Cléopâtre (Victorien SARDOU - Émile MOREAU)

Drame en cinq actes et six tableaux.

Musique de scène de Xavier Leroux.

Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 13 octobre 1890.

 

Personnages

 

ANTOINE

OCTAVE

KÉPHREN

DÉMÉTRIUS

THYRSEUS

DELLIUS

DERCETAS

MESSAGER

OLYMPUS

DEVIN

GOUVERNEUR

NOTABLE

MARCHAND

STREPSIADE

JUBA

ESCLAVES

CLÉOPÂTRE

OCTAVIE

CHARMIANE

IRAS

EROS (travesti)

 

 

ACTE I

 

Tarse.

À droite, obliquement, un large portique surélevé de deux marches, formé par un mur revêtu d’émaux, et dont les colonnes ont pour chapiteaux des têtes de taureaux affrontées. Au milieu du mur, large porte. À gauche, porte monumentale, et, de cette porte au portique, des vélums persans. Au fond, entre deux taureaux ailés à tête humaine, la vue du quai, et les bords du Cydnus, garnis de cyprès, de grenadiers et de lauriers roses. Au delà, sur les hauteurs, s’étage la ville, moitié médique, moitié grecque, couronnée par des bois de cèdres.

 

 

Scène première

 

LE GOUVERNEUR DE TARSE, UN NOTABLE, UN MARCHAND, DÉMÉTRIUS, DELLIUS, DERCETAS, THYRSEUS, UN CENTURION

 

Des légionnaires romains, armés de piques, veillent, farouches, autour du Tribunal, gardant toutes les issues. Une foule anxieuse (femmes aux longs voiles, matelots Ciliciens, marchands pareils à des satrapes,) attend, muette et morne, dans des poses accablées. Le Gouverneur et un groupe de notables, rôdent, chuchotant, avec des gestes désespérés. Un centurion paraît sous le portique.

LE CENTURION, à la foule.

Allons, au large !

Aux soldats.

Éloignez ces insolents, qui bientôt envahiront le portique !

Les soldats repoussent, vers la gauche et le fond, la foule intimidée.

LE MARCHAND, bas au Gouverneur, à mi-voix.

Vous le voyez, les légionnaires du Triumvir nous traitent en peuple conquis !

LE NOTABLE, de même.

Ou en rebelles vaincus !

LE GOUVERNEUR.

Patience ! Voici quelqu’un qui nous dira des nouvelles de celle que nous attendons.

Un jeune esclave vient à lui en courant ; il l’interroge, anxieux.

Eh bien ?

L’ESCLAVE.

Rien encore !

LE GOUVERNEUR.

Rien ?

L’ESCLAVE.

Rien ! Pas plus de barque sur le Cydnus, que de litière venant de la plage !

LE GOUVERNEUR.

Retourne à ton poste, enfant, et si, avant que le soleil soit à la moitié de sa course, tu m’annonces l’arrivée de cette reine, je prends les dieux à témoins que, pour ta récompense, je te fais libre ! Va !...

L’esclave se sauve en courant par le fond.

LE NOTABLE.

Promets, – ô gouverneur, – tu n’auras pas à tenir ta promesse : Cléopâtre ne viendra pas. Audacieuse et vraiment reine, tant qu’il s’est agi de nous entraîner dans sa révolte contre Rome, à présent que nous voilà vaincus, et que Marc-Antoine, châtiant l’Asie Mineure, cite à son Tribunal toute cette province de Cilicie, Cléopâtre redevient femme !... Citée la première, elle déclare, – de loin, – qu’elle sera la première au rendez-vous et qu’ayant perdu la partie, elle saura la payer. Elle annonce même qu’elle est en route. La vérité, c’est qu’elle se tient prudemment renfermée dans son Égypte... Vous autres, gens de Tarse, supportez seuls la colère du Triumvir ! faites comme les citoyens d’Éphèse et de Sardes ! Livrez votre or aux intendants. Livrez vos têtes aux licteurs !...

UN MARCHAND.

Pourquoi avons-nous écouté cette femme ? N’était-ce pas à toi, Gouverneur de Tarse, à nous détourner de cette folie ?

LE GOUVERNEUR.

Ce n’était pas folie à ce moment-là ! Ce que Cléopâtre nous disait au début de la guerre, elle devait le dire, nous devions le croire... Eh quoi ? le poignard de Brutus avait fait justice de César ; Octave, son neveu, s’arrachant des bancs de l’école, accourait à Rome, pour recueillir son héritage ; Antoine le lui disputait, fort de sa propre gloire et de ses succès au Forum ; Fulvie, l’ambitieuse femme d’Antoine, lui cherchait des alliés dans toute l’Italie ; Brutus et Cassius en cherchaient dans le monde entier. Et nous n’aurions pas saisi cette occasion de secouer le joug des Romains, à la faveur de leurs discordes ? Quel sage, quel devin, quel augure eut prévu ces retours de Fortune : Antoine, Octave et Lépide, réconciliés par le danger commun, formant un triumvirat, leur flotte dispersant les flottes réunies de Sextus Pompée et de Cléopâtre, le champ de bataille de Philippes devenu le tombeau de Brutus et de Cassius, les vainqueurs se partageant l’univers, Antoine, maître de l’Asie et la parcourant en vainqueur, rançonnant les rois, pillant les villes, confisquant nos biens, doublant nos impôts, et, en quelques mois, nous faisant suer, sous le bâton, le glaive ou la hache, douze cent millions de drachmes !...

LE NOTABLE.

Plaise aux dieux qu’il se contente de nos biens, et ne donne pas nos têtes à ses licteurs !

LE GOUVERNEUR.

Les dieux ne sont pas pour les vaincus ; Cléopâtre seule eût pu détourner la fureur d’Antoine...

LE NOTABLE.

Et Cléopâtre ne vient pas !

LE MARCHAND.

Et il ne faut pas songer à fuir. La campagne est pleine de soldats ; toutes les portes de la ville sont gardées.

LE GOUVERNEUR.

Fuir, c’est s’avouer coupable et se condamner soi-même.

LE MARCHAND.

Plus bas ! voici des familiers du Triumvir, qui viennent de ce côté !

LE CENTURION.

Au large !

LES SOLDATS.

Au large !...

On fait le vide sur la scène devant les nouveaux venus.

 

 

Scène II

 

LE GOUVERNEUR DE TARSE, UN NOTABLE, UN MARCHAND, DÉMÉTRIUS, DELLIUS, DERCETAS, THYRSEUS, UN CENTURION, DÉMÉTRIUS, DERCETAS, DELLIUS, ils sortent du palais, et descendent les marches du péristyle

 

DERCETAS, au Centurion.

Juba, quels sont tous ces gens-là ? Des habitants de Tarse ?

LE CENTURION JUBA.

Et de toute la province de Cilicie ! Princes ou Mages, marchands, soldats, que sais-je ?...

DELLIUS.

Et tous compromis dans la révolte de Brutus ?

LE CENTURION JUBA.

Plus ou moins : à ce titre, cités au tribunal du Triumvir !...

Il remonte au fond.

DÉMÉTRIUS.

Qu’ils se rassurent ! Marc-Antoine ne sera pas pour eux plus sévère que pour les habitants d’Antioche ou d’Éphèse. Terrible à son arrivée, il les frappera tout d’abord d’épouvante, pour s’adoucir bientôt à leurs prières. Et, après les avoir menacés de la hache, il doublera leurs impôts ; voilà tout. Il n’est ni vindicatif ni cruel.

DELLIUS.

Je l’ai vu moins facile à attendrir, aux jours des proscriptions, et l’ombre de Cicéron proteste !...

DÉMÉTRIUS.

Bon ! ce meurtre-là n’est pas du fait d’Antoine ; mais bien de cette mégère de Fulvie ! Il ne sait rien refuser aux femmes ; pas même à la sienne.

DECERTAS.

Doucement ! Prends garde aux oreilles indiscrètes !

DÉMÉTRIUS.

Les espions n’ont rien à faire avec moi ! Je ne dis rien, Antoine absent, que je ne lui aie dit cent fois à lui-même. Il sait bien qu’il n’a pas d’ami plus sûr et plus franc que Démétrius !

DELLIUS.

Certes !

DERCETAS.

Toutefois il écoute ses flatteurs, plus facilement que ses amis.

DÉMÉTRIUS.

À certaines heures ! Car de quel Antoine parles-tu ? J’en connais deux, au moins, si différents l’un de l’autre, que l’on a peine à y reconnaître le même homme ! L’un est le libertin qui ne compte plus ses prouesses amoureuses, et que se disputent les comédiennes et les affranchies, viveur effréné, qui mettra son orgueil à vider autant de coupes que cette outre de Lépide, et qui, l’autre jour encore, ne croyait pas payer trop cher la découverte d’un plat nouveau, en faisant don à son cuisinier d’une maison confisquée la veille ! L’autre est le soldat frugal et sobre, dur à lui comme aux autres, le premier à l’attaque, le dernier à la retraite, l’idole de ses légionnaires, qui dort à poings fermés dans la neige et que j’ai vu, le soir d’une bataille, souper gaiement de racines crues, arrosées de l’eau croupie d’un ruisseau ! Et toute sa vie offre les mêmes contrastes. Balancé sans cesse entre ses devoirs et ses appétits, la gloire qui l’attire, le plaisir qui l’enchaîne, alors qu’il semble endormi dans la débauche, il affirme subitement son réveil par des prouesses de héros ! Si bien qu’il me tient en suspens entre l’admiration et le blâme, que je ne suis jamais plus près de le haïr, qu’à l’heure même où il me force à l’aimer davantage, et qu’en déplorant ses fautes, je leur trouve toujours une excuse, car après tout, ses vertus, Rome en profite, et ses vices ne font tort qu’à lui-même !

DELLIUS.

À la bonne heure ! Mais ton amitié ne saurait-elle le mettre en garde contre tant d’ennemis qui le jalousent ? Un surtout, que je n’ai pas à nommer et qui se fait une arme contre lui de chaque faute nouvelle.

DÉMÉTRIUS.

À qui le dis-tu ? Hier encore, je reprochais à Antoine cette mascarade d’Éphèse, où il est entré, suivi de son escorte ordinaire de mimes, bouffons, danseurs et baladins ! Je lui disais : « Peux-tu t’afficher en public avec de telles gens ! Est-ce bien là le cortège triomphal du vengeur de César, du vainqueur de Philippes ? »

DERCETAS.

Et qu’a-t-il répondu ?

DÉMÉTRIUS.

« Bah ! m’a-t-il dit en riant, je m’amenderai avec l’âge ; jouissons gaiement de la jeunesse qui nous reste ! »

DECERTAS.

En vérité, l’adolescent Octave est déjà plus vieux que lui !

DÉMÉTRIUS.

Oui-dà, c’est un jeune vieillard. Ah ! ce n’est pas celui-là qui donnera prise sur lui par le vin, la bonne chère et les femmes !... Il m’épouvante, ce jeune sage, avec ses yeux d’acier, et ses lèvres minces, que n’éclaire jamais un sourire.

DELLIUS.

Et, à ce propos, n’est-ce pas son ancien précepteur qui nous est venu ce matin ?

DERCETAS.

Thyrseus ? Oui ! Le voici là-bas, qui admire le cours du Cydnus.

DÉMÉTRIUS.

Est-ce Octave qui l’envoie ?

DERCETAS.

Non pas ! Il est bien venu de lui-même, se prétendant victime de l’ingratitude et de l’avarice de son élève.

DELLIUS.

À ce compte-là, il n’est pas le seul ?

DÉMÉTRIUS.

Et Antoine l’a bien accueilli ?

DERCETAS.

Il l’a fait son secrétaire.

DÉMÉTRIUS.

Voilà une belle recrue que ce pédagogue, et des secrets qui seront bien gardés !

DERCETAS.

Quoi donc ? Le soupçonnerais-tu ?

DÉMÉTRIUS.

Je me méfie de tous les déserteurs !

DELLIUS.

Thyrseus n’est pas le premier qui abandonne le neveu de César, pour s’attacher à la fortune du Triumvir.

DÉMÉTRIUS.

Non, mais il est le premier qui dénigre Octave avec tant d’acharnement, et je n’aime pas le serviteur qui dit tant de mal de son ancien maître.

DELLIUS.

Quel mal dirait-il de celui-là, qui ne fut mérité ? Qu’il le traite de pingre, d’envieux et de trembleur, c’est justice et je ne vois pas là matière à suspicion.

DÉMÉTRIUS.

Prenons que je me trompe, mais je l’aimerais mieux l’ami d’Octave que le nôtre.

DELLIUS.

Tais-toi ! Le voici !

Thyrseus vient à eux.

THYRSEUS.

Digne Dellius, salut !

DELLIUS.

Salut à toi, Thyrseus !

THYRSEUS.

Démétrius, salut !

DÉMÉTRIUS, sèchement.

Salut !

Il remonte avec Dercetas.

THYRSEUS, à Dellius.

Dercetas t’a dit que je suis des vôtres ?

DELLIUS.

Et je l’apprends avec joie.

THYRSEUS.

J’avais ton estime, j’espère ton amitié. Mais j’arrive... éclaire-moi, je te prie. C’est bien toi qu’Antoine a dépêché vers Cléopâtre ?

DELLIUS.

C’est moi.

THYRSEUS.

L’Égyptienne ne s’est-elle pas jouée à la fois du Triumvir et de son ambassadeur ?

DELLIUS.

En quoi ? Cléopâtre s’est dite heureuse de paraître devant Marc-Antoine.

THYRSEUS.

Elle n’ignore pas à quels périls elle s’expose.

DELLIUS.

Elle ne risquait pas moins à affronter César, le jour où il débarquait en Égypte. Lui aussi, elle l’avait bravé, en s’alliant au grand Pompée... Ajoute qu’elle était gardée étroitement par le roi Ptolémée, son frère, qui, coupable des mêmes torts, comptait bien se les faire pardonner en livrant Cléopâtre à la justice de César... Captive et condamnée par avance, que faire ?... Attendre la mort ? Cléopâtre tient à vivre. Avec l’aide d’un jeune Égyptien, nommé Képhren, elle réussit à s’évader, annonce à César l’envoi d’un coffre plein de bijoux, pris au trésor royal, et qu’elle le supplie d’accepter comme gage de soumission ; le coffre arrive, César l’ouvre ; c’est Cléopâtre qui paraît, à demi-nue, baissant ses grands yeux de gazelle, et frissonnant, de peur ? d’amour ? Qui le dira ?... Le lendemain, César détrônait Ptolémée et la proclamait reine d’Égypte.

THYRSEUS.

Je le sais.

DELLIUS.

Et ce ne fut pas l’ivresse d’un jour. Dès son retour à Rome, César y mandait Cléopâtre, et, sans les clameurs du Forum, il l’eût épousée.

THYRSEUS.

Je le sais ; mais Cléopâtre, en ce temps-là, était dans toute la fleur de sa jeunesse.

DELLIUS.

Et aujourd’hui elle est dans tout l’épanouissement de sa beauté. Cette beauté d’ailleurs, radieuse, triomphante, n’est rien au prix du charme étrange qui s’en dégage et nous grise. Est-ce philtre africain, prestige, magie ? Je ne sais. Toujours est-il que l’on n’affronte pas en vain la caresse de son regard, la musique enchanteresse de sa voix, la perfidie voluptueuse de sa démarche. Musicienne exquise, danseuse accomplie, elle est poète à ses heures, lutte de sagesse avec les philosophes, de science avec les savants, et sait, tout à coup, à la gravité d’une reine, faire succéder la folle gaîté d’une enfant. Tous les langages lui sont familiers et tous les masques. Artificieuse et souple, elle te charmera par sa candeur, ou t’attendrira par ses larmes. Enfin, Thyrseus, toutes les séductions de la femme réunies en une seule femme, tous les poisons concentrés en un seul ! Voilà Cléopâtre !

THYRSEUS.

Bref, tu penses qu’Antoine se laissera captiver comme César par cette Hélène du Nil ?

DELLIUS.

Je ne sais !

Trompettes.

Mais voici l’heure !

Mouvement. Rumeurs de la foule.

LE NOTABLE.

Dieux puissants ! Est-ce Antoine déjà ?

LE GOUVERNEUR.

Oui, car voici le Préteur qui marche devant lui.

LE MARCHAND.

Et pas de Cléopâtre !

LE GOUVERNEUR.

Nous sommes perdus !...

 

 

Scène III

 

LE GOUVERNEUR DE TARSE, UN NOTABLE, UN MARCHAND, DÉMÉTRIUS, DELLIUS, DERCETAS, THYRSEUS, UN CENTURION, DÉMÉTRIUS, DERCETAS, DELLIUS, ANTOINE, puis KÉPHREN

 

Un long frémissement signale l’apparition du Préteur sur le seuil ; à son geste répond une fanfare impérieuse, pendant laquelle les appariteurs, interprètes et scribes, vont occuper les sièges qui les attendent ; puis, paraissent les licteurs, en manteau court, les faisceaux dressés, le tranchant de la hache en dehors ; ils viennent, au milieu d’un brusque silence, prendre place autour du tribunal, précédant de quelques pas Marc-Antoine, un homme dans la force de l’âge. Au-dessus de sa tête, des légionnaires élèvent les aigles d’or aux ailes étendues, qui tiennent la foudre dans leurs serres. Un groupe de tribuns, de soldats et d’officiers, parmi lesquels Domitius, Œnobarbus, Publicola, Dercetas, Dellius, Thyrseus l’entourent. Des chefs tributaires, Numides et Parthes, ferment la marche. La foule se prosterne, les mains tendues, hommes et femmes gémissant à la fois.

LA FOULE.

Grâce ! Marc-Antoine... Grâce !

ANTOINE, durement.

Silence, tous !... Amenez le Gouverneur.

Le centurion Juba fait signe au Gouverneur qui se détache, tout tremblant, de la foule, et s’avance vers le portique, où Antoine s’est assis.

Eh bien, Gouverneur, où est cette reine d’Égypte que tu nous as promise ?

LE GOUVERNEUR.

Daigne attendre encore, Triumvir. Elle ne peut tarder à paraître.

ANTOINE.

Et comment n’est-elle pas venue déjà ?

LE GOUVERNEUR, balbutiant.

Que sais-je, sublime Antoine. La mer !... Les vents contraires... Daigne encore attendre, par pitié !

TOUS, de même.

Oui, maître, daigne attendre !

ANTOINE, froidement.

J’attendrai jusqu’à ce que ce sablier soit plein...

Il retourne le sablier sur la table.

LE GOUVERNEUR.

Songe !...

ANTOINE.

...Et pas un instant de plus !

À Dellius.

Où est cet officier égyptien qui disait la précéder ?

DELLIUS.

Le voici. Approche.

Un homme de haute taille sort de la foule, corps de bronze sous une cuirasse d’argent, continuée par une tunique de gaze ; un large bracelet d’argent serre son poignet ; sa ceinture est d’émaux ; il est chaussé de sandales ; une lourde chevelure noire déborde de son casque.

ANTOINE.

Qui es-tu ?

L’ÉGYPTIEN.

Mon nom est Képhren, et je commande aux archers de la divine Cléopâtre.

ANTOINE.

Et où as-tu laissé la divine Cléopâtre ?

KÉPHREN.

Dans l’île de Chypre, où elle a fait escale ; c’est de là qu’elle m’a envoyé en avant pour te dire qu’elle allait mettre à la voile, et qu’elle serait à l’embouchure du Cydnus en même temps que toi.

ANTOINE.

Eh bien, j’y suis, et elle n’y est pas.

KÉPHREN.

Je n’ai rien à ajouter à ce que je t’ai dit.

ANTOINE.

Et moi, j’ajoute ceci. Licteurs ! Emparez-vous de cet homme !

Les licteurs s’emparent de lui.

Quand ce sablier sera plein, si la divine Cléopâtre n’est pas là, aux fers, jusqu’à nouvel ordre !

On l’entraine au fond.

Quant au Gouverneur et aux Notables, qui sont citoyens romains, ils ont droit à la hache !

LE GOUVERNEUR, effaré.

Noble Triumvir ! Par pitié !

LE NOTABLE, à genoux.

Permets-nous de racheter notre vie ! Fixes-en le prix !

ANTOINE.

Vous paierez aussi bien morts que vivants ! Mieux !

LE NOTABLE.

Antoine ! Au nom d’Hercule, ton aïeul ! songe que nous ne t’avons pas combattu...

ANTOINE.

Les trois quarts des pirates de Sextus Pompée sont des matelots ciliciens !

LE NOTABLE.

Ne nous confonds pas avec eux !

ANTOINE.

Qui les soldait, si ce n’est vous ?

LE NOTABLE.

Par contrainte, Antoine, et le glaive sur la gorge ! N’en doute pas ! Rappelle-toi notre long dévouement à la Patrie romaine !

LE GOUVERNEUR.

Et à César, ton ami !

LE NOTABLE.

Nous qui demandions que notre ville s’appelât la ville de César.

ANTOINE.

Oui, du temps où César était dictateur ; mais, du jour où Brutus et Cassius l’ont égorgé, vous avez soutenu Brutus et Cassius !

LE NOTABLE.

Dis que cette Cléopâtre a fait de nous autant d’insensés !

ANTOINE.

Aussi va-t-elle être jugée, présente ou non ! Et vous tous avec elle !

LE NOTABLE.

Invincible Antoine !

ANTOINE, venant à son tribunal.

Trêve de paroles!

LE GOUVERNEUR, qui le suit, prosterné.

Ainsi, pour une misérable Égyptienne ?

ANTOINE.

Serai-je importuné jusqu’ici ?

Il fait signe aux licteurs qui repoussent les suppliants.

LE NOTABLE, accablé.

C’est fait de nous !

Un silence. Antoine a pris place. Il s’adresse à mi-voix, aux officiers qui l’entourent.

ANTOINE.

Ça, que dites-vous de cette femme ? Son audace est-elle croyable ? C’est moi le juge, et c’est moi qui attends !... Est-ce donc que cette Cléopâtre ne sait pas qui je suis ? En est-elle à confondre les triumvirs entre eux ? Me prend-elle pour cet ivrogne de Lépide ou pour ce cauteleux Octave ? Ses soldats, que j’ai tant de fois dispersés, ne lui ont-ils pas appris mon nom ? Faudra-t-il que j’aille l’assiéger dans Alexandrie et dresser mon tribunal sur la cendre de ses palais ?

DELLIUS.

Ne crois pas que Cléopâtre veuille te défier : elle n’aurait garde !... Elle m’a promis de venir, elle viendra : je m’en porte garant. Aussi bien est-elle en route : Képhren te l’a dit.

ANTOINE.

Belle preuve, le témoignage de Képhren !

THYRSEUS.

Tu as remarqué la façon dont il parle d’elle ? « La divine Cléopâtre ! »

ANTOINE.

Cette brute l’adore, à n’en pas douter.

THYRSEUS.

Elle passe pour affoler tous ceux qui l’approchent.

ANTOINE.

César me l’a répété souvent.

THYRSEUS.

Et pourtant Octave, qui l’a vue, ne la trouve pas autrement belle.

ANTOINE, gaiement.

En vérité ? Mais es-tu bien sûr. Thyrseus, que ton élève, ce chétif Octave, se connaisse en femmes ?

THYRSEUS.

Entre nous, je ne le crois pas.

ANTOINE.

Quant à moi, jusqu’à preuve du contraire, je m’en tiens à l’opinion de César, qui disait d’elle : « C’est à la fois Phryné, Aspasie et Sémiramis. »

DÉMÉTRIUS.

Ce n’est pas peu dire !

LE SECRÉTAIRE, à Antoine.

Triumvir, le sablier est plein !...

Mouvement d’effroi dans la foule.

ANTOINE, debout, haut.

Le sablier est plein... Je n’attendrai pas davantage. Cléopâtre saura avant peu ce qu’il en coûte de braver Marc-Antoine ! – D’ici là,

Aux licteurs.

vous, faites ce que je vous ai dit de ce Képhren ! Vous, déliez les faisceaux et emparez-vous de ces hommes !

Il désigne le Gouverneur et les Notables. Mouvement.

LE GOUVERNEUR.

Marc-Antoine !

TOUS, suppliant.

Au nom des dieux !

ANTOINE.

Silence ! c’est à Rome à parler !

Il lève la main, les trompettes sonnent, et les licteurs se mettent en devoir d’obéir... Mais voici que résonnent, comme un écho, des accords lointains de flûtes et de lyres, soutenus du ronflement des sistres et des tympanons.

DELLIUS.

Écoutez !

THYRSEUS.

Qu’est cela ?

ANTOINE.

Qui donc ose cette réponse aux trompettes romaines ?

DERCETAS.

Voyez, là-bas, sur le Cydnus !

La foule remonte vers le quai. Longs murmures d’admiration.

DELLIUS, aux licteurs.

Attendez !

THYRSEUS, venu à la grille.

Étrange merveille !

Les Romains ont suivi le mouvement de la foule, sous le portique et sur la scène ; Antoine se trouve isolé sur son siège.

ANTOINE, grondant.

Eh bien ? Où courez-vous ?

DELLIUS, regardant vers la droite.

Cette barque qui remonte le fleuve, et dont la proue est d’or et les voiles de pourpre, et qui glisse sur les flots, conduite par un équipage de femmes...

THYRSEUS.

Est-ce la barque d’Isis, déesse de l’Égypte ? ou celle de Vénus, qui règne à Chypre, l’île prochaine ?

La barque approche, évolue, aborde au milieu des murmures d’admiration de la foule.

DERCETAS.

Regarde, Antoine, regarde !

ANTOINE, brusquement.

C’est bien ! je vois...

THYRSEUS.

Ainsi, cette femme assise à la poupe, qui vient à nous dans ces parfums et dans ces harmonies ?

KÉPHREN.

C’est la reine Cléopâtre !

Il s’incline profondément.

THYRSEUS, revenu à Antoine.

Il faut convenir qu’elle est belle !...

ANTOINE, toujours assis.

Soit ; mais bien imprudente d’oser cette entrée triomphale !

 

 

Scène IV

 

LE GOUVERNEUR DE TARSE, UN NOTABLE, UN MARCHAND, DÉMÉTRIUS, DELLIUS, DERCETAS, THYRSEUS, UN CENTURION, DÉMÉTRIUS, DERCETAS, DELLIUS, ANTOINE, KÉPHREN, CLÉOPÂTRE, CHARMIANE

 

Soutenue par sa suivante Charmiane, Cléopâtre a mis pied à terre. Elle est vêtue d’une tunique de lin transparente, que retient une ceinture d’émaux ; une broderie ornée d’un joyau accuse la pointe de ses seins ; de dessous son casque d’or en forme d’épervier ruissellent ses cheveux, dont on devine sous le voile les minces tresses rousses ; des bracelets sonnent à ses poignets et à ses chevilles, des colliers bruissent à son cou, des bagues brillent à chacun de ses doigts ; elle tient un sceptre en forme de crosse ; derrière elle, deux grands esclaves nubiens balancent des éventails de plumes d’autruche. Au moment où elle va entrer sous le portique, une poussée se produit : des légionnaires s’approchent, curieux ; elle tend son sceptre.

CLÉOPÂTRE, altière.

Que l’on fasse place à la reine d’Égypte !

ANTOINE, debout.

C’est ainsi ?...

Cléopâtre, qui descendait, lève les yeux, rencontre le regard d’Antoine, et s’arrête.

CLÉOPÂTRE.

Dis-moi, Gouverneur, cet homme, n’est-ce pas Marc-Antoine ?

LE GOUVERNEUR.

C’est lui, gracieuse souveraine ; c’est à lui qu’il faut parler pour ton salut et pour le nôtre !

CLÉOPÂTRE, sans quitter Antoine des yeux.

Et que lui dirai-je ? Sais-je seulement ce dont Marc-Antoine m’accuse ?...

ANTOINE, emporté.

Tu ne le sais pas, dis-tu ?

CLÉOPÂTRE.

Si jamais je l’ai su, je ne m’en souviens pas.

ANTOINE.

Quoi ? n’est-ce pas assez d’avoir tant tardé à venir ? N’es-tu là que pour te jouer de moi ?

CLÉOPÂTRE, fièrement.

Triumvir ! Je suis reine d’Égypte ; je veux bien répondre à Rome qui m’interroge ; mais je ne prendrai pas tout ce peuple pour confident de mes réponses !

ANTOINE.

Tu préfères parler sans témoins ? Soit ! Ta cause n’en sera pas meilleure ! Qu’on nous laisse et fermez les grilles !

Les appariteurs quittent leurs sièges et se dirigent vers le palais ; la foule remonte vers le fleuve. Il s’adresse aux licteurs.

– Vous, vous me répondez des complices de Cléopâtre !

THYRSEUS, bas à Dellius.

Tu l’entends ?

DELLIUS, de même.

Oui.

THYRSEUS, de même.

Et cet homme-là se déshonorerait pour un sourire ?

DELLIUS, de même.

Bon ! l’Égyptienne a ses sortilèges !

Tous les officiers d’Antoine, la suite de Cléopâtre, le Gouverneur et les Notables sortent du portique ; les légionnaires referment la grille, au delà de laquelle la foule attend, inquiète.

 

 

Scène V

 

CLÉOPÂTRE, ANTOINE, seuls

 

Antoine, après être remonté vers le fond, redescend vers Cléopâtre, qu’il trouve, avec surprise, assise tranquillement sur les coussins, que les femmes ont placés pendant ce qui précède. Après un geste de dépit qu’il réprime.

ANTOINE.

Eh bien ! Nous voilà seuls !

CLÉOPÂTRE, désignant un siège approché par les esclaves à droite des coussins et à bonne distance.

Daigne t’asseoir...

ANTOINE, brusquement.

Et toi, daigne m’écouter ! Puisque tu feins d’oublier ce dont Rome t’accuse, je vais te le rappeler !

Allant et venant.

« Je ne me souviens pas ! » dis-tu ! Tu ne te souviens pas, non plus, sans doute, de la première de tes imprudences, qui fut de soutenir le grand Pompée contre César ; ni du danger où tu étais alors de perdre la couronne et la vie ?...

CLÉOPÂTRE.

Du danger où j’étais il ne m’en souvient guère ; quant à César... oui, certes, il m’en souvient !...

ANTOINE.

Et de l’avoir abreuvé de philtres, comme une sorcière d’Égypte que tu es, paraît-il.

CLÉOPÂTRE.

Propos de nourrices bons pour les marmots romains que l’on menace de Cléopâtre, quand ils ne sont pas sages !...

ANTOINE.

Diras-tu que, si tu n’avais eu recours à la magie, César se serait si longtemps attardé à cet amour ? jusqu’à te faire venir à Rome, jusqu’à vouloir t’instituer son héritière, et répudier pour toi sa femme, et t’épouser, lui dictateur, toi barbare ! Heureusement Rome s’est indignée ; Rome n’a pas permis que César donnât ce prétexte à ses meurtriers ; Rome t’a renvoyée en Égypte. Et voilà ce que tu ne lui pardonnes pas ! Précipitée du faîte où tu trônais déjà, tu jures de rendre aux Romains affront pour affront, et tu n’as plus souci que de hâter ta vengeance. Ta flotte ne peut suffire à l’œuvre que tu rêves ? Tu t’adresses à Sextus Pompée, qui met ses pirates à ton service : tu souffles ta haine à toute l’Asie Mineure, depuis le Delta jusqu’à l’Hellespont ; en même temps, tu agrandis Alexandrie, dotée d’une bibliothèque plus riche que celle de Pergame ; tu y réunis les artistes de la Grèce et les sages de la Chaldée, et tu te vantes de constituer une ville rivale de Rome, d’opposer à la République un empire d’Orient, et de déplacer ainsi l’axe du monde ! Diras-tu que ce sont encore là propos de vieille femme ? Un témoin t’accuse que tu ne désavoueras pas... Toi-même ! J’ai cité, mot pour mot, ta lettre à Sextus Pompée. La voici.

Il montre un papyrus pris sur la table.

CLÉOPÂTRE.

Pourquoi ne lui aurais-je pas écrit, puisque j’étais son alliée ?

ANTOINE, ironique.

Et pourquoi ne l’aurais-tu pas été, son alliée, après avoir été celle de son père ?

CLÉOPÂTRE.

Si tu me donnes raison toi-même, ce n’est donc pas de cela que tu m’accuses ?

ANTOINE, embarrassé.

Non vraiment !

CLÉOPÂTRE.

Alors, précise, je t’en prie.

ANTOINE, venant à elle.

Eh bien, je t’accuse, puisqu’il faut te le dire, d’avoir été l’alliée des assassins de César !

CLÉOPÂTRE, dans un cri.

Moi, dieux immortels ! Moi qu’il aimait jusqu’à me vouloir pour sa femme ! Moi ! Cléopâtre, j’aurais mis cette main dans leur affreuse main sanglante ?

ANTOINE.

On l’affirme.

CLÉOPÂTRE.

Prouve-le donc ! Prouve-moi coupable de cette infamie ! et je me livre à tes licteurs !

ANTOINE.

Oublies-tu ce que tu as osé ici-même ? Le jour où la flotte d’Octave poursuivais Brutus et Cassius... N’as-tu pas mis à la voile exprès, pour lui barrer la route ?

CLÉOPÂTRE, avec force.

Cela, oui, j’ai fait cela !

ANTOINE, triomphant.

Ah ! Enfin ! Et tu n’étais pas l’alliée de Brutus et de Cassius ?

CLÉOPÂTRE.

Si je l’avais été, je t’aurais aussi barré la route, à toi, qui les poursuivais aussi. Je l’aurais essayé du moins, comme l’a tenté Sextus Pompée ; je t’aurais disputé ta suprême victoire de Philippes. Je ne l’ai pas fait !

ANTOINE, surpris.

Non. En effet ! Pourquoi ?

CLÉOPÂTRE.

Ne l’as-tu pas compris ?... Et suis-je l’ennemie de Rome

Baissant la voix.

parce que je suis l’ennemie d’Octave ?

ANTOINE, qui se rapproche.

Toi ! que dis-tu ?

CLÉOPÂTRE.

Éperdument aimée de celui qui fit trembler la terre, il ne m’eût coûté ni de voir son héritage passer en tes mains, ni de t’accepter pour maître, toi qui fus son plus hardi lieutenant, son ami le meilleur, toi son vengeur ! toi qui marches son égal, à ce point qu’il me semble le retrouver en toi !

ANTOINE, adouci.

Eh bien ?

CLÉOPÂTRE.

Du vainqueur des Gaulois, au vainqueur des Parthes, ce n’était pas déchoir.

ANTOINE, de même.

Soit, mais...

CLÉOPÂTRE, sans l’écouter.

...Mais subir la loi de cet écolier à l’œil trouble ?

ANTOINE.

Je reconnais qu’Octave est bien jeune...

CLÉOPÂTRE.

Passe encore, si ce visage imberbe ne masquait une âme de vieillard, ladre et sèche, fermée à toutes les grandes passions.

ANTOINE, avec satisfaction.

Allons ! tu exagères...

CLÉOPÂTRE.

Défends-le ! Un homme fait pour être esclave !

ANTOINE, mollement.

Oh !

CLÉOPÂTRE.

Cruel après la victoire, lâche pendant la bataille !

ANTOINE.

Qu’il soit ce qu’il voudra, tu oublies qu’Octave...

CLÉOPÂTRE.

Oui, j’oubliais que tu as accepté de partager avec lui et Lépide, son prête-nom, les royaumes que vous avez conquis, toi et César, et qu’à défaut de ce dernier, tu devais gouverner seul.

ANTOINE.

Ce qui est signé est signé.

CLÉOPÂTRE.

Ah ! que ne suis-je Antoine, au lieu d’être Cléopâtre !

ANTOINE.

...Mais quoi ? Pouvais-je aller contre le testament de César ?

CLÉOPÂTRE, ironique.

Celui que tu as lu sur le Forum ? N’est-ce pas ?

ANTOINE.

Sans doute !

CLÉOPÂTRE, de même.

Un misérable écrit, où nous n’étions nommés, ni toi, ni moi ? Tu crois à ce testament-là ?

ANTOINE, qui s’assied près d’elle.

Tu supposerais ?

CLÉOPÂTRE, baissant la voix.

Je ne suppose pas, je suis sûre que celui qui nous a déshérités tous les deux, ce n’est pas César ! mais Octave.

ANTOINE.

Ah ! si j’en avais la preuve !

CLÉOPÂTRE, railleuse.

Te laisses-tu prendre à ses protestations d’amitié ?

ANTOINE.

Non, certes. Je suis bien sûr qu’il me hait autant...

CLÉOPÂTRE.

Qu’il me hait moi-même.

ANTOINE, familier, assis près d’elle.

Oh ! toi, de longue date, pour la grande passion que tu avais inspirée à César, et son effroi de te voir l’héritière de son oncle. Cette haine va jusqu’à contester ta beauté !

CLÉOPÂTRE.

En vérité !

ANTOINE, gaiement.

Je te suis garant qu’il a tort !... Et qu’elle mérite sa renommée.

CLÉOPÂTRE.

Hélas ! que m’a-t-elle valu jusqu’à présent, si ce n’est la fureur de vos Romains ?

ANTOINE.

Mais ici du moins elle est bonne à plaider sa cause et à la gagner. Platon affirme qu’un visage harmonieux prouve une âme vraiment noble. Si les yeux transparents ne révélaient pas une âme loyale, ce serait une trahison des dieux ! comme si les étoiles égaraient les matelots... Autant que tes paroles, ta beauté te justifie, et m’atteste que tu es fidèle à Rome.

CLÉOPÂTRE, vivement.

Tant que cette Rome sera celle de Marc-Antoine...

ANTOINE.

C’est bien ainsi que je l’entends... Au surplus, Octave est seul de son opinion, et si les Romains te détestent, c’est pour l’amour que tu inspires à tous ceux qui t’admirent de près comme moi.

CLÉOPÂTRE, souriant.

Et que ne m’a jamais inspiré aucun d’eux, il faut l’avouer.

ANTOINE, saisi.

Aucun, dis-tu ?

CLÉOPÂTRE, de même, tranquillement.

Aucun !...

ANTOINE.

Toi ?... Cléopâtre ! tu n’as jamais aimé ?...

CLÉOPÂTRE, souriant.

Jamais...

ANTOINE.

Tu railles ?

CLÉOPÂTRE, ingénument.

Hélas ! non, mais quoi ? Mariée toute jeune à mon frère Ptolémée, aussi jeune que moi, je n’ai trouvé dans cette froide union qu’amertume et dégoût. – Plus tard, éblouie par la renommée de César, je me suis donnée à lui, dans un élan d’enthousiasme, où le cœur n’avait aucune part... Erreur d’un jour, expiée par de cruelles déceptions !... Ainsi donc, un enfant, un vieillard, voilà toute ma vie.

ANTOINE, incrédule.

Et nul autre ?

CLÉOPÂTRE, fièrement.

Et sur quel autre auraient daigné s’abaisser mes regards ? Nul n’étant roi, comme Ptolémée, ou demi-Dieu, comme César ?

ANTOINE.

Par Hercule ! C’est faire injure aux Dieux que de laisser ainsi sans profit tous les dons qu’ils t’ont prodigués sans mesure !

CLÉOPÂTRE, souriant mélancoliquement.

Je leur fais donc cette injure-là ! Et peut-être, après tout, vaut-il mieux qu’il en soit ainsi !...

ANTOINE.

Pourquoi ?

CLÉOPÂTRE.

Ah ! parce que celui que j’aimerais tout de bon, cette fois, je sens que je l’aimerais trop !

ANTOINE.

Trop ?

CLÉOPÂTRE.

Pour son malheur et le mien. Car, d’abord, je serais follement, éperdument, cruellement jalouse !...

ANTOINE.

Eh ! bien ?

CLÉOPÂTRE.

Et d’un despotisme ! Ah ! celui-là, celui que j’aimerais enfin !... Il me le faudrait tout à moi, sans un regard, une pensée, un souvenir qui fut pour une autre, comme je serais tout à lui, dans la virginité de mon âme et de mes sens ! Je le voudrais me sacrifiant tout au monde : époux, sa femme ; père, ses enfants ; fils, sa mère ; citoyen, sa patrie, comme je foulerais aux pieds toute vertu, dans l’orgueilleuse impudeur de mon amour ! Et, triomphante de ma chute, glorieuse de ma honte, je crierais à l’Égypte, à Rome, au monde entier : « Oui, je l’aime, oui, je suis à lui ! Moi Reine, moi Cléopâtre, je suis son esclave ! Et que mon peuple se révolte, que Rome s’indigne et m’insulte ! Que l’Univers s’arme contre moi, le Ciel lui-même apprêtant ses foudres, je ne ferai pas le sacrifice d’un seul de nos baisers à la clameur des hommes, à la colère des Dieux ! »

ANTOINE, debout comme elle, exalté.

Bien cela ! Ô Femme, vraiment Femme ! oui c’est ainsi qu’il faut aimer !

CLÉOPÂTRE.

Ah ! c’est que je ne suis pas, moi, de vos matrones romaines, pour qui l’amour n’est qu’une fonction domestique, dont la maternité est le seul but ! Fleurs sans parfums, fruits sans saveur du gynécée, cachant sous un triple tissu leur corps neigeux et glacé, qu’elles osent à peine livrer sans voiles aux caresses de leur maître. Fille de l’Égypte et de la Grèce, je suis d’une autre race, et le soleil africain, qui a doré mon front, a mis dans mon sein d’autres flammes ! Vienne celui qui donnera l’essor aux passions qui couvent dans mon âme, et, faute d’aliments, la dévorent, et ma chair embrasera sa chair des mêmes feux, mon sang versera la même ardeur à ses veines ! Mes bras seront à son épaule comme la tunique de Nessus aux flancs de ton aïeul Hercule, et, ce furieux amour dût-il nous consumer tous deux et nous réduire en cendres, ce sera mon orgueil et ma joie d’être brûlée par lui, et ma volupté d’en mourir.

ANTOINE.

Par le ciel ! celui-là serait l’égal des dieux, à qui tu verserais une telle ivresse !

CLÉOPÂTRE, avec une fausse confusion.

Mais en vérité, je m’oublie !...

Elle se rassied.

Laissons-là ces rêveries... et revenons à Rome !

ANTOINE, se rasseyant plus près d’elle.

Ah ! magicienne !... Ils ne mentaient pas, ceux qui m’ont dit que je ne braverais pas impunément la griserie de tes yeux de Lotus et de ta voix caressante !... Je le comprends, l’affolement de César pour l’Égyptienne, comme on t’appelle. Et je l’envie de t’avoir tant aimée, autant que je le plains de n’avoir pas su t’inspirer un amour égal au sien ! Quel homme n’oublierait pour toi, mère, femme, enfants ? et n’accepterait l’exil même de sa patrie, pour en trouver une plus belle dans ton cœur ?...

CLÉOPÂTRE.

Oui, s’il était mon égal. Celle qui, de toutes, est la première, ne sera qu’au premier de tous !

ANTOINE, avidement.

Et si je l’étais, celui-là ?...

CLÉOPÂTRE.

Sois-le !...

ANTOINE.

Et ton amour ?...

CLÉOPÂTRE, l’arrêtant du geste.

Oh ! parlons du tien d’abord... C’est assez que je le permette !... Antoine est coutumier des promptes victoires, mais Cléopâtre ne désarme pas aussi vite.

ANTOINE.

J’en atteste les dieux et la passion subite qui m’affole !...

CLÉOPÂTRE, un peu railleuse, désignant la foule.

En effet ! puisque déjà pour elle, tu oublies tout un peuple.

ANTOINE, calmé.

Ces gens-là ?... c’est vrai. Je les oubliais !... Décidons de leur sort !

Il se lève.

Juba ! Ouvre les grilles.

Cléopâtre reste assise, nonchalante.

 

 

Scène VI

 

CLÉOPÂTRE, ANTOINE, et TOUS LES PERSONNAGES DE L’ACTE

 

Ils entrent tous, garnissant les deux côtés de la scène, les Romains sur la droite, les autres au fond et sur la gauche, inquiets et humbles.

ANTOINE, sans la regarder.

Gens de Tarse et de Cilicie, écoutez l’arrêt de votre juge.

Épouvante, tous frémissent ; ils tombent tous à genoux. À Cléopâtre, à mi-voix.

Que leur dirai-je ? Qu’en penses-tu ?... Dois-je les traiter en rebelles ?

CLÉOPÂTRE, tranquillement.

S’ils sont coupables, je le suis... Décide.

ANTOINE, de même.

Alors, tu m’ordonnes le pardon ?

CLÉOPÂTRE.

Ai-je le droit d’ordonner ? À peine m’est-il permis de formuler un vœu.

ANTOINE, tendrement.

Et c’est leur grâce que tu désires ?

CLÉOPÂTRE, sans le regarder.

Entière.

ANTOINE.

Sans amende, ni confiscation ?...

CLÉOPÂTRE, de même.

Sans réserve !

ANTOINE, insistant pour avoir ses regards.

Tu le veux ?

CLÉOPÂTRE, les yeux dans les yeux.

Je t’en prie !...

ANTOINE, haut.

Relevez-vous ! Je fais grâce !

Acclamations de joie.

LA FOULE.

Sublime Antoine ! Héros ! Demi-Dieu ! Longs jours au Triumvir ! À Marc-Antoine !

ANTOINE.

Remerciez la reine qui m’a prouvé votre innocence en me prouvant la sienne !

La foule se prosterne devant Cléopâtre.

LA FOULE.

Déesse ! Reine-Auguste ! Oh ! très précieuse !...

ANTOINE.

Allons, allons, c’est assez ! qu’on nous laisse !

Sur un geste, les licteurs font refluer la foule sur les deux côtés de la scène. À Cléopâtre, qui pendant ce temps s’est levée, avec l’aide de ses femmes, à mi-voix.

Es-tu satisfaite ?

CLÉOPÂTRE, tendrement.

Oui !

ANTOINE, ému.

Et tu m’en sauras gré ?

CLÉOPÂTRE.

Toute ma vie.

ANTOINE.

Daigne accepter alors l’hospitalité que je t’offre...

CLÉOPÂTRE.

C’est à moi, reine, à l’offrir celle de mon toit, celle de ma table ! Veux-tu me suivre ?

ANTOINE.

Où il te plaira de me conduire ! La mort fût-elle au bout du chemin !...

Il fait signe à Juba.

CLÉOPÂTRE.

Viens donc !

Juba fait écarter la foule. Flûtes, tambourins et cistres. Cléopâtre et Antoine regagnent le navire où ils s’installent pour le départ, au milieu des acclamations.

DELLIUS, railleur.

Eh ! bien, Thyrseus !...

THYRSEUS.

J’ai perdu !

 

 

ACTE II

 

Memphis.

Une vaste salle hypostyle, que prolonge une avenue de sphinx à têtes de béliers, qui descend vers le Nil. À droite, une porte. Une table est adossée aux larges colonnes couvertes d’hiéroglyphes qui supportent un plafond de cèdre, interrompu par endroits et laissant voir un ciel d’un bleu intense.

 

 

Scène première

 

ANTOINE, CLÉOPÂTRE, IRAS, OFFICIERS D’ANTOINE, OFFICIERS ÉGYPTIENS, THYRSEUS, BOUFFONS, puis DANSEUSES, puis CHARMIANE, puis KÉPHREN

 

Les plats de bronze et de terre émaillée pleins de pastèques, de grenades et de raisins, les vases d’or où les esclaves puisent le vin disparaissent sous les fleurs, myrtes, clématites, héliotropes. Des parfums fument dans les trépieds. Antoine, vêtu d’une robe égyptienne et allongé sur des coussins de cuir rouge, tend à l’échanson sa coupe, où Cléopâtre effeuille des roses... Cependant, des bouffons, coiffés de hautes mitres, jonglent et grimacent en choquant des cymbales. Les officiers d’Antoine, en tunique flottante, regardent, assis sur des pliants, mêlés aux officiers égyptiens. Iras, une des suivantes de Cléopâtre, songe, debout près d’une colonne.

ANTOINE.

C’est assez de ces jongleurs. N’y a-t-il pas là quelque charmeur de serpents ?

CLÉOPÂTRE.

Non. Non ! Pas de serpents ! Mais plutôt mes danseuses de Nubie. Qu’on les appelle !

Entrent les danseuses.

ANTOINE.

Autres reptiles ! Si j’en crois la souplesse de leurs contours.

CLÉOPÂTRE.

Les ondulations de leurs corps sont plus agréables à voir, tu en conviendras, que celles de vos serpents du Nil.

ANTOINE.

Oui-dà ! Allons, mes belles, réjouissez nos yeux, et vous, charmez nos oreilles.

Musique et danse.

Lentement, les danseuses se balancent, agitent des cliquettes de bronze et frappent des tambourins. Les musiciennes, un genou plié, les accompagnent en frôlant les harpes et en battant des mains. Pendant ce temps, Charmiane arrive par la droite, et, de loin, appelle Iras, tout bas.

CHARMIANE.

Iras !

Iras n’a pas entendu. Charmiane vient à elle.

Iras !

IRAS, sortant de ses songeries.

Tu m’appelles ?

CHARMIANE.

Toujours mélancolique ? À qui rêves-tu ? À ce beau Képhren ?

IRAS, confuse.

Moi ?

CHARMIANE.

Qui ne songe même pas à te regarder ?

IRAS.

Hélas !

CHARMIANE.

Ah ! comme tu as tort ! Ah ! que je t’en veux de pleurer pour cet homme !

IRAS.

Où vois-tu que je pleure ?

CHARMIANE.

Dans tes jeux ! Mais viens de ce côté ; j’ai là de quoi te faire rire...

Elle l’attire à l’écart.

IRAS.

Et quoi ?

CHARMIANE.

Tu sais, ce Thyrseus, autrefois précepteur d’Octave, aujourd’hui secrétaire d’Antoine ?

IRAS.

Eh bien ?

CHARMIANE.

J’avais raison, il est amoureux de moi !

IRAS.

Lui ?

CHARMIANE.

Lui.

IRAS.

Dis qu’il te sait très bavarde et très fine, et qu’il trouve à t’écouter plaisir et profit.

CHARMIANE.

Et moi, je te déclare qu’il m’adore.

IRAS.

Il te l’a donné à entendre ?

CHARMIANE.

Jamais ! Il n’ose pas, le pauvre pédagogue ! Mais, ce qu’il ne me dit pas, à moi, il le dit à ses tablettes : il ne me quitte pas qu’il ne se mette aussitôt à griffonner...

IRAS.

Justement ! Tout ce qu’il t’a fait dire !

CHARMIANE, sans l’écouter.

Tout à l’heure encore, je l’ai surpris, ses tablettes à la main. En me voyant, il les a vite glissées dans sa ceinture, si vite qu’elles sont tombées : il était si troublé qu’il ne s’en est pas aperçu... Les voilà !

IRAS.

Tu les as gardées ?

CHARMIANE.

Gageons que ce sont des vers !

Elle les ouvre.

Et tout pleins de moi !

IRAS.

Tu veux ?

CHARMIANE.

Pour te convaincre !

Elle lit, tandis que la musique et la danse continuent.

« Alexandrie. Plus que jamais se réalise la prédiction de Dellius. Depuis que nous sommes en Égypte, l’amour du Triumvir pour la reine passe toute croyance et tient de la folie !... »

IRAS.

Plus bas ! Prends garde, s’il t’entendait !

CHARMIANE.

Bon ! Il est tout à elle, comme Elle toute à Lui !

Elle reprend sa lecture.

« ...Aujourd’hui, troisième jour du mois d’Athyr, le quatrième de la crue du Nil, après avoir décerné à la reine les honneurs du triomphe sur les peuples vaincus par lui, Antoine lui a fait don publiquement des royaumes de Cilicie, de Syrie, de Phénicie, d’Arabie et de Judée ; ce même soir, et comme pour mieux prouver qu’il a rompu tout commerce avec Rome, il a déchiré sans la lire une lettre de Fulvie. »

IRAS.

Dans tout cela il n’est guère question de toi.

CHARMIANE.

Pas du tout, même ! Voyons plus loin...

Elle tourne les feuilles et lit.

« ...Quinzième jour du même mois. Fête de la nouvelle lune. Antoine voulût-il quitter l’Égypte, Cléopâtre ne le laisserait plus partir. Voilà qu’elle se prend, elle aussi, à l’aimer éperdument. Elle ne voit, n’écoute que lui, devance tous ses désirs, se prête à tous ses caprices. Cette nuit, Antoine a eu la fantaisie de se déguiser en marinier et de faire prendre à la reine les habits d’un jeune garçon. En cet équipage, ils se sont mis à courir, au clair de lune, les rues d’Alexandrie, cognant aux portes, criant : au feu ! pour terrifier les bonnes gens endormis... L’un d’eux, dont ils pillaient le verger, étant sorti avec ses esclaves, le vainqueur de Philippes et la divine Cléopâtre étaient bâtonnés avant de s’être fait connaître, si Képhren n’était survenu à temps pour les protéger. La reine, qui adore ces expéditions nocturnes, était si ravie de celle-là qu’elle en riait, ce matin encore, à sa toilette, m’a dit Charmiane !... »

IRAS.

Ah ! Enfin !

CHARMIANE.

M’y voilà !

IRAS.

Et après ?

CHARMIANE.

Et après ?...

Regardant.

C’est tout !

IRAS.

Sur toi ? Rien de plus ?

CHARMIANE.

Rien !

IRAS.

Voilà un amour qui ne le fera pas maigrir !

CHARMIANE.

Oh ! le monstre !

IRAS.

Donne !

Elle reprend les tablettes.

CHARMIANE.

Regarde donc ce qu’il écrivait tout à l’heure.

IRAS.

Tout à la fin, alors ?

CHARMIANE.

Oui.

IRAS, lisant.

« ...Troisième jour de la récolte. Depuis hier nous sommes à Memphis, après avoir remonté le Nil et visité les Pyramides, logés dans un vieux palais des anciens Pharaons, abandonné depuis Cambyse, et fort mal logés, il faut le dire. »

CHARMIANE.

Oh ! oui !

IRAS, lisant.

« Mais l’amour et le plaisir n’y perdent rien, et, si j’en crois la précieuse Charmiane... »

CHARMIANE.

Allons donc !...

IRAS.

« Qui bavarde comme une pie !... »

CHARMIANE, révoltée.

Oh !

IRAS.

Chut !... le voici...

Elle lui passe les tablettes, en les cachant.

THYRSEUS, à lui-même, préoccupé, cherchant à terre.

Comment ai-je pu être étourdi à ce point ? Par bonheur, ce ne sont là que des notes sans commentaires... N’importe ! si elles tombaient entre les mains de Cléopâtre...

CHARMIANE.

Tu as perdu quelque chose, Thyrseus ?

THYRSEUS.

Moi ?

CHARMIANE.

Tes tablettes ? peut-être.

THYRSEUS.

Plaît-il ?

CHARMIANE, sans les lui rendre.

Les voici !

THYRSEUS, enchanté.

Ah ! tu les as trouvées ?

CHARMIANE.

Sur la terrasse.

THYRSEUS.

Ah ?

CHARMIANE, les lui remettant.

Mais rassure-toi, je ne les ai pas lues...

THYRSEUS.

Oh ! tu le pouvais. Tu y aurais vu les éléments d’une histoire d’Antoine et de Cléopâtre que je me propose d’écrire.

CHARMIANE.

Vraiment ?

THYRSEUS.

Et dont tu pourras te vanter de m’avoir fourni le meilleur.

CHARMIANE.

Moi ?

THYRSEUS, tendrement.

En daignant quelquefois me faire l’honneur de causer avec moi.

CHARMIANE.

Comme une pie !

Elle remonte avec Iras.

THYRSEUS, seul, serrant ses tablettes.

Elle a lu !...

CLÉOPÂTRE, à Antoine.

Ah ! voici Képhren. Eh bien ? ces lions ? quelles nouvelles ?

KÉPHREN.

Telles que tu les souhaites, lumière du monde !

CLÉOPÂTRE, ravie.

Ah ! voyons cela.

KÉPHREN.

Tous les soirs, un lion de belle taille, une lionne et ses lionceaux viennent boire à l’étang sacré de Phtah, vis-à-vis la porte du Mur Blanc.

CLÉOPÂTRE.

À quelle heure ?

KÉPHREN.

À l’heure où les premières étoiles ouvrent leurs yeux d’or.

CLÉOPÂTRE.

Et combien de lionceaux ?

KÉPHREN.

Deux. J’ai constaté les empreintes.

CLÉOPÂTRE.

Ceux-là, je veux les prendre vivants. Les barques sont prêtes ?

Ils se lèvent et descendent.

KÉPHREN.

Oui, maîtresse, et les arcs et les épieux ; mais il ne servirait de rien départir tout de suite, et tu ne peux prendre l’affût que lorsque le soleil sera sur l’horizon.

CLÉOPÂTRE.

Sans doute : laissons tomber la chaleur du jour. Mais vivants ! Tu as entendu ?

KÉPHREN.

Je te les amènerai moi-même comme deux chiens.

CLÉOPÂTRE.

Fais cela, Képhren, et ce qu’il te plaira de souhaiter, demande-le.

KÉPHREN.

Permets-moi, pendant cette chasse, de rester à tes côtés...

CLÉOPÂTRE.

Oublies-tu que Marc-Antoine est là pour me défendre ?

KÉPHREN.

Non vraiment !

CLÉOPÂTRE.

Ou si tu crains qu’il n’y suffise pas ?

KÉPHREN.

J’ai le droit de tout craindre quand il s’agit de ta vie.

CLÉOPÂTRE, debout.

Tu dis ?

ANTOINE.

Il a raison.

CLÉOPÂTRE.

Quoi ?

ANTOINE, debout.

Pas de colère, allons ! Ne le laisse pas partir ainsi ! Fais-lui l’aumône d’un sourire.

CLÉOPÂTRE.

Non certes. Ce qu’il vient d’oser me déplaît.

ANTOINE.

Pauvre Képhren ! As-tu le courage de lui garder rancune ?

CLÉOPÂTRE.

Tu vas plaider pour lui ?

ANTOINE.

Que veux-tu ? Moi, je le plains.

THYRSEUS, qui s’est approché.

Il n’est pas si à plaindre.

CLÉOPÂTRE.

Comment cela ?

THYRSEUS.

N’est-ce pas un bonheur suffisant que d’aimer ?

ANTOINE, gaiement.

Ce n’est pas un bonheur qui me suffise à moi.

CLÉOPÂTRE, tendre.

Il faut encore que l’on t’aime ?

Seuls à l’avant-scène, les autres au fond.

ANTOINE.

Oui.

CLÉOPÂTRE.

Et de quel amour ?

ANTOINE.

Le tien.

CLÉOPÂTRE.

Alors tu es heureux ?

ANTOINE.

Autant qu’un mortel peut l’être !

CLÉOPÂTRE.

Oui, n’est-ce pas ?

ANTOINE.

Ici surtout. Certes, Alexandrie est belle, avec son école et ses musées, et ses navires accourant à la lueur du phare comme des papillons à la flamme d’une lampe ; mais quoi ? sous ses portiques de marbre, devant ses temples pareils au Parthénon, je pouvais encore me croire en Grèce. Ici, à Memphis, en face du désert, je me sens bien dans ton royaume. Ici, ta beauté m’apparaît plus étrange à l’ombre de ces forêts de granit ou dans l’éblouissante clarté de ces horizons brûlants. J’y vois mieux en toi la fille, la fleur de cette silencieuse Égypte, où tout est symbole et mystère, jusqu’au langage de vos prêtres, jusqu’aux chants de victoire gravés sur ces colonnes ; ici, enfin, plus qu’ailleurs avec tes yeux profonds, ton sourire énigmatique et ta souplesse de couleuvre, tu es bien vraiment l’Égyptienne, l’Isis toujours voilée des ténèbres, l’énigme vivante, le sphinx.

CLÉOPÂTRE.

Et c’est ici que je t’aime de toute mon âme ! que je ne vis plus que par toi et pour toi, que je mets en toi tout mon orgueil, que j’oublie pour toi seul tous mes projets de haine et de domination qui ne valent pas un de tes sourires ! N’est-ce pas surprenant que j’en sois venue là, de fondre ainsi mon cœur superbe à la flamme du tien ? moi, reine, moi, Cléopâtre !... Et sans l’avoir voulu ! malgré moi !

ANTOINE.

Malgré toi ?

CLÉOPÂTRE.

Certes oui ! Je puis bien l’avouer à présent, tu ne m’en voudras pas... Là bas, à Tarse, je n’avais qu’une idée : te séduire comme César, mais, en le jouant l’amour, m’en défendre, pour te dominer plus sûrement...

Mouvement d’Antoine.

Oh ! je te dis tout, tu vois, je suis franche !... Mais je me suis bien prise à mon piège. Dès le lendemain de ma facile victoire, je t’ai vu si confiant, si enivré, si tendre ! Ton charme viril, ton vaillant sourire, tes façons royales m’ont si bien conquise, que, tout doucement, sans y prendre garde, cet amour, que je croyais feindre, je l’ai ressenti tout de bon, et je le jugeais encore un mensonge qu’il était déjà une vérité, la grande vérité !... La seule, c’est que je t’adore ! C’est que tu es mon maître, mon roi, mon dieu ! et que je suis bien heureuse !... trop, peut-être ! J’ai peur !

ANTOINE.

Peur ?

CLÉOPÂTRE.

Oui, mon bonheur est trop grand. C’est l’heure où les immortels nous jalousent et nous font expier les joies qu’ils nous donnent. À ce point de félicité où nous sommes, il n’y a plus rien à attendre que les désastres !... J’ai peur de l’inconnu, de l’inattendu, de demain...

ANTOINE.

Quelle idée !

CLÉOPÂTRE.

Et d’ailleurs, notre vie dût-elle s’écouler ainsi tout entière sans fortune ennemie et sans chagrins, chaque jour ramenant les mêmes joies, ce jour-là est un pas de plus vers l’inévitable, la vieillesse et la mort !... Si grand, si durable que soit notre amour, l’heure viendra où mes yeux auront moins d’éclat pour te charmer, les tiens moins de flamme pour me le dire, où mon corps sera moins souple à t’enlacer, et ton cœur moins tendre à s’appuyer sur le mien... Et c’est affreux à penser cela, avoue-le. Ah ! mourir là, tout d’un coup, en pleine ivresse de vivre, en pleine volupté d’aimer, quel rêve !

ANTOINE.

Celui de tous les amoureux !

CLÉOPÂTRE.

J’y pense, le croirais tu ? tous les jours, à tout instant, et jamais plus qu’à l’heure même où je suis le plus extasiée dans tes bras. Ah ! je voudrais qu’à ce moment-là, ta vie et la mienne fussent suspendues à nos lèvres, pour en rompre le fil dans un baiser !

ANTOINE.

Voilà, certes, une mort enviable !...

CLÉOPÂTRE.

Tu l’auras, s’il te plaît de la partager avec moi. Depuis longtemps, j’ai souhaité cette fin pour le jour où la fortune sera contraire, et je l’ai demandée au seul homme capable de me l’assurer...

À Charmiane.

Fais venir Olympus.

ANTOINE.

Quoi, ton médecin ? ce sorcier ?

CLÉOPÂTRE.

Parle mieux d’un homme que les plus savants écoutent avec respect ; Olympus est un sage qui vit loin des humains, dans une retraite mystérieuse, où il étudie tous les secrets de la terre, de même que mon devin Satni surprend ceux du ciel. Car rien n’échappe à ces deux hommes, ni du présent, ni de l’avenir ; Isis pour eux soulève tous ses voiles ! Satni prédit la fortune, bonne ou mauvaise, et le jour même où je m’embarquais à Alexandrie pour aller comparaître devant toi, sais-tu ce qu’il m’a dit ?

ANTOINE.

Il t’a dit ?

CLÉOPÂTRE.

« Reine, prends garde que ta victoire ne soit ta défaite. »

ANTOINE, riant.

Voilà bien de mon augure avec ses mots à double entente.

CLÉOPÂTRE.

Comment ? n’est-ce pas admirable, cette prédiction ? Et, victorieuse d’Antoine, ne suis-je pas vaincue par lui ?

ANTOINE, souriant.

Oui, certes !... on peut tout expliquer de cette façon-là.

 

 

Scène II

 

ANTOINE, CLÉOPÂTRE, IRAS, OFFICIERS D’ANTOINE, OFFICIERS ÉGYPTIENS, BOUFFONS, DANSEUSES, THYRSEUS, CHARMIANE, KÉPHREN, OLYMPUS

 

Olympus, un vieillard plus semblable à un prêtre qu’à un médecin, s’approche.

CLÉOPÂTRE.

Avance, Olympus ! as-tu obéi à la reine ?

Ce disant, elle s’assied.

OLYMPUS.

Oui.

Antoine est resté debout.

CLÉOPÂTRE.

Et ce que je t’ai dit de chercher ? tu l’as trouvé ?

OLYMPUS.

Les remèdes qui guérissent de la vie sont plus faciles à découvrir que ceux qui retardent la mort. Du suc des plantes redoutées j’ai composé un breuvage dont j’ai essayé l’effet sur des bêtes impures et sur des condamnés ; pour faire d’un vivant un cadavre, deux gouttes suffisent ; j’en ai enfermé plus de vingt gouttes dans une mince enveloppe d’ambre, à laquelle j’ai donné l’aspect d’une perle... La voici, enchâssée dans cette bague. Le jour où tu seras lasse d’éblouir les hommes, fais dissoudre cette perle dans ta coupe, et bois. Le temps d’un regard, et ce sera fait de Cléopâtre.

CLÉOPÂTRE, prenant la bague.

Bien, Olympus ! Mais ce poison doit-il me défigurer ? Car voilà l’important. Je te l’ai dit, je tiens à rester belle, même au delà de la mort. Je veux laisser de moi une effigie où persiste et survive le charme que m’ont donné les dieux. Je veux, le jour où des soldats sacrilèges forceraient mon sarcophage, dénoueraient mes bandelettes et lèveraient mon masque d’or, je veux que mon visage leur apparaisse aimable et souriant, et que ces barbares me rendent hommage et s’écrient : « Oui, décidément, Marc-Antoine avait raison, Cléopâtre était belle !... »

OLYMPUS.

Je dois avouer que, plus la mort est prompte, plus elle est douloureuse, et que les traits restent souvent grimaçants et contractés.

CLÉOPÂTRE.

Et tu ne sais pas un autre poison ?...

OLYMPUS.

J’en sais un qui provoque l’engourdissement progressif de tout le corps, puis un invincible assoupissement. Nul spasme ; nulle convulsion ; la joue reste rose, et l’âme s’envole dans un sourire...

CLÉOPÂTRE.

Voilà justement ce que je demande !

OLYMPUS.

Par malheur, cette fin si douce, c’est un être vivant qui la donne.

CLÉOPÂTRE.

Quel être ?

OLYMPUS.

Un serpent, l’aspic !

CLÉOPÂTRE.

Un serpent ! Quelle horreur !... Et ce poison, tu ne saurais l’extraire ?

OLYMPUS.

Non.

CLÉOPÂTRE.

Si bien qu’il faut prendre cette bête glacée et sentir ses dents aiguës... Oh ! non, jamais ! Plutôt cette bague... Puisque tu ne trouves rien de mieux.

OLYMPUS.

Rien !

Il remonte.

CLÉOPÂTRE, mettant la bague à son doigt.

Me voilà fiancée avec la mort. C’est à cette perle que j’aurai recours, le jour où tu cesseras de m’aimer !

ANTOINE.

Moi ? Folle que tu es !

CLÉOPÂTRE.

Oh ! ne ris pas ! Les noirs pressentiments volent autour de mon front comme un essaim d’oiseaux funèbres !... Cette nuit encore, j’ai fait un rêve inquiétant... Je descendais le Nil dans une barque ; j’étais assise à tes pieds et coiffée du diadème... Tout à coup, ce louche Thyrseus, dont tu ne veux pas douter...

ANTOINE.

Vraiment, non !

CLÉOPÂTRE.

...Apparaît sur la rive, et fait signe à un aigle qui planait dans le ciel. L’aigle fondit sur moi, s’efforçant de m’arracher ce diadème... et ma douleur fut si vive qu’elle me réveilla.

ANTOINE.

Vas-tu t’inquiéter d’un rêve ?... Allons ! chasse ces noires pensées, mon amour ! Et, en attendant que le soleil descende et que Cléopâtre devienne Diane chasseresse, savourons le plaisir de vivre sans songer à rien... La mort est à ton doigt : le jour où tu la verseras dans ta coupe, j’y boirai le premier... D’ici là, jouissons des présents que nous font les dieux ! Viens t’asseoir près de moi ! Rappelons ces belles filles, que ta mélancolie décourage ! Et, puisqu’il s’agit d’aigle, ordonne à l’aimable Ahouri de nous mimer la jolie histoire de Nitocris, l’Égyptienne au pied mignon, dont un aigle porta la sandale au roi Rhamsès, et qui, retrouvée après bien des recherches, devint reine d’Égypte, sous le nom de Rhodopis.

CLÉOPÂTRE.

L’histoire est jolie, mais Ahouri la reproduit mal. J’ai beau lui indiquer...

ANTOINE.

Il est clair qu’elle ne jouera jamais comme toi la scène du bain.

CHARMIANE, qui s’est approchée.

Surtout si tu ne la joues jamais devant elle.

CLÉOPÂTRE.

Tu verras que Charmiane va m’en prier !

ANTOINE.

Elle ne sera pas la seule.

IRAS.

Maîtresse !...

Toutes les femmes la supplient du geste.

ANTOINE.

Tu vois !

CLÉOPÂTRE.

Tu le désires ?...

ANTOINE.

Vivement !

CLÉOPÂTRE, mollement.

Quelle folie !

ANTOINE.

Fais-le pour mon plaisir !

CHARMIANE.

Et rends ce service à la pauvre Ahouri.

CLÉOPÂTRE, souriante.

Allons ! Soit !

À Ahouri.

Regarde-moi bien, petite.

Antoine s’est assis : Iras et Charmiane se tiennent debout auprès de lui ; Képhren regarde de loin ; Thyrseus est appuyé à la colonne qui commande l’escalier des Sphinx. Cléopâtre prend l’écharpe d’Ahouri et, sur un accord des harpes courbes, s’avance à pas lents, mimant à mesure les vers qu’elle récite.

CLÉOPÂTRE.

Tout sommeille encore au fond des vergers ;

Seule sous le ciel où fleurit l’aurore,

Nitocris descend, blanche, à pas légers,

Les rochers que bat le fleuve sonore.

 

Au fond des vergers tout sommeille encore...

 

Chut ! Quel est ce bruit ? Cet essaim d’oiseaux

Éperdus, qui donc les met en déroute ?

Oui donc s’est caché parmi les roseaux ?

Dieux ! les bateliers la guettaient sans doute.

 

Penchée en avant, Nitocris écoute.

 

Son voile ?... Envolé ! Mais les bateliers

Ne la verront pas ; il n’est là personne.

Sa tunique glisse et tombe à ses pieds...

Ô rares splendeurs que nul ne soupçonne !

 

Les mains à son cou, Nitocris frissonne.

 

Ce n’est pas de peur, elle s’en défend,

Jette sa sandale, et, de loin, l’admire,

Puis, effleure l’eau de son pied d’enfant,

Doucement le plonge, et puis le retire.

 

Là-bas, les oiseaux répètent son rire.

 

L’Orient doré fait le Nil vermeil,

Nitocris s’élance, et nage, bercée

Au courant des flots, sous le clair soleil.

Par la vague et les rayons caressée.

 

Qui dira le rêve où fuit sa pensée ?

 

Sur l’émail des eaux un lotus d’argent

Flotte, le courant le porte vers elle...

Venez, douces fleurs ! Et, tout en nageant,

À ses cheveux noirs Nitocris les mêle.

 

Puis se mire au fleuve et se trouve belle.

 

Belle à réjouir les regards d’un roi !...

Mais qu’emporte donc cet aigle qui passe ?

Ma sandale ! Ô dieux !... Et, pâle d’effroi,

Prenant son bonheur pour une disgrâce.

 

Elle suit des yeux l’aigle dans l’espace...

Mouvement vers la droite. Tous les regards se portent de ce côté, où paraît un serviteur du palais, interrompant les derniers accords des harpes.

LE SERVITEUR.

Maître...

ANTOINE.

Qu’est-ce à dire, et qui vient nous importuner ?

LE SERVITEUR.

Deux de tes amis qui insistent...

ANTOINE, debout.

Deux amis !... Permets, reine.

 

 

Scène III

 

ANTOINE, CLÉOPÂTRE, IRAS, OFFICIERS D’ANTOINE, OFFICIERS ÉGYPTIENS, BOUFFONS, DANSEUSES, THYRSEUS, CHARMIANE, KÉPHREN, OLYMPUS, DÉMÉTRIUS, DERCETAS, sur le seuil

 

ANTOINE, les apercevant avec joie.

Démétrius ! Dercetas !...

Il court à eux.

Eh ! chers amis ! soyez les bienvenus, et saluez la reine, qui vous pardonne de l’interrompre au moment où elle nous charmait.

DÉMÉTRIUS, saluant, avec Dercetas.

Qu’elle accepte nos excuses !

ANTOINE.

Par Pollux ! c’est le ciel qui vous amène ! Vous manquiez à ma joie !... mais d’abord

Aux esclaves.

des sièges ! et du vin ! Je ne saurais toutefois, amis, vous l’offrir trempé de neige, mais nous avons d’autres moyens de le rafraîchir ! Ah ! que je suis donc ravi devons voir !

À Démétrius, qui regarde les colonnes du palais.

Démétrius se demande où nous sommes ? Ceci, cher ami, est le palais antique des vieux rois égyptiens, dont les piliers racontent, paraît-il, les exploits d’un certain Rhamsès, qui fut le César ou l’Antoine de son temps. La reine lit cela couramment, mais pour moi c’est un vrai grimoire !

On apporte le vin et les coupes.

Fort bien ! voici le vin. Prenez place ! Tout à l’heure, pour votre bienvenue, nous irons chasser le lion, puis, après le bain, nous souperons sur les terrasses ; la reine a des cuisiniers admirables... Vous goûterez les plats du pays. Ils ont une façon d’accommoder le mouton, en le bourrant de figues, de raisins secs et de pistaches ! Par ma foi, c’est excellent ! Allons, buvons ! Que je suis donc content de vous voir !...

DÉMÉTRIUS.

À ce langage, je reconnais bien Marc-Antoine ! mais, à première vue, je t’aurais pris pour ce Rhamsès, dont tu parles !...

ANTOINE, riant.

Oh ! oui, ce costume ! Il faut bien accepter les modes du pays où l’on vit ; c’était l’opinion d’Alexandre, et je ne saurais mieux faire que de l’imiter. Mais vous ne buvez pas ? Par Bacchus ! buvez donc ! Cette montée du Nil a du vous altérer ! Or ça, et demain ? demain, que ferons-nous ? Notre intention, chers amis, est de remonter le cours du fleuve jusqu’aux cataractes, où mes esclaves ont trouvé des mines de turquoises !... Vous êtes des nôtres, cela va sans dire, et, tout le long de la route, bercés mollement, vous respirerez l’oubli dans le calice du lotus, tant que plus rien ne vous tienne au cœur, que les délices de ce pays enchanté !

DÉMÉTRIUS.

Nous ne sommes pas ici pour oublier, mais pour te faire souvenir.

ANTOINE.

Et de quelles fadaises, justes dieux ?

DERCETAS.

Ne raille pas !

DÉMÉTRIUS.

Et écoute de graves nouvelles !

ANTOINE.

Oh ! grand merci ! Ni aujourd’hui, ni jamais ! Si vos nouvelles sont graves, gardez-les pour vous.

DÉMÉTRIUS.

Que tu le veuilles ou non, tu les entendras !

ANTOINE, sursautant.

Plaît-il ?

DÉMÉTRIUS.

Éloigne ces bouffons, et Cléopâtre ! Ce que j’ai à te dire n’est pas pour lui plaire...

ANTOINE.

Par Hercule ! tu oses ?

CLÉOPÂTRE.

Que fais-tu ? Depuis quand s’en prend on du message au messager ? Mets Démétrius à son aise, au contraire. Éloigne tout ce monde.

ANTOINE.

Mais...

CLÉOPÂTRE.

Qu’on nous laisse !

Iras, Charmiane, Képhren, les officiers égyptiens, les bouffons et les danseuses sortent.

 

 

Scène IV

 

ANTOINE, CLÉOPÂTRE, THYRSEUS, DERCETAS, DÉMÉTRIUS

 

CLÉOPÂTRE.

Moi, je demeure, et j’invite Démétrius à parler en toute franchise et comme il le ferait loin de moi !

ANTOINE.

Voilà ce que je ne saurais admettre !

CLÉOPÂTRE.

Je t’en prie !

ANTOINE.

Aussi bien, je ne veux pas l’entendre !

CLÉOPÂTRE.

Entends-le, au contraire, et sachons quelles sont ces nouvelles si graves. Octave t’envoie ses ordres sans doute. « Fais ceci ou fais cela... »

DÉMÉTRIUS.

Nous ne venons pas de la part d’Octave.

CLÉOPÂTRE.

Alors c’est de la part de Fulvie ?

DÉMÉTRIUS.

Reine !

CLÉOPÂTRE.

Peut-être ne dois-tu pas rester ici plus longtemps ; Fulvie ne saurait le permettre...

ANTOINE.

Et qu’importe cette femme ? et ses criailleries ?

DÉMÉTRIUS, grave.

Pas d’outrages aujourd’hui, Antoine !

ANTOINE.

Eh ! quoi ? Suis-je le seul de mon avis ? Fulvie est-elle ?...

DÉMÉTRIUS.

Fulvie est morte.

ANTOINE.

Fulvie ?

DÉMÉTRIUS.

Elle est morte.

DERCETAS.

En t’appelant.

Silence d’une seconde.

ANTOINE, retombant sur son siège.

Voilà une grande âme partie !

DÉMÉTRIUS.

Les dieux soient loués ! Ton cœur lui restait fidèle !

ANTOINE.

D’où vient cela ? D’où vient que, l’ayant tant de fois maudite, et jusqu’à souhaiter ce qui arrive, je n’ai pu apprendre cette nouvelle froidement ? sans amertume et sans regrets ?

DÉMÉTRIUS.

C’est qu’il te souvient que sa violence était de la douleur, et qu’elle est morte à son foyer désert, fidèle à son amour pour toi... Jusqu’à la dernière heure, elle t’a attendu, un ami lui ayant fait espérer ton retour ; puis, sentant que la mort approchait et que cette joie de te revoir lui serait interdite, elle murmura : « C’est fini... Il ne reviendra plus... C’est fait de moi... C’est fait de Rome !... » Et ses yeux impérieux s’emplirent de larmes... Une fois encore, elle répéta ton nom : « Marc-Antoine ! » d’une voix d’enfant, si douce, et que nous ne lui connaissions pas... Ce fut son dernier souffle.

ANTOINE, après un silence.

Ainsi, elle a dit : « C’est fait de Rome ? »

DERCETAS.

À deux reprises.

ANTOINE.

Pourquoi cette parole ? L’a-t-elle balbutiée dans la fièvre ? ou faut-il croire, comme on l’assure, que l’avenir se dévoile aux regards des mourants ?

DÉMÉTRIUS.

N’en doute pas ! Rome est perdue !

ANTOINE.

Rome !

DÉMÉTRIUS.

Si tu ne la sauves !

ANTOINE, sous le regard de Cléopâtre et de Thyrseus.

Moi ? de quel péril ?

DÉMÉTRIUS.

En es-tu à l’ignorer ? Cette fleur de lotus, l’as tu tant respirée, que le reste du monde n’existe plus pour toi ? Apprends donc que Sextus Pompée, dont seul tu maîtrisais l’audace, opprime de nouveau la mer, depuis le Pont Euxin jusqu’aux colonnes d’Hercule ; mais, cette fois, il ne lui suffit plus de semer l’épouvante sur les côtes d’Italie ; dans sa haine contre Rome, voilà qu’il s’attaque aux vaisseaux qui nous apportent les blés de Sicile et d’Afrique !...

ANTOINE.

C’est la famine avant un mois !

DERCETAS.

Il s’en vante !

ANTOINE, debout.

Mais alors, vous avez raison. Jamais Rome n’a été en plus grand péril.

DÉMÉTRIUS.

Depuis les Gaulois ! non.

ANTOINE, agité.

Et pour la sauver, vous comptez sur moi ?

DERCETAS.

Avons-nous tort ?

ANTOINE.

Eh bien !...

Après une hésitation d’une minute.

– Eh bien, oui, vous avez tort !... oui !

DERCETAS.

Est-ce possible ?

DÉMÉTRIUS.

Toi !

ANTOINE.

Quand nous avons, Octave et moi, partagé l’univers, il s’est attribué Rome et l’Italie. C’est à lui de défendre sa part ! Le jour où l’Asie sera menacée, je n’irai pas implorer son secours ! Qu’il se passe de mon aide ! Je me passerai de la sienne !

THYRSEUS.

Voilà parler !

ANTOINE.

Trop longtemps j’ai fait sa besogne à Philippes et chez les Parthes, prenant pour moi toute la peine et lui laissant tous les profits. J’ai bien conquis le droit de me reposer en paix, et, si je m’attarde à Memphis, comme Annibal à Capoue, je défie ce buveur d’eau lui-même de m’en faire un crime, à présent que Fulvie est morte !

THYRSEUS.

De fait !...

DÉMÉTRIUS.

Ainsi tu es indifférent aux misères de Rome, et, par ton inaction, tu serviras la cause de son pire ennemi ?...

DERCETAS.

Tu laisseras dire que tu n’es pas seulement l’allié de Cléopâtre, mais celui de Sextus Pompée...

DÉMÉTRIUS.

Que pour l’amour d’une barbare...

Mouvement d’Antoine, que Cléopâtre calme du geste.

tu fais ce que Coriolan a fait par dépit, Annibal par haine ?

ANTOINE.

Et qui dira cela ? Octave, n’est-ce pas ?... Oui, par les dieux ! c’est bien cela !... Je le vois, je l’entends, emplir ce Forum de ses exclamations indignées, courant de l’un à l’autre, et, des larmes dans la voix : « Eh bien ! vous savez les nouvelles ?... Antoine est plus que jamais dominé par cette reine ! L’or de nos provinces, le sang de nos soldats, la gloire de nos armes, il met tout à ses pieds ! quel malheur !... Un si grand capitaine ! » Et les imbéciles s’attendrissent : « Pauvre Octave ! Comme il l’aime. Voyez ! Il en pleure !... » Histrion !...

THYRSEUS.

Ah ! c’est bien le mot !

ANTOINE.

Eh bien, sachez-le, une bonne fois ! Il m’exaspère, à la fin, ce jeune fourbe, drapé dans son hypocrite sagesse, ce pédant imberbe, que la nature avait créé pour être maître d’école, et que la fortune a fait héritier d’un héros... Il me répugne, cet adolescent qui de la jeunesse n’a ni les vertus, ni les vices ; qui, à l’âge où l’on s’enivre, est sobre ; où l’on aime, déteste ; où l’on gaspille, thésaurise... Je le méprise, autant pour le moins qu’il me dédaigne ; je le hais autant qu’il m’exècre, mais moi, du moins, j’ai l’audace de mon mépris, et la franchise de ma haine.

DÉMÉTRIUS.

Et cette haine ira jusqu’à priver Rome de ton aide ?...

ANTOINE.

Elle a ce qu’elle mérite, Rome, qui l’encense et fait chorus avec lui contre moi... contre la reine !... Eh ! par les dieux ! voilà une belle occasion pour lui de justifier l’amour des Romains et de s’attester l’héritier du grand César ! Voyons-le donc à l’œuvre, ce vaillant, et sachons comme il a profité des leçons de Thyrseus, sur les bancs de l’école !

THYRSEUS, riant.

Oh ! oh ! très joli !...

ANTOINE.

Octave et Sextus aux prises ! Mais c’est une véritable fête pour moi, de contempler cette joute et de marquer les coups ! Par Pollux, je suis curieux devoir qui l’emportera du magister ou du pirate !... et je rirais bien, si le fils de Pompée prenait sur le neveu de César la revanche de Pharsale !

CLÉOPÂTRE, tranquillement, sans bouger.

Non ! Tu ne rirais pas...

Tous, surpris, tournant la tête de son côté, attentifs à ses paroles.

Car, alors, c’est avec Sextus Pompée que tu devrais compter... Cette revanche, crois-tu qu’il ne la prendrait pas sur toi-même ? Et t’a-t-il pardonné d’avoir confisqué à ton profit la maison de son père ?

Elle se lève.

Et si c’est Octave qui l’emporte ?...

ANTOINE.

Impossible !

CLÉOPÂTRE.

C’est ce mot là qui a tué César !... Et si Octave l’emporte, te laissera-t-il paisible possesseur de ton Asie ? A-t-il oublié sa rancune d’écolier contre Cléopâtre ?

Elle descend.

Aveugle que tu es ! Mais il n’a qu’une pensée constante, cet homme, qu’un espoir, qu’une vision qui l’obsède ! Son triomphe, le jour où il ramènera dans Rome le cadavre d’Antoine égorgé, où Cléopâtre, pieds nus et mains liées, marchera derrière son char, sous les huées de la populace romaine !

ANTOINE.

Et c’est toi qui me conseilles de sauver un tel homme ?

CLÉOPÂTRE.

Ce n’est pas lui que tu sauves... C’est Rome ! Et Rome reconnaissante t’acclame comme un dieu ; le coup qui frappe Sextus frappe Octave... Ta popularité l’écrase ! Et ces hommes, tes amis, n’iront plus crier partout que l’Égyptienne endort ta vaillance, que le petit-fils d’Hercule file la quenouille aux pieds d’une autre Omphale... Ils sauront que Cléopâtre met ta gloire plus haut que son amour, et qu’elle n’admire et n’aime en toi que le premier de tous, pour être avec toi la première ! À ces Romains, affamés aujourd’hui, demain repus par ta victoire, ils pourront dire : « Ce blé qui vous arrive, c’est Cléopâtre qui vous l’envoie ! » Et ce sera mon orgueil, à moi, de donner du pain à cette plèbe romaine, qui m’en récompensera par son ingratitude !... mais qui te fera le maître du monde !

DÉMÉTRIUS.

Gloire à toi, reine ! J’apprends à te connaître.

DERCETAS.

C’est la sagesse même qui vient de parler !

DÉMÉTRIUS.

Plaise aux dieux qu’Antoine n’ait jamais d’autres conseillers que toi !

ANTOINE.

Oui ! Elle a raison ! Tu as raison, reine ! Aussi bien, il y va de ton salut.

CLÉOPÂTRE.

Et du tien !...

ANTOINE.

Eh bien soit ! voilà qui est dit ! Je partirai, amis, nous partirons !... Vous mènerez cette chasse avec moi, au lieu de l’autre...

DÉMÉTRIUS.

Ah ! certes !

DERCETAS.

Et de grand cœur !

ANTOINE.

Et toi aussi, Thyrseus ?

THYRSEUS.

Toujours !

ANTOINE.

Donnons cette dernière journée au plaisir, et, dès demain...

CLÉOPÂTRE.

Demain ? Ce n’est pas demain qu’il faut partir... c’est aujourd’hui même !

ANTOINE.

Tu veux ?

CLÉOPÂTRE.

Les heures volent !... Il ne faut qu’un combat livré sans toi, pour tout perdre !

DÉMÉTRIUS, à Dercetas.

Assurément !

CLÉOPÂTRE.

Pars à l’instant ! La barque qui les amène te ramènera à Alexandrie. Arme les plus légers de mes navires et va combattre Sextus. Triomphe de lui comme de son père, et prouve à tes ennemis que tu es toujours Marc-Antoine, et que tu n’es pas moins vaillant pour être aimé par une barbare.

DÉMÉTRIUS.

Reine !

DERCETAS.

Pardonne-nous !

ANTOINE.

Allons ! C’est dit ! Nous partons ! Eros, mon épée, ma cuirasse ! Que mes légionnaires reconnaissent Marc-Antoine sous l’armure !

CLÉOPÂTRE, à Képhren.

Et fais avancer les barques...

À Antoine.

Dès demain, j’équipe ma flotte et celle de mes tributaires ! Au premier appel, elle ira te rejoindre au lieu que tu m’indiqueras.

ANTOINE.

En Sicile, sans doute ! D’ailleurs, je ne t’épargnerai pas les messages.

Juba et Eros apportent la cuirasse et l’épée.

CLÉOPÂTRE, à Eros.

Laisse, enfant ; c’est moi qui te remplace aujourd’hui et qui bouclerai la cuirasse.

ANTOINE, qui a déjà endossé la cuirasse.

De ces petites mains ! Tu veux ?

CLÉOPÂTRE.

J’y ai plaisir ; laisse-moi faire ! À quoi sert cette boucle ?... Ah ! j’y suis !... Et cette autre ? s’attache de même ?

ANTOINE.

Non, à l’envers.

CLÉOPÂTRE.

Elle résiste !

ANTOINE.

Prends garde de te blesser !

CLÉOPÂTRE.

C’est fait !

ANTOINE.

Chère aimée !...

CLÉOPÂTRE, faisant saigner son doigt.

Ce n’est rien !

ANTOINE.

Du sang !

Il prend sa main et la presse sur ses lèvres.

CLÉOPÂTRE, tristement.

Si c’était un présage !... Si je ne devais plus te revoir ?

ANTOINE.

Quelle folie ! Entre la mort et moi, il y a cette cuirasse bouclée par tes mains adorées.

CLÉOPÂTRE.

Ah ! que je voudrais y emprisonner ton cœur, et qu’elle fût aussi entre toi et les autres femmes !

ANTOINE.

Si tu n’as rien de plus à craindre !...

CLÉOPÂTRE.

Présente, je ne crains personne !... mais absente, qui sait ! C’est la reine qui parlait tout à l’heure ; c’est la femme à présent !... Si tu allais me trahir pour une autre ?

ANTOINE.

Moi, grands Dieux !... Et quelle autre veux-tu ?...

CLÉOPÂTRE.

Tu rentreras à Rome triomphant. Toutes celles que tu as aimées autrefois, d’autres aussi, s’offriront à toi, heureuses de te disputer à l’Égyptienne ! C’est trop déjà qu’elles me volent tes regards. N’oublie pas celle qui a sacrifié son bonheur à ta gloire, et qui, dans sa triste solitude, compte les heures qui nous séparent... Pense à celle qui t’attend, qui t’adore... et qui pleure !

ANTOINE.

J’atteste les Dieux !...

CLÉOPÂTRE.

Oh ! ne jure pas !... Serments frivoles et qui n’engagent à rien !... J’aime mieux une simple et bonne promesse sortie de ton cœur.

ANTOINE.

Ne crains rien, mon adorée ! Je veux que ces Romains qui te méconnaissent, surpris de me voir si différent de moi-même, se disent : « Quelle femme est donc cette Cléopâtre ? De quels charmes n’est-elle pas parée et de quels mérites, pour qu’il lui soit fidèle à ce point ?... » Ainsi ma fidélité chantera tes louanges, forcera leur estime, et je me réjouis de l’hommage que je vais te rendre aux veux de Rome tout entière, par la constance de mon amour !

CLÉOPÂTRE.

Oui, voilà le mot que j’attendais ; laisse-moi remercier la bouche qui me l’a dit !

Elle se serre contre son cœur.

KÉPHREN, rentrant.

Reine, les barques sont prêtes !

CLÉOPÂTRE.

Allons !... Il le faut !... Séparons-nous... Que les astres éclairent ta route, et que la victoire t’accueille au passage, encore et toujours amoureuse de toi ! Adieu ! Adieu !

ANTOINE.

Et pourquoi ne m’accompagnerais-tu pas jusqu’à Alexandrie ?

CLÉOPÂTRE, refoulant ses larmes.

Oh ! non, ce serait là-bas un autre déchirement. Je suis vaillante en ce moment... tu vois ! Profitons-en !... Pars vite !... Va-t’en !... va !

Elle lui fait signe de s’éloigner, et reste en place, sans le regarder. Antoine, entrainé un moment par Démétrius et Dercetas, s’échappe, revient à Cléopâtre, la prend dans ses bras et, silencieusement, ils échangent un long baiser, puis il s’arrache de cet embrassement et sort vivement par la droite. Les femmes s’approchent de Cléopâtre, seule à l’avant-scène.

CLÉOPÂTRE.

Maintenant, chassez les bouffons ! Éloignez les joueurs de lyre et les danseuses... Je ne veux plus ici ni chants, ni rires, ni fleurs, ni parfums... mais partout le silence et le deuil... Jusqu’à son retour, je suis veuve.

Les serviteurs se dispersent lentement, silencieusement. Elle remonte vers le sphinx, à droite, où, appuyée, elle adresse un dernier regard à Antoine, lui fait, de la main, un dernier signe d’adieu, puis, accoudée, fond en larmes.

 

 

ACTE III

 

Une terrasse, à Memphis, la nuit ; au pied de la terrasse, la ville endormie, hérissée d’obélisques, de pilonnes et de mâts ornés de banderoles ; le Nil, étincelant sous la lune, serpente entre les temples encadrés de palmiers, puis s’étale dans la plaine à perte de vue, où se dressent le Sphinx et les Pyramides.

 

 

Scène première

 

CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMIANE, KÉPHREN, LE DEVIN

 

Un grand vélum, soutenu par des pilastres de bronze, abrite le lit dressé dans un angle de la terrasse et sur lequel Cléopâtre est étendue comme assoupie. Iras et Charmiane, assises sur les marches, la regardent. Képhren, en costume presque royal, veille, avec deux archers, à la porte en talus qui domine la terrasse et où aboutit l’escalier intérieur du palais. Le Devin, assis sur le mur d’appui, considère les astres, et, tout bas, dicte des chiffres à un scribe, coiffé d un pschent noir et serré dans un corselet blanc. Une musique de fête monte du Nil, au milieu du silence de la nuit. Les deux femmes se lèvent et viennent écouter, penchées sur la balustrade de la terrasse, les regards tournés vers le Nil.

CHARMIANE.

Clémente Isis ! Pourvu que ceci ne réveille pas la reine !...

KÉPHREN, à mi-voix, à un esclave.

Descends au fleuve, vite ! Et, de la part de Képhren, ordonne à ces gens de se taire !

L’esclave s’incline.

CLÉOPÂTRE, levant la main.

Non. Attends !

UNE VOIX.

Le vent du soir effleure de son aile

La chevelure des palmiers ;

Le vent du soir porte à la tourterelle

Le gémissement des ramiers.

 

Ô mon Isis, soulève enfin tes voiles,

Révèle l’épouse à l’époux !

Ô mon Isis ! Viens ! Les seules étoiles

Verront ton maître à tes genoux.

CLÉOPÂTRE.

Quelles sont ces barques ?

CHARMIANE.

Gracieuse reine, c’est le cortège du scribe Khâfri, dont les prêtres d’Hathor ont célébré les noces ce matin, et qui mène chez lui sa nouvelle épouse.

CLÉOPÂTRE.

Et quelle est l’épouse de Khâfri ?

IRAS.

C’est la mignonne Néfert, la fille du chef de la maison des Livres.

CLÉOPÂTRE, soupirant.

Heureuse Néfert ! Elle épouse celui qu’elle aime, et rien que la mort ne l’en séparera... Képhren ! Ordonne au gardien du Trésor de choisir le plus léger de mes colliers d’émail ; demain matin, tu le porteras toi-même à Néfert ; dis-lui que je l’envie... souhaite lui d’ignorer les tourments de l’absence... prie la de demander aux Dieux le retour de Marc-Antoine.

Képhren s’incline, sans répondre.

IRAS, à elle-même.

Pauvre Képhren ! Ne se lassera-t-il donc jamais, lui non plus, d’aimer qui ne l’aime pas ?

Képhren, après un mot à un esclave qui s’éloigne, a repris sa garde auprès de la porte. La musique s’éteint. Cléopâtre se soulève, dans l’attitude d’un sphinx, et fouille l’horizon.

CLÉOPÂTRE.

Toujours rien ! Aussi loin que peuvent plonger mes yeux... Rien que des couples attardés, qui ralentissent le pas, et, à chaque baiser, prennent les étoiles à témoins de leur amour... Et le devin ? Que fait-il ?

CHARMIANE.

Il achève le calcul mystique.

CLÉOPÂTRE, hochant la tête.

Ah ! si du moins, en attendant qu’il l’achève, je pouvais dormir une heure !...

IRAS.

Essaye encore, reine de beauté !

CLÉOPÂTRE.

Reine de tristesse !

CHARMIANE.

Ferme tes doux yeux ! nous veillerons à ta place, et, dès qu’un messager paraîtra, nous t’en avertirons.

CLÉOPÂTRE.

Il ne viendra plus, c’est fini...

Elle s’étend sur les coussins, les yeux clos.

LE DEVIN, bas au scribe.

Répète avec moi la formule sacrée...

Ils élèvent les bras vers le ciel et commencent à prier.

« Osiris, roi du jour ! Osiris, œil du monde ! Osiris, âme du ciel, dont toutes les ténèbres de Typhon ne peuvent étouffer la splendeur... »

 

 

Scène II

 

CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMIANE, KÉPHREN, LE DEVIN, OLYMPUS

 

OLYMPUS, au dehors.

Fais-moi place !

KÉPHREN, vivement, sans voix.

Qui vient là ?

Olympus paraît ; il s’élance sur lui.

N’avance pas, si tu tiens à la vie !

OLYMPUS.

Eh ! Quoi ? Vas-tu me rudoyer ? Ne me reconnais-tu pas ?

KÉPHREN.

Olympus !

IRAS.

Enfin !

KÉPHREN, bas.

Excuse-moi, vieillard ; je te savais enfermé dans la crypte du temple, et tes apparitions sont si rares !... Ce n’est pas toi que j’attendais.

OLYMPUS.

À la bonne heure ! Mais était-ce une raison pour me prendre à la gorge ?

Ceci à Charmiane, qui vient à lui.

CHARMIANE.

Tiens toi heureux d’en être quitte à si bon compte ! Le dernier messager venu de la part d’Antoine, Képhren l’a presque étranglé.

OLYMPUS.

Comment cela ?

CHARMIANE.

Sur je ne sais quels propos prêtés à Octave, Képhren s’est mis en tête qu’Octave cherche à faire tuer la reine.

OLYMPUS.

Octave n’a aucun intérêt à ce que la reine meure.

CHARMIANE.

Au contraire... Quoi qu’il en soit, Képhren, bien que promu ministre du palais, a réclamé l’honneur de veiller sur Cléopâtre, comme au temps où il n’était que le premier de ses gardes ; toutes les nuits, il les passe en travers de sa porte. Or, une nuit, à peu près à l’heure où nous sommes, un messager arrive, précédé de l’un des esclaves, et tous deux se hâtant, sur les marches de l’escalier. Képhren pense avoir affaire à des assassins ; il saisit l’esclave à la gorge... s’il n’avait reconnu à temps son erreur, l’homme était mort !... Ceci se passait, il y a deux mois. Ce sont les dernières nouvelles que la reine ait eues du Triumvir !... Et, depuis deux mois, notre maîtresse languit, de jour en jour plus pâle... C’est de quoi j’ai prié qu’on t’avertisse.

OLYMPUS.

Tu as bien fait.

CHARMIANE, l’amenant près du lit.

Regarde la !

OLYMPUS, bas.

Est-ce qu’elle dort ?

CLÉOPÂTRE, ouvrant les yeux.

Qui parle ? C’est toi, digne Olympus ! Ceux qui t’ont dérangé de tes patientes recherches t’ont dérangé en vain... Non je ne dors pas ; mes yeux ne veulent plus ni dormir, ni pleurer ; ma bouche est de feu, comme si j’avais mangé des fruits de sycomore ; mon cœur se débat dans ma poitrine comme un oiseau prisonnier ; mais ni le suc de la mandragore ne les amulettes ne calmeront ma fièvre et n’apaiseront mon cœur. Du mal que je souffre, rien ne peut me guérir... Ce qui me guérirait, c’est un messager d’Antoine, accourant là-bas, sur la route, ou encore un ibis, venant s’abattre au bord de la terrasse, avec un papyrus attaché sous son aile... mais, tu le vois, rien n’apparaît, ni sur la route, ni dans le ciel... Pendant les premiers temps de son absence, tous les jours, un de ses coureurs, ou l’un de mes oiseaux voyageurs, m’apportait une lettre, si tendre !... Puis, les lettres se sont faites rares ; puis, il les a dictées, au lieu de les écrire ; puis enfin, il n’est plus venu de ses nouvelles, pas plus que si aucun de mes chers ibis n’avait échappé aux vautours... Les messagers que je lui expédiais d’heure en heure n’ont-ils pu le rejoindre ? A-t-il quitté la terre d’Afrique ? Est-il encore occupé à la poursuite de Sextus Pompée ? Ses messagers à lui ont-ils été retenus par les pirates, ou arrêtés par les tempêtes ? Le mois de Thot où nous entrons est de ceux où les colères de Typhon sont les plus redoutées des matelots...

OLYMPUS.

Il est vrai, et cela seul suffirait à expliquer...

CLÉOPÂTRE, s’exaltant.

Ou, téméraire comme toujours, Antoine a-t-il été blessé dans un combat ? Est-il mort de cette blessure ? Et veut-on me le cacher ?

CHARMIANE.

Peux-tu croire ?...

CLÉOPÂTRE.

Oh ! si je le savais !... Le remède serait vite trouvé ! Je n’aurais que la peine de jeter cette perle dans ma coupe...

OLYMPUS.

Reine ! Au nom de l’Égypte !...

CLÉOPÂTRE.

Et dire que cela est peut-être !... Et que, s’il est mort, c’est moi qui l’ai tué !...

OLYMPUS.

Toi ?

CLÉOPÂTRE.

N’est-ce pas moi qui l’ai fait partir, malgré lui !... Et pourquoi ? Grands dieux ! Pour un applaudissement de ces Romains !... Stupide orgueil ! Inconcevable folie !

CHARMIANE.

Tais-toi ! Je t’en conjure !

CLÉOPÂTRE.

Il serait encore là ! Moi à ses pieds, comme tu es aux miens... Et, entre deux baisers, il me dirait : « Si nous allions chanter l’épithalame à la porte des nouveaux époux ?... » Et nous irions, nous tenant par la main, quitte à changer d’idée en route, et à courir quelque folle aventure ! Ah ! ce temps-là ! ce temps où je le plaisantais jusqu’à lui faire perdre patience, où je le réveillais, pour me montrer à lui dans sa tunique et son glaive au côté, où il m’appelait sa couleuvre du Nil !

OLYMPUS.

Ce temps-là reviendra, douce reine...

CLÉOPÂTRE.

Comment ?

OLYMPUS.

Avec Antoine revenu.

CLÉOPÂTRE.

Bien. Mais...

OLYMPUS.

Antoine t’aime, tu n’en doutes pas !

CLÉOPÂTRE.

M’en préservent les dieux !

OLYMPUS.

Qui sait s’il n’a pas triomphé déjà de Sextus ? S’il ne se réserve pas le plaisir de te l’apprendre le premier ? Oui sait s’il n’est pas sur le chemin du retour ?

CLÉOPÂTRE, ardente.

Ah ! oui, reviens ! Reviens vite !... Dans cette Memphis, autrefois si joyeuse, tout t’appelle, tout t’attend, depuis les dieux de granit qui rêvent, les mains sur les genoux, jusqu’au sphinx accroupi, là-bas, à l’horizon... Reviens, si tu as compris comment je t’aime... Hâte-toi de me prendre en pitié ! Je meurs de l’appeler nuit et jour, et de t’appeler en vain...

OLYMPUS.

Reine ! Apaise-toi...

CLÉOPÂTRE, énervée.

Et le puis-je ?... Tout exaspère mon deuil, les visions qui me hantent, les souffles qui passent, venant du désert, l’écho du bonheur des autres, obstinés à me poursuivre...

En effet, la musique déjà entendue se rapproche. Képhren va pour renouveler l’ordre donné à l’Esclave. Elle l’arrête.

Je te défends de bouger ! Il me plaît de voir qu’on me raille !...

IRAS.

Maîtresse !...

CLÉOPÂTRE, amère.

Ah ! je voudrais toute l’Égypte aussi douloureuse que moi, pour le plaisir de lui refuser mes plaintes...

À Képhren.

Je te le défends !

KÉPHREN, avec un soupir.

Soit !

CLÉOPÂTRE.

N’affecte pas la tristesse ! Je sais tes pensées !...

KÉPHREN.

Quoi ?

CLÉOPÂTRE.

Et la joie que cache ton silence, et la peur que tu as de voir Antoine revenir...

KÉPHREN.

Moi ?

CLÉOPÂTRE, s’irritant.

Il suffit ! Un homme que j’ai comblé d’honneurs, à qui j’ai donné mon sceptre à porter ! Comment ai-je pu m’aveugler jusque-là ?

IRAS, timide.

Douce reine !

CLÉOPÂTRE.

Tu vas me parler pour lui ? Quand je vous dis qu’ils me trahissent tous !... À commencer par ce devin !...

LE DEVIN.

Pures déesses !...

CLÉOPÂTRE.

As-tu jamais fait autre chose ? Et depuis le temps que tu te tords le cou à épeler les hiéroglyphes de la nuit, quelle réponse es-tu parvenu à lire ? Et vas-tu me donner ?

LE DEVIN.

Aucune, si tu me crois capable...

CLÉOPÂTRE.

De rien. Tu n’es qu’un jongleur aveugle, un âne qu’on bâte et qu’on débâte...

LE DEVIN, grave.

Prends garde ! En m’insultant, tu insultes les dieux ! Aussi bien, j’ai prouvé ma science par cent prodiges. Et je me fais fort de te protéger contre les dangers de l’eau et la morsure des flèches, et de t’apprendre la formule qui charme le ciel et la terre et qui découvre le puits de l’avenir aux regards des vivants.

CLÉOPÂTRE.

Je n ai que faire de tout cela !... Dis-moi seulement où est Marc-Antoine.

LE DEVIN.

Marc-Antoine a du quitter l’Afrique.

CLÉOPÂTRE.

Évidemment, puisque nous ne voyons plus venir d’ibis et que l’ibis ne traverse pas la mer. Il n’est pas besoin d’être devin pour trouver cela. Mais s’il a quitté l’Afrique, où est-il, à cette heure ? En Sicile ? En Italie ?

LE DEVIN.

Je ne saurais le dire.

CLÉOPÂTRE.

Si bien que tu devines l’avenir, et que tu ignores le présent ?...

LE DEVIN.

J’ai suivi Hor, le guide étincelant des espaces, à travers la région des astres voyageurs et des astres immobiles ; Hor m’a montré l’étoile pourprée du Dieu de la guerre rétrogradant devant une étoile moindre, dont l’éclat est froid comme celui du diamant...

CLÉOPÂTRE, attentive.

T’ai-je compris ? Est-ce à dire que la fortune d’Antoine pâlit devant celle d’Octave ?

LE DEVIN.

J’ai souvent conseillé à Antoine de ne pas combattre ce jeune homme, et Antoine lui-même avoue qu’il n’a jamais joué aux dés avec lui, sans perdre la partie.

CLÉOPÂTRE.

Bref, les réponses du Ciel sont inquiétantes ?

LE DEVIN.

Elles l’ont été longtemps ; mais j’ai tant de fois fait renouveler les gâteaux d’offrande, que les dieux ont fini par s’apaiser... L’ombre s’éclaire, les symboles se précisent ; en relisant mes calculs, j’y trouve des gages de paix.

CLÉOPÂTRE.

Bien cela !

LE DEVIN.

J’y vois Antoine mêlé à une fête.

CLÉOPÂTRE.

Le triomphe !

LE DEVIN.

Peut-être... Et pourtant cette fête n’est pas une fête guerrière... On dirait plutôt une cérémonie religieuse.

CLÉOPÂTRE.

De quel ordre ?

LE DEVIN, suivant les notes du scribe.

Les chiffres ne le disent pas... mais nous allons le savoir : des nouvelles sont en route !

CLÉOPÂTRE.

Est-ce vrai ?

LE DEVIN.

Par les chemins de la terre et par ceux du ciel !

CLÉOPÂTRE.

Et ces nouvelles sont bonnes ?

LE DEVIN.

Elles le seront, si elles arrivent avant la sixième heure de la nuit, car, à partir de la sixième heure, les présages sont funestes !

CLÉOPÂTRE.

Et la sixième heure approche ! Voyez ! L’ombre des Pyramides tourne déjà !...

KÉPHREN, penché sur la terrasse, vivement.

Maîtresse ! Regarde, là-bas ! À l’angle du Temple ! Cet homme, qui court son manteau sur le bras !...

CLÉOPÂTRE, dans un cri.

Un messager ! C’est un des miens !

CHARMIANE.

Enfin !

LE DEVIN.

Que disais-je ?

CLÉOPÂTRE, qui suit le mur d’appui.

Vite ! Vite ! Par ici !... Montrez-lui donc la route, vous autres !... Vous verrez qu’ils le laisseront tourner la terrasse !... Non ! Il sait son chemin !... C’est bien un de ceux que j’ai envoyés. Képhren ! Mon fidèle Képhren, veille à ce qu’on ne le retarde pas !

Képhren disparait.

Et toi, digne Devin, précieuse tête, pardonne-moi ma colère et fixe toi-même ta récompense...

Le Devin s’incline.

Ah ! bon Olympus ! voilà le remède qu’il me fallait !...

 

 

Scène III

 

CLÉOPÂTRE, IRAS, CHARMIANE, LE DEVIN, OLYMPUS, KÉPHREN reparait, amenant le MESSAGER, un égyptien, cheveux nattés, tunique serrée d’une corde de chameau, DEUX ESCLAVES l’accompagnent

 

CLÉOPÂTRE.

Vite ! Bon serviteur ! Ici ! Viens ici !

LE MESSAGER.

Reine !...

Il se prosterne, les coudes aux genoux, les mains sur les dalles, essoufflé, tremblant.

CLÉOPÂTRE, saisie.

Que vals-je apprendre ?... Ah ! Charmiane, que j’ai peur !

LE MESSAGER.

Reine qui tiens le sceptre et le fouet, reine qui foules les peuples sous tes talons d’ivoire...

CLÉOPÂTRE.

Il suffit ! Antoine est mort !

LE MESSAGER.

Antoine...

CLÉOPÂTRE.

Prends garde ! Le dire, c’est me tuer !... Tu ne le veux pas, n’est-il pas vrai ? Dis-moi qu’il est vivant et qu’il m’aime plus que jamais ; dis-le, et ces bracelets sont à toi, et je te donne à baiser les veines bleues de cette main, où les rois n’ont mis leurs lèvres qu’en tremblant.

LE MESSAGER.

Antoine vit et ne pense guère à mourir...

CLÉOPÂTRE, détachant ses bracelets.

Tiens ! Voilà pour ta peine ! Et encore ceci ! Mais alors, quitte ce sombre visage qui n’annonce rien de bon... Et parle ! sans que j’aie à t’arracher les paroles... Tu as vu Antoine ?

LE MESSAGER.

Je l’ai vu.

CLÉOPÂTRE.

Où ?

LE MESSAGER.

À Rome.

CLÉOPÂTRE.

Ainsi, c’est de Rome que tu viens ?... Et que faisait-il à Rome ?...

LE MESSAGER.

Je pensais venir par Alexandrie ; une tempête, la plus formidable que Typhon ait déchaînée, a jeté notre navire sur la côte de Cyrénaïque, et voilà pourquoi j’arrive si tard.

CLÉOPÂTRE.

Qui te le reproche ? Je te demande comment Marc-Antoine était à Rome... Est-ce que Rome est encore menacée par Sextus ?

LE MESSAGER.

Non vraiment ! Rome est délivrée de cette menace à jamais !...

CLÉOPÂTRE.

Dis-le donc !

LE MESSAGER.

Les ennemis d’Antoine soutiennent que l’honneur en revient au seul Agrippa, le lieutenant d’Octave, et que Marc-Antoine est arrivé en Sicile, quand la partie était déjà gagnée. La vérité est que les derniers combats ont été décisifs et que c’est Antoine qui a forcé Sextus à se rendre et toute sa flotte avec lui.

CLÉOPÂTRE.

Ah ! vaillant Antoine !... Continue, je vois maintenant que tu m’es dévoué ! Tu feras ta fortune avec moi !

LE MESSAGER.

À la suite de cette victoire, Antoine, Octave et Sextus se sont rencontrés en Sicile, où ils ont signé un traité d’alliance...

CLÉOPÂTRE.

Antoine ? Avec Octave ?...

LE MESSAGER.

Oui ; le partage de la flotte conquise donnait même lieu à des querelles, Antoine déclarant vouloir en garder la meilleure partie...

CLÉOPÂTRE.

Pourquoi ne pas la garder toute ?

LE MESSAGER.

Bref, les amis d’Antoine se sont interposés, et les amis d’Octave... et enfin la sœur d’Octave elle-même, la douce Octavie...

CLÉOPÂTRE.

Eh bien ?

LE MESSAGER.

Et, grâce à ses instances, l’accord s’est fait entre eux.

CLÉOPÂTRE.

Je n’aime pas cela.

LE MESSAGER.

Dois-je continuer ?

CLÉOPÂTRE.

Qu’as-tu à m’apprendre encore ?

LE MESSAGER.

Gracieuse reine... Mais, d’abord, apprends que je n’ai vu Antoine que de loin ; il ne m’a pas parlé ; ce qu’il me reste à dire, ce n’est pas lui qui m’a chargé de te l’annoncer, mais bien son secrétaire...

CLÉOPÂTRE.

Thyrseus ?

LE MESSAGER.

Oui...

CLÉOPÂTRE.

Alors, c’est la mort que tu m’apportes ?

LE MESSAGER.

Songe !...

CLÉOPÂTRE.

Eh bien ! Va ! Achève-moi d’un seul coup ! Antoine s’est engagé à ne pas revenir en Égypte.

LE MESSAGER.

Non, douce reine, non... L’engagement qu’il a pris est autre...

CLÉOPÂTRE.

Je ne comprends pas.

LE MESSAGER.

Pour sceller la paix qu’avait préparée l’intervention de la noble sœur d’Octave...

CLÉOPÂTRE.

Il l’aime !

LE MESSAGER.

Je ne saurais dire s’il l’aime...

CLÉOPÂTRE.

Octavie !

LE MESSAGER.

Je sais seulement qu’il l’a épousée...

CLÉOPÂTRE.

Lui ! Va-t’en, misérable ! Hors d’ici ! Loin de moi !...

LE MESSAGER, pris de peur.

Maîtresse !

Il tombe, à demi prosterné.

CLÉOPÂTRE, mettant un pied sur l’épaule du messager accroupi.

Reste là !... Et avoue que tu as menti !... Sinon, cet or que je t’ai donné, je le fais fondre, et te le verse bouillant dans la gorge !

LE MESSAGER.

 J’ai dit la vérité.

CLÉOPÂTRE.

Ainsi, tu persistes ?

LE MESSAGER.

Hélas ! Ce n’est pas moi qui ai fait le mariage ?...

CLÉOPÂTRE.

Encore ! Ah ! scélérat ! Qu’on le tue !

CHARMIANE.

Reine ! Un innocent !

CLÉOPÂTRE, à Képhren.

Lui ?... Des verges ! Fouettez-le avec des verges de fer ! Puis, jetez-le dans une citerne pleine de serpents... Non ! Il mourrait trop vite !... Tenez-le, là, sous bonne garde ! J’inventerai pour lui un châtiment !...

Képhren fait sortir le messager par le fond, à gauche.

Marié ! Il est marié !... Lui qui jurait par mes yeux, par mes lèvres, de ne connaître jamais d’autres baisers que les miens... Marié ! Voilà la surprise qu’il me réservait !... Cette fête où tu le voyais occupé, trop clairvoyant devin, c’était la fête de ses noces ! Exécrable trahison !...

CHARMIANE.

Qui sait comment ?...

CLÉOPÂTRE.

Oh ! j’aurais dû le pressentir !... Au peu de larmes qu’il a versées sur Fulvie, j’aurais dû comprendre le cas qu’il ferait de moi... Marié ! à cette femme ! Tandis que je languis dans la solitude, dans le souvenir déchirant des joies passées, me demandant : « Où est-il ?... » et l’imaginant tout plein de moi, il l’épousait, devant Rome assemblée, il l’emportait chez lui, et lui répétait les paroles qui m’ont perdue, et pleurait d’amour dans ses bras !... Ah ! lâche ! lâche ! lâche !

CHARMIANE.

Reine ! écoute-moi !...

CLÉOPÂTRE.

La sœur d’Octave ! Est-ce croyable ? A-t-il pu prendre une femme des mains de son pire ennemi ?

CHARMIANE.

Il est clair qu’il n’a pu la prendre par amour. Ce qu’il a fait, il faut qu’il ait eu des raisons secrètes de le faire... Qui sait ce que cache cette réconciliation secrète ? Et si ce mariage n’est pas une ruse ?

CLÉOPÂTRE.

Et leurs baisers, est-ce une ruse aussi ? À quelle espérance insensée fais-tu semblant de croire ? Pourquoi dis-tu qu’il ne l’aime pas ? Octavie est très aimable peut-être... Elle l’est, au dire même de ce messager ! qui n’a pu se tenir de l’appeler : « La douce Octavie. »

CHARMIANE.

Vas-tu croire, sur une parole ?...

CLÉOPÂTRE.

Aussi bien je veux m’en assurer. Tu as raison. Ce n’est pas assez d’un mot : Képhren ! Loyal Képhren, ramène cet homme !

KÉPHREN.

Tu veux ?

CLÉOPÂTRE.

Qu’il vienne ! Il n’a plus rien à craindre de moi.

KÉPHREN, allant chercher le messager, tenu par les deux esclaves.

Approche !

Le Messager parait.

CLÉOPÂTRE.

Et parle hardiment. Je ne saurais t’en vouloir. Ce n’est pas toi qui as menti.

LE MESSAGER.

Par malheur !

CLÉOPÂTRE.

Viens ici... Et ne mens pas !... Car si je te prends à mentir, tu es mort ! Dis-moi, cette Octavie, qu’Antoine a épousée, tu l’as vue ?

LE MESSAGER.

Oui, redoutable reine.

CLÉOPÂTRE.

De près ?

LE MESSAGER.

D’aussi près que je te vois.

CLÉOPÂTRE.

Où cela ?

LE MESSAGER.

Sur le Forum, où elle marchait entre son frère et son époux...

CLÉOPÂTRE.

Dieux ! Ah ! Dieux !... Comment est-elle ? Grande ?

LE MESSAGER.

Assez !

CLÉOPÂTRE.

Ah !

LE MESSAGER.

Moins que toi, reine, beaucoup moins.

CLÉOPÂTRE.

À la bonne heure ! Et tu l’as entendue parler ? A-t-elle la voix aiguë ou grave ?

LE MESSAGER.

Plutôt sourde.

CLÉOPÂTRE, à Charmiane.

Pour une femme, ce n’est déjà pas si gracieux !

CHARMIANE, appuyant.

Oui, la taille ridicule, la voix sourde...

CLÉOPÂTRE.

Tout cela ne serait pas bien redoutable.

Au messager.

Et sa démarche ?...

LE MESSAGER.

Sa démarche est lente !

IRAS.

Elle se traîne ?

LE MESSAGER.

Voilà !...

CLÉOPÂTRE.

Ainsi, aucune majesté ?

LE MESSAGER.

Loin de là !...

CHARMIANE.

Et il n’y a pas trois hommes en Égypte plus à même que lui d’en juger.

CLÉOPÂTRE.

Il semble intelligent en effet. Quel âge penses-tu qu’elle a ?

LE MESSAGER.

Oh ! Elle n’est plus très jeune. Et, sans le fard dont elle couvre ses joues !...

CLÉOPÂTRE, à Charmiane et à Iras, ravie.

Elle se farde, vous entendez !

LE MESSAGER.

Outrageusement !

CLÉOPÂTRE, au messager.

Et son visage ? Te souviens-tu de son visage ? Est-il d’un ovale allongé, ou rond ?

LE MESSAGER, tout en regardant le visage de Cléopâtre.

Attends, reine, que je me rappelle. Rond à l’excès !...

CLÉOPÂTRE.

Ce n’est certes pas une marque d’esprit.

IRAS.

Évidemment.

CHARMIANE.

C’est une sotte.

CLÉOPÂTRE.

Comme toutes ces vertueuses ! Les yeux éteints, n’est-ce pas ?

LE MESSAGER.

Morts...

CLÉOPÂTRE.

Et les cheveux ? blonds, sans doute ?

LE MESSAGER.

D’un blond fadasse !

Rires et exclamations des femmes.

CLÉOPÂTRE, détachant un joyau.

Peut-on être blonde ? Tiens ! Prends ceci !... Et ne t’offense pas de mes vivacités de tout à l’heure. Je veux te donner un emploi au palais...

Aux Esclaves.

Qu’on le fasse rafraîchir et que l’on ait soin de lui ! Grand soin !

LE MESSAGER, qui s’incline.

Généreuse maîtresse !

Il sort fièrement, suivi des Esclaves.

CLÉOPÂTRE, respirant.

Allons !... Si j’en crois cet homme, cette créature serait bien peu de chose.

CHARMIANE.

Dis que ce n’est rien.

CLÉOPÂTRE.

Et sûrement, il a vu quelques femmes véritablement belles ! Il doit s’y connaître.

CHARMIANE.

S’il en a vu, bonne Isis ! Depuis si longtemps qu’il est à ton service !

CLÉOPÂTRE.

La question est de savoir s’il n’a pas menti !... Il en est fort capable !

IRAS.

Peux tu croire ?...

CLÉOPÂTRE.

Non ! C’est résolu ! Je n’en veux croire que mes yeux !

CHARMIANE.

Comment ?...

CLÉOPÂTRE.

Je sens que je ne vivrai pas, tant que je n’aurai pas vu cette femme !

CHARMIANE et IRAS.

Tu penserais ?

CLÉOPÂTRE, menaçant l’horizon.

Ah ! parjure ! – Tu te crois à l’abri, parce que l’abîme de la mer nous sépare ? Et tu ris de moi avec elle ?... La mer fût-elle bouleversée par le souffle du Typhon, je la franchirai pour voir cette Octavie, que tu préfères à Cléopâtre !...

À Képhren.

Une barque ! Fais préparer une barque et des rameurs choisis !... Et quand je l’aurai vue !... Je veux partir avant une heure !... Ah ! que n’ai-je des ailes !...

S’interrompant.

Un moment !... Vois donc ! Charmiane !... N’est-ce pas un ibis qui rase les terrasses, là ?...

CHARMIANE et IRAS.

Oui ! maîtresse.

CLÉOPÂTRE.

Serait-ce le messager qui doit venir à travers le ciel ?... C’est lui ! Il arrive droit ici !... Quelle autre nouvelle vient-il m’annoncer ?... Voilà qu’il s’arrête et semble hésiter... Qu’est-ce donc qui l’effraie ? Quelque vautour ? J’avais dit pourtant qu’on leur donnât la chasse !... Non ! c’est un aigle qui le poursuit... Képhren ? Prends cet arc !... Trop tard ! L’aigle est sur lui, qui l’étreint dans ses serres... N’importe ! au risque de tuer l’ibis, il me faut le message qu’il m’apportait.

Képhren tend l’arc, la flèche siffle.

Bien cela ! très bien ! Le voilà qui tombe... Courez !

Les Esclaves s’élancent au dehors.

Est-ce l’aigle qui l’a tué ?... L’aigle de mon rêve, encore, et toujours !...

Képhren revient, portant l’ibis aux ailes roses, tout ensanglanté.

Voyons ! donne !... Douce bête, toute frissonnante encore !...

Elle fouille dans ses plumes.

Quoi ? Rien ? Si ! voilà un parchemin ! scellé de son cachet !...

Elle l’ouvre et lit.

« Le Triumvir Antoine à la Reine Cléopâtre, de Cartilage. Arme ta flotte de guerre et fais la partir pour Actium ! »

CHARMIANE.

Rien de plus ?

CLÉOPÂTRE.

Rien.

CHARMIANE.

Que signifie ?...

CLÉOPÂTRE.

Ainsi, il a quitté Rome ? Il va livrer bataille !... Contre qui ? Contre Octave ?... Ils seraient donc ennemis à présent !... et alors, Octavie ?... Ah ! voilà ce qu’il faut savoir !

À Képhren.

Fais sonner le réveil et armer tes marins, et porter aux vaisseaux d’Alexandrie l’ordre du départ !... Vous, faites-moi passer pour mourante... Et que l’Égypte me croie toujours à Memphis, tandis que j’irai là-bas rogner les serres de l’aigle Romaine !

Elle va sortir, puis s’arrête.

Ah ! Charmiane, donne l’ibis à Phraor, intendant des embaumeurs du Palais, et qu’il n’épargne à sa momie ni les parfums, ni les riches bandelettes. Je veux qu’il renaisse un jour avec moi, le fidèle messager qui m’a donné sa vie...

 

 

ACTE IV

 

Actium.

Une vaste maison grecque, peuplée de statues et dominant le goulet qui précède le golfe d’Ambracie. Par une large baie cintrée, ouvrant sur une terrasse, on voit la mer toute bleue, et le rivage de l’Épire couronné de temples. Une flottille de hautes trirèmes est à l’ancre au pied des rochers. Le ciel est pur, le soleil descend à l’horizon. Au delà de la voûte, et bien en vue, sur trois marches de pierre, se dresse un bûcher formé par des fascines que cerclent de grandes couronnes, ceintures et guirlandes de chênes et de lauriers. Au pied de ce bûcher sont appuyés les faisceaux des licteurs. Tout autour, plantés en éventail, les aigles et les enseignes romaines. Du milieu s’élève une lance et une couronne d’olivier. Dans l’intérieur du bûcher, un trophée qui n’apparaît que quand le bûcher flambe ; il est composé d’une forte tige de fer portant à son sommet un casque, au dessous une cotte de maille et une épée suspendue à un baudrier. Une autre traverse de fer formant les branches d’une croix porte à ses extrémités, comme à bras tendus, deux boucliers de chaque côté, croisés, et, au milieu, trois javelots.

 

 

Scène première

 

À droite, des sièges auprès d’une table. À gauche, un lit bas, enveloppé d’étoffes flottantes. Sous la surveillance de STREPSIADE, DES ESCLAVES, disposent des fleurs, placent des sièges, un au premier plan à gauche, l’autre près du lit. DES LÉGIONNAIRES, veillent au dehors

 

STREPSIADE.

Encore quelques fleurs, ici ! Des myrtes de préférence, ainsi qu’il sied chez de nouveaux époux. Et mariez toujours le myrte au laurier !

Venant au lit.

Voyons ! Seront-ils suffisamment protégés contre la fraîcheur de la nuit ? C’est tout au plus. Encore un manteau, là ! Et vivement ! Ce palais, que Sylla faisait construire quand il est mort, n’a jamais été habité. Cela se voit de reste. Le divin Antoine aurait pu trouver à Actium une demeure moins somptueuse, mais où l’on n’eût pas tout à improviser. Qu’est-ce que tu fais ici, toi ? Va donc t’occuper de tenir le vin frais pour le souper.

L’ESCLAVE.

Est-ce que Marc-Antoine soupera avec tous ses amis ? ou avec Octavie seulement ?

STREPSIADE.

C’est ce que nous saurons d’ici peu. En attendant, va ! Et ne t’arrête pas à faire l’aimable avec les suivantes d’Octavie.

L’ESCLAVE.

Moi ?

STREPSIADE.

T’en iras-tu ?

L’Esclave sort par la droite.

Vous, allez me chercher sur la barque en question ce tapis de Babylone dont je vous ai parlé, et que vous mettrez là...

Il désigne le pied du lit ; les esclaves vont pour sortir. À ce moment paraissent, sur la terrasse qui domine les flots, Démétrius, Dellius, Dercetas et Juba.

Démétrius !

Vivement, à mi-voix.

Vous attendrez pour l’apporter que je vous fasse signe !

Les esclaves sortent par la droite.

 

 

Scène II

 

STREPSIADE, DÉMÉTRIUS, DELLIUS, DERCETAS, THYRSEUS, JUBA, viennent en scène. Plus haut, allant et venant, GEMINIUS, VENTIDIUS et CASSIDIUS, dehors, en vue, AUTRES OFFICIERS

 

DÉMÉTRIUS, à Dellius.

Et de qui tiens-tu cette nouvelle ?

DELLIUS.

De l’intendant que voici.

DÉMÉTRIUS, à Strepsiade.

Ainsi, tu as vu aborder une barque égyptienne ?

STREPSIADE.

De ce côté, à une portée de flèche. Et le patron de la barque m’annonça qu’il précédait la flotte de Cléopâtre.

DELLIUS.

Tu l’entends ?

DÉMÉTRIUS.

Et où est-elle, cette barque ?

STREPSIADE.

Là même où je l’ai vue, dans une petite anse du rivage, au pied du promontoire d’Actium.

DERCETAS.

Si nous allions interroger cet homme ?

STREPSIADE, vivement.

Inutile ! Il ne vous dira rien de plus.

JUBA.

Antoine est prévenu ?

DELLIUS.

Oui ; il montait précisément au temple d’Apollon en compagnie d’Octavie, pour voir si la flotte de Cléopâtre n’arrivait pas.

Strepsiade remonte, l’œil et l’oreille au guet.

DÉMÉTRIUS.

Eh bien ! Je persiste à croire qu’elle n’arrivera pas, la flotte de Cléopâtre.

THYRSEUS, vivement.

N’est-ce pas ?

DELLIUS.

Pourtant cet Égyptien qui nous l’annonce !

DÉMÉTRIUS.

Qui sait dans quel but ?

DELLIUS.

Tu croirais à quelque trahison ?

DÉMÉTRIUS.

De Cléopâtre ? Qu’avons-nous de mieux à attendre ? Elle ne peut pas ignorer les faits accomplis. Elle sait qu’Agrippa, en attaquant avant nous la flotte de Sextus Pompée et en faisant profiter Octave de cette victoire que nous rêvions pour nous-mêmes, a mis Antoine dans l’obligation de se réconcilier avec un rival triomphant. Elle sait qu’Antoine a dû céder à la pression de tout le peuple romain qui, pour mieux sceller cet accord, exigeait son mariage avec la sœur d’Octave. Et ce mariage, vous qui connaissez Cléopâtre, pouvez-vous croire qu’elle l’ait appris sans colère ?

THYRSEUS, riant.

Ah ! je la vois d’ici, l’Égyptienne ! Une vraie furie !

DELLIUS.

Soit ; mais elle sait aussi que la paix n’a pas duré longtemps, que la rupture entre ces frères ennemis est définitive et que leurs armées n’attendent plus qu’un signal pour en venir aux prises.

DERCETAS.

Et bien ? Que lui importe maintenant, à Cléopâtre ?

DELLIUS.

Si la rupture est définitive entre le frère et le mari d’Octavie, Octavie ne peut-elle pas être la première victime de ces discordes ?

DÉMÉTRIUS.

Antoine la renverrait à Octave ?

DELLIUS.

Et pourquoi pas ? La paix rompue, l’alliance qui devait l’affermir n’a plus de raison d’être. Voyez ce pont de bateaux, là-bas, qui, d’un promontoire à l’autre, relie encore les deux armées, et permet à quelques braves gens d’aller et venir d’un camp à l’autre et de tenter un suprême effort de conciliation avant la bataille. Ce pont-là est un dernier lien, bien fragile, entre les membres épars de la patrie romaine ; trois coups de hache suffiront à le détruire. Ainsi de la très chaste et très pieuse Octavie, que trois mots d’Antoine : « Je te répudie ! » renverraient à la tristesse de son foyer désert... Cléopâtre y compte bien.

DERCETAS.

Elle a tort.

Approbation unanime.

DELLIUS.

Et pourquoi ?

DERCETAS.

Parce qu’Antoine est très sincèrement amoureux de sa jeune femme.

DELLIUS.

Il le dit beaucoup.

DERCETAS.

D’ailleurs, il suffit de la voir.

DELLIUS.

D’accord ! Je le veux bien : il l’aime... Mais comment ? Et pour combien de temps ? Eh ! chers amis, quel est celui de nous qui n’a pas savouré comme lui le contraste de l’épouse timide succédant à la courtisane effrontée ? Après un mois d’orgie, c’est chose délicieuse qu’une coupe d’eau de source. « Ah ! voilà bien la meilleure des boissons ! Je n’en veux plus d’autre ! » Mais que l’esclave obéissant me la présente au souper : « Du vin ! Par Bacchus ! Du vin !... » Et je lui jette au nez son eau claire !

DÉMÉTRIUS.

Cet apologue signifie ?

DELLIUS.

Qu’Octavie est une eau très pure, mais très fade, et Cléopâtre un de ces vins capiteux qui ne vous font dire et faire que des sottises, que l’on maudit sans cesse, mais à qui l’on revient toujours... Je voyais Antoine là, tout à l’heure, sur ces rochers, avec sa jeune femme, interrogeant l’horizon et humant le vent du large plein de senteurs marines, et je pensais : « Est-ce la brise du soir qu’il aspire ? Ou les parfums enivrants venus de l’Égypte lointaine ?

DÉMÉTRIUS.

J’ai meilleure opinion de lui.

Mouvement au fond. Les officiers s’appellent. Bruit de voix.

DERCETAS.

Qu’est-ce donc ?

UN OFFICIER, du fond.

La flotte !

TOUS.

La flotte égyptienne ?

OFFICIERS, au fond.

Oui ! Oui ! La flotte !

Ils remontent tous vivement et se groupent, regardant la pleine mer. Grande agitation. Tumulte d’officiers et de soldats accourant.

THYRSEUS, agité.

C’est impossible !

DÉMÉTRIUS.

Regarde !

DERCETAS, à un légionnaire.

Cours prévenir Marc-Antoine !

Le légionnaire disparait.

DELLIUS, remontant avec eux.

Bon ! Il a dû la voir avant nous...

THYRSEUS, seul, à part.

La flotte de Cléopâtre ! Voilà qui ne vaut rien pour nous, et ne fait ni les affaires d’Octave, ni les miennes. Comment semer si bien la discorde entre Marc-Antoine et la reine d’Égypte, que la flotte reprenne le large ?... C’est ici, Thyrseus, que tu ne saurais trop faire appel à ton génie.

Il remonte sur la terrasse. Strepsiade, les voyant tous occupés au fond, va tirer les rideaux qui ferment la baie, puis vient à la porte de droite, l’ouvre, et, appelant à mi-voix.

STREPSIADE, sur le bruit confus du dehors.

Entrez ! Nul ne prend garde à vous.

Des esclaves entrent, apportant un long tapis roulé, souple et garni de glands de soie.

Mettez ce tapis où je vous ai dit.

Les esclaves le déposent, doucement, sur le lit.

Et maintenant, allez !...

Les esclaves sortent. Des trompettes sonnent, tout au loin.

 

 

Scène III

 

STREPSIADE, CLÉOPÂTRE, se dégage du tapis, à demi, puis tend la main à l’intendant

 

CLÉOPÂTRE.

Ton poignard !

L’intendant lui tend son poignard, avec lequel elle achève de couper ses liens. Bas, à l’intendant.

Personne n’a rien soupçonné ?

STREPSIADE.

Personne.

CLÉOPÂTRE.

Antoine ?

STREPSIADE.

Il va venir.

CLÉOPÂTRE.

Octavie est ici ?

STREPSIADE.

Oui, reine.

CLÉOPÂTRE.

Ceci est leur logis ?

STREPSIADE.

Depuis ce matin !

CLÉOPÂTRE, trouvant sur le lit un miroir d’argent.

Depuis ce matin ? Ou depuis hier ?

STREPSIADE, hésitant.

Depuis l’heure de la sieste...

CLÉOPÂTRE.

Ah ! maudits !

STREPSIADE.

Reine !

CLÉOPÂTRE, vivement.

Écoute !

ANTOINE, au dehors.

Ah ! gloire aux dieux !

CLÉOPÂTRE.

C’est lui !

STREPSIADE, venu à la tenture.

Avec elle !

CLÉOPÂTRE.

Enfin, je vais donc la voir !

ANTOINE, gaiement.

La belle nuée d’oiseaux d’Égypte !

On soulève devant lui les rideaux de la baie.

 

 

Scène IV

 

STREPSIADE, CLÉOPÂTRE, ANTOINE, apparaît au milieu de ses lieutenants, OCTAVIE, appuyée tendrement sur son bras

 

Ils descendent, lentement, causant avec les officiers qui les entourent, tandis que Cléopâtre s’efforce, à travers les rideaux du lit, de voir le visage d’Octavie.

ANTOINE.

Eh bien ? Démétrius, toi qui disais que cette flotte ne viendrait pas ?

DÉMÉTRIUS.

Je n’en crois pas mes yeux.

ANTOINE.

Il y a là sûrement, en plus de ses vaisseaux, tous ceux de ses tributaires. Que le Navarque Geminius leur assigne la place convenue, et, dès qu’ils seront à l’ancre, que l’on m’avertisse ! Allez !...

Il se détache d’Octavie et remonte d’un pas avec eux. Octavie, dégagée, apparaît à Cléopâtre.

CLÉOPÂTRE, à elle-même.

Ah ! Messager de l’Enfer ! Tu mentais ! Elle est belle !

Les rideaux du fond se ferment.

 

 

Scène V

 

OCTAVIE, ANTOINE, CLÉOPÂTRE

 

Pendant la scène, le jour baisse, peu à peu. Cléopâtre écoute, du lit d’abord, puis elle en sort à la faveur de l’obscurité, ne perdant rien des paroles, ni des gestes d’Antoine et d’Octavie. Et, à un moment, se trouve tout près deux. Puis, découragée par ce qu’elle voit et entend, elle revient au lit, où elle se rassied, accablée et pleurant.

ANTOINE, à Octavie.

Le moins surpris de tous ne sera pas ton frère.

OCTAVIE, assise près de la table.

Plût aux dieux que ces navires ne fussent jamais arrivés !

ANTOINE, près d’elle, debout.

Et pourquoi ?

OCTAVIE.

Ce renfort va te rendre plus audacieux, moins docile aux conseils de ceux qui t’aiment.

ANTOINE, assis près d’elle.

Ai-je été jamais rebelle aux tiens ?

OCTAVIE, tendre.

Non. Excepté quand il s’agit de mon frère.

ANTOINE, riant.

Prends sa défense, si tu l’oses !

OCTAVIE.

Puis-je oublier que, grâce à lui, je suis ta femme ?

Antoine entrecroise ses mains dans les mains d’Octavie.

ANTOINE, qui baise ses doigts tout en parlant.

C’est la seule bonne chose qu’il ait faite. Et je lui ai pardonné bien des outrages, en souvenir du bonheur que je lui dois.

OCTAVIE.

Puisqu’il dure encore, ce bonheur, continue à pardonner.

ANTOINE.

Toute patience a son terme. Au surplus, je crois que c’est précisément ce bonheur là qui l’exaspère ?

OCTAVIE, protestant.

Oh !

ANTOINE.

Eh ! oui ! Il avait sans doute un autre espoir en te donnant à moi.

OCTAVIE.

Et lequel ?

ANTOINE.

C’est que je serais un très mauvais mari.

OCTAVIE.

Toi, si bon !

ANTOINE.

Quel prétexte admirable à faire clabauder ses venimeux agents ! À crier lui-même : « Ah ! citoyens, vous avez voulu ce mariage ? Voyez maintenant comme Antoine en use avec ma sœur, affectant d’outrager en elle l’épouse que lui a choisie le peuple romain ! »

OCTAVIE.

Il n’a jamais rien dit de tel...

ANTOINE.

Parce que je ne lui en ai pas fourni l’occasion ! Mais tout ce qui peut irriter un homme, et le pousser aux partis extrêmes, ne l’a-t-il pas tenté froidement ? Il me devait la moitié de la flotte de Sextus, soixante trirèmes ? Il les a gardées. Il me devait la moitié de la Sicile conquise sur les pirates ? Il l’a conservée tout entière. J’avais droit, après la déposition de Lépide, à ma part de ses provinces, de ses légions, de ses vaisseaux, de ses trésors ? Il a tout accaparé, l’habile homme, distribuant à ses soldats les terres d’Italie et rien aux légionnaires d’Antoine... Et sa réponse à mes réclamations, tu la connais ? Le plus dédaigneux silence !... Ah ! chère et douce enfant, si j’ai tout enduré sans colère, c’est bien pour toi, pour toi seule.

OCTAVIE.

Je le sais, et c’est une des raisons que j’ai de t’aimer... Mais patiente encore ! Je t’en supplie, pour moi ! pour moi toujours !

ANTOINE, gaiement.

Oui-dà ? Et deux armées seront là, l’arme au poing, attendant qu’Octavie règle le sort de Rome ?...

OCTAVIE.

Ah ! Dieux ! si je pouvais la régler la destinée de Rome, ce ne serait pas long ; tout le monde s’embrasserait, comme nous !

Elle l’embrasse. Mouvement de Cléopâtre.

Mais j’ai beau prier, conjurer ; on me traite toujours en enfant... Il est bien vrai aussi que je n’entends rien à vos querelles. Quand j’écoute Octave, il me semble qu’il a raison...

ANTOINE.

Oh ! par exemple !

OCTAVIE, vivement.

Mais dès que tu parles, c’est lui qui a tort.

ANTOINE.

À la bonne heure !

OCTAVIE.

Ou plutôt, je crois bien que vous avez tort tous les deux...

ANTOINE, riant.

Ah ! bien !

OCTAVIE.

Eh ! oui ! Vous prêtez l’oreille à une foule d’ambitieux, de jaloux, de haineux, intéressés à vous perdre ; au lieu d’écouter celle qui, vous aimant l’un et l’autre, n’a en vue que votre salut à tous deux... Vois, mon Antoine adoré ! Vois un peu quelle situation est la mienne, entre ce frère que j’aime tant et ce mari qui m’est plus cher encore ; obligée, si la guerre éclate, de faire des vœux pour les deux partis à la fois. Les dieux riront de mes prières quand je leur dirai : « Immortels ! protégez mon frère, mais protégez aussi mon époux ! »

ANTOINE, riant.

Ils s’abstiendront !

OCTAVIE.

Bien ; mais il y aura toujours une victoire, et qu’elle soit à ton profit ou au sien, je n’aurai jamais qu’à la pleurer.

ANTOINE.

Obtiens de lui qu’il reconnaisse ses torts...

OCTAVIE.

Laisse-moi du moins le temps de l’essayer ! Permets-moi cette joie de désarmer votre haine à force d’amour... Hélas ! N’est-ce pas assez que je n’aie pu y réussir toute seule... et que, pour vous déterminer à faire ce que je voulais, il ait fallu... la présence de cette flotte...

Elle a baissé la voix.

ANTOINE.

Quelle pensée est derrière tes paroles ?

OCTAVIE.

Ne la comprends-tu pas ?

ANTOINE.

Je n’en suis pas sûr... Voyons ! Regarde-moi bien, les yeux dans les yeux...

Il l’attire sur ses genoux. Mouvement de colère plus marqué de Cléopâtre qui se trouve derrière eux, tout près d’eux.

OCTAVIE.

Non. Épargne-moi cette gêne...

ANTOINE.

Allons ! dis, tout bas... Je ne te regarde pas, tu vois...

La tête sur son épaule.

Cette flotte ?...

OCTAVIE.

D’où vient-elle ?

ANTOINE.

D’Alexandrie.

OCTAVIE.

Et sur quel ordre ?

ANTOINE.

Sur l’ordre de la reine d’Égypte.

OCTAVIE.

Ah ! Elle te l’envoie ?

ANTOINE, souriant.

Allons, dis tout. Tu penses que la reine d’Égypte est là ?

OCTAVIE.

Et si elle y était ?

ANTOINE.

Es-tu jalouse d’elle ?

OCTAVIE, tout à fait dans ses bras, à mi-voix.

Quelque fois !... Dès que je te vois distrait, et tout à tes rêveries, je me dis : « C’est peut-être à elle qu’il pense. »

ANTOINE, embarrassé.

Enfant !...

OCTAVIE.

Elle est si redoutable, même de loin ! On la dit sorcière.

ANTOINE.

Et je le crois volontiers ; mais c’est plutôt à elle à être jalouse de toi. Ta rayonnante jeunesse, le charme innocent de ton chaste maintien, de tes yeux limpides, les voilà, tes sortilèges, plus puissants que les siens ! Qu’elle vienne et se compare à toi ! Elle se sentira vaincue et s’enfuira comme les fantômes de la nuit devant les regards de l’aurore !...

Cléopâtre, déchirée, s’éloigne et va retomber sur le lit, pleurant.

OCTAVIE.

Oui, dis-moi cela ! Dis-moi surtout que tu m’aimes... Ce mot-là suffit.

ANTOINE.

Tu en doutes encore ?

OCTAVIE.

Non.

ANTOINE.

Cesseras-tu de douter si je t’accorde ce que tu me demandais tout à l’heure ?

OCTAVIE.

Tu me permets d’aller trouver Octave ?

ANTOINE.

Oui. Ce renfort qui m’arrive m’en donne le droit.

OCTAVIE.

N’est-ce pas ?

ANTOINE.

Qu’il me rende, avant tout, ma part des vaisseaux pris à Sextus !

OCTAVIE.

Et puis ?

ANTOINE.

Et puis, pour le reste, nous traiterons à nouveau ; mes amis et les siens établiront les bases d’une alliance, qui sera durable, je l’espère.

OCTAVIE.

Oh ! j’en réponds !

ANTOINE, dans un sourire, bas.

Va ! Et permets-moi ainsi de renvoyer cette flotte en Égypte !

OCTAVIE.

Ah ! que je t’aime !...

Elle lui saute au cou.

 

 

Scène VI

 

OCTAVIE, ANTOINE, CLÉOPÂTRE, la tenture soulevée, entrent DÉMETRIUS, DERCETAS, THYRSEUS et DELLIUS

 

DELLIUS.

La flotte a doublé le promontoire.

ANTOINE.

Vous venez à point : j’allais vous appeler. Ma bien aimée Octavie va proposer un accommodement à Octave.

THYRSEUS.

Ah ?

DERCETAS.

Grâces lui soient rendues !

ANTOINE, à Octavie.

Dellius va te conduire à ton frère.

À Dellius.

Veille à ce que l’escorte soit telle qu’il convient à l’épouse d’Antoine, et que des porteurs de torches précèdent et suivent sa litière.

OCTAVIE.

Et, avant mon retour, tu ne permettras aucun mouvement qui ressemble à une provocation ?

ANTOINE.

Je te le jure. Mes soldats ne prendront les armes, tu le sais, que lorsqu’ils verront les bûchers s’allumer sur les hauteurs ; et les bûchers ne s’allumeront que si j’en donne le signal en allumant celui qui est là,

Il le montre.

entouré de nos enseignes. J’attendrai pour le donner que tu reviennes me dire : « Octave refuse. »

OCTAVIE.

Octave acceptera, et ces horribles bûchers ne s’allumeront pas !

DERCETAS.

Plaise aux Immortels !

OCTAVIE.

Allons ! Adieu.

ANTOINE.

Adieu, douce messagère ! Va ! et reviens-nous, avec le rameau d’olivier à la main.

OCTAVIE.

Je m’y engage.

Elle remonte.

ANTOINE.

Va ! mon âme te suit.

DERCETAS.

Et nos vœux !

Tous remontent avec elle.

 

 

Scène VII

 

CLÉOPÂTRE, un instant seule, puis ANTOINE, DÉMÉTRIUS, DERCETAS et THRYSEUS, avec STREPSIADE

 

CLÉOPÂTRE, accablée.

Que te faut-il de plus ? Malheureuse ! Attendras-tu qu’on te chasse ?... Va ! Laisse la place à l’irréprochable épouse ! Va-t’en ! Va ! Tu n’as plus rien à faire ici...

À ce moment, Antoine reparait au fond avec ses amis.

Trop tard !

Elle se rejette derrière les tentures du lit. En même temps qu’Antoine et ses amis, entre Strepsiade, qui apporte des parchemins, et un esclave, qui pose une lampe sur la table.

ANTOINE.

Ceci est le plan de la côte ?

STREPSIADE.

Oui, maître.

ANTOINE.

Pose le sur la table.

Il obéit, puis se retire.

Eh bien, amis, vous voilà satisfaits, je pense ? Nos affaires sont en voie d’accommodement.

DÉMÉTRIUS.

Tant mieux ! Car la guerre entre Octave et toi, c’est comme si la terre s’entrouvrait et qu’il fallût combler le gouffre avec des cadavres.

THYRSEUS.

À ta place, moi, je renverrais cette flotte là tout de suite.

ANTOINE, railleur.

Pour rassurer Octave ?

THYRSEUS.

Pour faire plaisir à nos Romains et hâter la conclusion de la paix en leur prouvant qu’il n’y a plus rien entre cette reine et toi.

ANTOINE.

Les rancunes du Forum sont-elles si tenaces ? Ne m’a-t-on pas encore pardonné le temps perdu dans les délices d’Alexandrie ?

DERCETAS.

Ce que l’on ne te pardonne pas, Marc-Antoine, c’est d’avoir maintenu la reine sur son trône, au lieu de convertir l’Égypte en province romaine.

DÉMÉTRIUS.

Mais il est toujours temps ! Fais-le !

ANTOINE.

Fi donc ! déposséder une femme qui fait partir sa flotte à mon premier appel ?

DERCETAS.

Bon ! Il n’y a pas à lui en savoir gré.

DÉMÉTRIUS.

Son sort dépend du tien.

THYRSEUS.

Elle est perdue si tu succombes !

ANTOINE.

Soit. Mais je ne saurais oublier qu’elle m’a aimé, que peut être elle m’aime encore... Pourquoi sourire ?

THYRSEUS.

Il n’est guère probable que son amour ait survécu à ton mariage avec Octavie.

DERCETAS.

Je croirais plutôt à sa haine.

De même que dans la scène précédente, Cléopâtre ne perd rien de ce qu’on dit, et, sortie de son accablement, écoute, avec indignation d’abord, puis colère, et enfin avec une joie qui finit par la transformer et éclairer son visage, à mesure que se révèlent la jalousie et la passion d’Antoine.

ANTOINE.

N’importe ! Il faut toujours être reconnaissant à une femme du plaisir qu’elle vous a donné.

THYRSEUS.

Quelle chaleur !

ANTOINE.

N’allez pas croire au moins que mon indulgence soit un reste de ma folle passion ! Ah ! grands dieux ! Tout cela est bien loin. Je suis à jamais guéri de ses maléfices. Et quelle délivrance !

DERCETAS, à mi-voix.

Ah oui !

ANTOINE, gaiement.

Pour vous aussi, n’est-il pas vrai ? Allons, camarades, ne mordez pas vos lèvres ! Nous ne sommes plus à Memphis... Parlez franchement. Avouez que cette rupture vous a comblés de joie...

TOUS, d’une même voix.

Certes !

ANTOINE, riant.

Par Pollux ! Voilà de la franchise !

THYRSEUS.

D’autant qu’il n’y a pas à s’apitoyer sur le sort de la bonne dame. Elle est femme à prendre gaillardement son parti. Elle n’a pas longtemps pleuré César.

ANTOINE, vivement.

Non ! Mais, à vrai dire, elle ne l’aimait guère. Et puis elle n’était pas alors d’un âge à se momifier dans un veuvage éternel.

THYRSEUS.

Bon ! Mais, décemment, elle n’aurait pas dû lui donner si vite un successeur.

ANTOINE, saisi.

Moi ?

THYRSEUS.

Eh non ! Pas toi... Avant toi, bien avant...

ANTOINE.

Un autre ? Ah ! bah !

Riant, avec un secret dépit.

Voyez comme on s’abuse ! Moi qui me croyais naïvement l’héritier direct de César ! Il faut rompre avec une femme pour tout savoir...

D’un ton détaché.

Et quel est cet autre ?

DÉMÉTRIUS, vivement.

Thyrseus va un peu loin.

DERCETAS.

Oui, c’est peut-être une calomnie...

ANTOINE, riant, d’une gaieté fausse.

Et pourquoi pas la vérité ? Un autre ! Mais c’est bien plus plaisant... Allons ! Thyrseus, je suis curieux de savoir quel est celui-là... Voyons donc ! N’a-t-on pas parlé de Cnéius Pompée ?

THYRSEUS.

Oh ! celui-là aussi !

ANTOINE, debout.

Aussi ? Cnéius ?

THYRSEUS.

Ce n’est pas douteux.

ANTOINE.

Elle me l’a nié avec une énergie !

THYRSEUS.

Naturellement ! Cnéius est mort : elle a beau jeu pour le désavouer. Une femme n’avoue jamais de ses amants que ceux qui ne sont pas contestables, ou que l’on pourrait découvrir... Et là où elle en avoue trois, tu peux hardiment en supposer dix.

ANTOINE.

Il fallait l’entendre protester ! « Cnéius, ce sot, ce bellâtre ! Sextus ! passe encore ! c’est un homme celui-là ! Mais son frère ! Quelle idée as-tu de moi ? »

THYRSEUS.

Oui, oui... Nous connaissons ce procédé féminin...

ANTOINE.

Elle était peut-être de bonne foi !

Tous le regardent.

Eh ! oui...

Ironique.

Elle l’aura oublié !

Rire général.

THYRSEUS.

Ah ! Ah ! Charmant ! Charmant !

ANTOINE, qui se rassied.

Car c’est chose admirable, la facilité avec laquelle une femme oublie ses anciens amants...

Amer.

Par malheur, elle les oublie seule !

THYRSEUS.

On n’a jamais rien dit de plus juste.

ANTOINE, affectant toujours l’indifférence.

Donc, voilà déjà Cnéius, après César. Et d’un ! Mais l’autre ? Celui dont tu parlais d’abord ?

THYRSEUS.

Hérode ?

ANTOINE.

Le Juif ? Ce petit roi de Judée ?

THYRSEUS.

Lui-même !

ANTOINE.

Se peut il ? Justes dieux ! Celui-là est bien le dernier que j’aurais supposé !... Hérode !

Il éclate de rire.

Ce méchant avorton de roi, sournois, craintif, qui va toujours rasant les murs... Ah ! Ah ! c’est une vraie bouffonnerie !

DÉMÉTRIUS.

Nous voyons avec plaisir que tu prends la chose en gaieté.

ANTOINE, rageur.

Et comment la prendre ? Hérode ! Cet insecte, que j’écraserais entre deux doigts ! c’est à mourir de rire !

THYRSEUS, riant.

Le fait est...

ANTOINE.

Hérode ! Après celui-là, on peut croire à tout !... Et toi-même, Thyrseus, qui sait... ?

Rires.

THYRSEUS, se défend, modeste.

Non !

ANTOINE.

Bah ! Ne t’en défends pas ! Avoue, allons ! avoue !

LES AUTRES, raillant.

Avoue, Thyrseus !

THYRSEUS, sérieusement.

Non, en vérité ! Il n’y a jamais rien eu entre elle et moi.

ANTOINE, écœuré.

C’est qu’il s’en défend sérieusement, le pleutre ! Comme d’une chose possible... Et il a raison ! Pourquoi pas ? Bons dieux ! de quelle pâte sommes-nous pour supposer à ces créatures le respect d’elles-mêmes, qu’elles n’ont pas plus que mes chiennes de chasse... Toutefois, je m’étonne qu’aucun de vous ne m’ait parlé de cet Hérode...

Debout, avec une colère contenue.

Il fallait me crier aux oreilles, jour et nuit : « Hérode ! Hérode ! Hérode ! » Le dégoût m’aurait guéri de ma stupide passion.

DÉMÉTRIUS.

Comment le supposer ignorant d’un fait connu de tous les gamins d’Alexandrie ?

ANTOINE.

Eh ! par Hercule ! N’est-ce pas toujours le plus intéressé qui ne sait rien ?

THYRSEUS.

Et puis, en somme, tout cela, c’est le passé, dont tu n’as pas à lui demander compte.

ANTOINE, de même.

Oui ! Autre bel argument de leur invention ! « Je ne t’aimais pas alors. » Bref, j’ai soupé des restes de tous ces gens-là. Quel festin ! Parlons d’autre chose. Croyez-vous que cette femme soit sur la flotte ?

DÉMÉTRIUS.

Ce n’est guère probable.

ANTOINE.

Pourquoi ?

DÉMÉTRIUS.

Elle te l’aurait fait dire par l’homme qui nous annonçait l’arrivée de ses vaisseaux.

ANTOINE.

Alors tant mieux ! Je n’aurai pas à la prier de rester sur sa galère et de m’épargner l’horreur de sa personne. Sait-on qui la commande cette flotte ?

THYRSEUS.

Qui veux-tu que ce soit, sinon l’inévitable, l’indispensable Képhren ?

ANTOINE.

Képhren ?

THYRSEUS.

Sans doute. Depuis notre départ de Memphis, Képhren a pris là-bas l’autorité d’un maître. La reine l’a fait chef du Conseil royal, ministre du palais, dispensateur des supplices et des grâces, commandant toutes les troupes de terre et de mer.

ANTOINE.

Et à quel propos cette faveur ?

THYRSEUS.

Ah ! les femmes !

ANTOINE, bondissant.

Plaît-il ?

THYRSEUS, vivement.

Mais pour celui-là tu n’as rien à dire ! Il te succède...

Cléopâtre va s’élancer et poignarder Thyrseus, qui lui tourne le dos ; elle en est empêchée par Antoine qui, plus prompt, saisit Thyrseus à la gorge. À dater de ce moment Cléopâtre, rassurée, change subitement d’attitude.

ANTOINE, hors de lui.

Misérable ! Tu mens ! Tu mens ! Dis que tu mens !

THYRSEUS, terrassé sur son siège.

Ah ! de grâce !...

Les amis d’Antoine s’interposent.

ANTOINE.

Laissez-moi ! Ce drôle en dira tant que l’on ne pourra plus rien croire !

DÉMÉTRIUS, DERCETAS.

Allons ! Allons ! Marc-Antoine !

On délivre Thyrseus.

ANTOINE.

Un valet ! ce coquin ose dire qu’un valet...

THYRSEUS, se rajustant et soufflant.

Demande à Démétrius si j’ai rien inventé !

ANTOINE.

Il persiste ?

DÉMÉTRIUS.

Doucement ! On n’éclaircit rien dans la colère... Mais tu nous vois bien surpris ! D’où vient cette fureur ? Et que t’importe aujourd’hui ce qui se passe entre elle et Képhren ?

ANTOINE.

Allons ! C’est une honte, et je ne veux pas que l’on dise d’une femme que j’ai aimée, qu’elle se donne à un valet ! C’est humiliant pour moi !

DÉMÉTRIUS.

Mauvaise raison, tu en conviendras, et qui te ferait croire moins guéri que tu ne le prétends.

ANTOINE.

Oh ! pour guéri, je le suis bien... Mais pourquoi me bercer de contes ridicules ? Képhren ! C’est stupide, voyons ! Avouez que c’est stupide !

DÉMÉTRIUS.

On les a surpris !

ANTOINE.

Calomnie !

DERCETAS.

Un de tes messagers, Trasillus, introduit chez la reine, la nuit, les a trouvés tous deux endormis...

DÉMÉTRIUS.

Et Képhren, réveillé en sursaut, l’a aux trois quarts étranglé...

ANTOINE.

Assez ! Assez ! Taisez-vous ! Dans ses bras ! Ce valet !

DÉMÉTRIUS.

Mais, encore une fois, que t’importe à présent ?

ANTOINE.

Ah ! Il m’importe ? Il importe à tous !... – Fiez-vous donc à une créature capable de mentir, de trahir avec tant d’impudence ! Qui nous assure, si l’on se bat, qu’au fort de la bataille, elle ne passera pas à Octave, avec toute la flotte commandée par son Képhren ?...

THYRSEUS, vivement.

Aussi vaudrait-il mieux la renvoyer, la flotte.

ANTOINE.

Elle n’en trahira que plus vite.

DÉMÉTRIUS.

Combattons sur terre !

DERCETAS.

C’est le vœu de tous nos soldats, qui se sentent mal à l’aise sur ses trirèmes...

ANTOINE, allant et venant.

Oui, oui, je le sais... La nuit ! Dans les bras de cet homme... Prostituée !

DERCETAS.

D’ailleurs, en viendrons-nous aux mains ?

DÉMÉTRIUS.

À présent, c’est bien invraisemblable !

ANTOINE, qui suit toujours son idée.

Est-ce invraisemblable ?

DÉMÉTRIUS et DERCETAS, surpris.

Sans doute...

ANTOINE.

Pourquoi ? Il est jeune, il est beau, cet homme ! Il lui est tout dévoué... Il est toujours près d’elle... Ce qui lui a permis de saisir l’occasion... Et, avec les femmes, tout est là... l’occasion !

Démétrius et Dercetas se regardent, consternés. Thyrseus rit sous cape ; Cléopâtre, rassurée, joue avec le miroir d’argent.

DERCETAS.

Permets ! Nous parlons d’Octave...

ANTOINE, éclatant.

Et moi, je parle de cette reine infâme et de son ignoble amant !... Voyons la ! Je veux la voir.

DERCETAS.

Tu veux ?...

ANTOINE.

Je veux la voir ! Allez sur sa galère, et qu’on me l’amène ! Et dans l’instant !

DÉMÉTRIUS.

Mais si elle refuse ?

ANTOINE.

Allons donc ! Tu la verras venir, l’impudente, le sourire aux yeux, le mensonge aux lèvres, et tu l’écouteras plaider sa défense... Et ce Képhren aussi ! Qu’on l’amène, aussi celui-là. Le bien-aimé Képhren ! Nous le féliciterons !

DÉMÉTRIUS.

Y penses-tu, maître ? Et que feras-tu d’eux dans ton camp ?

ANTOINE.

Des otages, pour notre sûreté, si l’on se bat. Et, si nous signons la paix, nous les étranglerons devant toute l’armée, la reine parjure et son complice, accouplés l’un à l’autre, le chien avec la chienne !

THYRSEUS.

Et tout le camp applaudira !

ANTOINE.

Allez ! Et, si vous tenez à la vie, ne me dites pas qu’elle n’est pas venue !

CLÉOPÂTRE, écartant le rideau.

Ce serait mentir.

Stupeur. Silence. Mouvement de surprise de tous. Antoine prend la lampe sur la table, va vers le lit et, levant la lampe, s’assure que c’est bien Cléopâtre qui est là.

ANTOINE, à ses amis.

Laissez-nous !

Ils sortent silencieusement par le fond. Les rideaux retombent, fermant la baie.

 

 

Scène VIII

 

CLÉOPÂTRE, ANTOINE

 

ANTOINE, reposant la lampe.

Ah ! tu étais là ?

CLÉOPÂTRE.

J’ai voulu voir, j’ai vu ! J’ai voulu savoir, je sais.

ANTOINE.

Et que sais-tu ?

CLÉOPÂTRE.

Dans quels termes on parle ici de Cléopâtre !

ANTOINE.

Oui, oui, créature insidieuse ! Cherche à détourner l’orage en prenant l’offensive... Et Képhren ? Si nous disions un mot de ce Képhren ?

CLÉOPÂTRE.

Pas avant d’avoir dit deux mots de cette Octavie.

ANTOINE.

C’est ton excuse, n’est-ce pas, ce mariage politique imposé par le salut de ma cause et qu’exigeait de moi tout le peuple romain ?

CLÉOPÂTRE.

Vraiment ? Ce n’est que pour plaire au peuple romain, ce qui se passait tout à l’heure, entre elle et toi, et les roses de sa ceinture effeuillées sur ce tapis ! Politique, pure politique ?

ANTOINE.

Ah ! couleuvre du Nil ! Tu sais bien que l’amour n’y était pour rien, et tu n’es pas femme à t’y méprendre, connaissant trop celui d’Antoine. Mais toi, toi !... Ose dire qu’une ignoble passion ne t’a pas jetée aux bras de ce Képhren.

CLÉOPÂTRE.

Qu’en sais-tu ?

ANTOINE.

Ah ! tu ne l’avoues pas, celui-là ?

CLÉOPÂTRE.

Que t’importe ?

ANTOINE.

Enfin, est-il ton amant, oui ou non ?

CLÉOPÂTRE.

Et pourquoi pas ?

Mouvement d’Antoine.

Il est vaillant, dévoué, fidèle !

ANTOINE, ironique.

Et beau surtout ! N’est-ce pas, la beauté n’est pas à dédaigner chez un homme ?

CLÉOPÂTRE.

Chez une femme non plus ! Témoin Octavie. Dont je te fais compliment du reste ! Elle a de quoi charmer tous les yeux !...

ANTOINE.

Octavie toujours ! Bon prétexte à ne pas répondre, et à t’épargner la honte de l’aveu !

CLÉOPÂTRE.

Et quel aveu te dois-je ? C’est admirable, en vérité ! Cet homme qui me quitte, attestant de son amour les hommes et les dieux ! Et dont le premier soin, arrivant à Rome, est d’en épouser une autre !... Qui me renie, m’insulte devant ses amis, sa femme, le monde entier ! Et qui ose, après, me demander compte de l’emploi de mon veuvage !... Et quand il serait vrai, lâche, que par rage, désespoir, esprit de vertige et de vengeance et pour faire comme toi, j’eusse pris cet homme pour amant ? À qui la faute, si ce n’est au parjure qui m’a donné l’exemple de la trahison ?

ANTOINE, hors de lui.

C’est donc vrai ? Tu l’avoues donc ? c’est donc vrai ?

CLÉOPÂTRE.

Vrai ou non, t’en dois-je compte ? As-tu seul le privilège de trahir la foi jurée ? Tu épouses qui tu veux ; j’aime qui me plaît !... Allons ! tu t’égares, Marc-Antoine ; tu te crois toujours à Memphis ! Nous ne sommes pas ici deux amants, ni même deux amis ! Mais deux alliés. Rien de plus ! Tu ne seras pas vainqueur sans mon aide, je ne serai plus reine sans ton appui ! Acceptons l’union forcée que l’intérêt nous impose. Parlons du salut commun, de reine à triumvir, en hommes !... Et laissons là ces querelles inutiles, pour un passé qui n’a plus droit qu’à l’oubli !

ANTOINE.

Ah ! tu l’oublies, toi ! Moi, pas ! Après un amour tel que le nôtre, ce n’est pas l’oubli, c’est la haine.

CLÉOPÂTRE.

Soit ! haïssons-nous donc ! Mais soyons victorieux l’un par l’autre. Tu as fait appel à tous mes vaisseaux. Ils sont là ! Tu as dans cette rade une flotte qui n’a jamais eu son égale au monde ! Quels ordres me donnes-tu pour cette nuit ?

ANTOINE.

Ah ! je pense bien à cela !

CLÉOPÂTRE.

Et à quoi donc ?

ANTOINE, avec une passion brutale.

À toi !

CLÉOPÂTRE.

Dis plutôt à Octavie, qui va te rapporter dans les plis de sa robe ou la paix ou la guerre. Je conçois, du reste, que tu ne décides rien avant son retour. Attendons à demain. Pour ce soir, nous avons tout dit, je pense ; voici la nuit close...

Elle se lève.

je me retire.

ANTOINE.

Et où iras-tu la passer, la nuit ?

CLÉOPÂTRE.

À bord de ma galère ! L’Antoniade.

ANTOINE.

Où Képhren t’attend ?

CLÉOPÂTRE.

Sans doute ! C’est lui qui la commande.

ANTOINE, violemment.

Et moi, je te défends d’aller retrouver cet homme.

CLÉOPÂTRE.

Tu me défends ?

ANTOINE.

Oui.

CLÉOPÂTRE.

De quel droit ?

ANTOINE.

Du droit de ma haine pour lui et pour toi ! Oui, ma haine ! Oui, je te hais, magicienne, qui as si bien coulé tes poisons dans ma chair et dans mon âme que je ne puis plus t’en arracher ! Ah ! maudite ! Loin de tes sortilèges je respirais ; je me croyais affranchi et pour toujours évadé de ton fatal amour. Mais te voilà, avec cette voix qui me grise, ces regards qui me brûlent. J’ai beau lutter, me débattre, me redire avec rage tout ce qui m’ordonne de te fuir ! Me crier : « Mais c’est fini ! Je ne l’aime plus ! Je l’exècre, je la méprise, cette infâme qui se donne à ses valets ! » Plus je t’insulte, plus je sens ta griffe de sorcière qui me tord et me broie le cœur, et je n’échapperai à son étreinte qu’en vous tuant, toi et ton Képhren... car je le tuerai, entends-tu bien, là, sous tes yeux, ton ignoble amant ! Je le tuerai !

CLÉOPÂTRE, qui s’est rassise
et le regarde tout le temps qu’il parle, avec un sourire de triomphe.

Oui ! Oui. C’est bien cela !... Et aussi l’envie, l’envie folle de tuer !... À la bonne heure ! Te voilà donc, comme je t’ai voulu !

Debout, triomphante.

Enfin ! Enfin ! Tu souffres donc à ton tour ! Et tu es donc, toi aussi, bien torturé, bien enragé de fureur jalouse ! Tu en as donc ta part de tout ce que j’endure par toi, depuis tant de jours et de nuits ! Tu le connais donc par toi-même le désespoir impuissant à faire que ce qui est ne soit pas ! Ah ! misérable ! Là, sous mes yeux ! Une femme ! Une autre ! dans tes bras... Et de ce lit, encore chaud de vos embrassements, tout voir et tout entendre !... Et je ne me réjouirais pas de tordre le fer dans ton cœur, comme tu l’as tordu dans le mien, bourreau !... Tu souffres, n’est-ce pas ? Dis-le, dis que tu souffres bien ! Car c’est ma volupté que ma trahison te désole... Dis-le ! Dis-le donc, que je savoure à longs traits la douleur qui le déchire, qui te châtie, et qui me venge !

ANTOINE.

Eh bien, tu t’es vengée, soit !... Tu n’as été à cet homme que pour me punir de ce que tu appelles ma trahison, sans amour, la tête perdue, follement, et je me sens capable d’oublier ce vertige d’un instant, de pardonner, et...

CLÉOPÂTRE, vivement.

Prends garde ! Si ta femme t’entendait !

ANTOINE.

Laisse là cette enfant qui mérite mieux que sa destinée... Je me suis efforcé honnêtement de l’aimer pour chasser ton image par la sienne... Folie !... Jamais, quoi que j’en aie dit à l’instant, jamais je ne me suis dérobé un seul jour à l’obsession de ton souvenir ! Jusque dans ses bras, il me hante !... Je la regarde ; c’est toi que je vois ! Elle me parle ; c’est toi que j’écoute ! Et dans les baisers même que je lui donne, ce n’est pas toi que je trahis pour elle, c’est elle que je trahis pour toi ! Son amour glacé fond à la pensée de nos voluptés brûlantes, comme la neige au regard du soleil !... Et le soleil de ma vie, c’est toi ! Tu es ma clarté, ma chaleur et ma force ! Tu parais, et je sors d’un long assoupissement ! Mes sens engourdis se raniment, mon cœur endormi se réveille ! Mon sang court plus alerte et plus chaud dans mes veines ! Magie, peut-être ! Magie soit ! Et que m’importe ? si tu es à moi, par quels sortilèges tu m’affoles, et par quels maléfices je t’adore !

CLÉOPÂTRE.

Même coupable ?

ANTOINE.

Même coupable !

CLÉOPÂTRE.

Malgré Képhren ?

ANTOINE.

Malgré lui ! Malgré tout !

CLÉOPÂTRE.

Ah ! pour ce cri d’amour ! Je te pardonne ! Et j’abrège ton supplice, qui devrait durer encore...

ANTOINE.

Quoi ?

CLÉOPÂTRE.

Insensé, qui m’as crue capable de cette infamie ! Il n’y a qu’un traître ici ! Toi ! Et Képhren ne m’est rien, entends-tu ! rien, qu’un serviteur fidèle, dont les lèvres n’ont jamais effleuré que la lisière de mes sandales !

ANTOINE.

Ah ! si je pouvais le croire ! Mais tu mens !

CLÉOPÂTRE.

Je mens ?

ANTOINE.

Oui, oui, tu mens ! Et à quoi bon ? Lui mort, tout sera dit !

CLÉOPÂTRE.

Tu ne me crois pas ?

ANTOINE.

Allons donc ! Cet homme que tu as fait le premier du royaume après toi !... Que l’on a surpris, la nuit, dans tes bras !

CLÉOPÂTRE.

Mais c’est faux ! C’est faux ! C’est faux ! Il était couché sur le seuil de ma porte, comme un chien fidèle veillant sur ton bien.

ANTOINE.

Ah ! Prouve donc cela !

CLÉOPÂTRE.

Et comment te le prouverais-je ?

ANTOINE.

Tu le peux !

CLÉOPÂTRE.

Mais comment ? Dis comment ?

ANTOINE.

Comment ?... J’allais le tuer !

CLÉOPÂTRE.

Oui !

ANTOINE,
lui prenant la main, et la regardant bien dans les yeux.

Tue-le toi-même !

CLÉOPÂTRE.

Moi !

ANTOINE.

Ici, de ta main, sous mes yeux !

CLÉOPÂTRE.

Moi, que je ?

ANTOINE.

Ah ! tu hésites !... Tu vois ! Tu trembles pour lui !...

CLÉOPÂTRE.

Je le plains ! Car c’est mal récompenser son dévouement... Mais, s’il le faut ?...

ANTOINE.

Il le faut !

CLÉOPÂTRE.

Du moins, à ce prix, me croiras-tu ?...

ANTOINE.

À ce prix seulement.

CLÉOPÂTRE.

Qu’il soit donc fait à ta volonté ! Appelle-le ! Je suis prête !

Antoine prend le poignard sur le lit, et le lui présente.

Inutile ! j’ai mieux : cette coupe, et le poison d’Olympus, dont nous ferons l’épreuve sur ce malheureux !... Qu’il vienne !

ANTOINE.

Où est-il ?

CLÉOPÂTRE.

À ta porte, où il m’a suivie !

ANTOINE.

Naturellement !

Il monte, et appelle, en soulevant le rideau, tandis que Cléopâtre verse du vin dans la coupe.

Képhren !

 

 

Scène IX

 

CLÉOPÂTRE, ANTOINE, KÉPHREN

 

ANTOINE, redescendant.

Ta maîtresse t’appelle !

Képhren descend.

CLÉOPÂTRE.

Viens ici, Képhren ! Sais-tu de quel crime tu es coupable envers moi ?

KÉPHREN.

Moi, maîtresse ?

CLÉOPÂTRE.

Toi, qui as fourni des armes à la calomnie par ta folle passion pour ta souveraine.

KÉPHREN, tombant à genoux.

Ô maîtresse !... Qui a pu te dire ce que ton humble esclave osait à peine s’avouer à lui-même ?

CLÉOPÂTRE.

Tes regards ont parlé pour toi ! Et les malveillants ne t’ont pas cru seul coupable !...

KÉPHREN.

Dieux puissants ! ils ont osé ?...

CLÉOPÂTRE.

...Me dire ta complice, oui ! Et Marc-Antoine n’en doute pas !

KÉPHREN.

Infamie ! Toi, toi ! Ah ! comment désarmer ta colère et mériter mon pardon ?

CLÉOPÂTRE.

Il n’y a pas de grâce pour l’esclave qui ose porter les yeux sur sa maîtresse ! Es-tu prêt à tous les châtiments, pour expier ton crime ?

KÉPHREN, debout.

Ô reine, tu le demandes ? À tous ! Même à la mort !

CLÉOPÂTRE, jetant dans la coupe la perle de sa bague.

La voici ! de ma main ! Bois, et prouve au Triumvir que tu n’es pas plus à mes yeux que la goutte d’eau du Nil, et le grain de sable du désert.

Elle lui tend la coupe.

KÉPHREN, prenant la coupe.

Que les immortels ajoutent à ton existence les jours retranchés à la mienne !

Il va pour boire.

ANTOINE, lui arrachant la coupe.

Arrête !... Malheureux !

Il jette la coupe au loin... À Cléopâtre.

C’est assez pour vous justifier tous deux ! Et sa mort gâterait ma joie !

Il saisit amoureusement les deux mains de Cléopâtre, et, l’attirant dans ses bras, joyeux.

Va, Képhren, loyal serviteur et fidèle ami, va dormir en paix, va !

CLÉOPÂTRE, toujours dans les bras d’Antoine.

Et fais avancer la barque, nous partons !...

Képhren sort.

 

 

Scène X

 

CLÉOPÂTRE, ANTOINE

 

ANTOINE, la tenant toujours dans ses bras.

Partir ?

CLÉOPÂTRE.

Sans doute !

ANTOINE.

Allons donc ! Nous séparer encore ? Quand tu es là, justifiée, innocente, adorée ! t’arracher de mes bras ?

L’enlaçant plus fort.

Eh bien, essaye !

CLÉOPÂTRE.

Et Octavie ?

ANTOINE.

Laisse Octavie ! Je t’ai, je te tiens, je te garde, et tu ne partiras plus !

CLÉOPÂTRE.

Mais elle vient ! Vois ces torches, à la tête du pont, sur l’autre rive... C’est elle ! La voici !

ANTOINE.

Qu’elle vienne !

CLÉOPÂTRE, se dégageant.

Comment donc ? Et je vais l’attendre, n’est-ce pas, pour être encore témoin de vos embrassements ?...

Mouvement d’Antoine pour la reprendre ; elle se dérobe.

Allons ! Y penses-tu, ou bien as-tu conçu le rêve monstrueux de ne pas te séparer de l’épouse, en renouant avec la maîtresse ?

ANTOINE.

Non !

CLÉOPÂTRE.

Alors finissons ! Le temps presse. Il ne me convient pas de me trouver sur le seuil de ta porte avec celle qui m’a volé ton amour ! Une de nous deux est de trop. Fais ton choix ! Et fais vite ! Elle ou moi !

ANTOINE.

Toi, toi seule et toujours toi !

CLÉOPÂTRE.

Et si elle vient ?

ANTOINE.

Elle ne viendra pas !

CLÉOPÂTRE.

Et comment l’empêcheras-tu ?...

ANTOINE.

En brisant le pont !

CLÉOPÂTRE.

Pèse bien ce que tu vas faire, triumvir ! C’est ta femme humiliée, chassée, répudiée !

ANTOINE.

Pour toujours !

CLÉOPÂTRE.

C’est la guerre !

ANTOINE.

Va pour la guerre !

CLÉOPÂTRE.

Et le feu mis à ce bûcher, c’est l’embrasement du monde !

ANTOINE.

Que le monde brûle ! Et que sa fournaise éclaire nos amours ! Flambent ces bûchers, et que le vent promène l’incendie ! Sonnent les trompettes, et que le vent disperse leur appel ! Il me plaît que la guerre t’empourpre de sa lueur et te salue de ses fanfares ! À demain, en ton honneur, la première bataille !...

CLÉOPÂTRE.

Sur mer !

ANTOINE.

Tu veux ?...

CLÉOPÂTRE.

Car désormais je n’ai plus à compter sur la pitié d’Octave ! Captive, je suis morte ! Sur ma galère du moins, en cas de désastre, je lui échappe...

ANTOINE.

Soit donc ! Pour toi, nous triompherons sur mer !

CLÉOPÂTRE.

Alors, hâte-toi ! Car Octavie a déjà fait la moitié du chemin !...

ANTOINE, au fond, soulevant un rideau, et d’une voix tonnante.

Rompez le pont !

CLÉOPÂTRE, triomphante.

Enfin ! je l’emporte !

Les rideaux s’ouvrent et laissent voir la rive toute pleine de soldats. Il fait nuit.

 

 

Scène XI

 

CLÉOPÂTRE, ANTOINE, KÉPHREN, DÉMÉTRIUS, DERCETAS, THYRSEUS, JUBA, OFFICIERS, SOLDATS

 

DÉMÉTRIUS, sur le seuil, à Marc Antoine.

Mais Octavie est là !

DERCETAS.

Elle vient !...

ANTOINE, redescendant, suivi par eux.

Il n’y a plus d’Octavie !

Mouvement des amis.

DÉMÉTRIUS.

Et si c’est la paix qu’elle nous apporte ?

ANTOINE.

Raison de plus ! Traiter quand nous avons l’avantage de la force, pour recommencer les hostilités dans six mois ? Ce serait une duperie !...

Mouvement approbateur.

GROUPE D’OFFICIERS.

Oui ! Oui ! Marc-Antoine a raison ! la guerre !

SOLDATS, au fond.

La guerre, la guerre ! Gloire à Marc-Antoine !

Les licteurs prennent leurs faisceaux au pied du bûcher et les officiers leurs enseignes.

DÉMÉTRIUS.

Soit ! Alors, nous combattrons !

ANTOINE.

Sur mer ! Où nous avons quatre vaisseaux contre un à mettre en ligne, grâce à la plus puissante de nos alliées,

Il se tourne vers Cléopâtre.

la plus fidèle de nos amies !

Il regarde Thyrseus, Démétrius et Dercetas qui ne bronchent pas.

Et à sa flotte, commandée parle loyal et vaillant Képhren !

Il met sa main sur l’épaule de Képhren, amicalement.

THYRSEUS, à part.

Luttez donc contre cette femme-là ?

ANTOINE, à Juba qui reparaît.

Eh bien, ce pont ?

JUBA.

Rompu, maître !...

ANTOINE.

Maintenant, au bûcher ! Que toute l’armée sache bien que la trêve est rompue. Donnez-moi cette torche.

CLÉOPÂTRE.

À moi, si tu le veux bien, triumvir ! Laisse à Cléopâtre cette joie d’allumer le premier feu de votre discorde !...

ANTOINE.

Va donc !

Cléopâtre prend la torche.

Et demain la bataille !... Et dans un mois à Rome !...

TOUS.

Oui, oui, à Rome ! – À Rome !

CLÉOPÂTRE, seule, à part, la torche à la main.

Rome, c’est Octavie ! Tu n’y rentreras pas, dans Rome !...

Elle monte, entre les soldats qui l’acclament, et va mettre le feu au bûcher.

TOUS, criant et frappant leurs boucliers.

Gloire à Marc-Antoine et à Cléopâtre ! Victoire au triumvir ! À Rome ! À Rome !

Le bûcher s’enflamme, éclairant et Cléopâtre et toute la rade d’une lueur de sang, tandis que le trophée, caché jusque là par les fascines, apparaît, debout et menaçant, tous les officiers porte-enseignes, groupés autour de Cléopâtre, et tous les soldats agitant leurs armes.

 

 

ACTE V

 

 

Premier Tableau

 

Alexandrie.

Le palais de Cléopâtre, qu’un péristyle relie au temple d’Isis. Au delà du péristyle, qui supporte un plafond de cèdre, les jardins plantés de palmiers, dattiers, mimosas, tamaris, d’acacias, de cyprès et de sycomores. À l’extrémité des jardins, une terrasse qui domine Alexandrie, toute rose sous le soleil, et où l’on distingue la coupole du Sarapéum et la tour blanche du phare.

 

 

Scène première

 

OLYMPUS, appuyé à une colonne du péristyle, et UN GROUPE D’ESCLAVES, D’INTENDANTS, DE GARDES et D’OFFICIERS, écoutent, inquiets, les rumeurs qui montent de la ville. Tout à coup, ces rumeurs se mêlent d’appels de trompettes

 

UN OFFICIER.

Écoutez ! Voici qu’on sonne aux armes !

OLYMPUS.

Quoi ! Les vaisseaux annoncés sont à peine dans le port.

UN INTENDANT.

Écoute !

Le devin Satni parait sur le seuil du temple, à gauche.

LE DEVIN.

Que signifie ce tumulte dans les jardins de la Reine ? Et ces trompettes haletantes qui viennent troubler jusque dans le sanctuaire les prêtres de nos dieux ?

OLYMPUS.

La flotte est de retour...

LE DEVIN.

Déjà ? La bataille attendue n’a-t-elle pas eu lieu ?

OLYMPUS.

Ou la flotte vient-elle chercher des renforts ?

UN INTENDANT, qui remonte.

Nous ne pouvons tarder à le savoir.

OLYMPUS.

Les hommes que tu as envoyés aux nouvelles ?...

L’INTENDANT.

Aucun n’est de retour.

OLYMPUS.

Envoies en d’autres...

Sur un ordre de l’Intendant, des esclaves s’éloignent en hâte.

Ah ! que ne puis-je les suivre !... Hélas ! Plus que le poids des années, plus que ce soleil accablant, l’angoisse brise mes genoux...

Un intendant descend avec un esclave qui vient d’arriver par le fond à droite. Tous descendent, les entourent.

L’INTENDANT.

La reine vient d’arriver au palais...

Mouvement.

OLYMPUS, avec un pas à droite.

Enfin ! nous allons savoir par elle...

L’INTENDANT, l’arrête.

Vous ne saurez rien... La reine s’est enfermée. Il est défendu de troubler son repos.

OLYMPUS.

Faut-il croire à une défaite ?

LE DEVIN.

Est-ce que Marc-Antoine accompagnait la reine ?

L’INTENDANT.

Non. Les vaisseaux de la reine avaient sur lui une heure d’avance, et Marc-Antoine ne fait qu’arriver dans le port...

UN GARDE, qui arrive à grands pas.

Il y est abrité maintenant ; il y range ses galères, après avoir fermé derrière lui la passe de l’Arsenal à grands renforts de chaînes...

LE DEVIN.

Manœuvre-t-il pour attirer Octave ?

OLYMPUS.

Ou, déjà vaincu, craint-il d’être poursuivi jusqu’ici ?

Nouvelles sonneries.

UN ECLAVE, qui accourt, très troublé.

Malheur sur nous ! On signale la flotte romaine !

Mouvement.

OLYMPUS.

Dieux puissants !

THYRSEUS, entré depuis peu.

Eh, oui, celle d’Octave. Grossie des vaisseaux qu’il a pris à Marc-Antoine.

Mouvement, rumeur.

LE DEVIN.

Que dis-tu ?

Les gardes et les intendants se sont approchés.

OLYMPUS.

Ainsi, la défaite que nous redoutions ?

THYRSEUS.

La défaite n’est que trop réelle. Et, victorieux, Octave s’est mis à la poursuite d’Antoine. Avant la nuit, les Romains auront débarqué sur la côte, et Alexandrie sera investie de toutes parts.

Mouvement de terreur et rumeurs de tous.

OLYMPUS.

Dieux puissants ! La ville investie ?

LE DEVIN.

Que la Trinité sacrée nous protège !

 

 

Scène II

 

OLYMPUS, LE DEVIN, THYRSEUS, INTENDANTS, GARDES, OFFICIERS, KÉPHREN qui accourt, tout armé

 

KÉPHREN.

Allons ! les archers ! Aux remparts !

Sonneries lointaines. Sortie des soldats.

LE DEVIN.

Eh ! quoi, déjà ?...

KÉPHREN.

Les trirèmes d’Octave viennent d’accoster en face des citernes de Rhakotis !

OLYMPUS.

Dieux !

KÉPHREN.

Et le débarquement a déjà commence !

Aux soldats qui rentrent.

Allons, vous autres, à vos armes !

Ils sortent.

LE DEVIN, vivement.

Si tu dégarnis le palais, qui veillera sur la reine ?

KÉPHREN.

Les gardes égyptiens dont je reprends le commandement.

Aux officiers.

Tu te chargeras de la porte de la Nécropole ; toi, de la porte Canobique ; toi, de l’Arsenal. Les mercenaires grecs y suffiront... Les Gaulois garderont l’enceinte du Bruchium. Quant à la porte des Citernes, il y faut des Romains ; qui les commandera ?

THYRSEUS.

Moi. C’est un poste d’honneur que je réclame, en qualité d’ami de Marc-Antoine et en son nom.

KÉPHREN.

Soit. Cours donc l’occuper, et souviens toi que c’est à vous qu’Octave aura à faire tout d’abord.

THYRSEUS.

Il trouvera à qui parler.

Il s’éloigne par le fond. Les officiers égyptiens ont disparu.

KÉPHREN, aux intendants.

Toi, veille à ce que la garde du trésor soit doublée et confiée à des hommes éprouvés. Toi, va dire aux prêtres de se mettre en prières !

LE DEVIN.

Les prêtres sont aux pieds des dieux. Écoute !

Dans le temple, à gauche, on entend les prêtres chanter, accompagnés par les harpes.

« Horus ! Isis ! Osiris ! »

KÉPHREN.

Puissent les dieux les entendre !

Les intendants se sont éloignés.

OLYMPUS.

Mais enfin, comment en sommes-nous là ? Et avec sa propre flotte, celle de la reine, celle des tributaires, comment le vaillant triumvir n’a-t-il pas eu la victoire ?

KÉPHREN.

Elle était assurée. Ses lourds navires, pareils à des citadelles flottantes, commençaient une manœuvre que la flotte égyptienne devait suivre ; l’ordre venait de nous en être transmis sur la galère antoniade, où Cléopâtre était montée ; nos vaisseaux n’attendaient qu’un signal pour entrer en ligne. Ce signal, deux fois je priai la reine de le donner. Elle ne semblait pas m’entendre. « Reine, lui dis-je enfin, l’heure est décisive ! Antoine enveloppe Octave et va l’écraser ; achève son œuvre ! assure son triomphe ; commande : en avant ! – Son triomphe ! » murmura-t-elle... Puis elle vint à la proue, sous les regards de tous nos marins, et, d’une voix terrible, elle commanda : « En retraite ! »

LE DEVIN.

Quoi ?

KÉPHREN.

« Que fais-tu ? m’écriai-je. – En retraite ! à toutes voiles ! Et le cap sur l’Égypte ! » Le pilote obéit, les rangs oscillent... et nous voilà fuyant, et, derrière nous, tous les vaisseaux de la reine, et, derrière eux, tous ceux de ses tributaires.

OLYMPUS.

Dieux cléments !

KÉPHREN.

Pas un moment, la reine n’avait quitté des yeux le navire d’Antoine... « S’il allait s’obstiner à la lutte ? » dit-elle tout haut. Antoine y semblait résolu : ses pesantes trirèmes continuaient leurs manœuvres. La reine était devenue très pâle, et je l’entendis essayer une prière ; puis tout à coup, s’interrompant : « Vois donc, Képhren ! Ses trirèmes s’arrêtent ! Elles tournent leurs proues vers le sud ! Elles déploient leurs voiles !... Il nous suit ! » Et elle souriait !...

LE DEVIN, à Olympus.

Les dieux l’ont-ils frappée de folie ?

KÉPHREN.

Les soldats laissés sur le rivage d’Actium nous regardaient fuir, éperdus. « En retraite ! » répétait la reine. Octave, qui d’abord redoutait une ruse, s’était décidé à nous poursuivre ; ses vaisseaux légers eurent vite rejoint nos traînards. La retraite devenait une déroute ; d’une galère à l’autre, les tributaires se conseillaient la lâcheté. La première nuit, il en resta plus de cinquante en arrière ; la nuit d’après, le nombre des trirèmes était réduit de moitié. Ainsi, la flotte s’éparpillait d’heure en heure. Vous avez vu la reine arriver avec les débris de la nôtre ; Antoine vient d’abriter dans le port ce qui reste de la sienne. Encore, est-ce par mes soins qu’on a fermé déchaînes la passe de l’Arsenal ; Antoine n’y songeait pas, tant la colère l’enivre ! Écumant de rage, de l’avoir poursuivie sans l’atteindre. « Que me parlez-vous d’Octave ? » hurlait-il « et de son camp dressé sur le rivage ? Ce n’est pas sur le rivage qu’est l’ennemi ; c’est là ! » Et, debout sur la proue, il montrait le palais, se plaignant de ne pouvoir y courir, accusant ses amis de trahison : « Vous retardez le débarquement, c’est pour lui laisser le temps d’échapper à ma fureur... Vous m’y échapperez pas, ni vous, ni elle ! »

ANTOINE, dans les jardins.

Laissez-moi !

OLYMPUS.

Écoutez !

ANTOINE, violemment.

Où est-elle ?

LE DEVIN, qui a remonté d’un pas.

C’est lui ! C’est Marc-Antoine !

OLYMPUS, saisi.

Képhren ! sauve-nous de sa rage !

KÉPHREN.

Grâce aux dieux ! La reine est avertie et gardée ! Venez ! Venez !

Il les fait entrer à droite dans le palais, où il entre après eux.

 

 

Scène III

 

ANTOINE, avec DÉMÉTRIUS, DERCETAS et JUBA

 

DERCETAS, accourant tout d’un élan sous le portique.

Marc-Antoine !

ANTOINE.

Où est-elle ?

DÉMÉTRIUS.

Écoute moi !

ANTOINE.

Ici, elle n’échappera pas. Je la tiens !

DÉMÉTRIUS, lui barrant la porte du palais, avec Dercetas et Juba.

Arrête !

DERCETAS.

Que veux-tu faire ?

ANTOINE.

Je fermerai cette bouche menteuse ! ces yeux pervers ! J’écraserai cette bête malfaisante ! Je l’étranglerai, pendant qu’elle est chaude encore de son crime ! Laissez-moi !

Il veut passer.

DÉMÉTRIUS.

Attends, du moins !

ANTOINE.

Quoi ? Qu’elle achève son œuvre ? Qu’elle appelle à son secours les gens d’Alexandrie et Octave, et l’enfer ? non ! Et puisque les dieux l’oublient, place au descendant d’Hercule, tueur de monstres !

Il se dégage violemment et s’élance vers la porte du palais.

DÉMÉTRIUS.

Hercule ne l’eut pas tenue quitte à si bon compte !

Antoine s’arrête court.

DERCETAS.

Il l’eut tirée de son repaire, et punie devant tous.

ANTOINE, frappé.

Devant tous ! Par le ciel ! Oui c’est là ce qu’il faut ! Devant tous ! C’est trop peu pour elle que la mort ; la honte lui est due !

DÉMÉTRIUS.

Et il n’est que temps si tu ne veux pas que la révolte éclate.

DERCETAS.

Déjà, nous avons peine à contenir nos hommes.

ANTOINE, descendant.

Ils ont raison ! Je leur dois cette vengeance ! Oui, tous ceux qui l’ont vue donner le signal de la déroute, qu’ils viennent !... Allez ! Et promettez leur un spectacle qui vaudra celui d’Actium. Tous ont eu part à l’outrage, tous l’auront au châtiment !

DERCETAS.

À la bonne heure !

ANTOINE.

Et conviez aussi les gens d’Alexandrie ! Qu’ils sachent comment les Romains payent la trahison !

DÉMÉTRIUS et DERCETAS.

Enfin !

ANTOINE.

Depuis Tarse, où la magicienne a eu raison de son juge, je vous dois à tous une revanche. Marc-Antoine va vous la donner ! Ramenez les licteurs.

DÉMÉTRIUS, à Dercetas, prêt à sortir.

Allons !

ANTOINE.

Et faites vite ! ou ma colère n’attend pas votre retour !

Démétrius, Dercetas et Juba sortent. Dans le temple, à gauche, les prêtres répètent l’invocation à la Trinité égyptienne : « Horus ! Osiris ! Isis ! »

 

 

Scène IV

 

ANTOINE, puis CLÉOPÂTRE

 

ANTOINE.

Ah ! lâche espionne ! tu as peur maintenant. En te voyant perdue, c’est toi qui cries ton épouvante à tes dieux !...

Il vient au temple, dont il pousse la porte.

Non ! Il n’y a là que ses prêtres... Elle se cache au fond de son palais !

CLÉOPÂTRE, sortie du palais, pendant ce qui précède et sous le portique.

Et pourquoi me cacherais-je ?

ANTOINE, saisi de son calme.

La voilà !... Et hautaine. Par Hercule ! Elle me brave ! Et ne tremble pas à ma vue !

CLÉOPÂTRE, venant à lui.

Et pourquoi tremblerais-je à ta vue ?

ANTOINE, tout près d’elle, lui serrant violemment le poignet.

Parce que je te tiens enfin ! misérable femme, qui t’es trop tôt lassée de fuir !... Il fallait m’échapper à tout prix, et trouver le temps d’assurer ton salut en me livrant au vainqueur ! Avoue que tu t’en occupais déjà et que vous en étiez tous deux à discuter le prix de ce marché !

CLÉOPÂTRE, haussant l’épaule.

Tu es en démence !

ANTOINE.

Et c’est pour cette créature abjecte que j’ai perdu l’honneur de mon nom ! c’est à cette marchande de ma gloire que j’ai sacrifié l’amour d’Octavie ! « Outrage, répudie ta femme, et je suis à toi, fidèle jusqu’à la mort... à une condition pourtant, c’est que tu combattras sur mer !... la retraite y est plus facile... » Et la trahison aussi, n’est-ce pas ?

CLÉOPÂTRE, dédaigneuse.

La trahison !...

ANTOINE.

Ose dire que ta fuite n’était pas résolue à l’avance, et que tu n’as crié : « En retraite », que par lâcheté de femme !

CLÉOPÂTRE, froidement.

Non, vraiment ! De quoi aurais-je eu peur ? D’une blessure ? Où j’étais, les flèches ne pouvaient m’atteindre. D’une défaite ? Si j’avais crié : « En avant », la victoire était certaine.

ANTOINE, bondissant.

Ah ! Tu l’avoues donc ?

CLÉOPÂTRE.

Oui, je l’avoue.

ANTOINE.

Et, volontairement ?...

CLÉOPÂTRE.

Et, volontairement, j’ai fait voile vers l’Égypte, pour l’entraîner à ma suite.

ANTOINE.

Et me voler ma victoire !...

CLÉOPÂTRE.

Oui ! Car cette victoire-là, c’était la défaite et la ruine de notre amour.

ANTOINE.

Sa ruine ? Insensée !... Moi, vainqueur, tu rentrais à Rome triomphante, avec moi !

CLÉOPÂTRE, ironique.

Sur ton char, n’est-ce pas ? d’un côté Cléopâtre, et de l’autre Octavie !

ANTOINE.

Je la répudiais, Octavie. Et tu étais l’épouse du dictateur, du César, du Maître du monde !

CLÉOPÂTRE.

Oui, oh ! oui, je connais ce langage ! On me l’a tenu déjà. C’est, mot pour mot, ce que médisait le divin Jules après Pharsale. « Viens à Rome, ô reine ! Je répudie Calpurnie, et tu es l’épouse du Dictateur, du Maître du monde, de César. » Et j’ai suivi le vainqueur. Insensée ! Était-il homme à braver pour moi la colère des Romains, et la haine jalouse des Romaines ? Humiliée, insultée, menacée, j’ai dû rentrer honteusement dans mon Égypte, cédant la place à l’impeccable matrone ! Et j’aurais commis la même faute ? Rome m’aurait encore vue à tes côtés, affrontant des colères plus âpres et des outrages plus sanglants ? Follement, stupidement, je t’aurais mis dans le cas de me trahir, comme l’a fait ton glorieux modèle ?

Mouvement d’Antoine.

Allons ! tu l’aurais fait, et plus vite encore, car tu es plus faible que lui !... Aux caresses de ta femme, aux conseils de tes amis, tu l’aurais sacrifiée sans remords, la barbare, l’ennemie du peuple romain, l’Égyptienne chargée de tous les crimes... Et tu m’aurais chassée ! ne dis pas non ! Et tu m’aurais chassée, lâche ! Car ta Calpurnie à toi est jeune et séduisante, et tu m’as déjà trompée pour elle ! Eh bien, c’est là ce que je n’ai pas voulu, comprends-le, maintenant. Non, tu n’y rentreras pas en triomphateur dans ta Rome, que je hais ! Non, tu ne la verras pas au premier rang des femmes accourues pour t’acclamer, ton Octavie, que j’exècre ! Actium creuse, entre ta chaste épouse et toi, un abîme, que rien ne comblera plus. Mieux que les mers, ton désastre vous sépare, et fût-il sans remède, je t’aimerais encore mieux vaincu, proscrit, mais tout à moi, que victorieux, mais tout à elle.

ANTOINE.

Oh ! femme, femme, exécrable femme !... Écoutez cela, Furies, c’est digne de vous !... Elle n’a rien fait que par amour pour moi !

CLÉOPÂTRE.

Et pour quel autre ?...

ANTOINE.

Ah ! justes dieux ! Tant de batailles dans la neige des Alpes, dans les sables du désert ! Tant de villes emportées ! Tant de rois humiliant leur sceptre devant mon épée ! Tant d’honneurs et d’acclamations... pour en venir là !...

Il tombe assis, accablé.

Octave !... l’ennemi le plus vil, adroit seulement aux menées souterraines... C’est la taupe qui triomphe du lion !... Et pour le stupide égoïsme d’une femme, mes meilleurs navires capturés, coulés ! mes légionnaires dispersés, captifs ou morts !... Sur le rivage d’Actium, pas un flot qui ne roule son cadavre !... Et tu n’as pas l’horreur de toi-même, sorcière, à la pensée que tant de braves gens sont morts, désespérés, maudissant Marc-Antoine, et que c’est toi, toi seule, entends-tu, toi, qui les as sacrifiés aux folles chimères de ta jalousie stupide et féroce !

CLÉOPÂTRE.

Ah ! j’ai bien le temps de compter les morts ! Les navires sont faits pour être engloutis, et les soldats pour être tués ! Sommes-nous tout-puissants pour nous arrêter à ces choses ? J’allais te perdre ; pour t’enchaîner à moi, il ne fallait qu’une hécatombe, et j’aurais marchandé la flamme, et marchandé le sang ! Honte sur toi, si tu n’es pas homme, comme tu l’as dit, à donner la moitié du monde pour l’amour de Cléopâtre ! Je ne me vantais pas, moi, en te jurant que pour toi, j’écraserais l’Univers ! La belle affaire, en vérité, que quelques marins et des soldats de moins ! L’important, c’est qu’il nous en reste assez pour une autre bataille, dont il ne tient qu’à toi de faire une victoire !

ANTOINE, amèrement, la tête dans ses mains.

Une victoire ! À présent !

CLÉOPÂTRE.

Allons, debout ! Et redeviens Marc-Antoine !

ANTOINE.

Et quelle bataille, quelle victoire possible ? À moins de provoquer ce mirmydon à un combat mortel, où, seuls, nous lutterons comme deux gladiateurs ?

CLÉOPÂTRE.

Rêveries ! Au lieu de t’enivrer de paroles inutiles, vois où vous a conduits ma ruse ! Et rends grâce à Cléopâtre de n’avoir ajourné ton triomphe que pour te l’offrir ici, plus sûr et plus éclatant !

ANTOINE, relevant la tête.

Ici ? Toi ? Perds-tu l’esprit ?

CLÉOPÂTRE.

Et toi, es-tu à ce point troublé par la colère que tu en oublies ton métier de soldat ? Eh ! quoi ! grand capitaine, c’est à moi de t’apprendre qu’en s’acharnant à ta poursuite jusque sous les murs d’Alexandrie, Octave a dépassé mes espérances et tendu de ses propres mains le piège où il va se prendre ? Vois où nous en sommes, et décide qui d’Octave ou toi a la partie la plus belle. Toi, à l’abri de ces remparts qui bravent un assaut, avec tes légionnaires impatients de la revanche, mon armée intacte, et des greniers qui regorgent ! Lui, prisonnier entre la ville fortifiée, l’Égypte hostile, la mer incertaine et le désert menaçant !... Veux tu savoir ce qu’il faudra de temps à l’Égypte pour dévorer Octave et son armée ? Va t’accouder au créneau, attends que le soleil s’éteigne dans les sables de la Lybie... Tu verras alors de quel fouet mes dieux chassent l’envahisseur !

ANTOINE.

Est-ce sur tes dieux que tu comptes ?

CLÉOPÂTRE.

Sur les dieux et sur moi ! Tes navires sont tous dans le grand port ?

ANTOINE.

Oui !

CLÉOPÂTRE.

Amarrés solidement, comme j’en ai donné l’ordre à Képhren, et à bonne distance les uns des autres ?

ANTOINE.

Oui ; pourquoi ?

CLÉOPÂTRE.

Nous compterons après la tempête ce qu’il restera du camp d’Octave et de sa flotte !

ANTOINE.

La tempête ? Qu’est-ce à dire ? Ton devin nous promet-il le secours d’une tempête ?

CLÉOPÂTRE.

C’est moi qui te la promets.

ANTOINE.

Avec ce ciel bleu ?...

CLÉOPÂTRE.

Sur nos têtes ! Mais déjà, vers la Nubie, l’horizon se noie dans des vapeurs cuivrées.

ANTOINE.

Ce sera donc pour cette nuit ?

CLÉOPÂTRE.

Ce sera dans un instant ! Oublies-tu de quel vol accourt le typhon dans la saison des pluies ? Vois, mes ibis ont déserté les corniches ; tes lévriers de chasse, si prompts d’ordinaire à fêter ton retour, ne t’ont pas salué de leurs aboiements. Écoute ! pas un bourdonnement d’insecte, pas un froissement de feuilles, pas un cri d’oiseau !... La nature, immobile, se tait, glacée par l’épouvante.

ANTOINE.

Oui. C’est du feu que l’on respire !

CLÉOPÂTRE.

Que l’ouragan se déchaîne, tandis que nous sommes à l’abri de ce palais, nos navires dans le port, nos soldats dans les casernes, que la noire cavalerie des nuées fonde sur le camp d’Octave avec la foudre pour fanfare, qu’elle arrache et disperse ses tentes, qu’elle entrechoque et brise ses navires !... Aux premières clartés de l’aurore, tu te jetteras à ton tour sur ses soldats épuisés par une nuit de veille et d’angoisse, affamés, grelottant la fièvre, et tu n’auras plus que le choix de leur donner pour linceul le sable du désert ou le gouffre des flots !

ANTOINE, frappé.

Peut-être !

CLÉOPÂTRE.

Et, délivré de ce pygmée, ô géant, tu triompheras alors tout de bon, non pas à Rome, dans cette Rome à tout jamais découronnée par sa défaite, mais dans ma ville à moi, dans la ville d’Alexandrie, l’héritière et déjà la rivale d’Athènes ! Fais la plus grande encore, ô mon maître, à la taille de mon héros ! joyeuse et forte à ton image. Emplis la de splendeurs et de fêtes. Ouvre ses portes à toutes les races de l’Orient ! Réalise notre rêve d’un Empire du soleil gouverné par un couple d’amants heureux... Et fais oublier à tous les peuples de la terre le nom de l’exécrable Rome, pour celui de ma chère, de ma triomphante Alexandrie !

ANTOINE.

Oui ! Peut-être !... Oui, oui, que la tempête éclate, comme tu l’assures...

CLÉOPÂTRE.

Dans un instant ! Vois ces lotus déjà flétris par l’air embrasé, quand ils s’effeuilleront d’eux-mêmes au premier souffle du typhon, l’éclair sera près de luire !

ANTOINE.

...Et l’ouragan de faire sa besogne et la nôtre... Et à l’aube, il suffira d’une sortie vigoureuse ! Par Pollux ! reine, tu as raison, toujours raison ! Je suis déjà tout frémissant de l’impatience du combat et du pressentiment de leur déroute !

CLÉOPÂTRE.

Et si pourtant la fortune doit nous trahir encore, la mort, elle, ne nous trahira pas !

ANTOINE.

Je saurai bien l’appeler à moi dans la bataille.

CLÉOPÂTRE.

Et, à défaut du poison d’Olympus, j’aurai, moi, dès cette nuit, l’un de ces jolis serpents du Nil, dont la morsure donne une mort si douce !

ANTOINE, la prenant passionnément à bras le corps.

Jure-le !...

CLÉOPÂTRE.

J’atteste Isis qui m’écoute que je ne te survivrai pas d’une heure !

ANTOINE, de même.

Ah ! terrible enchantement de ma vie, que j’ai cru perdu à jamais, avec quelle ivresse je te retrouve !

CLÉOPÂTRE, dans ses bras.

Viens donc, et, cette nuit encore, savourons la douceur de vivre !...

 

 

Scène V

 

ANTOINE, CLÉOPÂTRE, KEPHREN, accourt, l’épée à la main

 

KÉPHREN.

Alerte ! reine, veille sur toi !

ANTOINE.

Eh ! Qu’est-ce donc ?

KÉPHREN, à Antoine.

Les chefs de tes cohortes envahissent nos jardins ; ils viennent disent-ils, par ton ordre, pour le supplice de la reine, que tu leur as promis.

ANTOINE.

J’oubliais...

CLÉOPÂTRE, railleuse.

Ah ! nous en étions là ?

LES SOLDATS, au dehors.

Mort, mort à l’Égyptienne !

KÉPHREN.

Tu les entends !

ANTOINE.

Les insolents !

CLÉOPÂTRE.

Ce n’est rien. Dis aux prêtres de sortir du Temple avec les images de nos dieux !

Képhren va au temple.

 

 

Scène VI

 

ANTOINE, CLÉOPÂTRE, KEPHREN, LICTEURS. DÉMÉTRIUS, DERCETAS, JUBA, OFFICIERS ROMAINS, PEUPLE, puis LES PRÊTRES

 

LES SOLDATS, envahissant la scène, en tumulte.

À mort Cléopâtre ! Au Nil l’Égyptienne ! Gloire à Marc-Antoine, justicier ! Aux licteurs, aux licteurs, la sorcière !

ANTOINE.

Silence, et que nul de vous ne soit si hardi de faire un pas de plus !

Rumeur de surprise. Ils se taisent, intimidés. Cléopâtre, seule, à l’avant-scène, tranquille, attend.

DÉMÉTRIUS.

Marc-Antoine, as-tu donc oublié tes paroles ?

DERCETAS.

Ton serment ?

DÉMÉTRIUS.

C’est par ton ordre que nous avons convoqué les chefs !

DERCETAS.

Et promis à tous le supplice de cette femme, qui leur est dû !

Mouvements des soldats. Rumeurs : Oui ! Oui !

ANTOINE.

Eh bien ! j’ai changé d’avis : voilà tout !

Rumeur plus forte.

DÉMÉTRIUS.

Dis que la sorcière t’a repris à ses filets !

DERCETAS.

Qu’elle t’a fait boire quelque philtre !

ANTOINE.

Assez ! qu’on m’obéisse et s’éloigne !

Mouvement.

DÉMÉTRIUS.

Non ! nous n’obéirons pas !

TOUS.

Non ! Non !

ANTOINE, menaçant.

Vous dites ?

DÉMÉTRIUS.

Car tu n’as plus ta raison...

DERCETAS.

Et, malgré toi, nous te sauverons de toi-même !

ANTOINE, furieux.

Vous osez ?...

DÉMÉTRIUS.

Allons, mes amis !...

TOUS, tirant leurs épées.

Mort à l’Égyptienne ! À la magicienne ! Sus à la sorcière !

ANTOINE, dégainant et bondissant devant elle.

Misérables !

CLÉOPÂTRE.

Arrête ! Ceci n’est plus ton affaire, mais la mienne.

Se tournant vers les soldats, et marchant sur eux.

Oui, sorcière ! Oui, magicienne !...

Ils reculent d’un pas.

Insensés qui nie croyez en votre pouvoir, et qui êtes au mien ! Et remerciez les dieux qu’il en soit ainsi ! Car la sorcière ne vous a conduits dans les murs d’Alexandrie que pour vous y donner la victoire !...

Ils se regardent, hésitants, surpris.

Et si, dans une heure, Octave et son armée ne sont plus qu’un souvenir, vous le devrez aux sortilèges de la magicienne !

DERCETAS, à mi-voix.

Qu’est-ce à dire ?

DÉMÉTRIUS.

Nous raille-t-elle ?

CLÉOPÂTRE.

Sur la terre africaine, tout cède à mes conjurations. Typhon, lui-même, le dieu noir, vainqueur d’Osiris ! et, si loin qu’il soit, au premier appel de ma voix, sa formidable voix va répondre !

Roulement lointain du tonnerre. Stupeur des soldats intimidés. Cléopâtre, seule, au milieu de la scène, avec Antoine.

Typhon ! Réponds ! réponds encore ! Atteste que, pour l’amour de Cléopâtre, tu vas déchaîner sur l’ennemi qui nous assiège tes tourbillons et tes foudres, et que tu ne lui feras pas quartier qu’il ne soit boue, cendre ou poussière !

Nouveau grondement plus prolongé. Frémissement de tous.

DÉMÉTRIUS.

Ô prodige ! la foudre lui obéit comme un chien à son maître !

Musique. Psalmodie. La procession des prêtres parait.

CLÉOPÂTRE.

Courbez vos fronts ! Rebelles ! Voici mes Dieux, et que nul n’interrompe mes invocations, s’il ne veut attirer la foudre sur sa tête !

Les prêtres sortent du temple, avec les statues d’Osiris, Horus, et Isis, au son des harpes et des sistres, et se rangent sous le portique.

Typhon !...

LES PRÊTRES.

Typhon !

TOUS.

Typhon !

CLÉOPÂTRE.

Typhon, roi du désert ! Typhon, roi des tempêtes,

Dont les désastres sont les fêtes,

Typhon, qui mis le dieu du jour sous tes genoux,

Entends Cléopâtre ! Entends nous !

LES PRÊTRES.

Typhon, roi du désert ! Typhon, roi des tempêtes !

CLÉOPÂTRE.

Du fond de la Lybie ardente, où les lions

Se cachent comme des gazelles

Quand le désert s’emplit de tourbillons,

Accours de tout l’effort de tes puissantes ailes !

LES PRÊTRES.

Accours de tout l’effort de tes puissantes ailes !

Viens à nous qui te supplions !

CLÉOPÂTRE.

Viens ! Ce n’est pas assez du manteau de ténèbres

Qui s’abat sur le flot dormant ;

À ces lointains sanglots, à ces clameurs funèbres,

Viens mêler ton rugissement !

Un éclair luit.

LES PRÊTRES.

À ces lointains sanglots, à ces clameurs funèbres,

Viens mêler ton rugissement !

Roulement de tonnerre lointain.

CLÉOPÂTRE.

Plus près ! Encore ! ô voix formidable et sublime,

Réponds de plus près à ma voix !

Le tonnerre se rapproche.

Bien ! Encore ! Et que tous les échos de l’abîme

La répercutent à la fois !

LES PRÊTRES.

Encore ! Encore ! ô voix formidable et sublime !

Gronde ! Mugis ! Tonne dans la hauteur

Du ciel, Typhon dévastateur !

Le tonnerre redouble. Les éclairs se succèdent, aveuglants.

CLÉOPÂTRE.

Épuise sur lui les flèches

De ton carquois plein d’éclairs !

Arrache, éparpille à travers les airs

Ses tentes, ainsi que des feuilles sèches !

LES PRÊTRES.

Disperse ses vaisseaux sur l’écume des mers !

La trombe éclate, traversée de pluie.

CLÉOPÂTRE.

Jette, aveuglés, et frappés de démence

Les soldats au pied de nos tours,

Butin des chiens et des vautours !

LES PRÊTRES.

Roule sur eux ta meule immense !

La foudre multiplie ses éclats.

CLÉOPÂTRE, remontant.

Écoutez-les, écoutez-les crier !

CLÉOPÂTRE, puis LES PRÊTRES.

La mort est sous leurs pieds, la mort est sur leurs têtes !

Tous, Antoine, ses lieutenants, Képhren et ses archers, Olympus et le devin mêlent leurs acclamations, prosternés devant Cléopâtre. Un vent furieux brise les palmiers.

CLÉOPÂTRE, puis LES PRÊTRES.

Écrase les, Typhon ! Frappe, bon ouvrier !

Typhon roi des déserts ! Typhon roi des tempêtes !

Écrase les maudits ! Frappe ! bon ouvrier !

L’orage se déchaîne, formidable.

 

 

Deuxième Tableau

 

Alexandrie.

Une salle du palais de Cléopâtre, basse et sombre, couverte de peintures ; sous le plafond constellé règne une série de claustra. Au fond, une porte de bronze à deux battants ; à droite et à gauche, deux portes moindres, en partie masquées par des tentures. Une table de bronze au milieu, et deux fauteuils de bois de cèdre peints.

 

 

Scène première

 

CHARMIANE, IRAS

 

Il fait encore nuit. Charmiane et Iras dorment sur des nattes qui encadrent la porte de droite ; leurs éventails de plumes sont tombés de leurs mains. Grand silence. Puis des pas précipités au dehors. On frappe, d’abord discrètement, à la porte de bronze. Iras se dresse.

IRAS.

Charmiane !

CHARMIANE, avec un sursaut.

Hein ? qu’est-ce que c’est ?

IRAS, à mi-voix.

Silence !

CHARMIANE, de même.

Que se passe-t-il ?

IRAS.

Tu n’as pas entendu frapper ?

CHARMIANE.

Non. À quelle porte ? Chez la reine ?

Elle montre la droite.

IRAS, montrant la gauche.

Ce serait plutôt chez Képhren.

On frappe de nouveau.

Écoute ! C’est à la porte de bronze !

CHARMIANE.

Déjà ? C’est à peine si le jour s’éveille.

UN HOMME, au dehors.

Iras !

IRAS.

Tu vois !

Haut.

J’y vais...

Elle se lève.

CHARMIANE, vivement.

N’ouvre pas !

IRAS, près de la porte.

Qui vient là ?

L’HOMME.

Amosis. Ouvre vite.

IRAS, à Charmiane.

C’est Amosis, l’esclave d’Olympus.

CHARMIANE.

Tu as reconnu sa voix ?

IRAS.

Oui.

Elle ouvre au fond.

 

 

Scène II

 

CHARMIANE, IRAS, AMOSIS, paraît, portant un couffin plein de feuillage

 

AMOSIS, à mi-voix, essoufflé.

Où est la reine ?

CHARMIANE, montrant la droite.

Chez elle.

AMOSIS.

Réveille-la !

CHARMIANE.

Y penses-tu ? Qu’apportes-tu là ?

AMOSIS.

Ce qu’elle a demandé à mon maître.

Il montre son couffin.

CHARMIANE, s’approchant.

Des figues ! C’est pour des figues ?...

Elle avance la main.

AMOSIS, vivement.

Ne touche pas à cela ! et viens ici ! Écoute.

Il l’entraîne sur le seuil de la porte du fond. Iras, curieuse, se lève, et va les rejoindre.

N’entendez-vous rien ?

Moment de silence.

CHARMIANE, prêtant l’oreille.

Si, tout au loin.

IRAS, de même.

Vers l’Orient !

CHARMIANE.

On dirait une troupe en marche.

AMOSIS.

Et de ce côté... là-bas... vers les rampes du palais, ne voyez-vous pas comme des lueurs entre les branches des cyprès et des sycomores ?...

IRAS.

Oui, on dirait le scintillement de l’eau courante au soleil.

AMOSIS.

Des casques ! Et des fers de lance !

CHARMIANE.

Sans doute ! on fait une sortie ce matin. Ce sont nos soldats qui vont prendre leur poste de combat en attendant l’arrivée d’Antoine ?

AMOSIS.

Ce ne sont pas nos soldats, Charmiane, mais les Romains !

IRAS et CHARMIANE, effrayées.

Bonne Isis !...

CHARMIANE.

La tempête ne les a pas anéantis ?

AMOSIS.

Elle les a rendus plus furieux et plus pressés d’en finir !...

IRAS, courant à la porte de droite.

Miséricorde ! Képhren !

KÉPHREN, dehors.

Qui m’appelle ?

 

 

Scène III

 

CHARMIANE, IRAS, AMOSIS, KÉPHREN

 

Képhren entre vivement par la gauche.

IRAS et CHARMIANE, ensemble effarées.

Les Romains ! dans la ville !

KÉPHREN.

Dans la ville ! Perdez-vous l’esprit ?

AMOSIS.

Je les ai vus !

KÉPHREN.

Toi ?

AMOSIS.

De mes yeux, en apportant ici l’aspic demandé par la reine. J’ai vu, te dis-je, un groupe d’officiers et de soldats romains, dans une barque, heurter à la porte des citernes...

KÉPHREN.

Gardée par Thyrseus !...

AMOSIS.

Elle s’est ouverte devant eux !

KÉPHREN, effrayé.

Trahison !...

AMOSIS.

Et, toute ruisselante encore de la pluie de cet orage, affamée, souillée de boue, mais intrépide et sûre de vaincre, l’armée romaine fait son entrée par cette porte, et silencieusement cerne le palais !

CHARMIANE et IRAS.

Trinité sainte !

KÉPHREN.

Tout est perdu !

À Iras et Charmiane.

La reine ! vite ! éveillez la reine !...

Allant au fond.

À moi, les archers de garde... Où sont les archers ?

Juba paraît, au fond, dans le jardin, avec d’autres officiers d’Antoine, accourant, de tous côtés, gesticulant, effarés et désignant la ville.

 

 

Scène IV

 

CHARMIANE, IRAS, AMOSIS, KÉPHREN, CLÉOPÂTRE

 

Au moment où Iras court à la porte de Cléopâtre, celle-ci entre.

CLÉOPÂTRE.

Quel bruit et quelles clameurs à ma porte !... L’heure n’est pas venue de réveiller le maître.

IRAS et CHARMIANE, suffoquées, joignant les mains.

Oh ! maîtresse !...

CLÉOPÂTRE, sans les entendre, apercevant Amosis et allant à lui.

Ah ! c’est toi !

Désignant le couffin.

Le serpent est là, n’est ce pas ?

KÉPHREN, redescend, les autres restant au fond.

Il est partout ! Reine, tu es trahie !

CLÉOPÂTRE.

Trahie ?

KÉPHREN.

Par Thyrseus, qui a livré à Octave la porte des citernes, par les mercenaires qui leur ont ouvert la porte d’eau, par tes archers eux-mêmes, qui ont disparu, tandis que Démétrius et Dercetas sont aux remparts de l’est où l’on donne l’assaut !

CLÉOPÂTRE, terrifiée.

Malédiction sur nous ! c’est la fin !

KÉPHREN.

Les soldats d’Octave gravissent déjà les rampes du palais... Tu peux les voir.

CLÉOPÂTRE.

Réveillons Antoine et qu’il se hâte de fuir !

Mouvement de Juba vers la porte de droite.

KÉPHREN.

Impossible. Le palais est cerné de toutes parts !

CLÉOPÂTRE, vivement.

Ne le réveillez pas, alors !... Il sauterait sur son épée et se ferait égorger. Ah ! Dieux justes ! Dieux cléments ! Que faire à présent pour le sauver ! Que faire ?...

KÉPHREN.

Frapper le vainqueur !

CLÉOPÂTRE.

Au milieu de ses soldats ?

KÉPHREN, tirant son coutelas.

Je le tenterai du moins !...

CLÉOPÂTRE, l’arrêtant.

Non ! pas ainsi ! Pas là-bas ! Ici !

KÉPHREN.

Soit ! Comment ?...

CLÉOPÂTRE.

Ah ! le sais-je ! Comment le saurais-je ? Ma raison m’échappe, et les minutes nous harcèlent...

Avec rage.

Pourtant c’est bien ici même qu’il faut le tuer, avant qu’il ait franchi le seuil de cette porte.

Elle indique la droite.

Il le faut !... Aide-moi ! Cherche ! trouve ! Moi, je ne trouve rien ! Je suis folle !

KÉPHREN.

Je puis être à l’affût chez moi.

CLÉOPÂTRE.

Oui, chez toi ! C’est cela. Et, au bon moment !... Ah ! Dieu ! c’est la dernière partie à jouer ! Il ne faut pas la perdre !... Chez toi... Oui... et attends !... Oui c’est cela !

Avec joie.

J’ai trouvé !...

À Iras.

Cours au devant de ce monstre, toi !... D’Octave !...

IRAS, pleurant, épouvantée.

Ô maîtresse ! Moi !...

CLÉOPÂTRE, avec force.

Toi ! Fais-toi connaître ! Dis-lui... et ne te retiens pas de pleurer surtout !... Dis-lui que Cléopâtre est ici, désespérée, qu’elle se voit déjà dans Rome, les mains liées, devant son char... et que je ne pense plus qu’à mourir ! Et qu’il se hâte s’il veut me trouver encore vivante !... Il viendra, j’en réponds : sa seule crainte étant de n’avoir pas la reine d’Égypte pour l’ornement de son triomphe !... Va ! Et pleure, pleure surtout, pleure tant que tu pourras !...

Iras sort par le fond. À Képhren et Charmiane.

Vous, mes fidèles ! Écoutez bien !... Je fais en sorte qu’Octave et moi restions seuls ici, sans témoin... Toi

À Képhren.

chez toi, surveillant tout et prêt à agir, sans être vu.

À Charmiane.

Toi debout, là-bas, près de la porte, avec Iras, n’étant pas inquiétantes. Je prends ce siège, il prend l’autre, et tandis que je l’étourdis de mes paroles et attire sur moi tous ses regards,

À Képhren.

tu viens à pas lents derrière lui, ton coutelas à la main et, au moment précis où tu me vois lever ainsi l’éventail...

Elle fait le geste avec l’éventail pris sur la table.

tu lui plonges le fer entre les deux épaules, et l’abats comme le bœuf à l’abattoir, d’un seul coup !

KÉPHREN.

Oui, maîtresse !

CLÉOPÂTRE, à Charmiane.

Au même signal, et promptes comme l’éclair, Iras et toi, vous fermez la porte de bronze. Nous courons chez Antoine... le reste est notre affaire. Octave mort, tout ce qui l’acclamait nous acclame, et c’est fait !... Vous m’avez comprise ?

KÉPHREN et CHARMIANE.

Oui, maîtresse !

CLÉOPÂTRE, faisant le geste.

L’éventail...

KÉPHREN.

Je frappe.

CHARMIANE.

Et nous fermons !

CLÉOPÂTRE.

Et maintenant, Képhren et toi, en embuscade !

Képhren disparait à gauche.

Les dieux nous soient en aide, pour mon salut et pour le vôtre !...  Le voici !

 

 

Scène V

 

CHARMIANE, IRAS, CLÉOPÂTRE, OCTAVE, THYRSEUS, OFFICIERS D’OCTAVE,  KÉPHREN, caché

 

Octave parait sur le seuil, au fond, accompagné de Thyrseus. Derrière lui, groupe d’officiers romains. Iras le précède, lui indiquant le chemin.

OCTAVE, après avoir dépassé le seuil d’un seul pas, à Iras.

C’est ici, dis-tu, qu’est la reine d’Égypte ?

Iras désigne Cléopâtre, immobile, debout.

THYRSEUS.

Oui, maître, voici Cléopâtre !

Octave descend, lentement.

OCTAVE, à mi-voix, à Thyrseus.

Elle est vraiment belle !

THYRSEUS, de même.

Prends garde !

OCTAVE, souriant.

Bon ! Je ne suis ni César, ni Marc-Antoine.

À Cléopâtre, toujours immobile.

Reine ! car tu l’es encore...

CLÉOPÂTRE, à elle-même.

Hypocrite !

OCTAVE.

Cette femme m’a fait craindre que, par désespoir et par effroi, tu n’attentes à ta vie ; je suis là pour t’assurer que, de moi personnellement, tu n’as rien à craindre.

CLÉOPÂTRE.

Alors, César, daigne me donner un premier témoignage de ta bonté, en ne me forçant pas à rougir devant ces hommes, trop heureux de contempler l’humiliation d’une reine, et consens à me parler ici... seul à seule... si tu n’as pas, comme d’autres, la peur de Cléopâtre !

Octave consulte du regard Thyrseus.

THYRSEUS, bas.

Aucun danger !

OCTAVE.

Soit !

À ses officiers.

Laissez-nous !

Se reprenant.

Mais ne vous éloignez pas...

À Thyrseus, bas.

Toi, cependant, achève !... Tu connais le palais ?...

THYRSEUS, de même.

Comme Antoine lui-même.

OCTAVE, de même.

Va, tandis que je l’amuse ici de belles paroles.

THYRSEUS, de même.

Vivant, lui aussi ?

OCTAVE, de même.

Ou mort !

THYRSEUS.

Plutôt !

Il sort par le fond, et on le voit s’éloigner par la droite avec un groupe d’hommes armés. Avant de sortir, les officiers sont remontés et on les aperçoit au fond sur la terrasse, tantôt groupés, tantôt allant et venant, deux par deux et causant. Pendant le dialogue qui précède, Cléopâtre a parlé à Charmiane et à Iras, qui lui préparent et avancent le siège à droite de la table, puis remontent, au fond, où elles se postent nonchalamment de chaque côté de la porte, immobiles pendant tout ce qui suit, et ne perdant pas de vue leur maîtresse.

 

 

Scène VI

 

OCTAVE, CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, KÉPHREN, OFFICIERS, au fond, puis ANTOINE et EROS

 

CLÉOPÂTRE, debout.

César, les dieux t’ont donné la victoire, et, maintenant que nous sommes seuls, je puis sans confusion saluer en toi le maître de ma destinée. Ne me laisse pas plus longtemps dans cette cruelle anxiété ! Qu’as-tu décidé de moi ?

OCTAVE, de même.

Rien encore ! Pour le moment je suis tout au plaisir de contempler celle qui a fait tant de bruit dans le monde, et, plus je la regarde, plus Marc-Antoine me parait excusable.

CLÉOPÂTRE, amèrement.

Tu railles ?

OCTAVE.

M’en préservent les dieux ! Mais...

Il lui fait signe de s’asseoir.

À propos d’Antoine...

Cléopâtre s’assied dans le fauteuil à droite de la table.

Comment ne l’ai-je pas encore vu ?... A-t-il renoncé à te défendre ? Je ne le croyais pas ingrat à ce point...

Il se rapproche de la table, debout, Képhren sous la tenture. Au fond, les officiers vont et viennent sur la terrasse, inquiétant Cléopâtre.

CLÉOPÂTRE.

Antoine a quitté la ville, avant le jour.

OCTAVE, souriant.

Ah ! Pour se réfugier ?...

CLÉOPÂTRE, désignant le fond pour voir les officiers.

À Memphis, où il compte rallier l’armée de la haute Égypte.

OCTAVE.

C’est toi qui lui as donné ce conseil ?

CLÉOPÂTRE.

C’est moi !

OCTAVE, la main sur le dossier du fauteuil à gauche.

Et pourquoi ne l’as-tu pas accompagné dans sa fuite ?

CLÉOPÂTRE.

Il s’y est opposé lui-même, dans l’espoir que ma soumission désarmerait ta colère, et que tu me ferais grâce de la vie.

OCTAVE.

Il serait fâcheux, conviens-en, d’anéantir un si parfait exemplaire de la beauté féminine...

Il s’assied dans le fauteuil. Mouvement de satisfaction de Cléopâtre. Képhren se montre en entier. Groupe d’officiers au fond, arrêté.

CLÉOPÂTRE.

Voilà donc pour ma vie. Parlons de ma couronne. Une reine ne peut, sans déshonneur, demander moins qu’un royaume ! Me laisseras-tu le mien ?...

OCTAVE.

C’est une question à laquelle Rome seule peut répondre.

CLÉOPÂTRE, avec un soupir douloureux, feignant l’abattement.

Alors sa réponse est prévue ; c’est ma déchéance !

Furtivement, elle jette un coup d’œil au fond, sans être vue d’Octave ; les officiers vont et viennent.

Du moins serai-je libre ?

OCTAVE.

Je l’espère !

CLÉOPÂTRE, insistant.

Mais sans en être sûr ?

OCTAVE.

Rome...

CLÉOPÂTRE, se rapprochant de la table pour attirer l’attention d’Octave et faciliter les mouvements de Képhren.

Rome toujours ! Ta générosité m’assure du moins que tu ne me condamneras pas à l’horreur d’orner ton triomphe, et de marcher pieds nus devant ton char, sous les sarcasmes de la valetaille romaine ?... S’il te faut pour mon rachat l’abandon de tous mes trésors !...

OCTAVE, railleur.

Tu oublies que ces trésors-là sont aujourd’hui les miens.

Ici, les officiers disparaissent tout à fait. Képhren se rapproche d’Octave.

CLÉOPÂTRE, insistant.

Alors, que la pitié soit ma seule rançon !... Au nom des dieux prompts à punir les impitoyables, au nom de ton père adoptif, de César qui m’a aimée, et dont tu es la vivante image...

OCTAVE.

Je consulterai le Sénat !...

CLÉOPÂTRE, prenant l’éventail.

Alors...

Elle va pour lever l’éventail. Et Képhren son coutelas... Des cris furieux éclatent subitement derrière la porte de droite, avec le bruit d’une lutte, dominé par la voix d’Antoine.

ANTOINE, dehors.

Ah ! maudits !... Scélérats !

Octave, debout, vivement gagne le fond, évitant Képhren, et le mettant ainsi, sans l’avoir vu, dans l’impuissance de le frapper. Attirés par le bruit, les officiers d’Octave, accourus sur le seuil, derrière lui, écoutent, ce qui le met hors de tout danger.

CLÉOPÂTRE, aux cris, debout, toute pâle.

Cette voix !... Ces cris !

KÉPHREN.

Celle du maître !

Les cris redoublent.

CLÉOPÂTRE.

Ils l’égorgent !...

Elle court à la porte.

Assassins ! Assassins !...

Montrant Octave à Képhren.

Mais tue donc celui-là, toi, tue-le donc !...

Les officiers font un pas, couvrant Octave.

ANTOINE, dehors.

À moi, Képhren !

CLÉOPÂTRE, à la porte, qu’elle ébranle et cherche à ouvrir.

Courage ! nous voici ! Tiens bon !

Képhren, à l’appel d’Antoine, court à la porte.

Fermée !

Elle s’efforce de l’ouvrir. Frappant et criant.

Ah ! misérables !

KÉPHREN, enfonçant la porte.

C’est fait !

ANTOINE.

Trop tard !

Il entre avec Eros, chancelant, blessé, un tronçon d’épée à la main et tombe dans les bras de Cléopâtre. Les meurtriers se heurtent à Képhren, reculent et disparaissent. Képhren pousse la porte, et revient à Antoine.

CLÉOPÂTRE.

Blessé ! Oui, du sang. Blessé... Ah ! Dieux !

ANTOINE, haletant.

Dans mon sommeil !... les lâches !

Il aperçoit Octave qui s’est un peu détaché du fond et qui le regarde.

C’est bien digne de toi ! bandit !...

Il s’arrache à demi des bras de Cléopâtre fait un pas menaçant, vers Octave, qui recule d’instinct, éclatant de rire.

Voyez-le, ce lâche !... Tout meurtri que je suis, je lui fais peur encore !

Il tombe à genoux. Mouvement des officiers vers lui, pour l’achever ; Octave les arrête.

OCTAVE, calme.

Le vaincu a droit à l’insulte. Laissons-le finir en paix !...

Méchamment, bien à l’adresse d’Antoine.

Je lui passe tout ! À condition qu’il meure !

Il sort par le fond, suivi de Thyrseus et de ses officiers. Képhren ferme la porte sur lui.

 

 

Scène VII

 

CLÉOPÂTRE, ANTOINE, KÉPHREN, CHARMIANE, IRAS, EROS

 

CLÉOPÂTRE, à genoux, près d’Antoine.

Qu’il meure !... Sainte Isis ! En est-il là ?... Sauve-le !

À Képhren.

Olympus, vite ! Cours donc !...

À ses femmes.

Vous, aidez-moi... ces coussins.

Képhren sort par la gauche, tandis que les femmes apportent les coussins.

Antoine ! Mon Antoine ! m’entends-tu ?

ANTOINE, la voix trouble, sifflante.

Oui, encore... J’entends ta voix... Mais je te vois à peine. Où es-tu, mon amour ?

CLÉOPÂTRE, pleurant.

Ici, dans tes bras.

ANTOINE, prenant sa main et se soulevant.

Approche... tout près... que je voie tes yeux adorés !

CLÉOPÂTRE.

Ô mon bien-aimé !

ANTOINE.

Oui !... les voilà... Mais pourquoi pleins de larmes ?... N’étions-nous pas résolus à la mort ?... Je suis tombé, l’épée à la main, en soldat, leur faisant face. Je meurs digne démon nom, et les peuples à venir me porteront envie puisque je meurs dans tes bras...

CLÉOPÂTRE.

Non ! non ! tu ne mourras pas !... Olympus ! Et Olympus qui ne vient pas !

À Eros.

Enfant, cours au temple du palais, et dis aux prêtres d’implorer nos dieux !

Eros sort par la gauche.

ANTOINE.

À quoi bon ? Médecins et prêtres n’y peuvent rien ! Déjà mon âme bat des ailes !... Ma longue journée est finie ! C’est le soir de la bataille... dormons... Encore un baiser... Après tant de baisers. Ma chérie, encore un, le dernier !

CLÉOPÂTRE.

Attends !... Oh ! attends !... Ne me quitte pas si vite ! Charmiane !...

Elle lui désigne le couffin ; Charmiane hésite.

Va !...

Charmiane va chercher le couffin. À Antoine.

Nous partirons ensemble !... Nous nous l’étions promis... Tu te tais ? Attends-moi !...

ANTOINE, expirant.

Que vas-tu faire ?...

CLÉOPÂTRE.

Te suivre !

ANTOINE.

Hâte-toi !... Ta main... tes lèvres encore... Viens !... vite...

Il expire doucement dans ses bras. Chant des prêtres au loin jusqu’au baisser du rideau.

CLÉOPÂTRE, reposant doucement Antoine sur les coussins.

C’est fini ! Et cette bouche adorée m’a parlé pour la dernière fois !...

Elle baise ses lèvres.

Allons ! Cléopâtre, à ton tour...

Elle ouvre le couffin.

CHARMIANE et IRAS, fondant en larmes, et l’implorant à genoux.

Oh ? maîtresse !

CLÉOPÂTRE.

Silence, Charmiane ! Courage, bonne Iras !

Elle écarte les feuilles et attire à elle l’aspic.

Et toi, joli reptile, éveille-toi !

Elle prend le serpent, et l’agite au bout de son bras.

Viens t’attacher ici comme un enfant au sein de sa mère.

Elle lui tend son bras, les dents serrées, en fermant les yeux.

Viens !

CHARMIANE, pleurant à genoux.

Ô reine !

IRAS, de même.

Fleur de beauté !

CLÉOPÂTRE, la voix plus ferme.

Allons ! Pas de pleurs ! Vous l’avez entendu, Marc-Antoine ne veut pas de pleurs... Encore, douce bête !... Encore !...

Elle lui livre son bras.

Me vois-tu, mon Antoine, et vos Romaines ont-elles meilleure grâce à mourir ?

À Charmiane.

Donne le miroir, que je voie si je resterai belle.

Elle s’y regarde en souriant.

Je le crois. Merci. Vous me mettrez ma couronne au front et mon sceptre dans la main... Et dans la main d’Antoine, son épée...

Elle les regarde pleurer.

Pauvres filles ! qu’allez-vous devenir sans moi ?

CHARMIANE, à elle-même.

Ah ! nous ne te quitterons pas, même dans la mort !...

CLÉOPÂTRE, s’engourdissant.

Je vais m’endormir, je le sens, bercée comme au courant des flots...

Au courant des flots, sous le clair soleil...

Je suis sur le Cydnus, et je vais au-devant d’Antoine... Tu es là, Charmiane ?

CHARMIANE.

Oui, reine !

CLÉOPÂTRE, à Charmiane.

Ouvre la porte. Le vaillant César n’a plus rien à craindre. Antoine est mort !... Qui m’appelle ?... toi, mon héros ?... Patience, me voici... Je viens, mon royal seigneur... patience !... Me voici !...

Elle meurt, en souriant.

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