Scipion l’Africain (Nicolas PRADON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 22 février.

 

Personnages

 

SCIPION, surnommé l’AFRICAIN, Consul et général de l’armée des Romains

ANNIBAL, général de l’armée des Carthaginois

LUCEJUS, prince des Celtibériens, amant d’Ispérie nièce d’Annibal

ISPÉRIE, nièce d’Annibal, promise à Lucejus, prisonnière dans le Camp de Scipion

ÉRIXÈNE, fille d’Hannon, ennemi d’Annibal, prisonnière dans le Camp de Scipion

AURILCAR, envoyé d’Annibal vers Scipion

LÉPIDE, confident de Scipion

SEXTUS, capitaine de l’armée de Scipion

CELSUS, romain, ami de Lucejus

ERMILIE, confidente d’Ispérie

BARSÉ, confidente d’Érixène

 

La scène est dans le Camp de Scipion, près de Zama.

 

 

PRÉFACE

 

Si le succès d’un ouvrage doit le défendre contre la critique, et si la première et la plus infaillible règle du théâtre est celle de plaire, j’ose dire que Scipion l’Africain ayant eu ce bonheur, je pourrais me dispenser de répondre aux critiques qu’on en a faites. Cependant sans me prévaloir des applaudissements que le public lui a donnés, je vais tâcher en peu de mots d’en justifier la conduite. On me reproche d’avoir fait Scipion amoureux ; mais je soutiens que le mettant sur la scène, j’ai dû lui donner ce caractère, qui relève son action principale, qui est de vaincre sa passion, et de rendre sa maîtresse à son rival. Aristote nous apprend qu’on peut ajouter quelque chose de vraisemblable au vrai ; et il est vraisemblable que Scipion à l’âge de vingt-quatre ans, ayant pris la plus belle personne de l’univers, ait été sensible à sa beauté et qu’il ait rendu quelques combats, avant que de la rendre à Lucejus Prince des Celtibériens, à qui elle était promise. D’ailleurs si Scipion avait remis sa captive sans la voir, son action n’aurait pas été si belle, que de la rendre après l’avoir vue, et après en avoir été vivement touché ; car comme dit le grand Corneille,

Ce n’est qu’en ces assauts qu’éclate la vertu,
Et l’on doute d’un cœur qui n’a point combattu.

Il me semble même que Scipion aurait bien douté de sa vertu, et du pouvoir qu’il avait sur lui de n’oser voir une très belle personne, de peur d’en être tenté. Comme l’Histoire ne nomme point cette belle captive, je la fais nièce d’Annibal, pour donner un plus grand contraste à l’amour de Scipion qu’il combat, et dont enfin il triomphe, et je puis dire que cette action a plu trop généralement dans le cinquième acte pour me repentir de l’avoir fait. Il y a des gens qui s’étonnent qu’Annibal vienne demander la paix avec une assez grosse armée ; mais il n’est pas permis d’ignorer un fait historique aussi connu que celui-là. Il est constant qu’Annibal fut rappelé par le Sénat de Carthage pour défendre sa patrie, qu’il quitta l’Italie, qu’il revint en Afrique, et qu’il y trouva les affaires en un si mauvais état, qu’il n’eût point d’autre parti à prendre pour sauver Carthage, que celui de demander la Paix ; mais il la demande d’une manière assez noble, et cette scène a toujours paru très belle, et très bien conduite ; je ne doute point qu’il n’y ait bien des choses qui auraient pu être mieux dans cette pièce, mais je ne suis pas infaillible, et je ne donne point ceci pour un ouvrage achevé. Il suffit qu’il ait réussi, pour en devoir être content, et pour m’encourager à travailler à l’avenir avec encore plus de soin et plus d’exactitude.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LÉPIDE, AURILCAR

 

LÉPIDE.

Seigneur, en attendant que Scipion vous voit,

Je me tiens honoré de l’ordre qu’il m’envoie,

De vous entretenir pendant quelques moments,

Nous saurons d’Annibal les secrets sentiments,

C’est vous qui dans ce Camp annoncez sa venue.

AURILCAR.

Oui, Seigneur, Annibal souhaite une entrevue,

Je viens la demander, c’est son intention

Que de voir aujourd’hui le fameux Scipion ;

Aux plaines de Zama nous sommes l’un et l’autre,

Notre Armée est campée assez près de la vôtre ;

Mais Annibal prétend avec lui conférer,

Et je viens en ce Camp pour en délibérer,

Avant que de rien faire et de rien entreprendre.

LÉPIDE.

Sans doute qu’on ne peut refuser de l’entendre ;

Nous verrons aujourd’hui ces deux grands Citoyens,

Tous deux de leur pays la gloire et les soutiens,

Donner ce peu de trêve à cette longue guerre,

Pour décider entre eux du destin de la terre,

Et de leur conférence on attend désormais

Le jour de la bataille, ou celui de la paix.

AURILCAR.

Je ne m’explique point des desseins de mon Maître,

Il paraîtra lui-même, et les fera connaître,

Il marche sur mes pas : mais que d’heureux succès,

Seigneur, de Scipion ont rempli les projets ?

La victoire en tous lieux à son bras enchaînée

Semble de l’Univers faire la destinée ;

Jeune encore, on a vu ses grandes actions

Suivre, et même passer celles des Scipions,

Et digne rejeton de cette illustre race,

À vingt ans on l’a vu commander en leur place ;

Il nous chassa d’Espagne après quatre combats,

Où Rome triompha par l’effort de son bras,

Le voici dans l’Afrique étonnée, affaiblie,

Il arrache Annibal du sein de l’Italie,

Et contraint ce héros de voler en ces lieux,

Pour défendre à son tour sa patrie et ses Dieux.

LÉPIDE.

S’il achève, Seigneur, cette heureuse campagne,

Dans l’Afrique il fera ce qu’il fit en Espagne :

Un des plus puissants rois qui fût dans l’Univers,

L’infidèle Syphax a péri dans ses fers,

Asdrubal et Xantus ont perdu trois batailles,

Carthage va nous voir au pied de ses murailles,

Cette superbe ville est contrainte aujourd’hui

D’appeler Annibal pour lui servir d’appui ;

Scipion la menace, et l’on voit ce grand homme

Lui rendre tout l’effroi qu’Annibal fit à Rome.

AURILCAR.

Il vient de ses succès interrompre le cours,

Et promet à l’Afrique un fidèle secours.

Son nom seul raffermit nos Provinces craintives ;

Mais puis-je m’informer des illustres captives

Que Zama pris d’assaut vit tomber dans vos fers ;

La nièce d’Annibal les a-t-elle soufferts ?

Et la Fille d’Hannon, la superbe Érixène,

S’est-elle accoutumée à porter une chaîne ?

LÉPIDE.

Que leur chaîne, Seigneur, est facile à porter ?

Elles ont des vertus qui les font respecter,

Au Camp de Scipion elles sont souveraines,

Il les traite bien moins en esclaves qu’en Reines,

Il n’a plus de fierté sitôt qu’il est vainqueur,

Sa bonté, sa clémence égalent sa valeur ;

Oui, son bras aux vaincus ne fut jamais funeste,

La victoire ne sert qu’à le rendre modeste,

Égal dans la fortune et dans l’adversité,

Il n’est jamais superbe en la prospérité.

La Nièce d’Annibal, l’adorable Ispérie,

Fit briller tant d’éclat et tant de modestie

Qu’il en fut ébloui : mais enfin sa beauté

Porte un charme secret dont on est enchanté.

Au Prince Lucejus elle se vit promise,

Il devait l’épouser quand Zama fut surprise ;

Ce jour infortuné si funeste pour eux

Sépara ces amants sur le point d’être heureux :

Elle ignore où ce Prince a su porter ses armes,

Et souvent ses beaux yeux pour lui versent des larmes 

Mais, Seigneur, Érixène en ce lieu doit venir,

Scipion lui permet de vous entretenir,

Je vois qu’elle s’avance, et vous laisse avec elle.

 

 

Scène II

 

ÉRIXÈNE, BARSÉ, AURILCAR

 

ÉRIXÈNE.

On nous vient d’annoncer une grande nouvelle,

Annibal en Afrique est enfin de retour.

AURILCAR.

Vous le verrez, Madame, avant la fin du jour.

ÉRIXÈNE.

Je sais que dans l’État où l’Afrique est réduite,

Elle n’espère plus qu’en sa seule conduite ;

Ne me déguisez rien sur ses nouveaux projets,

Je prévois, Aurilcar, qu’ils tendent à la paix.

AURILCAR.

Vous avez pénétré ce que veut sa prudence,

Une paix de Carthage est l’unique espérance ;

Mais, Madame, que dit, et que fait Scipion ?

Son jeune cœur n’a-t-il que de l’ambition ?

Les charmes d’Érixène, ou les yeux d’Ispérie

N’ont-ils pu rendre encor sa grande âme attendrie ?

Pardonnez...

ÉRIXÈNE.

Apprenez un secret important,

Sans doute Scipion n’est plus indifférent.

Depuis peu dans son Camp sa flamme est allumée,

Bien que sa passion dans son cœur renfermée

Prenne soin à nos yeux toujours de se cacher,

Qu’il fasse des efforts en vain pour l’arracher,

J’ai connu cependant, même par sa contrainte,

Que d’un feu violent son âme était atteinte.

AURILCAR.

Il faut d’un tel secret qu’Annibal soit instruit,

Sa prudence pourrait en tirer quelque fruit ;

Car si de Scipion on fléchit le courage,

Il pourrait s’adoucir en faveur de Carthage.

Hé quoi ? si de l’amour il ressentait les coups ?

Et s’il était charmé d’Ispérie, ou de vous,

Sans doute que la paix en serait plus facile.

ÉRIXÈNE.

À connaître les cœurs je ne suis pas habile ;

Mais j’ai crû démêler dans son trouble secret,

Qu’il aime une des deux, et qu’il l’aime à regret ;

Plus j’observe pour nous ses yeux et sa conduite,

Plus je vois qu’il nous cherche alors qu’il nous évite ;

Quand il nous voit ensemble il demeure interdit,

Il rougit quelquefois de honte et de dépit

Et quand il s’aperçoit du trouble de son âme,

Il semble s’indigner de sa naissante flamme,

Il frémit de sentir l’amour qu’il veut dompter,

Et que tout son courage a peine à surmonter.

Voilà le plan d’un cœur difficile à connaître ;

Mais pour approfondir qui peut en être maître,

Je sais trop qu’Ispérie a des charmes puissants,

Que sa beauté d’abord peut enchanter les sens,

Mais à son cher amant elle est trop attachée,

Et par nul autre objet n’en peut être arrachée,

Scipion le connaît.

AURILCAR.

Madame, et plût aux Dieux !

Que ce Vainqueur sentît le pouvoir de vos yeux ?

ÉRIXÈNE.

Je ne m’en flatte point, mais sans être trop vaine,

Scipion sans rougir pourrait porter ma chaîne,

Que dis-je ? Ce Héros, le plus grand des mortels,

À qui Rome déjà consacre des Autels,

D’un cœur tel que le mien peut devenir le maître,

Et s’il n’est mon Amant il est digne de l’être.

Peut-être j’en dis trop, et j’avoue à regret

Un faible, dont mon cœur me faisait un secret ;

Mais quoi ? si l’on faisait la paix avec Carthage,

Plût au Ciel ! que l’amour en ébauchât l’ouvrage,

Et du moins je voudrais pour flatter ma fierté,

Que l’heureuse Érixène eût part à ce traité.

Adieu, Scipion vient, et vous allez l’entendre.

 

 

Scène III

 

SCIPION, LÉPIDE, AURILCAR

 

SCIPION.

Est-il donc vrai, Seigneur, ce qu’on vient de m’apprendre,

Que le grand Annibal cherche à m’entretenir ?

AURILCAR.

Seigneur, sur ce sujet je viens vous prévenir,

Occupé tout entier du soin de sa patrie,

Annibal, par ma bouche aujourd’hui vous en prie ;

Une telle entrevue utile à son pays,

Et même nécessaire à tous les deux partis,

Pourrait en ce grand jour décidant de la guerre,

Donner un plein repos au reste de la terre.

SCIPION.

Annibal me surprend par ce nouveau dessein,

Je ne le croyais voir que le fer à la main,

Et sûr de sa valeur et de sa renommée,

Je l’attendais toujours en tête d’une Armée.

AURILCAR.

Elle approche de vous, et marche sur ses pas ;

Avant que de tenter le destin des combats,

Il a cru pour le bien de chaque République,

Qu’il devait avec vous en sage politique,

Examiner à fond les divers intérêts

Qui troublent nos États par des ressors secrets,

Et les ayant tous mis dans la juste balance,

En peser à loisir les raisons, l’importance,

Pour garder à chacun et sa gloire et son rang ;

Souvent une entrevue épargne bien du sang.

Ainsi pour Annibal je la demande encore.

SCIPION.

Hé bien ? pour lui marquer à quel point je l’honore,

J’accepte l’entrevue, et veux bien différer

La bataille où j’ai cru devoir me préparer ;

Pour lever tout ombrage et toute défiance,

Qu’il choisisse un lieu propre à cette conférence,

Je m’y rendrai, Seigneur, au jour qu’il nommera,

Et ne serai suivi qu’autant qu’il le sera.

AURILCAR.

Il prétend dans ce Camp venir bientôt lui-même.

SCIPION.

Quoi ! lui-même en mon Camp, ma surprise est extrême ?

Mais quel otage encore exige-t-il de moi ?

Que me demande-t-il qui puisse...

AURILCAR.

Votre foi.

SCIPION.

Hé quoi donc ? Annibal ne veut point d’autre otage ?

AURILCAR.

Il veut de Scipion la parole pour gage,

Hé quel otage peut remplacer Annibal ?

SCIPION.

Je sais qu’il n’en est point pour un tel Général

Et puisqu’il se confie en ma seule parole,

Je jure par les Dieux appuis du Capitole,

Qu’il peut en sûreté se fier à ma foi,

Il n’aura dans mon Camp pour otage que moi.

AURILCAR.

Seigneur, c’en est assez.

SCIPION.

Allez, je vais l’attendre,

Je me fais un plaisir de le voir, de l’entendre,

Mais pressez l’entrevue où j’ai dû consentir,

Et voyez Ispérie avant que de partir.

 

 

Scène IV

 

SCIPION, LÉPIDE

 

SCIPION.

Lépide, que crois-tu de cette conférence

Qu’Annibal me demande avecque tant d’instance ;

Son invincible bras, la terreur des Romains,

Son grand cœur, sa conduite, et ses vastes desseins

Avaient mis l’Italie aux bords du précipice,

Longtemps de la fortune il fixa le caprice ;

De Trébie, et sur tout de Cannes le malheur,

Monuments éternels de sa rare valeur,

Sur les deux Scipions sa dernière victoire,

Tout enfin a servi de trophée à sa gloire :

Cependant ce vainqueur après tant de combats

Envoie à Scipion, et fait les premiers pas,

Il dément la fierté de son âme hautaine.

Que me vient proposer ce fameux Capitaine ?

Dieux ! Serait-ce la paix ? mon esprit agité

Frémit en ce moment du seul mot de traité.

LÉPIDE.

S’il demande la paix, n’êtes-vous pas le maître

D’accepter, d’imposer.

SCIPION.

Apprends à me connaître.

Si dans cette entrevue il propose la paix,

Ma gloire me défend d’y consentir jamais.

Quelques conditions que j’impose à Carthage,

Quand Rome la verrait réduite à l’esclavage,

Je ne fais rien pour moi, si dans un jour fatal

Scipion n’est vainqueur de l’illustre Annibal :

Voilà donc l’intérêt le premier de ma gloire ;

J’en ai d’autres secrets que tu ne pourras croire,

Je ne sais si mon cœur se serait démenti,

Je sens ce que jamais je n’avais ressenti.

LÉPIDE.

Vous, Seigneur ?

SCIPION.

Je te veux ouvrir toute mon âme,

Je ne sais si je dois donner le nom de flamme

A ce trouble mortel dont je suis agité ;

Qu’on l’ignore à jamais dans la postérité ?

Que toi seul sois témoin de ma faiblesse extrême ?

Lépide, quelquefois j’ai pitié de moi-même,

Je combats, mais en vain un rapide penchant,

Qui de tous mes efforts est toujours triomphant ;

Je rougis d’en sentir les mortelles atteintes,

J’ai voulu te cacher mon désordre, mes craintes ;

Mais il faut t’avouer mon faible avec douleur.

La prise de Zama coûte cher à mon cœur.

LÉPIDE.

Je vous entends, Seigneur, des atteintes si vives

Sont de l’amour...

SCIPION.

Écoute, une de mes captives,

Je tremble seulement d’en prononcer le nom,

A soumis, a vaincu le cœur de Scipion ;

Pourrais-je t’en tracer une assez vive image ?

Un charme éblouissant brille sur son visage,

Un air plein de grandeur, une noble fierté,

L’éclat et la douceur jointe à la majesté,

Mille et mille vertus, une grâce infinie...

Enfin ne dois-tu pas reconnaître Ispérie.

LÉPIDE.

Hé ? qui pourrait la voir sans en être surpris,

Seigneur, avec raison vous en êtes épris,

Ses yeux...

SCIPION.

Ne flatte point mon penchant, ma faiblesse,

Et loin de me laisser languir dans la mollesse,

Contre un feu si fatal prête-moi du secours ;

Sauve-moi, s’il se peut, de l’abîme où je cours :

D’Ispérie, il est vrai, je redoutais la vue,

Je sentais à ses yeux mon âme trop émue,

J’ai voulu l’éviter, vaine précaution !

Par l’absence j’ai cru vaincre ma passion,

J’ai tenu quelque temps contre de si doux charmes ;

Mais enfin je la vis, elle versait des larmes,

C’était pour son Amant, et j’en fus offensé,

D’un mouvement jaloux je me sentis pressé,

Et ses pleurs, ses soupirs, sa langueur, sa tristesse,

Me firent vivement ressentir ma faiblesse,

Je n’en suis plus le maître, et malgré mes efforts

Je succombe, Lépide, à de si doux transports.

LÉPIDE.

Il est vrai qu’elle est belle, et digne d’être aimée.

SCIPION.

Plus je résiste, et plus j’en ai l’âme charmée,

L’effort que je me fais irrite mes désirs,

Près d’elle je contrains, j’étouffe mes soupirs :

Mais dieux ! elle est sans cesse en de tristes alarmes,

Je me vois aujourd’hui la cause de ses larmes,

Ma fatale victoire a trahi ses desseins,

Elle doit me haïr, Lépide, et je le crains.

LÉPIDE.

Vous pourriez voir, Seigneur, votre flamme trompée,

Du Prince Lucejus elle est préoccupée,

Vous l’avez enlevée aux bras de cet époux.

SCIPION.

Il l’épousait ? ah Ciel ! que son sort était doux ?

Qu’il allait être heureux, et qu’Ispérie est belle ?

Est-il dans l’univers rien qui soit digne d’elle ?

Mais que veut Annibal ? quel accord, quel traité ?

Voudra-t-il de sa Nièce avoir la liberté ?

Est-ce pour Lucejus, pour elle, ou pour Carthage

Qu’il vient... dure à jamais plutôt son esclavage !

Apprends que Scipion ne la rendra jamais,

Elle est seule un obstacle invincible à la paix ;

Ainsi donc plus d’accord, ni même d’entrevue.

LÉPIDE.

Mais vous l’avez promise, et dans peu la venue

D’Annibal en ce Camp.

SCIPION.

Il est vrai, j’ai promis

D’entendre le plus fier de tous nos ennemis ;

Mais je dois pour ma gloire oublier Ispérie,

Je dois la regarder en mortelle ennemie,

La Nièce d’Annibal tenterait ma vertu ?

Le plus grand ennemi que jamais Rome ait eu ?

Non, Lépide, aujourd’hui je dois briser ma chaîne.

LÉPIDE.

Seigneur, portez vos vœux du côté d’Érixène.

Elle est fille d’Hannon ennemi d’Annibal,

Dans Carthage ce chef fut toujours son rival.

Toujours dans le Sénat à ce héros contraire,

Dans Rome il n’eut jamais de plus grand adversaire,

Et s’opposant sans cesse à ses justes desseins,

Il paraissait plutôt l’allié des Romains ;

Aux charmes d’Ispérie opposez Érixène,

Et prenez un amour conforme à votre haine,

Elle peut balancer vos désirs à son tour,

Et même elle pourrait répondre à votre amour.

SCIPION.

Érixène !

LÉPIDE.

Oui, Seigneur, et j’ai cru le connaître,

Toute sa fierté tombe en vous voyant paraître :

Quand on parle de vous, il le faut avouer,

Elle prend du plaisir, Seigneur, à vous louer,

Et lorsque vos regards tournent vers Ispérie,

Dans son dépit secret on lit sa jalousie ;

Elle voudrait bien voir ses charmes effacés,

Elle la hait enfin, en est-ce pas assez ?

SCIPION.

Elle hait Ispérie, ah Ciel ! quelle injustice ?

Par quelle jalousie, ou plutôt quel caprice,

Malgré tant de beautés cette Érixène hait

Ce que la main des Dieux forma de plus parfait.

Je m’égare, Lépide, et tu vois ma faiblesse,

C’est en vain que je veux déguiser ma tendresse ;

Apprenons cependant ce qu’Aurilcar a fait,

Peut-être qu’Ispérie aura su quel projet

Annibal peut former, et quelle est sa conduite,

De ses desseins sans doute elle doit être instruite ;

Je veux sonder son cœur, je veux être éclairci

Des secrètes raisons qui l’amènent ici.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ISPÉRIE, ERMILIE

 

ISPÉRIE.

Languirais-je toujours en des craintes mortelles ?

Du Prince Lucejus on n’a point de nouvelles,

Aurilcar m’a parlé sans m’avoir rien appris

Qui puisse redonner le calme à mes esprits ;

Il m’apprend qu’Annibal, ce Héros que j’honore,

Viendra ; mais Lucejus ne paraît point encore :

Devait-il pas aller au devant de ses pas ?

Le joindre dans son Camp, y mener ses soldats ?

Que fait-il ? en quels lieux avec indifférence,

Depuis deux mois entiers souffre-t-il mon absence ?

Il n’ose rien tenter, il n’a rien entrepris,

Sans doute que mon cœur est d’un trop faible prix ;

Et ne devait-il pas au péril de sa tête,

Ravir à Scipion une telle conquête ;

Il n’a rien fait encor pour me prouver sa foi,

Je ne mérite pas qu’il s’expose pour moi.

ERMILIE.

Eh ? pouvez-vous douter que ce Prince vous aime,

Madame, rappelez son désespoir extrême,

Quand Zama pris d’assaut le sépara de vous :

Ce malheureux Amant dans son juste courroux,

Guidé par sa fureur s’allait ôter la vie,

Je désarmai son bras au seul nom d’Ispérie,

Et peut-être...

ISPÉRIE.

De quoi viens-tu m’entretenir ?

Pourquoi me rappeler ce triste souvenir ?

Ô nuit ! qui précéda la fatale journée

Qui devait éclairer un heureux hyménée !

Au lieu de me livrer au malheur qui me suit,

Que n’es-tu devenue une éternelle nuit ?

Lorsqu’on vint nous donner de si vives alarmes,

Que tout retentissait de l’affreux bruit des armes,

Que le fer à la main je vis tant de soldats

En foule en mon Palais précipiter leurs pas ;

Il t’en doit souvenir, dans tes bras Ermilie

Je demeurai longtemps immobile et sans vie,

Scipion m’aperçût, son zèle officieux

Me prêta du secours, me fit ouvrir les yeux,

À son air, à son port je connus ce grand homme,

La terreur de Carthage et la gloire de Rome,

Et sans qu’il eût besoin qu’on prononçât son nom,

Son front majestueux découvrit Scipion,

Depuis de mille soins je lui suis redevable ;

Cependant aujourd’hui c’est lui seul qui m’accable,

Il fait couler mes pleurs malgré tant de vertus,

Et sans lui je serais unie à Lucejus.

ERMILIE.

Madame pouvez-vous murmurer de sa chaîne ?

Ce héros vous regarde et traite en souveraine,

Votre nom dans Zama serait moins respecté,

Vous êtes dans son Camp en pleine liberté,

Sans gardes, sans témoins, il met toute sa gloire

À vous faire oublier cette triste victoire,

Et si je m’en rapporte à des regards plus doux,

Le seul respect n’est pas tout ce qu’il sent pour vous.

ISPÉRIE.

Hélas ! trop attentive à mon destin funeste,

Je songe à mon Amant et néglige le reste,

Tous les autres objets me touchent faiblement,

Qu’un cœur est malheureux d’aimer si tendrement ?

Mais ce Prince m’oublie et j’en suis outragée,

Il n’y faut plus penser pour en être vengée,

Dans un lâche repos s’il est enseveli,

Il mérite ma haine, ou plutôt mon oubli ;

Me laisser si longtemps languir dans l’esclavage ?

Est-ce faute d’amour, ou faute de courage ?

Tous deux également me donnent de l’effroi,

S’il manque de courage est-il digne de moi ?

Ce penser contre lui me révolte, m’indigne,

Et s’il manque d’amour en sera-t-il plus digne ?

Mais que vois-je ? est-ce lui ? grands Dieux !...

 

 

Scène II

 

LUCEJUS, ISPÉRIE, ERMILIE, CELSUS

 

LUCEJUS.

N’en doutez plus,

Madame, et connaissez aujourd’hui Lucejus :

Le fidèle Celsus fut captif de mon père,

Il le renvoya libre, et j’en ai le salaire,

C’est lui qui m’a conduit près de vous en ces lieux,

Je viens briser vos fers, ou mourir à vos yeux.

ISPÉRIE.

Ciel ! qu’entends-je ?

LUCEJUS.

Voilà le sujet qui m’amène,

Mes soldats sont cachés dans la forêt prochaine,

Jusqu’auprès de ce Camp nous sommes parvenus

Par des lieux écartés, des chemins inconnus,

Je n’ai pris avec moi que des troupes d’élite,

Indibilis m’attend, il en a la conduite,

Avecque un camp volant Mandonius le suit,

Nous devons attaquer ce quartier cette nuit ;

Je n’ai fié qu’à moi le soin de reconnaître,

En quel endroit du camp vos tentes pouvaient être,

Je le sais à présent, et j’en rends grâce aux Dieux,

Il faudra profiter et du temps et des lieux,

Et si le Ciel répond à ce que je projette,

Tout le Camp d’Annibal nous offre une retraite,

Il n’est pas loin d’ici ; mais j’ai voulu sans lui

Tenter ce grand effort que je fais aujourd’hui ;

Je craignais qu’Annibal par sa lente prudence

Ne servît mal ma flamme et mon impatience :

Ainsi, sans différer... Madame, vous tremblez,

Vos sens sont interdits, vos esprits sont troublés,

Vous ne répondez rien, et vous versez des larmes.

ISPÉRIE.

Que je ressens pour vous de mortelles alarmes ?

Qu’allez-vous entreprendre ? et qui peut m’assurer

Du succès...

LUCEJUS.

Oui, Madame, il faut tout espérer,

À quiconque aime bien il n’est rien d’impossible,

L’ardeur de vous servir doit me rendre invincible,

Si le sort me trahit, ou si je meurs au moins,

Madame, vos beaux yeux en seront les témoins,

J’aurai fait mon devoir s’il m’en coûte la vie,

Du moins je la perdrai pour sauver Ispérie.

ISPÉRIE.

Et c’est ce que je crains, que pourrez-vous ? ah Dieux 

Vous allez attaquer un Camp victorieux,

Vous périrez, Seigneur, et tout me le fait croire,

Vous allez contre vous irriter la victoire,

Je vous verrai sanglant, et tout percé de coups,

Tomber peut-être...

LUCEJUS.

Hélas ! que mon sort sera doux

Si je puis...

ISPÉRIE.

Non, Seigneur, gardez-vous d’entreprendre,

Si je l’ai souhaité, je dois vous le défendre ;

Loin de vous j’accusais votre trop de lenteur,

J’allais jusqu’à douter même de votre cœur :

Pardonnez-moi, j’étais injuste, criminelle,

De soupçonner ce cœur généreux et fidèle :

Mais enfin, grâce au Ciel, je vous vois de retour,

Et je retrouve en vous un héros plein d’amour,

C’est assez.

LUCEJUS.

Non, Madame, il faut tantôt me suivre,

Ou choisir de me voir dans peu cesser de vivre,

Dissipez vos chagrins, et n’ayez point d’effroi,

Cette entreprise est digne et de vous et de moi.

Hé quoi donc Scipion vous peut voir à toute heure,

Vous le souffrez hélas ! quand il faut que je meure,

Il jouit des moments qui m’étaient destinés,

Je traîne loin de vous des jours infortunés,

Vous le voyez souvent, pardonnez-moi, Madame,

L’éclat de sa grandeur pourrait toucher une âme,

Il a trop de vertus, et mon transport jaloux...

ISPÉRIE.

Il a tout le respect que j’attendrais de vous,

Sa bonté, sa clémence, enlèvent mon estime,

Je ne m’en défends point puisqu’elle est légitime ?

Mais enfin Scipion n’est point votre rival,

Il n’aime que la gloire, et ne hait qu’Annibal.

LUCEJUS.

Moi, je hais ce Romain dont vous portez la chaîne,

Et pour lui mon estime est égale à ma haine ;

Mais, Madame, songez qu’il fait tous nos malheurs,

Vous devez le haïr, il vous coûte des pleurs,

Il nous a séparés, et je suis à la gêne,

De vous voir dans son Camp encor porter sa chaîne.

Non, non, et cette nuit il en faudra sortir,

Ou j’irai...

ISPÉRIE.

Non, Seigneur, je n’y puis consentir,

Annibal vient bientôt, attendons sa venue,

Apprenons le succès d’une telle entrevue,

Il va parler de paix, j’aurai la liberté,

Et nous serons tous deux compris dans le traité ;

Peut-être sans risquer une si chère vie

Demain en liberté vous verrez Ispérie,

Ne précipitez rien, Seigneur, retirez-vous,

Je tremble qu’en ces lieux quelqu’un ne vienne à nous ;

Si vous tardez longtemps on peut vous y surprendre ;

Surtout, au nom des Dieux, avant que d’entreprendre,

Si j’ai sur votre cœur de véritables droits,

Je prétends vous parler une seconde fois ;

Seigneur, suivez Celsus en qui je me confie,

Il pourra dans sa tente assurer votre vie,

Attendez quelque temps.

LUCEJUS.

Madame j’obéis.

Mais enfin, si vos vœux et les miens sont trahis,

Vous partirez.

ISPÉRIE.

Seigneur, je promets de vous suivre,

Et même de mourir si vous cessez de vivre.

Il sort avec Celsus.

 

 

Scène III

 

ISPÉRIE, ERMILIE

 

ISPÉRIE.

À présent je respire ! il a rempli mes vœux,

Cet Amant que je vois fidèle et généreux,

De tant de mouvements dont j’avais l’âme atteinte,

Il ne me reste plus que l’amour et la crainte :

Mais hélas ! qu’elle est vive et sensible à mon cœur ?

Je sens mille transports de joie et de douleur,

Il est digne de moi, je dois trop le connaître ;

Mais il va s’exposer, et périra peut-être :

Que dis-je, son amour va tenter un effort

Qui lui fera trouver Scipion et la mort ;

Justes Dieux ? détournez ce funeste présage !

Inspirez Annibal pour la paix de Carthage !

C’est ma seule espérance en cette occasion,

Et surtout portez-y le cœur de Scipion :

Il vient, que me veut-il ?

 

 

Scène IV

 

SCIPION, ISPÉRIE, ERMILIE

 

SCIPION.

Je vous cherchais, Madame ;

Mais quel trouble nouveau frape et saisit votre âme !

Étonnée, interdite, à mon premier abord,

Je vois combien pour moi vous vous faites d’effort.

ISPÉRIE.

Seigneur, ne croyez pas...

SCIPION.

Ma présence vous gêne,

Et je serai toujours l’objet de votre haine,

Je la mérite peu cependant.

ISPÉRIE.

Moi, Seigneur ?

Vous haïr ? mon respect vous répond de mon cœur,

Et j’ai pour vos vertus une si haute estime...

SCIPION.

Madame, vous croyez la haine légitime,

La prise de Zama vous a coûté des pleurs,

Du Prince votre Amant j’ai causé les malheurs,

Et vous vous en plaignez du moins sans vous contraindre,

Il est d’autres malheurs dont on n’ose se plaindre.

ISPÉRIE.

Serait-il des malheurs comparables aux siens ?

Tout prêts à nous unir par les plus beaux liens,

Ce jeune Prince hélas ! attendait la journée

Qui devait couronner un pompeux hyménée,

Pardonnez-moi, Seigneur, ce triste souvenir,

De ma mémoire encor je ne puis le bannir,

C’est vous qui lui causez les malheurs de sa vie,

Errant, infortuné, séparé d’Ispérie,

Il nourrit loin de moi d’inutiles regrets,

Peut-être ses tourments ne finiront jamais ;

Si vous aimiez, Seigneur, vous sauriez par vous-même

Dans quel affreux tourment est un cœur quand il aime,

Et qu’il est séparé de l’objet de ses vœux ?

Hélas ! qu’il est à plaindre, et qu’il est malheureux ?

Que son triste destin...

SCIPION.

Qu’il est digne d’envie !

Peut-on rien ajouter au bonheur de sa vie ;

Lucejus est choisi pour être votre époux,

Il vous aime, et de plus il est aimé de vous.

Mais c’en est trop, il faut combattre dans votre âme,

Et bannir pour jamais cette inutile flamme.

ISPÉRIE.

Moi, Seigneur ?

SCIPION.

Oui, pour vous Rome a d’autres desseins,

Et puisqu’il est enfin ennemi des Romains

Cet Amant, qu’il combat contre la République,

Tout s’oppose à ses vœux, raison, et politique,

Pourrait-elle souffrir qu’il devînt votre époux ?

Et d’ailleurs cet hymen est indigne de vous.

ISPÉRIE.

Lucejus est né Prince.

SCIPION.

Et fut-il Roi, Madame,

Il ne mérite point une si belle flamme ?

Que vous connaissez peu le prix de votre cœur ?

Vous ignorez encor jusqu’à quel point d’honneur...

Non, à votre mérite il n’est rien qui réponde,

Il est trop au dessus de tous les Rois du monde,

Et pour mieux soutenir l’honneur de votre choix,

Il faut un des vainqueurs, un des maîtres des Rois,

En un mot, un Romain.

ISPÉRIE.

La grandeur, la fortune

Peut faire impression sur une âme commune ;

Mais quoi ! tout son éclat mis dans son plus beau jour

N’éblouit point un cœur éclairé par l’amour.

SCIPION.

Quoi ? vous pourriez, Madame ?...

ISPÉRIE.

Eh ! Seigneur, que m’importe

Que ces vainqueurs des Rois... mais hélas ! je m’emporte,

Je dois les respecter, et je suis dans leurs fers ;

Qu’à leur gré les Romains gouvernent l’Univers,

Tout doit fléchir sous eux ? Mais encor à quels titres

Veulent-ils de nos cœurs devenir les arbitres ?

SCIPION.

Il faut justifier, Madame, leurs desseins,

Et vous apprendre ici l’intérêt des Romains ;

Pour rendre sa puissance et sa gloire affermie,

Rome ne peut souffrir d’alliance ennemie,

Syphax, ce roi superbe a payé chèrement

La fatale douceur d’un tel engagement :

Il était notre ami ; mais de dangereux charmes

Lui firent contre nous soudain prendre les armes,

Sophonisbe lui plut, il devint son époux,

(Madame, elle était belle, et moins belle que vous)

La fille d’Asdrubal a donc su le détruire,

Et vient de lui coûter la vie avec l’Empire ;

D’un Chef Carthaginois, du fameux Hierbal

Ispérie est la fille, et nièce d’Annibal,

Plus charmante cent fois, plus redoutable encore,

Et Rome souffrirait quand Lucejus l’adore,

Qu’il unit à Carthage avec de tels liens

Tout le peuple nombreux des Celtibériens ;

Si Sophonisbe seule a coûté trois batailles,

Combien coûteriez-vous de sang, de funérailles ?

Vous pourriez soulever vingt rois nos ennemis,

Unir Mandonius avecque Indibilis,

Et suscitant à Rome une éternelle guerre,

Vos yeux pourraient contre elle armer toute la terre.

ISPÉRIE.

Mais si la paix, Seigneur, par de plus doux projets

Pouvait unir un jour...

SCIPION.

Madame, point de paix,

Point d’accord, c’est en vain en former l’espérance,

Il faut de Rome, il faut poursuivre la vengeance,

On me l’a confiée, et j’en dois prendre soin,

Et si j’en crois mon cœur je la porterai loin,

Madame, vous pleurez.

ISPÉRIE.

Il faut bien que je pleure,

Puisque par cet Arrêt vous voulez que je meure,

Vous serez satisfait, cet ordre rigoureux

Dans peu fera périr deux Amants malheureux,

Nous avions dans la paix encor quelque espérance,

Mais vous voulez de Rome achever la vengeance.

Achevez-là, Seigneur, mais du moins le trépas,

Au défaut de la paix ne nous manquera pas.

 

 

Scène V

 

SCIPION, seul

 

Et le sort, juste Ciel ! et les yeux pleins de larmes

Attendrissent mon cœur, et m’arrachent les armes,

Je suis prêt d’oublier ma gloire, mes projets,

Et presqu’en ce moment je consens à la paix ;

Oui, puisqu’elle le veut, il faut finir la guerre,

En rendre un plein repos, un plein calme à la terre :

Mais quel triste penser me frape en ce moment ?

Elle ne veut la paix que pour voir son Amant,

Que pour combler ses vœux d’un heureux hyménée,

Et j’en avancerais la fatale journée ;

C’est donc pour Lucejus qu’elle aspire à la paix :

Qu’elle l’aime grand Dieux ! grands Dieux ! que je le hais ?

Mais pourquoi son nom seul me fait-il de la peine ?

D’où vient que Lucejus est l’objet de ma haine ?

D’où vient que contre lui je me trouve animé ?

Dieux par quelles raisons Lucejus est aimé ?

Les voilà ces raisons ? et mon âme saisie...

Ah ! je te reconnais affreuse jalousie,

Tu viens porter la haine et le trouble en mon cœur,

Et tu me fais sentir que l’amour est vainqueur,

Dans quel temps ? dans le temps qu’Annibal va paraître,

Et que de mes transports je dois être le maître,

Je pousse des soupirs, je m’égare, ah ! du moins

De mes égarements je n’ai point de témoins ;

Mais dois-je succomber au penchant qui m’entraîne,

Punissons Ispérie en voyant Érixène,

Méprisons ses attraits, et peut-être en ce jour

Qu’Érixène saura détruire cet amour :

Je veux rendre un hommage éclatant à ses charmes,

Abandonnons des yeux toujours noyés de larmes,

Tout le veut, la raison, la gloire, l’équité,

Il faut par d’autres fers me mettre en liberté.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ÉRIXÈNE, BARCÉ

 

BARCÉ.

Tandis que Scipion fait ranger son armée,

Que pour en soutenir l’éclat, la renommée,

Il en veut étaler la pompe à son rival,

(Spectacle digne enfin des regards d’Annibal)

En attendant qu’ici nous le voyons paraître,

De grâce, apprenez-moi si ce superbe maître,

Ce fameux Scipion qui marchait sur vos pas

A rendu les respects qu’il doit à vos appas ;

Oui, son front désarmé de la fierté Romaine

Semblait le préparer à porter votre chaîne ;

Loin de vous par respect je n’ai pas entendu

Assez distinctement cet hommage rendu :

Mais hélas ! je vous vois les yeux pleins de tristesse,

À cacher vos chagrins vous mettez votre adresse,

Vous ne répondez rien, vous dévorez vos pleurs,

Madame, et ce silence...

ÉRIXÈNE.

Apprends tous mes malheurs,

Barcé, puisque tu veux que je t’en rende compte,

Apprends ma passion, ma douleur, et ma honte ;

Que les yeux d’une amante hélas ! sont clairvoyants,

J’ai vu de Scipion les feux les plus ardents,

Il m’est venu trouver pour m’en faire un hommage,

Mais que son cœur ah Dieux démentait son langage ?

À son discours confus, son air embarrassé,

J’ai vu qu’il me rendait un hommage forcé ;

Au nom de Lucejus toute sa jalousie

Me l’a fait voir rempli des charmes d’Ispérie,

Il la cherchait encore en voulant me parler,

Il découvrait un feu qu’il tâchait de celer,

Et son aveu pour moi d’une flamme fatale

M’a fait voir seulement qu’il aimait ma rivale.

BARCÉ.

Que dites-vous ? ah Ciel !

ÉRIXÈNE.

Tout ce que j’ai trop vu,

Ce que mon triste cœur avait déjà prévu,

Oui, j’ai de mes malheurs l’affreuse certitude,

Et n’ai plus la douceur de mon inquiétude ;

Ce n’est pas qu’il n’ait fait d’inutiles efforts

Pour s’arracher lui-même à ses premiers transports :

Je voyais qu’il tâchait de me rendre les armes,

Qu’il voulait tout entier se livrer à mes charmes,

Qu’il combattait en vain contre un cœur mutiné

Qui suivait malgré lui son penchant obstiné :

En parlant d’Ispérie un dédain légitime

Affectait un mépris qui marquait son estime,

Il voulait à mes yeux rabaisser ses attraits,

Mais les siens me semblaient égarés et distraits :

Il nommait Ispérie, il nommait Érixène,

Il montrait de l’amour, il marquait de la haine,

Il s’efforçait Barcé d’aimer et de haïr,

Et son cœur en suspens refusait d’obéir.

BARCÉ.

Mais, Madame, après tout s’il adore Ispérie,

Son âme d’un tel feu doit être assez punie,

Elle aime Lucejus, et leurs cœurs embrasés

Puniront Scipion de vos feux méprisés,

Sa tendresse...

ÉRIXÈNE.

Et pourquoi sans dessein de lui plaire

Me ravit-elle un cœur à ses vœux si contraire ?

Ou pourquoi ce héros s’est-il laissé charmer

D’un objet qui ne peut et ne doit pas l’aimer ?

Quand il voit aujourd’hui la superbe Erixène

Soupirer, et courir au devant de sa chaîne :

Ispérie est aimée ? ah jalouse fureur !

De mon cruel destin vois-tu toute l’horreur ?

Il faut pour me venger d’une ardeur si fatale,

Qu’il en coûte des pleurs, du sang à ma rivale,

Et mon cœur irrité sera plus satisfait,

Si je puis la punir du vol qu’elle m’a fait :

Mais pourquoi la punir d’un crime involontaire ?

C’est sans doute à regret qu’elle a trop su lui plaire,

Pourrais-je l’accabler de mon inimitié,

Quand son sort et le mien sont dignes de pitié :

On l’adore, et sa flamme est ailleurs allumée,

Et moi, j’aime un ingrat sans espoir d’être aimée.

BARCÉ.

Que votre cœur si fier rappelle sa raison,

Madame, soutenez l’éclat de votre nom.

 

 

Scène II

 

LÉPIDE, ÉRIXÈNE, BARCÉ

 

LÉPIDE.

Annibal dans ces lieux à l’instant va se rendre,

Scipion suit mes pas, Madame, et vient l’attendre,

J’ai dû vous avertir...

ÉRIXÈNE.

Lépide, c’est assez.

Barcé, retirons-nous.

 

 

Scène III

 

SCIPION, LÉPIDE

 

SCIPION.

Mes désirs empressés

Seront bientôt remplis, et suivant mon attente

Je vais voir Annibal, Lépide, en cette tente,

J’ai pour le recevoir fait ranger mes soldats,

Sextus va par mon ordre au devant de ses pas,

Je rends tous les honneurs qu’on doit à ce grand homme,

Et je vais soutenir les intérêts de Rome : 

Il faut reprendre ici toute ma fermeté,

Oublier les transports de mon cœur agité,

J’en ai rougi cent fois, et j’y fus trop sensible,

À l’aspect d’Annibal je dois être inflexible,

Et je veux aujourd’hui plein d’une noble ardeur

Malgré ma passion lui découvrir le cœur

D’un Romain, d’un Consul, de qui la politique

Ne songe qu’à sa gloire et qu’à la République.

LÉPIDE.

Sur vous de l’Univers vous attachez les yeux,

Seigneur, et vos succès vous font des envieux,

Qui ne peuvent souffrir sans quelque jalousie

Le cours trop éclatant de votre illustre vie,

Je n’ose qu’à regret en prononcer le nom,

Mais j’y compte, Seigneur, Fabius et Caton,

Qui souvent contre vous animez d’un faux zèle

Fatiguent le Sénat d’une plainte éternelle.

SCIPION.

Je le sais trop, Lépide, et toujours Fabius

A tenté contre moi des efforts superflus,

Il voulait empêcher mon voyage en Afrique,

Mais c’est l’esprit jaloux de chaque République,

Qui craint ses citoyens dés qu’ils sont trop fameux,

La vertu des héros est un crime chez eux,

Et lorsqu’on s’agrandit avec trop de courage

L’éclat des Conquérants leur donne de l’ombrage :

Caton et Fabius en ont conçu pour moi,

Et peut-être en secret jaloux de mon emploi,

À me nuire au Sénat l’un et l’autre s’applique,

Mais il faut terminer cette guerre d’Afrique,

C’est à moi de remplir la gloire de mon sort,

Je n’écouterai rien si l’on parle d’accord,

Il faut que par mon bras Carthage soit punie,

Il faut vaincre Annibal et la guerre est finie,

Il vient, que son abord inspire de respect,                   

Aux gardes.

Allez.

 

 

Scène IV

 

SCIPION, ANNIBAL, AURILCAR, LÉPIDE, GARDES

 

ANNIBAL, regarde quelque temps Scipion sans parler.

Si j’ai paru surpris à votre aspect,

Et si quelques moments j’ai gardé le silence,

Seigneur, accusez-en votre auguste présence :

On ne peut regarder sans admiration

L’éclat, la majesté du fameux Scipion,

Et mon étonnement est qu’en un si jeune âge,

Vous ayez fait trembler Annibal pour Carthage :       

Il s’assied.

Oui, Seigneur, je l’avoue, apprenant vos exploits

Pour elle j’ai pâli pour la première fois ;

J’ai quitté l’Italie encor toute fumante,

Et dont pendant seize ans mon nom fut l’épouvante ;

J’avais compté pour peu tant de fiers Généraux

Qui furent si longtemps mes trop faibles rivaux,

Et les jours de Trébie, et ceux de Thrasymène,

Qui me firent raison de la fierté Romaine,

M’avaient accoutumé d’en être le vainqueur,

Tant de prospérités devaient m’enfler le cœur,

Mais, Seigneur, vous venez d’un courage héroïque

Délivrer l’Italie en attaquant l’Afrique,

Sans m’avoir combattu je vois avec regret

Que votre bras détruit ce que le mien a fait :

Mon retour en ces lieux est votre grand ouvrage,

Vous avez sauvé Rome allant droit à Carthage,

Et pour elle aujourd’hui par de justes projets

Vous voyez Annibal vous demander la paix.

SCIPION.

Je ne m’attendais pas qu’un si grand Capitaine

Vînt ici désarmé de colère et de haine,

Qu’Annibal si longtemps couronné de lauriers,

Le modèle et l’effroi des plus fameux guerriers,

Nourri presque toujours au sein de la victoire,

Pût ralentir en lui le désir de la gloire,

Et qu’un héros illustre après tant de hauts faits

Pût jamais se résoudre à demander la paix.

ANNIBAL.

Je le veux, je le dois : la fortune éclatante

Qui fut assez longtemps pour moi ferme et constante,

Ne m’a point ébloui ; ses inégalités

M’ont fait voir quelquefois ses infidélités,

Et bien qu’elle ait paru s’attacher à mes traces,

Ses faveurs m’ont instruit bien moins que ses disgrâces.

Pour vous, Seigneur, je crains qu’un éternel bonheur

Du dessein de la paix n’éloigne votre cœur,

Jusqu’ici la fortune à vos vœux fut fidèle,

Vous n’avez point encore été trompé par elle,

Commandant dans un âge où l’on doit obéir,

Mille et mille succès ont dû vous éblouir ?

La vertu, la valeur vous fut héréditaire,

Vous vengeâtes d’abord votre oncle et votre père,

(Illustres monuments de votre piété)

Cette même valeur avec rapidité

Arracha de nos mains, reconquit les Espagnes,

L’Afrique à votre bras a coûté deux campagnes,

Je viens d’y voir périr deux frères généreux ;

Qui rehaussent l’éclat de vos exploits heureux :

Vous avez de Syphax conquis le vaste Empire,

L’Univers étonné vous craint et vous admire,

Mais dans ce haut degré de gloire et de splendeur

Scipion, redoutez votre propre grandeur,

La fortune est volage, il ne faut qu’un caprice,

Un seul jour, un instant nous mène au précipice,

Le sort de Regulus effraya l’Univers,

Du plus haut point de gloire il tomba dans nos fers,

Et n’eût pas éprouvé tant d’affreuses misères

S’il eût donné la paix que demandaient nos pères :

Le sort d’une bataille est toujours incertain,

Mais celui de la paix est tout en votre main,

Pour Scipion, pour Rome étant pleine de gloire,

Elle aura plus d’éclat pour vous qu’une victoire :

Pour Carthage, j’avoue avec sincérité

Qu’elle aura moins d’honneur et plus d’utilité :

Mais j’aime mieux encor pour la cause commune

Suivre ici la raison que l’aveugle fortune ;

Souffrez donc que j’en vienne aux termes d’un accord,

Dont les conditions régleront notre sort.

Et si nous vous cédons tous nos droits sur l’Espagne,

Vous quittant la Sicile ainsi que la Sardaigne,

Si nous abandonnons tant de pays conquis,

Qui furent de la guerre et la cause, et le prix,

Si nous nous resserrons en d’étroites limites,

Qui par l’ordre des Dieux nous vont être prescrites,

Pourrons-nous à la fin obtenir une paix

Qui va presque nous mettre au rang de vos sujets ?

Mais je lis dans vos yeux qu’après tant de batailles

Vous voulez de Carthage attaquer les murailles,

C’est là votre dessein, je le vois, et je viens

Ménager un accord pour mes concitoyens ;

Jusqu’à vous en prier je fléchis mon courage,

Mais j’immole ma gloire au salut de Carthage,

Et je crois faire plus pour l’éclat de mon nom,

Que si j’avais soumis et Rome, et Scipion.

SCIPION.

Souffrez que je démêle avant que de répondre

De pressants intérêts qu’on ne doit pas confondre,

Et je dois balancer avec un soin égal

Le mien, celui de Rome, et celui d’Annibal ;

Pour le vôtre, Seigneur, je souffrirais sans peine

Que Rome par la paix pût éteindre sa haine ;

Je connais vos vertus, j’admire vos exploits,

Mais pour ma gloire il faut vous combattre une fois :

Si Fabius acquit une immortelle gloire

D’éviter Annibal, et de fuir la victoire,

Si Rome l’applaudit de n’être pas vaincu,

En triomphant de vous quelle gloire eut-il eu ?

Je n’ose m’en flatter, je serais téméraire,

Mais du moins, il est beau de tenter de le faire,

D’essayer de vous mettre au nombre des vaincus,

Et d’aller aujourd’hui plus loin que Fabius.

ANNIBAL.

Peut-être ferez-vous un effort inutile ?

Scipion, le chemin en sera difficile,

Je le rendrai pénible, et sans doute fatal

À quiconque voudra triompher d’Annibal.

SCIPION.

Et c’est là ce qui doit en rehausser la gloire.

ANNIBAL.

J’ai bien prévu, Seigneur, qu’ardent à la victoire

Vous pourriez dédaigner celle de Fabius,

Mais regardez le sort du fier Minutius ;

Ce Chef impétueux par un esprit contraire,

Emporté d’une ardeur bouillante et téméraire

Accusait Fabius de crainte et de lenteur,

J’eus bientôt ralenti son inutile ardeur,

Quand le prudent Consul m’évitant par sagesse,

Avec cette lenteur fatigua mon adresse,

Et toujours devant moi ce grand homme ployant,

Rétablit sa patrie et sut vaincre en fuyant.

SCIPION.

Je m’accommode peu de pareille victoire,

Et laisse à Fabius sa lenteur et sa gloire,

Rome qui veut de moi de plus puissants efforts,

Est dans un autre état qu’elle n’était alors ;

Mais Carthage, Seigneur, et perfide, et cruelle

Est indigne après tout que vous parliez pour elle ;

Nos Alliés par elle indignement traités,

 Croyant être à l’abri sur la foi des traités,

Ont senti les premiers toute sa perfidie,

Vos combats trop heureux l’ont depuis enhardie,

Les Mamertins vaincus, les Sagontins défaits,

L’Italie embrasée après tant de succès,

Nos consuls terrassés, Rome presque assiégée,

Tout cela veut que Rome à la fin soit vengée.

ANNIBAL.

Vous ferez plus pour elle en accordant la paix,

La victoire toujours ne suit pas nos souhaits ;

De plus, considérez qu’en l’état où nous sommes,

Je me vois à la tête encor de cent mille hommes,

Que je fais avancer et camper à vos yeux,

Nous combattrons, le reste est en la main des Dieux :

Ils se lèvent tous deux.

Elle saura régler votre sort et le nôtre,

Mais songez que la paix est encor en la vôtre.

J’ai négligé, Seigneur, de vous parler d’abord

D’un lien qui pourrait cimenter un accord ;

Jusqu’ici vous n’avez aucun nœud qui vous lie :

Si ma nièce, Seigneur, si l’heureuse Ispérie

À ce suprême honneur méritait d’aspirer...

Mais le cœur d’un Romain ne sait pas soupirer,

Et le vôtre trop fier et trop inexorable...

SCIPION.

Je respecte Ispérie, elle est toute adorable,

Elle pourrait fléchir le plus superbe cœur,

Mais pour la mériter il faut être vainqueur,

Et ce serait pour moi le comble de la gloire,

Que l’hymen d’Ispérie après une victoire,

Je ne m’en défens point, j’adore ses vertus,

Cependant vous l’avez promise à Lucejus,

Et votre foi Seigneur...

ANNIBAL.

Cette promesse est vaine,

Ce lien est rompu par sa nouvelle chaîne,

Elle est votre captive, et ne peut être à lui,

Et pourrait être à vous, Seigneur, dès aujourd’hui.

SCIPION, à part.

Dieux !

ANNIBAL.

Heureux ! si mon sang avait cet avantage

De cimenter la paix que demande Carthage,

Je réponds d’Ispérie, elle y doit consentir,

J’attends votre réponse avant que de partir,

En l’attendant souffrez que je parle à ma Nièce.

SCIPION.

Seigneur, vous le pouvez.

 

 

Scène V

 

SCIPION, seul

 

Connaît-il ma tendresse ?

Ah Ciel ! que m’a-t-il dit ! il prévient mon ardeur,

A-t-il lu dans mes yeux le secret de mon cœur ?

Lorsque je veux éteindre une servile flamme,

Il vient la rallumer dans le fond de mon âme ?

Il me donne Ispérie ? ah ! quel saisissement

Vient de frapper mon cœur dans ce fatal moment ?

Ayant mal dans mon Camp déguisé ma tendresse,

Il est par Aurilcar instruit de ma faiblesse,

Et ce grand politique autant que grand guerrier

M’a sans doute gardé ce trait pour le dernier ;

Mais pourquoi refuser l’accord qu’il me demande ?

Qui s’oppose à mes vœux ? qu’est-ce que j’appréhende ?

Quoi pour Rome la paix est-elle à dédaigner ?

Que de pleurs ? que de sang nous pouvons épargner ?

Le Sénat m’a remis une pleine puissance

De faire les Traités de paix et d’alliance,

Et ménageant sa gloire avec ses intérêts,

Rome saura souscrire à tout ce que je fais ?

À Carthage d’ailleurs cette paix est honteuse

À Rome elle ne peut être que glorieuse,

Annibal a fléchi, son orgueil a plié,

Et par là n’est-il pas assez humilié ?

Que faire cependant en ce désordre extrême ?

Dois-je accorder la paix et m’oublier moi-même ?

Dieux ! soutenez ma gloire, et versez dans mon sein

Un conseil salutaire à l’Empire Romain.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ISPÉRIE, ERMILIE

 

ERMILIE.

Oui, Madame, Annibal par l’éclat de vos charmes

Du fameux Scipion a suspendu les armes ;

On dit qu’il a d’abord rejeté fièrement

Jusqu’au moindre projet d’un accommodement,

Mais qu’à la fin quittant son superbe langage,

De Rome il a connu la gloire, l’avantage ;

Qu’il a vu que la paix qu’il tenait en sa main

Était avantageuse à l’Empire Romain,

Qu’il pouvait accorder l’amour, la politique,

Et suivant son penchant servir sa République ;

Vos yeux ont captivé cet illustre Vainqueur.

ISPÉRIE.

Annibal veut qu’il soit le maître de mon cœur.

Justes Dieux ! de la paix je serai la victime,

Ou si je la refuse il va m’en faire un crime,

Il va parler en maître, Aurilcar a voulu

Déjà me préparer à cet ordre absolu ;

Je ne le vois que trop, sa fière politique

Veut me sacrifier au repos de l’Afrique ?

Que fera Lucejus hélas ! contre Annibal,

Lorsque dans Scipion il rencontre un rival,

Ce Prince infortuné, dont j’expose la vie,

Il va venir, ah Dieux, que lui dire Ermilie ?

Mais toi-même, va, cours au devant de ses pas ;

Va dire à Lucejus qu’il ne paraisse pas,

Qu’il parte de ce Camp, qu’il m’évite, qu’il fuie

Les regards d’Annibal et les yeux d’Ispérie,

Que c’est moi qui l’ordonne, et qu’enfin je prétends

Qu’il m’obéisse... Ah Ciel ! il vient, il n’est plus temps.

 

 

Scène II

 

LUCEJUS, ISPÉRIE, ERMILIE

 

LUCEJUS.

Hé bien, apprenez-moi quelle est ma destinée ?

Madame, est-elle heureuse ? est-elle infortunée ?

Que j’ai souffert, grands Dieux ! attendant ce moment,

Mais qu’a-t-on résolu ? quel accommodement ?

Quel accord Annibal a-t-il fait ?...

ISPÉRIE.

Ciel ! je tremble ?

Partez, Seigneur, je crains qu’il ne nous voit ensemble,

Savez-vous quels périls vous courez en ces lieux ?

Pour la dernière fois recevez mes adieux.

LUCEJUS.

Je ne partirai point, et de grâce, Madame

Parlez, expliquez-moi le trouble de votre âme.

ISPÉRIE.

On veut que de la paix je sois le nœud fatal,

C’est vous en dire assez.

LUCEJUS.

Hé quoi donc Annibal...

ISPÉRIE.

Me donne à Scipion.

LUCEJUS.

Barbare politique ?

Malgré tant de serments voilà la foi punique !

Je m’en étais douté ; quoi ? malgré votre foi,

L’aveu d’un père hélas ! qui vous donnait à moi,

Le cruel vous engage en une autre alliance,

Je veux le voir, je veux courir à la vengeance,

Laissez-moi lui parler et j’y vais...

ISPÉRIE.

Arrêtez,

Apprenez les malheurs que vous vous apprêtez ;

Fuyez, Seigneur, fuyez de ce Camp redoutable,

Où vous venez chercher un destin déplorable,

Vous n’y pouvez trouver que la mort ou les fers.

LUCEJUS.

Et qu’ai-je à ménager encor si je vous perds,

Annibal, Scipion, je cherche l’un, ou l’autre,

Je veux percer un cœur qui m’arrache le vôtre ;

Encor pour Scipion, s’il vous aime aujourd’hui,

Madame, en vous voyant qui ferait moins que lui,

Je dois lui pardonner une tendresse extrême,

Il n’a pu l’éviter, j’en juge par moi-même,

Vos yeux me répondaient qu’il serait mon rival,

Mais je dois me venger du perfide Annibal,

C’est sur lui...

ISPÉRIE.

Modérez cette vaine colère,

Attendez tout de moi quand tout vous est contraire :

Je ne romprai jamais le serment solennel

Que m’impose un lien qui doit être éternel,

Ni Scipion, ni Rome, et toute sa puissance

N’obtiendront point de moi de lâche obéissance,

Je réponds de mon cœur, répondez-moi de vous,

Mais de grâce évitez Annibal en courroux,

Partez, car je frémis, et tout mon sang se glace

Dans un si grand péril de vous voir tant d’audace ;

Si vous m’aimez, Seigneur, partez au nom des Dieux,

Sauvez-vous au plutôt de ces funestes lieux ;

Mais n’entreprenez rien pour la triste Ispérie,

Pour le prix de sa foi conservez votre vie,

Peut-être Scipion quoique votre rival,

Sera bien moins pour vous à craindre qu’Annibal,

Il va venir, Seigneur, évitez sa colère.

LUCEJUS.

Et je demeurerais tranquille pour vous plaire ?

J’attaquerai ce camp, Madame, avant la nuit,

Quand une mort certaine en deviendrait le fruit ;

Permettez seulement si les Dieux me secondent,

Si d’un heureux succès à mes vœux ils répondent,

Si je puis pénétrer jusqu’à vous dans ces lieux,

Que mon bras vous arrache à ce Camp odieux,

Madame, ou si le sort trahit mon entreprise,

Conservez-moi la foi que vous m’avez promise,

Honorez de vos pleurs un Amant, un époux,

Et si je meurs, du moins, songez que c’est pour vous ;

Adieu, Madame.

 

 

Scène III

 

ISPÉRIE, ERMILIE

 

ISPÉRIE.

Hélas ! que va-t-il entreprendre ?

Il va périr, c’est tout ce que j’en dois attendre ?

Détournez ce malheur, guidez ses pas, grands Dieux !

Donnez à cet Amant un destin plus heureux,

Qu’il regagne son Camp, et qu’enfin il revienne

Soutenir dignement et sa gloire et la mienne ?

Dieux ! Annibal paraît...

 

 

Scène IV

 

ANNIBAL, ISPÉRIE, ERMILIE

 

ISPÉRIE.

J’embrasse vos genoux,

Seigneur, que vos bontés...

ANNIBAL.

Madame, levez-vous.

ISPÉRIE.

Seigneur, si vous usez par un ordre sévère

Du pouvoir que sur moi vous a donné mon père,

Qu’Hierbal en mourant remit à votre foi,

Si vous n’avez pitié du trouble où je me vois,

Et si vous violez une sainte promesse,

Sur qui mon cœur soumis a réglé sa tendresse...

ANNIBAL.

Non, ne m’opposez point de frivoles ardeurs,

L’amour ne règle pas le destin des grands cœurs,

Il le faut immoler au bien de la patrie,

Et songez que Carthage aujourd’hui vous en prie.

ISPÉRIE.

Et pourquoi cette paix, Seigneur, n’avez-vous pas

Cent mille hommes encor dont les cœurs et les bras...

ANNIBAL.

Oui, je me vois encore une nombreuse Armée,

Mais Dieux ! elle n’est plus à vaincre accoutumée,

Madame, je n’ai plus d’intrépides soldats,

Leurs cœurs sont affaiblis aussi bien que leurs bras,

Fatales voluptés, délices de Capoue !

Vous nous coûtâtes cher, il est vrai, je l’avoue,

Nous avions triomphé dans les adversités,

Et nous fûmes vaincus par les prospérités,

Et ce repos des miens mollissant le courage,

Capoue a sauvé Rome et menace Carthage.

ISPÉRIE.

Si le cœur des soldats au vôtre est inégal,

Ils retrouvent en vous le même Général ;

Seigneur, votre valeur et votre renommée...

ANNIBAL.

Qu’on me fasse trouver aussi la même Armée ?

Annibal répondant de semblables succès

Ne serait pas réduit à demander la paix ;

Mais il me reste peu de troupes aguerries,

Dans le sein du repos celles-ci sont nourries,

J’ai Scipion en tête avec trop de vertus,

Et je n’ai plus à faire à des Flaminius.

Madame, à cet aveu j’ai bien voulu descendre,

Pour marquer l’intérêt que vous y devez prendre ;

Il faut donc en ce jour épouser ce héros,

Pour rendre aux Africains la gloire et le repos,

Il faut que de la paix vous soyez un sûr gage,

Votre hymen va sauver et l’Afrique et Carthage,

Quel triomphe pour vous en vous laissant fléchir ?

Ce n’est plus moi, c’est vous qui pouvez l’affranchir.

ISPÉRIE.

Moi, Seigneur ?

ANNIBAL.

N’ai-je pas sacrifié ma gloire ?

J’ai demandé la paix, ah Ciel ! qui l’eût pu croire ?

Madame, et cet effort a cent fois plus coûté

À l’orgueil d’Annibal, à toute sa fierté,

Qu’il n’en pourra jamais coûter à votre flamme,

J’en ai donné l’exemple, imitez-moi, Madame,

Il faut sacrifier vos feux à votre tour.

ISPÉRIE.

J’immolerai ma vie et non pas mon amour,

À la perdre, Seigneur, me voilà toute prête,

Ordonnez de mon sort, disposez de ma tête,

Je l’immole à Carthage, et ne puis rien de plus ;

Mais je conserverai mon cœur à Lucejus.

ANNIBAL.

À Lucejus ? ah Ciel ! quand Scipion vous aime,

Ce héros revêtu d’une gloire suprême,

Se peut-il que le Chef des Celtibériens

Ose lui disputer l’honneur de vos liens ?

Et lorsque vous voyez dans vos fers ce grand homme

Qui va mettre à vos pieds la puissance de Rome,

En vous faisant un sort qui soit digne de vous,

Songez-vous que l’honneur en rejaillit sur nous :

Ah ma Nièce ! pour vous croyez-en ma tendresse,

Ici pour votre gloire Annibal s’intéresse,

Secondez aujourd’hui de si justes desseins,

Et prenez pour époux le plus grand des Romains.

ISPÉRIE.

Me faisant souvenir que je suis votre nièce,

À soutenir ce nom ma gloire s’intéresse,

Je suis Carthaginoise, et fille d’Hierbal,

Et pour dire encor plus la Nièce d’Annibal ;

Seigneur, j’ose ajouter que je suis Africaine,

Et que mon cœur dédaigne enfin d’être Romaine.

ANNIBAL.

Je vois que c’est en vain employer la douceur

Pour fléchir ou pour vaincre un si superbe cœur,

Mais il faut étouffer cette vaine tendresse,

Je ne dis plus qu’un mot, Madame, et je vous laisse.

Tournez vers Scipion votre cœur et vos vœux,

Vous l’allez voir ; surtout songez que je le veux.       

Il sort.

ISPÉRIE.

Cruel ? à Lucejus mon cœur sera fidèle,

Et je serai toujours à cet ordre rebelle,

Il faut dans ces moments par un noble courroux,

Montrer que notre cœur ne dépend que de nous,

J’aperçois Scipion, armons-nous de courage,

Et soutenons le nom, la gloire de Carthage.

 

 

Scène V

 

SCIPION, ISPÉRIE, ERMILIE

 

SCIPION.

On veut que vous soyez le gage d’une paix,

Qui sans doute n’est pas conforme à vos souhaits ;

Mais, Madame, aujourd’hui je croirais faire un crime

De souffrir qu’Annibal vous en fît la victime ;

J’honore vos vertus, j’adore vos appas,

Mais sans contraindre un cœur s’il ne se donne pas,

Loin d’en être tyran j’en abhorre le titre,

De votre sort, du mien, je vous laisse l’arbitre,

Vous avez ou la paix, ou la guerre en vos mains,

Le destin de l’Afrique et celui des Romains.

ISPÉRIE.

Que dites-vous, Seigneur ? ah Ciel ! pourrais-je croire

Qu’un cœur tel que le mien méritât tant de gloire,

Que le sort de l’Afrique et celui des Romains

Fût par vous aujourd’hui remis entre mes mains ?

Lorsque du mien, Seigneur, je ne suis plus maîtresse,

Qu’engagée à tenir une sainte promesse...

SCIPION.

Je vois trop...

 

 

Scène VI

 

SEXTUS, LÉPIDE, SCIPION, ISPÉRIE, ERMILIE

 

SEXTUS.

Pardonnez si je vous interromps,

Seigneur, de Lucejus on voit les escadrons,

J’ai dû vous avertir qu’il paraît à leur tête,

Et que vers notre camp à marcher il s’apprête,

Qu’avec ses étendards on voit ceux des deux Rois.

ISPÉRIE, à part.

Ah ! je respire enfin pour la première fois.

SCIPION.

C’en est assez, Sextus, allez les reconnaître,

J’attends votre retour. Lucejus va paraître,

Madame, et je vois bien que pour vos intérêts

Nous aurons un combat, et non pas une paix ;

Sans doute que ce Prince avance et vient lui-même

Pour rejoindre Annibal... Dieux ! quel désordre extrême ?

Vous en étiez instruite, il vient vous secourir ;

Mais je vais le combattre et veux vous conquérir,

Je vois par la frayeur dont votre âme est atteinte...

ISPÉRIE.

Non, Seigneur, je commence à dissiper ma crainte,

Malgré tous mes malheurs je reprends quelque espoir,

S’il vient me secourir il remplit son devoir.

 

 

Scène VII

 

SCIPION, LÉPIDE

 

SCIPION.

Il remplit son devoir ? Ah ! quelle confiance ?

Son Amant lui redonne une fière assurance ?

Elle s’en promet tout. Vos vœux trop empressés

N’en sont pas, Ispérie, encore où vous pensez ?

J’y mettrai quelque obstacle, et ce ferme courage...

Ah ! je sens redoubler et ma haine, et ma rage,

Il faut combattre, il faut rompre ce nœud fatal ;

Ce Prince était sans doute attendu d’Annibal,

Sous prétexte de paix, ce Chef adroit peut-être

N’est venu dans mon Camp que pour le reconnaître,

Que pour gagner du temps sur l’espoir d’un traité ?

Dieux ! de quel mouvement je me sens agité !

Par ces projets pompeux de paix et d’alliance,

Il tâchait d’endormir mes soins, ma vigilance,

Tout m’est suspect en lui, Lépide, je le vois,

À bien d’autres qu’à nous il a manqué de foi,

Il vient, je ne dois plus le tenir en balance.

 

 

Scène VIII

 

ANNIBAL, AURILCAR, SCIPION, LÉPIDE

 

ANNIBAL.

Ne me soupçonnez pas d’aucune intelligence,

Seigneur, quand Lucejus vient pour ses intérêts,

Les armes à la main s’opposer à la paix,

On a vu ses drapeaux, et ma juste colère...

SCIPION.

Ce Prince ne fait rien que ce qu’il devait faire,

Qu’il est heureux ! il sert sa gloire et son amour,

Seigneur, il vient grossir votre armée en ce jour,

Vous attendiez sans doute encor cet avantage.

ANNIBAL.

Seigneur, qu’osez-vous dire ? un tel soupçon m’outrage.

SCIPION.

J’ose dire, Seigneur, ce que j’ai dû penser.

ANNIBAL.

Vous en dites assez enfin pour m’offenser.

SCIPION.

Vous êtes dans mon Camp, Seigneur, je vous respecte,

Mais la foi de Carthage aux Romains est suspecte.

ANNIBAL.

Ah ! c’en est trop, il faut...

SCIPION.

Seigneur, n’en parlons plus,

Et quittons des soupçons incertains et confus ?

Il faut que votre ardeur à la mienne réponde,

Nous devons décider de l’Empire du Monde,

Annibal, si les Dieux ont mis entre nos mains

Le destin de l’Afrique, et celui des Romains,

Il faut dans ce grand jour sans tarder davantage,

Faire triompher Rome, ou délivrer Carthage,

Il faut voir l’une ou l’autre, ou libre, ou dans les fers,

Et donner un seul maître enfin à l’Univers.

ANNIBAL.

Vous faites voir un cœur trop avide de gloire

Et déjà vous croyez courir à la victoire,

Scipion, mais je veux seconder vos souhaits ;

Vous m’avez soupçonné, je renonce à la paix,

Oui, j’accepte aujourd’hui la bataille, et j’espère

Vous mettre au même état où j’ai mis votre père ;

Je me rends à ma haine, il faut remplir mon sort,

J’ai promis de haïr Rome jusqu’à la mort,

En naissant j’ai juré la guerre au Capitole,

Jusqu’au dernier soupir je lui tiendrai parole.

Il sort.

SCIPION.

À la fin d’Annibal j’ai piqué la fierté,

J’ai rompu grâce au Ciel cet indigne traité :

Et vous, Dieux ! protecteurs du sacré Capitole,

Il faut dans ce combat vous venger, et j’y vole :

Rome, vous attendez cette grande action,

Qu’Annibal suive un jour le char de Scipion.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ISPÉRIE, ERMILIE

 

ISPÉRIE.

Ne m’abandonne point, viens, ma chère Ermilie,

Partager les frayeurs dont mon âme est saisie,

Quel combat ! quelle horreur ! quelle confusion !

Lucejus est aux mains avecque Scipion,

Il a joint Annibal ; ah ! fatale journée

Qui va de mon Amant faire la destinée ;

Je ne dis point la mienne, ah Dieux ! vous savez bien

Que je n’aurai jamais d’autre sort que le sien !

As-tu vu comme moi ce Héros intrépide,

Animé par l’amour qui lui servait de guide,

Pousser de Lelius les escadrons épars,

Et déjà près de nous planter ses étendards,

Quand le fier Scipion est venu plein de rage

De son Camp ébranlé ranimer le courage.

Je l’ai vu tout d’un coup fondre sur Lucejus,

J’en ai pâli grands Dieux ! et n’ai rien vu de plus :

Tout s’est mêlé pour lors, le tumulte des armes,

Les périls d’un Amant m’ont fait verser des larmes,

Que je tremble pour lui malgré ses grands efforts ?

Hélas ! il est tombé peut-être entre les morts.

ERMILIE.

Rassurez-vous, Madame, ayez quelque espérance,

La valeur d’Annibal met le sort en balance,

Ce Héros qui combat fera voir son grand cœur

Sans doute, et Scipion n’est pas encor vainqueur,

Les Dieux pourront... Mais quoi ? j’aperçois Érixène.

 

 

Scène II

 

ÉRIXÈNE, BARCÉ, ISPÉRIE, ERMILIE

 

ÉRIXÈNE.

Madame c’en est fait, notre espérance est vaine,

Annibal est vaincu, Scipion est vainqueur,

Tout succombe, tout cède à sa rare valeur ;

Bien qu’Annibal ait fait un effort incroyable

Pour rallier les siens d’un soin infatigable,

Tout son camp par avance était saisi d’effroi,

Tout fuit, et j’en pâlis et pour vous et pour moi ;

Scipion triomphant va nous parler en maître,

Nos fers sont redoublés, et son amour peut-être...

Vous frémissez, Madame.

ISPÉRIE.

Hé que fait Lucejus ?

Apprenez-moi son sort ; peut-être il ne vit plus.

ÉRIXÈNE.

J’ignore son destin, ni quelle est sa conduite,

Mais avecque Annibal les deux Rois sont en fuite,

Peut-être qu’avecque eux cherchant un pareil sort...

ISPÉRIE.

Il ne fuit point, Madame, et sans doute il est mort ;

Quoi ? Lucejus fuirait en perdant ce qu’il aime,

Je connais sa valeur et son amour extrême,

Il aura combattu jusqu’au dernier soupir,

Madame, il a voulu me sauver ou périr.

Dieux, que je suis en proie à mon inquiétude ?

Je ne puis demeurer dans cette incertitude,

Sortons, allons-le joindre, et je veux aujourd’hui

S’il est parmi les morts expirer avec lui.

 

 

Scène III

 

ÉRIXÈNE, BARCÉ

 

ÉRIXÈNE.

Ô Fortune ! ô journée à toutes deux fatale !

Mais je dois envier le sort de ma Rivale ;

Je ne saurais la plaindre, et malgré ses douleurs

Pour un Amant fidèle elle verse des pleurs ;

Du moins, ou s’il est mort elle n’a qu’à le suivre ;

C’est le moindre des maux que de cesser de vivre ;

Que vais-je devenir ? quel doit être mon sort ?

Pour moi, de tous côtés je ne vois que la mort ;

Oui, trop cruel amour il faut que je te dompte,

Retournons dans Carthage ensevelir ma honte,

On la doit assiéger, j’y finirai mes jours,

J’attends de Scipion ce funeste secours ;

Je l’aperçois, parlons.

 

 

Scène IV

 

SCIPION, LÉPIDE, SEXTUS, ÉRIXÈNE, BARCÉ

 

SCIPION, à ses gardes.

Qu’on observe Ispérie ?

Qu’on la suive, et surtout ayez soin de sa vie.

ÉRIXÈNE.

Enfin je vous revois vainqueur et triomphant,

Seigneur, et votre nom encor plus éclatant

Par cette mémorable et dernière victoire

Vous met en ce grand jour au comble de la gloire ;

Vous êtes généreux, daignez briser mes fers,

Je les ai sans regret à ma honte soufferts ;

Nous vous allons bientôt voir assiéger Carthage,

Souffrez que ma présence anime son courage,

L’amour de ma patrie allumant mon ardeur,

Je veux y terminer ma vie et mon malheur.

SCIPION.

Qu’un pareil sentiment me touche et m’intéresse ?

Oui, de votre destin je vous rends la maîtresse,

Soyez libre, Madame, et d’un cœur affermi

Allez joindre Annibal mon illustre ennemi ;

Ma victoire n’a fait qu’enfler sa renommée,

Lui seul a combattu dans toute son Armée,

J’ai malgré sa défaite admiré sa valeur,

Il n’a jamais été plus grand qu’en ce malheur :

Vous pourrez aujourd’hui le revoir dans Carthage,

Contre moi je lui donne un puissant avantage :

Cependant vous pouvez partir, allez Sextus,

Et rendez les honneurs qu’on doit à ses vertus.

ÉRIXÈNE.

Je n’attendais pas moins d’un héros magnanime,

Et j’emporte de vous une si haute estime,

Que mon cœur pénétré d’un si noble dessein,

Me fera révérer toujours le nom Romain.         

Elle sort.

 

 

Scène V

 

SCIPION, LÉPIDE

 

LÉPIDE.

Ainsi vous l’envoyez secourir sa patrie :

Mais, Seigneur, qu’allez-vous ordonner d’Ispérie ?

Maître de son destin dans ce fatal moment,

Vous avez dans vos mains la Maîtresse et l’Amant,

Qu’allez-vous décider de leur sort ?

SCIPION.

Ah ! Lépide,

Je tremble que l’amour ne me serve de guide,

Je ne suis plus Romain, je suis faible, et je sens

Que contre ma vertu se révoltent mes sens ;

La gloire, la pitié, l’amour, tout me déchire,

Que je souffre grands Dieux ! j’en rougis, j’en soupire,

Qu’il me faut rendre encor de terribles combats ?

Annibal est vaincu, mais l’amour ne l’est pas.

LÉPIDE.

Hé ? Seigneur, profitez des droits de la victoire ?

Pourrait-on refuser un Héros plein de gloire ?

Carthage va tomber, et le soldat Romain

Vous honore déjà du titre d’Africain,

Seigneur vous pouvez tout, et vous êtes le maître.

SCIPION.

En flattant mon amour que me fais-tu connaître ?

Oui, si j’en consultais les transports de mon cœur,

Peut-être deviendrais-je un superbe vainqueur :

Elle viendra bientôt cette tendre Ispérie,

De son heureux Amant me demander la vie ;

Elle ignore son sort que je lui fais cacher,

En vain parmi les morts elle le fait chercher :

Mais hélas ! ce qui rend sa gloire plus parfaite,

Il contraint son vainqueur d’envier sa défaite,

Tantôt dans le combat j’ai connu son grand cœur,

J’ai senti redoubler mon amour, ma fureur ;

Il tâchait de sauver une amante fidèle,

Je voyais à regret qu’il était digne d’elle :

Il était des moments où malgré mon courroux

Je trouvais Annibal moins digne de mes coups :

Mais que fait cet amant ? a-t-il la même audace ?

De quel œil maintenant reçoit-il sa disgrâce ?

LÉPIDE.

Indigné d’avoir fait un inutile effort,

Il nous a conjurés de lui donner la mort :

Quel soin cruel, dit-il, prenez-vous de ma vie ?

Scipion est vainqueur, et je perds Ispérie ;

Lelius le console, et d’un soin généreux...

SCIPION.

Non, c’en est fait, il faut qu’il étouffe ses feux,

Je veux que Lucejus abandonne Ispérie,

À ce prix je mettrai sa liberté, sa vie,

C’est à lui d’obéir... Mais quel est mon dessein ?

Suis-je encor Scipion ? ou suis-je encor Romain ?

Justes Dieux ! est-ce ainsi que je suis les Exemples

Des héros à qui Rome a consacré des Temples ?

Est-ce ainsi que je suis la noble austérité

Qui les rendra fameux à la postérité ?

Étouffons un amour... Ah Dieux ! que vais-je faire ?

De ma victoire un autre aura-t-il le salaire ?

Mais je vois Ispérie, ah ! j’ai mal combattu,

À ses yeux j’ai besoin de toute ma vertu.

 

 

Scène VI

 

ISPÉRIE, ERMILIE, SCIPION, LÉPIDE

 

ISPÉRIE.

Ah ! Seigneur, tirez-moi du plus cruel martyre,

De grâce, et m’apprenez si Lucejus respire ;

On me refuse hélas ! de m’apprendre son sort,

Ce Prince malheureux a-t-il trouvé la mort ?

Puis-je me retracer l’épouvantable image

D’un champ couvert de morts et rempli de carnage ?

Ces cadavres sanglants tous pâles, tous glacés,

Qui n’offraient à mes yeux que des traits effacés,

Ah ! Seigneur, concevez mon désespoir extrême,

Dans toutes ses horreurs je cherchais ce que j’aime.

SCIPION.

Ne craignez plus pour lui, dissipez votre effroi,

Lucejus est vivant, et plus heureux que moi.

ISPÉRIE.

Il est vivant, mais quoi vous en êtes le maître !

Vous pouvez disposer de son sort, et peut-être

La haine d’un rival qui vous a combattu...

Mais je soupçonne à tort, Seigneur, votre vertu,

Songez que dans vos fers il n’a pour toutes armes

Que mes tristes soupirs, et que mes faibles larmes.

SCIPION.

Et c’est ce qui me tue : il cause vos douleurs

Ce trop heureux Amant, il fait couler vos pleurs,

Il coûte des soupirs qui sont dignes d’envie,

Madame, et je voudrais les payer de ma vie.

ISPÉRIE.

Pardonnez-moi, Seigneur, si dans mes déplaisirs

Je pousse devant vous d’inutiles soupirs :

Vous détournez vos yeux.

SCIPION.

Eh ! détournez les vôtres :

Et puisque leurs regards sont destinés pour d’autres

Laissez m’en éviter l’éclat impérieux ;

Vous voyez les combats que je rends, justes Dieux !

Que dois-je faire enfin ? je frémis quand j’y pense,

Madame, j’ai besoin de toute ma constance ;

Mais c’en est trop, malgré tant de vœux superflus

Que l’on fasse venir le Prince Lucejus ?

ISPÉRIE.

Quel est votre dessein ? qu’en devons-nous attendre ;

Seigneur ?

SCIPION.

Dans un moment vous le pourrez apprendre.

ISPÉRIE.

Que dois-je croire, ah Dieux ! dans cette extrémité ?

Quand d’un trouble si grand je vous vois agité,

Que vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine,

Deviendrais-je, Seigneur, l’objet de votre haine !

SCIPION.

Madame, et plût aux Dieux que l’on pût vous haïr ?

Que je m’épargnerais un mortel déplaisir !

Si malgré moi j’évite une fatale vue,

Un objet tel que vous porte un charme qui tue.

 

 

Scène VII

 

LUCEJUS, CELSUS, SCIPION, LÉPIDE, ISPÉRIE, ERMILIE

 

LUCEJUS.

Seigneur, ne croyez pas que la peur de la mort

Me fasse repentir d’un généreux effort,

Je vous ai voulu perdre, et ce bras téméraire

S’il était libre encor tâcherait de le faire ;

Vous êtes mon rival, vous m’avez tout ôté,

Vous devez m’immoler à votre sûreté,

Je suis votre captif aussi bien qu’Ispérie,

J’en frémis ; mais de grâce immolez une vie

Qui deviendrait funeste à vos jours glorieux,

J’irais les attaquer à la face des Dieux,

Prévenez par ma mort mon désespoir, mon crime,

Perdant ce que je perds tout serait légitime.

SCIPION.

Je pardonne aisément à ce transport jaloux,

Si j’étais Lucejus je l’aurais comme vous,

Vous m’avez dû haïr et ce n’est point un crime ;

Prince, pour un Rival la haine est légitime,

Je le suis, je l’avoue, ah Dieux ! vous le savez

De quels feux j’ai brûlé, mais de grâce, achevez

Un triomphe immortel dont la gloire semée

De tout ce que j’ai fait passe la renommée,

Pour laisser un exemple à la postérité

Rare, mais cependant qui puisse être imité :

Oui, Madame, aujourd’hui je veux, quoi qu’il m’en coûte,

Enseigner aux mortels cette nouvelle route,

Leur montrer comme on peut dompter sa passion,

Et vainqueur d’Annibal vaincre encor Scipion :

Prince, rassurez-vous, je vous donne la vie,

Je fais plus, de ma main recevez Ispérie.

LUCEJUS.

Ah ! Seigneur, permettez qu’embrassant vos genoux

Je rende à vos vertus...

SCIPION.

Non, Prince, levez-vous.

ISPÉRIE.

Quelle grâce, Seigneur, devons-nous pas vous rendre ?

Mais du grand Scipion nous devions tout attendre.

SCIPION.

Retournez à Zama couronner votre foi,

Elle est un présent digne et de vous, et de moi ;

Je ne demande ici pour toute récompense,

Pour le prix et le nœud d’une étroite alliance,

Prince, que vous soyez en lui donnant la main

Ami de Scipion, et du peuple Romain ;

Je vais me préparer au Siège de Carthage,

Par sa prise je dois achever mon ouvrage,

Et j’espère dans peu la rangeant sous mes lois

Triompher d’Annibal une seconde fois.

Adieu, vivez heureux.

LUCEJUS.

Admirons ce grand homme,

Le plus parfait Héros qu’ait jamais produit Rome.

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