Venceslas (Jean de ROTROU)

Tragédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1647.

 

Personnages

 

VENCESLAS, roi de Pologne

LADISLAS, son fils, prince

ALEXANDRE, infant

FÉDERIC, duc de Curlande et favori

OCTAVE, gouverneur de Varsovie

CASSANDRE, duchesse de Cunisberg

THÉODORE, infante

LÉONOR, suivante de Théodore

GARDES

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

VENCESLAS, LADISLAS, ALEXANDRE, GARDES

 

VENCESLAS.

Prenez un siège, prince ; et vous, infant, sortez.

ALEXANDRE.

J’aurai le tort, seigneur, si vous ne m’écoutez.

VENCESLAS.

Sortez, vous dis-je ; et vous, gardes, qu’on se retire.

Alexandre et les gardes sortent.

LADISLAS.

Que vous plaît-il, seigneur ?

VENCESLAS.

J’ai beaucoup à vous dire.

À part.

Ciel, prépare son cœur, et le touche aujourd’hui.

LADISLAS, à part.

Que la vieillesse souffre et fait souffrir autrui !

Oyons les beaux avis qu’un flatteur lui conseille.

VENCESLAS.

Prêtez-moi, Ladislas, le cœur avec l’oreille.

J’attends toujours du temps qu’il mûrisse le fruit

Que pour me succéder ma couche m’a produit ;

Et je croyais, mon fils, votre mère immortelle,

Par le reste qu’en vous elle me laissa d’elle.

Mais, hélas ! ce portrait qu’elle s’était tracé,

Perd beaucoup de son lustre et s’est bien effacé ;

Et vous considérant, moins je la vois paraître.

Plus l’ennui de sa mort commence à me renaître.

Toutes vos actions démentent votre rang,

Je n’y vois rien d’auguste et digne de mon sang,

J’y cherche Ladislas et ne le puis connaître ;

Vous n’avez rien de roi que le désir de l’être ;

Et ce désir, dit-on, peu discret et trop prompt,

En souffre avec ennui le bandeau sur mon front ;

Vous plaignez le travail où ce fardeau m’engage,

Et n’osant m’attaquer vous attaquez mon âge ;

Je suis vieil, mais un fruit de ma vieille saison,

Est d’en posséder mieux la parfaite raison :

Régner est un secret dont la haute science

Ne s’acquiert que par l’âge et par l’expérience.

Un roi vous semble heureux, et sa condition

Est douce au sentiment de votre ambition ;

Il dispose à son gré des fortunes humaines ;

Mais, comme les douceurs, en savez-vous les peines ?

À quelque heureuse fin que tendent ses projets,

Jamais il ne fait bien au gré de ses sujets,

Il passe pour cruel s’il garde la justice,

S’il est doux pour timide et partisan du vice ;

S’il se porte à la guerre il fait des malheureux ;

S’il entretient la paix il n’est pas généreux ;

S’il pardonne il est mou, s’il se venge, barbare ;

S’il donne il est prodigue, et s’il épargne, avare ;

Ses desseins les plus purs et les plus innocents

Toujours en quelque esprit jettent un mauvais sens,

Et jamais sa vertu, tant soit-elle connue,

En l’estime des siens ne passe toute nue :

Si donc pour mériter de régir des états,

La plus pure vertu même ne suffit pas,

Par quel heur voulez-vous que le règne succède

Ladislas témoigne de l’impatience.

À des esprits oisifs que le vice possède,

Hors de leurs voluptés incapables d’agir,

Et qui serfs de leurs sens ne se sauraient régir ?

Ici mon seul respect contient votre caprice :

Mais examinez-vous et rendez-vous justice ;

Pouvez-vous attenter sur ceux dont j’ai fait choix,

Pour soutenir mon trône et dispenser mes lois,

Sans blesser les respects dus à mon diadème,

Et sans en même temps attenter sur moi-même ?

Le duc par sa faveur vous a blessé les yeux,

Et parce qu’il m’est cher il vous est odieux :

Mais voyant d’un côté sa splendeur non commune,

Voyez par quels degrés il monte à sa fortune ;

Songez combien son bras a mon trône affermi :

Et mon affection vous fait son ennemi !

Encore est-ce trop peu : votre aveugle colère

Le hait en autrui même et passe à votre frère ;

Votre jalouse humeur ne lui saurait souffrir

La liberté d’aimer ce qu’il me voit chérir ;

Son amour pour le duc a produit votre haine ;

Cherchez un digne objet à cette humeur hautaine,

Employez, employez ces bouillants mouvements

À combattre l’orgueil des peuples ottomans,

Renouvelez contre eux nos haines immortelles,

Et soyez généreux en de justes querelles :

Mais contre votre frère et contre un favori

Nécessaire à son roi plus qu’il n’en est chéri,

Et qui de tant de bras qu’armait la Moscovie

Vient de sauver mon sceptre, et peut-être ma vie,

C’est un emploi célèbre et digne d’un grand cœur !...

Votre caprice enfin veut régler ma faveur :

Je sais mal appliquer mon amour et ma haine,

Et c’est de vos leçons qu’il faut que je l’apprenne,

J’aurais mal profité de l’usage et du temps !

LADISLAS.

Souffrez...

VENCESLAS.

Encore un mot, et puis je vous entends :

S’il faut qu’à cent rapports ma créance réponde,

Rarement le soleil rend la lumière au monde,

Que le premier rayon qu’il répand ici-bas

N’y découvre quelqu’un de vos assassinats ;

Ou du moins on vous tient en si mauvaise estime,

Qu’innocent ou coupable on vous charge du crime,

Et que, vous offensant d’un soupçon éternel,

Aux bras du sommeil même on vous fait criminel.

Sous ce fatal soupçon qui défend qu’on me craigne,

On se venge, on s’égorge, et l’impunité règne ;

Et ce juste mépris de mon autorité

Est la punition de cette impunité ;

Votre valeur enfin, naguère si vantée,

Dans vos folles amours languit comme enchantée,

Et par cette langueur dedans tous les esprits

Efface son estime et s’acquiert des mépris :

Et je vois toutefois qu’un heur inconcevable,

Malgré tous ces défauts vous rend encore aimable,

Et que votre bon astre en ces mêmes esprits

Souffre ensemble pour vous l’amour et le mépris.

Par le secret pouvoir d’un charme que j’ignore,

Quoiqu’on vous mésestime on vous chérit encore ;

Vicieux on vous craint, mais vous plaisez heureux,

Et pour vous l’on confond le murmure et les vœux.

Ah ! méritez, mon fils, que cet amour vous dure,

Pour conserver les vœux étouffez le murmure,

Et régnez dans les cœurs par un sort dépendant

Plus de votre vertu que de votre ascendant :

Par elle rendez-vous digne d’un diadème :

Né pour donner des lois commencez par vous-même,

Et que vos passions, ces rebelles sujets,

De cette noble ardeur soient les premiers objets ;

Par ce genre de règne il faut mériter l’autre :

Par ce degré, mon fils, mon trône sera votre :

Mes états, mes sujets, tout fléchira sous vous,

Et, sujet de vous seul, vous régnerez sur tous.

Mais si toujours vous-même et toujours serf du vice,

Vous ne prenez des lois que de votre caprice ;

Et si pour encourir votre indignation,

Il ne faut qu’avoir part en mon affection ;

Si votre humeur hautaine enfin ne considère

Ni les profonds respects dont le duc vous révère,

Ni l’étroite amitié dont l’infant vous chérit,

Ni la soumission d’un peuple qui vous rit,

Ni d’un père et d’un roi le conseil salutaire,

Lors pour être tout roi je ne serai plus père ;

Et vous abandonnant à la rigueur des lois,

Au mépris de mon sang je maintiendrai mes droits.

LADISLAS.

Encor que de ma part tout vous choque et vous blesse,

En quelque étonnement que ce discours me laisse,

Je tire au moins ce fruit de mon attention,

D’avoir su vous complaire en cette occasion,

Et sur chacun des points qui semblent me confondre,

J’ai de quoi me défendre et de quoi vous répondre,

Si j’obtiens à mon tour et l’oreille et le cœur.

VENCESLAS.

Parlez, je gagnerai vaincu plus que vainqueur :

Je garde encor pour vous les sentiments d’un père.

Convainquez-moi d’erreur, elle me sera chère.

LADISLAS.

Au retour de la chasse, hier, assisté des miens,

Le carnage du cerf se préparant aux chiens,

Tombés sur les discours des intérêts des princes,

Nous en vînmes sur l’art de régir les provinces,

Où chacun à son gré forgeant des potentats,

Chacun selon son sens gouvernant vos états,

Et presque aucun avis ne se trouvant conforme,

L’un prise votre règne, un autre le réforme ;

Il trouve ses censeurs comme ses partisans ;

Mais généralement chacun plaint vos vieux ans.

Moi, sans m’imaginer vous faire aucune injure,

Je coulai mes avis dans ce libre murmure,

Et mon sein à ma voix s’osant trop confier,

Ce discours m’échappa, je ne le puis nier :

Comment, dis-je, mon père accablé de tant d’âge,

Et sa force à présent servant mal son courage,

Ne se décharge-t-il, avant qu’y succomber,

D’un pénible fardeau qui le fera tomber ?

Devrait-il, me pouvant assurer sa couronne,

Hasarder que l’état me l’ôte ou me la donne ?

Et s’il veut conserver la qualité de roi,

La retiendrait-il pas s’en dépouillant pour moi ?

Comme il fait murmurer de l’âge qui l’accable !

Croit-il de ce fardeau ma jeunesse incapable ?

Et n’ai-je pas appris sous son gouvernement

Assez de politique et de raisonnement,

Pour savoir à quels soins oblige un diadème,

Ce qu’un roi doit aux siens, à l’état, à soi-même,

À ses confédérés, à la foi des traités ;

Dedans quels intérêts ses droits sont limités ;

Quelle guerre est nuisible et quelle d’importance,

À qui, quand et comment il doit son assistance,

Et pour garder enfin ses états d’accidents,

Quel ordre il doit tenir et dehors et dedans ?

Ne sais-je pas qu’un roi qui veut qu’on le révère

Doit mêler à propos l’affable et le sévère,

Et, selon l’exigence et des temps et des lieux,

Savoir faire parler et son front et ses yeux,

Mettre bien la franchise et la feinte en usage,

Porter tantôt un masque et tantôt un visage,

Quelque avis qu’on lui donne, être toujours pareil,

Et se croire souvent plus que tout son conseil ?

Mais surtout, et de là dépend l’heur des couronnes,

Savoir bien appliquer les emplois aux personnes,

Et faire par des choix judicieux et sains,

Tomber le ministère en de fidèles mains ;

Élever peu de gens si haut qu’ils puissent nuire,

Être lent à former aussi-bien qu’à détruire,

Des bonnes actions garder le souvenir,

Être prompt à payer et tardif à punir.

N’est-ce pas sur cet art, leur dis-je, et ces maximes,

Que se maintient le cours des règnes légitimes ?

Voilà la vérité touchant le premier point :

J’apprends qu’on vous l’a dite et ne m’en défend point.

VENCESLAS.

Poursuivez.

LADISLAS.

À l’égard de l’ardente colère

Où vous meut le parti du duc et de mon frère,

Dont l’un est votre cœur, si l’autre est votre bras,

Dont l’un règne en votre âme et l’autre en vos états,

J’en hais l’un, il est vrai, cet insolent ministre,

Qui vous est précieux autant qu’il m’est sinistre ;

Vaillant, j’en suis d’accord, mais vain, fourbe, flatteur

Et de votre pouvoir secret usurpateur :

Ce duc à qui votre âme, à tous autres obscure,

Sans crainte s’abandonne et produit toute pure,

Et qui, sous votre nom beaucoup plus roi que vous,

Met à me desservir ses plaisirs les plus doux,

Vous fait mes actions pleines de tant de vices,

Et me rend près de vous tant de mauvais offices,

Que vos yeux prévenus ne trouvent plus en moi

Rien qui vous représente et qui promette un roi.

Je feindrais d’être aveugle et d’ignorer l’envie

Dont en toute rencontre il vous noircit ma vie,

S’il ne s’en usurpait et m’ôtait les emplois,

Qui si jeune m’ont fait l’effroi de tant de rois,

Et dont ces derniers jours il a des Moscovites

Arrêté les progrès et restreint les limites.

Partant pour cette grande et fameuse action,

Vous en mîtes le prix à sa discrétion ;

Mais s’il n’est trop puissant pour craindre ma colère,

Qu’il pense mûrement au choix de son salaire,

Et que ce grand crédit qu’il possède à la cour,

S’il méconnaît mon rang, respecte mon amour,

Ou tout brillant qu’il est il lui sera frivole.

Je n’ai point sans sujet lâché cette parole ;

Quelques bruits m’ont appris jusqu’où vont ses desseins,

Et c’est un des sujets, seigneur, dont je me plains.

VENCESLAS.

Achevez.

LADISLAS.

Pour mon frère, après son insolence,

Je ne puis m’emporter à trop de violence,

Et de tous vos tourments la plus affreuse horreur

Ne le saurait soustraire à ma juste fureur.

Quoi ! quand le cœur outré de sensibles atteintes,

Je fais entendre au duc le sujet de mes plaintes,

Et, de ses procédés justement irrité,

Veux mettre quelque frein à sa témérité,

Étourdi, furieux, et poussé d’un faux zèle,

Mon frère contre moi vient prendre la querelle,

Et, bien plus, sur l’épée ose porter la main.

Ah ! j’atteste du ciel le pouvoir souverain,

Qu’avant que le soleil sortant du sein de l’onde,

Ote et rende le jour aux deux moitiés du monde,

Il m’ôtera le sang qu’il n’a pas respecté,

Ou me fera raison de cette indignité.

Puisque je suis au peuple en si mauvaise estime,

Il la faut mériter du moins par un grand crime,

Et de vos châtiments menacé tant de fois,

Me rendre un digne objet de la rigueur des lois.

VENCESLAS, à part.

Que puis-je plus tenter sur cette âme hautaine ?

Essayons l’artifice où la rigueur est vaine,

Puisque plainte, froideur, menace ni prison,

Ne l’ont pu jusqu’ici réduire à la raison.

À Ladislas.

Ma créance, mon fils, sans doute un peu légère,

N’est pas sans quelque erreur, et cette erreur m’est chère.

Étouffons nos discords dans nos embrassements ;

Je ne puis de mon sang forcer les mouvements.

Je lui veux bien céder, et, malgré ma colère,

Me confesser vaincu, parce que je suis père :

Prince, il est temps qu’enfin sur un trône commun

Nous ne fassions qu’un règne et ne soyons plus qu’un :

Si proche du cercueil où je me vois descendre,

Je me veux voir en vous renaître de ma cendre,

Et par vous à couvert des outrages du temps,

Commencer à mon âge un règne de cent ans.

LADISLAS.

De votre seul repos dépend toute ma joie,

Et si votre faveur jusque-là se déploie,

Je ne l’accepterai que comme un noble emploi

Qui parmi vos sujets fera compter un roi.

 

 

Scène II

 

VENCESLAS, LADISLAS ALEXANDRE

 

ALEXANDRE.

Seigneur ?

VENCESLAS.

Que voulez-vous ? sortez.

ALEXANDRE.

Je me retire.

Mais si vous...

VENCESLAS.

Qu’est-ce encor, que vouliez-vous dire ?

À part.

À quel étrange office, Amour, me réduis-tu

De faire accueil au vice et chasser la vertu !

ALEXANDRE.

Que si vous ne daignez m’admettre en ma défense,

Vous donnerez le tort à qui reçoit l’offense ;

Le prince est mon aîné, je respecte son rang,

Mais nous ne différons ni de cœur ni de sang ;

Et pour un démenti, j’ai trop...

VENCESLAS.

Vous, téméraire,

Vous la main sur l’épée, et contre votre frère !

Contre mon successeur et mon autorité !

Implorez, insolent, implorez sa bonté :

Et, par un repentir digne de votre grâce,

Méritez le pardon que je veux qu’il vous fasse.

Allez, demandez-lui. Vous, tendez-lui les bras.

ALEXANDRE.

Considérez, seigneur...

VENCESLAS.

Ne me répliquez pas.

ALEXANDRE, à part.

Fléchirons-nous, mon cœur, sous cette humeur hautaine ?

Oui, du degré de l’âge il faut porter la peine.

Que j’ai de répugnance à cette lâcheté !

Ô ciel ! pardonne donc à ma témérité.

À Ladislas.

Mon frère, un père enjoint que je vous satisfasse ;

J’obéis à son ordre et vous demande grâce :

Mais par cet ordre il faut me tendre aussi les bras.

VENCESLAS.

Dieux ! le cruel encor ne le regarde pas !

LADISLAS.

Sans eux suffit-il pas que le roi vous pardonne ?

VENCESLAS.

Prince, encore une fois, donnez-les, je l’ordonne.

Laissez à mon respect vaincre votre courroux.

LADISLAS, embrassant Alexandre.

À quelle lâcheté, seigneur, m’obligez-vous !

Allez, et n’imputez cet excès d’indulgence

Qu’au pouvoir absolu qui retient ma vengeance.

ALEXANDRE, à part.

Ô nature ! ô respect ! que vous m’êtes cruels !

VENCESLAS.

Changez ces différends en des vœux mutuels ;

Et quand je suis en paix avec toute la terre,

Dans ma maison, mes fils, ne mettez point ia guerre.

À Ladislas.

Faites venir le duc, infant. Prince, arrêtez.

Alexandre sort.

LADISLAS.

Vous voulez m’ordonner encor des lâchetés,

Et pour ce traître encor solliciter ma grâce !

Mais pour des ennemis ce cœur n’a plus de place :

Votre sang, qui l’anime, y répugne à vos lois.

Aimez cet insolent, conservez votre choix,

Et du bandeau royal qui vous couvre la tête

Payez, si vous voulez, sa dernière conquête :

Mais souffrez-m’en, seigneur, un mépris généreux ;

Laissez ma haine libre aussi-bien que vos vœux ;

Souffrez ma dureté, gardant votre tendresse,

Et ne m’ordonnez point un acte de faiblesse.

VENCESLAS.

Mon fils, si près du trône où vous allez monter,

Près d’y remplir ma place et m’y représenter,

Aussi-bien souverain sur vous que sur les autres,

Prenez mes sentiments, et dépouillez les vôtres.

Donnez à mes souhaits, de vous-même vainqueur,

Cette noble faiblesse et digne d’un grand cœur,

Qui vous fera priser de toute la province,

Et, monarque, oubliez les différends du prince.

LADISLAS.

Je préfère ma haine à cette qualité.

Dispensez-moi, seigneur, de cette indignité.

 

 

Scène III

 

FÉDÉRIC, VENCESLAS, LADISLAS, ALEXANDRE, OCTAVE

 

VENCESLAS.

Étouffez cette haine, ou je prends sa querelle.

Duc, saluez le prince.

LADISLAS, à part.

Ô contrainte cruelle !

Ils s’embrassent.

VENCESLAS.

Et d’une étroite ardeur unis à l’avenir,

De vos discords passés perdez le souvenir.

FÉDÉRIC.

Pour lui prouver à quoi mon zèle me convie,

Je voudrais perdre encore et le sang et la vie.

VENCESLAS.

Assez d’occasions, de sang et de combats,

Ont signalé pour nous et ce cœur et ce bras,

Et vous ont trop acquis, par cet illustre zèle,

Tout ce qui d’un mortel rend la gloire immortelle ;

Mais vos derniers progrès, qui certes m’ont surpris,

Passent toute créance et demandent leur prix.

Avec si peu de gens avoir fait nos frontières

D’un si puissant parti les sanglants cimetières,

Et dans si peu de jours par d’incroyables faits

Réduit le Moscovite à demander la paix,

Ce sont des actions dont la reconnaissance

Du plus riche monarque excède la puissance :

N’exceptez rien aussi de ce que je vous dois,

Demandez ; j’en ai mis le prix à votre choix :

Envers votre valeur acquittez ma parole.

FÉDERIC.

Je vous dois tout, grand roi.

VENCESLAS.

Ce respect est frivole :

La parole des rois est un gage important,

Qu’ils doivent, le pouvant, retirer à l’instant.

Il est d’un prix trop cher pour en laisser la garde ;

Par le dépôt, la perte ou l’oubli s’en hasarde.

FÉDERIC.

Puisque votre bonté me force à recevoir

Le loyer d’un tribut et le prix d’un devoir,

Un servage, seigneur, plus doux que votre empire,

Des flammes et des fers sont le prix où j’aspire ;

Si d’un cœur consumé d’un amour violent,

La bouche ose exprimer...

LADISLAS.

Arrêtez, insolent ;

Au vol de vos désirs imposez des limites,

Et proportionnez vos vœux à vos mérites :

Autrement, au mépris et du trône et du jour,

Dans votre infâme sang j’éteindrai votre amour :

Où mon respect s’oppose, apprenez, téméraire,

À servir sans espoir, et souffrir et vous taire ;

Ou...

FÉDERIC.

Je me tais, seigneur, et puisque mon espoir

Blesse votre respect, il blesse mon devoir.

Il sort avec Alexandre.

 

 

Scène IV

 

VENCESLAS, LADISLAS, OCTAVE

 

VENCESLAS.

Prince, vous emportant à ce caprice extrême,

Vous ménagez fort mal l’espoir d’un diadème,

Et votre tête encor qui le prétend porter.

LADISLAS.

Vous êtes roi, seigneur, vous pouvez me l’ôter ;

Mais j’ai lieu de me plaindre, et ma juste colère

Ne peut prendre de lois ni d’un roi ni d’un père.

VENCESLAS.

Je dois bien moins en prendre et d’un fol et d’un fils.

Pensez à votre tête, et prenez-en avis.

Il sort.

OCTAVE.

Ô dieux ! ne sauriez-vous cacher mieux votre haine ?

LADISLAS.

Veux-tu que, la cachant, mon attente soit vaine,

Qu’il vole à mon espoir ce trésor amoureux,

Et qu’il fasse son prix de l’objet de mes vœux ?

Quoi ! Cassandre sera le prix d’une victoire

Qu’usurpant mes emplois il dérobe à ma gloire !

Et l’état qu’il gouverne à ma confusion,

L’épargne qu’il manie avec profusion,

Les siens qu’il agrandit, les charges qu’il dispense,

Ne lui tiennent pas lieu d’assez de récompense,

S’il ne me prive encor du fruit de mon amour,

Et si, m’ôtant Cassandre, il ne m’ôte le jour !

N’est-ce pas de tes soins et de ta diligence

Que je tiens le secret de cette intelligence ?

OCTAVE.

Oui, seigneur ; mais l’hymen qu’on lui va proposer

Au succès de vos vœux la pourra disposer :

L’infante l’a mandée, et par son entremise

J’espère à vos souhaits la voir bientôt soumise :

Cependant feignez mieux, et d’un père irrité

Et d’un roi méprisé craignez l’autorité :

Reposez sur nos soins l’ardeur qui vous transporte.

LADISLAS.

C’est mon roi, c’est mon père : il est vrai, je m’emporte ;

Mais je trouve en deux yeux deux rois plus absolus,

Et, n’étant plus à moi, ne me possède plus.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THÉODORE, CASSANDRE

 

THÉODORE.

Enfin si son respect ni le mien ne vous touche,

Cassandre, tout l’état vous parle par ma bouche,

Le refus de l’hymen qui vous soumet sa foi

Lui refuse une reine et veut ôter un roi :

L’objet de vos mépris attend une couronne,

Que déjà d’une voix tout le peuple lui donne,

Et de plus ne l’attend qu’afin de vous l’offrir.

CASSANDRE.

Non, je ne puis souffrir, en quelque rang qu’il monte,

L’ennemi de ma gloire et l’amant de ma honte,

Et ne puis pour époux vouloir d’un suborneur

Qui voit qu’il a sans fruit poursuivi mon honneur ;

Qui tant que sa poursuite a cru m’avoir infâme

Ne m’a point souhaitée en qualité de femme ;

Et qui, n’ayant pour but que ses sales plaisirs,

En mon seul déshonneur bornait tous ses désirs.

En quelque objet qu’il soit à toute la province,

Je ne regarde en lui ni monarque ni prince,

Et ne vois sous l’éclat dont il est revêtu

Que de traîtres appâts qu’il tend à ma vertu.

Après ses sentiments à mon honneur sinistres,

L’essai de ses présents, l’effort de ses ministres,

Ses plaintes, ses écrits, et la corruption

De ceux qu’il crut pouvoir servir sa passion,

Ces moyens vicieux aidant mal sa poursuite,

Aux vertueux enfin son amour est réduite ;

Et pour venir à bout de mon honnêteté,

Il met tout en usage, et crime et piété.

Mais en vain il consent que l’amour nous unisse :

C’est appeler l’honneur au secours de son vice ;

Puis s’étant satisfait, on sait qu’un souverain

D’un hymen qui déplaît a le remède en main :

Pour en rompre les nœuds et colorer ses crimes,

L’état ne manque pas de plausibles maximes.

Son infidélité suivrait de près la foi :

Seul il se considère ; il s’aime, et non pas moi.

THÉODORE.

Ses vœux un peu bouillants vous font beaucoup d’ombrage.

CASSANDRE.

Il vaut mieux faillir moins et craindre davantage.

THÉODORE.

La fortune vous rit et ne rit pas toujours.

CASSANDRE.

Je crains son inconstance et ses courtes amours ;

Et puis, qu’est un palais, qu’une maison pompeuse

Qu’à notre ambition bâtit cette trompeuse,

Où l’âme dans les fers gémit à tout propos,

Et ne rencontre pas le solide repos ?

THÉODORE.

Je ne vous puis qu’offrir après un diadème.

CASSANDRE.

Vous me donnerez plus me laissant à moi-même.

THÉODORE.

Seriez-vous moins à vous ayant moins de rigueur ?

CASSANDRE.

N’appelleriez-vous rien la perte de mon cœur ?

THÉODORE.

Vous feriez un échange et non pas une perte.

CASSANDRE.

Et j’aurais cette injure impunément soufferte !

Et ce que vous nommez des vœux un peu bouillants,

Ces desseins criminels, ces efforts insolents,

Ces libres entretiens, ces messages infâmes,

L’espérance du rapt dont il flattait ses flammes,

Et tant d’offres enfin dont il me crut toucher,

Au sang de Cunisberg se pourraient reprocher !

THÉODORE.

Ils ont votre vertu vainement combattue.

CASSANDRE.

On en pourrait douter si je m’en étais tue.

Et si, sous cet hymen me laissant asservir,

Je lui donnais un bien qu’il m’a voulu ravir.

Excusez ma douleur ; je sais, sage princesse,

Quelles soumissions je dois à votre altesse ;

Mais au choix que mon cœur doit faire d’un époux,

Si j’en crois mon honneur, je lui dois plus qu’à vous.

 

 

Scène II

 

THÉODORE, CASSANDRE, LADISLAS

 

LADISLAS, à part.

Cède, cruel tyran d’une amitié si forte,

Respect qui me retiens, à l’ardeur qui m’emporte :

Sachons si mon hymen ou mon cercueil est prêt ;

Impatient d’attendre, entendons mon arrêt !

À Cassandre.

Parlez, belle ennemie : il est temps de résoudre

Si vous devez lancer ou retenir la foudre ;

Il s’agit de me perdre ou de me secourir.

Qu’en avez-vous conclu ? faut-il vivre ou mourir ?

Quel des deux voulez-vous, ou mon cœur ou ma cendre ?

Quelle des deux aurai-je, ou la mort ou Cassandre ?

L’hymen à vos beaux jours joindra-t-il mon destin,

Ou si votre refus sera mon assassin ?

CASSANDRE.

Me parlez-vous d’hymen ? voudriez-vous pour femme

L’indigne et vil objet d’une impudique flamme ?

Moi, dieux ! moi la moitié d’un roi, d’un potentat !

Ah ! prince ! quel présent feriez-vous à l’état,

De lui donner pour reine une femme suspecte ;

Et quelle qualité voulez-vous qu’il respecte

En un objet infâme et si peu respecté,

Que vos sales désirs ont tant sollicité ?

LADISLAS.

Il respectera donc la vertu la plus digne

Dont l’épreuve ait jamais fait une femme insigne,

Et le plus adorable et plus divin objet

Qui de son souverain fit jamais son sujet.

Je sais trop (et jamais ce cœur ne vous approche,

Que confus de ce crime il ne se le reproche)

À quel point d’insolence et d’indiscrétion

Ma jeunesse d’abord porta ma passion ;

Il est vrai qu’ébloui de ces yeux adorables

Qui font tant de captifs et tant de misérables,

Forcé par des attraits si dignes de mes vœux,

Je les contemplai seuls et ne recherchai qu’eux.

Mon respect s’oublia dedans cette poursuite.

Mais un amour enfant put manquer de conduite :

Il portait son excuse en son aveuglement,

Et c’est trop le punir que du bannissement.

Sitôt que le respect m’a désillé la vue,

Et qu’outre les attraits dont vous êtes pourvue,

Votre soin, votre sang, vos illustres aïeux,

Et vos rares vertus m’ont arrêté les yeux,

De mes vœux aussitôt réprimant l’insolence,

J’ai réduit sous vos lois toute leur violence,

Et, restreinte à l’espoir de notre hymen futur,

Ma flamme a consumé ce qu’elle avait d’impur :

Le flambeau qui me guide et l’ardeur qui me presse

Cherche en vous une épouse et non une maîtresse :

Accordez-la, madame, au repentir profond

Qui détestant mon crime à vos pieds me confond :

Sous cette qualité souffrez que je vous aime,

Et privez-moi du jour plutôt que de vous-même :

Car enfin si l’on pèche adorant vos appas,

Et si l’on ne vous plaît qu’en ne vous aimant pas,

Cette offense est un mal que je veux toujours faire,

Et je consens plutôt à mourir qu’à vous plaire.

CASSANDRE.

Et mon mérite, prince, et ma condition,

Sont d’indignes objets de votre passion :

Mais quand j’estimerais vos ardeurs véritables,

Et quand on nous verrait des qualités sortables,

On ne verra jamais l’hymen nous assortir,

Et je perdrai le jour avant qu’y consentir.

D’abord que votre amour fit voir dans sa poursuite

Et si peu de respect et si peu de conduite,

Et que le seul objet d’un dessein vicieux

Sur ma possession vous fît jeter les yeux,

Je ne vous regardai que par l’ardeur infâme

Qui ne m’appelait point au rang de votre femme,

Et que par cet effort brutal et suborneur

Dont votre passion attaquait mon honneur ;

Et, ne considérant en vous que votre vice,

Je pris en telle horreur vous et votre service,

Que si je vous offense en ne vous aimant pas,

Et si dans mes vœux seuls vous trouvez des appas,

Cette offense est un mal que je veux toujours faire,

Et je consens plutôt à mourir qu’à vous plaire.

LADISLAS.

Eh bien ! contre un objet qui vous fait tant d’horreur,

Inhumaine, exercez toute votre fureur ;

Armez-vous contre moi de glaçons et de flammes ;

Inventez des secrets de tourmenter les âmes ;

Suscitez terre et ciel contre ma passion ;

Intéressez l’état dans votre aversion ;

Du trône où je prétends détournez son suffrage,

Et pour me perdre enfin mettez tout en usage :

Avec tous vos efforts et tout votre courroux

Vous ne m’ôterez pas l’amour que j’ai pour vous :

Dans vos plus grands mépris je vous serai fidèle ;

Je vous adorerai, furieuse et cruelle ;

Et, pour vous conserver ma flamme et mon amour,

Malgré mon désespoir conserverai le jour.

THÉODORE.

Quoi ! nous n’obtiendrons rien de cette humeur altière !

CASSANDRE.

Il m’a dû, m’attaquant, connaître toute entière,

Et savoir que l’honneur m’était sensible au point

D’en conserver l’injure et ne pardonner point.

THÉODORE.

Mais vous venger ainsi c’est vous punir vous-même ;

Vous perdez avec lui l’espoir d’un diadème.

CASSANDRE.

Pour moi le diadème aurait de vains appas

Sur un front que j’ai craint et que je n’aime pas.

THÉODORE.

Régner ne peut déplaire aux âmes généreuses.

CASSANDRE.

Les trônes bien souvent portent des malheureuses

Qui, sous le joug brillant de leur autorité,

Ont beaucoup de sujets et peu de liberté.

THÉODORE.

Redoutez-vous un joug qui vous fait souveraine ?

CASSANDRE.

Je ne veux point dépendre et veux être ma reine :

Ou ma franchise enfin, si jamais je la perds,

Veut choisir son vainqueur et connaître ses fers.

THÉODORE.

Servir un sceptre en main vaut bien votre franchise.

CASSANDRE,

Savez-vous si déjà je ne l’ai point soumise ?

LADISLAS.

Oui, je le sais, cruelle, et connais mon rival ;

Mais j’ai cru que son sort m’était trop inégal

Pour me persuader qu’on dût mettre en balance

Le choix de mon amour ou de son insolence.

CASSANDRE.

Votre rang n’entre pas dedans ses qualités,

Mais son sang ne doit rien au sang dont vous sortez,

Ni lui n’a pas grand lieu de vous porter envie.

LADISLAS.

Insolente, ce mot lui coûtera la vie,

Et ce fer, en son sang si noble et si vanté,

Me va faire raison de votre vanité.

Violons, violons des lois trop respectées.

Ô sagesse ! ô raison ! que j’ai tant consultées,

Ne nous obstinons point à des vœux superflus ;

Laissons mourir l’amour ou l’espoir ne vit plus.

Allez, indigne objet de mon inquiétude,

J’ai trop longtemps souffert de votre ingratitude ;

Je vous devais connaître, et ne m’engager pas

Aux trompeuses douceurs de vos cruels appas,

Ou, m’étant engagé, n’implorer point votre aide,

Et sans vous demander vous ravir mon remède.

Mais contre mon pouvoir mon cœur a combattu ;

Je ne me repens pas d’un acte de vertu.

De vos superbes lois ma raison dégagée

A guéri mon amour et croit l’avoir songée ;

De l’indigne brasier qui consumait mon cœur

Il ne me reste plus que la seule rougeur

Que la honte et l’horreur de vous avoir aimée

Laisseront à jamais sur ce front imprimée ;

Oui, j’en rougis, ingrate, et mon propre courroux

Ne me peut pardonner ce que j’ai fait pour vous.

Je veux que la mémoire efface de ma vie

Le souvenir du temps que je vous ai servie :

J’étais mort pour ma gloire, et je n’ai pas vécu

Tant que ce lâche cœur s’est dit votre vaincu ;

Ce n’est que d’aujourd’hui qu’il vit et qu’il respire,

D’aujourd’hui qu’il renonce au joug de votre empire,

Et qu’avec ma raison mes yeux et lui d’accord

Détestent votre vue à l’égard de la mort.

CASSANDRE.

Pour vous en guérir, prince, et ne leur plus déplaire,

Je m’impose moi-même un exil volontaire,

Et je mettrai grand soin, sachant ces vérités,

À ne vous plus montrer ce que vous détestez.

Adieu.

Elle sort.

LADISLAS, interdit.

Que faites-vous, ô mes lâches pensées ?

Suivez-vous cette ingrate ? êtes-vous insensées ?

Mais plutôt qu’as-tu fait, mon aveugle courroux ?

Adorable inhumaine, hélas ! où fuyez-vous ?

Ma sœur, au nom d’Amour, et par pitié des larmes

Que ce cœur enchanté donne encore à ses charmes,

Si vous voulez d’un frère empêcher le trépas,

Suivez cette insensible et retenez ses pas.

THÉODORE.

La retenir, mon frère, après l’avoir bannie !

LADISLAS.

Ah ! contre ma raison servez sa tyrannie ;

Je veux désavouer ce cœur séditieux,

La servir, l’adorer, et mourir à ses yeux.

Privé de son amour je chérirai sa haine,

J’aimerai ses mépris, je bénirai ma peine :

Se plaindre des ennuis que causent ses appas,

C’est se plaindre d’un mal qu’on ne mérite pas.

Que je la voie au moins si je ne la possède ;

Mon mal chérit sa cause, et croît par son remède.

Quand mon cœur à ma voix a feint de consentir,

Il en était charmé, je l’en veux démentir ;

Je mourais, je brûlais, je l’adorais dans l’âme,

Et le ciel a pour moi fait un sort tout de flamme.

À part.

Allez... Mais que fais-tu, stupide et lâche amant ?

Quel caprice t’aveugle ? as-tu du sentiment ?

Rentre, prince sans cœur, un moment en toi-même.

À Théodore.

Me laissez-vous, ma sœur, en ce désordre extrême ?

THÉODORE.

J’allais la retenir.

LADISLAS.

Eh ! ne voyez-vous pas

Quel arrogant mépris précipite ses pas ?

Avec combien d’orgueil elle s’est retirée,

Quelle implacable haine elle m’a déclarée,

Et que m’exposer plus aux foudres de ses yeux,

C’est dans sa frénésie armer un furieux ?

De mon esprit plutôt chassez cette cruelle ;

Condamnez les pensers qui me parleront d’elle ;

Feignez-moi sa conquête indigne de mon rang,

Et soutenez en moi l’honneur de votre sang.

THÉODORE.

Je ne vous puis celer que le trait qui vous blesse

Dedans un sang royal trouve trop de faiblesse.

Je vois de quels efforts vos sens sont combattus,

Mais les difficultés sont le champ des vertus ;

Avec un peu de peine on achète la gloire :

Qui veut vaincre est déjà bien près de la victoire ;

Se faisant violence, on s’est bientôt dompté ;

Et rien n’est tant à nous que notre volonté.

LADISLAS.

Hélas ! il est aisé de juger de ma peine

Par l’effort qui d’un temps m’emporte et me ramène,

Et par ces mouvements si prompts et si puissants,

Tantôt sur ma raison, et tantôt sur mes sens.

Mais quelque trouble enfin qu’ils vous fassent paraître,

Je vous croirai, ma sœur, et je serai mon maître :

Je lui laisserai libre et l’espoir et la foi

Que son sang lui défend d’élever jusqu’à moi ;

Lui souffrant le mépris du rang qu’elle rejette,

Je la perds pour maîtresse et l’acquiers pour sujette ;

Sur qui régnait sur moi j’ai des droits absolus,

Et la punis assez par son propre refus.

Ne renaissez donc plus, mes flammes étouffées,

Et du duc de Curlande augmentez les trophées.

Sa victoire m’honore, et m’ôte seulement

Un caprice obstiné d’aimer trop bassement.

THÉODORE.

Quoi ! mon frère, le duc aurait dessein pour elle !

LADISLAS.

Ce mystère, ma sœur, n’est plus une nouvelle,

Et mille observateurs que j’ai commis exprès

Ont si bien vu leurs feux qu’ils ne sont plus secrets,

THÉODORE.

Ah !

LADISLAS.

C’est de cet amour que procède ma haine ;

Et non de sa faveur quoique si souveraine,

Que j’ai sujet de dire avec confusion

Que presque auprès de lui le roi n’a point de nom.

Mais puisque j’ai dessein d’oublier cette ingrate,

Il faut en le servant que mon mépris éclate,

Et, pour avec éclat en retirer ma foi,

Je vais de leur hymen solliciter le roi :

Je mettrai de ma main mon rival en ma place,

Et je verrai leur flamme avec autant de glace

Qu’en ma plus violente et plus sensible ardeur

Cet insensible objet eut pour moi de froideur.

Il sort.

THÉODORE, seule.

Ô raison égarée ! ô raison suspendue !

Jamais trouble pareil t’avait-il confondue ?

Sotte présomption, grandeurs qui nous flattez,

Est-il rien de menteur comme vos vanités ?

Le duc aime Cassandre ! et j’étais assez vaine

Pour réputer mes yeux les auteurs de sa peine !

Et bien plus, pour m’en plaindre et les en accuser,

Estimant sa conquête un heur à mépriser !

Le duc aime Cassandre ! Eh quoi ! tant d’apparences,

Tant de subjections, d’honneurs, de déférences,

D’ardeurs, d’attachements, de craintes, de tributs,

N’offraient-ils à mes lois qu’un cœur qu’il n’avait plus ?

Ces soupirs dont cent fois la douce violence

Sortant désavouée a trahi son silence,

Ces regards par les miens tant de fois rencontrés,

Les devoirs, les respects, les soins qu’il m’a montrés,

Provenaient-ils d’un cœur qu’un autre objet engage ?

Sais-je si mal d’amour expliquer le langage ?

Fais-je d’un simple hommage une inclination ?

Et formé-je un fantôme à ma présomption ?

Mais, insensiblement, renonçant à moi-même,

J’avouerai ma défaite, et je croirai que j’aime.

Quand j’en serais capable, aimerais-je où je veux ?

Aux raisons de l’état ne dois-je pas mes vœux ?

Et ne sommes-nous pas d’innocentes victimes

Que le gouvernement immole à ses maximes ?

Mes vœux en un vassal, honteusement bornés,

Laisseraient-ils pour lui des rivaux couronnés ?

Mais ne me flatte point, orgueilleuse naissance :

L’Amour sait bien sans sceptre établir sa puissance,

Et, soumettant nos cœurs par de secrets appas,

Fait les égalités et ne les cherche pas.

Si le duc n’a le front chargé d’une couronne,

C’est lui qui les protège, et c’est lui qui les donne.

Par quelles actions se peut-on signaler

Que...

 

 

Scène III

 

LÉONOR, THÉODORE

 

LÉONOR.

Madame, le duc demande à vous parler.

THÉODORE.

Qu’il entre. Mais après ce que je viens d^apprendre,

Souffrir un libre accès à l’amant de Cassandre,

Agréer ses devoirs et le revoir encor,

Lâche, le dois-je faire ? Attendez, Léonor.

Une douleur légère à l’instant survenue

Ne me peut aujourd’hui souffrir l’heur de sa vue :

Faites-lui mon excuse. Ô ciel ! de quel poison

Sens-je inopinément attaquer ma raison ?

Je voudrais à l’amour paraître inaccessible,

Et d’un indifférent la perte m’est sensible !

Je ne puis être sienne, et, sans dessein pour lui,

Je ne puis consentir ses desseins pour autrui.

 

 

Scène IV

 

LÉONOR, THÉODORE, ALEXANDRE

 

ALEXANDRE.

Comment ! du duc, ma sœur, refuser la visite !

D’où vous vient ce chagrin, et quel mal vous l’excite ?

THÉODORE.

Un léger mal de cœur qui ne durera pas.

ALEXANDRE.

Un avis de ma part portait ici ses pas.

THÉODORE.

Quel ?

ALEXANDRE.

Croyant que Cassandre était de la partie.

THÉODORE.

À peine deux moments ont suivi sa sortie.

ALEXANDRE.

Et sachant à quel point ses charmes lui sont doux,

Je l’avais averti de se rendre chez vous,

Pour vous solliciter vers l’objet qu’il adore

D’un secours que je sais que Ladislas implore.

Vous connaissez le prince, et vous pouvez juger

Si sous d’honnêtes lois Amour le peut ranger :

Ses mauvais procédés ont trop dit ses pensées ;

On peut voir l’avenir dans les choses passées,

Et juger aisément qu’il tend à son honneur,

Sous ces offres d’hymen, un appas suborneur.

Mais, parlons pour le duc : si je vous sollicite

De la protection d’une ardeur illicite,

N’en accusez que moi ; demandez-moi raison

Ou de son insolence ou de sa trahison.

C’est moi, ma chère sœur, qui réponds à Cassandre

D’un brasier dont jamais on ne verra la cendre,

Et du plus pur amour de qui jamais mortel

Dans le temple d’hymen ait encensé l’autel.

Servez contre une impure une ardeur si parfaite.

THÉODORE, s’appuyant sur Léonor.

Mon mal s’accroît, mon frère ; agréez ma retraite...

Elle sort avec Léonor.

ALEXANDRE.

Ô sensible contrainte ! ô rigoureux ennui !

D’être obligé d’aimer dessous le nom d’autrui !

Outre que je pratique une âme prévenue,

Quel fruit peut tirer d’elle une flamme inconnue ?

Et que puis-je espérer sous cet aspect fatal

Qui cache le malade en découvrant le mal ?

Mais, quoi que sur mes vœux mon frère ose entreprendre,

J’ai tort de craindre rien sous la foi de Cassandre,

Et certain du secours et d’un cœur et d’un bras

Qui pour la conserver ne s’épargneraient pas.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

FÉDERIC, seul

 

Que m’avez-vous produit, indiscrètes pensées,

Téméraires désirs, passions insensées,

Efforts d’un cœur mortel pour d’immortels appas,

Qu’on a d’un vol si haut précipités si bas ?

Espoirs qui jusqu’au ciel souleviez de la terre,

Deviez-vous pas savoir que jamais le tonnerre,

Qui dessus votre orgueil enfin vient d’éclater,

Ne pardonne aux desseins que vous osiez tenter ?

Quelque profond respect qu’ait eu votre poursuite,

Vous voyez qu’un refus vous ordonne la fuite.

Évitez les combats que vous vous préparez ;

Jugez-en le péril et vous en retirez.

Qu’ai-je droit d’espérer, si l’ardeur qui me presse

Irrite également le prince et la princesse ;

Si, voulant hasarder ou ma bouche ou mes yeux,

Je fais l’une malade et l’autre furieux ?

Apprenons l’art, mon cœur, d’aimer sans espérance,

Et souffrir des mépris avecque révérence ;

Résolvons-nous sans honte aux belles lâchetés

Que ne rebutent pas des devoirs rebutés ;

Portons sans intérêt un joug si légitime ;

N’en osant être amant, soyons-en la victime,

Exposant une esclave à toutes les rigueurs

Que peuvent exercer de superbes vainqueurs.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, FÉDERIC

 

ALEXANDRE.

Duc, un trop long respect me tait votre pensée ;

Notre amitié s’en plaint et s’en trouve offensée ;

Elle vous est suspecte, ou vous la violez ;

Et vous me dérobez ce que vous me celez.

Qui donne toute une âme en veut aussi d’entières ;

Et quand vos intérêts m’ont fourni des matières

Pour les bien embrasser, ce cœur vraiment ami

Ne s’est point contenté de s’ouvrir à demi ;

Et j’ai, d’une chaleur généreuse et sincère,

Fait pour vous tout l’effort que l’amitié peut faire.

Cependant vous semblez, encor mal assuré,

Mettre en doute un serment si saintement juré ;

Je lis sur votre front des passions secrètes,

Des sentiments cachés, des atteintes muettes ;

Et, d’un œil qui vous plaint, et toutefois jaloux,

Vois que vous réservez un secret tout à vous.

FÉDERIC.

Quand j’ai cru mes ennuis capables de remède,

Je vous en ai fait part, j’ai réclamé votre aide,

Et j’en ai vu l’effet si bouillant et si prompt,

Que le seul souvenir m’en charge et me confond.

Mais quand je crois mon mal de secours incapable,

Sans vous le partager il suffit qu’il m’accable :

Et c’est assez et trop qu’il fasse un malheureux,

Sans passer jusqu’à vous, et sans en faire deux.

ALEXANDRE.

L’ami qui souffre seul fait une injure à l’autre ;

Ma part de votre ennui diminuera la vôtre.

Parlez, duc, et sans peine ouvrez-moi vos secrets :

Hors de votre parti je n’ai plus d’intérêts ;

J’ai su que votre grande et dernière journée

Par la main de l’Amour veut être couronnée ;

Et que voulant au roi, qui vous en doit le prix,

Déclarer la beauté qui charme vos esprits,

D’un frère impétueux l’ordinaire insolence

Vous a fermé la bouche et contraint au silence.

Souffrez, sans expliquer l’intérêt qu’il y prend,

Que j’en aille pour vous vider le différend,

Et ne m’en faites point craindre les conséquences :

Il faut qu’enfin quelqu’un réprime ses licences ;

Et le roi ne pouvant nous en faire raison,

Je me trouve et le cœur et le bras assez bon.

Mais m’offrant à servir les ardeurs qui vous pressent,

Que j’apprenne du moins à qui vos vœux s’adressent.

FÉDERIC.

J’ai vu de vos bontés des effets assez grands

Sans vous faire avec lui de nouveaux différends ;

Sans irriter sa haine elle est assez aigrie ;

Il est prince, seigneur, respectons sa furie :

À ma mauvaise étoile imputons mon ennui,

Et croyons-en le sort plus coupable que lui.

Laissez à mon amour taire un nom qui l’offense,

Que des respects encor plus forts que sa défense,

Et qui plus qu’aucun autre ont droit de me lier,

Tout précieux qu’il m’est, m’ordonnent d’oublier :

Laissez-moi retirer d’un champ d’où ma retraite

Peut seule à l’ennemi dérober ma défaite.

ALEXANDRE.

Ce silence obstiné m’apprend votre secret,

Mais il tombe en un sein généreux et discret.

Ne me le celez plus, duc, vous aimez Cassandre :

C’est le plus digne objet où vous puissiez prétendre,

Et celui dont le prince, adorant son pouvoir,

À le plus d’intérêt d’éloigner votre espoir.

Traitant l’amour pour moi, votre propre franchise

A donné dans ses rets et s’y trouve surprise ;

Et mes desseins pour elle, aux vôtres préférés,

Sont ces puissants respects à qui vous déférez.

Mais vous craignez à tort qu’un ami vous accuse

D’un crime dont Cassandre est la cause et l’excuse :

Quelque auguste ascendant qu’aient sur moi ses appas.

FÉDERIC.

Ne vous étonnez point si je ne réponds pas.

Ce discours me surprend, et cette indigne plainte

Me livre une si rude et si sensible atteinte,

Qu’égaré je me cherche et demeure en suspens

Si c’est vous qui parlez, ou moi qui vous entends.

Moi vous trahir, seigneur ! moi, sur cette Cassandre

Près de qui je vous sers pour moi-même entreprendre,

Sur un amour si stable et si bien affermi !

Vous me croyez bien lâche, ou bien peu votre ami.

ALEXANDRE.

Croiriez-vous, l’adorant, m’altérer votre estime ?

FÉDERIC.

Me pourriez-vous aimer coupable de ce crime ?

ALEXANDRE.

Confident ou rival, je ne vous puis haïr.

FÉDERIC.

Sincère et généreux, je ne vous puis trahir.

ALEXANDRE.

L’amour surprend les cœurs, et s’en rend bientôt maître.

FÉDERIC.

La surprise ne peut justifier un traître ;

Et tout homme de cœur, pouvant perdre le jour,

A le remède en main des surprises d’amour.

ALEXANDRE.

Pardonnez un soupçon, non pas une créance,

Qui naissait du défaut de votre confiance.

FÉDERIC.

Je veux bien l’oublier, mais à condition

Que ce même défaut soit sa punition,

Et qu’il me soit permis une fois de me taire

Sans que votre amitié s’en plaigne ou s’en altère.

Au reste, et cet avis, s’il vous était suspect,

Vous peut justifier mes soins et mon respect,

Cassandre par le prince est si persécutée,

Et d’agents si puissants pour lui sollicitée,

Que si vous lui voulez sauver sa liberté,

Il n’est plus temps d’aimer sous un non emprunté :

Assez et trop longtemps, sous ma feinte poursuite,

J’ai de votre dessein ménagé la conduite ;

Et vos vœux, sous couleur de servir mon amour,

Ont assez ébloui tous les yeux de la cour.

De l’artifice enfin il faut bannir l’usage ;

Il faut lever le masque et montrer le visage :

Vous devez de Cassandre établir le repos,

Qu’un rival persécute et trouble à tout propos.

Son amour en sa foi vous a donné des gages ;

Il est temps que l’hymen règle vos avantages,

Et, faisant l’un heureux, en laisse un mécontent.

L’avis vient de sa part, il vous est important.

Je vous tais cent raisons qu’elle m’a fait entendre,

Arrivant chez l’infante où je viens de la rendre,

Qui hautement du prince embrassant le parti,

La mande, s’il est vrai ce qu’elle a pressenti,

Pour d’un nouvel effort en faveur de sa peine

Mettre encore une fois son esprit à la gêne.

Gardez-vous de l’humeur d’un sexe ambitieux :

L’espérance d’un sceptre est brillante à ses yeux,

Et de ce soin enfin un hymen vous libère.

ALEXANDRE.

Mais me libère-t-il du pouvoir de mon père,

Qui peut...

FÉDERIC.

Si votre amour défère à son pouvoir,

Et si vous vous réglez par la loi du devoir,

Ne précipitez rien qui ne vous soit funeste.

Mais vous souffrez bien peu d’un transport si modeste ;

Et l’ardent procédé d’un frère impétueux

Marque bien plus d’amour qu’un si respectueux.

ALEXANDRE.

Non, non, je laisse à part les droits de la nature,

Et commets à l’Amour toute mon aventure :

Puisqu’il fait mon destin, qu’il règle mon devoir ;

Je prends loi de Cassandre ; épousons dès ce soir.

Mais, duc, gardons encor d’éventer nos pratiques ;

Trompons pour quelques jours jusqu’à ses domestiques,

Et, hors de ses plus chers, dont le zèle est pour nous,

Aveuglons leur créance et passons pour l’époux ;

Puis l’hymen accompli sous un heureux auspice,

Que le temps parle après et fasse son office,

Il n’existera plus qu’un impuissant courroux

Ou d’un père surpris, ou d’un frère jaloux.

FÉDERIC.

Quoique visiblement mon crédit se hasarde,

Je veux bien l’exposer pour ce qui vous regarde,

Et, plus votre que mien, ne puis avec raison,

Avoir donné mon cœur et refuser mon nom ;

Le votre...

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, FÉDERIC, CASSANDRE, sortant de l’appartement de Théodore

 

CASSANDRE, à Théodore.

Eh bien, madame, il faudra se résoudre

À voir sur notre sort tomber ce coup de foudre.

Un fruit de votre avis, s’il nous jette si bas,

Est que la chute au moins ne nous surprendra pas.

À Alexandre.

Ah ! seigneur, mettez fin en ma triste aventure.

Mettra-t-on tous les jours mon âme à la torture ?

Souffrirai-je longtemps un si cruel tourment ?

Et ne vous puis-je enfin aimer impunément ?

ALEXANDRE.

Quel outrage, madame, émeut votre colère ?

CASSANDRE.

La faveur d’une sœur pour l’intérêt d’un frère :

Son tyrannique effort veut éblouir mes vœux

Par le lustre d’un joug éclatant et pompeux.

On prétend m’aveugler avec un diadème,

Et l’on veut malgré moi que je règne et que j’aime :

C’est l’ordre qu’on m’impose, ou le prince irrité,

Abandonnant sa haine à son autorité,

Doit laisser aux neveux le plus tragique exemple,

Et d’un mépris vengé la marque la plus ample

Dont le sort ait jamais son pouvoir signalé,

Et dont jusques-ici les siècles aient parlé.

Voilà les compliments que l’amour leur suscite,

Et les tendres motifs dont on me sollicite.

ALEXANDRE.

Rendez, rendez le calme à ces charmants appas ;

Laissez gronder le foudre, il ne tombera pas ;

Ou l’artisan des maux que le sort vous destine

Tombera le premier dessous votre ruine.

Fondez votre repos en me faisant heureux ;

Coupons dès cette nuit tout accès à ses vœux,

Et voyez sans frayeur quoi qu’il ose entreprendre,

Quand vous m’aurez commis une femme à défendre,

Et quand ouvertement en qualité d’époux

Mon devoir m’enjoindra de répondre de vous.

FÉDERIC.

Prévenez dès ce soir l’ardeur qui le transporte :

Aux desseins importants la diligence importe.

L’ordre seul de l’affaire est à considérer ;

Mais tirons-nous d’ici pour en délibérer.

CASSANDRE.

Quel trouble, quelle alarme, et quels soins me possèdent !

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, FÉDERIC, CASSANDRE, LADISLAS

 

LADISLAS.

Madame, il ne se peut que mes vœux ne succèdent ;

J’aurais tort d’en douter, et de redouter rien

Avec deux confidents qui me servent si bien,

Et dont l’affection part du profond de l’âme :

Ils vous parlaient sans doute en faveur de ma flamme ?

CASSANDRE.

Vous les désavoueriez de m’en entretenir,

Puisque je suis si mal en votre souvenir,

Qu’il veut même effacer du cours de votre vie

La mémoire du temps que vous m’avez servie,

Et qu’avec lui vos yeux et votre cœur d’accord

Détestent ma présence à l’égard de la mort.

LADISLAS.

Vous en faites la vaine, et tenez ces paroles

Pour des propos en l’air et des contes frivoles :

L’amour me les dictait, et j’étais transporté,

S’il s’en faut rapporter à votre vanité :

Mais si j’en suis bon juge, et si je m’en dois croire,

Je vois peu de matière à tant de vaine gloire ;

Je ne vois point en vous d’appas si surprenants

Qu’ils vous doivent donner des titres éminents ;

Rien ne relève tant l’éclat de ce visage,

Ou vous n’en mettez pas tous les traits en usage.

Vos yeux, ces beaux charmeurs, avec tous leurs appas,

Ne sont point accusés de tant d’assassinats ;

Le joug que vous croyez tomber sur tant de têtes

Ne porte point si loin le bruit de vos conquêtes :

Hors un seul, dont le cœur se donne à trop bon prix,

Votre empire s’étend sur peu d’autres esprits.

Pour moi qui suis facile, et qui bientôt me blesse,

Votre beauté m’a plu, j’avouerai ma faiblesse,

Et m’a coûté des soins, des devoirs et des pas ;

Mais du dessein, je crois que vous n’en doutez pas.

Vous avez eu raison de ne vous pas promettre

Un hymen que mon rang ne me pouvait permettre.

L’intérêt de l’état qui doit régler mon sort,

Avecque mon amour n’en était pas d’accord :

Avec tous mes efforts j’ai manqué de fortune ;

Vous m’avez résisté, la gloire en est commune :

Si contre vos refus j’eusse cru mon pouvoir,

Un facile succès eût suivi mon espoir :

Dérobant ma conquête elle m’était certaine ;

Mais je n’ai pas trouvé qu’elle en valût la peine,

Et bien moins de vous mettre au rang où je prétends,

Et de vous partager le sceptre que j’attends.

Voilà toute l’amour que vous m’avez causée :

Si vous en croyez plus, soyez désabusée.

Votre mépris enfin m’en produit un commun ;

Je n’ai plus résolu de vous être importun ;

J’ai perdu le désir avecque l’espérance ;

Et, pour vous témoigner de quelle indifférence

J’abandonne un plaisir que j’ai tant poursuivi,

Je veux rendre un service à qui m’a desservi.

Je ne vous retiens plus ; conduisez-la, mon frère ;

Et vous, duc, demeurez.

CASSANDRE.

Oh ! la noble colère !

Conservez-moi longtemps ce généreux mépris,

Et que bientôt, seigneur, un trône en soit le prix !

Elle sort avec Alexandre.

LADISLAS, à part.

Dieux ! avec quel effort et quelle peine extrême

Je consens ce départ qui m’arrache à moi-même,

Et qu’un rude combat m’affranchit de sa loi !

Duc, j’allais pour vous voir, et de là part du roi.

FÉDERIC.

Quelque loi qu’il m’impose, elle me sera chère.

LADISLAS.

Vous savez s’il vous aime et s’il vous considère :

Il vous fait droit aussi quand il vous agrandit,

Et sur votre vertu fonde votre crédit.

Cette même vertu, condamnant mon caprice,

Veut qu’en votre faveur je souffre sa justice,

Et le laisse acquitter à vos derniers exploits

Du prix que sa parole a mis à votre voix.

Usez donc pour ce choix du pouvoir qu’il vous donne ;

Venez choisir vos fers, qui sont votre couronne ;

Déclarez-lui l’objet que vous considérez,

Je ne vous défends plus l’heur où vous aspirez,

Et de votre valeur verrai la récompense,

Comme sans intérêt, aussi sans répugnance.

FÉDERIC.

Mon espoir, avoué par ma témérité,

Du succès de mes vœux autrefois m’a flatté ;

Mais depuis mon malheur d’être en votre disgrâce,

Un visible mépris a détruit cette audace ;

Et qui se voit des yeux le commerce interdit

Est bien vain s’il espère et vante son crédit.

LADISLAS.

Loin de vous desservir et vous être contraire,

Je vais de votre hymen solliciter mon père.

J’ai déjà sa parole, et, s’il en est besoin,

Près de cette beauté vous offre encor mon soin.

FÉDERIC.

En vain je l’obtiendrai de son pouvoir suprême,

Si je ne puis encor l’obtenir d’elle-même.

LADISLAS.

Je crois que les moyens vous en seront aisés.

FÉDERIC.

Vos soins en ma faveur les ont mal disposés.

LADISLAS.

Avec votre vertu ma faveur était vaine.

FÉDERIC.

Mes efforts étaient vains avecque votre haine.

LADISLAS.

Mes intérêts cessés relèvent votre espoir.

FÉDERIC.

Mes vœux humiliés révèrent mon devoir ;

Et l’âme qu’une fois on a persuadée

A trop d’attachement à sa première idée,

Pour reprendre bientôt l’estime ou le mépris,

Et guérir aisément d’un dégoût qu’elle a pris.

 

 

Scène V

 

VENCESLAS, LADISLAS, FÉDERIC, GARDES

 

VENCESLAS, à Féderic.

Venez, heureux appui que le ciel me suscite,

Dégager ma promesse envers votre mérite.

D’un cœur si généreux ayant servi l’état,

Vous desservez son prince en le laissant ingrat :

J’engage mon honneur engageant ma parole ;

Le prix qu’on vous retient est un bien qu’on vous vole :

Ne me le laissez plus, puisque je vous le dois,

Et déclarez l’objet dont vous avez fait choix ;

En votre récompense éprouvez ma justice ;

Du prince la raison a guéri le caprice ;

Il prend vos intérêts, votre heur lui sera doux,

Et qui vous desservait parle à présent pour vous.

LADISLAS, à part.

Contre moi mon rival obtient mon assistance !

À quelle épreuve, ô ciel, réduis-tu ma constance !

FÉDERIC.

Le prix est si conjoint à l’heur de vous servir,

Que c’est une faveur qu’on ne me peut ravir.

Ne faites pas, seigneur, par l’offre du salaire,

D’une action de gloire une œuvre mercenaire.

Pouvoir dire : « Ce bras a servi Venceslas, »

N’est-ce pas un loyer digne de cent combats ?

VENCESLAS.

Non, non, quoi que je doive à ce bras indomptable,

C’est trop que votre roi soit votre redevable.

Ce grand cœur refusant intéresse le mien,

Et me demande trop en ne demandant rien.

Faisons par vos travaux et ma reconnaissance

Du maître et du sujet discerner la puissance :

Mon renom ne vous peut souffrir, sans se souiller,

La générosité qui m’en veut dépouiller.

FÉDERIC.

N’attisez point un feu que vous voudrez éteindre.

J’aime en un lieu, seigneur, où je ne puis atteindre :

Je m’en connais indigne ; et l’objet que je sers,

Dédaignant son tribut, désavouerait mes fers.

VENCESLAS.

Les plus puissants états n’ont point de souveraines

Dont ce bras ne mérite et n’honorât les chaînes ;

Et mon pouvoir enfin ou sera sans effet,

Ou vous répond du don que je vous aurai fait.

LADISLAS, à part.

Quoi ! l’hymen qu’on dénie à l’ardeur qui me presse

Au lit de mon rival va mettre ma maîtresse !

FÉDERIC.

Ma défense à vos lois n’ose plus repartir.

LADISLAS, à part.

Non, non, lâche rival, je n’y puis consentir.

FÉDERIC.

Et forcé par votre ordre à rompre mon silence,

Je vous obéirai, mais avec violence,

Certain de vous déplaire en vous obéissant,

Plus que n’observant point un ordre si pressant.

J’avouerai donc, grand roi, que l’objet qui me touche...

LADISLAS.

Duc, encore une fois, je vous ferme la bouche,

Et ne vous puis souffrir votre présomption.

VENCESLAS.

Insolent !

LADISLAS.

J’ai sans fruit vaincu ma passion :

Pour souffrir son orgueil, seigneur, et vous complaire,

J’ai fait tous les efforts que la raison peut faire ;

Mais en vain mon respect tâche à me contenir,

Ma raison de mes sens ne peut rien obtenir.

Je suis ma passion, suivez votre colère :

Pour un fils sans respect perdez l’amour d’un père ;

Tranchez le cours du temps à mes jours destiné,

Et reprenez le sang que vous m’avez donné ;

Ou si votre justice épargne encor ma tête,

De ce présomptueux rejetez la requête,

Et de son insolence humiliez l’excès,

Ou sa mort à l’instant en suivra le succès.

Il sort.

VENCESLAS.

Gardes, qu’on le saisisse.

FÉDERIC, les arrêtant.

Ah ! seigneur, quel asile

À conserver mes jours ne serait inutile,

Et me garantirait contre un soulèvement ?

Accordez-moi sa grâce ou mon éloignement.

VENCESLAS.

Qu’aucun soin ne vous trouble et ne vous importune.

Duc, je ferai si haut monter votre fortune,

D’un crédit si puissant j’armerai votre bras,

Et ce séditieux vous verra de si bas,

Que jamais d’aucun trait de haine ni d’envie

Il ne pourra livrer d’atteinte à votre vie ;

Que l’instinct enragé qui meut ses passions

Ne mettra plus de borne à vos prétentions ;

Qu’il ne pourra heurter votre pouvoir suprême,

Et que tous vos souhaits dépendront de vous-même.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

THÉODORE, LÉONOR

 

THÉODORE.

Ah, Dieu ! que cet effroi me trouble et me confond !

Tu vois que ton rapport à mon songe répond,

Et sur cette frayeur tu condamnes mes larmes ?

Je me mets trop en peine, et je prends trop d’alarmes ?

LÉONOR.

Vous en prenez sans doute un peu légèrement.

Pour n’avoir pas couché dans son appartement,

Est-ce un si grand sujet d’en prendre l’épouvante,

Et de souffrir qu’un songe à ce point vous tourmente ?

Croyez-vous que le prince en cet âge de feu,

Où le corps à l’esprit s’assujettit si peu,

Où l’âme sur les sens n’a point encor d’empire,

Où toujours le plus froid pour quelque objet soupire,

Vive avecque tout l’ordre et toute la pudeur

D’où dépend notre gloire et notre bonne odeur ?

Cherchez-vous des clartés dans les nuits d’un jeune homme

Que le repos tourmente et que l’amour consomme ?

C’est les examiner d’un soin trop curieux :

Sur leurs déportements il faut fermer les yeux ;

Pour n’en point être en peine il n’en faut rien apprendre,

Et ne connaître point ce qu’il faudrait reprendre.

THÉODORE.

Un songe interrompu, sans suite, obscur, confus,

Qui passe en un instant et puis ne revient plus,

Fait dessus notre esprit une légère atteinte,

Et nous laisse imprimée ou point ou peu de crainte ;

Mais les songes suivis, ou dont à tout propos

L’horreur se remontrant interrompt le repos,

Et qui distinctement marquent les aventures,

Sont les avis du ciel pour les choses futures.

Hélas ! j’ai vu la main qui lui perçoit le flanc ;

J’ai vu porter le coup, j’ai vu couler son sang ;

Du coup d’un autre main j’ai vu voler sa tête ;

Pour recevoir son corps j’ai vu la tombe prête ;

Et m’écriant d’un ton qui t’aurait fait horreur,

J’ai dissipé mon songe et non pas ma terreur.

Cet effroi de mon lit aussitôt m’a tirée ;

Et, comme tu m’as vue, interdite, égarée,

Sans toi je me rendais en son appartement,

D’où j’apprends que ma peur n’est pas sans fondement,

Puisque ses gens t’ont dit... Mais que vois-je ?

 

 

Scène II

 

THÉODORE, LÉONOR, OCTAVE, LADISLAS

 

OCTAVE.

Ah ! madame !

THÉODORE, à Léonor.

Eh bien ?

OCTAVE.

Sans mon secours le prince rendait l’âme.

THÉODORE.

Prenais-je, Léonor, l’alarme hors de propos ?

LADISLAS.

Souffrez-moi sur ce siège un moment de repos ;

Débile, et mal remis encor de la faiblesse,

Où ma perte de sang et ma chute me laisse,

Je me traîne avec peine, et j’ignore où je suis.

THÉODORE.

Ah ! mon frère !

LADISLAS.

Ah ! ma sœur ! savez-vous mes ennuis ?

THÉODORE.

Ô songe, avant-coureur d’aventure tragique,

Combien sensiblement cet accident s’explique !

Par quel malheur, mon frère, ou par quel attentat

Vous vois-je en ce sanglant et déplorable état ?

LADISLAS.

Vous voyez ce qu’Amour et Cassandre me coûte.

Mais faites observer qu’aucun ne nous écoute.

THÉODORE.

Soignez-y, Léonor.

LADISLAS.

Vous avez vu, ma sœur,

Mes plus secrets pensers jusqu’au fond de mon cœur ;

Vous savez les efforts que j’ai faits sur moi-même

Pour secouer le joug de cet amour extrême,

Et retirer d’un cœur indignement blessé

Le trait empoisonné que ses yeux m’ont lancé.

Mais, quoi que j’entreprenne, à moi-même infidèle,

Contre mon jugement mon esprit se rebelle ;

Mon cœur de son service à peine est diverti

Qu’au premier souvenir il reprend son parti,

Tant a de droit sur nous, malheureux que nous sommes,

Cet amour, non amour, mais ennemi des hommes.

J’ai, pour aucunement couvrir ma lâcheté,

Quand je souffrais le plus, j’ai feint plus de santé ;

Rebuté des mépris qu’elle a faits d’un esclave,

J’ai fait du souverain et j’ai tranché du brave ;

Bien plus, j’ai, furieux, inégal, interdit,

Voulu pour mon rival employer mon crédit :

Mais au moindre penser mon âme transportée

Contre mon propre effort s’est toujours révoltée ;

Et l’ingrate beauté dont le charme m’a pris

Peut plus que ma colère et plus que ses mépris :

Sur ce qu’Octave enfin hier me fit entendre

L hymen qui se traitait du duc et de Cassandre,

Et que ce couple heureux consommait cette nuit...

OCTAVE.

Pernicieux avis, hélas ! qu’as-tu produit ?

LADISLAS.

Succombant tout d’un coup à ce coup qui m’accable,

De tout raisonnement je deviens incapable,

Fais retirer mes gens, m’enferme tout le soir,

Et ne prends plus avis que de mon désespoir.

Par une fausse porte, enfin, la nuit venue,

Je me dérobe aux miens et je gagne la rue,

D’où, tout soin, tout respect, tout jugement perdu,

Au palais de Cassandre en même temps rendu,

J’escalade les murs, gagne une galerie,

Et, cherchant un endroit commode à ma furie,

Descends sur l’escalier, et dans l’obscurité

Prépare à tout succès mon courage irrité.

Au nom du duc enfin j’entends ouvrir la porte,

Et, suivant à ce nom la fureur qui m’emporte,

Cours, éteins la lumière, et d’un aveugle effort

De trois coups de poignard blesse le duc à mort.

THÉODORE, effrayée, s appuyant sur Léonor.

Le duc ! qu’entends-je, hélas ?

LADISLAS.

À cette rude atteinte,

Pendant qu’en l’escalier tout le monde est en plainte,

Lui m’entendant tomber le poignard sous ses pas,

S’en saisit, me poursuit et m’en atteint au bras.

Son âme à cet effort de son corps se sépare ;

Il tombe mort.

THÉODORE.

Ô rage inhumaine et barbare !

LADISLAS.

Et moi par cent détours que je ne connais pas,

Dans l’horreur de la nuit ayant traîné mes pas,

Par le sang que je perds mon cœur enfin se glace,

Je tombe, et hors de moi demeure sur la place ;

Tant qu’Octave passant s’est donné le souci

De bander ma blessure et de me rendre ici,

Où, non sans peine encor, je reviens en moi-même.

THÉODORE, appuyée sur Léonor.

Je succombe, mon frère, à ma douleur extrême.

Ma faiblesse me chasse et peut rendre évident

L’intérêt que je prends dedans votre accident.

À part.

Soutiens-moi, Léonor. Mon cœur, es-tu si tendre,

Que de donner des pleurs à l’époux de Cassandre,

Et vouloir mal au bras qui t’en a dégagé ?

Cet hymen t’offensait, et sa mort t’a vengé.

Elle sort.

OCTAVE.

Déjà du jour, seigneur, la lumière naissante

Fait voir par son retour la lune pâlissante.

LADISLAS.

Et va produire aux yeux les crimes de la nuit.

OCTAVE.

Même aux quartiers du roi j’entends déjà du bruit.

Allez vous rendre au lit, que quelqu’un ne survienne.

LADISLAS.

Qui souhaite la mort craint peu quoi qu’il avienne.

Mais allons, conduis-moi.

 

 

Scène III

 

VENCESLAS, LADISLAS, OCTAVE, GARDES

 

VENCESLAS.

Mon fils !

LADISLAS.

Seigneur ?

VENCESLAS.

Hélas !

OCTAVE.

Ô fatale rencontre !

VENCESLAS.

Es-ce vous, Ladislas,

Dont la couleur éteinte et la vue égarée

Ne marquent plus qu’un corps dont l’âme est séparée ?

En quel lieu, si saisi, si froid et si sanglant,

Adressez-vous ce pas incertain et tremblant ?

Qui vous a si matin tiré de votre couche ?

Quel trouble vous possède et vous ferme la bouche ?

LADISLAS, se remettant sur sa chaise.

Que lui dirai-je, hélas ?

VENCESLAS.

Répondez-moi, mon fils ;

Quel fatal accident...

LADISLAS.

Seigneur, je vous le dis :

J’allais... j’étais... l’Amour a sur moi tant d’empire...

Je me confonds, seigneur, et ne vous puis rien dire.

VENCESLAS.

D’un trouble si confus un esprit assailli

Se confesse coupable, et qui craint a failli.

N’avez-vous point eu prise avecque votre frère ?

Votre mauvaise humeur lui fut toujours contraire,

Et si pour l’en garder mes soins n’avaient pourvu...

LADISLAS.

M’a-t-il pas satisfait ? Non, je ne l’ai point vu.

VENCESLAS.

Qui vous réveille donc avant que la lumière

Ait du soleil naissant commencé la carrière ?

LADISLAS.

N’avez-vous pas aussi précédé son réveil ?

VENCESLAS.

Oui, mais j’ai mes raisons qui bornent mon sommeil.

Je me vois, Ladislas, au déclin de ma vie,

Et sachant que la mort l’aura bientôt ravie,

Je dérobe au sommeil, image de la mort,

Ce que je puis du temps qu’elle laisse à mon sort :

Près du terme fatal prescrit par la nature,

Et qui me fait du pied toucher ma sépulture,

De ces derniers instants dont il presse le cours,

Ce que j’ôte à mes nuits je l’ajoute à mes jours.

Sur mon couchant, enfin, ma débile paupière

Me ménage avecque soin ce reste de lumière ;

Mais quel soin peut du lit vous chasser si matin,

Vous à qui l’âge encor garde un si long destin ?

LADISLAS.

Si vous en ordonnez avec votre justice,

Mon destin de bien près touche son précipice :

Ce bras, puisqu’il est vain de vous déguiser rien,

A de votre couronne abattu le soutien :

Le duc est mort, seigneur, et j’en suis l’homicide ;

Mais j’ai dû l’être.

VENCESLAS.

Ô dieu ! le duc est mort, perfide !

Le duc est mort, barbare ! et pour excuse enfin

Vous avez eu raison d’être son assassin !

À cette épreuve, ô ciel, mets-tu ma patience ?

 

 

Scène IV

 

VENCESLAS, LADISLAS, OCTAVE, FÉDERIC, GARDES

 

FÉDERIC.

La duchesse, seigneur, vous demande audience.

LADISLAS.

Que vois-je ? quel fantôme et quelle illusion

De mes sens égarés croît la confusion ?

VENCESLAS.

Que m’avez-vous dit, prince, et par quelle merveille

Mon œil peut-il sitôt démentir mon oreille ?

LADISLAS.

Ne vous ai-je pas dit qu’interdit et confus.

Je ne pouvais rien dire et ne raisonnais plus ?

VENCESLAS.

Ah, duc ! il était temps de tirer ma pensée

D’une erreur qui l’avait mortellement blessée :

Différant d’un instant le soin de l’en guérir,

Le bruit de votre mort m’allait faire mourir.

Jamais cœur ne conçut une douleur si forte.

Mais que me dites-vous ?

FÉDERIC.

Que Cassandre à la porte

Demandait à vous voir.

VENCESLAS.

Qu’elle entre.

LADISLAS, à part.

Ô justes cieux !

M’as-tu trompé, ma main ? me trompez-vous, mes yeux ?

Si le duc est vivant quelle vie ai-je éteinte ?

Et de quel bras le mien a-t-il reçu l’atteinte ?

 

 

Scène V

 

VENCESLAS, LADISLAS, OCTAVE, FÉDERIC, CASSANDRE, GARDES

 

CASSANDRE, au roi.

Grand roi, de l’innocence auguste protecteur,

Des peines et des prix juste dispensateur,

Exemple de justice inviolable et pure,

Admirable à la race et présente et future,

Prince et père à la fois, vengez-moi, vengez-vous,

Avec votre pitié mêlez votre courroux,

Et rendez aujourd’hui d’un juge inexorable

Une marque aux neveux à jamais mémorable.

VENCESLAS.

Faites trêve, madame, avecque les douleurs

Qui vous coupent la voix et font parler vos pleurs.

CASSANDRE.

Votre majesté, sire, a connu ma famille.

VENCESLAS.

Ursin de Cunisberg, de qui vous êtes fille,

Est descendu d’aïeux issus du sang royal,

Et me fut un voisin généreux et loyal.

CASSANDRE.

Vous savez si prétendre un de vos fils pour gendre,

Eût au rang qu’il tenait été trop entreprendre.

VENCESLAS.

L’amour n’offense point dedans l’égalité.

CASSANDRE.

Tous deux ont eu dessein dessus ma liberté :

Mais avec différence et d’objet et d’estime ;

L’un qui me crut honnête eut un but légitime,

Et l’autre dont l’amour fol et capricieux

Douta de ma sagesse, en eut un vicieux.

J’eus bientôt d’eux aussi des sentiments contraires,

Et, quoiqu’ils soient vos fils, ne les trouvai point frères :

Je ne les pus aimer ni haïr à demi ;

Je tins l’un pour amant, l’autre pour ennemi ;

L’infant par sa vertu s’est soumis ma franchise,

Le prince par son vice en a manqué la prise ;

Et par deux différents mais louables effets.

J’aime en l’un votre sang, en l’autre je le hais ;

Alexandre, qui vit son rival en son frère,

Et qui craignit d’ailleurs l’autorité d’un père,

Fit, quoiqu’autant ardent que prudent et discret,

De notre passion un commerce secret,

Et sous le nom du duc déguisant sa poursuite,

Ménagea votre vue avec tant de conduite,

Qu’enfin toute personne a cru jusqu’aujourd’hui

Qu’il parlait pour le duc quand il parlait pour lui.

Cette adresse a trompé jusqu’à nos domestiques ;

Mais craignant que le prince, à bout de ses pratiques,

Comme il croit tout pouvoir avec impunité,

Ne suivît la fureur d’un amour irrité,

Et dessus mon honneur osât trop entreprendre ;

Nous crûmes que l’hymen pouvait seul m’en défendre ;

Et l’heure prise enfin pour nous donner les mains,

Et, bornant son espoir, détruire ses desseins,

Hier déjà le sommeil, semant par tout ses charmes...

(En cet endroit, seigneur, laissez couler mes larmes,

Leur cours vient d’une source à ne tarir jamais.)

L’infant, de cet hymen espérant le succès,

Et de peur de soupçon arrivant sans escorte,

À peine eut mis le pied sur le seuil de la porte,

Qu’il sent pour tout accueil une barbare main

De trois coups de poignard lui traverser le sein.

VENCESLAS.

Ô Dieu ! l’infant est mort !

LADISLAS, à part.

Ô mon aveugle rage,

Tu t’es bien satisfaite, et voilà ton ouvrage !

Le roi s’assied et met son mouchoir sur son visage.

CASSANDRE.

Oui, seigneur, il est mort, et je suivrai ses pas

À l’instant que j’aurai vu venger son trépas.

J’en connais le meurtrier, et j’attends son supplice

De vos ressentiments et de votre justice :

C’est votre propre sang, seigneur, qu’on a versé,

Votre vivant portrait qui se trouve effacé.

J’ai besoin d’un vengeur, je n’en puis choisir d’autre :

Le mort est votre fils, et ma cause est la vôtre ;

Vengez-moi, vengez-vous, et vengez un époux

Que, veuve avant l’hymen, je pleure à vos genoux.

Mais apprenant, grand roi, cet accident sinistre,

Hélas ! en pourriez-vous soupçonner le ministre ?

Oui, votre sang suffît pour vous en faire foi :

Montrant Ladislas.

Il s’émeut, il vous parle et pour et contre soi :

Et, par un sentiment ensemble horrible et tendre,

Vous dit que Ladislas est meurtrier d’Alexandre.

Ce geste encor, seigneur, ce maintien interdit,

Ce visage effrayé, ce silence le dit ;

Et, plus que tout enfin, cette main encor teinte

De ce sang précieux qui fait naître ma plainte.

Quel des deux sur vos sens fera le plus d’effort,

De votre fîls meurtrier ou de votre fils mort ?

Si vous étiez si faible, et votre sang si tendre,

Qu’on l’eût impunément commencé de répandre,

Peut-être verriez-vous la main qui l’a versé

Attenter sur celui qu’elle vous a laissé :

D’assassin de son frère il peut être le vôtre ;

Un crime pourrait bien être un essai de l’autre :

Ainsi que les vertus, les crimes enchaînés,

Sont toujours ou souvent l’un par l’autre traînés.

Craignez de hasarder, pour être trop auguste,

Et le trône et la vie, et le titre de juste.

Si mes vives douleurs ne vous peuvent toucher,

Ni la perte d’un fils qui vous était si cher,

Ni l’horrible penser du coup qui vous la coûte,

Voyez, voyez le sang dont ce poignard dégoutte ;

Elle tire un poignard de sa manche.

Et, s’il ne ne vous émeut, sachez où l’on l’a pris :

Votre fils l’a tiré du sein de votre fils ;

Oui, de ce coup, seigneur, un frère fut capable ;

Ce fer porte le chiffre et le nom du coupable,

Vous apprend de quel bras il fut l’exécuteur,

Et complice du meurtre en déclare l’auteur :

Ce fer qui, chaud encor, par un énorme crime

A traversé d’amour la plus noble victime,

L’ouvrage le plus pur que vous ayez formé,

Et le plus digne cœur dont vous fussiez aimé ;

Ce cœur enfin, ce sang, ce fils, cette victime,

Demandent par ma bouche un arrêt légitime.

Roi, vous vous feriez tort par cette impunité,

Et père, à votre fils vous devez l’équité.

J’attends de voir pousser votre main vengeresse

Ou par votre justice ou par votre tendresse ;

Ou, si je n’obtiens rien de là part des humains,

La justice du ciel me prêtera les mains :

Ce forfait contre lui cherche en vain du refuge ;

Il en fut le témoin, il en sera le juge ;

Et pour punir un bras d’un tel crime noirci,

Le sien saura s’étendre et n’est pas raccourci,

Si vous lui remettez à venger nos offenses.

VENCESLAS.

Contre ces charges, prince, avez-vous des défenses ?

LADISLAS.

Non, je suis criminel : abandonnez, grand roi,

Cette mourante vie aux rigueurs de la loi ;

Que rien ne vous oblige à m’être moins sévère ;

Supprimons les doux noms et de fils et de père,

Et tout ce qui pour moi vous peut solliciter.

Cassandre veut ma mort, il la faut contenter ;

Sa haine me l’ordonne, il faut que je me taise ;

Et j’estimerai plus une mort qui lui plaise,

Qu’un destin qui pourrait m’affranchir du trépas,

Et qu’une éternité qui ne lui plairait pas.

J’ai beau dissimuler ma passion extrême,

Jusqu’après le trépas mon sort veut que je l’aime ;

Et pour dire à quel point mon cœur est embrasé,

Jusqu’après le trépas qu’elle m’aura causé,

Le coup qui me tuera pour venger son injure,

Ne sera qu’une heureuse et légère blessure,

Au prix du coup fatal qui me perça le cœur,

Quand de ma liberté son bel œil fut vainqueur :

J’en fus désespéré jusqu’à tout entreprendre ;

Il m’ôta le repos que l’autre me doit rendre :

Puisqu’être sa victime est un décret des cieux,

Qu’importe qui me tue, ou sa bouche ou ses yeux ?

Souscrivez à l’arrêt dont elle me menace ;

Privé de sa faveur je ne veux point de grâce :

Mettez à bout l’effet qu’amour a commencé,

Achevez un trépas déjà bien avancé ;

Et si d’autre intérêt n’émeut votre colère,

Craignez tout d’une main qui peut tuer un frère.

VENCESLAS.

Madame, modérez vos sensibles regrets,

Et laissez à mes soins nos communs intérêts ;

Mes ordres aujourd’hui feront voir une marque

Et d’un juge équitable et d’un digne monarque ;

Je me dépouillerai de toute passion,

Et je lui ferai droit par sa confession.

CASSANDRE.

Mon attente, grand roi, n’a point été trompée,

Et...

VENCESLAS.

Prince, levez-vous, donnez-moi votre épée.

LADISLAS, se levant.

Mon épée ! Ah ! mon crime est-il énorme au point

De me...

VENCESLAS.

Donnez, vous dis-je, et ne répliquez point.

LADISLAS.

La voilà !

VENCESLAS, la donnant à Féderic.

Tenez, duc.

OCTAVE.

Ô disgrâce inhumaine !

VENCESLAS.

Et faites-le garder en la chambre prochaine.

Allez.

LADISLAS.

Presse la fin où tu m’as destiné,

Sort ! voilà de tes jeux, et ta roue a tourné.

Il sort.

VENCESLAS.

Duc ?

FÉDERIC.

Seigneur ?

VENCESLAS.

De ma part donnez avis au prince

Que sa tête, autrefois si chère à la province,

Doit servir aujourd’hui d’un exemple fameux

Qui fera détester son crime à nos neveux.

À Octave.

Vous, conduisez madame, et la rendez chez elle.

CASSANDRE.

Grand roi, des plus grands rois le plus parfait modèle,

Conservez invaincu cet invincible sein,

Poussez jusques au bout ce généreux dessein,

Et constant écoutez contre votre indulgence

Le sang d’un fils qui crie et demande vengeance.

VENCESLAS.

Ce coup n’est pas, madame, un crime à protéger :

J’aurai soin de punir, et non pas de venger.

Cassandre sort avec Octave.

Ô ciel ! ta providence, apparemment prospère,

Au gré de mes soupirs de deux fils m’a fait père,

Et l’un d’eux qui par l’autre aujourd’hui m’est ôté,

M’oblige à perdre encor celui qui m’est resté.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

THÉODORE, LÉONOR

 

THÉODORE.

De quel air, Léonor, a-t-il reçu ma lettre ?

LÉONOR.

D’un air et d’un visage à vous en tout promettre :

En vain sa modestie a voulu déguiser ;

Venant à votre nom il l’a fallu baiser,

Comme à force, imprimant sur ce cher caractère

Une marque d’un feu qu’il sent, mais qu’il veut taire.

THÉODORE.

Que tu prends mal ton temps pour éprouver un cœur

Que la douleur éprouve avec tant de rigueur !

J’ai plaint la mort du duc comme d’une personne

Nécessaire à mon père et qui sert sa couronne ;

Et quand on me guérit de ce fâcheux rapport,

Et quand j’apprends qu’il vit, j’apprends qu’un frère est mort.

Encor, quoique nos cœurs fussent d’intelligence,

Je ne puis de sa mort souhaiter la vengeance.

J’aimais également le mort et l’assassin,

Je plains également l’un et l’autre destin ;

Pour un frère meurtri ma douleur a des larmes,

Pour un frère meurtrier ma fureur n’a point d’armes ;

Et si le sang de l’un excite mon courroux,

Celui Mais le duc vient : Léonor, laissez-nous.

Léonor sort.

 

 

Scène II

 

FÉDERIC, THÉODORE

 

FÉDERIC.

Brûlant de vous servir, adorable princesse,

Je me rends par votre ordre aux pieds de votre altesse.

THÉODORE.

Ne me flattez-vous point, et m’en puis-je vanter ?

FÉDERIC.

Cette épreuve, madame, est facile à tenter :

J’ai du sang à répandre et je porte une épée,

Et ma main pour vos lois brûle d’être occupée.

THÉODORE.

Je n’exige pas tant de votre affection,

Et je ne veux de vous qu’une confession.

FÉDERIC.

Quelle ? ordonnez-le moi.

THÉODORE.

Savoir de votre bouche

De quel heureux objet le mérite vous touche,

Et doit être le prix de ces fameux exploits

Qui jusqu’en Moscovie ont étendu nos lois.

J’imputais votre prise aux charmes de Cassandre ;

Mais l’infant l’adorant, vous n’y pouviez prétendre.

FÉDERIC.

Mes vœux ont pris, madame, un vol plus élevé,

Aussi par ma raison n’est-il pas approuvé.

THÉODORE.

Ne cherchez point d’excuse en votre modestie :

Nommez-la, je le veux.

FÉDERIC.

Je suis sans repartie,

Mais ma voix cédera cet office à vos yeux :

Vous-même nommez-vous cet objet glorieux ;

Vos doigts ont mis son nom au bas de cette lettre.

Lui donnant sa lettre ouverte.

THÉODORE, ayant lu son nom.

Votre mérite, duc, vous peut beaucoup permettre,

Mais...

FÉDERIC.

Osant vous aimer, j ‘ai condamné mes vœux,

Je me suis voulu mal du bien que je vous veux ;

Mais, madame, accusez une étoile fatale,

D’élever un espoir que la raison ravale,

De faire à vos sujets encenser vos autels,

Et de vous procurer des hommages mortels.

THÉODORE.

Si j’ai pouvoir sur vous, puis-je de votre zèle

Me promettre à l’instant une preuve fidèle ?

FÉDERIC.

Le beau feu dont pour vous ce cœur est embrasé

Trouvera tout possible, et l’impossible aisé.

THÉODORE.

L’effort vous en sera pénible, mais illustre.

FÉDERIC.

D’une si noble ardeur il accroîtra le lustre.

THÉODORE.

Tant s’en faut : cette épreuve est de tenir caché

Un espoir dont l’orgueil vous serait reproché,

De vous taire et n’admettre en votre confidence

Que votre seul respect avec votre prudence ;

Et pour le prix enfin du service important

Qui rend sur tant de noms votre nom éclatant,

Aller en ma faveur demander à mon père,

Au lieu de notre hymen, la grâce de mon frère,

Prévenir son arrêt, et par votre secours

Faire tomber l’acier prêt à trancher ses jours.

De cette épreuve, duc, vos vœux sont-ils capables ?

FÉDERIC.

Oui, madame, et de plus, puisqu’ils sont si coupables ;

Ils vous sauront encor venger de leur orgueil,

Et tomber avec moi dans la nuit du cercueil.

THÉODORE.

Non, je vous le défends, laissez-moi mes vengeances,

Et, si j’ai droit sur vous, observez mes défenses.

Adieu, duc.

Elle sort.

FÉDERIC, seul.

Quel orage agite mon espoir !

Et quelle loi, mon cœur, viens-tu de recevoir !

Si j’ose l’adorer, je prends trop de licence ;

Si je m’en veux punir, j’en reçois la défense.

Me défendre la mort sans me vouloir guérir,

N’est-ce pas m’ordonner de vivre et de mourir ?

Mais...

 

 

Scène III

 

VENCESLAS, FÉDERIC, GARDES

 

VENCESLAS.

Ô jour à jamais funèbre à la province !

Féderic ?

FÉDERIC.

Quoi, seigneur ?

VENCESLAS.

Faites venir le prince.

FÉDERIC, à part.

Il sera superflu de tenter mon crédit :

Le sang fait son office, et le roi s’attendrit.

VENCESLAS, à part.

Trêve, trêve, nature, aux sanglantes batailles

Qui si cruellement déchirent mes entrailles,

Et, me perçant le cœur, le veulent partager

Entre mon fils à perdre et mon fils à venger :

À ma justice en vain ta tendresse est contraire,

Et dans le cœur d’un roi cherche celui d’un père :

Je me suis dépouillé de cette qualité,

Et n’entends plus d’avis que ceux de l’équité.

Mais, ô vaine constance ! ô force imaginaire !

À cette vue encor je sens que je suis père,

Et n’ai pas dépouillé tout humain sentiment.

Sortez, gardes. Vous, duc, laissez-nous un moment.

Féderic et les gardes sortent.

 

 

Scène IV

 

VENCESLAS, LADISLAS

 

LADISLAS.

Venez-vous conserver ou venger votre race ?

M’annoncez-vous, mon père, ou ma mort ou ma grâce ?

VENCESLAS.

Embrassez-moi, mon fils.

LADISLAS.

Seigneur, quelle bonté,

Quel effet de tendresse et quelle nouveauté !

Voulez-vous ou marquer ou remettre mes peines ?

Et vos bras me sont-ils des faveurs ou des chaînes ?

VENCESLAS.

Avecque le dernier de leurs embrassements,

Recevez de mon cœur les derniers sentiments.

Savez-vous de quel sang vous avez pris naissance ?

LADISLAS.

Je l’ai mal témoigné, mais j’en ai connaissance.

VENCESLAS.

Sentez-vous de ce sang les nobles mouvements ?

LADISLAS.

Si je ne les produits, j’en ai les sentiments.

VENCESLAS.

Enfin d’un grand effort vous trouvez-vous capable ?

LADISLAS.

Oui, puisque je résiste à l’ennui qui m’accable,

Et qu’un effort mortel ne peut aller plus loin.

VENCESLAS.

Armez-vous de vertu, vous en avez besoin.

LADISLAS.

S’il est temps de partir, mon âme est toute prête.

VENCESLAS.

L’échafaud l’est aussi, portez-y votre tête.

Plus condamné que vous, mon cœur vous y suivra ;

Je mourrai plus que vous du coup qui vous tuera ;

Mes larmes vous en sont une preuve assez ample ;

Mais à l’état enfin je dois ce grand exemple,

À ma propre vertu ce généreux effort,

Cette grande victime à votre frère mort :

J’ai craint de prononcer autant que vous d’entendre

L’arrêt qu’ils demandaient et que j’ai dû leur rendre.

Pour ne vous perdre pas j’ai longtemps combattu,

Mais, ou l’art de régner n’est plus une vertu,

Et c’est une chimère aux rois que la justice,

Ou régnant, à l’état je dois ce sacrifice.

LADISLAS.

Eh bien, achevez-le, voilà ce cou tout prêt.

Le coupable, grand roi, souscrit à votre arrêt ;

Je ne m’en défends point, et je sais que mes crimes

Vous ont causé souvent des courroux légitimes.

Je pourrais du dernier m’excuser sur l’erreur

D’un bras qui s’est mépris et crut trop ma fureur :

Ma haine, et mon amour qu’il voulait satisfaire,

Portaient le coup au duc et non pas à mon frère :

J’alléguerais encor que ce coup part d’un bras

Dont les premiers efforts ont servi vos états,

Et m’ont dans votre histoire acquis assez de place

Pour vous devoir parler en faveur de ma grâce :

Mais je n’ai point dessein de prolonger mon sort ;

J’ai mon objet à part à qui je dois ma mort :

Vous la devez au peuple, à mon frère, à vous-même ;

Moi je la dois, seigneur, à l’ingrate que j’aime ;

Je la dois à sa haine, et m’en veux acquitter :

C’est un léger tribut qu’une vie à quitter ;

C’est peu pour satisfaire et pour plaire à Cassandre,

Qu’une tête à donner et du sang à répandre ;

Et, forcé de l’aimer jusqu’au dernier soupir,

Sans avoir pu vivant répondre à son désir,

Suis ravi de savoir que ma mort y réponde,

Et que mourant je plaise aux plus beaux yeux du monde.

VENCESLAS.

À quoi que votre cœur destine votre mort,

Allez vous préparer à cet illustre effort ;

Et pour les intérêts d’une mortelle flamme,

Abandonnant le corps, n’abandonnez pas l’âme.

Tout obscure qu’elle est, la nuit a beaucoup d’yeux,

Et n’a pas pu cacher votre forfait aux cieux,

Il l’embrasse.

Adieu, sur l’échafaud portez le cœur du prince,

Et faites-y douter à toute la province

Si, né pour commander et destiné si haut,

Le roi frappe du pied pour faire venir le duc.

Vous mourez sur un trône ou sur un échafaud.

Féderic entre avec les gardes.

Duc, remmenez le prince.

LADISLAS.

Ô vertu trop sévère,

Venceslas vit encor, et je n’ai plus de père !

Il sort.

 

 

Scène V

 

VENCESLAS, GARDES

 

VENCESLAS.

Ô justice inhumaine et devoirs ennemis,

Pour conserver mon sceptre il faut perdre mon fils !

Mais laisse-les agir, importune tendresse ;

Et vous, cachez, mes yeux, vos pleurs et ma faiblesse.

Je ne puis rien pour lui, le sang cède à la loi,

Et je ne lui puis être et bon père et bon roi.

Vois, Pologne, en l’horreur que le vice m’imprime,

Si mon élection fut un choix légitime ;

Et si je puis donner aux devoirs de mon rang

Plus que mon propre fils et que mon propre sang.

 

 

Scène VI

 

VENCESLAS, THÉODORE, CASSANDRE, LÉONOR, GARDES

 

THÉODORE.

Par quelle loi, seigneur, si barbare et si dure,

Pouvez-vous renverser celle de la nature ?

J’apprends qu’au prince, hélas ! l’arrêt est prononcé,

Que de son châtiment l’appareil est dressé.

Quoi ! nous demeurerons par des lois si sévères.

L’état sans héritiers, vous sans fils, moi sans frère !

Consultez-vous un peu contre votre fureur :

C’est trop qu’en votre fils condamner un erreur ;

Du carnage d’un frère un frère est incapable ;

De cet assassinat la nuit seule est coupable ;

Il plaint autant que nous le sort qu’il a fini

Et par son propre crime il est assez puni.

La pitié, qui fera révoquer son supplice,

N’est pas moins la vertu d’un roi que la justice.

Avec moins de fureur vous lui serez plus doux :

La justice est souvent le masque du courroux ;

Et l’on imputera cet arrêt si sévère

Moins au devoir d’un roi qu’à la faveur d’un père.

Un murmure public condamne cet arrêt :

La nature vous parle, et Cassandre se tait ;

La rencontre du prince en ce lieu non prévue,

L’intérêt de l’état, et mes pleurs l’ont vaincue ;

Son ennui si profond n’a su nous résister :

Un fils enfin n’a plus qu’un père à surmonter.

CASSANDRE.

Je revenais, seigneur, demander son supplice,

Et de ce noble effort presser votre justice ;

Mon cœur, impatient d’attendre son trépas,

Accusait chaque instant qui ne me vengeait pas ;

Mais je ne puis juger par quel effet contraire

Sa rencontre en ce cœur a fait taire son frère !

Ses fers ont combattu le vif ressentiment

Que je dois, malheureuse, au sang de mon amant ;

Et, quoique tout meurtri, mon âme encore l’adore.

Les plaintes, les raisons, les pleurs de Théodore,

Le murmure du peuple et de l’état entier,

Qui contre mon parti soutient son héritier

Et condamne l’arrêt dont la douleur vous presse,

Suspendent en mon sein cette ardeur vengeresse,

Et me la font enfin passer pour attentat

Contre le bien public et le chef de l’état.

Je me tais donc, seigneur ; disposez de la vie

Que vous m’avez promise et que j’ai poursuivie.

À part.

Au défaut de celui qu’on te refusera,

J’ai du sang, cher amant, qui te satisfera.

VENCESLAS.

Vous ne pouvez douter, duchesse, et vous, infante,

Que, père, je voudrais répondre à votre attente :

Je suis par son arrêt plus condamné que lui,

Et je préférerais la mort à mon ennui :

Mais d’autre part je règne, et, si je lui pardonne,

D’un opprobre éternel je souille ma couronne ;

Au lieu que, résistant, à cette dureté

Ma vie et votre honneur devront leur sûreté.

Ce lion est dompté : mais peut-être, madame,

Celui qui, si soumis, vous déguise sa flamme,

Plus fier et violent qu’il n’a jamais été,

Demain attenterait sur votre honnêteté ;

Peut-être qu’à mon sang sa main accoutumée,

Contre mon propre sein demain serait armée.

La pitié qu’il vous cause est digne d’un grand cœur ;

Mais, si je veux régner, il l’est de ma rigueur :

Je vous dois malgré vous raison de votre offense,

Et, quand vous vous rendez, prendre votre défense.

Mon courroux résistant, et le vôtre abattu,

Sont d’illustres effets d’une même vertu.

 

 

Scène VII

 

VENCESLAS, THÉODORE, CASSANDRE, LÉONOR, FÉDERIC, GARDES

 

VENCESLAS.

Que fait le prince, duc ?

FÉDERIC.

C’est en ce moment, sire,

Qu’il est prince en effet et qu’il peut se le dire :

Il semble, aux yeux de tous, d’un héroïque effort,

Se préparer plutôt à l’hymen qu’à la mort.

Et puisque, si remis de tant de violence,

Il n’est plus en état de m’imposer silence,

Et m’envier un bien que ce bras m’a produit,

De mes travaux, grand roi, je demande le fruit.

VENCESLAS.

Il est juste, et fût-il de toute ma province...

FÉDERIC.

Je le restreins, seigneur, à la grâce du prince.

VENCESLAS.

Quoi !

FÉDERIC.

J’ai votre parole, et ce dépôt sacré

Contre votre refus m’est un gage assuré.

J’ai payé de mon sang l’heur que j’ose prétendre.

VENCESLAS.

Quoi ! Féderic aussi conspire à me surprendre !

Quel charme contre un père, en faveur de son fils,

Suscite et fait parler ses propres ennemis ?

FÉDERIC.

C’est peu que pour un prince une faute s’efface,

L’état qu’il doit régir lui doit bien une grâce :

Le seul sang de l’infant par son crime est versé,

Mais par son châtiment tout l’état est blessé :

Sa cause, quoique injuste, est la cause publique :

Il n’est pas toujours bon d’être trop politique.

Ce que veut tout l’état se peut-il denier ?

Et, père, devez-vous vous rendre le dernier ?

 

 

Scène VIII

 

VENCESLAS, THÉODORE, CASSANDRE, LÉONOR, FÉDERIC, OCTAVE, GARDES

 

OCTAVE.

Seigneur, d’un cri commun toute la populace

Parle en faveur du prince et demande sa grâce,

Et surtout un grand nombre, en la place amassé,

A d’un zèle indiscret l’échafaud renversé,

Et, les larmes aux yeux, d’une commune envie

Proteste de périr ou lui sauver la vie,

D’un même mouvement et d’une même voix

Tous le disent exempt de la rigueur des lois,

Et si cette chaleur n’est bientôt apaisée,

Jamais sédition ne fut mieux disposée.

En vain pour y mettre ordre et pour les contenir,

J’ai voulu...

VENCESLAS.

C’est assez, faites-le-moi venir.

Octave sort.

LÉONOR, à part.

Ciel, seconde nos vœux.

THÉODORE, à part.

Voyons cette aventure.

VENCESLAS, se promenant à grand pas.

Oui, ma fille ; oui, Cassandre ; oui, parole ; oui, nature ;

Oui, peuple, il faut vouloir ce que vous souhaitez,

Et par vos sentiments régler mes volontés.

 

 

Scène IX

 

LADISLAS, OCTAVE, VENCESLAS, FÉDERIC, THÉODORE, CASSANDRE, LÉONOR, GARDES

 

LADISLAS, aux pieds du roi.

Par quel heur...

VENCESLAS, le relevant.

Levez-vous : une couronne, prince,

Sous qui j’ai quarante ans régi cette province,

Qui passera sans tache en un règne futur,

Et dont tous les brillants ont un éclat si pur,

En qui la voix des grands et le commun suffrage

M’ont d’un nombre d’aïeux conservé l’héritage,

Est l’unique moyen que j’ai pu concevoir

Pour en votre faveur désarmer mon pouvoir.

Je ne vous puis sauver tant qu’elle sera mienne :

Il faut que votre tête ou tombe ou la soutienne ;

Il vous en faut pourvoir s’il vous faut pardonner,

Et punir votre crime, ou bien le couronner.

L’état vous la souhaite, et le peuple m’enseigne,

Voulant que vous viviez, qu’il est las que je règne.

La justice est aux rois la reine des vertus,

Et me vouloir injuste est ne me vouloir plus.

Régnez, après l’état j’ai droit de vous élire,

Et donner en mon fils un père à mon empire.

LADISLAS.

Que faites-vous, grand roi ?

VENCESLAS.

M’appeler de ce nom,

C’est hors de mon pouvoir mettre votre pardon.

Je ne veux plus d’un rang où je vous suis contraire.

Soyez roi, Ladislas, et moi je serai père.

Roi, je n’ai pu des lois souffrir les ennemis ;

Père, je ne pourrai faire périr mon fils.

Une perte est aisée où l’amour nous convie :

Je ne perdrai qu’un nom pour sauver une vie,

Pour contenter Cassandre, et le duc et l’état,

Qui les premiers font grâce à votre assassinat :

Le duc pour récompense a requis cette grâce,

Ce peuple mutiné veut que je vous la fasse,

Cassandre le consent, je ne m’en défends plus ;

Ma seule dignité m’enjoignait ce refus.

Sans peine je descends de ce degré suprême :

J’aime mieux conserver un fils qu’un diadème.

LADISLAS.

Si vous ne pouvez être et mon père et mon roi,

Puis-je être votre fils et vous donner la loi ?

Sans peine je renonce à ce degré suprême ;

Abandonnez plutôt un fils qu’un diadème.

VENCESLAS.

Je n’y prétends plus rien, ne me le rendez pas :

Qui pardonne à son roi punirait Ladislas,

Et sans cet ornement ferait tomber sa tête.

LADISLAS.

À vos ordres, seigneur, la voilà toute prête ;

Je la conserverai puisque je vous la dois ;

Mais elle régnera pour dispenser vos lois,

Et toujours, quoi qu’elle ose ou quoi qu’elle projette,

Le diadème au front sera votre sujette.

À Féderic.

Par quel heureux destin, duc, ai-je mérité

Et de votre courage et de votre bonté

Le soin si généreux qu’ils ont eu pour ma vie ?

FÉDERIC.

Ils ont servi l’état alors qu’ils l’ont servie.

Mais, et vers la couronne et vers vous acquitté,

J’implore une faveur de votre majesté.

LADISLAS.

Quelle ?

FÉDERIC.

Votre congé, seigneur, et ma retraite,

Pour ne vous plus nourrir cette haine secrète

Qui, m’expliquant si mal, vous rend toujours suspects

Mes plus ardents devoirs et mes plus grands respects.

LADISLAS.

Non, non, vous devez, duc, vos soins à ma province :

Roi, je n’hérite point des différends du prince.

Et j’augurerais mal de mon gouvernement

S’il m’en fallait d’abord ôter le fondement :

Qui trouve où dignement reposer sa couronne,

Qui rencontre à son trône une ferme colonne,

Qui possède un sujet digne de cet emploi,

Peut vanter son bonheur et peut dire être roi.

Le ciel nous l’a donné, cet état le possède ;

Par ses soins tout nous rit, tout fleurit, tout succède ;

Par son art nos voisins, nos propres ennemis,

N’aspirent qu’à nous être alliés ou soumis ;

Il fait briller partout notre pouvoir suprême ;

Par lui toute l’Europe ou nous craint ou nous aime,

Il est de tout l’état la force et l’ornement,

Et vous me l’ôteriez par votre éloignement.

L’heur le plus précieux que régnant je respire

Est que vous demeuriez l’âme de cet empire.

Montrant Théodore.

Et si vous répondez à mon élection,

Ma sœur sera le nœud de votre affection.

FÉDERIC.

J’y prétendrais en vain, après que sa défense

M’a de sa servitude interdit la licence.

THÉODORE.

Je vous avais prescrit de cacher vos liens ;

Mais les ordres du roi sont au-dessus des miens,

Et me donnant à vous font cesser ma défense.

FÉDERIC.

Oh ! de tous mes travaux trop digne récompense !

À Ladislas.

C’est à ce prix, seigneur, qu’aspirait mon crédit,

Et vous me le rendez me l’ayant interdit.

LADISLAS, à Cassandre.

J’ai pour vous accepté la vie et la couronne,

Madame ; ordonnez-en, je vous les abandonne.

Pour moi sans vos faveurs elles n’ont rien de doux ;

Je les rends, j’y renonce, et n’en veux point sans vous

De vous seule dépend et mon sort et ma vie.

CASSANDRE.

Après qu’à mon amant votre main l’a ravie !

VENCESLAS.

Le sceptre que j’y mets a son crime effacé.

Dessous un nouveau règne oublions le passé ;

Qu’avec le nom de prince il perde votre haine :

Quand je vous donne un roi, donnez-nous une reine.

CASSANDRE.

Puis-je, sans un trop lâche et trop sensible effort,

Epouser le meurtrier, étant veuve du mort ?

Puis-je...

VENCESLAS.

Le temps, ma fille...

CASSANDRE.

Ah ! quel temps le peut faire ?

LADISLAS.

Si je n’obtiens, au moins permettez que j’espère :

Tant de soumissions lasseront vos mépris,

Qu’enfin de mon amour vos vœux seront le prix.

VENCESLAS, à Ladislas.

Allons rendre à l’infant nos dernières tendresses,

Et dans sa sépulture enfermer nos tristesses.

Vous, faites-moi vivant louer mon successeur,

Et voir de ma couronne un digne possesseur. 

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