Saint Eustache martyr (Balthazar BARO)

Poème dramatique en cinq actes et en vers.

Représenté pour la première fois en 1639.

 

Personnages

 

TRAJAN, Empereur

PLOTINE, femme de l’Empereur

PLACIDE, Eustache

TYRSIS, amoureux de Trajane

TRAJANE, Téopiste, femme de Placide

AGAPITE, La Fortune, fils de Placide et de Trajane

TÉOPISTE, La Fleur, fils de Placide et de Trajane

MATELOT

FLORE, bergère

LYSIS

MESSAGER

ARBILAN

AMINTOR

PRETEUR

SOLDATS

 

La scène est à Rome et ses environs.

 

 

À LA REINE D’ANGLETERRE HENRIETTE-MARIE FILLE DE FRANCE

 

MADAME,

 

Cet illustre Martyr que je prends la hardiesse d’exposer aux yeux de Votre Majesté se flatte d’une espérance qui ne sera peut-être pas vaine, et croit avec quelque justice que le récit de ses peines apportera quelque consolation à vos déplaisirs. Votre vie et la sienne ont un rapport qui me donne de l’étonnement et de l’admiration tout ensemble, et si l’on peut y trouver quelque différence, elle servira seulement à faire voir que votre vertu ayant été plus éprouvée, elle doit être aussi plus glorieuse. Placide était sorti d’un sang dont Rome considérait la Noblesse, mais l’Histoire ne marque pas qu’il eût comme vous pour Aïeux une longue suite de Rois, et parmi les biens qu’il perdit elle ne compte point de Couronnes. Il fut l’innocent et le misérable spectateur de l’enlèvement de sa femme, dont l’honneur faillit d’être la proie d’un ravisseur insolent ; et Votre Majesté peut dire avoir vu la moitié de soi-même, ou plutôt son tout entre les mains des bourreaux, dont la rage criminelle a triomphé de son honneur et de sa vie. À peine, MADAME, qu’en écrivant ces paroles mon âme n’abandonne mon corps, et ne se mêle aux larmes de sang que je verse. Ma douleur va dans un excès qui ne peut être surpassé que par le vôtre ; et certes si jamais la reconnaissance fut capable d’exciter un juste ressentiment, elle doit produire cet effet en moi, qui reçus autrefois de la générosité de ce Prince des bienfaits qui ne mourront jamais en mon souvenir. Je sais bien, MADAME que m’ayant été procurés par Votre Majesté, votre bonté en doit partager la gloire, mais elle me permettra de dire à l’avantage de ce Monarque infortuné, que quand il était question de faire du bien son esprit ne souffrait point de violence, et qu’il était bien plus difficile d’arrêter sa libéralité que de l’émouvoir. Qui saura l’état où Votre majesté se rencontre maintenant après des pertes si funestes, verra bien que le présent que j’ose lui faire est plutôt pour m’acquitter des grâces que j’en ai reçues que pour en attirer de nouvelles. Dieu m’est témoin que je n’ai rien que je ne sois prêt à sacrifier pour vos intérêts, et que ne pouvant me vanter d’avoir une fortune qui puisse contribuer quelque chose à vous faire rendre ce que la rébellion et l’injustice vous ont en quelque façon ravi, j’ai au moins quelques restes de vie que j’y emploierai avec chaleur, et avec autant de passion que j’en ai d’être cru,

 

De Votre Majesté, MADAME,

 

Très humble, très obéissant, très fidèle, et très obligé serviteur,

 

BARO.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Cher Lecteur, je ne te donne pas ce Poème comme une pièce de Théâtre où toutes les règles seraient observées. Le sujet ne s’y pouvant accommoder, c’est sans doute que je n’y aurais point travaillé si je n’y avais été forcé par une autorité souveraine. La même obéissance qui me le fit composer me le fait mettre en lumière, après m’en être défendu depuis dix ans. Et j’ai cru enfin que je devais cette justice au sieur des Fontaines qui a fait imprimer le sien sans se nommer, de ne souffrir point que son nom et le mien fussent confondus dans un même ouvrage. Il est juste qu’on ne m’attribue point ses grâces, et qu’on ne le charge point de mes défauts. En un mot, je suis bien aise qu’en cette rencontre, comme en toute autre chose, on rende à chacun ce qu’il lui appartient. Au reste, tu trouveras à mon avis peu de fautes en l’impression, je l’ai corrigée assez exactement, et pourtant je n’ai su empêcher qu’il ne s’y soit glissé une transposition qui fait dans le vers une faute de novice, c’est en la page 49. ligne 15. Où l’on a mis Void succéder ici à l’éclat de sa gloire, au lieu de mettre Void ici succéder à l’éclat de sa gloire, etc. Veuille ma bonne fortune que [tu] trouves dans la conversion de Placide un exemple qui te serve. Adieu.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

TRAJAN, PLACIDE, PLOTINE

 

TRAJAN.

Enfin sous tes lauriers on voit croître nos palmes.

Placide, ta fortune et l’Empire sont calmes,

Rome sur le débris des Parthes abattus

Va dresser un trophée à tes rares vertus.

Que dis-je ? ta valeur en merveilles féconde

A presque assujetti tout le reste du monde,

Et mon règne fameux n’a point eu d’ennemis

Qu’aujourd’hui ta conduite ou ton bras n’ait soumis.

Après des actions si dignes de mémoire

Quel cœur assez brutal ? et quelle âme assez noire

Ne confessera pas qu’on doit à tes exploits

Le triomphe éclatant des armes et des lois ?

Par les beaux sentiments que la gloire t’inspire

La guerre et les ennuis ont quitté cet Empire,

Et les champs que foulaient nos bataillons épais

Ne sont plus qu’un objet d’abondance et de paix.

PLACIDE.

Adorable Empereur, et qu’à bon droit on nomme

Les délices du monde et la gloire de Rome,

De vous, ni de l’État je n’ai rien mérité

Lorsque de mon devoir je me suis acquitté :

C’est une loi commune où l’honneur nous convie

Que d’exposer pour vous et les biens et la vie,

Et si vous en gardez le moindre souvenir,

C’est le prix le plus grand qu’on en puisse obtenir.

PLOTINE.

Le plus grand ? ah ! Placide, il faudrait que notre âme

Se noircît pour jamais et de honte et de blâme,

Si nous ne faisions voir par quelque autre action

Jusqu’où va ton mérite et notre affection,

Il faut qu’on puisse lire au pied de tes statues

Combien de Nations ta main a combattues,

Combien ta prévoyance a de maux évités,

Et combien ton courage a de Monstres domptés,

Il faut que tes travaux mêlés de tes victoires

Soient comme le sujet l’ornement des histoires,

Et que ton nom connu du dernier des mortels

Le force à te donner des vœux et des autels.

PLACIDE.

De la postérité recevoir cet hommage,

C’est le destin des Dieux dont vous êtes l’image,

C’est à vous de prétendre, et d’exiger les vœux

Que la vertu demande à nos derniers Neveux.

De moi je n’ai rien fait qu’exposer ma personne,

Comme un faible soutien d’une illustre couronne

Quel service si grand a pu rendre mon bras

Que ne vous ait rendu le moindre des soldats ?

Aussi je n’en cherche aucune récompense,

L’objet de mes désirs et de mon espérance

Est de goûter un bien dans l’aise de la paix

Qu’aucune ambition n’interrompe jamais,

Au point où mes Aïeux ont laissé ma fortune

L’avare faim de l’or mon esprit n’importune,

Et dans le juste soin d’avoir tout ce qu’il faut

Mon âme craint l’excès autant que le défaut,

Ainsi comme il le doit mon esprit se limite,

J’accorde mes désirs avecque mon mérite,

Et ne demande rien au caprice du sort

Sinon qu’à ma naissance il compare ma mort.

Croyez-le, grand Monarque, et souffrez que ma vie

Se dérobe elle-même au pouvoir de l’envie,

Maintenant que la paix a mes bras désarmés,

Ils cherchent les plaisirs qu’ils ont accoutumés.

Ils vont recommencer une guerre sanglante

Mais bien moins inhumaine et bien moins violente.

TRAJAN.

Je lis dessus ton front le bien où tu prétends,

Tu veux reprendre ici tes premiers passe-temps,

D’un paresseux repos ton âme est ennemie,

Et de peur de se voir lâchement endormie,

Après avoir vaincu tant de fameux guerriers

Elle cherche à dompter les Ours et les Sangliers.

Et bien, mon cher Placide en ce bel exercice

Goûte une volupté qui jamais ne finisse,

Fais que tes bras adroits aussi bien que puissants

Rougissent chaque jour de meurtres innocents,

Je veux contribuer à l’excès de ta joie,

Et t’offrir deux lévriers les plus nobles qu’on voie,

Qu’on les aille quérir. Ils sont grands et si forts

Que le moindre abattrait un sanglier corps à corps.

Si d’un si faible prix j’honore ton courage,

Ton humeur me défend de faire davantage,

Et ton âme obstinée à ne rien recevoir

Impose malgré moi des lois à mon pouvoir.

PLACIDE.

Si mon âme s’obstine à refuser les marques

Dont la daigne honorer le plus grand des Monarques,

C’est pour ce qu’elle veut que votre Majesté

Mêle un peu de justice avec tant de bonté,

Vous devez réserver pour des objets plus dignes

L’inestimable prix de vos faveurs insignes,

Et ne profaner pas...

TRAJAN.

Placide, c’est assez

Rien ne saurait payer tes services passés,

Pour preuve toutefois de ma reconnaissance,

Encore que ce présent

On lui présente les deux lévriers.

soit de peu d’importance,

Reçois-le de ma main, ô Généreux vainqueur !

Et crois qu’avecque lui je te donne mon cœur.

PLACIDE.

Puisque c’est une loi que mon Prince m’impose,

J’accepte pour lui plaire une si belle chose,

Tout prêt de lui montrer même par mon trépas

Qu’à ce qu’il veut de moi je ne résiste pas.

Dieux que leur port est noble et leur taille bien prise

Ces climats séparés qu’abreuve la Tamise

N’ont rien vu de pareil.

TRAJAN.

Ils en viennent pourtant.

Mais veux-tu m’obliger, ne les vante pas tant,

Vois ce qu’ils savent faire ; et va nouveau Céphale

Juger si leur vitesse à leur force est égale.

PLACIDE.

Je vais vous obéir, car pour les éprouver

Voici le plus beau jour que l’on saurait trouver.

Il sort.

TRAJAN.

Enfin puisque Placide avecque tant d’étude

Semble nous retenir dans quelque ingratitude,

Puisqu’il craint qu’on lui donne, et que c’est l’offenser

De parler seulement de le récompenser,

Donnez-moi vos conseils, quel dessein puis-je faire

Je voudrais m’acquitter, mais non pas lui déplaire,

Cherchons quelque moyen qui puisse soulager

L’impatient désir que j’ai de l’obliger.

PLOTINE.

Un conseil sur ce point n’est pas bien difficile,

Au siècle où nous vivons chacun aime l’utile,

Et par un sort avare et qui doit étonner

Tout le monde sait prendre et peu savent donner.

Je sais bien que Placide a beaucoup de courage,

Qu’il peut voir d’un même œil et le calme et l’orage,

Et que son cœur exempt de toutes vanités

Méprise les trésors comme les dignités.

Mais Trajane sans doute un peu moins dédaigneuse

Suivra les mouvements d’une âme ambitieuse,

Et si de quelque titre on la flatte aujourd’hui

Tout ce que vos efforts n’ont pu gagner sur lui,

L’avarice ou l’orgueil l’emportera sur elle.

TRAJAN.

Ah ! ne l’espérez pas, cette femme fidèle

Aux nobles sentiments d’un généreux Époux,

Quoi qu’on lui veuille offrir se moquera de nous.

Leur courage n’est qu’un, leur volonté n’est qu’une,

Ils sont également contents de leur fortune,

Et nous différons peu dans nos conditions,

Puisqu’ils savent régner dessus leurs passions.

TYRSIS, à part.

Hélas ! depuis le temps que je languis pour elle

Je n’ai que trop connu combien elle est fidèle.

Mais cachons bien l’ardeur de cette passion.

PLOTINE.

Il faut avoir recours à quelque invention,

Il n’est point de présent qui ne soit recevable

Si l’on sait le couvrir d’un prétexte honorable,

Offrez-lui sous l’éclat d’un métal précieux

Mars, Saturne, Apollon, ou quelque autre des Dieux,

Puisqu’à les recevoir sa piété l’engage,

Elle prendra de l’or en prenant leur image.

TRAJAN.

J’approuve ce dessein, il faut l’exécuter,

Quel blâme pour cela me peut-on imputer ?

Je serai satisfait, elle sera contente,

Et jamais trahison ne fut plus innocente.

La voici, va Lysis où reposent mes Dieux,

Apporte le plus riche et le plus précieux,

Dépêche.

LYSIS.

J’obéis.

 

 

Scène II

 

PLOTINE, TRAJANE, TRAJAN, AGAPITE, TÉOPISTE

 

PLOTINE.

Enfin cet œil humide,

Ce bel œil qui pleurait l’absence de Placide,

Voit avecque plaisir succéder à leur tour

Aux rigueurs d’un départ les douceurs d’un retour ?

TRAJANE.

Enfin l’heureux moment qui fait cesser mes craintes

A fait cesser aussi mes larmes et mes plaintes,

Et le même retour que vous nommez si doux

Vous rend un serviteur s’il me rend un Époux.

TRAJAN.

Il me sert, il est vrai, mais sa gloire est si grande

Que lorsqu’il m’obéit, je crois qu’il me commande,

Son mérite me charme, et me plaît à tel point

Qu’il règne sur un cœur où je ne règne point,

Oui, Placide est sur moi plus puissant que moi-même.

TRAJANE.

S’il est aimé de vous sa fortune est extrême,

Et quelque vanité qui le puisse flatter

Il a plus obtenu qu’il n’a su mériter.

TRAJAN.

Les efforts qu’il a faits pour venger nos querelles

Éclatent à nos yeux sous des marques si belles

Que pour payer ses soins tant de fois éprouvés

Il faut lui présenter les Dieux qu’il a sauvés.

Eux seuls dont la puissance est féconde en merveilles

Peuvent être l’objet et le prix de ses veilles,

Mais il faut qu’une main belle et sainte comme eux

Consacre à ce guerrier un présent si fameux,

La Vôtre à cet effet par nous-même choisie

Doit soulager l’ardeur dont notre âme est saisie,

Et c’est à vous que nos vœux réclament aujourd’hui

Pour lui faire un présent qui soit digne de lui.

Ce Jupiter

Il lui présente la figure d’un Jupiter enrichie de pierreries.

armé de ce même tonnerre,

Qui foudroya l’orgueil des enfants de la Terre,

Marquera que Placide en ses derniers exploits

A terrassé l’orgueil des Princes et des Rois,

Comme il nous a couverts de son bras salutaire

Que ce Dieu désormais soit son Dieu tutélaire

Et comme il est l’auteur de nos félicités,

Qu’il le comble de gloire et de prospérités,

C’est le dernier souhait dont ma bouche seconde

Les vœux que son mérite obtient de tout le monde.

Adieu.

TRAJANE.

Quoi ? s’éloigner sans vouloir seulement

Voir les moindres effets de mon ressentiment.

Ah ! Sire, permettez, mais en vain je l’appelle,

Il faudra malgré moi que je sois criminelle,

Et qu’ingrate envers lui pour un présent si beau,

J’emporte ses faveurs jusques dans le tombeau,

Madame, pour le moins...

PLOTINE.

Que faut-il que je fasse ?

TRAJANE.

Aidez à reconnaître une si grande grâce.

PLOTINE.

Elle n’est rien au prix de notre affection.

Adieu vous le verrez par quelque autre action.

Elle sort.

TRAJANE.

Monarque souverain du Ciel et de la Terre,

Qui disperses les biens ou lances le tonnerre,

Selon que notre crime ou notre piété

Anime ta colère ou presse ta bonté,

Supplée à mon défaut, seconde mon courage,

Répand à pleines mains sur ta vivante image,

Cette gloire éclatante, et ces riches trésors

Qui font tout le bonheur et de l’âme et du corps,

Et vous gages sacrés d’une amour conjugale

Dont la main quelque jour aux rebelles fatale

Par mille et mille exploits justement attendus

Marquera de quel sang vous êtes descendus,

Secondez à genoux pour le bien de l’Empire

Les vœux et les discours que mon devoir inspire.

Jupiter.

AGAPITE.

Jupiter.

TRAJANE.

Dieux puissants !

TÉOPISTE.

Dieux puissants !

TRAJANE.

Mais d’où peut procéder le trouble que je sens ?

Ah ! Placide parait, soin visage et son geste

Expriment à mes yeux quelque accident funeste.

Placide ?

 

 

Scène III

 

PLACIDE, TRAJANE, AGAPITE, TÉOPISTE

 

PLACIDE.

Ah ! qu’ai-je vu ?

TRAJANE.

D’où vient ce changement ?

PLACIDE.

Je te dirais ma crainte et mon étonnement.

Mais la voix me défaut.

TRAJANE.

Quelque Monstre peut-être

A causé la frayeur que vous faites paraître.

PLACIDE.

Ah ! quel Monstre, ou plutôt quel prodige d’amour,

Dont les yeux plus brillants et plus beaux que le jour,

Lancent des traits de feu qui réduiraient en cendre

Les cœurs les plus glacés.

TRAJANE.

Je ne puis vous entendre,

Quelque beauté sans doute a vos sens enchantés.

PLACIDE.

Oui, mais une beauté, la source des beautés.

TRAJANE.

Vous l’aimez !

PLACIDE.

Je l’adore.

TRAJANE.

Ah ! Placide, une épouse

Pour de moindres sujets peut devenir jalouse,

Pensez-y.

PLACIDE.

Ne crains rien, je ne veux qu’un moment

Pour guérir ton esprit, écoute seulement.

À peine étais-je entré dans la forêt obscure

Qu’un Cerf puissant de tête, et grand outre mesure,

S’est campé devant moi ferme comme un rocher,

Mes chiens que j’animais afin de l’approcher,

Loin de presser la bête, et de leurs dents pointues

Lui déchirer les flancs, ressemblaient des statues.

Enfin portant mes yeux du spectacle étonnés

Tantôt sur les deux chiens que Trajan m’a donnés,

Et tantôt sur le Cerf, ô prodige ! ô merveille !

À peine en le contant crois-je encor que je veille,

J’ai vu sur une Croix s’étendre et s’élever,

Ce Dieu qui s’est fait homme afin de nous sauver,

Frappé de cet objet ainsi que d’un tonnerre,

Mon corps pâle et tremblant a mesuré la terre,

Et si j’ai pu survivre à cet étonnement

C’est en quoi le miracle a paru doublement.

TRAJANE.

L’ombre trompe souvent par de fausses images

L’œil des plus clairvoyants, et l’esprit des plus sages.

PLACIDE.

Hélas ! pour le connaître et pour en juger mieux

Mon oreille a pris part au plaisir de mes yeux.

Placide, m’a-t-il dit, mais d’une voix qui porte

Le respect dans les cœurs même avant qu’elle sorte,

Placide, cesse enfin de t’armer contre moi,

Ouvre l’œil de ton âme aux rayons de la foi,

Et rendant tes esprits de ma gloire capables

Brise de tes faux Dieux les Idoles coupables,

C’est moi seul qui de rien ai formé l’Univers,

La Nature me doit ses miracles divers,

Et tout ce qui respire, ou qui paraît au monde

N’est fait que pour bénir ma sagesse profonde.

Ces deux bras que je t’ouvre, et ces pieds que tu vois,

Attachés par des clous sur une infâme Croix

Ont servi de tribut, ou plutôt de victimes

Pour expier l’horreur et l’excès de tes crimes.

Ce côté, d’une lance a souffert la rigueur

Seulement pour t’ouvrir un passage à mon cœur,

Et ce corps immolé n’aurait point de blessures

S’il n’eût fallu du sang pour laver tes injures.

Amour est de ma mort et la cause et l’effet,

Va, ne soit point ingrat du bien que je t’ai fait,

Et devant que rentrer d’où ma voix te retire

Signale ta constance au milieu du martyre.

À ce mot se perdant dans l’espace de l’air,

L’objet a disparu plus vite qu’un éclair,

Remplissant toutefois de lumière et de flamme

Toutes les facultés qui composent mon âme.

Voilà ce que j’ai vu d’aimable et de charmant,

En serez-vous jalouse ?

TRAJANE.

Ah ! mon cœur, nullement,

Au contraire, je sens qu’à ce récit étrange

Mon jugement s’éclaire, et ma volonté change,

Le feu qui vous consomme est venu jusqu’à moi,

Mon cœur est plein d’amour aussi bien que de foi,

Et ce Dieu qui pour nous voulut cesser de vivre

Inspire dans mon sein le désir de le suivre.

Dieux, ou plutôt Démons ennemis des mortels

À qui notre ignorance a dressé des Autels,

Détestables auteurs de l’erreur où nous sommes,

Ouvrage de l’Enfer et de la main des hommes,

Cédez au vif éclat d’une Divinité,

Qui termine le cours de notre impiété,

Un Dieu tout plein d’appas et tout brillant de gloire

Vous bannit de nos yeux et de notre mémoire,

Sus donc brisons la tête à ce fantôme vain.

PLACIDE.

Ah ! que j’aime à te voir dans ce juste dédain.

Mais d’où vient ce présent si digne de ta haine ?

TRAJANE.

De la main de Trajan.

PLACIDE.

Ô bonté souveraine !

Dieu puissant, permettez qu’un Monarque si doux

Brûle pour votre amour du même feu que nous.

Mais nous perdons du temps, allons ma chère vie

Apprendre le mystère où le Ciel nous convie,

Et pour entendre mieux les termes de sa loi

Allons chercher un guide au chemin de la foi.

C’est ce que m’a prescrit cette bouche adorable

Dans le soin qu’elle a pris d’aider un misérable.

Hâtons-nous d’accomplir de si justes desseins,

Et pour rendre nos vœux plus justes et plus saints,

En dépit des bourreaux et du supplice même

Recourons au Baptême.

TRAJANE.

Au Baptême.

AGAPITE et TÉOPISTE.

Au Baptême.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

TYRSIS

 

Puisque je ne désire et n’espère plus rien,

Venez, venez en foule ennemis de mon bien,

Accourez désespoirs, et comme des furies

Exercez dans mon sein toutes vos barbaries.

Cette ingrate me hait, ah ! fâcheux souvenir,

Qui me devrait aimer demande à me punir,

Et faisant vanité du titre d’inhumaine

Trouve un sujet de gloire en l’excès de ma peine.

Et bien saoulons ensemble et sa haine et mon sort,

Et courant de l’amour dans les bras de la mort,

Mêlons parmi le sang qu’exige son envie

Les restes de ma flamme aux restes de ma vie.

Ou bien puisque l’absence est funeste à l’amour

Fuyons, mais promptement, de ce triste séjour,

Afin que la beauté dont la rigueur me tue

Se dérobe à mon cœur aussi bien qu’à ma vue.

Pour obtenir ce bien où mon âme prétend

Déjà flotte à la rade un vaisseau qui m’attend,

Je vais des mains d’Amour retirer ma fortune,

Afin de la remettre en celles de Neptune.

Aussi bien je ne puis sans un trouble d’esprit

Revoir cette beauté dont l’éclat me surprit.

Ah ! bons Dieux elle vient, fuyons, l’heure nous presse.

 

 

Scène II

 

EUSTACHE, TÉOPISTE, AGAPITE

 

EUSTACHE.

Ne veux-tu point calmer cet excès de tristesse,

Par tes soupirs fréquents mon repos est détruit,

Et la même douleur qui t’afflige me nuit.

TÉOPISTE.

Hélas ! comment tarir mes larmes ni mes plaintes,

Je tombe à tous moments en de nouvelles craintes,

Chaque objet m’épouvante, et partout où je suis

Le Ciel offre à mon âme une source d’ennuis.

Le faîte sourcilleux de nos Palais superbes

Par la rigueur du feu baise aujourd’hui les herbes.

Et l’horrible fureur de ce fier Élément

A détruit leur matière avec leur ornement.

La mort cette commune et fatale ennemie,

Par nos prospérités autrefois endormie,

Réveillant sa colère et relevant sa faux

N’a laissé dans vos parcs bœufs, moutons ni chevaux :

Pour engloutir vos champs la terre s’est ouverte,

Et de tous les trésors dont nous souffrons la perte

Il ne me reste plus qu’un mortel souvenir

Que mon cœur ne saurait ni vaincre ni bannir.

Voilà de notre foi quelle est la récompense,

On nous a tout ravi, si ce n’est l’espérance,

Et ce Dieu tout-puissant qui dompta le trépas

Quoiqu’il soit imploré ne nous assiste pas,

S’il faut quelque autre chose à sa rigueur extrême,

Qu’il prenne mes enfants, qu’il me prenne moi-même,

J’ai honte de survivre un si triste accident,

Et mes jours sans regret verront leur Occident.

EUSTACHE.

Téopiste un blasphème accompagne tes plaintes,

Ce Dieu te peut donner de plus rudes atteintes,

Souffre, et malgré le coup que son bras a porté,

N’appelle point rigueur ce qui n’est que bonté.

Ces trésors dont l’éclat éblouissait ta vue

Ont un charme qui plaît, mais un charme qui tue,

Puisqu’il en est bien peu qu’on ne puisse accuser,

Ou de n’en user point, ou bien d’en mal user,

À quoi servent les biens ni les charges publiques,

Qu’importe d’occuper des Palais magnifiques,

Ce Dieu par qui les Cieux aux humains est ouvert

Mourut sans posséder ni terres ni couvert.

TÉOPISTE.

L’ambition, Placide, est la vanité même.

EUSTACHE.

Ce vieux nom s’est noyé dans l’eau de mon Baptême,

Ne me le donnez plus, il me remplit d’horreur.

TÉOPISTE.

Et bien, mon cher Eustache, excusez mon erreur,

Mais souffrez que mon cœur d’un blasphème incapable

Donne quelques soupirs au malheur qui l’accable.

Je sais que nous naissons aussi faibles que nus,

Que retournant ainsi d’où nous sommes venus,

Il faut que de nos corps nos âmes dépouillées

Quittent l’or dont nos mains semblaient être souillées.

Je sais que les grandeurs n’ont qu’un éclat trompeur,

Qui pareil au destin d’une simple vapeur,

Prompt à se dissiper comme prompt à paraître,

Compte à peine un moment entre mourir et naître,

La mort sourde pour tous grave de mêmes lois

Sur le front des bergers et sur le front des Rois,

Le Noble et l’Artisan vivent sous son Empire,

Et malgré les Tombeaux de Jaspe et de Porphyre,

Dès qu’ils sont enfermés sous un même Élément,

La Terre les pourrit et traite également.

Cette nécessité ne respecte personne.

Mais le seul accident qui m’afflige et m’étonne,

C’est qu’il semble que Dieu se moque de mes pleurs,

Et que notre Baptême ait fait tous nos malheurs.

Avons-nous provoqué son mépris ou sa haine ?

Quel crime avons-nous fait pour en souffrir la peine,

Et pour voir ces enfants qui nous ont imités,

Gémir dessous le faix de nos calamités ?

EUSTACHE.

Il est juste et clément.

TÉOPISTE.

S’en prendre à l’innocence,

Est-ce un trait de justice ? Est-ce un trait de clémence ?

La Justice a des lois que ma peine dément,

Mais dans le Ciel peut-être on l’exerce autrement.

EUSTACHE.

Ma chère Téopiste il faut que je confesse

Que je plains moins encor ton mal que ta faiblesse,

Tu murmures à tort, et résistes en vain

Aux décrets merveilleux d’un Juge Souverain,

Si le coupable rit, et l’innocent soupire,

Si l’un monte aux honneurs quand l’autre s’en retire,

Si l’un a dans sa gloire autant d’adorateurs

Que l’autre dans sa honte a de persécuteurs,

Dieu pour autoriser ces effets admirables

Se forme des raisons qui sont impénétrables,

Nous trouvant donc réduits aux termes d’endurer,

Nous devons obéir, et non pas murmurer.

Nous devons nous soumettre aux lois d’une puissance

Qui du mal et du bien faisant la différence,

Dans la seconde vie où nous devons penser,

A le droit de punir et de récompenser.

Crois-moi, ma Téopiste, arrête si tu m’aimes

Le cours de tes soupirs, comme de tes blasphèmes,

Gardons-nous d’ajouter à nos autres défauts,

La honte de produire un sentiment si faux.

Baisons avec amour la main qui nous outrage

Nous trouverons le port au milieu du naufrage,

Et ce que nous souffrons de plus injurieux

Nous ayant abaissés nous rendra glorieux.

TÉOPISTE.

Je cède à vos raisons aussi justes que saintes,

Je ne me plaindrai plus que d’avoir fait des plaintes,

Et d’avoir fait paraître en cette extrémité

Trop peu de confiance, et trop de lâcheté.

Mais courrons, mon Eustache, en quelque autre demeure,

Me retenir ici, c’est vouloir que je meure,

Vous me délivrerez et de honte et de soin,

Rendant quelque autre lieu de nos peines témoin.

EUSTACHE.

Tes désirs sont les miens, courons la terre et l’onde,

Allons si tu le veux chercher un autre monde,

Tout m’est indifférent.

TÉOPISTE.

Nous voici près de l’eau,

Si le Ciel à nos veux offrait quelque vaisseau,

Tout prêt à faire voile, il faudrait ce me semble

Embarquer nos enfants, et partir tous ensemble.

EUSTACHE.

Je vais. Mais Téopiste, ou mes yeux sont trompés,

Ou quelques Matelots paraissent occupés

Au soin de décharger ou d’armer un navire.

Amis ?

 

 

Scène III

 

MATELOT, EUSTACHE, TÉOPISTE

 

MATELOT.

M’appelez-vous ?

EUSTACHE.

Oui.

MATELOT.

Pourquoi.

EUSTACHE.

Pour te dire

Que si quelque navire était prêt de partir

Tu nous ferais faveur de nous en avertir.

MATELOT.

Où voulez-vous aller, en Égypte ?

TÉOPISTE.

Il n’importe,

Quelque étrange climat où le vaisseau nous porte

Il sera notre Asile.

MATELOT.

Attendez un moment,

Un Seigneur doit partir qui presse extrêmement,

Je vais lui demander ce qu’il veut que je fasse,

Le navire est à lui.

TÉOPISTE.

Va, fais-nous cette grâce,

Et s’il peut par tes soins nous souffrir et nous voir

Amène ta chaloupe, et viens nous recevoir.

MATELOT.

Je n’y manquerai point.

TÉOPISTE.

Peut-être, cher Eustache,

Nos maux dans cet exil auront quelque relâche,

Et Dieu consentira que nous trouvions ailleurs

Une terre plus douce et des Astres meilleurs.

EUSTACHE.

Quoi qu’il puisse ordonner sa volonté soit faite,

Le bonheur le plus grand que mon âme souhaite

Est de se conformer sans réserve et sans choix

Au décret souverain de ses Divines lois.

Mais cet homme revient.

TÉOPISTE.

Si tôt ?

EUSTACHE.

Oui, c’est lui-même.

MATELOT.

Madame, on vous désire, entrez, le Ciel vous aime,

Tout rit à vos désirs, çà donnez-moi la main.

EUSTACHE.

Et nous ?

MATELOT.

Je suis mon ordre.

Il enlève Téopiste.

EUSTACHE.

Ah ! barbare inhumain,

Tu fuis, et le destin secondant ton envie

Me vole par tes mains la moitié de ma vie.

Retourne déloyal, homme lâche et sans cœur,

Viens achever sur moi ta dernière rigueur.

Viens m’ouvrir l’estomac, et d’une main sanglante

Joindre une moitié morte à sa moitié vivante.

Retourne encor un coup ravisseur insolent,

Ma mort doit couronner ton dessein violent,

Viens ravir à mes yeux la clarté qui me reste,

Et m’ayant obligé par un coup si funeste,

Va, riche de mon bien, te soumettre à la foi

D’un Élément moins traître et moins cruel que toi,

Mais hélas ! c’est en vain que ma voix te réclame,

Tu méprises le corps dont tu possèdes l’âme,

Tu fuis, et ta chaloupe aidant à ton forfait

Va décharger bientôt le vol qu’il m’a fait.

Je ne te verrai plus aimable Téopiste,

Cher objet de mes vœux où ma gloire consiste,

De même que mes pleurs mes cris sont superflus,

Mon âme, c’en est fait, je ne te verrai plus :

Je ne te verrai plus merveille de notre âge,

Épouse toute belle, épouse toute sage,

Beau corps, trône vivant où régnaient les vertus,

Hélas ! le Ciel le veut, je ne te verrai plus.

Gages de notre amour accompagnez mes larmes,

Déployez, déployez ces innocentes armes,

Peut-être que le Ciel touché de nos malheurs

Voudra prêter l’oreille à la voix de vos pleurs.

AGAPITE.

Quand nous aurions reçu de moins rudes atteintes,

Votre exemple, mon père, attirerait nos plaintes,

Et nous serions heureux s’il dépendait de nous

D’arrêter du destin l’implacable courroux.

EUSTACHE.

Le Ciel vous peut venger, déjà sous un nuage

Le Soleil a caché l’éclat de son visage,

La Terre devient sombre, et l’air s’est obscurci.

TÉOPISTE fils.

Il pleut.

EUSTACHE.

Oui, le brouillard vient fondre jusqu’ici,

Et puisque ce torrent court déjà les campagnes,

Quelque orage est tombé sur ces proches montagnes.

Cependant que son cours n’est point trop dangereux

Il en met un à bord, et cependant qu’il va quérir l’autre un Loup et un Lion les ravissent en même temps.

Je vais le traverser, et vous passer tous deux,

Agapite attends-moi. L’eau n’est pas trop profonde.

Je vais quérir ton frère. Ô douleur sans seconde !

Un Loup me le ravit, ce Monstre furieux

Le dérobe à la terre aussi bien qu’à mes yeux.

Courons.

TÉOPISTE fils.

À mon secours, mon père.

EUSTACHE.

Ah ! l’infortune,

La disgrâce de l’un est à l’autre commune,

Un Lion me l’enlève, et dans ce bois prochain

Va saouler tout ensemble et sa rage et sa faim,

Horreur de la Nature, et l’effroi de la Terre,

Monstres nés seulement pour me faire la guerre,

Pour vous ces faibles corps sont encor trop petits,

C’est moi qui dois saouler vos sanglants appétits,

Épargnez par pitié cette chair innocente,

Voici le même sang qu’Eustache vous présente,

Dont vous serez plutôt et bien mieux assouvis

Que de ces deux enfants que vous m’avez ravis.

Ou si déjà leur mort a devancé la mienne,

Retournez sur vos pas que rien ne vous retienne,

Et venez vous repaître, Animaux dévorants

D’une même substance en trois corps différents.

Toi le premier auteur des peines que j’endure,

Traître et fier Élément creuse ma sépulture,

Et puisque mon malheur ne se peut divertir

Ouvre-moi quelque gouffre afin de m’engloutir.

Pour me perdre plutôt je te prête des armes,

Je mêle à ce torrent le torrent de mes larmes,

Heureux si je finis ma vie et mes douleurs,

Ou dans l’eau du torrent, ou dans l’eau de mes pleurs.

Mais je me flatte ici d’un secours impossible,

Je ne consulte rien qui ne soit insensible,

Dieu seul me peut donner quelque soulagement,

Et qui le cherche ailleurs manque de jugement.

Cependant pour trouver dans ces bois effroyables

De ceux que j’ai perdus les reliques aimables,

Cherchons dans ces hameaux un guide officieux.

Quelqu’un tout à propos se présente à mes yeux.

 

 

Scène IV

 

EUSTACHE, FLORE

 

EUSTACHE.

Bergère ainsi le Ciel vos souhaits accomplisse,

Puis-je espérer de vous un charitable office ?

FLORE.

Vous pouvez espérer de l’état où je suis

Et tout ce que je dois, et tout ce que je puis.

EUSTACHE.

Est-ce à vous qu’appartient cette maison champêtre ?

FLORE.

Depuis assez longtemps mon père en est le maître.

EUSTACHE.

Puis-je vous dire un mot ?

FLORE.

Il ne tardera pas,

Le Soleil va marquer l’heure de son repas.

EUSTACHE.

N’a-t-il que vous d’enfants ?

FLORE.

Il n’a que moi de fille,

Mais deux fils grands et forts augmentent sa famille,

Qui sont tout son trésor comme tout son appui.

EUSTACHE.

Où sont-ils maintenant ?

FLORE.

Ils sont auprès de lui.

EUSTACHE.

Contents ?

FLORE.

Comme des Rois, rien ne les importune,

Ils vivent à couvert des coups de la Fortune,

Et savent éviter les appas dangereux

De cette passion qui fait les malheureux.

EUSTACHE.

Vous en savez beaucoup.

FLORE.

En ses jeunes années

Mon père moins prudent eut d’autres destinées,

Il servit à la guerre, il courtisa les Grands,

Mais ayant aujourd’hui des desseins différents

Dans l’aimable repos d’une contraire vie

Il nous conte les maux dont la Cour est suivie.

EUSTACHE.

Mais encor qu’en dit-il ?

FLORE.

Qu’on y cherche que soi,

Qu’on n’y voit observer ni parole ni foi,

Que le mensonge y règne avecque l’artifice

Dans un trône bâti des mains de la malice,

Qu’il n’est rien de si fort qu’on ne veuille affaiblir,

Qu’on détruit tout le monde afin de s’établir :

Qu’on y voit par un coup qui blesse la nature

Les vices en effet, les vertus en peinture,

Que le luxe y triomphe avec l’impureté,

Que ces deux noms fameux Justice et Vérité

Sont deux termes sacrés où personne ne touche,

Ou s’ils sont quelquefois prononcés par la bouche,

C’est avec tant de fard qu’on remarque aisément

Qu’elle fait violence au cœur qui la dément.

Qu’à peine en tout un siècle a-t-on trouvé dans Rome

Un seul homme qui fût véritablement homme,

Et dont le sage esprit d’intérêt dépouillé

De ces vices communs ne se trouvât souillé :

Que dans les entretiens on n’y fait que médire,

Que lorsqu’on doit pleurer on fait semblant de rire.

En un mot il nous dit toutes vos qualités,

Si l’humeur ne dément l’habit que vous portez.

EUSTACHE.

Bergère, mon malheur qui n’a point de limites

Marque en moi des défauts plus grands que vous ne dites.

LE PÈRE.

Flore ?

FLORE.

J’entends sa voix, le ferai-je venir ?

EUSTACHE.

Non, ne l’appelez pas, je vais l’entretenir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TRAJAN, ARBILAN

 

TRAJAN.

Qu’ont fait mes Lieutenants dans cette conjoncture ?

Devaient-ils pas mourir ou venger cette injure ?

ARBILAN.

Pour calmer cet orage ils n’ont rien épargné.

TRAJAN.

Ils devaient par leur sang me l’avoir témoigné :

Dis ce que tu voudras, mais dans cette occurrence

Ils ont manqué de cœur autant que de prudence,

S’ils eussent au pouvoir ajouté la valeur

L’État serait exempt de ce dernier malheur,

Et Rome qui gémit sous des frayeurs nouvelles

Serait libre du soin de punir ces Rebelles.

 

 

Scène II

 

LYSIS, TRAJAN, MESSAGER

 

LYSIS.

Un Messager, pressé de vous entretenir

Demande cet honneur, le peut-il obtenir ?

TRAJAN.

Qu’il entre. Je me trompe ou l’air de son visage

Est d’un nouveau malheur le funeste présage,

Approche, et sans t’étendre en discours superflus

Expose librement ton message, et rien plus.

MESSAGER.

Monarque redoutable, et digne qu’on l’adore,

Je viens de ces climats qu’abreuve le Bosphore,

Où j’ai vu depuis peu contre vous révoltés,

Ces peuples qu’autrefois votre bras a domptés.

TRAJAN.

Sais-tu sous quel prétexte éclate leur malice ?

MESSAGER.

Non, Seigneur, si ce n’est cette sale avarice

Dont votre Lieutenant semblait être taché.

TRAJAN.

Qu’en ont-ils fait enfin, parle ?

MESSAGER.

Ils l’ont attaché,

Et par une vengeance inhumaine et barbare,

Remplissant d’or fondu son estomac avare

Leur rage a voulu faire en achevant son sort

De l’objet de ses vœux le sujet de sa mort.

TRAJAN.

Quelque horreur qu’on remarque en ce dernier supplice,

J’y trouve de rigueur bien moins que de justice,

Ils eussent en sa perte obligé les Romains

S’ils ne l’eussent puni par de coupables mains,

Oui ce peuple opprimé par ce chef infidèle

Pouvait être vengé sans devenir rebelle,

Et c’était à moi seul qu’il devait recourir,

Sans m’usurper le droit de le faire mourir.

Mais qu’ont fait les soldats soumis à sa conduite ?

Conte-moi leur destin.

MESSAGER.

Les uns ont pris la fuite,

Et les autres surpris dans les pièges tendus

Au moins ont eu l’honneur de s’être défendus,

Mais n’ayant pas de force autant que de courage,

Ce peuple de leurs corps a fait un tel carnage

Que le fleuve héritier des outrages du fer

En a porté le sang jusqu’au sein de la Mer.

TRAJAN.

Il est temps de s’armer contre leur violence

Puisqu’ils sont parvenus à ce point d’insolence

Il faut aller encor moissonner des lauriers,

Par l’effort glorieux de mille actes guerriers.

Mais Plotine paraît.

 

 

Scène III

 

PLOTINE, TRAJAN, ARBILAN, MESSAGER

 

PLOTINE.

N’est-ce point une offense

De prétendre au secret de cette conférence ?

TRAJAN.

Madame, en ce moment j’allais vous avertir

D’un dessein que j’ai fait.

PLOTINE.

Quel dessein ?

TRAJAN.

De partir

Pour étouffer l’orgueil de deux peuples rebelles

Sous la juste fureur de mes armes nouvelles.

PLOTINE.

Dieux ! quels peuples ont pu se soustraire à vos lois ?

TRAJAN.

Deux peuples oublieux de mes premiers exploits.

Mais je mourrai bientôt, ou mon bras magnanime

Lavera dans leur sang la grandeur de leur crime.

PLOTINE.

Quoi ! sans vous imposer cette nécessité

Ne peut-on les punir de leur témérité ?

Manquez-vous de lauriers ? manquez-vous de Couronnes ?

Assez pour cet exploit s’offrent d’autres personnes.

Assez d’autres guerriers à vaincre destinés

Rangeront sous vos lois ces peuples mutinés,

Sans vous soumettre encore à de nouvelles peines

Au seul nom de Placide, et des armes Romaines,

Vous leur verrez changer malgré tous leurs projets

Le titre d’ennemis en celui de sujets,

Permettez qu’il ajoute à ses autres conquêtes

La gloire de calmer ces dernières tempêtes,

Vous n’avez qu’à donner l’ordre qu’il doit tenir.

TRAJAN.

Mais je ne le vois plus.

PLOTINE.

Il n’oserait venir,

La honte le retient.

TRAJAN.

Ah ! la chaîne importune.

La honte ?

PLOTINE.

Oui, se voyant trahi de la fortune.

Et le sort inconstant de sa gloire lassé

Ayant de sa grandeur tout l’éclat effacé,

Son destin malheureux et sa douleur profonde

Le tiennent éloigné du commerce du monde.

TRAJAN.

Quoi, Placide éloigné ?

PLOTINE.

J’ai su, mais sourdement,

Que par la cruauté d’un funeste Élément

Ses maisons ne sont plus que poussière et que cendre,

Et qu’enfin un destin qu’on ne saurait comprendre

Faisant d’autres malheurs aux flammes succéder

L’a dépouillé des biens qu’il soulait posséder.

TRAJAN.

À quelque autre sujet j’impute son absence,

Placide a trop d’esprit et trop de connaissance,

Pour douter que Trajan ne soit encor plus fort

Que la rigueur du Ciel et la rage du sort :

Que le destin l’attaque, et qu’il le persécute,

Quoi qu’attente sa haine, et quoi qu’elle exécute,

Sous l’effort de ses traits il ne peut succomber,

Et si je le soutiens il ne saurait tomber.

Qu’on le cherche partout, et que l’on me ramène

Ce fameux Artisan de la grandeur Romaine,

Dites-lui que charmé de ses exploits guerriers

Je destine sa tête à de nouveaux lauriers.

Madame si j’obtiens que Placide revienne

À votre volonté je conforme la mienne,

Autrement...

PLOTINE.

C’est assez, il ne peut être loin,

Et son bras n’oserait vous manquer au besoin.

Ils sortent.

MESSAGER.

N’ayant de sa retraite aucune certitude,

Ce voyage a pour nous quelque chose de rude.

ARBILAN.

Ami, quand nous devrions par des chemins divers

De l’un à l’autre bout courir tout l’Univers,

Il faut exécuter ce que Trajan désire,

À quoi t’amuses-tu ?

MESSAGER.

Je regarde un navire

Assez mal équipé que le vent jette ici.

ARBILAN.

L’inutile entretien et le faible souci,

Qu’importe qu’il arrive ou qu’il fasse naufrage.

MESSAGER.

Me voilà prêt.

ARBILAN.

Partons sans tarder davantage.

 

 

Scène IV

 

TYRSIS, TÉOPISTE, liée

 

TYRSIS.

Enfin malgré les vents de leurs gouffres sortis

Qui nous ont repoussés d’où nous étions partis.

Enfin malgré le Ciel et l’horreur des tempêtes

Dont le coup dangereux a menacé nos têtes,

L’air s’est rendu serein, cet orage a cessé,

Et comme nos frayeurs le péril est passé.

Votre seule rigueur contre moi continue,

Bien loin de la bannir, rien ne la diminue,

L’air, les vents et les flots dans leur plus grand courroux

Se sont montrés pour moi plus sensibles que vous.

TÉOPISTE.

Enfin malgré les flots qui t’ouvrant leurs abîmes

T’ont fait voir le séjour où t’appellent tes crimes,

Ta flamme continue, et l’objet de la mort

Sur ta coupable ardeur n’a pu faire d’effort.

J’ai beau dans mes malheurs t’implorer ou me plaindre,

J’allume ton brasier plutôt que de l’éteindre,

Et tu sembles nourrir ton feu pernicieux

Du vent de mes soupirs et de l’eau de mes yeux,

Qu’est-ce que ma douleur n’a point mis en usage

Pour toucher ta pitié, pour vaincre ton courage ?

Cependant insensible aux maux que j’ai soufferts

Au lieu de m’obliger, tu me charges de fers.

TYRSIS.

Mon cœur assujetti porte bien d’autres chaînes,

Mais ne condamnez pas mes amoureuses peines

Si le feu que je sens vous déplaît et vous nuit

Il en faut accuser vos yeux qui l’ont produit.

TÉOPISTE.

Mes yeux ! ah ! faibles mains que n’êtes-vous capables

D’éteindre pour jamais ces lumières coupables,

Laisse-les moi punir, et tu verras combien

J’abhorre les auteurs de ton mal et du mien,

Tyrsis encor un coup par les pleurs que je verse

Vois ce que ton amour ou ta rigueur exerce.

Vois que dans le dessein où tu veux m’immoler

Tu blesses des respects qu’on ne peut violer,

Arrête le progrès de ta fureur extrême,

Vois ce que tu me dois, ou plutôt à toi-même,

Laisse agir ta raison, règle mieux tes désirs,

Et borne ton envie à de justes plaisirs.

Ou si pour démentir ton rang et ta naissance

Tu ne veux t’éloigner d’un projet qui m’offense,

Avant que commencer tes coupables efforts

Sépare par pitié mon âme de mon corps :

C’est l’image d’un Dieu, laisse-la toute pure,

Conserve sa beauté, ne lui fait point d’injure,

Elle peut à ton cœur sous le vice abattu

Abandonner ma vie, et non pas ma vertu.

Tyrsis à deux genoux...

TYRSIS.

À quoi toutes ces larmes,

Puisque ma passion ne peut rendre les armes,

Vos pleurs ni ma raison ne peuvent l’étouffer,

Trajane m’a su vaincre, et j’en veux triompher,

Si je me relâchais d’un si grand avantage

Je manquerais d’esprit autant que de courage,

Et mon cœur se croirait digne de vos mépris

S’il quittait un combat dont vous êtes le prix.

Croyez-moi consentez au dessein de me plaire,

Rien ne peut vous trahir en ce lieu solitaire.

Le silence a bâti son trône dans ces bois,

Le Ciel même a des yeux, mais il n’a point de voix.

TÉOPISTE.

Si le Ciel a des yeux, cœur de sang et de terre,

Crois qu’il peut s’expliquer par la voix du tonnerre,

Et que pour condamner et punir les humains

Il ne manque jamais de bouche ni de mains.

Qu’importe que ces bois souillés par ta présence

Couvrent ton attentat de l’ombre et du silence,

Si les yeux pénétrants de ce Dieu que je sers

Percent l’obscurité des plus sombres déserts,

Partout il est présent, il voit que tu l’offenses,

Il voit ce que tu sais, il sait ce que tu penses,

Et cette solitude où tu sembles caché

Lui montre à découvert l’horreur de ton péché.

TYRSIS.

En vain tu m’entretiens de ce Dieu chimérique,

Mon âme ne connaît dans l’ardeur qui la pique

D’autre Dieu que l’amour.

TÉOPISTE.

Ô blasphème odieux !

TYRSIS.

Mais c’est trop différer, fais-toi de nouveaux Dieux,

Et crois qu’il n’en est point que ta douleur invoque

Dont mon cœur amoureux aujourd’hui ne se moque,

Après tant de refus et tant de cruauté

Il faut à mes plaisirs immoler ta beauté.

TÉOPISTE.

Diffère un peu Tyrsis, et permets que mon âme

Dans l’excès de son mal et l’horreur de ta flamme,

Pousse encor un soupir, je ne veux qu’un moment.

TYRSIS.

Dépêche, je languis.

TÉOPISTE.

Dieu qui vois mon tourment,

Et toi dont le beau corps n’eut jamais de souillure,

Vierge toute féconde, et mère toujours pure,

Puisque larmes ni cris ne me peuvent servir,

Conservez mon honneur qu’un Tyran veut ravir.

Confondez.

Tyrsis est foudroyé.

Mais, bon Dieu ma voix est exaucée,

Ton bras vient de venger ta justice offensée,

La Terre s’est ouverte, et ce Monstre englouti,

De tes foudres lancés a le coup ressenti.

Quoi ? mes fers sont brisés, mes mains n’ont plus d’obstacle,

Dieu qui vient m’assister par ce double miracle,

Soumise aveuglément au décret de tes lois,

Je rends à tes faveurs les grâces que je dois,

Et si c’est ton dessein de conserver ma vie,

Garde l’autre moitié qu’un traître m’a ravie,

Et fais que mon Époux apprenne quelque jour

L’effet de ta bonté comme de ton amour.

Mais enfin il est temps de quitter ce rivage,

Il est temps de chercher une main qui soulage,

Après tant de travaux ma misère et ma faim

Le Ciel m’offre à propos ce village prochain,

Allons-y rechercher un traitement moins rude

Dans le sein de la mort, ou dans la servitude.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

EUSTACHE, habillé en villageois

 

Sombre forêt tristes rivages
Secrétaires de mes douleurs,
Et qui de mes derniers malheurs
tes la cause et les images,
Permettez qu’encor cette fois
Les accents de ma faible voix
Interrompent votre silence,
Ne me condamnez pas, oyez-moi sans regret,
Si le sort me traitait avec moins d’insolence
Je pourrais être plus discret.

Je ne puis que je ne soupire
La perte de cette moitié,
Dont la présence et l’amitié
Pouvaient adoucir mon martyre :
Et quoi que fasse ma raison
Depuis l’énorme trahison
D’un Corsaire lâche et funeste,
Elle cède à l’amour qui me presse et me dit
Que je dois immoler la moitié qui me reste
Aux flots où l’autre se perdit.

Et vous mes Enfants, ombres saintes,
Qui par un accident fatal
Faisant la moitié de mon mal
Faites la moitié de mes plaintes :
Puisque vos esprits innocents
Parfument de vœux et d’encens
La main qui lance le tonnerre,
Jeunes intercesseurs jetez sur moi les yeux,
Et si je vous donnai deux places sur la terre
Rendez-m’en une dans les Cieux.

Attendant l’heureuse journée
Dont le favorable secours
De mes ennuis et de mes jours
Doit achever la destinée :
Sous ce champêtre habillement
Je recherche un déguisement
Qui me dérobe à la fortune,
Et de qui l’innocence ou bien la pauvreté
Puisse tromper enfin cette aveugle importune
Qui m a toujours persécuté.

Ma main tout d’un coup abattue
Par l’horreur de son attentat,
Au lieu d’appuyer un État
Guide le soc d’une charrue,
De tant de belles actions
Dont j’étonnais les Nations
Mon âme a perdu la mémoire :
Et mon nom étouffé dans le fleuve d’oubli
Voit ici succéder à l’éclat de sa gloire
La honte d’être enseveli.

Mais qui vois-je venir ? je connais ces visages.

 

 

Scène VI

 

ARBILAN, MESSAGER, EUSTACHE

 

ARBILAN.

Ne nous rebutons point, courons tous ces villages

Ils les traverseront où qu’ils veuillent aller,

S’ils n’ont comme un Icare appris l’art de voler.

EUSTACHE.

Si le dessein qu’ils ont ne trompe ma pensée

Ils vont pour quelque affaire importante et pressée,

Il en faut, s’il se peut, savoir la vérité,

Puis-je bien sans commettre une incivilité,

Dans le désir que j’ai de vous tirer de peine,

Demander quel sujet en ce lieu vous amène.

MESSAGER.

Je veux bien contenter ton esprit curieux,

Car ayant une bouche aussi bien que des yeux,

Tu peux nous dire au vrai si certain Gentilhomme

Dont le nom est la gloire et l’ornement de Rome,

N’a point pour s’embarquer pris ce chemin ici,

Suivi de deux enfants et d’une femme aussi.

EUSTACHE.

Mes yeux n’ont point joui du bien de sa présence,

S’il ne s’est déguisé pour cacher sa naissance,

Et je crois qu’il ne peut s’être embarqué sur l’eau,

Car je n’ai vu partir qu’un malheureux vaisseau,

Où je suis assuré qu’il n’est point entré d’homme

Dont le nom soit la gloire et l’ornement de Rome.

ARBILAN.

Connais-tu tout le monde ? ah ! le pauvre Idiot

Courons, cherchons ailleurs.

EUSTACHE.

Messieurs encore un mot ?

Celui que vous cherchez avecque tant de hâte

N’a-t-il point sous l’effort d’une fortune ingrate

Vu périr depuis peu ses superbes Palais

Ses Terres, ses trésors, ses meubles, ses valets ?

ARBILAN.

Qui t’a dit son destin ? Oui, par une disgrâce

Que nul autre malheur aujourd’hui ne surpasse,

Presque dans un moment Placide a tout perdu,

Mais si nous le trouvons tout lui sera rendu.

Trajan notre Empereur qui l’aime et qui l’estime

Peut et veut le tirer de ce profond abîme,

Et lui rendant l’honneur de ses premiers emplois,

Animer son courage à de nouveaux exploits.

EUSTACHE.

Mon Dieu quel nouveau feu dans mes veines s’allume

Qui par des mouvements plus forts que de coutume

Tâche de relever mon esprit abattu.

MESSAGER.

Ne nous arrête point, à quoi t’amuses-tu ?

Parle-nous franchement, en sais-tu quelque chose ?

EUSTACHE.

Mais le connaissez-vous ?

ARBILAN.

Qu’est-ce qu’il nous propose,

Si nous le connaissons, je l’ai vu mille fois,

Je sais quel est son port, son visage et sa voix,

Et fût-il dans la boue, ou chargé de couronnes,

Je le reconnaîtrais entre mille personnes.

EUSTACHE.

Toutefois Arbilan, Placide...

ARBILAN.

Justes Dieux !

Quel prodige nouveau se présente à mes yeux ?

Ah ! Seigneur, est-ce vous que cet habit champêtre

Nous a malgré nos soins empêché de connaître ?

Excusez notre faute, et notre aveuglement.

EUSTACHE.

Vous n’auriez point failli sans mon déguisement,

Et sans l’extrémité du malheur qui m’accable,

Qui plus que mon habit me rend méconnaissable.

Mais quittons ce discours, partons me voilà prêt,

Le Ciel de mon voyage a prononcé l’arrêt,

Le Ciel qui montre bien par l’ardeur qu’il m’inspire

Qu’il y va de sa gloire et du bien de l’Empire.

Il faut qu’un Citoyen meure pour son pays.

Allez donc, Arbilan, dire que j’obéis,

Et que pour exécuter les ordres qu’on me donne

Il n’est point de péril où je ne m’abandonne,

Et que je vais reprendre afin de les tenter

L’habit que les malheurs m’ont forcé de quitter.

ARBILAN.

Trajan sera ravi d’apprendre ces nouvelles.

MESSAGER.

Pour les dire plutôt courons, prenons des ailes.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

AMINTOR, TÉOPISTE

 

AMINTOR.

Je vous crois, Téopiste, il n’en faut point jurer,

Aucun mauvais désir ne vous fait soupirer,

Et le feu de l’amour qui trouble la jeunesse

Ne fait point aujourd’hui la douleur qui vous presse.

Confessez toutefois que vos pleurs répandus

Diraient bien des secrets s’ils étaient entendus,

Tant de sanglots tirés du fonds de la poitrine

Quoi que vous puisiez dire ont bien quelque origine,

Et celle qui les forme et les pousse dehors

Est sans doute malade, ou d’esprit, ou de corps.

TÉOPISTE.

Il est vrai que mes pleurs m’accusent de faiblesse,

Avec quelque raison ma présence vous blesse,

Puisqu’on doit en servant montrer de gaieté

Autant que de ferveur et de fidélité,

Mais je ne puis forcer quelque soin que j’y prenne

Le chagrin qui me ronge et qui vous met en peine.

AMINTOR.

D’où procède ce mal ?

TÉOPISTE.

D’un bien que je n’ai plus.

AMINTOR.

Perdre le souvenir des biens qu’on a perdus

Est le plus court remède.

TÉOPISTE.

Et le plus impossible,

La perte que j’ai faite est un peu trop sensible,

Ma bouche en cet état n’ose la publier,

Et mon cœur malheureux ne la peut oublier.

AMINTOR.

Il n’est point de douleur que le temps ne modère.

TÉOPISTE.

Puisqu’il consomme tout c’est en lui que j’espère.

AMINTOR.

Cependant ?

TÉOPISTE.

Cependant je ferai mon devoir,

Forte d’affection, mais faible de pouvoir,

Et dans la servitude où mon destin m’appelle

Si je ne suis contente on me verra fidèle.

AMINTOR.

C’est de quoi, Téopiste, on ne saurait douter,

Mais il faut à cela quelque chose ajouter,

Et paraître plus gaie, afin que ta tristesse

Dans la suite du temps ne fâche ta maîtresse,

Assez d’autres sujets aigrissent son esprit,

J’étais jeune et galant alors qu’elle me prit,

Et par mille secrets capables de lui plaire

Je savais le moyen d’apaiser sa colère,

Maintenant tout la brouille, et cet âge où je suis

A changé ses beaux jours en de fâcheuses nuits,

Si tu ne quittes donc cette mélancolie

Nous irons de l’ennui jusques dans la folie,

Et le sort inconstant s’il n’a pitié de nous

Fera de ma maison un hôpital de fous.

TÉOPISTE.

Le succès rendra faux ce funeste présage.

AMINTOR.

Oui, si de soupirer tu veux perdre l’usage

Et joindre à la beauté dont tu peux nous ravir

Le désir de nous plaire et de nous bien servir.

TÉOPISTE.

J’y ferai mes efforts.

AMINTOR.

Bientôt dedans ces plaines

Nous verrons déployer les Enseignes Romaines.

On m’a dit que l’armée y doit camper ce soir,

La montre en est superbe, et je sors pour la voir.

Va, retourne au logis. Mais déjà ce me semble

Je vois quelques soldats qui discourent ensemble

Ils viennent droit ici, tâchons d’apprendre d’eux

Où penchent de leur Chef les desseins généreux.

 

 

Scène II

 

AMINTOR, LA FORTUNE, LA FLEUR

 

AMINTOR.

Amis toujours le Ciel d’un bon œil vous regarde.

LA FORTUNE.

Toujours le même Ciel vous conserve en sa garde,

Que voulez-vous de nous ?

AMINTOR.

Apprendre seulement

Si l’armée en ce lieu campera longuement,

Et quels sont les Tyrans dont les coupables têtes

Peuvent être aujourd’hui l’objet de vos conquêtes.

LA FORTUNE.

S’il faut croire aux discours que tiennent nos soldats

Le voyage est rompu, les Tyrans sont à bas.

Au seul bruit des lauriers qui couvrent notre armée

Leurs rebelles projets sont allés en fumée,

Et la peur de périr leur a fait réclamer

La Clémence d’un bras qu’ils avaient fait armer,

On va licencier les nouvelles Cohortes,

Et du Temple de Mars fermer toutes les portes,

J’en suis au désespoir.

LA FLEUR.

J’en puis bien dire autant.

AMINTOR.

Pourquoi vous affliger si le peuple est content ?

Quel plaisir prenez-vous à voir tant de ravages ?

À piller, à brûler, à faire tant d’outrages,

Et voir dans des États, tristes et désolés

Par la flamme et le fer tant d’hommes immolés ?

La guerre, croyez-moi, n’est qu’un mal bien étrange

Dont le Ciel irrité nous punit et se venge,

Témoins tant de soldats qui nous tendent la main,

Pauvres, estropiés, et qui meurent de faim.

Témoins tant de pays et de villes désertes.

LA FLEUR.

Il n’est de maux si grands ni de si grandes pertes

Qui ne soient réparés par un rayon d’honneur.

AMINTOR.

Pour perdre un bien solide on cherche un faux bonheur.

Voyez-vous mes Enfants, la guerre est légitime,

Lorsqu’un Prince prudent autant que magnanime

Tâche de protéger le faible et l’innocent

Contre l’oppression d’un voisin trop puissant.

Je ne la blâme point, lorsqu’un peuple infidèle

Prenant la qualité d’ingrat et de rebelle

Force un bras souverain à lui faire sentir

De sa témérité le juste repentir,

Mais la faire autrement, c’est commettre une injure,

C’est offenser le Ciel, c’est trahir la Nature,

Et changer lâchement par un crime nouveau

La qualité d’arbitre en celle de bourreau.

LA FORTUNE.

Le dessein de Trajan était juste sans doute.

AMINTOR.

Je n’en murmure pas, j’y souscris, et j’ajoute

Qu’il ne saurait faillir étant bon come il est.

Mais c’est assez, Adieu.

Il sort.

LA FLEUR.

Ce bonhomme me plaît,

Et dans tout son discours comme sur son visage

Je n’ai vu que des traits d’un homme de courage.

LA FORTUNE.

Ah ! que nos sentiments ont un juste rapport,

Ami cela me charme, et m’attache plus fort,

Je vois que le dessein que j’ai fait de te plaire

Provient d’un mouvement qui n’est pas ordinaire,

Puisque de jour en jour, de moment en moment

Je connais que mon cœur t’aime plus tendrement.

LA FLEUR.

D’un semblable désir mon âme est enflammée,

À peine t’ai-je vu paraître dans l’armée

Que j’ai fait en moi-même un serment solennel

D’offrir à ton mérite un service éternel,

Mais pour se bien aimer, s’il faut se bien connaître,

Dis-moi si tu le sais, quel climat t’a vu naître ?

Apprends-moi ta fortune.

LA FORTUNE.

Il faut qu’auparavant

De ton propre destin tu me rendes savant.

LA FLEUR.

Tu devrais commencer, ton âge le demande.

LA FORTUNE.

Tu devrais obéir, mon âge le commande.

LA FLEUR.

Et bien puisqu’il le faut prépare-toi d’ouïr,

Et de quoi t’étonner, et de quoi t’éjouir.

Le sang à qui je dois le bien de ma naissance

Est illustre en effet, bien plus qu’en apparence,

Puisqu’un sort inconstant nous a précipités

Du faîte des grandeurs où nous étions montés,

Mon père ayant souffert cette chute importune

Fit dessein de changer, et d’air, et de fortune,

Mais prêt de s’embarquer, un Pirate impudent

Redoubla ses malheurs par un triste accident,

Et ce traître vola par une main infâme

Le bien qui lui restait en lui volant sa femme.

Après ce coup mortel digne de mes regrets

Un frère qui serait de votre âge à peu près,

Et moi, qu’on réservait à de pires alarmes

Demeurâmes tous seuls pour essuyer ses larmes.

Enfin après un temps de brouillard obscurci

Traversant un ruisseau par les pluies grossi,

Un Lion sort du bois, et vient sans qu’on le voie

Saisir mon faible corps pour en faire sa proie.

Il allait dévorer mes membres déjà nus

Lorsque certains bergers par hasard survenus

Trompèrent sa fureur, et forcèrent la bête

De vomir à leurs pieds sa dernière conquête,

Ainsi...

LA FORTUNE.

N’achève pas, tu te moques de moi.

LA FLEUR.

Je dis la vérité.

LA FORTUNE.

Tu la dis, je le vois,

Puisque de mot à mot tu redis mon histoire,

Toutefois en un point tu manques de mémoire,

Ou ceux qui t’ont appris le conte que tu sais

Ont changé quelque chose en ce dernier succès,

Puisqu’au lieu d’un Lion c’est un Loup dont la rage

A voulu sur mon corps commettre cet outrage.

LA FLEUR.

Un Loup, vous m’étonnez.

LA FORTUNE.

Cher Ami, si je mens

Que le Ciel me destine à de pires tourments,

Que si quelques bergers par un cri secourable

N’eussent épouvanté cette bête effroyable

J’eusse été sa victime, et ce Monstre inhumain

Eût assouvi sur moi sa fureur et sa faim.

LA FLEUR.

Vous êtes donc, bon Dieu !

LA FORTUNE.

Quoi ? je suis Agapite.

LA FLEUR.

Oui, par les mouvements que la Nature excite

Je vous connais mon frère.

AGAPITE La Fortune.

Ah ! qu’est-ce que je vois ?

Êtes-vous Téopiste ?

TÉOPISTE La Fleur.

Oui mon frère c’est moi,

Qui soumis par le Ciel à la même infortune

En reçus une grâce à la vôtre commune.

AGAPITE La Fortune.

Ô rencontre inouïe ! ô Dieu je vous bénis

Et ne m’étonne plus si nous sommes unis,

Puisque pour contracter une amitié si pure

Le mérite s’est joint avecque la Nature,

Mais avant que le jour nous ait abandonné,

Allons voir le logis que l’on nous a donné,

Nous n’en sommes pas loin.

TÉOPISTE La Fleur.

C’est ici, ce me semble.

On nous l’a désigné tout proche de ce Tremble.

AGAPITE La Fortune.

Heurtez.

TÉOPISTE La Fleur.

Je le veux bien.

 

 

Scène III

 

TÉOPISTE, AGAPITE, TÉOPISTE fils

 

TÉOPISTE mère.

Qui heurte ?

AGAPITE La Fortune.

Paraissez

Notre air et notre habit vous le diront assez.

TÉOPISTE.

Demandez-vous le Maître ?

TÉOPISTE La Fleur.

Ô Dieu ! la belle hôtesse.

AGAPITE La Fortune.

N’importe de trouver le maître ou la maîtresse

Pourvu qu’on nous reçoive il suffit.

TÉOPISTE.

À loger ?

TÉOPISTE La Fleur.

Oui.

TÉOPISTE.

Mais à ce devoir qui nous peut obliger ?

AGAPITE La Fortune.

Un billet que voilà.

TÉOPISTE.

Donnez que je le voie.

Mais d’où naît dans mon cœur cette secrète joie.

TÉOPISTE La Fleur.

La belle en nous voyant a changé de couleur.

TÉOPISTE lisant.

Au logis d’Amintor, la Fortune et la Fleur.

Est-ce vous ?

TÉOPISTE La Fleur.

Répondez.

AGAPITE La Fortune.

Je ne saurais le faire,

Et touché d’un respect qui n’est pas ordinaire,

Sans savoir d’où ce charme est en moi provenu,

J’ai peine d’aborder cet objet inconnu.

Oui c’est nous.

TÉOPISTE La Fleur.

Mais, cachés sous ces deux noms de guerre.

AGAPITE La Fortune.

Il est vrai.

TÉOPISTE.

Dieu du Ciel, arbitre de la Terre !

Pourrais-je bien jouir de ce contentement.

À ce conte on soulait nommer autrement ?

TÉOPISTE La Fleur.

Oui.

TÉOPISTE.

Comment ?

TÉOPISTE La Fleur.

Téopiste, et mon frère, Agapite.

TÉOPISTE.

Hélas ! à ces deux noms mon bonheur ressuscite,

Orphelins ?

AGAPITE.

Je ne sais, car après le malheur

Qui fit tomber ma mère au pouvoir d’un voleur,

Un destin ennemi pour comble de misère,

Par un autre accident nous ravit à mon père.

TÉOPISTE.

Il se nommait ?

AGAPITE.

Placide.

TÉOPISTE.

Ah ! je n’en doute plus,

Ces discours sont pour moi des témoins superflus,

Par de chastes transports et des marques secrètes

Le sang beaucoup plus fort me dit ce que vous êtes.

Courage mes enfants trop plaints et trop aimés,

Ouvrez pour m’embrasser des bras que j’ai formés,

Et bénissez la main dont la bonté suprême

Vous redonne une mère et me rend à moi-même.

AGAPITE.

Confus de la faveur dont m’obligent les Cieux,

À peine j’ose ouvrir la bouche ni les yeux.

Mes secrets mouvements répondent bien aux vôtres,

Mais votre habit m’étonne et m’en inspire d’autres.

TÉOPISTE.

Ne délibérez plus, dans un moment d’ici

Votre esprit se verra de doutes éclairci.

Cependant mon amour veut que je me déclare,

Et si vous ne suivez un Général barbare,

Que j’obtienne de lui par du sang ou des pleurs,

De quoi me consoler après tant de malheurs.

Menez-moi droit à lui, venez guides fidèles.

TÉOPISTE fils.

Vous êtes sur le point d’en avoir des nouvelles,

Le voilà qui s’approche en superbe appareil,

Brillant parmi les siens comme un autre Soleil.

 

 

Scène IV

 

TÉOPISTE, EUSTACHE, AGAPITE, TÉOPISTE fils

 

TÉOPISTE.

Vous dont la sage main par le cœur animée

Donne le mouvement au corps de cette armée,

Lieutenant ou consul excusez par pitié

Mon trop d’impatience, ou mon trop d’amitié.

Celle que vous voyez à vos pieds prosternée

N’avait pas autrefois la même destinée,

Et l’Astre dont ma vie éprouve le courroux

Avait une influence et des aspects plus doux.

EUSTACHE, à part.

Juste Dieu quel objet à mes yeux se présente ?

TÉOPISTE.

Mais puisque la fortune un peu trop inconstante

A voulu me réduire en l’état où je suis

Je viens à votre oreille exposer mes ennuis.

EUSTACHE.

C’est elle assurément ; mais retenons encore

Les justes mouvements du feu qui me dévore.

Parle.

TÉOPISTE.

Je suis absente ou veuve d’un Époux

Élevé dans l’Empire au même rang que vous,

Après le tour fatal d’une funeste roue

Qui du haut des grandeurs nous jeta dans la boue,

Nous nous vîmes soumis à la nécessité

De cacher autre part notre calamité.

Prêts à nous embarquer un Citoyen de Rome

Qui n’avait rien d’humain que la forme d’un homme,

Dès que sur le rivage on nous vit arriver

Trouva l’occasion de me faire enlever.

Je voulus m’écrier ; mais un lâche complice

De sa fureur brutale et de son injustice,

Me couvrant d’un manteau m’ôta tout à la fois

L’usage de la vue et celui de la voix.

L’accident qui suivit cette triste aventure

À peine sera cru dans la race future ;

Aussi je m’en tairai pour vous solliciter

D’une grâce qui peut mes douleurs arrêter.

EUSTACHE.

Que veux-tu ?

TÉOPISTE.

Deux soldats.

EUSTACHE.

Quels soldats ? les coupables

Qui par la trahison dont ils furent capables

À ta chaste moitié firent ce lâche tour ?

TÉOPISTE.

Non, mais ces innocents qui me doivent le jour.

EUSTACHE, à part.

Ah ! le plaisant objet, le ravissant spectacle,

Le Ciel pour les sauver a donc fait un miracle ?

Je ne me trompe point, voilà les mêmes traits,

Donnez quelque relâche à vos justes regrets,

Il faut que votre mal désormais se tempère,

Je vous rends vos enfants, et vous offre leur père,

Il ôte son casque, et se fait reconnaître.

Téopiste ?

TÉOPISTE.

Ah ! je meurs d’aise et d’étonnement.

EUSTACHE.

Approche et contribue à mon contentement,

Viens savoir mon destin, et me dire ta vie

Depuis le dur moment que tu me fus ravie.

Viens noyer dans l’oubli notre malheur passé,

Et relever l’éclat de ton rang effacé.

Vous mes portraits vivants dont j’ai pleuré la perte,

Puisqu’encore à mes yeux votre image est offerte

Venez me raconter quel heureux accident

Vous montre le matin après votre occident.

Mais pour cet entretien sur tout autre agréable,

Il faut chercher ailleurs un lieu plus favorable,

Et pour me soulager dans ce juste désir

Avoir peu de témoins et beaucoup de loisir.

TÉOPISTE.

J’y consens. Toutefois si je ne suis déçue

Je vois parmi vos gens celui qui m’a reçue,

Le devoir où mon sort se trouvait engagé

M’oblige à ne partir qu’avecque son congé.

EUSTACHE.

Lequel est-ce ?

TÉOPISTE.

Approchez Amintor.

AMINTOR.

Ah ! Madame,

Si la confusion que je sens dans mon âme

Ne vous parle pour moi, quel mérite puissant

Obtiendra le pardon de mon crime innocent ?

TÉOPISTE.

Loin de vous accuser je dois vous reconnaître,

Et prenant pour ami celui qui fut mon maître

Lui jurer un service éternel et constant.

AMINTOR.

Je ne veux qu’un pardon, et puis je suis content.

EUSTACHE.

C’est à moi d’ajouter à des offres si justes

De mon affection quelque marques augustes,

Cette chaîne, Amintor, est un gage assuré

De ce que Téopiste en vos mains a juré,

De nos ressentiments gardez ce témoignage.

AMINTOR.

Dieux ! à quelle action votre bonté m’engage ?

Ici l’autorité la Justice déçoit,

Et qui devrait donner est celui qui reçoit.

Ô couple généreux, puissent les destinées

Aux heures d’Amintor mesurer vos années,

Et sans rien altérer de vos contentements

Vous donner plus de jours que je n’ai de moments.

TÉOPISTE.

Adieu, de tes souhaits le Ciel te récompense.

AMINTOR.

Qui jamais de ce bien eût conçu l’espérance ?

Ma femme oyant tantôt ce qui m’est arrivé

Croira que je l’invente ou que je l’ai rêvé,

Ce présent toutefois à son esprit avare,

Confirmera l’effet d’un accident si rare.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ORMOND Préteur, ARBILAN, SOLDATS

 

ORMOND.

Amis, puisque Placide a pu les mériter

De nos justes devoirs allons nous acquitter,

Et pour un monument d’éternelle mémoire

Dressons-lui des Autels au Temple de la Gloire,

Si du coupable orgueil de ces peuples ingrats

Son nom a triomphé que n’eût fait son bras ?

Mais je le vois paraître.

 

 

Scène II

 

ORMOND, EUSTACHE, ARBILAN

 

ORMOND.

Ah ! généreux Placide,

En qui de cet État l’espérance réside,

L’Empereur m’a chargé d’offrir à vos désirs

Tout ce qu’il a de biens, et Rome de plaisirs.

Vos vertus dont l’éclat brille par tout le monde,

Sont, de gloire et d’amour une source féconde,

Et qui n’est pas charmé de vos faits glorieux

Manque pour les connaître ou d’oreilles ou d’yeux.

EUSTACHE.

Du bonheur de l’État je ne suis point la cause,

Sur des bras plus puissants cet Empire repose,

Et de quelques honneurs qu’on me flatte aujourd’hui

On ne m’en doit nommer ni l’espoir, ni l’appui.

Je viens donc recevoir cette marque d’estime,

Non comme d’un devoir le tribut légitime,

Mais comme une action par qui votre bonté

Se veut rendre admirable à la postérité.

ORMOND.

Je sais bien que des Dieux la faveur coutumière

De nos prospérités est la cause première,

Après eux toutefois le repos des Romains

Se peut dire à bon droit l’ouvrage de vos mains.

Mais de quelque bonheur qu’on vous soit tributaire

Je veux bien consentir afin de vous complaire,

Que de notre salut les premiers instruments

Soient les premiers objets de vos ressentiments.

Allons donc grand guerrier contenter votre zèle,

Et parmi l’appareil d’une pompe nouvelle

Porter de nos Autels jusques dedans les Cieux

Les hommages sacrés que nous devons aux Dieux.

Allons, qui vous retient ?

EUSTACHE.

Ces déités frivoles,

Ces fantômes parlant, ou plutôt ces Idoles,

Que votre esprit déçu révère en tant de lieux,

En un mot ces Démons que vous nommes vos Dieux,

Sont des objets trop bas pour des vœux légitimes,

Je ne connais qu’un Dieu, qui chargé de nos crimes

Pour contenter son père et fléchir son courroux

Sur l’Autel de la Croix s’est immolé pour nous.

ORMOND.

Dieux que viens-je d’ouïr ? ah ! rentrez en vous-même,

Placide, osez-vous bien proférer ce blasphème ?

Croyez-moi parlez mieux, voyez ce que je suis,

Et si vous vous aimez craignez ce que je puis.

EUSTACHE.

Je sais de quel pouvoir votre charge est suivie,

Mais quoique vous soyez arbitre de ma vie,

Ce corps impatient de revoir son auteur

Ne craint point de s’offrir à son persécuteur,

Enfin je suis Chrétien.

Dès qu’il a prononcé ce mot ceux qui le suivaient l’abandonnent.

ORMOND.

Encore un coup, Placide,

Étouffez le dessein d’être votre homicide,

La pitié me combat, et j’ai honte de voir

Où vous porte l’horreur de votre désespoir.

Joignez quelque prudence avec tant de mérite,

Et puisqu’en ce moment tout le monde vous quitte,

Jugez, jugez combien ce nom contagieux

Produira contre vous d’effets prodigieux.

EUSTACHE.

Je perds avec plaisir cette troupe importune

De lâches partisans de ma bonne fortune,

Et je puis sans rien craindre affronter le trépas

Si le Dieu que je sers ne m’abandonne pas.

Son beau nom trois fois Saint, malgré les injustices

Malgré tous les bourreaux et malgré les supplices

D’âge en âge porté par des hommes constants

Vaincra la tyrannie et l’injure des temps.

ORMOND.

Que de son propre bien votre âme est ennemie,

De ce degré d’honneur tomber dans l’infamie

Quelle chute, Placide, et quel aveuglement ?

EUSTACHE.

Je trouve ma grandeur dans cet abaissement,

En cette occasion ma honte fait ma gloire

Et me perdant ainsi je gagne une victoire.

ORMOND.

Si rien ne peut toucher votre esprit obstiné,

Vous connaissez nos Lois.

EUSTACHE.

Qu’ont-elles ordonné ?

ORMOND.

Que tout Chrétien périsse.

EUSTACHE.

Ô la belle Ordonnance !

ORMOND.

Nul encor de ces lois n’a reçu la dispense

Et quelque cruauté qu’on me puisse imputer

L’Empereur m’a prescrit de les exécuter.

EUSTACHE.

Puisque par leurs décrets l’innocence est un crime,

Préparez un Autel, voici votre victime

Toute prête à souffrir la rigueur de vos coups.

ORMOND.

Placide, pour cela je me saisis de vous,

Rendez-moi votre épée. Ô courage invincible !

EUSTACHE.

Jadis à cet affront j’aurais été sensible,

Mais aujourd’hui le nom pour lequel je combats

A besoin de mon cœur et non pas de mon bras.

ORMOND.

De tant d’exploits guerriers refuser la Couronne !

EUSTACHE.

On les doit mépriser si le Ciel ne les donne.

ORMOND.

Emmenez-le soldats, et je vais cependant

Informer l’Empereur de ce triste accident,

On ne peut lui donner de moindre récompense

Que de tenir sa mort quelque temps en balance.

Mais Trajane paraît, avant que de partir

D’un mal qui la regarde il la faut avertir.

 

 

Scène III

 

ORMOND, TÉOPISTE, ARBILAN, AGAPITE, TÉOPISTE fils

 

ORMOND.

Madame auriez-vous cru ; mais dois-je vous le dire ?

TÉOPISTE.

Quoi ?

ORMOND.

Que par un malheur fatal à cet Empire

Placide opiniâtre eût enfin préféré

À l’honneur du triomphe un trépas assuré.

TÉOPISTE.

Comment ?

ORMOND.

Il est Chrétien.

TÉOPISTE.

L’a-t-il dit ?

ORMOND.

Oui, Madame,

Sa bouche a découvert les secrets de son âme.

AGAPITE.

S’il l’a dit.

TÉOPISTE.

Taisez-vous, ne pourrais-je le voir ?

ORMOND.

Contraint de m’acquitter de ce fâcheux devoir

Je l’ai fait prisonnier ; toutefois s’il vous reste

Quelque charme pour rompre un dessein si funeste,

Vous pouvez l’employer, adieu, n’épargnez rien,

Car il perdra la vie, ou le nom de Chrétien.

Faites qu’elle lui parle.

SOLDAT.

En secret ?

ORMOND.

Il n’importe.

TÉOPISTE.

Hélas dans quel péril ma faiblesse me porte !

Qu’on voit d’incertitude en l’esprit des humains,

Je brûle, je frémis, je désire, je crains,

Et de quelque repos que ma mort soit suivie

Je redoute le coup qui doit m’ôter la vie.

Enfants que je chéris beaucoup plus que le jour,

Témoins de nos malheurs, gages de notre amour,

Allez trouver Placide, et faites-lui connaître

Qu’il doit se conserver pour ceux qu’il a fait naître,

Faites qu’il vous écoute, et qu’il ne meure pas,

Ou s’il ne peut sans crime éviter le trépas

Dites qu’il le diffère, et qu’il faut qu’il m’attende

Puisque le Ciel le veut et ma foi le commande.

AGAPITE.

Où le trouverons-nous ?

SOLDAT.

Au logis du Préteur.

TÉOPISTE.

Ou plutôt au logis de son persécuteur.

Ami conduisez-les. Mais Plotine s’avance,

Employons son pouvoir, implorons sa clémence.

 

 

Scène IV

 

PLOTINE, TÉOPISTE

 

PLOTINE.

Trajane qu’avez-vous qui vous force à pleurer ?

Avez-vous quelque chose encore à désirer ?

Sous le faix des grandeurs et de tant de trophées

Vos douleurs que je crois doivent être étouffées.

TÉOPISTE.

L’éclat de ses grandeurs facile à se ternir

Augment ma disgrâce, au lieu de la finir,

L’excès de la clarté nous met dans les ténèbres,

Nos pompes ne sont plus que des pompes funèbres,

Et malgré tant de gloire et de travaux soufferts

Placide a vu changer son triomphe en des fers.

PLOTINE.

À des fers ?

TÉOPISTE.

Oui, Madame, il faut que je confesse

Que le mal qu’il ressent fait toute ma tristesse.

Mais si le souvenir des illustres exploits

Dont il porta si loin vos bornes et vos lois,

Si tant de longs travaux, si le sang ou les larmes

Pour empêcher sa mort sont d’assez fortes armes,

Madame par pitié détournez ce malheur,

Et rendez-vous sensible aux traits de ma douleur.

PLOTINE.

De quoi l’accuse-t-on ?

TÉOPISTE.

J’ignore son offense.

PLOTINE.

Pourrait-on sous des fers voir gémir l’innocence ?

Voudrait-on de l’Empire abattre le soutien ?

TÉOPISTE.

Sa vertu le trahit, et le nom de Chrétien

Est tout ce qu’on impute à ce cœur magnanime.

PLOTINE.

Quoi n’est-ce pas assez ? peut-on trouver de crime

Qui ne cède à celui de ces lâches esprits,

Qui couvrant nos Autels d’un injuste mépris

Font éclater partout leur puissance magique,

Et menacent l’État de quelque fin tragique ?

Trajane je ne puis que plaindre votre sort,

Mais ne vous flattez point, s’il persiste il est mort,

Quoi qu’il eût entrepris, et qui qu’il eût pu faire,

Eût-il trempé ses mains dans le sang de son père,

J’eusse pu d’un seul mot son pardon obtenir,

Et nul homme aujourd’hui n’eût osé le punir.

Mais touchant le forfait dont Placide est coupable,

De parler seulement je me trouve incapable,

Puisqu’en cette matière un décret solennel

Punit l’intercesseur comme le criminel.

TÉOPISTE.

Vous me refusez donc ?

PLOTINE.

Je ne puis autre chose,

Adieu.

TÉOPISTE.

Quelle rigueur ! quelle métamorphose !

Fondez quelque espérance aux promesses des grands.

Juste Dieu c’en est fait, je cède, je me rends,

La faiblesse du sexe a fait ma résistance,

Pardonne à mes défauts ce défaut de constance,

Pour étouffer l’ennui qui me vient dévorer,

C’est ta seule bonté que je dois implorer,

Viens donc à mon secours, c’est en toi que j’espère,

Quitte le nom de Juge, et prends celui de père

Et donne-moi la gloire avecque le plaisir,

De seconder Placide en son juste désir.

Ah ! que je sens de zèle et de force en mon âme,

Elle n’était que glace, elle n’est plus que flamme,

Mon cœur malgré l’horreur des supplices nouveaux,

Va mépriser la rage et la main des bourreaux.

Sus donc, que tardons-nous mon Eustache m’appelle,

Cueillons avecque lui cette palme immortelle,

Aussi bien j’aperçois le Préteur qui revient.

 

 

Scène V

 

ORMOND, ARBILAN, SOLDATS

 

ORMOND.

Vous l’avez pu connaître aux paroles qu’il tient.

Il n’est point de fureur égale à sa colère,

Quand Placide aujourd’hui serait son propre père,

S’il ne change il mourra, l’Empereur m’a prescrit

De tourmenter son corps, d’affliger son esprit,

Afin que la rigueur d’une peine si dure

Passe pour un exemple à la race future.

ARBILAN.

C’est dommage pourtant.

ORMOND.

Je le plains comme vous,

Mais n’ayant pu du Prince apaiser le courroux,

À ce fâcheux Arrêt il faut que j’obéisse,

Et malgré nos souhaits que Placide périsse,

J’ai déjà dessiné le genre de sa mort,

Trajane toutefois a dû faire un effort,

Voyons si les attraits qu’elle a mis en usage

Auront eu le pouvoir d’altérer son courage.

Ils ne sont pas bien loin qu’on les fasse venir.

À ce premier abord je veux me retenir,

Mais pour le punir mieux, si comme je le pense

Son esprit obstiné lasse ma patience.

ARBILAN.

Peu de ces enragés sur le point d’expirer

Ont changé de dessein, leur gloire est d’endurer,

Et je crois que la mort a pour eux des délices,

Puisqu’on les a vu rire au milieu des supplices.

 

 

Scène VI

 

ORMOND, EUSTACHE, TÉOPISTE, AGAPITE, TÉOPISTE fils, ARBILAN, SOLDATS

 

ORMOND.

Les voici, mais sans doute à voir sa gaieté

Trajane du combat a le prix emporté,

Que Placide a des yeux et modestes et graves,

Il semble qu’il conduit mes soldats comme esclaves.

Et bien cœur endurci qu’avez-vous résolu ?

Parlez, ne celez rien.

EUSTACHE.

Tout ce qu’elle a voulu.

ORMOND.

Ah ! Madame on vous doit le salut de l’Empire,

Il faut vous couronner.

TÉOPISTE.

Oui, mais par un martyre,

Je n’ai point d’autre Dieu que le Dieu des Chrétiens,

Comme lui je l’adore, et me moque des tiens.

AGAPITE.

Cette confession de la nôtre est suivie,

N’ayant qu’un même sang nous n’avons qu’une envie.

ORMOND.

Lâche confession ! ah ! je meurs de dépit,

Trajane ? de vos sens la vigueur s’assoupit.

Quoi, vous méprisez donc nos Autels et nos Temples,

De tant d’hommes punis les funestes exemples

Ne portent point d’horreur qui vous puisse toucher ?

TÉOPISTE.

Expose-moi vivante aux flammes d’un bûcher,

Montre-moi si tu veux un gibet, une roue,

Ce sont de petits maux dont mon âme se joue,

Après tant de faiblesse ou tant d’impiété

Je ne saurais souffrir ce que j’ai mérité.

ORMOND.

En vain tu fais paraître une âme si constante,

La mort a des regards dont le trait épouvante,

Et je veux que ton cœur tant soit-il assuré

S’ébranle au seul objet du tourment préparé.

Un dessein criminel ne manque point d’obstacle,

Qu’on découvre à ses yeux cet horrible spectacle.

Il lui fait voir le Taureau enflammé.

EUSTACHE.

Est-ce là mon tombeau ? mourons me voici prêt,

Ce Taureau me ravit, et ce brasier me plaît.

Mais si quelque pitié dans votre âme se glisse,

Sauvez ces deux enfants de ce dernier supplice,

Sauvez cette beauté dont le sexe innocent

Pour vous troubler jamais n’a qu’un bras impuissant.

La Nature et les lois défendent qu’on l’opprime,

C’est moi qu’il faut punir, puisque j’ai fait son crime

Moi dont les sentiments étant maîtres des siens

Ont engagé son âme au parti que je tiens.

TÉOPISTE.

Hélas que t’ai-je fait ! et par quelle injustice

Placide en te sauvant veux-tu que je périsse ?

Et que pour éviter la peine d’un moment

Celle que tu chéris souffre éternellement ?

S’il faut sauver quelqu’un, c’est toi qui le mérites,

Ton bras a de l’Empire étendu les limites,

Et l’État aujourd’hui peut un blâme encourir,

Si l’ayant pu sauver il te laisse périr,

Donc pour le dérober à des peines si dures,

Écoutez par pitié la voix de ses blessures,

Consultez ses exploits, et pour vous émouvoir

Comme ses actions pesez votre devoir.

Sauvez avecque lui ses vivantes images,

Rome doit s’affermir par ces jeunes courages,

Qui dignes héritiers d’un père glorieux

Peuvent rendre son nom redoutable en tous lieux.

Détournez de leurs yeux l’objet de ces supplices,

Séparez la vertu de la peine des vices,

Ou croyez quelque mal qu’ils puissent avoir fait

Qu’il ne faut que mon sang pour laver leur forfait.

AGAPITE.

Votre sang ? ah ! Madame, avant que je l’endure

On verra pervertir l’ordre de la Nature,

Je vous dois la lumière, et la perdre pour vous

Est un juste devoir auquel je me résous.

Ou si l’ingrate main d’un Tyran implacable

Signant de votre mort l’arrêt irrévocable,

Ne veut pas que mon sang du vôtre soit le prix,

À mépriser le jour mon courage est appris.

Je dois finir mon sort par un même supplice,

Ou comme auteur du mal ou bien comme complice.

TÉOPISTE fils.

Seigneur, puisque mon frère a formé ce dessein,

Ouvre à nos justes vœux ton oreille et ton sein,

Quand ils auraient failli, n’est-ce assez pour leur crime

D’offrir à ta rigueur une double victime,

Épargne ces Amants, ne lance que sur nous

Les traits de ta justice ou ceux de ton courroux,

Je ne quitterai point tes genoux que j’embrasse,

Que ton cœur imploré ne m’ait fait cette grâce,

Seigneur.

ORMOND.

Va, lève-toi, faible, mais généreux,

Et digne d’être né d’un homme plus heureux ;

Si tu n’es aveuglé, Placide, considère

Ces enfants attachés au destin de leur père

Vois que par les transports d’un esprit forcené

Tu leur ôtes le jour que tu leur as donné.

Mesure encor un coup les grandeurs qui t’attendent

À la honteuse fin que tes crimes demandent,

Placide repens-toi, retourne à nos Autels,

Je vais te préparer des honneurs immortels.

EUSTACHE.

Les honneurs que le Ciel ordonne que j’obtienne

Me viendront d’une main plus riche que la tienne,

J’abhorre avec raison tes présents criminels,

Et ne veux plus de biens s’ils ne sont éternels.

Lève donc le bandeau dont ta haine est couverte,

Prononce mon salut en prononçant ma perte,

Pourvu...

ORMOND.

N’en parle plus, il est temps que la mort

Règle vos différends, et vous mette d’accord.

Puisque voyant le port tu cours à ton naufrage,

Je veux en ce moment satisfaire à ta rage,

Contenter ta folie, et te faire éprouver

Le plus rude tourment que l’on saurait trouver.

Ouvrages dangereux d’un corps mélancolique,

Il s’adresse aux Enfants.

Capables d’infecter toute la République,

Puisque cet obstiné n’est pas prêt à changer,

Commencez les douleurs dont je veux l’affliger.

Mourez.

TÉOPISTE.

Ah ! quel arrêt.

AGAPITE.

Mon frère que t’en semble.

TÉOPISTE fils.

Je suis prêt.

AGAPITE.

Allons donc, et mourrons tous ensemble,

Ce Théâtre est un champ où naissent les lauriers,

Pour en cueillir plutôt montons-y les premiers.

EUSTACHE.

Allons mes chers enfants.

TÉOPISTE.

Allez couple fidèle,

Où d’un Dieu tout-puissant la gloire vous appelle.

Adieu.

AGAPITE.

Pourquoi des pleurs, ils sont hors de saison.

TÉOPISTE.

La Nature les pousse et non pas la raison,

Allez je n’en puis plus, ma voix meurt en ma bouche.

ORMOND.

Cette perte insensé n’a donc rien qui te touche ?

Ménage mieux ton sang, sauve-les du trépas,

Placide ils sont perdus, s’ils font encore un pas

EUSTACHE.

Il n’importe.

ORMOND.

Achevez.

AGAPITE.

Roi du Céleste Empire

Pour nos persécuteurs nous t’offrons ce martyre.

Ils se jettent dedans.

ARBILAN.

Qui jamais en mourant parut si généreux.

ORMOND.

Trajane suivez-les.

TÉOPISTE.

C’est tout ce que je veux,

Le feu que ce désir dans mes veines allume

Égale pour le moins celui qui les consume.

Adieu donc mon Eustache, adieu mon cher Époux

Je commence à mourir me séparant de vous,

Et ne puis résister aux transports dont me presse

Cette nécessité qui fait que je vous laisse.

Mais pour nous rassembler faites quelques efforts

Afin que de nos cœurs ainsi que de nos corps

Ce tombeau mugissant où je m’en vais descendre,

Montre encor l’union par une même cendre,

Me le promettez-vous ?

EUSTACHE.

Oui, partez seulement,

Vous ne me devancez que d’un simple moment,

Qu’à l’objet du péril votre âme ne s’étonne,

Dieu du plus haut des Cieux vous tend une Couronne ;

Heureuse Téopiste admirez votre sort,

Vous allez au triomphe, et non pas à la mort.

TÉOPISTE.

En effet ces degrés sont des degrés de gloire.

J’approche du combat.

EUSTACHE.

Dites de la victoire.

TÉOPISTE.

Dieu l’unique refuge et l’espoir des humains

Je résigne ma peine et ma mort en tes mains.

Elle se jette.

ORMOND.

Quoi tu la vois périr sans changer de visage ?

Quelle brutalité ! Mais plutôt quel courage !

Va, cœur dénaturé, meurs, c’est trop différer.

EUSTACHE.

C’est le plus grand bonheur que je puisse espérer

J’ai regret seulement de n’en être pas digne.

Mais puisque je reçois cette faveur insigne,

Que je baise la main de qui l’autorité

A tracé le décret de ma félicité.

Adieu je tarde trop, volons. Dieu de nos âmes

Je te donne mon cœur, et mon corps à ces flammes.

ORMOND.

Ô sort digne d’envie ! ô trépas glorieux !

Mais qu’est-ce que j’entends ? que voyez-vous mes yeux,

Ces bienheureux esprits avec mille louanges

Sont emportés au Ciel sur les ailes des Anges.

Il cherche les bourreaux.

Venez exécuteurs de nos lâches desseins,

Et tournez contre moi vos sacrilèges mains,

Tout n’est pas achevé, je suis de la partie,

Leur exemple puissant mon âme a convertie.

Mais je ne vois personne, ah ! c’est trop discourir,

Allons publiquement et le dire et mourir.

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