et nous venons de le déclarer à M. le baron et à madame de Mireval, devant qui vos gens nous avaient conduits.

POT-DE-VIN.

Comment ! il serait possible ? Et mademoiselle Céline ?

LUZY.

Mademoiselle Céline se trouve un peu moins riche, mais n’en est pas moins un très beau parti, et puisqu’on a sollicité et obtenu pour ce mariage l’agrément de Sa Majesté, une rupture dont on devinerait aisément le motif rendrait M. de Balainville la fable de la cour. C’est ce que nous tu avons fait comprendre sans peine.

URSULE.

Et nous venons chercher Céline pour lui annoncer cette bonne nouvelle et la mener à son beau-père.

POT-DE-VIN.

Autre catastrophe, les jeunes mariés ont disparu, et tout nous porte à croire que M. Octave a enlevé sa femme.

URSULE.

Criait donc la soirée aux enlèvements !

LUZY.

Eh bien, partons ; il faut les rattraper.

POT-DE-VIN.

Oui, les rattraper, lorsqu’ils ont deux ou trois heures d’avance... où les trouver maintenant ? où sont-ils ?

OCTAVE, levant le tapis, CÉLINE, entr’ouvrant la corbeille.

Nous voilà.

POT-DE-VIN.

En croirai-je mes yeux ! la mariée dans sa corbeille !

OCTAVE.

Tiens, elle est chez elle.

Air de Bouton de rose.

Dans la corbeille,
Où l’a fait cacher sa frayeur.
Ma femme me semble à merveille,
Car c’est la plus gentille fleur
De la corbeille.

CÉLINE.

C’est donc bien vrai, monsieur de Luzy, qu’on ne cassera pas notre mariage, et que je serai toujours madame ?

LUZY.

Oui, ma petite cousine, nous l’avons obtenu ; mais à une condition, c’est que demain Octave partira pour le collège, et qu’il y restera trois ans.

CÉLINE.

Trois ans ! trois ans au collège !

OCTAVE, bas à Céline.

Laisse-les faire : je me dépêcherai d’apprendre, et je serai savant tout de suite.

CÉLINE.

À la bonne heure ; mais trois ans ! ah ! mon Dieu, que c’est long !

OCTAVE, de même.

Sois tranquille, je viendrai aux vacances.

Vaudeville.

Air nouveau.

CÉLINE.

Chaque âge, on vient de me l’apprendre,
À ses peines comme ses jeux ;
Mais le mien, si j’ai su comprendre.
Doit être encor le plus heureux :
Nouveau joujou, nouvelle idole,
Et jamais de chagrins constants :
Un rien afflige, un rien console,
On a dix ans. (Bis.)

OCTAVE.

Déjà d’un trouble qu’on ignore
On a senti battre son cœur ;
Sans savoir ce qu’on veut encore,
On cherche... on rêve le bonheur.
Bientôt les pédants vous poursuivent,
Viennent le grec, les rudiments ;
Et déjà les chagrins arrivent :
On a quinze ans. (Bis.)

URSULE.

Sans s’occuper de la fortune,
Et sans penser à l’avenir,
Sans embarras, sans crainte aucune,
Sans projets... mais non sans désir,
Au plaisir seul on aime à croire.
Et l’on poursuit en même temps
L’amour, les beaux-arts et la gloire :
On a vingt ans. (Bis.)

M. DE LUZY.

Déjà, plus sage dans sa course,
On interroge tour à tour
Et les mouvements de la bourse,
Et plus souvent ceux de la cour !
Sur un bruit heureux ou sinistre,
On arrange ses sentiments ;
Et l’on s’inscrit chez le ministre
On a trente ans. (Bis.)

POT-DE-VIN.

Enfin l’amour bat en retraite,
Le plaisir manque au rendez-vous ;
Alors on lit une gazette
Au lieu de lire un billet doux,
On caresse sa tabatière,
On sermonne les jeunes gens,
Et l’on dit que tout dégénère :
Hélas ! on a ses soixante ans. (Bis.)

CÉLINE, au public.

Témoins de l’hymen qui m’enchaîne,
Messieurs, j’ose compter sur vous ;
Pour célébrer ma cinquantaine.
Ne manquez pas au rendez-vous.
Vous, qui protégez mon aurore,
Mes vœux, mes désirs les plus grands
Seraient de vous revoir encore
Dans cinquante ans. (Bis.)

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