Réponse à l’Impromptu de Versailles (Jean DONNEAU DE VISÉ)

Pièce en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1663.

 

Personnages

 

CLÉANTE, marquis et ami du Peintre

ORPHISE, sa femme

LUCILE, damoiselle de campagne, et leur nièce

ARISTE, ami de l’Hôtel de Bourgogne

ALCIPE, homme de qualité

CLARICE, sœur de Cléante

ERGASTE, valet de chambre de Cléante

ISABELLE, suivante d’Orphise

PHILIPPIN, valet de Cléante

 

La scène est dans la salle de Cléante.

 

 

AU LECTEUR

 

Bien que, dans La Vengeance des marquis, Philippin chante la chanson de la Coquille, ne t’imagine pas que je l’ai prise dans la Portrait du Peintre. Ma pièce était fait avant qu’on l’y chantât, et Messieurs de l’Hôtel avouent que c’est moi qui leur ai fait dire. J’avais en ce temps résolu de l’ôter, mais l’on m’en a empêché, à cause de la pensée qui suit, pour laquelle je l’y avais mise. Je te prie d’excuser les fautes d’impression, et surtout dans L’Apothicaire de qualité, qui en est tout rempli. Elles rompent le sens en beaucoup d’endroits, mais je ne doute pas que tu n’aies l’esprit de le raccommoder.

 

 

Scène première

 

ALCIPE, ERGASTE

 

ALCIPE.

Je crois qu’il est impossible de le rencontrer au logis.

ERGASTE.

Il est allé voir la première représentation de L’Impromptu de Versailles. Comme il est des amis du Peintre, il n’avait garde d’y manquer.

ALCIPE.

Il faut que je l’attende, je crois qu’il sera bientôt de retour ; car lorsque j’ai passé devant le Palais-Royal, l’on commençait à sortir de la comédie.

ERGASTE.

Monsieur, Ariste est avec lui.

ALCIPE.

Ariste ? Je ne crois pas qu’ils sortent bons amis : car l’un soutient à outrance les intérêts de l’Hôtel de Bourgogne, et l’autre ceux du Peintre, avec autant de chaleur.

ERGASTE.

Ils ne sont jamais ensemble qu’ils ne se querellent sur ce sujet.

ALCIPE.

Mais j’oubliais à vous demander si Madame est ici.

ERGASTE.

Bien qu’elle ne prenne point de part dans les intérêts du Peintre, et qu’elle raille souvent Monsieur, de ce qu’il le soutient avec trop d’emportement, il l’a persécutée de l’aller voir aujourd’hui, et il a même voulu qu’elle menât avec elle une de ses nièces, qui n’a jamais vu ni Paris ni la Comédie, et qui n’arriva qu’hier d’une maison de Campagne où elle a toujours fait son séjour.

ALCIPE.

C’est un maigre divertissement pour une Campagnarde.

ERGASTE.

Elle est faite d’une manière à en donner beaucoup aux autres, et comme on n’a pas eu le temps de la faire habiller, si le Peintre n’était des amis de la maison, je crois qu’il en pourrait faire un portrait des Dames de Campagne.

ALCIPE.

Elle pourra divertir tous ceux qui la verront avant que la comédie commence.

ERGASTE.

Monsieur a promis de les placer dans un lieu où elles ne seraient point vues. Mais je l’entends.

 

 

Scène II

 

ALCIPE, ARISTE, CLÉANTE

 

CLÉANTE.

Ah, ah, ah, ah, ah, ah.

ARISTE.

Mais...

CLÉANTE.

Mais laisse-moi rire. Ah, ah, ah, ah, ah, ah.

À Alcipe.

Mais je crois que c’est Alcipe ; ma foi, je ne te voyais pas.

ALCIPE.

Je suis ravi de te trouver en si bonne humeur.

CLÉANTE.

Il y a deux heures que je ris ; mais après m’être bien diverti aux dépens du pauvre Hôtel de Bourgogne, je prétends encore rire aux dépens d’Ariste, notre bon ami.

ARISTE.

Rira bien qui rira le dernier.

CLÉANTE.

Hay, hay, hay, ne t’avais-je pas bien dit que tu devais conseiller à ces messieurs de l’Hôtel de ne point jouer leur Contre-Critique ? n’avais-je pas raison, lorsque je te parlais de la sorte ? En tiennent-ils ? ne sont-ils pas bourrés comme il faut ? Et notre Peintre l’entend-il ? ah, ah, ah.

ARISTE.

Je n’ai rien vu qui...

CLÉANTE.

Hé ne dis mot pour ton honneur, et songe à prendre le deuil des grands Comédiens, ou à te ranger du bon parti.

ARISTE.

Si...

CLÉANTE.

Eh bien as-tu quelque chose à dire ? Alcipe nous jugera, tu sais qu’il est désintéressé.

ALCIPE.

C’est, je crois, le meilleur parti que l’on puisse prendre, et c’est le seul moyen de bien passer son temps à la Comédie. Le mauvais succès des pièces ne m’empêche point de dormir. Quand le Peintre fait quelque chose de bon, je m’y divertis, et quand on représente quelque chose de meilleur à l’Hôtel de Bourgogne, je m’y divertis de même. Je ne suis point de ceux que le torrent entraîne, ma raison me fait tenir ferme, et je ne puis faire approuver à mon goût ce qui ne lui plaît pas. Je cherche ma satisfaction, et non l’avantage d’un Auteur. Je ne ris point par complaisance, lorsque je n’en ai point de sujet, et ne m’empêche point de rire lorsque je trouve quelque chose qui me plaît, puisque l’un et l’autre ferait tort à ma réputation et à ma santé. Voilà mon portrait, si le peintre me veut jouer, vous n’avez qu’à le lui donner.

CLÉANTE.

Il en veut de plus ridicules.

ARISTE.

Tous ceux qui sont ridicules dans ses copies ne le sont pas dans les Originaux : il nous les fait voir dans un faux-jour et se sert de couleurs qui nous trompent et qui nous font souvent voir des défauts où il n’y en a pas.

CLÉANTE.

Ne t’amuse point à moraliser, l’on aime mieux rire à ses dépens que de ne point rire du tout, et c’est ce qui fait réussir les ouvrages d’aujourd’hui.

ARISTE.

Je suis bien aise que tu m’en avertis, et je dirai aux Comédiens de l’Hôtel, qu’ils ne s’amusent pas à répondre à tout ce que l’on dit contre eux. Bien que la réponse fût juste, elle ennuierait, et je vois bien qu’encore qu’ils eussent quantité de bonnes choses à répliquer, qu’il faut qu’ils fassent rire et ne s’arrêtent pas à répondre au prétendu Impromptu de Versailles. Il faut laisser présentement ce qui est bon pour se servir de ce qui est risible, et abandonner les raisons, puisqu’il suffit de faire rire pour gagner sa cause.

CLÉANTE.

C’est parler trop sérieusement, et s’ils répondent de la sorte, ils ne gagneront pas la leur.

ARISTE.

Ils savent ce qu’ils ont à faire. Mais contons à Alcipe ce que nous avons vu, afin qu’il nous juge.

CLÉANTE.

J’en suis d’accord, et je vais commencer. D’abord...

ARISTE.

Ne t’amuse point à nous faire un long récit de cette pièce ; on n’y trouverait pas le mot pour rire. C’est pourquoi, je te prie, laissons tout ce qui se voit d’abord, passons par-dessus les Marquis, et ne parlons que des endroits où il contrefait les grands Comédiens, puisque c’est le sujet de notre dispute.

CLÉANTE.

Mais...

ARISTE.

Mais l’on sait ce que c’est que son sujet ; qu’il n’est pas nouveau : les Italiens en ont fait cent fois de même, et l’on sait qu’il a fait une comédie, en disant qu’il n’avait pas le temps de la faire.

CLÉANTE.

Pourtant...

ARISTE.

Il a encore imité le rondeau d’Isabeau qui est dans Voiture. Ma foi, c’est fait.

CLÉANTE.

Il fait voir que...

ARISTE.

Il fait voir qu’il est plus épuisé qu’il ne le veut faire croire, et ne distribue pas un rôle à ses camarades qu’ils n’aient joué plus de dix fois ; et il a déjà donné plusieurs coups de pinceau à tous les gens de cour qu’il nomme, et dont il dit qu’il n’a pas commencé le portrait.

ALCIPE.

Il y a longtemps que nous n’avons rien vu de nouveau de lui. Il nous a fait voir les mêmes pièces de dix manières différentes, et on ne doit pas prendre le soin de les retourner, puisqu’il se donne lui-même cette peine.

ARISTE.

Il croit avoir fait une pièce nouvelle, lorsqu’il a fait changer de garniture, de plumes et de voix à un Marquis.

CLÉANTE.

Vous ne savez pas ce que vous dites ; il fait bien ; puisque tous ceux qu’ils jouent ; tous ses amis et tous ceux du reste de la troupe le disent.

ALCIPE.

Après cela, je n’ai plus rien à dire.

CLÉANTE.

Vous auriez tort de parler contre lui, c’est le meilleur homme du monde.

ARISTE.

Il n’a point de vanité : il ne se fait point louer à l’ouverture de sa pièce par toute sa troupe, et il ne fait point dire qu’il devait avoir soin de sa réputation et de ne pas entreprendre un ouvrage en si peu de temps.

ALCIPE.

En effet, il doit bien conserver une réputation acquise avec tant de péril ; mais ce qui me choque, c’est qu’étant l’auteur de la pièce, il a lui-même fourni à ses camarades l’encens qu’il se fait donner.

CLÉANTE.

Je vous attends à l’endroit où il contrefait les grands Comédiens : c’est là qu’il faut crier miracle : c’est par là, où l’auteur a véritablement mérité le nom de grand Peintre : et c’est ce qui fera vivre éternellement sa mémoire.

ARISTE.

Il est vrai qu’il souffle et qu’il écume bien, qu’il fait enfler toute sa personne ; et qu’il a trouvé le secret de rendre son visage bouffi.

ALCIPE.

Je ne crois pas que cette vengeance sente l’honnête homme, et elle marque plus d’aigreur que d’esprit.

ARISTE.

Dans le premier qu’il contrefait, il blâme plus la nature que le Comédien.

ALCIPE.

Il doit faire espérer qu’il deviendra un jour grand Acteur, puisqu’il veut imiter ceux dont la réputation est si bien établie.

ARISTE.

Je trouve qu’il a fait honneur aux Comédiens et qu’il les a rendus compagnons des Marquis en les jouant ensemble. Ils auraient tort de s’en fâcher ; puisqu’ils ne sont pas de meilleure famille qu’eux : et ils ne doivent pas même être surpris de voir que des Singes et des Guenons tâchent à les contrefaire ; puisque c’est le propre de ces sortes d’Animaux.

CLÉANTE.

Comme vous n’êtes pas des amis de l’Auteur, vous ne voulez point remarquer ce qui lui doit donner beaucoup de gloire, et vous ne dites pas que cette comédie est un Impromptu. Où est l’homme qui aurait pu faire quelque chose de si beau en si peu de temps ? Admirez, critiques obstinés, admirez malgré vous ce long et incomparable Impromptu.

ARISTE.

Je crois que vous vous moquez de moi avec votre impromptu.

CLÉANTE.

Hé ne savez-vous pas que c’est le titre de la pièce ?

ARISTE.

Il est vrai ; mais cela n’empêche pas que le peintre ne l’ait faite à loisir.

CLÉANTE.

Mais n’avez-vous pas remarqué qu’il dit qu’il n’a eu le temps que d’aller voir deux ou trois fois les Comédiens depuis son retour de Versailles afin d’attraper leur jeu ?

ARISTE.

Il est vrai, et depuis huit jours il a été voir réciter les stances du Cid à un Acteur qui ne les a point dites il y a plus de six ans. Il a aussi été voir jouer les Horaces depuis le portrait du Peintre, encor que l’on ne les ait point jouées il y a plus d’un an. Sa passion l’aveuglait lorsqu’il parlait de la sorte, et il ne songeait pas qu’il venait de dire qu’il y avait dix-huit mois qu’il avait travaillé à cette comédie.

CLÉANTE.

Il ne me souvient pas bien s’il dit cela.

ARISTE.

Il aura meilleure mémoire que vous et se souviendra bien que depuis deux ans, il a chez beaucoup de gens de qualité payé son écot de cette pièce.

CLÉANTE.

Je... mais voici ma femme.

 

 

Scène III

 

ALCIPE, ARISTE, CLÉANTE, ORPHISE, LUCILE

 

ORPHISE.

Enfin, Monsieur, je viens de voir (puisque vous l’avez voulu) cet admirable Impromptu ; cet ouvrage de plusieurs années que l’on veut faire passer pour un enfant de huit jours ; ou plutôt, je viens de voir l’amende honorable que le Peintre, votre bon ami, vient de faire aux Marquis.

CLÉANTE.

Que voulez-vous dire par là ?

ORPHISE.

Je veux dire qu’il fait réparation à celui que l’on avait soupçonné d’être le Marquis de la Critique, et qu’il déclare qu’il n’a entendu jouer personne, et que tous les personnages qu’il fait paraître sur la scène sont des idées prises en l’air et tirées de son imagination...

ARISTE.

Il aime bien à se contredire, puisque, dans un autre endroit, il dit qu’il peint d’après nature et que les portraits qu’il fait voir ressemblent tellement aux Originaux que chacun s’y reconnaît d’abord.

CLÉANTE.

La passion vous fait parler. Mais sachons le sentiment de ma Nièce, je gagerais qu’elle s’y est bien divertie.

LUCILE.

Je vous assure, en vérité mon Oncle, que je me suis tout autant divertie avant que les chandelles fussent allumées, que lorsqu’elles l’ont été. Il me souvient pourtant que l’on y parle bien des fois de marquis. Il y avait auprès de nous une jeune fille qui disait que l’on lui en voulait faire épouser un ; mais que depuis qu’elle les avait vus jouer, elle n’en voulait point. Ils sont toutefois bien mignons et bien propres : il faut qu’elle soit bien dégoûtée, car en vérité c’est une jolie chose qu’un Marquis. L’on m’en a montré plusieurs qui étaient auprès de celui qui les contrefaisait, et je ne pouvais m’imaginer comment il osait se moquer d’eux ; mais je me suis souvenue qu’il leur en avait peut-être demandé la permission.

ALCIPE.

Enfin, Mademoiselle, les Marquis vous ont plu davantage que la Comédie.

LUCILE.

Je trouve qu’ils sont bien faits et bien aimables ; et ce qui me les fait estimer c’est qu’ils ont l’humeur bien douce, puisqu’ils souffrent que l’on se moque d’eux.

CLÉANTE, à Ariste, à part.

Comme elle ne sait pas encore ce que c’est que le monde, elle ne peut pas connaître encore la fin d’un ouvrage.

Haut.

Mais, dis-moi, as-tu jamais rien vu de mieux imaginé que l’endroit où il dit qu’il abandonne son jeu, ses pièces, ses habits, et qu’il ne répondra plus ? hon ?

ARISTE.

Comment diable voulez-vous qu’il réponde, puisqu’il lui faut dix-huit mois pour faire des Impromptus. Il ne travaille pas si vite, et, comme ses enfants ont plus d’un père, quand il abandonne son jeu, son esprit, ses habits et ses ouvrages, il sait bien ce qu’il fait, et n’abandonne rien du sien. Personne n’ignore qu’il sut bien retourner des vers en prose en faisant la Critique, et que plusieurs de ses amis ont fait des scènes aux Fâcheux ? c’est pourquoi, si Monsieur Boursault lui répond, il lui pourra dire plus justement que le Parnasse s’assemble, lorsqu’il veut faire quelque chose.

CLÉANTE.

Je vous assure qu’il n’y a personne qui ose entreprendre de lui répondre : il est trop redoutable et ses amis sont en trop grand nombre.

ALCIPE.

Pourvu que l’on soit assez hardi que lui, l’on pourra...

CLÉANTE.

Le téméraire s’en pourrait repentir.

ORPHISE.

Est-il de meilleure maison que les Marquis ? et défendra-t-on de jouer celui qui joue tout le monde ?

CLÉANTE.

Malheur à qui le jouera.

ARISTE.

Mais...

CLÉANTE.

Que l’on ne l’échauffe pas.

ARISTE.

On n’a garde, on sait qu’il est trop prudent et que sa réponse ne marque point d’animosité.

CLÉANTE.

Qu’on ne le joue pas, encore un coup, ou bien l’on verra...

ARISTE.

Il est vrai qu’il pourra peut-être, avec un peu d’adresse, empêcher secrètement ce qu’il craint, et que quelque Marquis, dont il se sera fait un ami, en le jouant, détournera ce coup ; mais quelque grande appréhension qu’il montre, il ne doit rien craindre, puisqu’on ne lui peut rien reprocher.

ALCIPE.

On pourrait le faire voir sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, lorsqu’il y vint voir son portrait.

ORPHISE.

C’est un des beaux endroits de sa vie.

CLÉANTE.

C’en est un en effet. Un Jeune homme aurait-il eu cette hardiesse ? c’est montrer un courage intrépide.

ARISTE.

Comme il est accoutumé à se louer lui-même, il dit qu’il n’y a été que pour goûter la gloire que l’on reçoit lorsque l’on voit approuver ses Ouvrages.

ORPHISE.

S’il est ainsi, il a tort de se plaindre du mal que l’on dit de lui, et il devrait plutôt faire des remerciements à l’Auteur et aux Comédiens que de leur dire des injures.

ALCIPE.

Je doute fort que cet ouvrage lui ait donné tant de plaisir qu’il nous le veut persuader. On aurait eu bien de la peine à le peindre dans les convulsions que la gloire lui causait : Les transports de la joie qu’il ressentait faisaient trop souvent changer son visage. Vite, promptement, tôt, le déconcerta, et le ouf lui fut un coup de massue dont il est encore étourdi.

ORPHISE.

Il dit bien vrai lorsqu’il assure qu’il n’y a que l’Hôtel de Bourgogne où l’on fasse faire le brouhaha ; car il fut à peine placé sur ce Théâtre Royal que l’on en fit un qui dura fort longtemps.

CLÉANTE.

Que l’on fasse tout ce que l’on voudra contre lui, six précieuses, douze coquettes, vingt Marquis et trente cocus, ne suffisent pas pour faire réussir une comédie. Cependant vous savez qu’il a lui-même réglé le nombre de ceux qui doivent aller voir ce qui sera représenté contre lui.

ARISTE.

Il a été plus de cocus qu’il ne dit, voir le portrait du Peintre : j’y en comptai un jour jusqu’à trente-et-un. Cette représentation ne manqua pas d’approbateurs, trente de ces Cocus applaudirent fort, et le dernier fit tout ce qu’il put pour rire, mais il n’en avait pas beaucoup d’envie.

ORPHISE.

Il y rit tout autant qu’il put.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, CLÉANTE, ALCIPE, ORPHISE, LUCILE, ISABELLE

 

ISABELLE.

Madame...

ORPHISE.

Quoi ?

ISABELLE.

Madame Clarice est là-bas, elle va monter.

ORPHISE.

Eh bien qu’elle monte. Ma nièce c’est votre Tante qui vous vient voir. Vraiment Messieurs, vous n’avez qu’à parler de comédie devant elle, c’est une bonne femme qui a renoncé aux plaisirs du monde.

CLÉANTE.

Et qui pourtant ne laisse pas d’avoir de la vanité, et veut donner son avis sur toutes choses. Comme elle ma sœur, je ne me contrains point avec elle ; je vous prie d’en faire de même. Mais la voici.

 

 

Scène V

 

ALCIPE, ARISTE, CLÉANTE, ORPHISE, LUCILE, CLARICE

 

CLARICE.

Je ne croyais pas trouver si bonne compagnie.

LUCILE, en lui faisant une grande révérence.

Bonjour ma Tante.

CLARICE.

Bonjour ma nièce, venez que je vous embrasse.

CLÉANTE.

Vous venez bien tard, ma sœur.

CLARICE.

Vous voyez mon frère, ce que j’avais de l’impatience de voir ma nièce.

ORPHISE.

Elle vous aurait été voir demain.

CLARICE.

Et moi, je serais venue plus tôt, si...

ORPHISE.

Qui vous en a pu empêcher ?

CLARICE.

Vous ne le sauriez deviner, et j’ai pris aujourd’hui un divertissement auquel j’avais renoncé dès l’âge de vingt ans.

CLÉANTE.

Si le temps était plus beau, je vous demanderais si vous avez été au cours.

CLARICE.

Non ; mais j’ai été à la comédie au Palais-Royal.

ORPHISE.

À la comédie ?

CLÉANTE.

À la comédie.

CLARICE.

Oui à la comédie.

ORPHISE.

Et comment cette partie s’est-elle faite ?

CLARICE.

J’étais avec deux ou trois femmes, dont la vie est un exemplaire de vertu. Nous y avons été pour nous mortifier et non pour nous divertir, et par un dessein caché qu’il n’est pas besoin que tout le monde sache.

ORPHISE.

Vous pourriez le dire ici en toute assurance, il n’y a que de nos amis.

CLARICE.

Nous voulions savoir si le Peintre, après avoir fait un sermon dans un de ses comédies, et mis les dix commandements, n’aurait point, dans cette dernière, parlé des sept péchés mortels, et de quelque autre office journalier ; afin de lui en faire faire après quelques réprimandes ; mais pourtant avec toute la douceur imaginable.

ARISTE.

Ah ! Madame, croyez qu’il n’y a rien dans ses Ouvrages qui ne se puisse dire en public, et qu’entre les personnes qui lui prêtent leur esprit, il y en a qui sont obligées d’être aussi scrupuleuses que vous.

CLÉANTE.

Vous êtes de mauvais plaisants. Mais, ma sœur, dites-moi, vous n’y avez rien ouï de ce que vous craigniez d’y entendre ?

CLARICE.

Non, et je vous avoue que j’y ai plus ri que je ne pensais.

CLÉANTE, embrassant Clarice.

Que je vous aime, ma chère Sœur, de prendre le parti du Peintre : vous faites voir par là que vous avez beaucoup d’esprit.

CLARICE.

Oui, mais, mon frère, savez-vous bien de quoi j’ai ri, c’est de voir rire tant de gens de si peu de chose.

ORPHISE, embrassant Clarice à son tour.

Que je vous aime ma chère sœur, de vous déclarer contre le Peintre.

ARISTE, à Cléante.

Qu’en dis-tu ?

CLÉANTE.

La bonne femme ne sait ce que c’est que le monde.

LUCILE.

Quoique je n’aie pas tant de mémoire ni tant d’esprit que les autres, j’y ai remarqué quelque chose de bien joli. Faire prendre médecine aux Canons, que cela est beau.

ALCIPE.

La pensée est fort nouvelle, et il y a plus de trente ans que tous les saltimbanques disent cette plaisanterie ; et le Peintre fait honneur aux Marquis de la mettre dans leurs bouches.

CLARICE.

Mais dites-moi, s’il vous plaît, Messieurs, il semble qu’il soit mal avec les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. D’où vient cette querelle ? ne pourrait-on pas trouver le moyen de les accommoder ?

CLÉANTE.

Oui ma sœur, pourvu que deux ou trois bonnes femmes comme vous s’en voulussent mêler.

CLARICE.

Elles réussiraient peut-être mieux que vous ne pensez.

CLÉANTE.

Je voudrais bien les voir boire ensemble.

CLARICE.

Mais qui sont ceux qui ont commencé.

ARISTE.

Le Peintre avoue lui-même qu’il a parlé d’eux le premier dans ses Précieuses, et dans sa critique.

CLÉANTE.

Oui, mais il donne de bonnes raisons pour faire voir qu’il n’a pas tort.

ARISTE.

Il est vrai, et pour se justifier d’avoir parlé d’eux dans ce temps-là, il se sert du portrait du Peintre qu’ils ont joué longtemps après, et leur reproche comme une chose infâme d’avoir dit qu’ils ne se mettaient pas en peine de ce qu’on pourrait dire de cette Comédie, pourvu qu’ils y gagnassent de l’argent, sans examiner qu’à la fin de sa critique, il en a dit autant en parlant de lui-même.

CLARICE.

Je vois bien que cette querelle ne s’apaisera pas facilement ; mais enfin l’on doit toujours donner le tort à ceux qui commencent.

ORPHISE.

Peut-être que l’Hôtel de Bourgogne les contrefera à son tour.

ARISTE.

J’y trouve un obstacle invincible. C’est que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne ne sauraient jouer si mal qu’eux.

ALCIPE.

Si l’on voulait contrefaire le Peintre, il faudrait puiser jusque dans la source, et s’attaquer aux Italiens, dont il n’est qu’une méchante copie.

ORPHISE.

Il est vrai.

ALCIPE.

Pour moi, je ne trouve pas que ceux de l’Hôtel le doivent contrefaire : il dirait encore que l’on retourne ses habits, et que l’on se sert de la même invention pour le jouer.

ORPHISE.

Il y a de certaines choses qui demandent absolument que l’on y réponde de la même manière que l’on est attaqué ; et lorsque l’on examinera bien celle-ci, l’on trouvera qu’elle en est une. Je ne dis pas que les comédiens de l’Hôtel contrefassent toute la troupe du Peintre, mais le Peintre seulement, qui, en les contrefaisant, et disant que l’on retourne ses habits, a cru leur ôter le moyen de le contrefaire, se persuadant que l’on dirait encore une fois la même chose.

ARISTE.

Vous avez raison, et il serait bien payé, car il se croit le plus grand Comédien du monde.

ORPHISE.

Il est si grand comédien, qu’il a été contraint de donner le Rôle du Prince jaloux à un autre ; parce que l’on ne le pouvait souffrir dans cette comédie qu’il devait mieux jouer que toutes les autres, à cause qu’il en est l’Auteur.

ARISTE.

Je ne sais s’il y a quelque comédien de l’Hôtel qui le contrefasse bien.

LUCILE.

Je sais bien comment il le faut contrefaire, il n’y a qu’à se boursoufler.

ORPHISE.

C’est ainsi qu’il joue lorsqu’il contrefait les autres : mais il est bien moins supportable dans son jeu naturel.

ARISTE.

Si j’étais comédien, je le contreferais à merveille.

ALCIPE.

Dites-vous vrai ?

CLÉANTE.

Voyons un peu, de grâce.

ARISTE.

Je le veux bien. Voici comment il fait lorsqu’il joue dans Pompée.

Ariste sort du Théâtre et rentre en marchant comme le Peintre, et dit.

Voyez-vous cette démarche, examinez bien s’il ne fait pas de même. Voici comme il récite de Profil.

Connaissez-vous César de lui parler ainsi, etc.

Après ces vers, il dit.

Examinez bien cette hanche, c’est quelque chose de beau à voir. Il récite encore quelquefois ainsi, en croisant les bras et en faisant un hoquet à la fin de chaque vers.

Là tous les acteurs rient.

CLARICE.

Il faut que j’avoue que je n’ai jamais tant ri.

ORPHISE.

Vous le contrefaites à miracle.

ALCIPE.

Cléante en est tout mortifié.

CLÉANTE.

Je sais bien qu’il n’est pas bon comédien, et je ne l’estime que pour son esprit.

ARISTE.

Il faut que je vous donne encore un divertissement, et que j’annonce comme lui.

ORPHISE.

Je vous en conjure.

Ariste sort encore du Théâtre, rentre et vient annoncer.

ARISTE.

Regardez bien comme il tient son chapeau.

ORPHISE, dit après l’annonce.

Si l’Hôtel de Bourgogne avait un comédien comme vous, elle serait bien vengée.

ARISTE.

Ah ! Madame, vous me faites trop d’honneur.

ALCIPE.

Je crois que l’on rirait bien si quelqu’un contrefaisait le Dieu de sa Troupe.

CLÉANTE.

Comment, le Dieu de sa Troupe ?

ALCIPE.

Hé ! quoi le Dieu Vulcain n’est-il pas de sa Troupe.

CLÉANTE.

Je vous entends.

ARISTE.

L’on pourrait encore contrefaire ce gros porteur de chaise des Précieuses, lorsqu’il joue un rôle sérieux.

ORPHISE.

Ce serait quelque chose de bien divertissant, on ne peut le voir sans rire, et il n’y eut que lui qui fit faire le brouhaha au Prince Jaloux.

ARISTE.

À propos du Prince Jaloux, que dites-vous de celle qui en joue la première amante ? Le Peintre dit qu’il faut de gros hommes pour faire les Rois dans les autres Troupes ; mais dans la sienne, il ne faut que de vieilles femmes, pour jouer les premiers rôles, puisqu’une jeune personne bien faite n’aurait pas bonne grâce.

CLÉANTE.

Vous... Mais que veut Ergaste.

 

 

Scène VI

 

ARISTE, ALCIPE, CLÉANTE, ORPHISE, CLARICE, LUCILE, ERGASTE

 

ERGASTE.

Monsieur, Philippin se fait tenir à quatre dans votre garde-robe. Il veut mettre un de vos habits et une de vos perruques, et dit qu’il sait bien que vous en demeurerez d’accord.

CLÉANTE.

Dis-lui que je veux absolument qu’il vienne parler à moi.

ARISTE.

Je gage que la Comédie a fait devenir ton valet fou : il y va trois ou quatre fois la semaine avec lui, jugé après cela s’il en faut davantage pour faire tourner la cervelle à un homme qui n’a jamais été trop sage. Mais le voici qui vient.

 

 

Scène VII

 

ARISTE, ALCIPE, CLÉANTE, ORPHISE, CLARICE, LUCILE, ERGASTE, PHILIPPIN

 

Philippin paraît avec un pourpoint d’une façon, un haut-de-chausse de l’autre, un canon à une jambe, et tout ce qui peut rendre ridicule une personne habillée de deux habits si différents.

ORPHISE.

Qu’il est plaisamment accommodé.

LUCILE.

Ah ! ma Tante, il est plus drôle que la Comédie.

CLÉANTE, ne pouvant s’empêcher de rire.

Qui vous a fait si hardi de prendre mes habits ?

PHILIPPIN.

Qui vous a fait si hardi de me parler de la sorte.

CLÉANTE.

Si...

PHILIPPIN.

Point de si : donnez-moi votre chapeau et servez-vous du mien ; donnez, vous dis-je, et prenez la peine de vous déshabiller pour mettre mon habit.

ARISTE.

Ce que j’ai dit n’est-il pas véritable ?

CLÉANTE.

Que veut dire tout ceci ?

PHILIPPIN.

Je ne fais rien que je ne doive faire, encore que vous me regardiez tous comme si j’étais un fou.

CLARICE.

Il faudrait le faire enfermer.

PHILIPPIN.

Voyons si je n’ai pas raison. N’est-il pas vrai que le Peintre a dit aujourd’hui qu’il fallait que les marquis prissent la place des valets ?

CLÉANTE.

Oui.

PHILIPPIN.

Il faut donc que les valets prennent la place des Marquis.

ORPHISE.

Il m’en souvient, et Philippin n’a pas tort.

PHILIPPIN.

Par cette raison, vous me devez donner tous vos habits en échange du mien. Je vous assure que je vous serai aussi bon Maître que vous m’avez été et que je vous mènerai souvent à la Comédie.

CLÉANTE.

Oui ; mais le Peintre a dit que les Marquis ne devaient prendre la place des valets qu’à la comédie, et que ce n’était que là où il les voulait mettre à leur place.

PHILIPPIN.

C’est ce qui leur est de plus honteux, d’être traités comme des valets sur le Théâtre, à la vue de tout le monde.

ALCIPE.

Je crois à peine ce que j’entends ; et quoique je ne doute point de la hardiesse du Peintre, je ne me puis persuader qu’elle ait été si grande.

ARISTE.

Il n’est rien de plus véritable, et ceci est un effet de son ambition que vous ne remarquez pas. L’équipage de Mascarille commençait à lui déplaire ; il avait honte de jouer avec un habit plein de pièces ; et afin de ne le mettre plus, il veut amener la mode de faire servir les Marquis de valets à la comédie.

ALCIPE, en riant.

Il n’y a pas longtemps qu’il le porte si haut.

PHILIPPIN.

Je commence à perdre patience. N’avez-vous pas enfin résolu de vous dépouiller ? Mais à propos, je n’ai pas encore chanté depuis que je suis Marquis. Cela est de mon caractère, et si je ne le soutiens bien, mes confrères les Marquis ne me voudront pas recevoir dans leur corps. Voyons un peu si je chante bien.

Il chante l’air, et puis dit.

Coquille, dit-il, si belle et si grande,
N’accommode pas mon Limaçon.
Coquille, dit-il, si belle et si grande
Demande un plus gros poisson.

Il continue de parler.

Il me semble que je suis aux Fâcheux et que je vois sortir d’une Coquille une belle et jeune Nymphe.

ARISTE.

Il me souvient de cette Nymphe, on croyait tromper nos yeux en nous la faisant voir; et nous faire trouver beaucoup de jeunesse dans un vieux poisson.

PHILIPPIN.

On dit que les Marquis sont inquiets, entretenons un peu quelqu’une de ces Dames pour calmer notre inquiétude.

Il parle bas à la plus vieille et fait le Galant.

ALCIPE.

Plus je songe à la témérité du Peintre, et moins je puis sortir de mon étonnement.

ARISTE.

Il contrefaisait d’abord les marquis avec le Masque de Mascarille : il n’osait les jouer autrement, mais à la fin il nous a fait voir qu’il avait le visage assez plaisant, pour représenter, sans masque un personnage ridicule.

PHILIPPIN, haut à Clarice, après avoir fait cent singeries autour d’elle.

Je veux avoir douze Marquis pour me servir de valets, avec une Calèche toute couverte de nonpareil.

CLARICE.

Songez à ce que vous dites et ressouvenez-vous que vous n’êtes qu’un valet.

CLÉANTE, à Philippin.

Philippin, c’est assez faire le fou, et si vous ne quittez pas cette Perruque et toutes ces hardes...

PHILIPPIN.

Ah ! le galant homme, il se méconnaît bientôt. Philippin est votre nom : Pour moi, je suis Marquis. Vous avez bien peu de mémoire depuis que vous êtes devenu valet.

ORPHISE.

Je ne crois pas que le puissiez rendre sage. Il faut que vous l’envoyiez au Peintre, il fait ce qu’il veut des Marquis.

ALCIPE.

Voici l’heure d’aller faire notre Cour, je m’en vais au Louvre, et j’espère que je ferai rire bien des gens de la folie de ton valet.

ARISTE.

J’y vais avec toi.

PHILIPPIN.

Et moi aussi.

CLÉANTE.

Et moi aussi.

ALCIPE.

Tu n’as garde d’y manquer aujourd’hui, tu es un des illustres espions de ton Peintre, et tu veux savoir tout ce que l’on dira ce soir de sa pièce.

CLÉANTE.

Il est vrai, mais allons. Bonsoir, ma sœur.

À sa Femme.

Comme ma Nièce n’a pas accoutumé de manger si tard, vous n’avez qu’à souper sans moi.

À Philippin.

Et toi si tu ne quittes au plus tôt tes habits, je te rouerai de coups. Holà ! qu’on m’apporte un bâton.

PHILIPPIN, en s’enfuyant.

Évitons sa fureur, et ne soyons point Marquis aux dépens de nos épaules.

PDF