Les Sosies (Jean de ROTROU)

Comédie en cinq actes et un prologue, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1636.

 

Personnages

 

JUNON, faisant le prologue

JUPITER, sous la ressemblance d’Amphitryon

MERCURE, sous la ressemblance de Sosie

AMPHITRYON, mari d’Alcmène

ALCMÉNE, femme d’Amphitryon

CÉPHALIE, suivante d’Alcmène

SOSIE, valet d’Amphitryon

LES CAPITAINES

 

 

PROLOGUE

 

JUNON.

Sœur du plus grand des dieux(car ce nom seul me reste),

Honteuse, je descends de la voûte céleste,

Et veuve d’un époux qui ne mourra jamais,

Le fuis puisqu’il me fuit, et lui laisse la paix.

Les maîtresses enfin l’emportent sur l’épouse ;

Elles sont les Junons, et je suis la jalouse,

Il me prescrit la terre et leur marque les cieux ;

Et du bras qu’il leur tend il me pousse en ces lieux.

Ses premières amours, cette fille profane,

Que dessous les habits et le nom de Diane

 (Diane, qui préside à la virginité)

Ce traître dépouilla de cette qualité,

N’y règne-t-elle pas sous la forme d’une ourse,

Et son mal de son bien ne fut-il pas la source ?

Quel fruit eut mon courroux de transformer son corps ?

Elle occupe le ciel, et m’en voici dehors :

Ma vengeance profite aux objets de ma haine,

Et j’établis leur gloire en méditant leur peine.

Sur ce trône éternel les sept filles d’Atlas

À ma confusion ne brillent-elles pas ?

Des pudiques la gloire est due aux vicieuses,

Et le crime de trois en fît sept glorieuses.

Vis-je pas qu’à ma honte Ariane y monta

Par la faveur du fils dont Sémèle avorta ?

Les deux astres jumeaux que l’Océan révère

N’y triomphent-ils pas du péché de leur mère ?

L’honneur ne conduit plus en ces champs azurés ;

Les vices aujourd’hui s’en sont faits les degrés ;

Où la vertu régna le déshonneur habite,

Et le crime a le prix qu’eut jadis le mérite.

Mais que ma plainte à tort ramène les vieux ans

Où le temps lui fournit des objets si présents !

Alcmène ira bientôt y posséder la place

Que sans doute déjà ce perfide lui trace ;

Déjà je crois l’y voir, en pompeux appareil,

Venir remplir un lieu plus haut que le soleil,

D’un regard dédaigneux braver ma jalousie,

Et, riante à mes yeux, savourer l’ambroisie :

C’est ce superbe objet de mon juste courroux

Qui tire de mon lit cet adultère époux.

Qui, comblant de faveurs son ardeur effrénée,

M’ôte les saints baisers qu’il doit à l’hyménée ;

C’est d’elle (si du sort qui régit l’univers

Les livres éternels à mes yeux sont ouverts).

C’est d’elle que va naître un héros indomptable,

Un Alcide, un prodige aux monstres redoutable,

Qui seul doit plus que tous obscurcir mon renom,

Et qui seul doit régner au mépris de Junon.

Combien dure la nuit qui le promet au monde !

Le soleil par respect n’ose sortir de l’onde :

Et par solennité la courrière des mois

Contre l’ordre des nuits n’en fait qu’une de trois ;

Ainsi, pour honorer ce qui me déshonore,

Le Ciel même fléchit, le jour ne peut éclore,

Et pour un fruit honteux de baisers criminels

La nature interrompt ses ordres éternels.

Mais qu’il naisse et commence une incroyable histoire,

Sa peine avec usure achètera sa gloire :

Le noir séjour des morts, l’air, la terre, le ciel,

Vomiront contre lui tout ce qu’ils ont de fiel ;

Mortel, il est l’objet d’une immortelle haine,

Aussitôt que ses jours commencera sa peine ;

Les lions, les serpents, les hydres, les taureaux,

Seront de son repos les renaissants bourreaux ;

Et je regretterais une heure de sa vie

Qui d’un nouveau travail ne serait poursuivie.

Je sais que son courage, égal à son malheur,

Remplira l’univers du bruit de sa valeur ;

Que lion, plus lion que tous ceux de Némée,

Il lassera ma haine à sa perte animée ;

Je sais que ses effets passeront mes desseins,

Que mes yeux seront las bien plus tôt que ses mains,

Qu’il achèvera plus que je ne délibère,

Et que par ses exploits il prouvera son père ;

Mais que des enfers même il sorte glorieux,

Que, second Encelade, il attaque les cieux,

Et mette la frayeur au sein du dieu de Thrace,

Mon seul ressentiment, ma seule passion

Saura bien triompher de son ambition.

D’autres armes manquant à ma fureur extrême,

Je n’opposerai plus que lui-même à lui-même ;

Lui-même il se vaincra ; s’il naît pour vaincre tout,

De ce dernier ouvrage il viendra bien à bout.

Je veux qu’il ait ensemble et la gloire et la honte,

Qu’au rang de ses vaincus quelque jour on le compte ;

S’il triomphe de tout, et si pour son trépas

Tout autre est impuissant, il ne le sera pas ;

Lui-même contre lui servira ma colère,

Mieux qu’hydre, que serpents, que lion, que Cerbère,

Et ne laissera pas à la postérité

L’audace d’attenter à la divinité.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MERCURE, seul

 

La nuit.

Vierge, reine des mois et des feux inconstants

Qui président au cours de la moitié du temps,

Lune, marche à pas lents, laisse dormir ton frère,

Tiens le frein aux coureurs qui tirent ta litière ;

Cependant que mon père, enivré de plaisirs,

Au sein de ses amours le lâche à ses désirs.

Prête avec moi ton aide à cette jouissance,

Et de ta chasteté ne prends point de dispense ;

Absolu comme il est sur tous les autres dieux,

À notre obéissance il doit fermer les yeux.

Le rang des vicieux ôte la honte aux vices,

Et donne de beaux noms à de honteux offices ;

C’est éloquence à moi que de servir ses feux,

Que de persuader les objets de ses vœux ;

Et mon nom est celui de messager du Pôle,

Qui de mon père en terre apporte la parole.

Retarde en sa faveur la naissance du jour.

Mais Sosie en ces lieux avance son retour :

Pour servir Jupiter cessons d’être Mercure ;

Allons de ce valet emprunter là figure,

Et troublons son esprit d’un si plaisant souci,

Que, s’ignorant soi-même, il s’éloigne d’ici.

Il sort.

 

 

Scène II

 

SOSIE, seul, une lanterne à la main

 

Quelle témérité pareille à mon audace

Pourrait entrer au sein du dieu même de Thrace ?

À quelle complaisance un serf est-il réduit,

Qu’il faille marcher seul à telle heure de nuit ?

Si du guet par hasard la rencontre importune

Se trouve sur mes pas, quelle est mon infortune ?

Mon innocence alors, veuve de tout secours,

Emploiera vainement et raison et discours ;

Ces gens, pour mon malheur, trop pleins de courtoisie,

Me voudront recevoir contre ma fantaisie,

Et, croyant me traiter bien honorablement,

De la maison du roi feront mon logement.

Le plaisir de mon maître à ce malheur m’expose ;

Son imprudence ainsi de mes heures dispose :

À ses commandements le jour ne suffit pas,

Il lui plaît que la nuit exerce encor mes pas ;

Quelque mal qui m’arrive, il croit tout raisonnable

À qui semble être né pour être misérable.

Chez les grands le servage est plus rude en ce point

Qu’aux forces le travail ne s’y mesure point,

Qu’on n’y distingue point le, droit de l’injustice,

Et qu’il faut que tout ploie au gré de leur caprice ;

Leur esprit, franc de soins en son oisiveté,

Trouve à tous nos travaux de la facilité,

Et, sans considérer jour, nuit, chaud, ni froidure,

Veille, course, ni peine, à leur avis n’est dure.

Mais dessus son malheur si longtemps méditer,

Au lieu de l’amoindrir ne fait que l’irriter ;

Il est plus à propos que mon humble pensée,

Compagne de mes vœux vers le ciel soit dressée,

Et que je reconnaisse avec soumission

Les biens que nous tenons de sa protection.

Certes en ce combat, contre toute apparence,

Ses faveurs ont de loin passé notre espérance ;

Tous ont exécuté plus qu’ils n’avaient promis,

Chaque coup mettait bas un de nos ennemis ;

Et mon maître, à nous voir les destins si propices,

A douté si des dieux marchaient sous ses auspices.

Des rebelles enfin l’espérance est à bas,

Créon est rétabli dedans tous ses états,

Et mon maître vainqueur m’envoie à ma maîtresse

Annoncer cette heureuse et commune allégresse.

 

 

Scène III

 

MERCURE, sous la ressemblance de Sosie, SOSIE

 

MERCURE.

Inspiré de mon père à qui tout est connu,

Représentons celui que je suis devenu.

Le voici qui, rêveur sa harangue étudie.

SOSIE.

Mais consultons un peu ce qu’il faut que je die,

Car je fuyais plus fort au plus fort du combat,

Et de frayeur encor le cœur au sein me bat.

Plus leurs bras s’employaient à ce sanglant office,

Plus mes jambes aussi se donnaient d’exercice ;

Je mesurais mes pas à l’ardeur de leurs coups,

Et la peur m’animait autant qu’eux le courroux.

MERCURE.

Ce menteur éternel, à soi seul imitable,

Une fois pour le moins se trouve véritable.

SOSIE.

N’omettons rien pourtant dont on puisse juger

Que j’aie été présent au plus pressant danger ;

Et ce que je n’ai vu que par les yeux des autres,

Jurons impudemment de le tenir des nôtres.

Avisons en nous-même à parler à propos.

Je ferai mon récit, à peu près, en ces mots.

Madame, Amphitryon (arrivés que nous sommes),

Entre les principaux, a fait choix de deux hommes,

Gens de cœur et zélés sur tous les citoyens,

Pour envoyer d’abord vers les Téléboyens ;

Tous deux partent du camp, avec ordre d’apprendre

Si Ptérèle prétend ou se perdre ou se rendre,

S’il veut par son devoir se procurer la paix,

Ou s’il veut que du bruit nous passions aux effets.

Mais en lui ces hérauts trouvent une âme altière,

Qui de notre fureur augmente la matière.

D’une audace effrontée il repart aigrement,

Qu’il trouvera sa paix en notre monument ;

Qu’il a depuis longtemps appris de son courage

À ne s’effrayer pas d’un si léger orage,

Et que ses gens et lui, vieillis dans les hasards,

Verraient sans peur le foudre aux mains même de Mars.

Mon maître, à ce rapport, fait sortir notre armée :

D’un funeste flambeau la guerre est allumée ;

Les drapeaux déployés, chacun marche en son rang,

Et ne respire plus que carnage et que sang.

L’ennemi d’autre part, en superbe équipage,

L’impatience aux mains et l’audace au visage,

Sort l’enclos de sa ville, et par un vain orgueil

Semble sous ses remparts marquer notre cercueil.

D’un et d’autre côté les trompettes résonnent,

La terre d’alentour rend les airs qu’elles sonnent :

À ce bruit éclatant le cœur croît aux soldats ;

Et cette noble ardeur leur fait croître le pas.

Les chefs des deux partis, après quelques prières,

Par qui chacun se croit rendre les dieux prospères,

Sollicitent leurs gens et marchent à la fois,

Mais font mieux par l’exemple encor que par la voix.

Alors tout ce qu’on a d’adresse et de courage,

En ce pressant besoin on le met en usage ;

L’effet de la promesse en l’ouvrage se voit :

Le sang dérobe au fer la lueur qu’il avait,

Il tombe par ruisseaux, il coule à chaque atteinte,

L’herbe en prend la couleur et la terre en est teinte ;

Chaque arme, à chaque choc, produit autant d’éclairs ;

Le bruit en retentit dans le milieu des airs ;

Et cet humide lieu, non sans raison, s’étonne

Que, hors de son espace, il pleuve, éclaire, et tonne.

La victoire à la fin se déclare pour nous ;

Il tombe autant de corps que nous portons de coups :

Le mort et le mourant pêle-mêle s’entasse ;

Mais leur trépas est beau, chacun meurt en sa place ;

L’ordre est en ce désordre, et de ces nobles cœurs

Le courage héroïque étonne les vainqueurs.

Avec nous leur vertu leur partage la gloire,

Mais la force et le sort nous donnent la victoire ;

Nos efforts sont suivis d’un prospère succès,

Et notre joie alors va jusques à l’excès.

MERCURE.

Certes là vérité, hors de ce qui le touche,

Sort nûment et sans art de sa profane bouche,

Car nous vîmes du ciel les deux camps se heurter ;

Mon père y mit la main.

SOSIE.

J’oubliais d’ajouter

Que le plus noble exploit qui finit la querelle

Fut celui de mon maître en la mort de Ptérèle ;

Sa main, rouge du sang de ce superbe roi,

Remplit ce qui resta de terreur et d’effroi ;

L’espoir abandonna ces généreuses âmes,

Et lors nos gens sans peine achevèrent leurs trames.

Enfin ce grand combat finit avec le jour ;

Mais jamais le soleil ne fit un si long tour :

Quelque heureux qu’il nous fût il me fut une année,

Car je ne mangeai point de toute la journée ;

Je fus du rang des morts, et la faim en effet

Me fit autant mourir que le fer aurait fait.

En ces mots à peu près je ferai ma harangue.

Certes je n’osais tant espérer de ma langue,

Elle a fait son devoir en cette occasion,

Et n’a rien entrepris à ma confusion.

Marchons donc ; je m’amuse, et ma charge me presse

D’aller de ce récit réjouir ma maîtresse.

MERCURE, à part.

Prenons de sa figure et de son propre nom

Le droit de le chasser de sa propre maison :

Mettons feintes, serments et malice en usage ;

Représentons ses mœurs ainsi que son visage ;

Battons-le de ses traits. Mais pourquoi dans les cieux

D’un si fixe regard attache-t-il ses yeux ?

SOSIE, regardant le ciel.

Par quelle ivrognerie ou quel plaisant caprice

À le dieu de la nuit oublié son office ?

Il semble que ces feux, cloués au firmament,

Contre leur naturel n’aient plus de mouvement ;

Je ne vois dévaler dans leurs grottes liquides

Orion ni Vesper, ni les sept Atlantides ;

La lune semble fixe, et jamais le soleil,

Si leur cours est si lent, ne rompra son sommeil.

MERCURE, à part.

Achève, heureuse nuit, d’obéir à mon père,

Et de longtemps encor ne finis ta carrière.

SOSIE.

Amants, que cette nuit vous veut favoriser !

MERCURE.

Mon père en fait l’épreuve, et sait bien en user.

SOSIE.

Autre ne fut jamais de si longue durée

Qu’une où de mille coups j’eus la peau déchirée,

Où cent valets sur moi se lassèrent les bras ?

La lune, pour me voir, arrêta court ses pas :

De vrai, cette première était plus longue encore,

Et je désespérais du retour de l’aurore.

J’arrive enfin chez nous ; entrons, nous y voici.

Mais, à l’heure qu’il est, que fait cet homme ici ?

MERCURE, à part.

Il est poltron au point où plus on le peut être.

SOSIE, à part.

Je crains bien pour ma bourse un changement de maître.

MERCURE, à part.

Il tremble.

SOSIE, à part.

Et je conçois, du bruit que font mes dents,

Un présage assuré de mauvais accidents.

Cet homme officieux, s’étonnant que je veille,

Quand si profondément tout le monde sommeille,

Soigneux de mon repos plus qu’il n’en est besoin,

Me va faire dormir, sans doute, à coups de poing.

Combien de ce repos la crainte me travaille !

Dieux ! quel homme voilà ! quel port et quelle taille !

MERCURE, à part.

Pour accroître sa peur, menaçons, parlons haut.

Sus, mes poings, donnez-moi le repas qu’il me faut ;

Faites un compagnon de sort et de disgrâce

Aux quatres hommes qu’hier j’assommai sur la place,

Ils surent qu’au besoin vous êtes bons et lourds.

SOSIE.

Je ferai le cinquième ! Ô malheur de mes jours !

MERCURE, à part.

De votre premier coup ne laissez dents en bouche.

SOSIE, à part.

Eh ! de quoi donc manger ? Je suis mort s’il me touche.

MERCURE.

Voici de la matière à notre noble ardeur ;

Je sens ici quelqu’un.

SOSIE, à part.

Ô la funeste odeur !

MERCURE.

Il ne peut être loin et vient de long voyage.

SOSIE, à part.

Cet assommeur devine.

MERCURE.

Il approche ; courage.

SOSIE.

Si tu me dois toucher, contre ce mur au moins,

Par gloire ou par pitié, daigne amollir tes poings.

MERCURE.

Chargeons-le d’importance.

SOSIE.

Eh ! je suis las de sorte

Que, sans charge, moi-même à peine je me porte.

MERCURE.

Mais où ce malheureux détourne-t-il ses pas ?

SOSIE.

Quel serait mon bonheur s’il ne me voyait pas !

MERCURE.

Sa voix, ou je m’abuse, a frappé mon oreille.

SOSIE.

Et sa main va frapper la mienne à la pareille.

MERCURE.

Il vient, je l’aperçois.

SOSIE.

J’ignore qui je suis

En l’état malheureux où mes jours sont réduits ;

De peur le poil me dresse et tout le corps me tremble ;

Mon ambassade et moi sommes péris ensemble.

Mais ta vertu. Sosie, au besoin se dément :

Il est seul comme toi ; parle-lui hardiment.

MERCURE.

Toi qui portes Vulcain en cette corne esclave...

SOSIE.

Mais toi qui brises tout et qui fais tant du brave...

MERCURE.

Où s’adressent tes pas ?

SOSIE.

Que t’importe ? Ou je veux.

MERCURE.

Es-tu libre, ou captif ?

SOSIE.

Oui.

MERCURE.

Mais lequel des deux ?

SOSIE.

Lequel des deux me plaît, ou tous les deux ensemble.

MERCURE.

Ce maraud veut périr.

SOSIE.

Tel menace qui tremble.

MERCURE.

Mais qui, de grâce, es-tu ? Qui t’amène en ce lieu ?

SOSIE.

J’appartiens à mon maître ; es-tu content ? Adieu.

MERCURE.

J’arracherai, pendard, cette langue effrontée.

SOSIE.

Ses remparts sont trop bons pour s’y voir affrontée.

MERCURE.

Poltron, répliques-tu ? Que viens-tu faire ici ?

SOSIE.

Mais qu’y cherches-tu, toi qui t’en mets en souci ?

MERCURE.

Créon y fait veiller les gardes de la ville.

SOSIE.

Oui, mais notre retour rend ce soin inutile.

Va, laisse cette charge aux gens d’Amphitryon.

MERCURE.

Ami, qui que tu sois, ou domestique ou non...

SOSIE.

Eh bien ?

MERCURE.

Fuis tôt, et perds cette humeur suffisante,

Ou ta réception ne sera pas plaisante.

SOSIE.

Je suis de ce logis ; c’est où tendent mes pas,

Et tous tes vains discours ne m’en chasseront pas.

MERCURE.

Je te vais rendre vain, sais-tu de quelle sorte ?

En ne te chassant pas, mais faisant qu’on t’emporte.

Çà, mes poings, travaillons.

SOSIE.

Mais pour quelle raison

Me met un étranger hors de notre maison ?

Quel droit y prétend-il ?

MERCURE.

Hors de ta maison, traître ?

SOSIE.

Oui, puisque j’y demeure et qu’elle est à mon maître.

MERCURE.

Quel maître ?

SOSIE.

Amphitryon, chef du peuple thébain,

Qui, chargé de lauriers, arrivera demain.

MERCURE.

Et ton nom, imposteur ?

SOSIE.

On m’appelle Sosie.

MERCURE.

Ô dieux ! quelle impudence, ou quelle frénésie !

SOSIE.

Je ne m’abuse point, je parle sainement.

MERCURE.

L’imposteur ! l’effronté ! de quelle audace il ment !

On t’appelle... ?

SOSIE.

Sosie.

MERCURE.

À ton dam, misérable,

Tu viens si prestement de forger cette fable :

De cette invention cent coups seront le prix.

Il le bat.

SOSIE.

Au secours ! au voleur ! Tout est sourd à mes cris.

MERCURE.

Au mensonge, pendard, tu joins encor la plainte !

SOSIE.

Je ne t’ai point menti, je t’ai parlé sans feinte.

MERCURE.

Quoi ! Sosie est ton nom ?

SOSIE.

Je te l’ai dit, hélas !

MERCURE.

Sosie ?

SOSIE.

Et plût au ciel ne le fussé-je pas ?

MERCURE.

Mes poings, cent coups encor pour cette menterie.

SOSIE.

Qui veux-tu que je sois, dis-moi donc, je te prie ?

Épargne un malheureux.

MERCURE.

Dis ton nom, affronteur.

SOSIE.

Je suis ce qui te plaît, je suis ton serviteur,

Car tes coups m’ont fait tien.

MERCURE.

Ton audace est extrême

Jusques à m’affronter et prendre mon nom même ?

C’est moi qui suis Sosie, et dans cette maison

Jamais d’autre que moi n’en a porté le nom.

Que viens-tu faire ici ?

SOSIE.

Chercher mon cimetière,

Et fournir à tes coups une indigne matière.

MERCURE.

Es-tu Sosie encor ? Réponds, qui l’est de nous ?

SOSIE.

Plût aux dieux le fût-il, et reçût-il les coups !

MERCURE.

Approche, dis ton nom, parle ; quel est ton maître ?

SOSIE.

Tu m’as mis en état de ne me plus connaître.

À quelle déité s’adresseront mes vœux ?

Mon maître est...

MERCURE.

Qui ?

SOSIE.

Je suis...

MERCURE.

Quoi ?

SOSIE.

Rien, si tu ne veux.

MERCURE.

Que t’importe mon nom, et quelle extravagance

Te le fait usurper avec tant d’arrogance ?

SOSIE.

De grâce, permets-moi de parler librement ;

Tu sauras qui je suis en deux mots seulement.

MERCURE.

Oui, parle ; ma bonté t’accorde cette trêve.

SOSIE.

Amphitryon...

MERCURE.

Dis tôt.

SOSIE.

Sosie...

MERCURE.

Après, achève.

SOSIE.

Sosie, Amphitryon...

MERCURE.

Que crains-tu ? parle tôt.

SOSIE.

Faisons donc trêve aux coups, ou je ne dirai mot.

MERCURE.

Oui, je te la tiendrai.

SOSIE.

Je te crois, mais sur peine.

MERCURE.

Que Mercure à jamais prenne Sosie en haine.

SOSIE.

Pour rompre son serment il est trop généreux.

MERCURE.

Parle.

SOSIE.

Je suis Sosie.

MERCURE, le battant.

Encore, malheureux !

SOSIE.

Arrête, j’ai fait trêve et ton serment te lie.

MERCURE.

Ces coups sont un remède à guérir ta folie ;

Et ton mal, je m’assure, est décru de moitié.

SOSIE.

Ô déplaisant remède, importune pitié !

Fais ce qui te plaira : mais cette violence

Ne saurait plus longtemps m’obliger au silence.

Ta fourbe peut bien être un obstacle à mes pas,

Mais toutes ces raisons ne me changeront pas.

Je n’emprunte le nom ni la forme d’un autre ;

Je suis le vrai Sosie, et ce logis est nôtre.

MERCURE.

Ô le fou ! l’insensé !

SOSIE.

Ce sont tes qualités.

Mon maître Amphitryon, ses ennemis domptés,

Ne m’a-t-il pas du port envoyé vers Alcmène,

Lui conter du combat la nouvelle certaine ?

N’en arrivé-je pas une lanterne en main ?

Voilà pas le palais de ce prince thébain ?

Ne te parlé-je pas ? sais-je pas que je veille ?

Tes poings ne m’ont-ils pas étourdi cette oreille ?

Que n’opposé-je donc ma défense à tes coups ?

À quoi perds-je le temps ? que n’entré-je chez nous ?

MERCURE.

Dieux ! de quelles couleurs il sait peindre un mensonge !

Dois-je croire mes sens ? Veillé-je, ou si je songe ?

Il dit de point en point ce qui m’est arrivé ;

Car mon maître en effet, le combat achevé,

Et sa main de Ptérèle ayant coupé la trame,

M’a du port Euboïque envoyé vers sa femme,

Lui conter de nos faits l’heureux événement.

SOSIE.

Je ne me connais plus : en cet étonnement

Il me mettrait enfin au terme de le croire.

Quel présent lui fut fait après cette victoire ?

MERCURE.

D’un vase précieux où Ptérèle buvait.

SOSIE, à part.

Il sait tout mieux que nous ; sans doute il nous suivait.

MERCURE.

Que mon maître aussitôt fît marquer de ses armes.

SOSIE.

Quelle lumière, ô dieux ! dissipera ces charmes ?

Il l’a déjà sur moi par la force emporté,

Et la raison encor semble de son côté.

Mais ma mémoire enfin a de quoi le confondre,

Et, sans être moi-même, il n’y saurait répondre.

Lorsque plus vivement choquaient les bataillons,

Qu’allas-tu faire seul dedans nos pavillons ?

MERCURE.

D’un flacon de vin pur...

SOSIE.

Il entre dans la voie.

MERCURE.

Pris d’un muid frais percé j’allai faire ma proie.

Hardi, je l’assaillis, et lui tirai du flanc

Cette douce liqueur qui tenait lieu de sang.

SOSIE.

Je suis sans repartie après cette merveille,

S’il n’était par hasard caché dans la bouteille.

Il ne me reste plus avec quoi contester.

MERCURE.

Eh bien ! suis-je Sosie ? as-tu lieu d’en douter ?

T’ai-je assez bien guéri de cette frénésie ?

SOSIE.

Mais moi, qui suis-je donc, si je ne suis Sosie ?

MERCURE.

Prends ce nom, si tu veux quand je l’aurai quitté,

Mais devant, défais-toi de cette vanité.

SOSIE.

Certes, à dire vrai, plus je le considère,

D’autant plus ma créance à ma crainte défère ;

Il n’a proportion, couleur, marque ni traits,

Que le miroir aussi ne marque en mon portrait ;

On ne peut qu’ajouter à ce rapport extrême ;

En un autre aujourd’hui je me trouve moi-même,

Démarche, taille, port, menton, barbe, cheveux,

Tout enfin est pareil, et plus que je ne veux.

Mais cet étonnement fait-il que je m’ignore ?

Je me sens, je me vois, je suis moi-même encore,

Et j’ai perdu l’esprit si j’en suis en souci.

Ne l’interrogeons plus. Entrons ; qu’entends-je ici ?

MERCURE.

Traître, où vas-tu ?

SOSIE.

Chez nous.

MERCURE.

Ah ! c’est trop ; le ciel même

Ne te pourrait soustraire à ma fureur extrême.

Tu t’obstines encore à me persécuter ?

SOSIE.

Comment de mon devoir puis-je donc m’acquitter ?

Ne m’est-il pas permis de dire à ma maîtresse

Ce qui m’est ordonné par une charge expresse ?

MERCURE.

Oui, mais non à la mienne, ou de ce même seuil

Où tu veux aborder je ferai ton cercueil.

SOSIE.

Retirons-nous plutôt. Ô prodige ! ô nature !

Où me suis-je perdu ? quelle est cette aventure ?

Qui croira ce miracle aux mortels inconnu ?

Où me suis-je laissé ? que suis-je devenu ?

Comment peut un seul homme occuper double place ?

Moi-même je me fuis, moi-même je me chasse,

Je porte tout ensemble et je reçois les coups ;

Je me vais éloigner, et je serai chez nous.

Quel est cet accident ? Retournons à mon maître,

Et plût au ciel aussi qu’il me pût méconnaître !

De cet heureux malheur naîtrait ma liberté,

Et ce serait me perdre avec utilité.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MERCURE, seul

 

Ai-je avec gloire enfin abattu son audace ?

Ne l’ai-je pas réduit à me céder la place ?

Mon père cependant, sans importunité,

Possède le sujet qui tient sa liberté :

Son absolu pouvoir se permet toute chose,

Ni refus ni froideur à ses vœux ne s’oppose ;

Son bonheur est tout pur, et ses ravissements

Passent les voluptés des plus heureux amants.

Mais, comblé des faveurs d’une beauté si rare,

L’heure bientôt approche qu’il faut qu’il s’en sépare,

Et le jour doit enfin succéder à la nuit.

Taisons-nous, le voici ; la porte a fait du bruit.

 

 

Scène V

 

JUPITER, ALCMÈNE, MERCURE

 

JUPITER, sous la figure d’Amphitryon.

Avecque ce baiser je te laisse mon âme ;

Adieu, conserve autant que j’emporte de flamme.

Hyménée à mes yeux ne fut jamais si beau,

Jamais d’un si beau feu n’éclaira son flambeau ;

Jamais de Jupiter les agréables crimes

En douceur n’ont passé nos baisers légitimes :

Surtout conserve-toi ; le temps est expiré

Où nous doit naître un fruit si longtemps désiré,

Où Thèbes de ma couche attend un capitaine,

Digne sang de mon sang et de celui d’Alcmène.

ALCMÈNE.

Quel si pressant besoin vous tire de ce lieu,

Où le salut à peine a précédé l’adieu ?

JUPITER.

Je m’acquitte des soins où Créon me destine :

Par l’absence du chef, tout le corps se ruine ;

Mon amour même ici dérobe à mon devoir

Ce court et doux moment que j’ai pris pour te voir ;

Moi-même j’ai voulu t’apprendre les nouvelles

Du fruit de mon voyage et du sort des rebelles ;

Et t’offrir de ma main ce riche vase d’or

Qui jadis de Ptérèle embellit le trésor.

Adieu, laisse-moi rendre un devoir à mes armes ;

Et laisse mon retour au seul soin de tes charmes.

Alcmène sort.

Déesse du repos, nuit, mère du sommeil,

Achève enfin ta course, et fais place au soleil.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

AMPHITRYON, SOSIE

 

AMPHITRYON.

Marche tôt.

SOSIE.

Je vous suis.

AMPHITRYON.

Marche, peste des hommes.

SOSIE.

Tels sont nos attributs, malheureux que nous sommes !

Pestes, ivrognes, fous, impudents, effrontés,

On nous donne à bon prix toutes ces qualités ;

Défiances, soupçons, coups, injures, menaces,

Le servage est l’objet de toutes ces disgrâces.

AMPHITRYON.

Tu murmures, pendard ?

SOSIE.

Et pour dernier malheur,

On y défend encor la plainte à la douleur.

AMPHITRYON.

Ma patience, ô dieux ! est bien incomparable,

D’avoir pu si longtemps souffrir ce misérable.

SOSIE.

Dites ce qui vous plaît, suivez votre courroux,

C’est à moi de souffrir, puisque je suis à vous ;

Mais je ne vous dirai, quelque sort qui me suive,

Que la vérité même, et que ce qui m’arrive.

AMPHITRYON.

Oses-tu, malheureux, encor me soutenir

Ce qui ne fut jamais ni ne peut avenir,

Qu’étant ici présent, tu sois chez nous encore ?

SOSIE.

C’est l’effet d’un pouvoir que moi-même j’ignore,

Mais je ne vous mens point.

AMPHITRYON.

Misérable est celui

Sur qui pend le malheur qui t’attend aujourd’hui.

SOSIE.

Je ne me défendrai d’un traitement si rude

Qu’avecque la vertu qu’enjoint la servitude.

AMPHITRYON.

Ton impudence encor s’obstine à me jouer !

C’est bien haïr ta vie, il le faut avouer :

Tu m’oses soutenir avecque tant d’audace

Qu’un même homme en même heure occupe double place ?

SOSIE.

Je le maintiens encor.

AMPHITRYON.

Te confondent les dieux !

SOSIE.

Leur foudre, si je mens, m’extermine à vos yeux !

AMPHITRYON.

Quelle confusion à la mienne est pareille,

Et combien justement douté-je si je veille !

SOSIE.

Que désirez-vous plus ? je vous l’ai dit cent fois,

Et vous verrez l’effet s’accorder à ma voix.

À quoi tant répéter ce discours inutile ?

Me voici dans les champs, et je suis à la ville.

Parlé-je cette fois assez disertement,

En termes assez clairs, assez distinctement ?

Nos fautes font bien moins que votre défiance

Ce malheur qui chez vous nous ôte la créance.

Malheur, Amphitryon, à ceux que comme moi

Un sort abject et bas rend indignes de foi !

AMPHITRYON.

Traître, qui te croira ? quel esprit si crédule

Ne tiendra comme moi ce conte ridicule,

Que tu sois au logis, et que tu sois ici ?

SOSIE.

J’en suis le plus confus et le plus en souci ;

Mais il n’est rien plus vrai.

AMPHITRYON.

Dessus quelle apparence

As-tu si fermement fondé cette assurance ?

SOSIE.

Il est trop vrai, vous dis-je, et cet étonnement,

S’il vous touche si fort, me touche également.

Je n’ai pas cru d’abord à cet autre moi-même,

J’ai démenti mes yeux sur ce rapport extrême ;

Mais j’ai tant fait enfin que je me suis connu,

Je me suis tout conté comme il est avenu,

Jusques à me citer la coupe de Ptérèle ;

J’ai mon nom, mon habit, ma forme naturelle ;

Enfin je suis moi-même, et deux gouttes de lait

N’ont pas, à mon avis, un rapport si parfait.

J’ai trouvé, quand bien las j’ai ma course achevée...

AMPHITRYON.

Quoi ?

SOSIE.

Que j’étais chez nous avant mon arrivée ;

Je travaillais ensemble et j’étais en repos,

Fatigué par les champs, et là frais et dispos.

AMPHITRYON.

Dieux ! comme il est troublé ! Cette disgrâce insigne

Est le fatal présent de quelque main maligne,

Quelque méchant esprit rencontré sur ses pas.

SOSIE.

Vous l’avez deviné, je ne le nierai pas.

Cette maligne main, si forte et si hardie,

D’un orage de coups m’a la joue étourdie.

AMPHITRYON.

Qui t’a battu ?

SOSIE.

Moi-même.

AMPHITRYON.

Et pourquoi ?

SOSIE.

Sans raison.

AMPHITRYON.

Toi ?

SOSIE.

Moi, vous dis-je, moi qui suis à la maison.

AMPHITRYON.

Écoute, observe ici l’ordre que je désire,

Et réponds mot pour mot à ce que je vais dire.

Quel est, premièrement, ce Sosie inconnu

Qui t’a tout raconté ce qui t’est avenu ?

SOSIE.

Il est votre valet.

AMPHITRYON.

Trêve à sa courtoisie.

Deux me sont superflus, et j’ai trop d’un Sosie.

SOSIE.

Le ciel ne soit jamais favorable à mes vœux,

Si je ne vous fais voir que vous en avez deux.

Celui que je vous dis, ma vivante peinture,

Passerait pour moi-même aux yeux de la nature ;

Il m’est pareil de nom, de visage, de port ;

Il m’est conforme en tout, il est grand, il est fort,

Et m’a de sa valeur rendu des témoignages :

Enfin je suis doublé ; doublez aussi mes gages.

AMPHITRYON.

Un semblable miracle est trop prodigieux

Pour m’en fier à moins qu’au rapport de mes yeux.

Mais as-tu vu ma femme ?

SOSIE.

Ayant fait mon possible

Pour me rendre d’abord votre porte accessible,

Enfin, rompu de coups, j’ai rebroussé mes pas.

AMPHITRYON.

Et qui t’en a chassé ?

SOSIE.

Moi, ne vous dis-je pas ?

Moi que j’ai rencontré, moi qui suis sur la porte,

Moi qui me suis moi-même ajusté de la sorte,

Moi qui me suis chargé d’une grêle de coups,

Ce moi qui m’a parlé, ce moi qui suis chez vous.

AMPHITRYON.

Le sommeil t’a surpris, t’a montré ton image,

Et ne t’a fait qu’en songe accomplir ton voyage.

SOSIE.

Non, non, vos propres yeux vous le feront savoir ;

Ce n’est point en dormant que je fais mon devoir :

J’ai veillé pour mon mal, j’ai veillé pour ma honte ;

Veillant, je me suis vu, veillant je vous le conte :

Je me suis de cent coups, veillant, froissé les os ;

J’ai veillé malheureux, et trop pour mon repos.

AMPHITRYON.

Hâtons-nous, suis mes pas, et m’oblige à te croire

Faisant mes propres yeux témoins de cette histoire.

Par cette vue enfin je resterai confus.

SOSIE.

Allons, mais que les coups, s’il se peut, n’en soient plus.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

ALCMÈNE, CÉPHALIE

 

ALCMÈNE.

Par quel ordre fatal, ma chère Céphalie,

Faut-il que la douleur aux voluptés s’allie ?

Quel important besoin, quelle nécessité

Enchaîne ainsi la peine à la prospérité ?

C’est la première loi des lois de la nature

Qu’ici-bas un plaisir s’achète avec usure ;

Aux grands comme aux petits, aux rois comme aux bergers,

Les maux sont naturels et les biens étrangers.

Je l’éprouve chétive, et je sais par moi-même

Quelles sont les rigueurs de cette loi suprême ;

Moi dis-je, dont tu vois que les tristes amours

Pour une bonne nuit ont tant de mauvais jours ;

Moi veuve d’un vivant, moi triste et solitaire,

Dont le soleil se couche aussitôt qu’il éclaire.

Tu vois qu’Amphitryon en une même nuit

Entre, sort, vient, s’en va, se laisse voir et fuit ;

Sa venue en mes yeux trouve à peine des charmes,

Que sa perte aussitôt y veut trouver des larmes ;

Son retour me ravit, mais ce ravissement

Par l’ennui du départ est payé doublement.

CÉPHALIE.

Ce plaisir pour le moins doit soulager vos peines,

Qu’il ramène vainqueur les légions thébaines,

Qu’il a fait une histoire illustre à nos neveux,

Que ses moindres exploits ont surpassé nos vœux,

Que la rébellion laisse nos terres calmes,

Et qu’il revient chargé de lauriers et de palmes :

Ces prix de sa valeur, ces rameaux toujours verts,

Feront durer son nom autant que l’univers ;

Il a mis sa mémoire au rang des belles choses,

Il n’a plus à cueillir que des lis et des roses ;

Et désormais vos yeux, ces tyrans amoureux,

De tous ses ennemis sont les plus dangereux.

ALCMÈNE.

Il est vrai que l’honneur dessus l’amour l’emporte,

Tant honnête soit-elle, et tant soit-elle forte :

De tous les beaux objets la gloire est le plus doux ;

Aussi de tous les biens ce bien seul est à nous.

Les trésors sont des biens, mais il les faut défendre ;

On vante un noble sang, mais on le peut répandre ;

Ce soir emportera tel qui vit aujourd’hui,

Et de ses jours le sort est plus maître que lui :

La vertu, ce seul bien de soi-même dispose ;

Elle possède tout, et donne toute chose ;

Et le sort... Mais que dis-je ? il revient sur ses pas.

 

 

Scène III

 

ALCMÈNE, CÉPHALIE, AMPHITRYON, SOSIE

 

AMPHITRYON, à part.

Le plaisir est plus doux quand on ne l’attend pas ;

Et ma vue en ce lieu sera d’autant plus chère

Qu’elle est moins attendue et que moins on l’espère.

ALCMÈNE, à part.

De quel avis nouveau naît ce prompt changement ?

Je ne sais que juger en cet étonnement.

Ma chaste affection, lui serais-tu suspecte ?

Douterait-il, hymen, combien je te respecte ?

Vient-il voir à quel point me touche son départ ?

Quelque tard qu’il arrive, il vient encore tard.

J’ignore quelle fin son retour se propose ;

Mais je bénis l’effet, quelle qu’en soit la cause.

AMPHITRYON, abordant Alcmène.

Le ciel te rie, Alcmène, et soient bénis les dieux

Dont le soin provident me ramène en ces lieux.

Viens-je aussi désiré que je te suis fidèle,

Et t’es-tu conservée aussi saine que belle ?

SOSIE, à part.

Le beau ravissement, et le plaisant transport

Qu’elle me veut marquer par ce muet abord !

Quelle est cette surprise, et quel trouble l’agite ?

La porte aurait parlé depuis qu’elle médite.

AMPHITRYON.

Dieux ! quels sont ces mépris et ces retardements

Que ta défense apporte à nos embrassements ?

ALCMÈNE.

Mais quel dessein plutôt, ou quelle humeur vous porte

À me venir railler et jouer de la sorte ?

Qui, vous oyant parler, ne croirait qu’à ce jour

Vous faites en ce lieu, votre premier retour,

Et que vous m’apportez les premières nouvelles

De votre heureux succès et du sort des rebelles ?

AMPHITRYON.

Qui le croirait ainsi ne s’abuserait pas :

Je viens de prendre port, j’arrive de ce pas ;

Et ce baiser, payé d’une froideur si forte,

Est le premier salut que ma bouche t’apporte.

ALCMÈNE.

Raillons s’il faut railler ; vos plaisirs me sont doux,

Et je suis obligée à souffrir tout de vous :

Mais quel sujet retarde ou rompt votre voyage ?

Avez-vous observé quelque mauvais présage ?

Êtes-vous menacé par le vol des oiseaux ?

Quelque soudain orage a-t-il ému les eaux ?

Avez-vous redouté le pouvoir de Neptune,

Et laissez-vous l’armée au soin de la Fortune ?

AMPHITRYON.

Et quand, s’il t’en souvient, partis-je de ce lieu ?

ALCMÈNE.

Au lever du soleil vous m’avez dit adieu.

AMPHITRYON, à Sosie.

Sosie, écoute. Ô dieux ! quelle est sa frénésie ?

ALCMÈNE.

Je croirai là-dessus le rapport de Sosie.

SOSIE.

Elle dort ; laissons-là, nous troublons son repos :

Peut-elle sans rêver nous tenir ces propos ?

ALCMÈNE.

Non, non, je vous entends, je discours et je veille

Veillant je vous ai vus.

AMPHITRYON.

Quelle est cette merveille ?

SOSIE.

Si d’un pilote adroit nos vaisseaux gouvernés,

Dormant, jusqu’en ce lieu nous avaient amenés ;

Et que ce bon nocher pût introduire au monde

L’art de ramer sur terre aussi-bien que sur l’onde ?

AMPHITRYON.

Tu nous brouilles encore en cette occasion,

Et veux entretenir cette confusion.

SOSIE.

C’est irriter les fous que de les contredire :

La folie est un mal que le remède empire.

AMPHITRYON, à Alcmène.

À quoi dois-je imputer un si mauvais accueil ?

À ton extravagance, ou bien à ton orgueil ?

Est-ce là cet abord de respect et de flamme

Que doit à son époux une pudique femme ?

Sont-ce là ces transports d’amour et de devoir

Qu’en ces occasions tu m’as toujours fait voir ?

ALCMÈNE.

Hier, à votre arrivée, avec quelle allégresse

Vous vins-je recevoir et vous fis-je caresse !

Je craignis justement que ma civilité

Ne passât du devoir à l’importunité.

CÉPHALIE.

S’il en était besoin, j’en rendrais témoignage.

AMPHITRYON, à Sosie.

Nous sommes tous deux fous, si l’une et l’autre est sage.

SOSIE.

Mais peut-être tous quatre, et c’est mon sentiment.

AMPHITRYON.

Alcmène, est-ce folie ou divertissement ?

Que t’est-il arrivé ? quelle douleur te presse ?

Ce fâcheux accident naît-il de ta grossesse ?

ALCMÈNE.

Je parle sainement.

AMPHITRYON.

Moi, je vins hier ici ?

Tu l’oses soutenir ?

ALCMÈNE.

Vous, et Sosie aussi.

SOSIE.

Oui, mais je n’entrai pas.

AMPHITRYON.

Sa manière est extrême !

SOSIE.

Et je n’y vis que moi, qui m’en chassai moi-même.

AMPHITRYON.

Écoute, Alcmène, et crois ce fidèle rapport :

Nos vaisseaux cette nuit se sont rendus au port,

Où j’ai pris le repas, où j’ai la nuit passée,

Où l’espoir de ta vue a flatté ma pensée,

D’où nous sommes partis ce matin seulement,

Et d’où nous arrivons en ce même moment.

ALCMÈNE.

Faites à vos discours trahir votre mémoire,

Croyez ce qui n’est pas si vous le voulez croire,

Et divertissez-vous à me mettre en souci ;

Mais dès hier arrivés, vous mangeâtes ici,

D’où vous n’êtes partis qu’au réveil de l’aurore.

AMPHITRYON.

Je ne me connais plus ; moi-même je m’ignore.

ALCMÈNE.

De quoi puis-je tenir, sinon de votre voix,

L’agréable récit du fruit de vos exploits,

Incomparable ardeur de ces foudres de guerre

Qui semblent être nés pour conquérir la terre,

La prise de Télèbe, et le triste destin

Qui renversa l’orgueil de ce peuple mutin :

Votre duel enfin, et la mort de Ptérèle,

De qui, sinon de vous, tiens-je cette nouvelle ?

AMPHITRYON.

Je t’ai fait ce récit ?

ALCMÈNE.

Sosie était présent.

SOSIE.

Il ne m’en souvient point.

À part.

Ô le débat plaisant !

AMPHITRYON.

Il rit, et justement, de ton erreur extrême.

ALCMÈNE.

Peut-il, instruit par vous, parler contre vous-même ?

AMPHITRYON, à Sosie.

Dis-le, si tu le sais ; m’as-tu vu l’aborder ?

SOSIE.

Êtes-vous fol aussi de me le demander,

La voyant, comme elle est, de sens si dépourvue ?

AMPHITRYON, à Alcmène.

Au moins crois l’un des deux.

ALCMÈNE.

Je ne crois que ma vue ;

Je vous parle sans art et sans déguisement,

Et n’ai point d’intérêt à parler autrement.

Mais désavouerez-vous une preuve certaine

Dont je vous vais convaincre et me tirer de peine ?

Ne tiens-je pas de vous ce riche vase d’or

Dont on vous fît présent ? Le nierez-vous encor ?

AMPHITRYON.

Non, il t’est destiné, t’en a-t-on avertie ?

ALCMÈNE.

Vous me l’avez baillé.

AMPHITRYON.

Quand ?

ALCMÈNE.

À votre sortie.

Trouverez-vous encor de quoi le contester ?

Vous plaît-il de le voir ? le ferai-je apporter ?

AMPHITRYON.

Voyons. Dieux ! quel miracle égale ce prodige ?

ALCMÈNE.

Apportez, Céphalie.

Céphalie va chercher le vase d’or.

SOSIE.

Elle est folle, vous dis-je :

Le voici que je poile il est dans ce sachet,

Fermé de votre main et de votre cachet !

AMPHITRYON.

Le sceau me semble entier.

SOSIE.

Avant que de ce terme

Elle passe en un pire, ordonnez qu’on l’enferme,

Pour votre sûreté comme pour son repos.

AMPHITRYON.

Cet avis, ce me semble, est assez à propos.

ALCMÈNE.

Il est bien véritable, il faut que je le die,

Que les fous en autrui trouvent leur maladie,

Qu’ils tiennent tous esprits dans le défaut des leurs,

Et qu’ils se peignent tout de leurs propres couleurs.

CÉPHALIE, apportant le vase d’or.

Le voici.

ALCMÈNE.

Donnez-moi. Voyez si cette folle

Vous a fait concevoir une attente frivole,

Vous qui désavouez ce que vous avez fait ;

Est-ce une illusion, ou ce vase en effet ?

AMPHITRYON.

Ô dieu, maître des dieux ! divinité suprême !

Sosie, approche ; tiens, le voilà, c’est lui-même.

Elle nous a charmés.

SOSIE.

Il le faut croire ainsi ;

On ne le peut sans charme avoir ôté d’ici.

AMPHITRYON.

Ouvre, romps le cachet.

SOSIE.

Quelle est cette aventure ?

L’art veut à reproduire imiter la nature,

Et, comme vous et moi sommes déjà doublés,

Ce vase l’est encore, ou nous sommes troublés.

AMPHITRYON.

Hâte-toi.

SOSIE.

Voilà fait. Ô dieux !

AMPHITRYON.

Apporte, montre.

SOSIE.

Que vous puis-je montrer, si rien ne s’y rencontre ?

Ô prodige inouï !

AMPHITRYON.

Retourne sur tes pas,

Traître ; il le faut trouver.

SOSIE.

Ne le tient-elle pas ?

Pour me l’avoir commis, qu’importe qui le rende ?

AMPHITRYON, à Alcmène.

De qui l’as-tu reçu ?

ALCMÈNE.

De qui me le demande.

AMPHITRYON.

À quelle heure ? où ? comment ? dis tout de point en point.

ALCMÈNE.

Je vous vais tout conter, je ne me défends point.

Hier, au point que la nuit tendait ses sombres voiles,

Et qu’on voyait au ciel les premières étoiles...

AMPHITRYON.

Après.

ALCMÈNE.

Je vous tendis les bras.

AMPHITRYON.

Un si courtois accueil déjà ne me plaît pas.

ALCMÈNE.

Je reçus et rendis le salut ordinaire.

AMPHITRYON.

J’ai peur d’avoir tant fait qu’il m’en doive déplaire.

Mais continue : après ?

ALCMÈNE.

J’appris de vous enfin

Des contraires partis le contraire destin,

Et comme sous Créon toute la terre tremble...

AMPHITRYON.

Lors ?

ALCMÈNE.

Il fallut manger, nous lavâmes ensemble.

AMPHITRYON.

Et puis ?

ALCMÈNE.

Nous prîmes place où le couvert fut mis.

AMPHITRYON.

Tout cela m’est suspect, nous étions trop amis.

Enfin, après souper ?

ALCMÈNE.

Fatigué du voyage...

AMPHITRYON.

Je crains, et justement, d’en savoir davantage.

ALCMÈNE.

Vous vous mîtes au lit.

AMPHITRYON.

Je tremble. Achève ; après ?

ALCMÈNE.

J’en usai comme vous, et vous suivis de près.

AMPHITRYON.

Où ? c’est ici le point que surtout j’appréhende.

ALCMÈNE.

Auprès de vous. Pourquoi ? quelle est cette demande ?

AMPHITRYON.

Comment ! en même lit ?

ALCMÈNE.

Avec la liberté

Qu’une pudique femme a de l’honnêteté,

Et par la loi d’hymen, immuable et sacrée,

Qui m’y donne ma place et m’en permet l’entrée.

AMPHITRYON.

Ô malheur !

ALCMÈNE.

Qu’avez-vous ?

AMPHITRYON.

Tais-toi, ne parle plus ;

Ce funeste discours me rend assez confus.

Ô malheur de mes jours ! malheureux hyménée !

Malheureuse cent fois ma triste destinée !

Ô voyage, ô triomphe à mon honneur fatal !

SOSIE.

Ce mal est si commun que ce n’est plus un mal ;

Le plus fin aujourd’hui le souffre par coutume,

Et le fou seulement de regret s’en consume.

ALCMÈNE.

Qu’est-ce ? qu’a mon époux ?

AMPHITRYON.

Horreur de ma maison,

Ne m’appelle jamais de ce funeste nom.

Avec d’autres que moi tu partages ma couche,

Tu reçois des baisers d’autres que de ma bouche.

Ô dieux ! ô Jupiter, tu vis ce suborneur

D’un immortel affront diffamer mon honneur,

Et, cruel, à tes yeux tu souffris cette injure !

SOSIE.

Je ne sais quel caprice est celui de nature,

J’ignore son dessein ; mais, à ce que je voi,

Vous êtes pour le moins aussi double que moi.

Quelqu’autre Amphitryon se donne en votre absence

Le même soin que vous et la même puissance ;

Ailleurs que dans le camp il s’est porté des coups ;

Combattant pour autrui, l’on combattait pour vous.

ALCMÈNE.

J’atteste de Jupin la puissance suprême

Que mon lit n’a reçu de mortel que vous-même,

Ou que vive je brûle en la place où je suis ;

Femme j’ose jurer, mais chaste je le puis.

Les biens de mes parents sont un vil héritage ;

J’eus la crainte des dieux et l’honneur en partage ;

Ma pudeur, mon respect, ma chaste affection,

Plus que tout autre bien sont ma possession.

AMPHITRYON.

Tout esprit, tout conseil et tout sens m’abandonne ;

J’ignore qui je suis, et ne connais personne.

SOSIE.

Quelque savant démon, en la magie expert,

Fait qu’ainsi tout se change, et se double et se perd.

AMPHITRYON.

Si faut-il avec soin éclaircir cette affaire.

ALCMÈNE.

Vous avez liberté comme droit de le faire.

AMPHITRYON.

Même j’en ai moyen : si j’amène du port

Naucrate ton parent, croiras-tu son rapport ?

Il sait ce que j’ai fait depuis notre venue,

Et n’a pas d’un moment abandonné ma vue ;

Consens-tu, si sa voix convainc tes faussetés,

À rompre le lien qui joint nos libertés ?

ALCMÈNE.

Soit qu’il prouve ma faute, ou me trouve innocente,

Si vous le désirez il faut que j’y consente.

AMPHITRYON.

Je reviens. Va, Sosie, entre et m’attends chez nous.

Il sort.

ALCMÈNE.

Qui rend cet insensé de soi-même jaloux ?

SOSIE, à Alcmène.

Puisque nous sommes seuls, bannissons toute feinte,

Guérissez-moi l’esprit d’une mortelle crainte.

Ne m’avez-vous point vu ? ne suis-je point chez nous ?

Et ne m’attends-je point pour m’accabler de coups ?

CÉPHALIE.

Que dit cet insensé ?

ALCMÈNE.

Ne m’approche pas, traître,

Suppôt d’un imposteur, valet digne du maître.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

JUPITER, seul

 

Je suis ce suborneur, ce faux Amphitryon

Qui remplis tout d’erreur et de confusion.

Que tout charme défère à la beauté d’Alcmène

Qui rend un dieu sensible à l’amoureuse peine,

Qui l’attire du ciel en ce bas élément,

Et qui réduit son maître à cet abaissement.

Tels sont tes yeux, Amour, et ta gloire est extrême

Jusqu’à t’être éprouvé contre Jupiter même,

Jusqu’à vouloir d’un dieu des vœux et des autels,

Et le faire souffrir pour des objets mortels.

Tantôt, pour m’asservir quelques beautés rebelles,

Tu me fais emprunter des ongles et des ailes ;

Du doux chant des oiseaux ta vertu quelquefois

En des mugissements a transformé ma voix ;

J’ai d’autres fois chanté mon amoureux martyre

Sur la flûte de Pan, sous la peau d’un satyre ;

Et sous la forme d’or ton pouvoir souverain

M’a fait trouver passage en des portes d’airain.

Mais ce chaste sujet de l’amour qui me presse

Sort les larmes aux yeux : modérons sa tristesse ;

Chassons pour quelque temps le trouble de ces lieux,

Mais ne la détrompons que pour la tromper mieux.

 

 

Scène II

 

ALCMÈNE, CÉPHALIE, JUPITER

 

CÉPHALIE.

Madame, où courez-vous ?

ALCMÈNE.

Furieuse, interdite,

Je marche, je discours, je rêve, je médite,

Je cède à ma douleur, je suis son mouvement

Sans dessein, sans conseil et sans allégement :

Je vais, sans observer sentier, route, ni place,

De penser en penser et d’espace en espace,

Et mes pas incertains se perdent à chercher

Un endroit assez sombre où pouvoir me cacher.

Ma foi devient suspecte. Ô dieux ! pourquoi, ma vie,

Pourquoi dès le berceau ne me fus-tu ravie ?

Que ne me sauvas-tu d’un affront si honteux ?

Tant soit faux un soupçon, il est pourtant douteux ;

On ne peu réparer une injure si lâche ;

Qui lève cet affront n’en lève pas la tache ;

L’honneur qu’on a noirci l’est éternellement,

Et qui lui porte un coup frappe mortellement.

JUPITER, à part.

Il n’est cœur de rocher qui tînt contre ses larmes ;

Une extrême sagesse accompagne ses charmes,

Et sa possession ne se peut mériter

À moins qu’en être époux ou qu’être Jupiter.

CÉPHALIE.

Laissez, laissez passer des nuages si sombres ;

Bientôt la vérité dissipera ces ombres ;

L’arbitre souverain des dieux et des mortels

S’il ne vous fait justice est indigne d’autels ;

Tout enfin se découvre, et sa juste balance

Ne confond pas le crime avecque l’innocence.

ALCMÈNE.

À sa plainte lui-même il forge un fondement,

Et pour me démentir soi-même il se dément ;

Il veut de son office instruire ma mémoire,

Et me prescrit des lois d’oublier et de croire ;

S’il cherche des raisons à de mauvais desseins,

S’il hait de notre hymen les nœuds chastes et saints,

Quelle nécessité lui fait forger des songes,

Nier des vérités, assurer des mensonges,

Et prendre pour témoins les hommes et les dieux

D’un discours si contraire au rapport de ses yeux ?

Puisque, maître absolu, de mes vœux il dispose,

Que mon consentement lui promet toute chose,

Et que sans grand effort je lui puis obéir,

Jusqu’à l’abandonner, et jusqu’à le haïr.

La loi de notre honneur toute autre loi précède ;

Jalouse on le conserve, avare on le possède ;

Pour lui nous devons tout, pour lui tout est permis,

Et qui hait notre honneur est de nos ennemis.

JUPITER, à part.

Enfin laissons-nous voir, calmons ce grand courage ;

D’une seule parole apaisons cet orage.

ALCMÈNE.

Le voici de retour. Fuyons cet affronteur,

Fléau de mon repos, ce subtil imposteur.

JUPITER.

Chère Alcmène, où fuis-tu ? pourquoi si fort émue ?

De qui te veut parler détournes-tu la vue ?

ALCMÈNE.

Je la détourne ainsi de qui m’est odieux ;

Ce qui déplaît au cœur ne saurait plaire aux yeux.

JUPITER.

De qui t’est odieux ?

ALCMÈNE.

Oui ; toujours incrédule,

Croyez que je vous mens et que je dissimule.

Mais le ciel voit mon cœur exempt de fiction,

Et connaît combien forte est cette aversion.

JUPITER.

Il connaît combien prompte est aussi ta colère,

Et comme il me déplaît d’avoir pu te déplaire.

Celui n’aime pas bien qui peut tôt se venger ;

Et c’est trop de rigueur pour un mal si léger.

ALCMÈNE.

Laissez, retirez-vous : pouvez-vous sans folie

Agréer que ma main à la vôtre s’allie,

La main d’une impudique, une profane main ?

Ne me souffrez jamais si votre esprit est sain.

Quoi ! celle que vous-même accusez d’infamie,

Vous ne la traitez pas comme votre ennemie ?

Vos résolutions se laissent ébranler.

Et, sans être insensé, vous me pouvez parler ?

JUPITER.

Tu crois donc que mon cœur ait avoué ma bouche ?

Non, trop sensiblement cette injure te touche,

Et certes plus avant que je n’espérais pas.

Pour t’ôter de souci, je reviens sur mes pas.

Tu fais d’un passe-temps une sensible offense ;

Je voulais seulement éprouver ta constance ;

Et, loin de témoigner tant de ressentiment,

Tu devais partager ce divertissement.

CÉPHALIE.

Son mal m’était commun, j’en avais l’âme atteinte ;

Aussi qui n’eût jugé qu’il lui parlait sans feinte ?

ALCMÈNE.

Pourquoi n’amenez-vous ce fidèle témoin

Qui peut de fausseté me convaincre au besoin ?

JUPITER.

Fais-tu d’une risée un discours d’importance,

Et d’un mot dit par jeu tires-tu conséquence ?

ALCMÈNE.

Je sais combien l’affront me touche vivement.

JUPITER.

Mon regret m’en punit assez cruellement.

Et ce que j’en croyais démentait mes paroles.

ALCMÈNE.

J’ai fait par ma vertu qu’elles étaient frivoles :

À vos mauvais soupçons elle a tranché le cours ;

Mais je le veux trancher à vos mauvais discours.

Détournons les malheurs où l’hymen nous expose,

Et pour les détourner ruinons-en la cause ;

Laissons faire à ce jour ce qu’un autre ferait,

Et rompons un lien qui nous étoufferait.

JUPITER.

Ah ! ne m’oblige pas à tant de pénitence ;

Proportionne au moins le supplice à l’offense ;

Oppose ta froideur aux baisers que je veux,

Et de quelque mépris paie aujourd’hui mes vœux.

Mais, qu’aucun accident me sépare d’Alcmène !

Souhaite-moi la mort plutôt que cette peine :

Si quelque autre est plus sage en mon opinion,

Qu’à jamais Jupiter haïsse Amphitryon.

ALCMÈNE.

Mais qu’il l’aime plutôt, et qu’il lui soit prospère.

JUPITER.

J’ai juré justement, justement je l’espère.

Puis-je espérer aussi de vaincre ta rigueur ?

ALCMÈNE.

Dieux ! qu’avec peu d’effort vous me gagnez le cœur,

Et que j’ai de bonté !

JUPITER, l’embrassant.

Tel est l’ordre des choses,

Que toujours quelque épine accompagne les roses :

Quelque nœud si serré qui joigne deux amours,

Toujours quelque accident en traverse le cours ;

Mais notre ardeur enfin de ces douces querelles,

Comme un feu d’un peu d’eau, prend des forces nouvelles ;

D’un petit différent naît une longue paix,

Et d’une triste cause il sort de beaux effets.

CÉPHALIE.

Enfin un doux repos à ce trouble succède,

Comme un calme profond que l’orage précède.

ALCMÈNE.

Quel pardon n’obtiendrait un si beau repentir ?

Mon cœur en est touché jusqu’à le ressentir.

D’une et d’autre façon j’ai beaucoup d’innocence ;

Je prends part au supplice, et j’ai reçu l’offense.

JUPITER.

La glace brûlera quand ce cœur généreux

Aura pu concevoir un dessein rigoureux ;

Alors qu’un souverain de si noble naissance

Pourra cruellement user de sa puissance ;

Que ce sein, le palais des Grâces et d’Amour,

Aura pu d’un tyran devenir le séjour.

Aussi, certes, à voir ce miracle visible,

On est bien insensé si l’on est insensible :

Pour moi, si, souverain des dieux et des mortels,

Je voyais cet objet au pied de mes autels,

M’en laissant adorer je croirais faire un crime ;

Je voudrais de son dieu devenir sa victime ;

Et je croirais du prix de la terre et des cieux

N’acheter pas assez un regard de ses yeux.

Juge combien l’espoir d’obtenir davantage

Mettrait donc d’artifice et de soins en usage ;

Et si ni ton époux, ni ta fidélité,

Aux vœux d’un tel rival soustrairaient ta beauté.

ALCMÈNE.

Cet éloge affecté, cette ardeur sitôt née,

Sortent à mon avis des lois de l’hyménée ;

Un pareil compliment ne vous est pas commun.

JUPITER.

Je ne l’achève pas puisqu’il t’est importun :

Il témoigne en effet un peu de jalousie,

Mais qui ne te nuit point.

À Céphalie.

Vous, appelez Sosie ;

Qu’il amène les chefs du reste des soldats,

S’ils sont encore au port, prendre ici le repas.

À part.

Ainsi de la maison sans soupçon je le chasse,

Où Mercure aussitôt occupera sa place.

Céphalie sort.

 

 

Scène III

 

ALCMÈNE, JUPITER

 

ALCMÈNE.

Si je vous l’ose dire, et si j’en crois mes yeux,

Le temps qui détruit tout vous est officieux ;

Il semble que ce corps tienne des destinées

L’heur de ne vieillir pas avecque les années ;

Et ce teint, que les soins ne sauraient altérer,

Jette un éclat nouveau qui vous fait révérer.

JUPITER.

Tu me rends la pareille, et te sens trop solvable

Pour vouloir un moment être ma redevable ;

Ton éloquence enfin paye mon compliment.

Alcmène sort.

 

 

Scène IV

 

JUPITER, SOSIE

 

SOSIE.

Êtes-vous tous deux fous ? quel est ce changement ?

JUPITER.

Vois quelle heureuse paix suit cette douce guerre.

SOSIE.

Je croyais que le ciel s’unirait à la terre

Avant qu’on rétablît cette division.

JUPITER.

L’amour naquit-il pas de la confusion ?

Un chaos fut auteur de toute la nature.

SOSIE.

Jupiter soit béni d’une telle aventure !

JUPITER.

Hé quoi ! ne sais-tu pas que je voulais gausser ?

SOSIE.

Je croyais le contraire, il le faut confesser.

JUPITER.

Cours de ce pas au port prier les capitaines

Qui commandaient sous moi les légions thébaines,

De se rendre au palais, et d’y prendre un repas.

SOSIE.

Entrez, je vais voler, je ne marcherai pas.

Il sort.

JUPITER.

Toi qui du ciel en terre apportes mes nouvelles,

Quitte ce champ d’azur et fends l’air de tes ailes :

Adroit, dérobe-toi de la table des dieux ;

Descends, divin Sosie, et te rends en ces lieux.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MERCURE, seul, descendant du ciel sous la figure de Sosie

 

Hommes, dieux, animaux, sortez de mon passage ;

S’éloigne qui pourra, fuie quiconque est sage,

Mais malheur à celui qui ne m’évite pas ;

J’abats, romps, pousse, brise, et mets tout sous mes pas.

J’obéis à mon père et viens servir mon maître :

Tel un bon serviteur, tel un bon fils doit être ;

Qui veut de son devoir s’acquitter dignement

Doit forcer tout obstacle et tout empêchement ;

Ce soin m’a fait quitter une réjouissance

Par qui les dieux d’un dieu célèbrent la naissance ;

Car Hercule va naître, et par un ordre exprès

Tous les dieux en font fête et boivent à longs traits.

Oh ! comme le nectar s’avale à tasse pleine !

Bacchus, le bon ivrogne, en a perdu l’haleine ;

Mome, à force de boire, a cessé de railler,

Et, pressé du sommeil, ne fait plus que bâiller ;

Mars voit, pris comme il est, des troupes d’Encelades

Qui dans le ciel encor dressent des escalades,

Et, de son coutelas son ombre poursuivant,

Au grand plaisir de tous se bat contre du vent ;

Vulcain, ce vieux jaloux, plein jusques à la gorge,

Souffle un air aussi chaud que celui de sa forge ;

Saturne, le bon père, en a jusques aux yeux ;

Pallas même et Vénus, trinquant à qui mieux mieux,

Noient le souvenir de leur vieille querelle

Dedans cette liqueur aux dieux si naturelle :

Junon seule, bouffie et de haine et d’orgueil,

Lorsque je suis entré m’a fait un triste accueil,

Se promène à grands pas un peu loin de la troupe,

Et contre sa coutume a refusé la coupe.

Ainsi la jalousie a jusque dans le ciel

Dégorgé son poison et répandu son fiel ;

Mais, la laissant enfin avecque sa colère,

J’ai voulu comme un autre honorer le mystère :

Ganymède y faisait l’honneur de la maison,

Et m’apportait déjà la dixième raison,

Quand la voix de mon père à parti de la terre ;

Cette voix de ma main a fait tomber le verre,

D’où Vénus a vu choir sur ses riches habits,

S’étant trouvée au droit, un ruisseau de rubis.

Tout en désordre enfin j’ai traversé les nues

Par les routes de l’air à mes yeux si connues,

Et, pour ne pas ravir l’espace d’un moment

À l’ardeur que je dois à ce commandement,

Dedans ce vaste champ j’ai changé de figure :

Je suis Sosie en terre, au ciel j’étais Mercure.

J’arrive enfin à temps. On ouvre ; quelqu’un sort.

 

 

Scène VI

 

MERCURE, CÉPHALIE

 

CÉPHALIE.

Que tes pas sont légers ! viens-tu déjà du port ?

MERCURE, à part.

Je passe pour Sosie, et pour ne rien confondre,

C’est sous ce nom aussi que je lui dois répondre.

Hâtons-nous ; consultons, en ce besoin pressant,

Notre immortelle essence à qui rien n’est absent.

Il est à peine au port.

CÉPHALIE.

Tu n’amènes personne ?

MERCURE.

Ô le maître importun et le mal qu’il me donne !

Non, un trait de la main du plus adroit archer

Fend l’air moins promptement qu’on ne m’a vu marcher.

CÉPHALIE.

Enfin qu’as-tu trouvé ?

MERCURE.

Que ma course était vaine,

Car je n’ai vu nocher, soldat, ni capitaine ;

Le rivage est désert, chacun s’est retiré ;

Ou plutôt j’ai trouvé ce que j’ai désiré,

Car à moins de mangeurs d’autant meilleure chère.

Entrons.

CÉPHALIE.

Attends un peu.

MERCURE.

La faim me désespère.

CÉPHALIE.

De l’œil Amphitryon a semblé m’avertir

Que je l’obligerais de...

MERCURE.

De quoi ?

CÉPHALIE.

De sortir.

Laissons-leur un moment.

MERCURE.

Comprends-tu ce langage ?

Et ce moment qu’il veut, sais-tu pour quel usage ?

CÉPHALIE.

Pour obtenir peut-être un pardon plus exprès

De l’affront qu’il a fait à ses chastes attraits.

Ou pour lui faire part...

MERCURE.

De...

CÉPHALIE.

De quelque nouvelle

Qu’il tient secrète et veut n’être apprise que d’elle.

MERCURE.

Tu ne l’entends pas mieux ?

CÉPHALIE.

Quel que soit leur dessein,

Je n’ai lu jusqu’ici ni veux lire en son sein ;

Ma curiosité jamais ne m’importune ;

Je laisse toute chose au soin de la fortune,

Et ne pénètre point dans les secrets d’autrui.

MERCURE.

Ô que tu sais bien mieux !

CÉPHALIE.

Sosie est toujours lui.

MERCURE.

Je suis ce qui te plaît ; mais la faim qui me presse,

Quel que soit leur secret, condamne ma paresse.

Entrons : lorsqu’il s’agit d’un excellent repas,

Mille secrets d’état ne m’arrêteraient pas.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

AMPHITRYON, seul

 

Et sur tout le rivage, et par toute la ville,

J’ai fait pour le trouver une course inutile :

Il n’est temple, bureau, halle, jeu, carrefour,

Dont pour le rencontrer je n’aye fait le tour.

Mais rien ne me succède, et sa recherche est vaine ;

Ma seule lassitude est le fruit de ma peine.

Je trouve tout changé, tout est ici confus ;

On s’y perd, on s’y double, on ne s’y connaît plus.

Cet importun destin, qui brouille toutes choses,

Aura mêlé Naucrate en ces métamorphoses :

Nous sommes deux doublés ; celui-là s’est perdu.

Quand notre état premier nous sera-t-il rendu ?

Quand se termineront ces changements étranges ?

Quand veux-tu, Jupiter, débrouiller ces mélanges ?

Entrons, et, s’il se peut, sachons quel imposteur

De ces confusions est le subtil auteur.

Tirons par la rigueur, si la douceur est vaine,

Cette confession de la bouche d’Alcmène ;

Etouffons ce serpent, perdons ce suborneur,

Et puisse tout périr plutôt que mon honneur !

Il frappe à la porte.

Holà ! quelqu’un ici !

 

 

Scène II

 

MERCURE, à la fenêtre, sous la figure de Sosie, AMPHITRYON

 

MERCURE.

Qu’est-ce ?

AMPHITRYON.

Ouvre tôt la porte.

MERCURE.

Que veut cet insolent qui heurte de la sorte ?

AMPHITRYON.

Ouvre, c’est moi.

MERCURE.

Qui moi ?

AMPHITRYON.

Moi, qui te parle, moi.

MERCURE.

T’exterminent les dieux, toi qui me parles, toi !

Jamais si violent n’éclata le tonnerre.

S’il frappe encore un coup, il mettra tout par terre.

AMPHITRYON.

Comment ?

MERCURE.

Qu’est-ce, comment ? que veut cet insensé ?

AMPHITRYON.

Quoi, tout, jusqu’aux esprits, est ici renversé ?

Quel dieu de ce désordre a ma maison remplie ?

Sosie !

MERCURE.

Eh bien ! c’est moi ; crains-tu que je l’oublie ?

Achève, que veux-tu ?

AMPHITRYON.

Traître, ce que je veux !

MERCURE.

Que ne veux-tu donc point ? réponds-moi si tu peux.

Il pense s’adresser à quelque hôtellerie,

De la façon qu’il frappe, et qu’il parle et qu’il crie.

Et bien ! m’as-tu, stupide, assez considéré ?

Si l’on mangeait des yeux, il m’aurait dévoré.

AMPHITRYON.

Quel orage de coups va pleuvoir sur ta tête !

Moi-même j’ai pitié des maux que je t’apprête.

Sois-je aussi cher aux dieux que je vais en ta mort

Faire un exemple horrible à tous ceux de ton sort !

MERCURE.

Mais si ce malheur même arrive à qui menace ?

AMPHITRYON.

A-t-il perdu l’esprit ? Dieux ! quelle est son audace ?

Mais qu’attends-je en ce lieu ? Traître, tu n’ouvres pas ?

Rompons tout, brisons tout, et mettons tout à bas !

MERCURE.

Spectre, qui que tu sois, fantôme, ombre vivante,

Qui crois par ta menace exciter l’épouvante,

Si ta fuite, insensé, tarde encore un moment ;

Si du pied, de la main, ou du doigt seulement,

Même du souffle seul, tu touches cette porte,

Devine quel congé cette tuile te porte :

Un passeport du jour aux éternelles nuits.

AMPHITRYON.

Connais-tu qui te parle, et sais-tu qui je suis ?

MERCURE.

Ni je ne te connais, ni ne te veux connaître.

AMPHITRYON.

Misérable est le serf qui s’attaque à son maître.

MERCURE.

Toi mon maître ?

AMPHITRYON.

Qui donc ?

MERCURE.

Ô le doux passe-temps !

AMPHITRYON.

Je te le vais, pendard, apprendre à tes dépens.

S’il se peut, que l’on m’ouvre ; ou si tu peux descendre...

MERCURE.

Autre qu’Amphitryon n’a droit de me l’apprendre ;

Je ne reçois des lois d’autres maîtres que lui.

AMPHITRYON.

Qu’entends-je ? quel parois-je ? et qui suis-je aujourd’hui ?

Sosie, ouvre les yeux ; quelle est ta frénésie ?

Je suis Amphitryon, ou tu n’es pas Sosie.

MERCURE.

Ne l’ai-je pas bien dit qu’il était insensé ?

Passe, mauvais bouffon ; tu t’es mal adressé ;

Passe, laisse mon maître, en l’entretien d’Alcmène,

Posséder le repos qui succède à sa peine.

La guerre faite aux champs, laisse la paix chez nous,

Et ne fais point mon temps l’exercice des fous.

AMPHITRYON.

Quels fous, et qui ton maître ?

MERCURE.

Amphitryon, te dis-je.

À combien de discours cet importun m’oblige !

AMPHITRYON.

Eh ! de grâce, Sosie, ôte-moi de souci.

Tu dis qu’Amphitryon...

MERCURE.

Oui, te dis-je, est ici.

AMPHITRYON.

En la chambre d’Alcmène ?

MERCURE.

Et dessus son lit même.

AMPHITRYON.

Que résoudrai-je, ô dieux ! en ce désordre extrême ?

Que ferai-je ? en quel lieu s’adresseront mes pas ?

Sosie, encore un coup, ne me connais-tu pas ?

MERCURE.

Oui, pour un importun.

AMPHITRYON.

Descends, lâche ; ouvre, traître,

Peste, ivrogne éternel, qui méconnais ton maître.

Nous verrons, à la fin d’un passe-temps si doux,

Si tu reconnaîtras ce que pèsent mes coups.

MERCURE.

Attends, au nom des dieux.

AMPHITRYON.

Te puissent-ils confondre !

MERCURE.

Je te vais envoyer qui te saura répondre.

AMPHITRYON.

Qu’il vienne, qu’il paraisse.

MERCURE.

Il te fera raison.

AMPHITRYON.

Périssent valet, femme, et famille, et maison !

Mercure sort.

Dieu, souverain des dieux, je réclame ton aide ;

Tu peux seul à ma peine apporter du remède ;

Éclaircis mes soupçons, débrouille ce chaos ;

Si tu ne veux ma perte, établis mon repos ;

Dessille-nous les yeux, dissipe ce nuage,

Et rends-moi pour le moins mon nom et mon visage.

 

 

Scène III

 

SOSIE, TROIS CAPITAINES, AMPHITRYON

 

PREMIER CAPITAINE.

Tu nous en contes bien ; qui t’en a tant appris ?

Oh ! comme tu jouerais de crédules esprits !

SOSIE.

Il n’est rien plus certain.

PREMIER CAPITAINE.

À d’autres ces chimères,

Ces contes à plaisir, ces coups imaginaires.

SOSIE.

Pour mon dos toutefois c’étaient des vérités,

Et vous doutez à tort de ces duplicités.

Vous fasse Jupiter partager notre peine,

Et puissiez-vous produire un autre capitaine

Qui vous traite d’abord comme je fus traité,

Et qui convainque enfin votre incrédulité !

PREMIER CAPITAINE.

Cette production ne serait pas plaisante ;

J’ai le dos assez bon, mais j’ai la main pesante,

Et l’épreuve sur moi ne m’en plairait pas fort.

Réserve-toi tes coups, tes souhaits et ton sort.

SECOND CAPITAINE.

Avançons, le voici.

SOSIE.

Je crains quelque disgrâce.

SECOND CAPITAINE.

Comment ?

SOSIE.

Voyez que seul, errant en cette place,

Il murmure en lui-même, et semble avec les yeux

Vouloir manger la terre et menacer les cieux.

PREMIER CAPITAINE.

En attendant la faim, rêvant, il se promène.

SOSIE.

Vous pourrez mal dîner si ma crainte n’est vaine.

AMPHITRYON.

Je doute quel succès est le plus glorieux,

Ou celui des vaincus, ou des victorieux ;

La fin de mon triomphe est un désordre extrême

Qui me rend plus vaincu que n’est le vaincu même ;

Et d’un si long voyage, et si laborieux,

Le seul travail est mien, la gloire en est aux dieux.

SOSIE, aux Capitaines.

Arrêtez, un mot seul me tirera de peine.

AMPHITRYON.

Que ce vice ait fait brèche à la vertu d’Alcmène !

Quel prodige inouï peut plus nous étonner ?

Et quelle honnêteté ne doit-on soupçonner ?

La coupe de Ptérèle est une autre merveille

Qui ne se peut comprendre et n’a point de pareille,

Et l’ouïr de nos faits conter l’événement

Passe toute créance et tout étonnement.

Mais je conçois la fourbe, et tout cet artifice

De l’esprit de Sosie est sans doute un caprice

Que lui-même accusé ne peut désavouer,

Puisqu’à mes propres yeux il ose me jouer.

SOSIE.

On parle ici pour moi ? La fatale journée !

Quelque incommodité m’est encor destinée.

AMPHITRYON.

Mais s’il peut aujourd’hui tomber entre mes mains,

Misérable est son sort sur tous ceux des humains :

Il peut compter ce jour le dernier de sa vie.

SOSIE.

Il m’obligerait fort s’il perdait cette envie.

À qui naît fortuné tout lui succède bien ;

Un malheureux fait mal, même en ne faisant rien.

Allez, sachez de lui quelle est cette disgrâce,

Et faites s’il se peut que ce désir lui passe.

PREMIER CAPITAINE.

Le ciel, Amphitryon, soit propice à vos vœux.

AMPHITRYON.

Vous venez justement à l’heure où je vous veux :

Enfin votre rapport nous tirera de peine.

Quel sort si favorable en ce lieu vous amène ?

PREMIER CAPITAINE.

Nous vous obéissons, mandés expressément,

Et Sosie est porteur de ce commandement.

AMPHITRYON.

Quoi ! de ma part ?

PREMIER CAPITAINE.

Sosie au moins nous l’a fait croire.

AMPHITRYON.

Ô ciel ! avec mon nom perds-je encor la mémoire ?

Qui de ces mandements chargea cet insensé ?

Où vous a-t-il trouvés ? où l’avez vous laissé.

PREMIER CAPITAINE.

Le voilà.

AMPHITRYON.

Qui ?

PREMIER CAPITAINE.

Sosie.

AMPHITRYON.

Où ?

PREMIER CAPITAINE.

Devant vos yeux même.

Ne le voyez-vous pas ?

AMPHITRYON.

Ma colère est extrême

Jusqu’à m’ôter le sens et jusqu’à m’aveugler.

Approche : c’est toi, traître, à qui je veux parler ;

Toi, peste des mortels, dont l’audace effrontée,

À ma vue, à mon su, jusqu’à moi s’est portée ;

Qui tout soin, tout devoir et tout respect à bas,

Veux railler tout le monde et ne m’exceptes pas :

Le ciel même, le ciel, à mes desseins contraire,

Ne te soustrairait pas à ma juste colère.

Les Capitaines veulent arrêter Amphitryon.

Laissez, votre défense irrite mon courroux.

PREMIER CAPITAINE.

Écoutez-moi.

AMPHITRYON.

Parlez.

À Sosie.

Mais, toi, reçois les coups.

SOSIE.

Pourquoi ? quelle furie, à ma perte animée,

De cette aveugle ardeur a votre âme enflammée ?

Ai-je où vous m’envoyez fait un trop long séjour,

Et pouvais-je plus tôt être ici de retour ?

PREMIER CAPITAINE.

Arrêtez.

SOSIE.

Je suis mort. Quel démon vous agite ?

J’ai couru, j’ai volé ; peut-on marcher plus vite ?

AMPHITRYON.

De ton audace enfin ai-je tiré raison ?

Traître, voilà le toit, la tuile, la maison ;

Reconnais-tu la porte, et vois-tu la fenêtre

D’où tu feignais tantôt de ne me pas connaître ?

PREMIER CAPITAINE.

Vous a-t-il offensé ?

AMPHITRYON.

Me le demandez-vous ?

Il me veut, l’insolent, éloigner de chez nous ;

Il me ferme la porte, il me joue, il me chasse,

Et de cette fenêtre il m’use de menace.

SOSIE.

Moi ?

AMPHITRYON.

De combien de coups ne m’as-tu menacé,

Si j’eusse osé heurter, ou si j’eusse avancé ?

Veux-tu nier ?

SOSIE.

Pourquoi ne le nierai-je pas ?

Nommez tout autre crime, un vol, un sacrilège,

Des empoisonnements et des assassinats ;

J’aurai même raison de ne les nier pas.

N’ai-je pas en ces gens un trop clair témoignage ?

Ne les mandez-vous pas ? viens-je pas du rivage ?

Vous puis-je faire injure en vous obéissant ?

Vous voyais-je du port, et vous parlais-je absent ?

N’y suis-je pas allé par votre charge expresse ?

AMPHITRYON.

De moi ?

SOSIE.

Que j’ai laissé parlant à ma maîtresse,

Après l’heureux accord qui vous a réunis ?

AMPHITRYON.

Comment, Alcmène et moi ?

SOSIE.

Dont les dieux soient bénis.

AMPHITRYON.

Es-tu capable encor de cette effronterie ?

PREMIER CAPITAINE.

Que je vous dise un mot : laissez-le, je vous prie.

Les divers accidents arrivés en ces lieux,

Si j’en crois ses discours, sont si prodigieux,

Qu’il serait à propos d’en faire plus d’enquête

Avant que cet orage éclatât sur sa tête :

Quelque charme secret vous peut brouiller ainsi,

Qui mériterait bien qu’on s’en mît en souci.

AMPHITRYON.

Entrons et me prêtez et vos soins et votre aide

À chasser de ce lieu l’erreur qui nous possède.

 

 

Scène IV

 

SOSIE, LES TROIS CAPITAINES, AMPHITRYON, JUPITER

 

JUPITER.

Que m’a-t-on rapporté ? que veut cet insolent,

Qui trouble mon repos d’un bruit si violent ?

Que ne parut au camp cette humeur importune

Qui veut à ma valeur devoir son infortune,

Qui m’offre après la paix des exploits superflus,

Et m’apporte du sang quand je n’en cherche plus !

SOSIE.

Voici, voici, Thébains, la doute consommée :

Ce seul Amphitryon commanda votre armée ;

Que votre gloire en lui connaisse son auteur.

L’autre est un insolent, un fourbe, un imposteur.

PREMIER CAPITAINE.

Que voyez-vous, mes yeux ? quelle est cette merveille ?

SECOND CAPITAINE.

Que vois-je ? ô Jupiter ! rêvé-je, ou si je veille ?

SOSIE.

Que ne lui parlez-vous ? C’est lui, n’en doutez plus ;

Voyez qu’à son abord l’autre reste confus.

JUPITER.

Nobles enfants de Mars, compagnons de ma gloire,

Quel désordre nouveau trouble notre victoire ?

Entrez, qu’attendez-vous ? Ne m’honorez-vous pas

De votre compagnie en un mauvais repas ?

Quelle occupation avez-vous rencontrée,

Et quel séditieux retarde votre entrée ?

AMPHITRYON.

Ô dieux ! ô Jupiter ! protège mon honneur ;

J’implore ton secours contre ce suborneur.

Et vous, chers compagnons de ma longue fortune,

Avec qui j’ai la peine et la gloire commune ;

Nobles chefs des Thébains, vous de qui les lauriers

À l’abri de l’orage ont mis tant de guerriers ;

Si j’ai votre valeur si longtemps éprouvée,

La guerre dure encore et n’est pas achevée,

Nous n’avons combattu ni vaincu qu’à demi ;

Voici qu’il se présente un second ennemi :

Le triomphe au vainqueur engendre une querelle,

Non plus pour un Créon, non plus contre un Ptérèle ;

Puisqu’enfin nos mutins se sont assujettis,

Mais un combat où seul je fais les deux partis,

Une guerre où pour vaincre il faut que je succombe,

Où pour me soutenir le sort veut que je tombe ;

Un prodige, un désordre, une confusion

Où contre Amphitryon combat Amphitryon ;

Mais plutôt un duel que l’enfer me déclare ;

En deux Amphitryons son pouvoir me sépare :

J’ai des charmes à vaincre, et cet enchantement

Suspend déjà vos yeux et votre jugement.

SOSIE.

Ton éloquence en vain médite une surprise ;

L’autre est l’Amphitryon que chacun autorise,

Il doit passer pour tel au jugement de tous,

Et tu n’as plus en moi de matière à tes coups.

JUPITER, aux Capitaines.

Je crois vous faire tort si je romps mon silence,

Pour vous désabuser sur cette ressemblance :

Votre sang vous trahit s’il ne vous dit assez

Qui de nous est celui sous qui vous le versez ;

Votre rare valeur ne peut, sans être ingrate,

Ne reconnaître pas sous quel chef elle éclate,

Puisqu’en quelque façon, ô généreux guerriers,

La mienne contribue à cueillir vos lauriers.

Ce n’est donc point de l’art que j’attends ma défense ;

De vos seuls sentiments je fais mon éloquence ;

La faiblesse paraît dans le besoin de l’art ;

C’est aux fausses beautés qu’on applique le fard :

Plus l’innocence est nue et plus elle a de force,

Et l’on nous veut tromper alors qu’on nous amorce.

PREMIER CAPITAINE.

Quelle est cette aventure, et quelle occasion

À jamais excité tant de confusion ?

Le ciel même, le ciel, trompé par son ouvrage,

Ne pourrait discerner l’un ni l’autre visage :

S’il se peut toutefois vidons ce différent.

SOSIE.

Le premier est un fourbe, il est trop apparent.

AMPHITRYON.

Ce fourbe tôt ou tard te rendra cette injure.

SOSIE.

Te perde Jupiter !

AMPHITRYON.

Te confonde Mercure !

JUPITER, aux capitaines.

Balancez-vous encor dessus ce jugement ?

PREMIER CAPITAINE.

Qui n’y balancerait ? C’est certes justement.

Mais répondez tous deux.

AMPHITRYON.

Auteur de la nature,

Qui te fait, Jupiter, emprunter ma figure ?

PREMIER CAPITAINE.

Ne parlez qu’à moi seul. Vous, quel est votre nom ?

AMPHITRYON.

Amphitryon, vous dis-je.

PREMIER CAPITAINE.

Et vous ?

JUPITER.

Amphitryon.

AMPHITRYON.

Qui suis fils de Dias.

JUPITER.

Qui suis mari d’Alcmène.

AMPHITRYON.

Nommé chef par Créon...

JUPITER.

De la troupe thébaine.

AMPHITRYON.

Qui, lorsque le soleil...

JUPITER.

Approchait du lion...

AMPHITRYON.

Fus porter la terreur...

JUPITER.

À la rébellion.

AMPHITRYON.

La mort suivit l’effroi...

JUPITER.

De ce peuple rebelle.

AMPHITRYON.

Voici la propre main...

JUPITER.

Par qui mourut Ptérèle.

AMPHITRYON.

D’un vase précieux...

JUPITER.

Où buvait le mutin...

AMPHITRYON.

Il me fut fait présent...

JUPITER.

Qui fut tout mon butin.

AMPHITRYON.

Enfin victorieux...

JUPITER.

Je partis du rivage.

AMPHITRYON.

Laissant aux ennemis...

JUPITER.

La mort ou le servage.

AMPHITRYON.

Un favorable vent...

JUPITER.

Nous a rendus au port.

AMPHITRYON.

Me voici de retour...

JUPITER.

Et voici mon abord.

AMPHITRYON.

Mais chacun aujourd’hui...

JUPITER.

Me semble méconnaître.

AMPHITRYON.

Voilà qu’un suborneur...

JUPITER, mettant l’épée à la main.

Arrête, tu mens, traître.

Fais mieux faire à ta main que ta bouche n’a fait,

Et du discours enfin prouvons-nous par l’effet.

AMPHITRYON.

Cette voie en effet est la meilleure preuve ;

C’est par elle qu’il faut qu’Amphitryon se treuve,

Et que j’ôte la vie à qui m’ôte mon nom.

Donnons.

PREMIER CAPITAINE.

Amphitryon, épargne Amphitryon ;

Exerce ta valeur ailleurs qu’à te détruire ;

Veuille en d’autres plutôt encor te reproduire.

Tous deux épargnez-vous, calmez cette fureur ;

Je connais le moyen de nous tirer d’erreur.

Vous, parlez le premier. Le jour de la victoire

Qui sur les Taphiens nous acquit tant de gloire,

De quoi, de votre part, reçus-je un ordre exprès ?

AMPHITRYON.

De faire sur le port tenir des vaisseaux prêts.

JUPITER.

Où j’eusse mon recours au cas de la défaite.

PREMIER CAPITAINE.

Et quelle autre ordonnance encore me fut faite ?

AMPHITRYON.

Que mes coffres surtout, conservés avec soin...

JUPITER.

Ne nous pussent manquer en l’extrême besoin.

PREMIER CAPITAINE.

Remplis de quel argent ?

AMPHITRYON.

De cent talents attiques.

JUPITER.

De cent ioniens, et de deux cents persiques.

PREMIER CAPITAINE.

Tous deux également disent la vérité,

Et me laissent confus par cette égalité.

JUPITER.

À quoi perds-je le temps ? qui me peut méconnaître ?

D’où vient cet insolent me disputer mon être ?

Quel droit imaginaire a cet audacieux

De contredire Alcmène et démentir ses yeux,

Elle que cette erreur plus que toute autre touche,

Qui cette nuit encore à partagé ma couche ?

AMPHITRYON.

Qu’entends-je ? quelle injure égale mon affront,

Et de quelle rougeur sens-je peindre mon front ?

Mais quoi ! ne suis-je pas cet Amphitryon même

Qui fit Taphe l’objet de sa valeur extrême,

Arcanane, Télèbe, et cent peuples divers

Que j’ai soumis aux lois de Créon que je sers ?

JUPITER.

C’est moi qui de mon père ai vengé l’homicide

Sur toute l’Achaïe et toute la Phocide ;

Qui sur la mer Égée ai conquis cent vaisseaux.

Et laissé la frayeur en l’empire des eaux.

AMPHITRYON.

Dieux ! qu’a-t-il réservé ! que peut-il dire encore ?

Je doute qui je suis, je me perds, je m’ignore ;

Moi-même je m’oublie et ne me connais plus.

PREMIER CAPITAINE.

Pour moi puisqu’à ce point chacun reste confus,

Dans ces doutes enfin, l’avis où je m’arrête

Est de suivre celui chez qui la table est prête.

Qui de vous nous a fait préparer le repas ?

JUPITER.

Moi, qui vous ai mandés.

PREMIER CAPITAINE.

Nous suivrons donc vos pas.

JUPITER.

Entrons.

Jupiter et le premier capitaine sortent.

SECOND CAPITAINE.

Pour ce rêveur la porte sera close ;

Qu’il médite à loisir sur la métamorphose.

AMPHITRYON.

Quoi ! cet affront encore à tant d’autres est joint ?

SECOND CAPITAINE.

Point, point d’Amphitryon où l’on ne dîne point.

Il sort.

SOSIE.

Oh ! qu’un heureux effet succède à mon envie !

Il sort.

AMPHITRYON, seul.

Quoi ! par cet imposteur ma maison m’est ravie,

Mes valets, mes amis, ma famille, mon nom ;

Et par Amphitryon périt Amphitryon ?

Non, non ; à qui tout manque il reste du courage,

Et l’innocence enfin surmontera l’outrage :

Sans consumer de temps en frivoles discours,

Allons de Créon même implorer le secours,

Et par son aide, jointe à l’ardeur qui l’enflamme,

Faisons plutôt périr valets, amis, biens, femme,

Enfants, parents, voisins, honneur, charges, maison,

Que de cet affronteur je n’aye ma raison.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

SOSIE, MERCURE, le battant

 

SOSIE.

Je suis mort ! au secours ! épargnez-moi, de grâce.

Sosie ! hélas ! ta main sur toi-même se lasse !

Tu frappes sur Sosie ! Arrête, épargne-toi.

MERCURE.

Ce passe-temps me plaît ; j’aime à frapper sur moi.

SOSIE.

Trêve, au nom de Mercure, à ta valeur extrême ;

Je renonce à mon nom, je renonce à moi-même.

S’il est vrai que Sosie aime de s’outrager,

Je ne suis plus Sosie, épargne un étranger.

MERCURE.

Entrer effrontément, et jusqu’à la cuisine,

C’est bien haïr ta vie et chercher ta ruine ;

La cuisine, mon centre, et mon appartement,

Mon unique séjour, mon ciel, mon élément,

Traître, je t’y rencontre, et ta mine affamée

Vient des mets qu’on y dresse escroquer la fumée !

Respecte-la, profane, et n’y rentre jamais

Qu’assuré d’en sortir en qualité de mets,

Et de laisser la vie où tu cherches à vivre.

SOSIE.

Quel chemin, quel dessein, quel conseil dois-je suivre,

Sosie infortuné ?

MERCURE.

Sosie ?

SOSIE.

Arrête, non ;

Battu, froissé, meurtri, ces titres sont mon nom ;

Puisque je n’ai tendons, muscles, veines, artères,

Où ce nom ne se lise en sanglants caractères ;

Nom fatal, nom maudit, dont ton bras est parrain.

MERCURE.

Appelles-tu maudit un présent de ma main ?

SOSIE.

Ah ! garde tes présents, porte ailleurs tes caresses ;

En faveur de quelque autre étale tes largesses :

Ta libérale humeur outrage en s’exerçant,

Et le bien que tu fais accable en se versant.

MERCURE.

Adieu ; quand tu voudras, ce bras à ton service

Te fournira toujours une heure d’exercice.

Il sort.

SOSIE, seul.

Le ciel, traître, sur toi répande tes bienfaits,

Et lui sois-tu l’objet des offres que tu fais !

Cesse, ma patience ; éclate, ma colère ;

Il m’est honteux de craindre et lâche de me taire :

Reviens, qui que tu sois, ou sorcier, ou démon ;

Reviens, oui, je soutiens que Sosie est mon nom.

Ah ! de quelle fureur est mon âme saisie !

Oui, je suis une, deux, trois, quatre fois Sosie :

L’oserais-tu nier ? que dis-tu là-dessus ?

Tu recules, poltron, et tu ne parois plus ?

Tu l’emportes d’adresse, et sais que mon courage

Se résout lentement à repousser l’outrage ;

Mais lorsque ma colère est prête d’éclater,

Lâche, tu disparais et sais bien l’éviter.

Enfin, que résoudra ma créance incertaine ?

Au lieu de dissiper, le temps accroît ma peine,

Et je commence enfin, non sans quelque raison,

À douter qui je suis, d’où, de quelle maison :

Car pour quel intérêt voudrait m’ôter mon être,

Ce Sosie inconnu qui me fait méconnaître ?

M’envierait-il un sort dont les fruits les plus doux

Sont des veilles, des soins, des jeûnes et des coups ?

Non, mon cerveau, troublé de quelque frénésie,

S’est à tort imprimé ce faux nom de Sosie,

Ce nom qui, malheureux entre tout autre nom,

Comme l’ambre la paille, attire le bâton.

Mais quoi ! qui suis-je donc ? Ah ! cette ressemblance

Tient à tort si longtemps mon esprit en balance :

Convainquons l’imposture, et conservons mon nom ;

Soyons double Sosie au double Amphitryon.

Malheureux que je suis, par une loi commune,

Cherchons le malheureux et suivons sa fortune ;

Compagnon de son sort partageons son souci ;

S’il périt, périssons ; s’il vit, vivons aussi.

Il sort.

 

 

Scène II

 

JUPITER, MERCURE, ALCMÈNE, CÉPHALIE,  LES CAPITAINES

 

JUPITER.

Souffre que le devoir après l’amour s’acquitte,

Et que je rende au roi ma première visite.

Adieu, conserve-toi pour ce fruit précieux

Qui va naître à la terre à la honte des cieux,

Et dont j’osais prédire, et non sans connaissance,

Que Jupin sera cru l’auteur de sa naissance,

Et qu’un jour ses exploits les moins laborieux

Ne lui devront pas moins qu’un rang entre les dieux.

ALCMÈNE.

S’accomplissent vos vœux, le ciel lui soit prospère,

Et pour comble de bien qu’il soit digne du père !

Allez que peu de temps achève votre cour,

Et pressez le départ pour presser le retour.

Elle sort.

JUPITER.

Vous, plus dieux que mortels, vivants foudres de guerre,

Nobles cœurs que les cieux envieront à la terre,

Quittes envers Créon, faites pour ses neveux

Une troupe de chefs dignes de vous et d’eux.

PREMIER CAPITAINE.

Nés pour vivre et mourir dessous votre conduite,

Nous ne vous quittons point ; agréez notre suite.

JUPITER.

Non, un point important y doit être agité,

Qui me demande seul près de sa majesté,

Et me défend l’effet de votre courtoisie.

SECOND CAPITAINE.

Nous vous obéissons.

JUPITER.

Adieu. Suis-moi, Sosie.

MERCURE.

Qu’Amphitryon enfin demeure Amphitryon,

Sosie soit Sosie, et chacun ait son nom.

Ils sortent tous, excepté les trois capitaines.

 

 

Scène III

 

LES TROIS CAPITAINES

 

PREMIER CAPITAINE.

Plus sur ce que je vois je pense et je repense,

Et moins peut mon discours établir ma créance :

Cet accident si rare et si prodigieux

Est un jeu de nature à la honte des yeux.

SECOND CAPITAINE.

Mais l’enfer est auteur de ce désordre extrême,

À la honte plutôt de la nature même.

Jugeons-en sainement : cet extrême rapport,

À bien considérer, n’est point exempt de sort.

TROISIEME CAPITAINE.

Il faut laisser aux dieux juger d’une aventure

Qui ne nous touche point et passe la nature :

Celle-ci me confond, mais ne m’empêche pas...

Mais de quelle furie il revient sur ses pas !

 

 

Scène IV

 

AMPHITRYON, SOSIE, LES GARDES DE CRÉON, LES CAPITAINES

 

AMPHITRYON.

Voyez à quel souci mon malheur vous oblige.

Quelle étrange aventure égale ce prodige ?

Lorsque, victorieux des ennemis du roi,

J’apporte ici la paix, j’ai la guerre chez moi.

L’ennemi que je cherche au rivage euboïque

Me cherche chez moi-même, et s’y rend domestique ;

La révolte, ce monstre à mes coups endurci,

Me devance au retour, je la retrouve ici.

Créon, par ma valeur craint par toute la terre,

Voit ma propre maison me déclarer la guerre ;

Chez moi-même étranger, je rétablis autrui ;

Pour moi-même impuissant j’exécute pour lui ;

Vainqueur je le réclame, et le soir sa couronne

Me prête le secours qu’au matin je lui donne.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Ce que vous nous contez est si prodigieux

Qu’à peine en croirons-nous le rapport de nos yeux,

Et que je m’imagine aller à main armée

Attaquer un fantôme, une ombre, une fumée.

AMPHITRYON.

L’incroyable rapport de ce spectre et de moi

À même en sa faveur fait balancer ma foi.

À peine me connais-je en ce désordre extrême ;

Me rencontrant en lui, je me cherche en moi-même,

Et je me crois ici bien moins qu’à la maison

En ce combat des sens avecque la raison.

Mais cette ressemblance est assez confirmée

Par le récent abus des chefs de notre armée :

L’incertain jugement que ces gens ont rendu

Laisse encore à présent leur esprit suspendu ;

Cette distinction ne leur est pas possible,

Et leur incertitude est encore invincible.

Voyez comme, troublés par cet étonnement,

Ils ne peuvent asseoir de certain jugement.

PREMIER CAPITAINE.

Que dit-il ? N’est-ce pas de votre courtoisie

Que du port ce matin, amenés par Sosie,

Nous tenons le repas qu’on a dressé chez vous ?

SOSIE.

J’aidais à l’apprêter, mais j’ai dîné de coups.

AMPHITRYON.

Voyez jusques où va cette méconnaissance :

Je leur étais présent, même dans mon absence ;

À qui ne semblera ce discours fabuleux,

Que parlant à Créon, je mangeasse avec eux ;

Que je fusse à la cour ensemble et chez Alcmène,

Et fisse des festins lorsque j’étais en peine ?

LE CAPITAINE DES GARDES.

Joignons-nous, avançons, et cherchons l’imposteur.

SECOND CAPITAINE.

L’artifice est subtil, quiconque en soit l’auteur.

AMPHITRYON.

Mourons, s’il faut mourir, mais qu’avec moi périsse

D’un si sensible affront l’auteur et la complice.

LE CAPITAINE DES GARDES.

L’honnêteté d’Alcmène est hors de tout soupçon.

AMPHITRYON.

Elle a failli pourtant d’une ou d’autre façon.

S’agissant de l’honneur, l’erreur même est un crime ;

Rien ne peut que la mort rétablir son estime.

Il frappe à la porte.

Entrons, rompons, brisons ; secondez mon dessein ;

Surprenons, s’il se peut, l’adultère en son sein.

Partout l’honnêteté repose à porte ouverte ;

Cette porte fermée assure encor ma perte :

Le vice seulement aime de se cacher ;

La femme qui s’enferme a dessein de pécher.

Joignez donc vos efforts à ma juste colère ;

Frappons, brisons, entrons, convainquons l’adultère.

On entend un grand éclat de tonnerre.

PREMIER CAPITAINE, tombant.

Quel effroyable bruit, accompagné d’éclairs,

Trouble et change sitôt la région des airs ?

AMPHITRYON.

Qu’entends-je ? hélas ! quels dieux faut-il que je réclame ?

La terre ouvre son centre, et le ciel est de flamme.

SOSIE.

Terre, ciel, hommes, dieux ! qui me vient secourir ?

Quoi ! puis-je en même jour et doubler et périr ?

Ils tombent tous évanouis.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, CÉPHALIE, effrayée

 

CÉPHALIE.

Quel effroi, quelle horreur, quel bruit, quelle épouvante !

Respiré-je le jour ! suis-je morte ou vivante ?

Ou vais-je ? que deviens-je ? où sera mon recours ?

Le ciel même peut-il m’apporter du secours ?

Mais ce grand bruit enfin calme sa violence,

Les cieux ont à la nue imposé le silence :

Cet ordre rétablit mes sentiments perclus,

Et l’horreur du trépas ne m’épouvante plus.

Ô dieux ! quelle frayeur fît jamais tant de peine ?

Et dans quel appareil le ciel visite Alcmène !

Mais qu’aperçois-je ? hélas ! de quel nombre de corps

À le tonnerre accru le triste rang des morts ?

Amphitryon est mort, et de cette tempête

Ses lauriers infinis n’ont pu sauver sa tête ;

La mort les a changés en de tristes cyprès.

Pour le mieux reconnaître approchons-en plus près.

Mon maître, Amphitryon !

AMPHITRYON.

Je suis mort. Qui m’appelle ?

CÉPHALIE.

Soit bénie, ô Jupin, ta puissance immortelle,

Qui des coups de ton foudre a garanti son sort !

Amphitryon, parlez.

AMPHITRYON.

Que veux-tu ? Je suis mort.

CÉPHALIE.

Levez-vous.

AMPHITRYON.

Qui me tient ?

CÉPHALIE.

Moi, votre Céphalie.

AMPHITRYON, se levant.

De quels traits, sans mourir, est ma vie assaillie !

Quoi ! je revois le jour ?

CÉPHALIE.

Rassurez vos esprits.

D’une égale frayeur nous étions tous surpris ;

Mais un bon calme enfin succède à cet orage.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Quel charme de nos sens nous suspendait l’usage ?

Revoyons-nous le jour ?

PREMIER CAPITAINE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

SECOND CAPITAINE.

Conservons-nous la vie après un tel effroi ?

SOSIE.

Quoi ! nous n’en mourons pas ? Je croyais que la terre

Dessous les coups du ciel se brisait comme verre,

Et ne pourrait sauver un de ses habitants.

Mais qu’à ce grand orage il succède un beau temps !

CÉPHALIE.

Quand un dieu veut en terre annoncer sa venue,

C’est ainsi qu’il en use ; il fait parler la nue.

Oyez par la merveille arrivée en ces lieux,

Combien votre maison doit être chère aux dieux.

AMPHITRYON.

Dis tôt donc, hâte-toi de me tirer de peine.

Mais me reconnais-tu ?

CÉPHALIE.

Oui, pour mari d’Alcmène.

AMPHITRYON.

Vois bien.

CÉPHALIE.

Je vous vois trop.

AMPHITRYON.

Ne t’abuses-tu point ?

CÉPHALIE.

Croyez-vous que la peur m’ait troublée à ce point ?

AMPHITRYON.

Qui suis-je ?

CÉPHALIE.

Amphitryon.

AMPHITRYON.

De toute ma famille

La raison est restée à cette seule fille,

Ou leur aveuglement naissait de leur dessein.

CÉPHALIE.

Je suis la plus troublée, et tout le reste est sain.

AMPHITRYON.

Que n’est fou tout le reste, et qu’Alcmène n’est sage !

Mais que de la raison elle a perdu l’usage !

L’affront que j’en reçois me trouble tellement,

Que j’en perds sens, repos, raison et jugement.

CÉPHALIE.

Quelque apparent sujet où ce mépris se fonde,

Il blesse une vertu qui n’a point de seconde.

Par un récit, témoin de son honnêteté,

Oyez combien à tort vous en avez douté.

Sachez premièrement que pendant ce tonnerre

Cette chaste princesse a mis deux fils par terre.

AMPHITRYON.

Le ciel est trop soigneux de conserver mon nom.

SOSIE.

Oh ! que d’Amphitryons d’un seul Amphitryon !

CÉPHALIE.

Mais écoutez comment : quelques douleurs légères,

Du terme finissant communes messagères,

L’ont à peine obligée à réclamer les dieux,

Que de soudains éclairs éblouissent nos yeux,

Et que votre maison, de ces feux éclairée,

Du bas jusqu’au lambris paraît être dorée.

Alcmène cependant, et sans cris et sans pleurs,

Ordinaires effets de pareilles douleurs,

Aussitôt qu’elle souffre aussitôt soulagée,

De ce riche fardeau se trouve déchargée.

AMPHITRYON.

Le ciel est trop soigneux de ma postérité,

Et ne la traite pas comme elle a mérité.

CÉPHALIE.

Son innocence enfin vous sera manifeste ;

Ne m’interrompez point, écoutez ce qui reste :

À peine ils sont lavés, que nous voyons l’un deux

Étendre et déployer ses petits bras nerveux,

Et des pieds et des mains, par des efforts étranges,

Se défendre sur nous de la prison des langes ;

Et l’ayant au berceau non sans peine rendu,

(Ô prodige incroyable, et jamais entendu !)

Deux horribles serpents ailés, à larges crêtes,

Dressant vers ce berceau leurs venimeuses têtes,

D’un vol impétueux sur lui se sont lancés.

AMPHITRYON.

Ô dieux !

CÉPHALIE.

Ne craignez rien : lui, ses langes forcés,

Tant qu’à son petit corps ne resta nul obstacle...

AMPHITRYON.

Que dit-elle, bons dieux ? qui croira ce miracle ?

CÉPHALIE.

Les prend, les presse au col, et leur fait à tous deux

Faire autour de ses bras cent replis tortueux.

De leur col allongé sort une jaune bave

Qui coule entre ses doigts et tout le bras lui lave,

Il serre enfin les mains, redouble ses efforts

Et tous deux étouffés à terre tombent morts.

AMPHITRYON.

Dieux ! par ton seul récit leur venin m’est funeste ;

Ce seul discours me tue.

CÉPHALIE.

Écoutez donc le reste.

Alcmène, entre la peur et l’admiration,

Ayant vu comme nous passer cette action :

Ô dieux, a-t-elle dit quelle est cette aventure ?

Et qui la fera croire à la race future ?

Quel sera cet enfant si grand et si petit ?

Là d’une claire voix la chambre retentit,

Et ces termes distincts ont frappé nos oreilles :

Cet enfant sera dieu ; tous ses faits des merveilles,

La gloire son objet, l’univers sa maison ;

Son père est Jupiter, qu’Hercule soit son nom.

À cette voix succède un horrible tonnerre ;

J’ai vu le ciel s’ouvrir, j’ai vu fendre la terre ;

Le feu, les ondes, l’air et tous les éléments,

Sans ordre, se sont vus hors de leurs fondements ;

Et je croyais déjà toucher ma sépulture.

Dans ce commun débris de toute la nature,

Je courais effrayée, et fuyais sans dessein,

Lorsque la terre enfin a raffermi son sein.

Les cieux se sont fermés, l’air est resté tranquille

Ma frayeur sans effet, et ma fuite inutile.

AMPHITRYON.

Je plaindrais mon honneur d’un affront glorieux,

D’avoir eu pour rival le monarque des dieux !

Ma couche est partagée, Alcmène est infidèle,

Mais l’affront en est doux, et la honte en est belle,

L’outrage est obligeant ; le rang du suborneur

Avecque mon injure accorde mon honneur.

Un nouvel éclat de tonnerre se fait entendre.

Mais quel nouvel orage à ce calme succède ?

Ô Dieu, maître des dieux, je réclame ton aide.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, JUPITER, en l’air

 

Le ciel s’ouvre.

JUPITER.

Rassemble, Amphitryon, et possède tes sens ;

C’est bien ici le même foudre

Dont je mis les Titans en poudre,

Mais il ne tombe pas dessus les innocents.

 

Roi monarque des rois, dieu souverain des dieux,

Pour tirer ton esprit de peine

Et soutenir l’honneur d’Alcmène,

De mon trône éternel je descends en ces lieux.

 

Je suis le suborneur de ses chastes attraits,

Qui sans l’emprunt de ton image,

Quelque beau que fût mon servage,

Pour atteindre son cœur aurais manqué de traits.

 

D’un fils frère du tien, digne sang de mon sang,

Sa couche vient d’être honorée,

Qui de cette basse contrée

Un jour des immortels viendra croître le rang.

 

Il reçoit l’être, l’âme, et naît presque à la fois ;

Et pouvant tout sur la nature,

J’en romps l’ordre en cette aventure,

Et fais faire à trois nuits l’office de neuf mois.

 

Deux horribles serpens étouffés par ses mains

Ont déjà marqué sa naissance ;

Et qu’homme d’immortelle essence,

Il passe en dignité le reste des humains.

 

Qu’Hercule soit le nom de ce jeune héros ;

Que par lui chacun te révère ;

Chéris le fils, aime la mère,

Et possède avec elle un paisible repos.

Il remonte au ciel.

AMPHITRYON.

Cet agréable charme est enfin dissipé.

Qu’à bénir le charmeur chacun soit occupé ;

Alcmène, par un sort à toute autre contraire,

Peut entre ses honneurs conter un adultère ;

Son crime la relève, il accroît son renom,

Et d’un objet mortel fait une autre Junon.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Ce que vous avez craint vous comble d’une gloire

Dont les ans ne pourront altérer la mémoire.

PREMIER CAPITAINE.

Pour tout dire en deux mots, et vous féliciter,

Vous partagez des biens avecque Jupiter.

Ils sortent tous excepté Sosie.

SOSIE, seul.

Cet honneur, ce me semble, est un triste avantage :

On appelle cela lui sucrer le breuvage.

Pour moi j’ai, de nature, un front capricieux

Qui ne peut rien souffrir, et lui vînt-il des cieux.

Mais j’ai trop, pour mon bien, partagé l’aventure ;

Quelque dieu bien malin avait pris ma figure.

Si le bois nous manquait, les dieux en ont eu soin ;

Il nous en ont chargés, et plus que de besoin. 

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