Le beau Narcisse (Eugène SCRIBE - Xavier-Boniface SAINTINE - Frédéric DE COURCY)

Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 9 décembre 1820.

 

Personnages

 

M. DE MENNEVILLE, riche propriétaire

LÉON, amant de Sophie

NARCISSE DE BOISSEC, prétendu de Sophie

SOPHIE, fille de M. de Menneville

MADAME DE LUCEVAL, nièce de M. de Menneville

 

À la campagne.

 

Un salon. À gauche, un cabinet saillant, avec un œil-de-bœuf qui fait face aux spectateurs.

 

 

Scène première

 

LÉON, MADAME DE LUCEVAL

 

LÉON, suivant madame de Luceval, qui marche précipitamment.

Comment, madame, il y a un jeune homme ici, dans le château ?

MADAME DE LUCEVAL.

Oui, monsieur...

LÉON.

Et il est arrivé ce matin avec son gouverneur ?

MADAME DE LUCEVAL.

Précisément...

LÉON.

Et comment est-il ?... que dit-il ? quels sont ses intentions, ses projets ? qui l’amène ici ?... De grâce, répondez, répondez-moi donc...

MADAME DE LUCEVAL.

Eh mais ! j’attends que vous le permettiez. À laquelle de vos questions voulez-vous que je réponde d’abord ?

LÉON.

Mais à la plus importante... celle qui regarde Sophie... vous disiez tout à l’heure, je crois... que vous vous doutiez qu’il venait l’épouser...

MADAME DE LUCEVAL.

Je m’en doute jusqu’à un certain point, vu que mon oncle, M. de Menneville, m’a dit positivement que c’était le mari qu’il réservait à sa fille...

LÉON.

Air des Visitandines.

Grand Dieu ! quel contretemps fatal !
C’en est fait, on me sacrifie !
N’importe, malgré mon rival,
Je serai l’époux de Sophie.

MADAME DE LUCEVAL.

Cédez, croyez-en mes avis,
Car chez nous un usage austère
Jusqu’à présent n’a pas permis
De prendre à la fois deux maris,
Du moins par-devant notaire.

LÉON.

Et vous croyez que je le souffrirai... moi qui l’aime... moi qui l’adore !... Enfin, depuis trois mois que cette blessure me retient au château et que je guéris le plus lentement possible... vous savez ce que j’ai fait pour plaire à Sophie, pour mériter sa main...

MADAME DE LUCEVAL.

Oui... je sais que vous avez une très mauvaise tête... beaucoup d’amour et pas le sens commun ; voilà votre beau côté. Aussi ces qualités-là n’ont pas manqué de produire leur effet sur le cœur de ma cousine... mais vous avez vingt-cinq-ans, vous êtes capitaine, et vous n’avez rien qu’un oncle très riche qui ne meurt pas... voilà le mauvais côté... et je trouve tout naturel qu’en attendant la succession, M. de Menneville s’occupe à chercher pour sa fille quelque jeune homme aimable et disponible... et notre futur a toutes ces qualités... il est jeune, bien fait... en outre, monsieur, une figure très extraordinaire...

LÉON.

Allons, vous allez m’en faire l’éloge... Il semble que vous preniez plaisir à me désespérer.

MADAME DE LUCEVAL.

Ah ! si vous pouviez m’écouter, je vous en dirais bien davantage... mais pour cela... il faudrait être calme, ne pas m’interrompre...

LÉON, à part.

Morbleu !...

MADAME DE LUCEVAL.

Et surtout ne pas s’impatienter...

LÉON.

Eh bien ! madame, voyons... voilà une heure que je me contiens...

MADAME DE LUCEVAL.

C’est bien. M. de Boissec, son père, était un des plus beaux hommes de Paris... il croyait que sa taille, sa figure devaient le mener atout... Elles ne le menèrent qu’à être un fat... et la fatuité le perdit... il se fit des ennemis non-seulement parmi les hommes, ce qui est un demi-mal, mais encore parmi les femmes... et dès ce moment rien ne lui réussit...

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Busards de le guerre.)

Sans cesse devant un miroir,
D’autres soins ne l’occupaient guère,
Il oubliait, dans son boudoir,
Et ses plaisirs et ses affaires ;
Il perdit, dans le même mois,
Son bien, sa maîtresse et sa place,
Pour être resté chaque fois
Une heure de trop à sa glace.

De désespoir il se maria, fit un mauvais ménage... et vint se réfugier dans son château, à quelques lieues d’ici... Il venait d’avoir un fils...

LÉON.

Ah ! nous y voilà enfin.

MADAME DE LUCEVAL.

Le jeune Narcisse de Boissec... votre rival... qui, dès son enfance, annonçait devoir être beau comme le jour... c’est ce que m’a dit mon oncle... qui l’a vu à cette époque... Mais son père, convaincu alors que chez un homme une jolie figure était plutôt un mal qu’un bien... craignant pour son fils les effets de cette fatuité qui lui avait été si fatale... conçut le projet le plus raisonnable et le plus héroïque qu’on puisse imaginer... il fit enlever toutes les glaces de son château... ce qui acheva de le brouiller avec sa femme... en outre il mit auprès de son fils un gouverneur chargé de surveiller toutes ses actions... et qui s’en acquitta si bien que M. Narcisse est arrivé à l’âge de dix-huit ans sans avoir la moindre connaissance de ses traits...

LÉON.

Mais c’est une chose impossible... quand il ne se serait vu que clans la première rivière...

MADAME DE LUCEVAL.

D’abord, monsieur, leur château est situé sur une montagne.

LÉON.

À la bonne heure... mais il est mille choses qui auraient pu lui donner au moins une idée confuse de sa figure.

MADAME DE LUCEVAL.

Et ce gouverneur, monsieur, qui ne le quittait pas, qui n’avait rien à faire qu’à surveiller son élève... qui était payé pour éloigner de ses yeux les moindres objets qui auraient pu réfléchir son image !... qui épiait sans cesse les pas, les gestes, les regards du jeune Narcisse... croyez-vous qu’il n’a pas bien gagné son argent ?... Enfin, je vous le répète, grâce aux précautions que l’on a prises, cet intéressant jeune homme n’a pas encore la moindre idée de sa physionomie...

LÉON.

La belle avance !... et mérite-t-elle au moins tout le mal qu’on s’est donné pour elle ?...

MADAME DE LUCEVAL.

C’est selon !... d’abord c’est une figure qui n’est pas commune... qui même est très originale... moi... je la trouve fort bien.

Air du vaudeville de Les Maris ont tort.

Il a la taille la plus leste,
La jambe fine et le corps droit,
Il est d’un embonpoint modeste,
Et rien n’égale son sang-froid.
Mais en traits heureux il abonde,
Je ris sitôt que je le voi,
Et je gage que tout le monde
Penserait ici comme moi.

Enfin, tout ce que je puis vous dire... c’est que ma cousine... a la plus grande envie de le voir... Tenez, la voilà qui, j’en suis sûre, vient m’en demander des nouvelles !...

 

 

Scène II

 

LÉON, MADAME DE LUCEVAL, SOPHIE

 

SOPHIE.

Eh bien, ma chère amie, le prétendu a-t-il déjà para ?...

LÉON.

À merveille... cela commence bien...

SOPHIE.

Ah ! vous voilà, monsieur Léon ?... vous nous avez quittés hier de bien bonne heure...

LÉON.

Oui, mademoiselle, j’avais des ordres à donner pour mon départ... et je ne pouvais pas trop me hâter...

SOPHIE.

Que dit-il donc ?... pour son départ !...

LÉON.

Oui, je dois céder la place à M. Narcisse... c’est une résolution qui vous fera peu de peine... et qui, pour moi... ne me coûtera rien... je vous jure.

SOPHIE.

Quoi, monsieur ! vous osez dire...

LÉON.

C’est bien plutôt vous... qui ne craignez pas...

MADAME DE LUCEVAL.

Allons, voilà depuis hier soir... trois disputes, si je compte bien...

SOPHIE.

C’est lui qui a commencé...

LÉON.

Pas du tout ! c’est vous qui m’avez redemandé votre portrait...

SOPHIE.

Et sur-le-champ vous vous êtes empressé de me le rendre...

MADAME DE LUCEVAL.

N’avez-vous pas honte de vous quereller ainsi lorsque vous avez plus que jamais besoin devons entendre ! Qu’est-ce que c’est que cela ? une guerre civile quand l’ennemi commun nous menace...

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)

Pourquoi par des débats futiles
Perdre de précieux instants ?
Plus de querelles inutiles !
Allons, chaque chose à son temps.
Laissez à vos amants fidèles
Vos doux propos, vos doux souris,
Mesdames, et quant aux querelles,
Conservez-les pour vos maris.

Allons, la paix !... et c’est moi qui en dicterai les conditions.

À Sophie.

Vous allez lui rendre votre portrait...

SOPHIE.

Oh ! mon Dieu... je ne demanderais pas mieux, mais j’ignore ce qu’il est devenu... je te le jure... je ne sais si je l’aurai laissé tomber dans l’appartement ou dans le jardin... Je viens d’aller voir près du pavillon chinois, où je m’étais arrêtée ce matin, et je n’ai rien trouvé.

LÉON.

Fort bien... et l’excuse est commode...

MADAME DE LUCEVAL.

Eh bien !... n’y a-t-il pas encore de quoi se tacher ?... ne perd-on pas tous les jours des choses plus précieuses ?... et au moins un portrait... ça peut se retrouver...

LÉON.

Et si on ne le retrouve pas...

MADAME DE LUCEVAL.

Eh bien, vous avez fait celui-là, vous en ferez un autre... le modèle vous reste... et je ne vois pas, moi, ce que nos séances avaient de si ennuyeux...

LÉON.

Oui, parce que nous étions libres... mais à présent qu’il y a du monde au château... à présent que M. Narcisse sera toujours là...

MADAME DE LUCEVAL.

Eh bien, vous attendrez... et quand vous serez dans votre ménage... vous aurez tout le temps de peindre votre femme... si toutefois, dans ce temps-là... vous songez à la peindre... car tu ne t’imagines pas, ma chère amie, combien les hommes ont peu de mémoire... Mais ce n’est pas ici le moment de passer en revue leurs défauts... car nous n’avons qu’une heure, et il faut l’employer utilement. M. de Menneville, ton père, est allé reconduire le gouverneur de M. Narcisse... et ne reviendra que pour dîner... nous sommes maîtres du château et du prétendu... Voyons ! qu’allons-nous en faire ?

LÉON.

Moi... je pense que le plus court est de lui chercher querelle... et ma foi !...

MADAME DE LUCEVAL.

J’étais bien étonnée que vous n’y eussiez pas encore pensé... certainement c’est très raisonnable... très prudent.

Air : On dit que je suis sans malice. (Le Bouffe et le Tailleur.)

La sagesse est rare à votre âge,
Vous l’avez reçue en partage :
Voilà pourquoi l’on doit songer
En tout temps à vous ménager.
Oui, seul vous êtes raisonnable,
Et quelle perte irréparable,
En vous, si la Sagesse allait
Périr d’un coup de pistolet !

Aussi je voudrais trouver quelque moyen où il n’y eût de danger que pour Narcisse... Si je le rendais amoureux...

LÉON.

Comment ! madame...

MADAME DE LUCEVAL.

Eh bien !... monsieur, allez-vous dire que c’est un mauvais moyen et qu’il ne pourra pas réussir ?...

LÉON.

Dieu m’en préserve !... je sais très bien... que, quand vous voulez un peu tourner la tête la mieux organisée, il est impossible qu’elle en réchappe...

MADAME DE LUCEVAL.

Allons... cela nous raccommode un peu...

SOPHIE.

Au fait... il venait pour m’épouser ; mais s’il en aime une autre, voilà le mariage rompu...

LÉON.

Oh, oui !... il faut qu’il vous aime... Je vous en prie... Nous vous en prions tous deux... et même s’il voulait vous épouser... je ne dis pas que vous y consentiez... mais enfin... vous sentez que ce serait bien plus sûr...

MADAME DE LUCEVAL.

Oh ! il n’y a pas de doute... et dès que cela peut vous obliger... nous y penserons...

Air de Picaros et Diégo.

Retirez-vous, car je crois qu’il s’avance,
De Narcisse j’entends les pas.
Comptez sur moi, conservez l’espérance,
Le prétendu ne l’épousera pas.

À Sophie.

Crois-moi, je t’en réponds d’avance.
Je saurai le rendre amoureux ;
Mais ne parais point à ses yeux,
Je craindrais trop la concurrence.

Ensemble.

MADAME DE LUCEVAL.

Retirez-vous, car je crois qu’il s’avance, etc.

SOPHIE.

Retirons-nous, car je crois qu’il s’avance,
De Narcisse j’entends les pas.
Comptons sur elle et gardons l’espérance,
Le prétendu ne m’épousera pas.

LÉON.

Retirons-nous, car je crois qu’il s’avance,
De Narcisse j’entends les pas.
Comptons sur elle et gardons l’espérance,
Le prétendu ne l’épousera pas.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

NARCISSE, seul

 

On se lève donc bien tard dans ce château ! j’ai déjà fait trois ou quatre tours de jardin... et je n’ai pas trouvé un seul individu... Quand je dis un seul individu... c’est une façon de parler... car j’ai fait une rencontre... à laquelle... je ne m’attendais pas... J’allais m’asseoir au pied d’un arbre, près du petit pavillon chinois, lorsque j’y trouve la personne que voici...

Se fouillant.

Eh bien, où l’ai-je donc mise ?... dans ma poche de côté...

Tirant un portrait.

Parlez-moi de ça... voilà comme je les aime... parce que dès qu’on se mêle de porter une figure... il faut en avoir comme ça ou pas du tout... C’est drôle, je ne peux pas détacher mes yeux de cette peinture... et plus je la regarde, plus je sens là... Si j’avais mon portrait aussi, moi, au moins je pourrais... mais je vous le demande, est-ce vexatoire... de ne pas se connaître soi-même ?... de ne pas savoir à quoi l’on ressemble ?... C’est pas l’embarras, si j’en crois papa et mon gouverneur, je sais à peu près à quoi m’en tenir... Quand j’étais petit, ils étaient toujours à me dire : « Ah qu’il est laid, Fanfan ! qu’il est laid !... » Est-ce que j’aurais par hasard quelque difformité dans la physionomie ? Cependant, quand je regarde le reste du physique, ce que j’en vois n’est pas mal... Certainement, voilà une jambe du plus favorable augure... tout le laid serait donc répandu sur la figure ?... Au surplus, quand je serais un monstre, ce n’est pas une raison pour m’ôter la jouissance de ma physionomie...

 

 

Scène IV

 

NARCISSE, MADAME DE LUCEVAL

 

MADAME DE LUCEVAL, à part.

Approchons, et tâchons d’abord de gagner sa confiance...

NARCISSE, sans la voir.

Mais à qui... ce portrait... pout-il appartenir ?... une tête... environnée de nuages !... ça ne dit rien... et on devrait mettre le nom... au bas... ça fait qu’au moins on se douterait...

MADAME DE LUCEVAL, de même.

À quoi s’occupe-t-il là ?...

NARCISSE, de même.

Si ma future... si la fille de M. de Menneville... pouvait seulement avoir quelques-uns de ces traits-là... Ah çà, mais qu’est-ce que j’ai donc ?...

Se tâtant le cœur et le pouls.

Est-ce que je serais... mais c’est que je le suis... je suis amoureux de cette similitude...

MADAME DE LUCEVAL.

Oh !... je n’y tiens plus... entamons la conversation...

NARCISSE, tenant le portrait.

Qui vient là ?... C’est cette jeune dame qui m’a reçu ce matin à mon arrivée au château...

MADAME DE LUCEVAL, à haute voix.

Mon oncle vient de reconduire votre gouverneur... et m’a chargée en son absence... Eh mais, comme vous me regardez !...

NARCISSE, à part, regardant le portrait.

Je cherchais... s’il n’y aurait pas quelque rapport... non, ce n’est pas celle-là ; c’est une brune...

Haut.

Vous dites donc que mon gouverneur... est parti... il n’y a pas grand mal... car je vous avouerai que je vous aime beaucoup plus que lui...

MADAME DE LUCEVAL, à part.

Eh mais, cela commence bien...

Haut.

Comment, c’est M. votre gouverneur, qui vous a appris de si belles choses !...

NARCISSE.

Laissez donc... Il y a une foule de sujets très intéressants dont... il ne m’a jamais parlé... Enfin croiriez-vous qu’il ne m’a jamais dit si j’étais bel homme ou non ?...

MADAME DE LUCEVAL.

Et monsieur tiendrait à le savoir...

NARCISSE.

Mais je vous avoue que je ne serais pas fâché... de faire ma connaissance... et si vous vouliez... si vous étiez assez bonne... pour me faire mon signalement...

MADAME DE LUCEVAL.

Oh ! très volontiers...

NARCISSE.

Je vais donc me connaître !...

Air de La Sentinelle.

Que dites-vous d’abord de mes cheveux ?

MADAME DE LUCEVAL.

Ils sont fort beaux.

NARCISSE.

Mon front ?

MADAME DE LUCEVAL.

Plein de noblesse.

NARCISSE.

Que dites-vous ensuite de mes yeux ?

MADAME DE LUCEVAL.

Vos yeux, monsieur, sont remplis de finesse.

NARCISSE.

Mon nez ? ma bouche ?...

MADAME DE LUCEVAL.

Ah ! tout en vous plaira ;
Vous êtes bien de profil et de face.

NARCISSE.

Comment, vous voyez tout cela ?

MADAME DE LUCEVAL.

Oui, monsieur, je vois tout cela.

NARCISSE, à part.

Que je voudrais être à sa place !

Ça me rassure un peu... Mais si c’était pour me flatter ?...

Haut.

N’y aurait-il pas moyen de... juger par moi-même de l’exactitude ?...

MADAME DE LUCEVAL.

Et comment ?...

NARCISSE, à part, regardant le portrait.

Comment ?...

Haut.

il ne tiendrait qu’à vous !... Vous devez savoir peindre, puisque voilà des couleurs... si vous daigniez mettre le comble à vos bontés et me donner une légère esquisse... seulement les yeux, le nez, la bouche...

MADAME DE LUCEVAL.

Par exemple ! voilà une proposition...

 

 

Scène V

 

NARCISSE, MADAME DE LUCEVAL, LÉON

 

MADAME DE LUCEVAL.

Ah ! mon cher Léon... vous arrivez bien à point...

À Narcisse.

C’est un des amis de la maison... que je vous présente... un jeune militaire qui cultive les beaux-arts... et qui aurait déjà exposé au salon... s’il avait trouvé des sujets dignes de ses pinceaux... et je suis sûre que vous allez le rendre bien heureux...

À Léon.

C’est M. Narcisse de Boissec... qui voudrait avoir un duplicata de ses traits ; et comme je connais votre complaisance, votre obligeance...

LÉON, bas à madame de Luceval.

Comment ! vous voulez que je m’amuse à faire le portrait de cet original ?... Ô mon Dieu ! faut-il...

MADAME DE LUCEVAL, de même.

Que vous ayez besoin de moi, n’est-ce pas ?...

Haut.

Tenez... voilà vos pinceaux... Mettez-vous ici... et monsieur là... sur cette chaise.

Mettant Narcisse près du cabinet.

NARCISSE.

Comment ! il consent...

MADAME DE LUCEVAL.

Et de la meilleure grâce du monde...

NARCISSE.

Suis-je bien placé ainsi ?...

MADAME DE LUCEVAL.

À merveille... mais ne tournez pas la tête... car vous gâteriez tout...

NARCISSE.

Oh ! n’ayez pas peur.

LÉON, à part, à madame Luceval.

Quelle plate physionomie !... c’est bien la peine... de refaire une seconde fois une pareille figure... c’est déjà trop d’une...

MADAME DE LUCEVAL, de même.

Allons, je suis contente de vous, et pour vous le prouver, je vais faire quelques changements à votre modèle.

 

 

Scène VI

 

NARCISSE, MADAME DE LUCEVAL, LÉON, SOPHIE que madame de Luceval va chercher dans le cabinet et qu’elle amène derrière Narcisse

 

LÉON.

Dieu !... que vois-je !...

NARCISSE.

Eh bien... il n’avait donc pas encore regardé ?

LÉON.

Oui, vous avez raison ; jamais rien de plus joli ne s’offrit à ma vue.

NARCISSE, à part.

Il parait que je ne suis pas si mal.

MADAME DE LUCEVAL.

Eh bien ! admirez... et profitez de l’occasion.

LÉON.

Oui, j’en profiterai... Oh ! combien je suis heureux !

MADAME DE LUCEVAL.

Je savais bien que vous m’en remercieriez...

NARCISSE, se levant.

Est-ce qu’il a déjà fait quelque chose ?

MADAME DE LUCEVAL, le retenant.

Ne bougez pas.

LÉON.

Non, rien encore... mais je commence...

MADAME DE LUCEVAL, à Léon.

Air : Gentille fiancée.

Premier couplet.

Pour vous le champ est vaste
La peinture, entre nous,
Ne vit que de contraste :
Regardez devant vous.
Quel heureux assemblage !
Près d’un minois si beau,
Ce grotesque visage
Qui fait ombre au tableau.

Ensemble.

MADAME DE LUCEVAL.

Quelle aimable séance !
Ah ! de la ressemblance
Moi je réponds d’avance,
Et Léon, trait pour trait,
Va faire le portrait.

LÉON.

Quelle aimable séance !
Oui, de la ressemblance
Mon cœur répond d’avance,

À part.

D’elle encor, trait pour trait,
J’aurai donc le portrait.

SOPHIE, à part.

Quelle aimable séance !
Ah ! de la ressemblance
Mon cœur répond d’avance ;
Oui, de moi, trait pour trait,
Il aura le portrait.

NARCISSE.

Enfin, je prends séance,
Et de la ressemblance
J’ai la douce espérance !
Oui, bientôt, trait pour trait,
Je verrai mon portrait.

Deuxième couplet.

LÉON.

Quel regard vif et tendre !
Quels contours gracieux.

MADAME DE LUCEVAL.

Allons, lâchez de rendre
Ce qui s’offre à vos yeux.

LÉON, à part.

D’honneur ! je m’imagine
Voir, dans ce séjour,
Un magot de la Chine
À côté de l’Amour.

Ensemble.

MADAME DE LUCEVAL.

Quelle aimable séance, etc.

LÉON.

Quelle aimable séance, etc.

SOPHIE, à part.

Quelle aimable séance, etc.

NARCISSE.

Enfin, je prends séance, etc.

À la fin du morceau on entend un fouet de postillon.

SOPHIE, à part, rentrant dans le cabinet.

Dieu ! c’est mon père...

LÉON, se levant brusquement pour regarder à la cantonade.

C’est M. de Menneville qui descend de voiture...

MADAME DE LUCEVAL.

Partons vite...

Pendant ce temps Narcisse s’est levé, a couru au carton et s’est emparé de la feuille sur laquelle Léon a commencé à dessiner.

LÉON, se retournant.

Eh bien... qu’est-ce que vous faites donc là ?... Rendez-moi cette esquisse...

NARCISSE.

Non pas, c’est à moi... je m’appartiens...

LÉON.

Mais je vous répète... qu’il n’y a rien de fini...

NARCISSE.

C’est égal, je verrai toujours bien et je n’ai pas besoin d’attendre que je sois achevé de peindre...

LÉON.

Encore une fois, morbleu !...

MADAME DE LUCEVAL, à Léon.

Venez vite... au-devant de mon oncle...

Madame de Luceval emmène Léon.

 

 

Scène VII

 

NARCISSE, seul

 

Les voilà partis ; tant mieux, je préfère être seul...

Sans déplier le feuillet.

Me voilà donc... je suis donc là-dedans, et je vais enfin me voir... Je n’osé... Ce n’est pas que je craigne de me trouver changé... Mais si ça n’allait pas répondre à l’idée que je me fais maintenant ! Allons, du courage. Il me prend un battement de cœur... Grands dieux !... qu’ai-je vu ?... Comment, c’est moi !... comment, me voilà !... Eh ! mais, si je ne me trompe,

Tirant le portrait de sa poche.

ce sont les mêmes traits, la même physionomie...

Regardant le portrait.

Moi...

Regardant le papier.

Moi...

Se touchant le visage.

Encore... moi... toujours moi !... Comment ! cette image chérie, cette image adorée, c’était la mienne !... c’est mon gouverneur qui m’aura laissé tomber de sa poche... Et moi, qui me croyais un monstre ! c’était pour moi que mon cœur innocent brûlait en secret d’une flamme coupable... Ô mon père ! que vous aviez bien raison... de cacher une physionomie aussi redoutable. Je le vois maintenant, on craignait les ravages, et ma détention n’était autre chose qu’une mesure de sûreté publique. Ô fatale beauté ! pourquoi t’ai-je connue ?... Mais pouvais-je m’attendre que ma figure me ferait tourner la tête ? Je vous demande si, physiquement parlant, cela devait arriver ! Et cependant, quelle passion illégitime fut jamais plus excusable !

Tenant le portrait d’une main et se caressant la figure de l’autre.

Quels traits charmants !... quels yeux... quel coloris !... et tout cela est bien moi. Oui, je voudrais eu vain me le dissimuler ! oui, je t’aime, je t’adore ; j’aurais peut-être mieux fait de renfermer en moi-même ce secret plein d’horreur. Mais mon trouble, mon émotion, ma pâleur pourraient-elles ne pas me trahir à mes propres yeux ? ardeur qui me consume ! ô sang brûlant qui circule en mes veines !

Air : Je l’aime ! je l’aime ! (Le Billet de loterie.)

Je m’aime ! je m’aime ! }
Je m’adore moi-même  } (Bis.)
Plus qu’on ne peut jamais aimer,
Plus que je ne puis l’exprimer.

Qu’ai-je dit ?... on vient... cachons ma faiblesse dans mon cœur, et ce portrait dans ma poche !...

 

 

Scène VIII

 

NARCISSE, M. DE MENNEVILLE

 

M. DE MENNEVILLE.

Où est-il donc ?... que je l’embrasse... Eh bien ! mon cher Narcisse... eh bien, mon gendre, comment vous va ?...

NARCISSE, à part.

Dieu ! c’est le beau-père ! quel bonheur qu’il ne m’ait pas surpris !

M. DE MENNEVILLE.

J’espère que vous avez déjà fait connaissance avec ma fille ?...

NARCISSE.

Non... je ne l’ai pas encore vue... mais, c’est égal, je la prends de confiance...

M. DE MENNEVILLE.

Et vous faites bien... vous en serez ravi, transporté... j’espère que je ne serai pas moins content de vous. Je n’ai pas alors besoin de vous demander si votre cœur est libre...

NARCISSE.

Au contraire... c’est que je vous prie de me le demander...

M. DE MENNEVILLE.

Eh bien, mon ami, je vous le demande.

NARCISSE.

Eh bien ! beau-père, pour vous répondre avec la même franchise... mais vous ne m’en voudrez pas... je suis obligé de vous avouer que j’ai une inclination...

M. DE MENNEVILLE.

Une inclination !...

NARCISSE.

Ou un sentiment, si vous l’aimez mieux, et un sentiment qui dégénère en passion romanesque.

M. DE MENNEVILLE.

Quoi !... vous aimez...

NARCISSE.

Oui, j’aime... j’adore, j’idolâtre...

M. DE MENNEVILLE.

Je ne reviens pas de ma surprise... élevé comme vous l’avez été... Mais ce n’est peut-être qu’une folie passagère... une amourette de jeune homme ?

NARCISSE.

C’est un sentiment qui mourra avec moi...

M. DE MENNEVILLE.

Diable !... et l’objet de votre amour en est-il digne, au moins ?

NARCISSE, faisant jabot.

Je m’en flatte... et comment ne nous aimerions-nous pas ? Même âge, même caractère, même physionomie, même manière de sentir depuis l’enfance...

 

 

Scène IX

 

NARCISSE, M. DE MENNEVILLE, MADAME DE LUCEVAL

 

M. DE MENNEVILLE, bas à madame de Luceval.

Eh ! viens donc, ma chère amie. Voici bien d’autres nouvelles !

Haut.

Notre prétendu a une inclination, il vient de me l’avouer.

MADAME DE LUCEVAL.

Comment, il serait possible ! et depuis quand ?...

NARCISSE.

Depuis que je suis ici.

À madame de Luceval.

C’est votre faute aussi...

MADAME DE LUCEVAL, à part.

Est-ce que déjà, sans m’en douter, j’aurais troublé la raison de mon futur cousin ?

Haut.

Allons, mon oncle, je prends sa défense, il ne faut pas le gronder : s’il aime, ce n’est pas sa faute, et l’on ne peut pas commander à son cœur.

M. DE MENNEVILLE.

Allons ! les voilà deux contre moi, maintenant...

NARCISSE.

Oui... l’on ne peut pas commander à son cœur...

À madame de Luceval.

Que vous êtes bonne !

M. DE MENNEVILLE.

Oui, mais avec tout cela j’ai votre parole, j’ai celle de votre père... et je vais lui écrire.

NARCISSE.

Oh Dieu ! n’écrivez pas à papa, je vous en prie... d’ailleurs ça ne servirait à rien... je ne vous ai jamais dit... que je refusais votre fille...

M. DE MENNEVILLE.

Mais vous aimez ailleurs...

NARCISSE.

C’est égal !...

M. DE MENNEVILLE.

Ma foi, si j’y comprends rien !...

MADAME DE LUCEVAL, bas à M. de Menneville.

Et moi... je crois l’entendre... laissez-moi avec lui, je me charge de le faire expliquer.

M. DE MENNEVILLE, de même.

Allons, tu le veux ; je m’en rapporte à toi... mais corbleu !...

Haut.

J’ai bien l’honneur de vous saluer...

 

 

Scène X

 

MADAME DE LUCEVAL, NARCISSE

 

NARCISSE.

Il est vexé... je le vois bien...

MADAME DE LUCEVAL.

Il est donc vrai, monsieur Narcisse, que vous avez une inclination ?

NARCISSE.

Dieu ! si j’en ai une !...

MADAME DE LUCEVAL.

D’où vient ce trouble ? vous craignez de vous expliquer... vous craignez peut-être que l’objet de votre passion...

NARCISSE.

Hélas !

MADAME DE LUCEVAL.

Vous êtes trop modeste !

À part.

Allons, donnons-lui le coup de grâce !

Haut.

Eh bien ! Narcisse, puisqu’il faut que ce soit moi qui, la première... Apprenez... apprenez que votre amour est partagé... Apprenez...

NARCISSE.

N’achevez pas ! je vous entends !... Infortunée ! ça devait être !

MADAME DE LUCEVAL.

Eh bien, oui, je vous aime !

NARCISSE, à part, se cachant la figure avec son mouchoir.

Allons, voilà les ravages qui commencent !

MADAME DE LUCEVAL.

Quoi ! mon amour vous étonne ?

NARCISSE.

Non pas : avec mon physique, je devais m’y attendre.

MADAME DE LUCEVAL, à part.

Eh bien, pour la première fois que je fais une déclaration, je suis bien reçue.

Pleurant.

Allez, monsieur Narcisse ! c’est indigne à vous de ne pas m’aimer.

NARCISSE, à part.

Pauvre petite femme ! ça me fait mal de l’entendre pleurer ! je ne suis point encore fait aux cris des victimes !

MADAME DE LUCEVAL.

Suis-je malheureuse ! si au moins je connaissais l’objet préféré !

NARCISSE.

S’il ne tient qu’à cela...

Air du Renégat.

Regardez ce portrait charmant.

MADAME DE LUCEVAL, à part.

Ma cousine ! quelle aventure !

NARCISSE.

Parlez, n’est-il pas ressemblant ?
N’est-ce pas bien là ma figure ?

MADAME DE LUCEVAL.

Il se pourrait ?...
Quoi, monsieur, ce portrait ?...

NARCISSE.

N’est-il pas vrai, c’est bien moi trait pour trait ?

Ensemble.

NARCISSE.

Vraiment, sa surprise est extrême !
Je la plains bien sincèrement ;
Est-ce ma faute si je m’aime ?
Elle en convient, je suis charmant.

MADAME DE LUCEVAL.

Grands dieux ! ma surprise est extrême !
Le singulier événement !
Comment ! il s’adore lui-même ?
Oh ! c’est charmant, il est charmant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

NARCISSE.

Elle prend mieux la chose que je n’aurais cru.

MADAME DE LUCEVAL.

Comment, voilà l’objet que vous adorez ?

NARCISSE.

Parbleu ! sans cela...

Air : Ainsi que vous je veux, mademoiselle.

C’est à vous seule, ô femme trop sensible,
Que j’eusse offert et mon cœur et mes vœux ;
Mais, jugez-moi vous-même, est-il possible
De résister à ces traits dangereux ?

MADAME DE LUCEVAL.

Je conçois votre ardeur extrême :
Vaincu par ses propres exploits,
Je vois l’Amour qui s’est blessé lui-même
Avec les traits de son carquois.

À part.

À merveille ! confirmons-le dans une erreur qui peut nous sauver !...

 

 

Scène XI

 

MADAME DE LUCEVAL, NARCISSE,  SOPHIE, paraissant à la porte du cabinet et faisant signe à madame de Luceval qu’elle veut lui parler

 

SOPHIE, à mi-voix.

Ma cousine !...

À part.

Si je pouvais lui parler...

MADAME DE LUCEVAL, bas et lui faisant signe.

Rentre et écoute...

Sophie rentre dans le cabinet et passe sa tête par l’œil-de-bœuf.

NARCISSE, qui retourne la tête de ce côté, l’aperçoit et recule effrayé.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai vu là ?...

MADAME DE LUCEVAL, à part.

Voilà tout mon ouvrage gâté.

NARCISSE.

Je suis ici... et j’ai cru m’apercevoir... là, dans ce cabinet... je suis partout...

Il fait un pas pour regarder encore.

MADAME DE LUCEVAL, l’arrêtant.

Ce... ce n’est pas étonnant... et rien n’est plus facile à vous expliquer. Est-ce que vous ne savez pas ce que c’est qu’un miroir ?...

NARCISSE.

Un miroir !... non... J’ai bien lu dans un conte de fée qu’il y avait une fois une princesse qui ne pouvait se lasser de se regarder dans son miroir... mais je n’ai jamais compris...

MADAME DE LUCEVAL.

Eh bien, voilà !... c’est un talisman magique, qui nous retrace fidèlement nos traits et jusqu’à nos moindres gestes.

NARCISSE.

Serait-ce possible ! mais c’est un trésor...

MADAME DE LUCEVAL.

Aussi beaucoup de gens ne peuvent s’en passer...

Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)

C’est là le conseiller suprême,
Dans le boudoir, dans le salon ;
Il nous offre un autre nous-même.

NARCISSE.

Partout et dans toute saison
On doit l’employer ?...

MADAME DE LUCEVAL.

C’est selon :
Au printemps, on le trouve utile,
On l’interroge encore dans l’été ;
Mais vient l’hiver, il n’est plus consulté...
Comme tant d’autres on l’exile
Pour avoir dit la vérité !

NARCISSE, avec véhémence.

Je ne la crains pas ! moi, je veux la connaître.

Il quitte madame de Luceval et se met vis-à-vis l’œil-de-bœuf où il aperçoit Sophie à qui madame de Luceval fait des signes.

C’est pourtant vrai !... vous ne m’aviez pas trompé...

Regardant le portrait qu’il a à la main et puis Sophie.

Oui, me voilà bien !

Riant.

Est-ce étonnant !...

Sophie se met à rire.

Tiens !... il rit aussi... Narcisse !... il ouvre la bouche, il a l’air de me parler !

Il fait différentes grimaces que Sophie essaie de répéter à madame de Luceval.

Je vous demande mille pardons... mais, vous sentez, quand on ne s’est jamais vu...

MADAME DE LUCEVAL.

Comment donc ?... mais je vous en prie...

À part.

Je ne serais pas fâchée de le voir se faire une déclaration.

NARCISSE.

Oh ! la jolie figure !... Quoi ! me voilà !... Image adorée, si mes vœux brûlants te pouvaient donner une existence matérielle, comme il arriva jadis à ce fameux sculpteur... Approchons.

Sophie se retire un peu.

Tiens ! je recule ! Narcisse ! Narcisse ! tu me fuis.

Il s’envoie des baisers.

Je ne sais ce que je veux !... je brûle... j’ai froid... et dire que jamais... jamais je ne pourrai te posséder... oh ! à cette seule idée je ne me possède plus, et plutôt briser mille fois cette glace incendiaire.

Il fait un mouvement.

MADAME DE LUCEVAL, passant derrière lui, et fermant le rideau de l’œil-de-bœuf.

Arrêtez !

NARCISSE.

Dieu ! que faites-vous ? Vous m’enlevez, vous me dérobez à mes propres yeux.

MADAME DE LUCEVAL.

Sans doute, je crains les suites d’une passion aussi violente... Que dirait mon oncle ?

NARCISSE.

Oh ! qu’il dise ce qu’il voudra ! qu’il écrive à mon papa... Je ne veux plus épouser personne ; plus de mariage de convenance, tout à l’amour... je reste garçon ! vous pouvez le lui annoncer de ma part...

MADAME DE LUCEVAL.

Oh ! j’y cours de ce pas.

Apercevant Léon qu’elle rencontre au fond du théâtre.

Je n’ai pas le temps de vous parler... mais votre rival est amoureux fou... ne vous mêlez de rien... je cours parler à M. de Menneville.

Elle sort ; et, pendant ce temps et les premiers mots de la scène suivante, Narcisse s’est approché du cabinet.

NARCISSE, cognant au cabinet.

Narcisse !... Narcisse !... c’est moi...

 

 

Scène XII

 

NARCISSE, LÉON

 

LÉON, à part.

Comment ! ne me mêler de rien... quand il est amoureux... Madame de Luceval a beau dire, avec tous ses moyens... le plus sûr est de nous débarrasser de mon rival... et je n’ai pas de temps à perdre.

Apercevant Narcisse.

Ah ! le voici...

Haut.

Pardon, monsieur, j’ai à vous parler en particulier.

NARCISSE, préoccupé.

C’est mon jeune peintre... Monsieur, je suis à vos ordres...

LÉON.

Je vais droit au fait. Je sais que vous êtes amoureux.

NARCISSE.

Comment, monsieur ?...

LÉON.

Oui, monsieur, vous aimez, j’en suis instruit... Je n’ai pas besoin de vous nommer la personne... vous la connaissez comme moi... mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que j’aime aussi...

NARCISSE.

Je suis flatté de ce que vous me faites l’honneur de me dire... mais je ne conçois pas ce qui a pu taire naître une telle affection.

LÉON.

Comment ! ce qui a pu faire naître ?... L’objet le plus aimable... le plus séduisant...

NARCISSE, saluant.

Vous êtes trop indulgent... et franchement vous exagérez... vous me faites rougir...

LÉON, à mi-voix.

Le fat !... il la regarde déjà comme sa propriété...

Haut.

Enfin, monsieur, finissons : je l’aime... je vous l’ai dit... et j’entends même que vous vous en sépariez à l’instant...

NARCISSE.

Par exemple, c’est un peu fort.

LÉON.

Et que jamais vous ne lui disiez un mot.

NARCISSE, à part.

Allons, voilà qu’il me défend les monologues maintenant...

Haut.

Monsieur, je suis désolé de vous désobliger ; mais vous sentez que cela est impossible.

LÉON.

Alors, monsieur, vous m’en rendrez raison... et il faut qu’un de nous deux brûle la cervelle à l’autre.

NARCISSE, à part.

Ah çà ! mais il est fou... il aime les gens et il leur brûle la cervelle...

Haut.

Je vous prie, monsieur, de me faire l’amitié de ne plus être mon ami.

LÉON.

Air : Les revenants n’aiment pas les militaires. (Le Vampire.)

Cédez, ou bien
Je vous brûle la cervelle ;
Cédez, ou bien
Je ne réponds plus de rien.

NARCISSE.

Je n’entends rien
À cette amitié nouvelle ;
Je croyais bien
Qu’il me voulait plus de bien.

 

 

Scène XIII

 

NARCISSE, LÉON, M. DE MENNEVILLE, MADAME DE LUCEVAL

 

M. DE MENNEVILLE et MADAME DE LUCEVAL.

Même air.

D’où vient ce bruit ?
Mettez fin à cette lutte...
D’où vient ce bruit ?
Est-ce ainsi qu’on se conduit !

NARCISSE.

C’est un ami
Qui vient me chercher dispute ;
C’est un ami
Qui veut m’assommer ici.

Ensemble.

M. DE MENNEVILLE et MADAME DE LUCEVAL.

D’où vient ce bruit, etc.

LÉON.

Cédez, ou bien, etc.

NARCISSE.

Je n’entends rien, etc.

M. DE MENNEVILLE.

Qu’y a-t-il donc ?

LÉON.

C’est monsieur qui se refuse à des arrangements, et ne veut rien entendre, quoique je lui fasse des propositions convenables.

NARCISSE.

C’est-à-dire impossibles !

LÉON, à M. de Menneville.

Jugez-en, monsieur. Madame de Luceval a du vous instruire de l’amour que je ressens pour voire adorable Sophie ; vous n’ignorez pas que le titre de votre gendre est le seul bien que j’ambitionne...

NARCISSE.

Comment ! c’est la fille de monsieur dont vous êtes amoureux ? que veniez-vous donc me parler de rivalité ?... Parbleu ! je vous la cède de bon cœur... je l’épousais pour faire plaisir au papa.

M. DE MENNEVILLE, à part.

Le sot !

LÉON, le serrant dans ses bras.

Est-il possible ? vous ne l’aimiez pas ? mon ami ! mon véritable ami !

NARCISSE, se débattant.

Tout à l’heure il voulait me brûler la cervelle ; maintenant il veut m’étouffer !

MADAME DE LUCEVAL.

Ainsi vous êtes tous d’accord ? il n’y a qu’à s’entendre : le rival consent, le père consent... Venez, ma chère Sophie.

 

 

Scène XIV

 

NARCISSE, LÉON, M. DE MENNEVILLE, MADAME DE LUCEVAL, SOPHIE

 

SOPHIE, dans les bras de M. de Menneville.

Ah ! mon bon père !

NARCISSE.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois donc ? c’est étonnant ! la ressemblance doit être frappante.

M. DE MENNEVILLE.

Et avec qui ?

NARCISSE.

Vous ne le voyez pas ? Ouvrez donc les yeux : avec moi, parbleu !

M. DE MENNUVILLE.

Du tout !

LÉON.

Fi donc !

NARCISSE.

Vous êtes aveugles, ou j’ai perdu l’esprit.

LÉON.

C’est possible !

NARCISSE.

Ça me semble une telle conformité de physionomie que je ne sais comment expliquer... ça doit être pour le moins ma sœur jumelle !

M. DE MENNEVILLE.

Je suis peu physionomiste, je l’avoue.

MADAME DE LUCEVAL, présentant un miroir à Narcisse.

Jugez-en vous-même...

NARCISSE, reculant.

Ça m’a fait peur !... quelle est cette maussade figure que vous avez mise là-dedans ? Il me fait la grimace ! hein ?... Oh !... Comment, ce serait possible ! non ! cette fois-ci, comme vous le disiez, la glace ne dit pas la vérité... Et ce portrait ?...

LÉON.

C’était celui de ma Sophie.

NARCISSE.

De ma Sophie ! Oh ! là ! là ! eh ! mais, c’est la personne que j’aime.

LÉON.

C’est celle que je vous défends d’aimer.

NARCISSE.

Mais, je vous le demande, à quoi servent les glaces ? je ne pourrai jamais m’accoutumer à ma physionomie actuelle ! Si je n’en avais jamais eu d’autre, je ne dis pas, on se fait une raison...

Montrant Sophie.

Mais voilà ce qui m’a gâté.

M. DE MENNEVILLE.

Alors pourquoi l’avez-vous refusée ?

NARCISSE.

Pourquoi ? parce que je l’aimais, parce que je l’idolâtrais... c’est clair comme le jour.

LÉON.

Décidément, il est timbré !

NARCISSE.

Pas tant.

À madame de Luceval.

La preuve, c’est que je reviens à vous. Je sais que vous m’adorez, et maintenant

Montrant sa figure.

la concurrence est moins redoutable, je suis prêt à accepter.

MADAME DE LUCEVAL.

Désespérée ! mais je ne veux pas vous rendre infidèle à vous-même.

NARCISSE.

Avec ma vilaine figure, me voilà joli garçon !... Heureusement qu’il est encore dans le monde d’autres belles... qui, j’ose l’espérer, me verront d’un œil favorable... et sans aller plus loin, s’il m’était permis de présenter ma pétition au beau sexe, pour le prier d’excuser mes erreurs... je lui dirais :

S’adressant au public.

Air du vaudeville du Piège.

Certes, mesdames, nous savons
Quelles faiblesses sont les nôtres
Oui, les attraits que nous avons
Nous aveuglent sur ceux des autres.
Pourtant, lorsque je puis vous voir,
Ce n’est plus moi que mon cœur aime...
De grâce, venez, chaque soir,
Me défendre contre moi-même.

PDF