Don Bernard de Cabrère (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1646.

 

Personnages

 

DON PÈDRE, roi d’Aragon

DON BERNARD DE CABRÈRE, favori de don Pèdre

DON LOPE DE LUNE, ami de don Bernard

VIOLANTE, infante, sœur de don Pèdre, maîtresse de don Bernard

DOROTHÉE, suivante de Violante

LÉONOR, maîtresse de don Pèdre

INÈS, suivante de Léonor

PÉRÈS, secrétaire de don Pèdre

LAZARILLE, valet de don Lope

LE COMTE, capitaine des gardes

DON SANCHE, gouverneur de Saragosse

SOLDATS

GARDES

 

La scène est à Saragosse, dans le palais du roi.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DON LOPE DE LUNE, LAZARILLE

 

DON LOPE.

Enfin, cher Lazarille, un plus heureux génie

Nous va de nos destins forcer la tyrannie,

Et ce bras l’aura mise au rang des ennemis

Qu’au joug de cet état ses exploits ont soumis.

Don Bernard rend au prince un digne témoignage

Des fruits qu’à l’Aragon a produits mon courage,

Qui fera succéder l’espoir que je bâtis

Sur la destruction des Sardes déconfits :

Oui, j’ose, sur l’espoir que don Bernard me donne,

Prétendre à des degrés proches de la couronne ;

Et, si l’âme est prophète en ses pressentiments,

De grands effets suivront ces nobles mouvements

Qui ne me flattent pas d’une faveur commune,

Et me font défier l’orgueil de la fortune.

LAZARILLE.

Le fatal ascendant qui gouverne vos jours

Sera donc bien changé de ce qu’il fut toujours ?

Car, depuis qu’à vos pas mon mauvais sort m’attache,

Le malheur qui vous suit n’a guère eu de relâche.

DON LOPE.

Il est vrai que jamais les destins rigoureux

N’ont rendu sous le ciel de jours plus malheureux,

Et que tous les revers du sort et de l’envie

Semblent pour seul objet avoir choisi ma vie.

Mes plus heureux succès n’ont jamais vu ce bras,

Sans me coûter du sang, achever de combats ;

Mes plus justes desseins n’ont jamais eu d’issue

Qui remplît mon attente ou qui ne l’ait déçue.

Je suis encore à voir le seul et premier fruit

Que jamais ou l’amour ou le jeu m’ait produit.

J’espérais à la cour vaincre par ma constance

De cet astre inclément la maligne influence,

Quand avec don Bernard, Catalan comme moi,

Je vins avec mes vœux offrir mon bras au roi,

Et comme à la valeur, qui m’est héréditaire,

Chercher à succéder aux emplois de mon père.

Mais toujours quelque obstacle, arrêtant mes desseins,

Pour moi fermait au prince et l’oreille et les mains ;

Au lieu qu’une fortune à nulle autre seconde,

Mais à qui don Bernard n’a rien qui ne réponde,

D’abord l’insinuant en l’estime du roi,

Ouvrait toujours pour lui ce qu’il fermait pour moi,

Mit bientôt ce grand homme au plus haut de sa roue,

Et l’élevant si haut me laissa dans la boue.

Enfin ayant acquis par nos communs tributs,

Lui de telles faveurs, moi de si long rebuts,

Les Sardes révoltés nous ont ouvert la lice

Où je pouvais du sort affronter l’injustice,

Et, me le soumettant, arracher de ce bras

Les faveurs qu’il me doit et ne me donne pas.

LAZARILLE.

À voir de quels dédains la fortune me traite,

Nous devons être nés dessous même planète ;

Jamais occasion d’intérêt ou d’honneur

Par son événement n’a marqué mon bonheur ;

Mais surtout qu’en mon choix le sort me fut contraire,

Quand, me donnant à vous, Ursin suivit Cabrère !

Son maître auprès du roi possède un rang si haut

Que tout rit à ses vœux, que rien ne lui défaut ;

Et, dans le triste cours du malheur qui vous presse,

Cette lame enrouillée est toute ma richesse.

DON LOPE.

Le service important qu’a rendu ma valeur

Fera bientôt cesser ta plainte et mon malheur :

Les fruits de l’amitié dont Cabrère m’honore

Ne peuvent plus tarder et sont tout près d’éclore :

J’attends de son paquet, que je viens rendre au roi,

L’infaillible faveur d’un honorable emploi,

Il cherche dans sa poche.

Et puis... Mais quelle peine est celle où je me treuve ?

Oh ! de mon mauvais sort la plus fatale épreuve,

Et qui de mes malheurs me rend le plus confus !

Ce paquet...

LAZARILLE.

Est perdu ?

DON LOPE.

Je ne le trouve plus.

Ô négligence insigne, et surprise importune !

J’ai joint si peu de soin à si peu de fortune,

Et si mal conservé le gage glorieux

Qui devait rendre au roi mon nom si précieux ?

LAZARILLE.

Le sort nous en veut trop, il faut qu’il nous achève,

Et sa haine est pour nous sans quartier et sans trêve.

Mais voyez bien, peut-être aurez-vous mal cherché ;

Vous l’aviez ce matin où nous avons couché :

L’auriez-vous oublié ? Cherchez mieux, je vous prie.

DON LOPE.

Je l’aurai pu laisser dedans l’hôtellerie ;

Mais retourner si loin serait un vain souci,

Puisqu’enfin aujourd’hui Cabrère arrive ici,

Et que sur le chemin ma blessure rouverte,

De trois ou quatre jours m’ayant coûté la perte,

A fait d’autant de temps avancer son retour ;

Si bien qu’aujourd’hui même on l’attend à la cour,

Où sa voix, suppléant la perte de sa lettre,

M’obtiendra les effets que j’osais m’en promettre.

S’il se peut toutefois faisons savoir au roi

Quels exploits en Sardaigne ont établi sa loi ;

Et, de ces grands succès lui faisant des peintures,

Sans nous manifester contons nos aventures.

Pour donner audience il se doit rendre ici.

LAZARILLE.

Quelqu’un sort de sa chambre.

DON LOPE.

Avançons, le voici.

 

 

Scène II

 

DON LOPE, LAZARILLE, DON PÈDRE, LE COMTE, GARDES

 

LE COMTE.

Vos soins du grand Trajan vous font le vif exemple ;

Si les rois sont des dieux, leur palais est un temple

Où pour tous il est juste et libre de prier,

Et dont jamais l’accès ne se doit dénier.

DON PÈDRE.

Le plus digne degré de la grandeur d’un maître

Est d’être égal aux siens autant qu’il le peut être ;

Il s’élève plus haut par cet abaissement ;

C’est de sa dignité le plus sûr fondement,

Et de l’art de régner la plus haute science.

LE COMTE.

Chacun peut approcher : le roi donne audience.

DON LOPE.

Si prompt à le servir, je tremble à l’aborder.

LAZARILLE.

L’occasion vous rit.

DON LOPE.

Ciel, fais-la succéder.

Mais on m’a prévenu.

 

 

Scène III

 

DON LOPE, LAZARILLE, DON PÈDRE, LE COMTE, DON SANCHE, GARDES

 

DON SANCHE.

Sire, un bruit populaire

Jette ici la terreur : de l’infant votre frère

L’armée est décampée et s’avance à grands pas ;

L’avantage consiste à ne l’attendre pas,

Et, le mal nous pressant, empêcher qu’il n’empire

Et ne vienne attaquer le cœur de votre empire.

Vous risquez un grand siège en attendant plus tard.

Saragosse est au trône un important rempart.

DON PÈDRE.

Mes ordres pourvoiront contre cette disgrâce.

Cependant travaillez à bien munir la place,

Et pourvoir de défense aux endroits importants,

Sans semer la frayeur parmi les habitants.

Allez, qu’un autre approche.

 

 

Scène IV

 

DON LOPE, LAZARILLE, DON PÈDRE, LE COMTE, DON SANCHE, PÉRÈS, GARDES

 

DON LOPE.

Ô sort, sois-moi propice

Ne voilà pas encore un trait de son caprice !

Vois combien de hasards m’ôtent l’occasion.

LAZARILLE.

Je forcène de rage et de confusion.

PÉRÈS, au roi, en lui donnant une lettre.

Sire, aux moindres faveurs qu’une maîtresse envoie

C’est trop faire acheter qu’en retarder la joie.

DON PÈDRE.

Cher gage d’une main pleine de tant d’appas,

Me viens-tu prononcer l’arrêt de mon trépas ?

Ou fléchirai-je enfin la fierté qui rejette

Une âme assujettie au joug de sa sujette ?

LAZARILLE.

Quelqu’un profitera du temps que vous perdez.

DON LOPE.

Prince, rare ornement...

LE COMTE, le faisant retirer.

Le roi lit ; attendez.

DON PÈDRE lit.

« Ne souillez point, grand roi, les glorieuses marques

« Qui sur le reste des monarques

« Font briller votre majesté,

« Par une passion à son repos fatale,

« D’un indigne attentat de votre âme royale,

« Sur mon honnêteté.

« J’ai trop longtemps souffert à vos ardeurs passées

« Ces frivoles écrits porteurs de vos pensées ;

« Ne m’en honorez plus ;

« Ou, me continuant cet honneur qui m’offense,

« Ne vous offensez pas ou d’un juste silence

« Ou d’un libre refus. »

Ô rigueur inhumaine ! ô beauté tyrannique,

Qui, causant mon amour, défends qu’elle s’explique !

Beau mais funeste écueil, insensible rocher !

LAZARILLE, à don Lope.

Allez.

LE COMTE, à don Lope.

Il ne lit plus, vous pouvez approcher.

DON LOPE.

Enfin tu seras lasse, ô cruelle Fortune,

De me persécuter et de m’être importune.

Prince, amour des climats où vous donnez la loi,

Et de vos ennemis la terreur et l’effroi,

Si votre majesté doit trouver quelques charmes

Au fidèle récit du succès de ses armes,

J’ose, satisfaisant à ma commission,

Me promettre l’honneur de son attention.

DON PÈDRE, après avoir lu quelques mots.

Et vantons, orgueilleux, les droits d’une couronne,

Et le faux ascendant que son éclat nous donne.

Pourrais-je obtenir moins dessous un nom privé

Qu’en ce grade éminent où je suis élevé ?

Une ingrate sujette à ce point me dédaigne !

DON LOPE.

L’état où don Bernard a réduit la Sardaigne

Fera trembler l’Europe, et de votre fureur

Aux lieux plus écartés sèmera la terreur.

DON PÈDRE lisant.

« Ne m’en honorez plus,

« Ou, me continuant cette honneur qui m’offense,

« Ne vous offensez pas ou d’un juste silence

« Ou d’un libre refus. »

Traiter de ces froideurs le feu qui me dévore,

Moi son prince, son roi, mais son roi qui l’adore !

DON LOPE.

Quand l’appareil fut prêt, et que de vos vaisseaux

Don Bernard eut couvert l’humide sein des eaux,

Les vents en même instant furent sans violence,

Et volontairement s’imposèrent silence ;

La mer avec respect porta ce grand fardeau

Qui des Sardes allait la faire le tombeau.

DON PÈDRE, à part.

Mais, ô trouble frivole et vaine rêverie !

Amoureux je puis craindre, et monarque je prie !

J’aime et puis observer ces respects superflus !

Qui pouvant tout demande, est digne du refus.

DON LOPE.

L’air et la mer enfin, comme vos tributaires,

Prirent votre parti contre vos adversaires.

DON PÈDRE, à part.

Mais au trouble importun dont j’étais diverti,

N’ayant rien entendu je n’ai rien reparti.

Cette distraction est un défaut aux princes,

Qui doivent toujours mettre au bien de leurs provinces

Leur plus présent objet et leur soin le plus haut.

Rappelons notre esprit, et couvrons ce défaut.

À don Lope.

Je songe à prévenir le siège qui s’apprête,

Si vous m’avez servi, dressez votre requête :

J’en verrai le mérite, et j’aurai soin de vous.

LAZARILLE.

De nos astres enfin nous vaincrons le courroux.

Don Lope et Lazarille sortent.

 

 

Scène V

 

DON PÈDRE, LE COMTE, PÉRÈS

 

DON PÈDRE.

Quoi ! je règne, et régnant n’ose dire que j’aime !

Je sers, et ne puis plaire avec un diadème !

À Pérès.

Toi de ce triste écrit funeste messager,

Auteur de mon ennui, travaille à l’alléger,

Et si tu veux qu’encor quelque attente me flatte,

Va m’obtenir, Pérès, de cette belle ingrate

La faveur de passer en son appartement,

Et sans l’incommoder lui parler un moment.

Pérès sort.

Va, j’attends sa réponse.

Au comte.

Ah ! comte, est-il possible

Que ce front couronné cache un cœur si sensible,

Et qu’une dépendante et sujette beauté

À de si longs efforts en cache un indompté ?

Par quel droit vantons-nous, malheureux que nous sommes,

L’avantage des rois sur le reste des hommes,

Si, sujets comme vous à notre passion,

Nous soutenons si mal cette présomption,

Que d’un simple regard qu’un bel œil nous envoie

Nos libertés souvent sont la honteuse proie ?

LE COMTE.

Le malheur de souffrir pour d’aimables objets

Est le sort aussi-bien des rois que des sujets.

DON PÈDRE.

Ma plus sensible peine, en ce que je propose,

Est que mon dessein même à mon dessein s’oppose,

Et que, pouvant user d’un pouvoir absolu,

Je cesse de vouloir sitôt que j’ai voulu ;

Que dans la même cause, et criminel et juge,

De l’objet offensé je deviens le refuge,

Et, de quelques efforts que je sois combattu,

N’ai pas assez d’amour pour manquer de vertu.

Ainsi mon cœur pressé par l’un et l’autre extrême,

Est le champ d’un combat de moi contre moi-même,

Qui lâche ou généreux, faible ou fort que je suis,

Protège en même temps l’honneur que je poursuis.

LE COMTE.

C’est par ce beau combat que vous rendez des marques

Du plus considérable et plus grand des monarques.

L’amour est un doux mal commun à tous les rois,

Mais peu de la raison lui font suivre les lois,

Peu savent avec lui modérer leur puissance,

Et quand il ose trop, réprimer sa licence.

Ces qualités aussi vous attirent nos vœux ;

De Pèdre, et non du roi, le monde est amoureux ;

Et le surnom de Grand que l’Aragon vous donne,

Vient plus de vos vertus que de votre couronne.

C’est un malheur d’un trône où l’on est élevé,

Qu’être toujours en butte et toujours observé ;

Qu’il ne soit mur si fort dans les palais des princes

Que ne puissent percer les yeux de leurs provinces :

Toutes les actions regardant leurs sujets,

De leurs sujets aussi sont toujours les objets ;

Avec le peuple enfin ils partagent un titre,

Et juges de l’état, l’état est leur arbitre.

Pour votre majesté c’est un repos bien doux

De pouvoir sans rien craindre être jugé de tous ;

Et c’est pour un monarque une vertu sublime

De haïr comme vous jusqu’à l’ombre du crime ;

D’être un si saint exemple aux yeux de votre cour,

Et pouvoir accorder l’innocence et l’amour.

DON PÈDRE.

L’intérêt qui m’allie avecque la Navarre

Pouvait seul me priver d’une beauté si rare ;

Et toute autre raison moins utile à l’état,

La splendeur de mon rang, le nom de potentat,

Ni tous les fondement d’une haute espérance,

Ne me pourraient ravir l’heur de son alliance.

 

 

Scène VI

 

DON LOPE, LAZARILLE, DON PÈDRE, LE COMTE, GARDES

 

LAZARILLE, à don Lope.

L’occasion vous rit, mais ne la manquez pas.

DON LOPE.

Elle est trop favorable. Ô sort ! guide mes pas.

DON PÈDRE, prenant la requête.

Donnez.

DON LOPE.

Ce mot, grand roi, s’il ne vous importune,

Vous fera souvenir de don Lope de Lune,

Autrefois par sa charge illustre en cette cour,

Sous l’heureux souverain dont vous tenez le jour ;

Qui jusques à la mort paya de sa personne,

Et fit de tout son sang hommage à la couronne.

DON PÈDRE, lisant.

« Don Lope de... »

 

 

Scène VII

 

DON LOPE, LAZARILLE, DON PÈDRE, LE COMTE, PÉRÈS,  GARDES

 

PÉRÈS.

Seigneur, Léonor passe ici

Pour aller chez l’infante. Avancez, la voici.

LE COMTE, à don Lope.

Hors.

DON LOPE.

Oh ! de mon malheur cruelle expérience.

Il sort.

LAZARILLE.

Ô la dure vertu que tant de patience !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LÉONOR, DON PÈDRE, LE COMTE, PÉRÈS, GARDES

 

DON PÈDRE, relevant Léonor, qui, en entrant, fait un faux pas.

Hé, madame !

Il laisse tomber la requête.

LÉONOR.

Seigneur, c’est un bonheur pour moi

Qu’ayant à choir, ma chute arrive aux pieds du roi

Dont le rang me prescrit l’état où je me treuve.

DON PÈDRE.

C’est de votre mérite une infaillible preuve.

Que, pour vous relever et servir au besoin,

À mes mains la fortune en ait commis le soin.

Oui, madame, ce soin tombe en des mains puissantes,

Capables de remplir et passer vos attentes.

Qui vous peuvent donner un rang qui vous défaut,

Et ne relèvent point sans élever bien haut.

LÉONOR.

Que puis-je désormais craindre de la fortune,

Si me terrassant même elle m’est opportune ;

Si ma chute m’élève, et si choir est un saut

Pour me rendre plus ferme et m’élever plus haut ?

C’est d’un bonheur insigne une preuve constante.

DON PÈDRE.

Où s’adressent vos pas ?

LÉONOR.

Je passais chez l’infante.

DON PÈDRE.

Je vous y rends.

LÉONOR.

Seigneur !

DON PÈDRE.

Accordez-moi ce point.

Mandez des cruautés, mais n’en exercez point.

Rebutez, méprisez, tuez dans une lettre ;

Mais présente, souffrez ce qui se peut permettre,

Et ne refusez pas une civilité.

LÉONOR.

Si j’osais remontrer à votre majesté,

Qu’à quelque si haut point que sa bonté m’oblige,

Il m’est de conséquence étant...

DON PÈDRE.

Allons, vous dis-je,

Souffrez que je vous rende en son appartement,

Et là nous en viendrons sur l’éclaircissement.

Il sort avec Léonor, le comte et ses gardes.

LAZARILLE, à don Lope.

Qu’attendons-nous encor, malheureux que nous sommes ?

J’ai bien vu du pays, j’ai bien connu des hommes,

Mais je n’en ai point vu que le ciel en courroux

Rende par leur malheur si célèbres que nous ;

Et vous deviendriez grand, (vanité ridicule !)

Vous pourriez être un Mars, un César, un Hercule,

Que le sort enragé qui talonne vos pas

Vous heurterait encore et ne vous rirait pas.

DON LOPE.

Sa rigueur en effet m’oppose tant d’obstacles,

Que pour les vaincre tous il faudrait des miracles.

Mais le roi peut entrer, attendons son retour.

LAZARILLE.

Oh ! l’importun métier que celui de la cour !

Il trouve la requête, et la ramasse.

Qu’est-ce ci ? quelque trait encor de la fortune !

DON LOPE.

Qu’est-ce ?

LAZARILLE, lisant.

« Requête au roi de don Lope de Lune... »

Et votre âme est prophète en ses pressentimens,

De grands effets suivront vos nobles mouvements.

Vous pouvez, sur l’espoir que don Bernard vous donne.

Prétendre à des degrés proches de la couronne,

Vous êtes fort avant dedans l’esprit du roi,

Vous ne pouvez manquer d’un honorable emploi :

Pour vous seul désormais les astres s’intéressent.

Oh ! de combien de vent les hommes se repaissent !

Tenez, votre requête a fait un grand effet,

Et vous avez raison d’être fort satisfait :

Elle a des pieds du prince essuyé la poussière.

DON LOPE.

Dieu ! jamais désespoir eut-il tant de matière !

Don Bernard, qui peut tout, en vain me veut du bien :

Ma valeur sert l’état, et ne me produit rien ;

Ma parole est soufferte et n’est point écoutée ;

Ma requête est reçue, et puis est rejetée ;

J’ai toujours lieu d’espoir, jamais d’événement ;

Tout me rit, tout me flatte, et toujours vainement,

La fortune nous traite avec trop d’injustice,

Pour nous promettre plus de vaincre son caprice.

Ne nous obstinons plus en une ingrate cour ;

Puisque Cabrère arrive, attendons son retour.

Mais, sans plus nous flatter d’une espérance vaine,

Sans que mes intérêts lui coûtent plus de peine,

Déchirant la requête.

Payons son amitié seulement d’un adieu,

Et fuyons pour jamais de ce funeste lieu.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DON BERNARD, DON LOPE, LAZARILLE

 

DON BERNARD.

Quoi, ce grand cœur s’ébranle, et don Lope de Lune

Veut tourner lâchement le dos à la fortune,

Et parmi ses exploits laissera raconter

Qu’il est un ennemi qu’il a pu redouter !

DON LOPE.

Après une si longue et si triste aventure,

Après tant de malheurs et de cette nature,

Après tant de revers, de rebuts, de mépris,

Capables de lasser les plus fermes esprits,

Quand je ne croirais pas mon malheur invincible,

Je serais insensé si j’étais insensible.

DON BERNARD.

Comme les souverains n’ont pas des droits communs,

Ils veulent quelquefois des devoirs importuns,

Et, moins par nos effets que par notre constance,

De nos affections éprouvent l’importance :

Tel que la cour rebute ou ne caresse pas,

Souvent mal à propos se lasse au dernier pas ;

Et sans la lâcheté de retourner arrière,

Trouvait une couronne au bout de sa carrière.

Je sais que le destin, qui dispense les rangs,

Tient pour nous les donner des moyens différents,

Par des chemins divers élève aux grandes choses,

Et les sème à son gré d’épines ou de roses ;

Je sais que, par un heur qui ne se conçoit pas,

Pour arriver si haut je n’ai pas fait un pas,

Et que tout mon crédit et toute ma puissance

Ne sont qu’un simple effet de mon obéissance ;

Que je méritais moins que vous ne méritez,

Et qu’on m’a tout donné ce que vous achetez.

Mais ce même destin dont l’aveugle caprice

Me fait tant de faveur, à vous tant d’injustice,

Peut, de la même main dont il m’a fait monter,

Et vous mettre en ma place et m’en précipiter.

De mà part soyez sûr d’une ardeur sans pareille,

Et qu’au point où du roi je possède l’oreille,

Pour peu que sa bonté réponde à mes souhaits,

Mes soins vous produiront d’infaillibles succès.

DON LOPE.

Quelques traits si perçants dont la douleur me touche,

Avec cette bonté vous me fermez la bouche,

Et je tiendrai l’honneur de votre affection

Pour le plus digne objet de mon ambition.

DON BERNARD.

Au reste, de quel œil voyez-vous Violante ?

DON LOPE.

Ce nom m’est inconnu.

DON BERNARD.

Quoi ! le nom de l’infante,

Ce nom par qui le ciel nous voulut exprimer

L’invincible pouvoir qui force de l’aimer,

Et trouve tous les cœurs sans défense et sans armes !

DON LOPE.

J’en confondais le nom, mais j’en connais les charmes ;

Et, si mon mauvais sort me permet d’en parler,

N’ai rien vu sous le ciel qu’on lui puisse égaler,

Ni qui soumette une âme avecque plus d’empire.

Mais, quelque haut dessein que l’amour vous inspire,

Votre heur et vos vertus vous la peuvent donner,

Et ce leur seroit peu que de vous couronner.

DON BERNARD.

Traitons avec respect les dignités suprêmes,

Et ne touchons jamais jusques aux diadèmes :

Le ciel, qui les sacra, veut qu’ils soient révérés,

Et n’ouvre point l’oreille aux vœux immodérés.

Allons de nos lauriers faire hommage à ses charmes,

Et rendre compte au roi du succès de ses armes.

Venez ; les vérités que j’y dirai de vous

Feront de ce récit les brillants les plus doux.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

DON PÈDRE, LE COMTE, GARDES

 

LE COMTE.

Quel travail, altérant l’air de votre visage,

Presque du mouvement vous dérobe l’usage,

Et vous cause, seigneur, cet assoupissement ?

DON PÈDRE.

Le sommeil nous pressant se vainc malaisément ;

La musique, le jeu, cent tours à la fenêtre,

De cet astre inhumain qui n’a daigné paraître,

Cent plaintes à sa porte et cent soupirs sans fruit,

M’ont ôté le repos de l’âme et de la nuit ;

Tant que, m’ayant des sens presque interdit l’usage,

Le jour veut de la nuit me réparer l’outrage.

Mais don Bernard arrive, et vient d’un doux réveil

Guérir ma lassitude et charmer mon sommeil :

Il a tant fait pour moi que pour sa récompense

Mon pouvoir aujourd’hui connaît son impuissance.

LE COMTE.

Les prix qui d’un grand cœur suivent les grands exploits

Sont les plus clairs brillants des couronnes des rois :

Aux grandes actions leur charme nous invite ;

Par eux l’âme s’élève et la vertu s’excite ;

Par eux il n’est dessein dont on ne vienne à bout,

Et ne rien épargner est l’art d’acquérir tout.

Mais si pour un sujet jamais vos mains royales

Ont eu lieu de s’ouvrir et d’être libérales,

Don Bernard, si fameux par tant d’occasions,

Est le plus digne objet de vos profusions,

Puisqu’aux nobles travaux de ce courage illustre,

Les armes d’Aragon doivent leur plus beau lustre,

Et qu’enfin, quelque éclat dont il soit revêtu,

Son rang sera toujours moindre que sa vertu.

DON PÈDRE.

Il connaît ma faiblesse à le bien reconnaître ;

Il épuise ma force à force de l’accroître :

Par nos communs bienfaits il l’emporte sur moi ;

Je lui donne en vassal, et lui me donne en roi :

Mais l’amitié, qui rend toute chose commune,

Lui va comme mon cœur partager ma fortune,

Et sur son seul mérite appuyer mon pouvoir.

Il arrive ; avançons, allons le recevoir,

Et bâtir aujourd’hui le plus haut édifice

Qu’aient jamais élevé le sort et la justice.

 

 

Scène III

 

DON PÈDRE, LE COMTE, DON BERNARD, DON LOPE, LAZARILLE, GARDES, SOLDATS

 

DON BERNARD, aux pieds de don Pèdre.

Seigneur !

DON PÈDRE.

Vous à mes pieds ! gloire de cet état,

Vous de ma dignité le plus brillant éclat !

Heureux restaurateur et soutien de mon trône.

Je vous fais amiral.

DON BERNARD.

Moi, sire ?

DON PÈDRE, le relevant.

Et duc d’Ossone.

DON BERNARD.

Ô ciel !

DON PÈDRE.

Joignez aux miens ces invincibles bras,

Qui par tant de travaux et par tant de combats

Ont si bien soutenu le faix de mon empire.

DON BERNARD.

À ma confusion ils sont plus chargés, sire,

Du faix de vos bienfaits que du faix des lauriers

Que vous ont moissonnés vos illustres guerriers :

Bien plus qu’eux et que moi votre nom est la foudre

Qui tonne, étonne, frappe et réduit tout en poudre :

Don Pèdre seul, absent, porte plus de terreur

Que de nos bras présents la plus chaude fureur ;

Et par votre faveur, tant de fois confirmée,

Vous me payez les prix de votre renommée,

Et me reconnaissez de vos propres exploits,

Puisque votre seul bruit range tout sous vos lois.

DON PÈDRE.

Faisons qu’avec le temps l’Aragon puisse apprendre

Qui de nous saura mieux ou recevoir ou rendre,

Et qui d’affection aura mieux combattu ;

Je ne me lasserai qu’après votre vertu,

Et de ce seul combat vous envierai la gloire :

De celui de Sardaigne apprenez-moi l’histoire.

Donnez un siège au comte.

DON BERNARD.

À peine vos vaisseaux,

Déradés, traversaient le vaste champ des eaux,

Que les vents ennemis de cette humide plaine,

Selon notre besoin mesurant leur haleine,

D’irrités qu’ils étaient aussitôt apaisés,

Firent voir le respect que vous leur imposez.

Cette sèche forêt eut enfin de Neptune

L’inconstante faveur à tel point opportune,

Qu’avec un seul soleil, une nuit seulement

Vit et notre arrivée et notre embarquement :

L’aurore allait sortir quand je fis prendre terre

À ces Mars espagnols, ces démons de la guerre,

Fléaux des attentats et des rébellions,

Que l’honneur d’être à vous rend autant de lions.

Comme l’ardeur peut tout, jointe à l’intelligence,

Le temps fut ménagé par tant de diligence,

Qu’on découvrit le camp et les murs ennemis,

Avant qu’un vent de flamme en eût porté l’avis,

Et que de notre abord Calaris avertie

Pût ou nous prîmes port faire aucune sortie.

Nul ne gardait l’accès de ces perfides murs ;

Mais pour être déserts les champs n’étaient pas sûrs ;

Car cette ingrate ville, en ruses trop experte,

Avait d’arbres couchés la campagne couverte,

Et parsemé de clous les chemins d’alentour,

Qui nous firent besoin et d’adresse et de jour.

L’un et l’autre à la fin nous aidant le passage,

Après un long travail du piège nous dégage,

Et, suivant un sentier qui descend d’un coteau,

À son pied verdissant nous trouvons un ruisseau

Dont le trouble cristal, qui sortait d’une roche,

De gens qui le foulaient nous fit juger l’approche ;

Là chacun attentif considérant les lieux,

Un brillant escadron se présente à nos yeux,

Dont le maintien superbe et le riche équipage,

Loin de nous étonner, nous enfle le courage,

Nous fait sauter de joie, et nous promet le fruit

Du pénible travail de l’onde et de la nuit :

Il n’est soldat si las à qui le cœur ne vole,

Et qui n’ait la vigueur comme l’âme espagnole ;

Et presque en un instant tous nos rangs disposés,

Séparent les trois corps dont ils sont composés.

DON PÈDRE, à part.

En vain dans cet excès de gloire et d’allégresse

Je tâche à résister au sommeil qui me presse.

Il s’endort.

DON BERNARD.

L’escadron reconnu, lorsque pour l’investir,

Notre avant-garde enfin commença de partir,

Au même instant des arcs de ce peuple rebelle

Nous vîmes dessus nous fondre une épaisse grêle,

Qui, tant que put durer un choc si violent,

À leur témérité fut un rempart volant :

Il semble à cet effort que nos rangs se séparent ;

Mais leurs traits épuisés, nos forces se déclarent,

Et nous fondons sur eux plus prompts que les éclairs

Ne nous frappent la vue et ne percent les airs :

Le plus hardi s’effraie à ces vives alarmes ;

Rien ne résiste plus au torrent de nos armes,

Et nous pavons le champ d’un mélange confus

De bras, de pieds, de corps, d’arcs, de traits et d’écus.

Ceux enfin que la fuite a sauvés de l’orage

À leur ville alarmée annoncent ce naufrage :

On s’y prépare au siège, on en munit le fort,

Et la rébellion tente un dernier effort.

Mais, sire, ce héros, ce prodige incroyable,

Montrant don Lope.

Admirable aux vainqueurs, aux vaincus effroyable,

Des siècles à venir futur étonnement,

Et de celui qui court la gloire et l’ornement ;

Pour tout comprendre enfin, le grand Lope de Lune,

Par une invention fameuse et non commune,

Qu’un Grec tenta jadis sur l’empire latin,

A rendu vain l’effort de ce peuple mutin :

Il se tire du camp, s’étant avec courage

Découpé d’un poignard le sein et le visage,

Et, dessus un coureur qu’il rend presque aux abois,

À leurs murs arrivé s’écrie à haute voix :

« Si chez vous la vertu peut trouver quelque asile

« Ô Sardes généreux ! ouvrez-moi votre ville.

« Si l’homme encor pour l’homme a quelque humanité

« Sauvez-moi d’un tyran et de sa cruauté. »

On ouvre à sa requête ; il obtient audience,

Et sur l’esprit de tous gagne tant de créance,

Qu’à la tête souvent de cinq ou six d’entre eux,

Nous venant faire au camp des défis généreux,

En différentes fois il se fit des plus braves,

Par notre intelligence, un tel nombre d’esclaves,

Qu’enfin tous joints ensemble, et s’étant par moyens

Pratiqué le secours de quelques citoyens

Par qui de ce secret je reçus le message,

Dans les murs ennemis ils se firent passage ;

Et don Lope s’acquit un renom glorieux

Qui fait revivre en lui l’éclat de ses aïeux.

DON PÈDRE, à part, en s’éveillant.

Que dira don Bernard d’un si profond silence ?

De ce fâcheux sommeil forçons la violence,

Et prêtons mieux l’oreille au récit des combats

De qui si dignement nous a prêté le bras.

DON BERNARD.

Don Raimond de Moncade a dans cette victoire

Par des fait inouïs éternisé sa gloire,

Et mérite...

DON PÈDRE.

Oristan est son gouvernement.

DON BERNARD.

Le duc de Ribagorce a servi dignement,

Et d’un cœur indompté signalé sa vaillance.

DON PÈDRE.

Sassaris et Sora seront sa récompense.

DON BERNARD.

Don Nugne à notre espoir fut un notable appui,

Et d’un bras généreux...

DON PÈDRE.

Calaris est pour lui.

Et vous, restaurateur de la gloire publique,

Je vous fais duc de Vas et comte de Modique.

DON BERNARD.

De si hauts rangs, seigneur, pour un sujet si bas !

Semez avec les mains, et ne répandez pas :

Votre profusion en me chargeant m’accable,

Et d’un si lourd fardeau ma force est incapable.

DON PÈDRE.

Ce prix me laisse encor la qualité d’ingrat,

Et charge peu le bras qui soutient tout l’état.

Achevons votre cour et passons chez l’infante,

Où nous consulterons d’une affaire importante

Pour qui votre retour nous arrive à propos,

Et qui ne peut encor vous souffrir de repos.

Ils sortent tous, excepté Don Lope et Lazarille.

LAZARILLE, à don Lope.

Vous aviez bien raison d’attendre sa venue :

Voilà votre vertu dignement reconnue.

Votre crédit est grand, on vous voit de bon œil,

Et le roi vous a fait un favorable accueil.

Don Bernard...

DON LOPE.

Que veux-tu ? ma raison elle-même

S’égare et m’abandonne en ce malheur extrême.

Non, tu n’es point pour moi, dure fatalité,

Fille comme on te croit de la nécessité :

Elle n’établit point ton ordre inévitable ;

Par ton propre dessein tu nous es redoutable ;

Ma disgrâce n’est plus un caprice du sort ;

Tu ne me heurtes point par un aveugle effort ;

Une haine Immortelle, une invincible rage,

Un dessein déclaré t’obstine à cet outrage :

En vain par tant d’exploits je m’acquiers tant de bruit :

À qui tu veux du mal tout travail est sans fruit.

Après tant de soucis j’espérerais des roses,

Si tu suivais pour moi l’ordre commun des choses ;

Mais tu l’enfreins, barbare, et pour moi seulement

Ton aveugle conduite est sans aveuglement ;

Pour moi seul un prodigue, un généreux monarque

Jette sur son renom une honteuse marque,

Et ta rigueur en fait, par une injuste loi,

D’un Auguste pour tous un Tibère pour moi.

Quoi ! tant de grands effets, tant d’illustres offices,

Perdent donc en mon bras le titre de services !

LAZARILLE.

Un malheureux enfin a beau se désoler,

Beau se plaindre des cieux, et beau les quereller :

Ils versent sans dessein les plaisirs et les peines,

Ils ne sont point garants des affaires humaines,

Et toute la nature en vain leur veut aider :

À qui naît sans bonheur rien ne peut succéder.

 

 

Scène IV

 

DON BERNARD, LE COMTE, DON LOPE, LAZARILLE

 

DON BERNARD, embrassant don Lope.

Plût au ciel, cher de Lune, et je le dis sans feinte,

Que le sort qui vous livre une si rude atteinte,

Et contre qui pour vous tous mes souhaits sont vains,

Suivît son inconstance et nous changeât de mains !

La disgrâce du roi me seroit moins sensible

Que le mépris qu’il fait de ce bras invincible,

Qui seul dans la Sardaigne a rétabli ses lois,

Et dont un sceptre seul peut payer les exploits.

DON LOPE.

Votre heur, parfait ami, vous dure autant d’années

Que m’ont duré d’instants mes tristes destinées !

Le roi, vous déposant les charges de l’état,

Me fait justice en vous et ne m’est plus ingrat.

Quoiqu’une même main vous élève et m’abaisse,

Le rebut m’en est doux puisqu’elle vous caresse ;

Et la moitié de moi qu’elle laisse si bas

Éclate en la moitié qui régit ses états :

Vivez donc d’Aragon et l’amour et la gloire,

Des plus chers favoris effacez la mémoire,

Qu’aucun soin ne vous trouble en vos emplois nouveaux,

Et souverain des mers, donnez des freins aux eaux ;

Tandis que de fortune éprouvant l’autre face,

Chétif et triste objet d’opprobre et de disgrâce,

Je goûterai chez moi pour le moins le bonheur

De savoir mon ami dans ce haut rang d’honneur,

Et pouvoir opposer à sa rigueur extrême

Le bien qu’elle me fait en un autre moi-même.

DON BERNARD.

Avec plus d’espérance épargnez ma douleur,

Et croyez que je tiens à sensible malheur

De pouvoir opposer à sa faveur extrême

Le mal qu’elle me fait en un autre moi-même.

LE COMTE.

Il est vrai que jamais vertu n’avait produit

De si fameux succès avec si peu de fruit,

Et que d’un art savant et d’un pinceau fidèle

Don Bernard en a fait la peinture si belle,

Qu’enfin, sans vous flatter, il faut qu’à ce récit

Quelque grand soin du prince ait diverti l’esprit,

Pour en avoir laissé la gloire sans seconde

Si stérile pour vous, et pour lui si féconde.

DON LOPE.

Le favorable accès qu’elle a dans vos esprits

Me la rend trop fertile et m’est un prix sans prix.

DON BERNARD.

Nous reverrons le roi : la prière obstinée

Succède quelquefois et vainc la destinée :

Ce vous sera du moins un fruit de son refus,

Si nous n’obtenons rien, que de n’espérer plus.

Mais il repose ; adieu.

DON LOPE.

Le ciel vous soit propice,

Et me fasse acquitter de cet heureux office !

Don Bernard sort.

Ô faiblesse ! ô contrainte indigne d’un grand cœur,

D’avoir pour la vertu recours à la faveur !

Lâche, devrais-je encor...

 

 

Scène V

 

DOROTHÉE, à la fenêtre, DON LOPE, LAZARILLE

 

DOROTHÉE, jetant une lettre à don Lope.

Don Lope, cette lettre,

Qu’en votre propre main j’ai charge de remettre,

Vous invite à mêler du myrte à vos lauriers,

Et des succès d’amour à vos succès guerriers.

Soyez discret, adieu ; l’objet qui vous l’adresse

Est d’un rang et d’un sang digne d’une maîtresse.

Elle se retire.

DON LOPE, ramassant la lettre.

Veillons-nous ? rêvons-nous ? Puis-je être en même jour

Si mal avec le sort et bien avec l’amour ?

LAZARILLE.

Non, non ; cet enragé vous étant si contraire,

Quelle est la malheureuse à qui vous pourriez plaire ?

DON LOPE ouvre la lettre et lit.

« À don Lope de Lune.

« Au voyage de Vas, où nous suivions le roi,

« Une secrète ardeur vous engagea ma foi ;

« Et vous ayant depuis conservé mon hommage,

« Vous en veux aujourd’hui confier le secret.

« Venez ce soir au parc, seul, fidèle et discret,

« En savoir davantage.

« Violante. »

Violante ! est-ce un songe ! est-ce une illusion ?

De quoi me flattes-tu, chère confusion ?

Violante ! l’infante à mon sujet atteinte !

Ô glorieux mélange et d’espoir et de crainte !

Beau songe, qui promets plus que je ne prétends,

Dissipe-toi bien tard et dure-moi longtemps.

Je vis l’infante à Vas, ma doute n’est point vaine :

Des appas innocents n’accusons plus la haine ;

Si de cette princesse ils m’ont acquis les vœux,

L’heur qu’ils m’ont procuré m’élève au-dessus d’eux.

Mais tirons-nous d’ici, que mon transport n’évente

Les secrets mouvements d’une ardeur imprudente,

Qui pourrait ruiner le plus heureux espoir

Que l’Amour à mortel fit jamais concevoir.

LAZARILLE, à part.

L’infante ! Oh ! qu’il est vain ! oh ! quelle extravagance !

Tant de malheur lui souffre encor tant d’arrogance !

Lui l’infante ! Un moment l’aurait bien relevé !

Cherchons, cherchons parti ; mon maître est achevé.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

VIOLANTE, LÉONOR

 

VIOLANTE.

Comtesse, votre esprit trop aisément s’altère :

La plus belle vertu n’est pas la plus austère ;

Les regards, l’entretien, de modestes ébats,

Exercent sa candeur et ne l’offensent pas.

Si vous n’aimez l’amant, souffrez-en la personne.

LÉONOR.

L’approche en est suspecte avec une couronne :

Tout honnête qu’elle est, elle fait murmurer,

Et souvent déshonore à force d’honorer.

Le roi ne peut déplaire avec toutes les marques

Qui font considérer les plus parfaits monarques ;

Mais d’autant plus l’honneur qu’il me fait de ses vœux

En jette dans les cœurs des sentiments douteux.

VIOLANTE.

Fonder sur des soupçons cette rigueur extrême

Est bien mal ménager l’espoir d’un diadème :

Il en peut faire un jour tribut à vos appas,

Ses secrets sentiments ne s’en éloignent pas ;

De moindres passions ont fait des souveraines,

Et vous êtes d’un sang qui peut donner des reines.

LÉONOR.

Quelques si doux attraits dont on puisse éclater,

Des trônes ne sont pas des prix à mériter.

Le ridicule espoir de cet honneur insigne

Le devrait rebuter et m’en rendrait indigne :

Mais vous sur qui le ciel répand à pleines mains

Les trésors qu’il départ aux plus heureux humains,

Et dont les ornements et du corps et de l’âme

Jettent dans tous les cœurs le respect et la flamme ;

Vous dont tout le sang règne et fait partout des lois,

C’est pour vous que l’amour a destiné des rois.

La Murcie et Léon pressent avec instance

Par leurs ambassadeurs votre illustre alliance,

Et quelque si haut trône où vous veuillez monter,

Il sera glorieux de l’heur de vous porter.

VIOLANTE.

Indifférente encor, je n’épouse personne ;

Je laisse au roi mon frère à choisir ma couronne ;

Et, quoi que de mon sort aient ordonné les cieux,

Ne prends que par ses mains, ni vois que par ses yeux.

LÉONOR.

Il m’est donc libre enfin de vous ouvrir mon âme,

Puisque votre froideur autorise ma flamme,

Et qu’encor sans dessein et sans élection

Vous pouvez approuver mon inclination.

Je ne le puis nier, j’ai cru qu’en votre grâce,

Don Bernard que j’adore occupait quelque place,

Et dans ce sentiment tâchais de réprimer

Le mouvement secret qui me force à l’aimer.

Je sais votre naissance, et qu’en ce rang suprême

On ne vous peut prétendre à moins d’un diadème ;

Mais d’ailleurs son bonheur, à son mérite égal,

Fait, comme par un charme aux libertés fatal,

Presque de tous les cœurs des conquêtes secrètes

Qui me rendaient suspect l’état que vous en faites.

Jalouse, je tenais pour un tribut d’amour

Le favorable accueil qu’a trouvé son retour,

Et, quoique tant d’honneur lui soit trop légitime,

Ai cru qu’il procédait d’ailleurs que de l’estime :

Mais grâce à vos froideurs mes vœux sont accomplis,

Mes doutes résolus, mes maux ensevelis ;

J’ose même espérer que par votre assistance

Le roi me permettant l’heur de cette alliance,

Et perdant un espoir qui ne lui produit rien,

Avecque mon repos rétablira le sien.

VIOLANTE.

Quoiqu’au choix d’un amant mon âme irrésolue,

Sur cette passion soit encore absolue,

Et que ce don Bernard de qui les qualités

Triomphent, dites-vous, de tant de libertés,

Quelques myrtes nouveaux qui lui couvrent la tête,

N’ait pas sujet en cor de vanter ma conquête,

Je ne puis toutefois sitôt déterminer

Sur le consentement de vous l’abandonner ;

Et sur votre créance, ou fausse ou légitime,

Que l’état que j’en fais doive passer l’estime,

Et le peu de respect que vous me faites voir,

D’avoir eu du dessein où j’en pouvais avoir,

Mon cœur, déjà touché de ses vertus insignes,

Conçoit en sa faveur des sentiments si dignes,

Qu’avant que d’en résoudre et d’en rien ordonner,

Avec plus de loisir je veux l’examiner.

Qui peut faire d’un roi négliger le servage

Se pourra bien trouver digne de mon hommage.

Et m’est autant qu’à vous préférable à des rois,

S’il est assez puissant pour me donner des lois.

C’était manquer à vous d’adresse et de prudence

Que de mettre à mes yeux vos feux en évidence,

Sans savoir si mon cœur y pourrait consentir,

Puisque si peu de cœurs s’en peuvent garantir.

Vous avez dû savoir qu’à l’humeur de la femme

C’était persuader que défendre une flamme,

Et que la jalousie, et surtout dans la cour,

Est mère aussi souvent que fille de l’amour.

Le temps me donnera l’avis que je dois prendre

Sur ce que je vous dois ou permettre ou défendre ;

Cependant délivrez votre esprit d’un tourment

Qui lui pourrait durer peut-être vainement.

Elle sort.

LÉONOR, seule.

Non, non, je n’ai manqué ni d’art ni de prudence

Quand j’ai mis à vos yeux mes feux en évidence ;

J’en obtiens les effets que j’en ai souhaités,

Puisque j’ai par les miens les vôtres éventés.

Jusqu’ici l’abusée aurait cru me le taire,

Mais l’œil est aux amans un mauvais secrétaire ;

Et l’on voit aisément un feu bien embrasé

Au travers du cristal dont il est composé :

Cent fois de leurs regards la rencontre fatale

M’a fait voir cette flamme et montré ma rivale ;

Cent soupirs étouffés et cent gestes confus

M’avoient dit le secret qu’elle ne cache plus ;

J’ai mieux lu qu’elle enfin dans sa propre pensée :

Sa bonté pour le prince était intéressée,

Et, pensant m’éblouir, voulait moins par tant d’art

Le placer dans mon cœur qu’en chasser don Bernard.

Mais en vain elle attend l’avis qu’elle doit prendre

Sur ce qu’elle me doit ou permettre ou défendre :

Où le dessein est pris son ordre est superflu ;

Elle n’entreprend pas un cœur irrésolu ;

Et, quoi qu’elle présume avecque sa puissance,

Doit craindre mon amour plus que moi sa défense.

 

 

Scène II

 

PÉRÈS, LÉONOR

 

LÉONOR.

Qu’est-ce, Pérès ?

PÉRÈS.

Le roi, toujours inquiété.

S’informe à tous moments quelle est votre santé.

LÉONOR.

Ses soins m’honorent trop.

PÉRÈS.

Il se plaint, il soupire,

Et vous le possédez avecque tant d’empire,

Que toute sa splendeur n’a rien de précieux

À l’égal d’un regard qu’il reçoit de vos yeux.

Ce trône qu’aujourd’hui tout l’univers révère

Est un siège où déjà chacun vous considère,

Et tous ses entretiens font aisément juger

Des passions qu’il a de vous le partager.

LÉONOR.

Outre que de l’état les raisons importantes

Au parti de Navarre attachent ses attentes,

Je ne sais quel mépris stupide ou généreux,

Quelque éclat qu’ait un trône, en détourne mes vœux.

Je t’ai mis à la cour, et crois sans imprudence

Pouvoir sur un secret prendre ta confidence,

Et, m’osant reposer sur ta discrétion,

Intéresser tes soins dedans ma passion.

PÉRÈS.

Si vous m’honorez tant, je chéris moins la vie

Que je ne ferai l’heur de vous avoir servie.

LÉONOR.

Pour Cabrère, en un mot, mon cœur brûle d’amour :

Mais comme ses vertus charment toute la cour,

Et qu’il trouve partout des vœux si légitimes,

Il compte encor l’infante au rang de ses victimes,

Dont le dessein du mien traversera le cours,

Si ma flamme en ton art ne trouve un prompt secours.

Tu peux de don Bernard imiter l’écriture :

Fais-moi de son amour une vive peinture,

Couches-y tous les traits dont la main d’un amant

Nous peut représenter un sensible tourment,

Et dont on peut toucher le cœur d’une maîtresse ;

Souscris-la de son nom, la ferme et me l’adresse.

Prépare à mon espoir cet heureux fondement ;

Le reste, par mes soins concerté dextrement,

Si beaucoup de malheur n’évente l’artifice,

De ses prétentions détruira l’édifice.

PÉRÈS.

Cent dépêches au roi, que j’ai de don Bernard,

Me feront imiter sa lettre avec tant d’art,

Et si bien succéder le glorieux office

Que je me rends moi-même en vous rendant service,

Que don Bernard lui-même hésiterait en vain,

Et dedans mon écrit reconnaîtrait sa main.

LÉONOR.

Je l’attends ; mais surtout sois discret et fidèle.

PÉRÈS.

Ce service à l’instant, aussi prompt que mon zèle,

Dedans ce cabinet vous va prouver ma foi,

Puis sur votre santé je reverrai le roi.

Léonor sort.

 

 

Scène III

 

PÉRÈS, seul, entrant dans un cabinet, où il trouve une écritoire, du papier et des lettres de don Bernard

 

Ma promesse m’engage en un péril extrême ;

Je trahis don Bernard, l’infante, et le roi même.

Mais quel aveugle soin ne dois-je à qui je doi

Ce que j’ai dans la cour de crédit et d’emploi ?

Et pour qui puis-je mieux (ô frayeur importune !)

Que pour qui la soutient hasarder ma fortune ?

Il lit une des lettres de don Bernard.

« Sire, par le paquet qu’on me rend aujourd’hui,

« J’apprends trop... Don Bernard. » Cette lettre est de lui.

Il en lit une autre.

« Notre entreprise, sire, est si prête d’éclore,

« Qu’avant que le courrier... » Cette seconde encore...

Il en lit une troisième.

« Sire, avant mon départ, j’aurais exécuté

« Les ordres que j’avais de votre majesté,

« Sans l’avis important que je ne vous puis taire... »

Sur celle-ci, ma main, forme ton caractère ;

Ce genre d’écriture, à qui tu peux vanter

La tienne assez conforme, est aisé d’imiter.

Il écrit, en regardant la lettre de don Bernard.

 

 

Scène IV

 

DON PÈDRE, PÉRÈS

 

DON PÈDRE, à part.

N’aurai-je point de trêve, aimable Violante,

Soupirs désavoués qui troublez mon silence,

Que ma raison condamne et ne peut étouffer ?

Et d’un ingrate, enfin, ne puis-je triompher ?

Dois-je longtemps encore, insupportables flammes,

Sans espoir d’allégeance...

PÉRÈS, écrivant.

« Exercent sur les âmes. »

DON PÈDRE, à part.

Mais que fait là Pérès ? il sait ma passion,

Et s’acquitte si mal de sa commission !

Différant sa réponse il prolonge mes peines.

Qu’écrit-il ? approchons.

PÉRÈS, écrivant.

« Des têtes souveraines. »

DON PÈDRE, à part.

M’ourdit-il quelque trame, et sa fidélité

Se relâcherait-elle à quelque fausseté ?

PÉRÈS, écrivant.

« Mais, belle Léonor, si mon amour extrême... »

DON PÈDRE, à part.

Dans un propos d’amour mêler l’objet que j’aime !

PÉRÈS, écrivant.

« Et les fers glorieux... »

DON PÈDRE, à part.

À celle que je sers

Parler insolemment et de feux et de fers !

PÉRÈS, écrivant.

« L’éclat... »

DON PÈDRE, à part.

Oserait-il, sachant que je l’adore.

Prétendre, l’arrogant, aux faveurs que j’implore ?

Aurait-il l’insolence et la témérité

De former un dessein...

PÉRÈS.

« Et par sa pureté. »

DON PÈDRE, entrant dans le cabinet.

Mais en puis-je être en doute, et si longtemps attendre ?

PÉRÈS, écrivant.

« Je prétends... »

DON PÈDRE, lui arrachant l’écrit.

Voyons, traître, à quoi tu peux prétendre.

PÉRÈS.

À rien, sire ; j’écris...

DON PÈDRE.

Donne-moi cet écrit.

PÉRÈS.

Dieux !

DON PÈDRE.

Que dois-je inférer de ce trouble d’esprit ?

Perfide ! quelle foi veux-tu que j’en présume ?

PÉRÈS.

J’écrivais sans dessein que d’éprouver ma plume.

DON PÈDRE lit.

« Je ne demande pas, vive source de flammes,

« Que vous me permettiez une nécessité ;

« Le pouvoir que vos yeux exercent sur les âmes

« Doit répondre pour moi de ma captivité.

 

« Je sais bien que mon rang déshonore vos chaînes,

« Et que votre beau joug, aux libertés fatal,

« Semble, faisant ployer des têtes souveraines,

« Tomber indignement sur le cou d’un vassal.

 

« Mais, belle Léonor, si mon amour extrême,

« Et les fers glorieux où je suis arrêté,

« Ne brillent par l’éclat que jette un diadème,

« Ils brillent par ma flamme et par sa pureté.

À Pérès.

« L’hymen où je prétends... » Et cette audace, traître !

PÉRÈS.

Seigneur !

DON PÈDRE.

Est le respect d’un vassal à son maître !

J’ai fait un digne choix, et versais mon secret

Dans une âme loyale et dans un sein discret.

Quoi ! perfide, une ardeur de sens si dépourvue,

Te fait lever les yeux où je porte la vue,

Et tes feux insolents me donnent pour rival

L’indigne agent des miens, un ministre, un vassal !

C’est avec juste droit, traître, que je te fie

Les secrets concernant mon honneur et ma vie,

Si tu me peux tramer ce détestable tour,

Et si tu m’es perfide en un crime d’amour.

C’est là ce zèle ardent que tu faisais paraître ?

Holà, gardes !

 

 

Scène V

 

DON PÈDRE, PÉRÈS, GARDES

 

PREMIER GARDE.

Seigneur !

DON PÈDRE.

Arrêtez-moi ce traître.

PÉRÈS.

Ô ciel !

DON PÈDRE.

Et dans l’horreur d’une affreuse prison,

Qui ne le sera pas comme sa trahison,

Menez-le de son crime attendre le supplice.

PÉRÈS.

Faites-moi grâce, sire.

DON PÈDRE.

On te fera justice.

Les gardes emmènent Pérès.

En ne réprimant pas cette témérité,

J’admets des attentats sur mon autorité :

L’offense négligée à la fin devient nôtre ;

Qui souffre une licence en autorise une autre ;

Et qui peut sur ses vœux permettre un attentat,

À la même insolence expose son état.

L’amiral et le comte, ignorants de son crime,

Tenteront de fléchir mon courroux légitime,

Et priés de sa part, viennent prier pour lui,

Mais...

 

 

Scène VI

 

DON PÈDRE, LE COMTE, DON BERNARD

 

DON BERNARD.

Grand roi, du mérite et l’espoir et l’appui,

Dont l’âme généreuse à chaque instant convie

Les cœurs les moins zélés au mépris de la vie,

Un devoir d’amitié, d’honneur, de piété,

Nous rend solliciteurs vers votre majesté,

Pour...

DON PÈDRE.

Si vous ignorez le sujet de ma haine,

Vous venez mal instruits du sujet qui vous mène.

Que l’intérêt d’un homme indigne de pitié,

N’entre point en commerce avec notre amitié :

Vous plaignez son malheur, moi je sais son audace ;

Son nom seul vous ferait encourir ma disgrâce ;

S’il a lieu de vanter ses services passés,

Sa dernière action les a tous effacés,

Et jette sur sa foi des taches éternelles.

LE COMTE.

Peut-être un faux rapport...

DON PÈDRE.

Mes yeux me sont fidèles,

Et, juge de soi-même, il sait si j’ai raison.

DON BERNARD.

Est-ce une offense, sire, indigne de pardon ?

DON PÈDRE.

Ce n’est qu’un attentat qui s’adresse à moi-même.

DON BERNARD, à part.

C’est un trait, cher ami, de ton malheur extrême,

Qui, te faisant tomber dans quelque aveugle erreur,

T’a d’un prince si juste excité la fureur.

DON PÈDRE.

Vous savez, amiral, comme en toute autre chose

Votre vouloir du mien absolument dispose :

Proposez, ordonnez, prenez, faites, ôtez,

En tout, pour toute loi, suivez vos volontés,

Et de grâce exceptez cette seule requête :

Sans vous son attentat lui coûterait la tête ;

Seul j’en sais l’insolence, et, sans plus m’exprimer,

Tiens pour mon ennemi qui l’osera nommer.

Au reste, de Carlos les troupes insolentes,

Par le pays voisin comme un foudre volantes,

Ce soir même, au rapport de quelques espions,

Prétendent s’avancer jusqu’à nos bastions :

Si rencontre, amiral, fut jamais opportune,

Faites voir aujourd’hui quelle est votre fortune ;

Tout l’espoir de l’état à vos soins est commis ;

Coupez avant la nuit la marche aux ennemis ;

De vos troupes à peine encore désarmées,

Ralliez sur-le-champ les ardeurs rallumées,

Et, parmi ce péril me conservant vos jours,

Soyez ce don Bernard que vous êtes toujours.

DON BERNARD.

Je ne me prévaudrai dans aucune aventure

Que de la qualité de votre créature ;

Mais j’ose me vanter en cette qualité,

Et d’un cœur invincible et d’un bras indompté.

Don Pèdre et le comte sortent.

 

 

Scène VII

 

DON BERNARD, DON LOPE

 

DON LOPE.

Eh bien, mon seul recours et sincère et fidèle,

Ami, des vrais amis le plus parfait modèle,

Ai-je lieu d’espérer ? qu’avez-vous fait pour moi ?

Qu’a permis ma fortune ? avez-vous vu le roi ?

Ah ! j’apprends sa réponse en la votre si lente !

Cette douleur muette est une voix parlante.

Parlez, parlez ; le sort ne frappe plus en nous

Que des cœurs de longtemps endurcis à ses coups.

DON BERNARD.

Quelle offense, don Lope, aveugle ou volontaire,

Vous a si fort du roi suscité la colère ?

DON LOPE.

Moi l’offenser ! Hélas ! moi m’adresser au roi,

À qui par tant de sang j’ai signalé ma foi !

À moi, me reprocher un crime qui le touche !

Et ce reproche encor sortir de votre bouche !

Vous m’étiez trop bénins, ô destins inhumains !

Et voici de vos coups le seul dont je me plains.

Si c’est un crime, hélas ! d’avoir fait de mes veines

Aux champs de ses combats de sanglantes fontaines,

Et, plus mon ennemi que tous ses ennemis,

M’être mis en l’état où mon zèle m’a mis ;

M’être, par une ardeur illustre et non commune,

Livré seul en otage aux mains de la fortune,

Et contre mon visage, à moi-même inhumain,

Avoir en sa faveur armé sa propre main ;

Si pour ces actions sa haine est légitime,

J’en souffre le reproche et confesse mon crime ;

Mais ailleurs des bienfaits et des vœux éternels

Seraient le châtiment de pareils criminels.

DON BERNARD.

Quelque ressort du ciel où nous ne voyons goutte

Fait prendre à nos destins cette diverse route,

Fait que par des nœuds d’or le roi m’attache à lui,

Et, parsemant de fleurs le chemin que je sui,

Semble, épuisé pour moi d’influences bénignes,

Ne pouvoir sur vos pas semer que des épines ;

Mais ses décrets, sans doute aussi sages que saints,

Sous un si grand malheur cachent de grands desseins ;

J’en présume pour vous quelque grande aventure,

Et doute avec raison si ma route est plus sûre.

Au premier mot enfin que j’ai parlé pour vous,

Le roi s’est emporté d’un si bouillant courroux,

Et, pâlissant, m’a vu d’un regard si farouche,

Qu’à peine avais-je ouvert qu’il m’a fermé la bouche,

Ne se plaint pas de moins que d’une trahison,

Et nous a défendu jusques à votre nom.

Mais pendant que le temps essuiera sa colère,

Cher de Lune, et de grâce, acceptez ma prière ;

Comptez tout mon crédit, mes biens, mes qualités,

Moins au rang de mes biens que de vos dignités.

Tenez, malgré le sort, dans ce malheur extrême,

Tous les bienfaits du roi comme faits à vous-même.

L’heur le mieux établi n’est assuré de rien,

Et peut-être qu’un jour vous me le rendrez bien.

Nul bien n’est immortel qu’après que nous le sommes ;

L’homme est mal assuré quand il se fie aux hommes.

Ce qu’on gagne bientôt se peut perdre dans peu ;

Tout dépend du hasard, et la vie est un jeu.

DON LOPE.

Las ! plutôt mon malheur dure autant que ma vie,

Que jamais aucun trait ou de haine ou d’envie,

Attaque la plus noble et plus rare vertu

Dont jamais conquérant ait été revêtu !

Quelque important dessein qu’eût pour moi la fortune,

Je tiendrais sa faveur à ce prix importune.

Le roi vous fait justice, et parmi ses sujets

N’a point pour ses faveurs de si dignes objets ;

Il ne peut plus sans vous régner qu’il ne succombe,

Et vous ne pouvez choir que son trône ne tombe.

DON BERNARD.

Au reste, don Carlos, prêt de nous investir,

Sans perdre un seul moment nous presse de partir,

Et de faire marcher nos troupes ramassées

Contre ses légions déjà trop avancées.

Votre bras peut du prince y vaincre le courroux,

Et certain du succès, si je le suis de vous,

J’ose espérer de voir, au retour de l’armée,

Votre malheur céder à votre renommée ;

Mais le temps presse.

DON LOPE.

Hélas ! cette nécessité

De mon destin encor marque la dureté,

Et, suivant de l’honneur l’ordonnance importune,

Je manque un rendez-vous d’où dépend ma fortune.

Mais, ô puissants motifs des esprits généreux !

Gloire, devoir, honneur, triomphez de mes vœux :

Pour servir qui nous hait négligeons qui nous aime,

Et suivons la vertu pour l’amour d’elle-même.

DON BERNARD.

Mais si ce rendez-vous vous importe si fort...

DON LOPE.

Laissons-en l’importance au caprice du sort,

Et formons-nous plutôt à souffrir ses outrages

Qu’à laisser de son gré dépendre nos courages.

Faisons tant qu’à la fin, de ma gloire confus,

Il se laisse compter au rang de mes vaincus.

L’adorable beauté qui flatte mon attente

Vaut bien de mon courage une preuve importante,

Et me priver un soir du beau jour de ses yeux,

Pour une occasion de l’en mériter mieux.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DON PÈDRE, LE COMTE, LÉONOR, GARDES

 

LÉONOR.

Sire, si cette amour dont vous m’avez flattée,

Qu’à ma confusion j’ai si peu méritée,

Quoique sans intérêt, a quelque vérité,

J’en demande une preuve à votre majesté.

DON PÈDRE.

D’un droit plus absolu sur moi que sur vous-même,

Sans réserve exercez votre pouvoir suprême ;

N’employez à votre aide autre que votre soin,

Et faites-vous le bien dont vous avez besoin.

Vous verrez en effet si cette amour vous flatte ;

Je ferai vanité d’obliger une ingrate,

Et de persuader un insensible objet

Qu’encor que souverain je l’adore en sujet,

N’ose nourrir pour lui de flamme intéressée,

Ni jusqu’à vos faveurs élever ma pensée.

D’un souverain empire accomplissez vos vœux,

Et dites seulement : Je commande et je veux.

Vous-même exaucez-vous.

LÉONOR.

Vous agréerez donc, sire,

Qu’en faveur de Pérès j’exerce cet empire.

Au comte.

Comte, du secrétaire allez briser les fers :

C’est par mon ordre, allez.

LE COMTE.

Madame, je vous sers.

Il sort.

DON PÈDRE.

J’ai peine à concevoir quelle humeur inégale,

Vous faisant maltraiter une flamme royale,

Vous fait prendre intérêt en l’amour d’un vassal.

LÉONOR.

Je comprends beaucoup moins votre esprit inégal,

Qui, ne vous souffrant point de flamme intéressée,

Et dans ce grand respect restreignant sa pensée,

S’ombrage toutefois d’un acte de pitié,

Non pas de mon amour, mais de mon amitié.

DON PÈDRE.

Par quel orgueil peut-on mériter votre haine,

Si l’amitié vous fait lui remettre sa peine,

À lui que j’ai surpris vous traçant son amour,

Que sa main insolente osait bien mettre au jour ?

Et votre autorité protège son audace,

Après qu’à don Bernard j’ai refusé sa grâce !

LÉONOR.

Sa naissance, seigneur, et sa condition

Justifieront toujours mon inclination ;

Et, croyant proposer un soupçon légitime,

Vous auriez mal assis l’honneur de votre estime.

C’est une peur aussi qui ne me peut frapper,

Et je prends peu de peine à vous en détromper.

DON PÈDRE.

Ce n’est pas d’à présent, insensible, inhumaine,

Que pour mes intérêts vous prenez peu de peine,

Et que de vos rigueurs mon esprit combattu

Est forcé d’exercer une austère vertu.

LÉONOR.

Qui peut impunément prendre toute licence,

Doit d’autant moins vouloir qu’il a plus de puissance,

Et n’acquiert tous les vœux qu’en modérant les siens :

Se posséder soi-même est le plus grand des biens.

Aux rois non plus qu’à nous tout n’est pas légitime.

DON PÈDRE, à part.

Ô raison incommode, importune maxime,

Qui, disposant de nous, faites d’un potentat

Moins un prince absolu qu’un serf de son état ;

Si vous ne permettez à des mains souveraines

Un libre attachement et le choix de leurs chaînes,

Quel est donc notre empire, et par quelles rigueurs

Faut-il former des vœux où répugnent nos cœurs ?

LÉONOR.

Aussi-bien que l’état l’honneur a ses maximes,

Qui font sans notre hymen nos vœux illégitimes ;

Et l’inégalité de nos conditions

N’admet ni notre hymen, ni nos affections.

DON PÈDRE.

Ainsi donc que le mal donnez la médecine.

Pour en couper le cours, coupez-en la racine ;

Et dans l’inquiétude où je languis pour vous,

Réprimez mes souhaits par le choix d’un époux :

Pour m’ôter tout l’espoir pour qui mon cœur soupire,

Faites un possesseur des faveurs où j’aspire ;

Faites un homme heureux : si quelqu’un dans ma cour,

À des conditions dignes de votre amour,

Quelque haute splendeur dont l’éclat l’environne,

En quelque illustre emploi qu’il serve ma couronne,

Quoi qu’il possède enfin capable de charmer,

Il ne vous coûtera qu’un souhait à former,

Et mon mal de son bien tirera son remède.

LÉONOR.

Il n’est point de faveur que cette offre n’excède ;

Et, puisqu’il m’est permis de choisir mon vainqueur,

J’ose me déclarer et vous ouvrir mon cœur :

Le vol, quoiqu’élevé, que mon amour se donne

N’a point pour but un front chargé d’une couronne,

Mais un bras qui vous sert et qui s’en peut donner,

Quand son ambition le voudra couronner ;

Un qui veut bien dépendre, et, vassal volontaire,

Sous le joug de vos lois tient le sort tributaire :

Lui seul, si quelque objet peut sur ma liberté

Prétendre quelque atteinte ou quelque autorité,

De ce léger honneur peut flatter son attente.

DON PÈDRE.

Nommez-le donc.

LÉONOR.

Son nom est... Mais voici l’infante.

 

 

Scène II

 

VIOLANTE, LE COMTE, PÉRÈS, DON PÈDRE, LÉONOR, GARDES

 

PÉRÈS, à genoux.

Sire, quels vœux rendrai-je à votre majesté ?

DON PÈDRE.

Je n’ai pas ordonné de votre liberté.

LÉONOR.

C’est moi qui vous la rends pour vous l’avoir ravie,

Et sa perte sans moi vous eût coûté la vie :

Soyez-en moins prodigue, et ménagez-la mieux.

VIOLANTE.

Seigneur, ce don Bernard, ce vainqueur glorieux,

Qui de tant de héros efface les histoires,

Et qui peut moins compter de jours que de victoires,

Dont presque les succès précèdent les souhaits,

Suivi de tout le peuple entre dans le palais.

À sa réception sa vertu vous invite.

DON PÈDRE.

Allons, et rendons-lui l’accueil qu’elle mérite ;

Faisons-en un exemple illustre à nos yeux,

Et comme ses travaux rendons ses prix fameux.

LÉONOR, à part.

Tu m’opposes, Amour, une forte adversaire ;

Mais j’ai contre la sœur la promesse du frère,

Et ce gage royal assure mon espoir

Contre tout ce qu’elle a de charme et de pouvoir.

 

 

Scène III

 

VIOLANTE, LE COMTE, PÉRÈS, DON PÈDRE, LÉONOR, DON BERNARD avec le bâton de général, DON LOPE, LAZARILLE, GARDES, SOLDATS

 

DON LOPE, bas à don Bernard.

Quelque part que mon bras ait en votre victoire,

Des menaces du roi conservez la mémoire,

Et taisez-lui mon nom au récit du combat.

DON BERNARD.

Je parlerai de vous sous le nom de soldat.

DON PÈDRE, l’embrassant.

Quoi ! c’est vous, duc d’Alcale, honneur de ma province,

Glorieux compagnon des soins de votre prince !

Votre retour surprend, et pour vous les instants,

En gloire si féconds, font l’office des ans.

Je dois aux actions dont votre histoire est pleine

Un triomphe au-dessus de la pompe romaine :

Mais, attendant ce prix de vos exploits vainqueurs,

Commencez par celui des esprits et des cœurs,

Et lisez sur les fronts l’allégresse publique

Dont en votre faveur toute la cour s’explique.

Possédez votre gloire, et cependant comptez

Albe, Urgel et Vénosque entre vos qualités,

DON BERNARD,

Ah ! sire, à vos bienfaits imposez des limites.

DON PÈDRE.

Ils n’en auront jamais non plus que vos mérites.

Apprenez-nous enfin le plus grand des exploits

Qui me font le plus grand et le plus craint des rois.

DON BERNARD.

Sitôt que j’eus rejoint vos légions fidèles,

Dégoûtantes encor du sang de vos rebelles,

Et les cœurs encor pleins des nobles sentiments

Qui portent aux progrès des grands événements,

Ce grand corps pour son chef au travail insensible,

Cet invincible bras d’un monarque invincible,

Marche sous le pouvoir que vous m’aviez commis,

Et brûle de se rendre au camp des ennemis :

Nous marchons jusqu’au point que de ses voiles sombres,

La nuit sur l’univers vient étendre les ombres,

Et que deux espions, surpris à Laugarès,

M’apprirent effrayés que l’armée était près.

À ce bruit épandu le sang bout, le cœur vole ;

Nous trouvons en la nuit un obstacle frivole ;

Nous marchons sans broncher dans les plus sombres lieux ;

Pour y guider nos pas nos cœurs nous servent d’yeux,

Et l’ardeur qui conduit nos armes invincibles

Craint d’autant moins les coups qu’ils seront moins visibles :

Enfin dans le silence et l’ombre de la nuit,

Par un taillis épais nos rangs filant sans bruit,

Et de tous les côtés chacun prêtant l’oreille,

Dans ce calme profond un bruit sourd nous réveille,

Que du commencement nous ne distinguons pas,

Mais qui s’élève enfin et croît à chaque pas.

On fait halte, et la doute est bientôt confirmée :

Nous discernons au bruit la marche de l’armée ;

Je cueille les avis en ce besoin instant,

Autant à notre honneur qu’à l’état important,

Et, le dessein formé, fais donner les alarmes,

Par un son de tambours, de trompettes et d’armes,

Capable par son bruit d’exciter tant d’horreur

Que parmi tout le camp il jette la terreur :

Pendant qu’il délibère au coup de ce tonnerre,

Dans un canton du bois le notre se resserre ;

Et chacun, mais toujours par le soin que j’en prends,

En état de donner, s’y couche dans ses rangs :

Sur ce temps un soldat de mérite et de marque,

Pour qui j’aurais besoin, ô généreux monarque,

De toute l’éloquence et de toutes les voix

Dont le sénat romain retentit autrefois,

Et que l’antiquité donne à la renommée,

Tirant un camp volant du gros de notre armée,

Descend une colline, et d’un cœur indompté,

Favorisé des lieux et de l’obscurité,

Par un sentier secret se jette où l’adversaire

Dessus cette surprise, effrayé, délibère :

Il lâche après le pied, recule en combattant,

Feint de faire retraite, et retourne à l’instant ;

Suit enfin si longtemps ce généreux caprice,

Et donne aux ennemis un si long exercice,

Que les plus aguerris et les plus gens de cœur

Perdent en ce travail leur plus mâle vigueur,

Pendant que dans le bois, à l’abri de l’orage,

Des nôtres reposants la force se ménage.

DON PÈDRE, à part.

Sous ce nom de soldat il parle de ses faits,

Et veut, taisant le sien, s’épargner mes bienfaits.

DON BERNARD.

À peine de la nuit le jour tirait les voiles,

Et de ses traits dorés faisait fuir les étoiles,

Que nos gens rejoignant ce généreux soldat,

Délassés, frais, dispos et brûlant du combat,

Ont paru dans la plaine et fait voir sur leur face

Aux ennemis tremblants leur martiale audace.

Les deux camps approchés, enfin ce jeune Mars

S’étant saisi d’ardeur d’un de nos étendards,

Pour exciter encor nos vigueurs raffermies,

Le lançant dans les rangs des troupes ennemies :

« Retirons, a-t-il dit, cœurs nobles et vaillants,

« Les drapeaux d’Aragon des mains des Castillans ;

« Donnons, mes compagnons. » À ce mot il s’avance ;

Le cimeterre en main comme un foudre s’élance,

Et, sans rien redouter, passant de rang en rang,

À tout le camp qui suit fraie un chemin de sang :

Tout l’obstacle où nos bras lancent notre tonnerre,

Contre notre valeur ne semble que du verre,

À ce choc, l’ennemi, déjà demi-détruit

Par l’incommodité du travail de la nuit,

Défend si faiblement et sa vie et sa gloire,

Qu’il semble, hors d’espoir, négliger la victoire,

Et nous vouloir ôter, prévoyant son malheur,

La gloire que l’obstacle apporte à la valeur.

Ce noble cœur enfin, pour presser sa conquête,

Du premier qu’il rencontre ayant tranché la tête,

Et l’exposant en vue à tous les deux partis :

« Le ciel, dit-il, est juste et nous a garantis ;

« Ce bras de don Carlos vient d’expier l’audace. »

Le sang des ennemis à ce discours se glace,

Et les plus fiers, du sort détestant la rigueur,

À peine pour la fuite ont assez de vigueur.

Tout nous fait jour, tout ploie, et par ce stratagème,

Notre victoire arrive à sa gloire suprême.

Je n’ose vous nommer ce démon des combats ;

Mais je le nomme assez en ne le nommant pas,

Et n’en puis mieux parler que par la violence

Qui me ferme la bouche et m’oblige au silence.

DON PÈDRE, à Violante.

C’est assez le nommer que de taire son nom.

VIOLANTE.

Certes, sa modestie est sans comparaison.

LÉONOR, à part.

Ô vainqueur fortuné que le ciel me destine,

Que ne peut point ton bras, si ton œil assassine !

DON PÈDRE.

Ce que vous avez dit, et que vous avez tu,

M’apprend de ce soldat le nom et la vertu ;

Et mon faible pouvoir sait trop à quoi l’invite

L’inestimable excès d’un si rare mérite.

VIOLANTE, à part.

Mon cœur est le seul prix digne de sa valeur.

DON LOPE, à Lazarille.

Ma patience enfin lassera mon malheur.

LAZARILLE.

Ménagez donc le temps et vous faites connaître.

DON LOPE.

Attendons que le roi m’ordonne de paraître,

DON BERNARD.

Don Nugne et don Bernard, en ce dernier combat,

De leur zèle ordinaire ont servi votre état ;

Et peu dans cette histoire ont mieux gagné leur place.

DON PÈDRE.

Deux comtés leur seront des arrhes de ma grâce.

Mais je cherche, amiral, et ne vois point de quoi

M’acquitter envers vous de ce que je vous doi.

DON BERNARD.

Sans plus rêver, seigneur, ce penser vous acquitte,

Que de l’heur d’être à vous dépend tout mon mérite ;

Que c’est de vos bontés que je tiens tout mon bien ;

Que je suis aujourd’hui, qu’hier je n’étais rien ;

Que mon destin sans vous n’a que l’éclat du verre ;

Et qu’ayant comme Dieu fait un homme de terre,

Comme Dieu quelque jour vous le pourrez chasser

Et de votre présence et de votre penser.

DON PÈDRE.

Puissé-je à son courroux être à jamais en butte,

Et mon trône tomber le jour de votre chute !

Je connais ma faiblesse, et sais que je ne puis

Faire rien d’immortel, mortel comme je suis ;

Mais je mettrai mon heur et ma gloire suprême

À me faire un vassal plus puissant que moi-même,

Et voir, par l’union que produiront nos vœux,

Douter à l’Aragon qui régnera des deux,

Puisque ma passion, après tant d’aventures,

Comme votre vertu doit être sans mesures.

VIOLANTE, à part.

Sans moi je le crois pauvre avecque tant de bien,

Et ne me donner pas c’est ne me donner rien.

LÉONOR, à part.

Ses bienfaits sont trop peu pour son mérite extrême,

S’il ne lui fait encore un présent de moi-même.

Ils sortent tous, excepté don Lope et Lazarille.

DON LOPE, à part.

Quoi ! de tant de fumée il flatte mon espoir,

Et plein de mon estime il s’en va sans me voir ?

Quoi ! d’une telle amour j’ose nourrir l’attente,

Et ne me puis vanter d’un regard de l’infante,

Moi qui des mains du frère et des yeux de la sœur

M’étais, à ce retour, promis tant de douceur !

Est-ce que l’un diffère et l’autre dissimule ?

Mais, ô frivole espoir ! vanité ridicule !

L’un avec tant d’estime, et l’autre tant d’amour,

N’auraient pas d’un regard honoré mon retour.

Mais voici...

 

 

Scène IV

 

DOROTHÉE, DON LOPE, LAZARILLE

 

DOROTHÉE.

Quoi ! don Lope, une ardeur si sensible

Rencontre-t-elle en vous une âme inaccessible ?

Je croyais qu’en amour traiter si froidement

Ne fût une vertu que pour nous seulement.

Quel rôle jouerons nous, chétives que nous sommes,

Si la rigueur devient la qualité des hommes,

S’ils refusent des vœux à des vœux mutuels ?

Vraiment il vous sied bien de faire les cruels,

Et vouloir vous mêler de notre personnage,

Vous que le ciel n’a faits que pour nous rendre hommage,

Que pour ployer le cou sous notre autorité,

Et nous faire tribut de votre liberté !

DON LOPE.

Il paraît, par l’accueil que m’a fait Violante,

Que cette qualité me seroit messéante,

Et l’on redoute peu la rigueur d’un amant

Qu’on ne daigne honorer d’un regard seulement.

DOROTHÉE.

Qui manque un rendez-vous fait bien voir qu’il néglige

Les plus chères faveurs dont une amante oblige.

DON LOPE.

J’ai différé d’un soir les offres de mes vœux,

Pour l’aller mériter par un exploit fameux ;

Et, signalant mon nom en ce combat insigne,

N’ai manqué de la voir que pour m’en rendre digne.

DOROTHÉE.

Je sais bien que l’amour marche après le devoir :

Votre excuse est de mise et se peut recevoir ;

Mais, pour tout réparer et voir si l’on vous aime,

Venez ce soir au parc la proposer vous-même.

Est-ce vous témoigner un cœur assez épris,

Qu’avec une faveur châtier un mépris ?

Au reste, cette amour tendant à l’hyménée,

Jugez de la grandeur qui vous est destinée.

DON LOPE.

Puis-je, si malheureux, n’avoir pas pour suspect

D’un astre si malin ce favorable aspect ?

DOROTHÉE.

Elle a ce seul regret de n’être pas pourvue

De toute la beauté qui peut charmer la vue.

DON LOPE.

Quel plus divin objet peut enchanter les sens ?

DOROTHÉE.

Et de voir que déjà l’avare faux du temps

Ait de ses plus beaux jours ravi quelque partie.

DON LOPE.

Je ne puis que répondre à tant de modestie,

Que par tout le respect et la confusion

Dont un cœur est capable en cette occasion.

DOROTHÉE.

Elle prétend de plus, avant que le jour passe,

Par un gage amoureux vous confirmer sa grâce.

Lazarille avec moi viendra le recevoir.

DON LOPE.

Ô caprices du sort, qui vous peut concevoir ?

Contraire il assassine, et favorable accable :

D’un heur si surprenant un homme est-il capable ?

LAZARILLE.

Avec la vanité dont vous vous paissez tous,

Vous tiendrez pour affront que le ciel pleut sur vous.

De plus puissants que vous acceptez tout sans honte.

DOROTHÉE, à Lazarille.

Viens.

LAZARILLE.

Seigneur, je reviens, et vous en rends bon compte.

Il sort avec Dorothée.

 

 

Scène V

 

DON BERNARD, DON LOPE

 

DON BERNARD.

J’admire, mon cher Lope (et cet étonnement

Me laisse sans discours et sans raisonnement),

Le courroux obstiné dont le ciel vous outrage,

Et sa lenteur extrême à vous tourner visage.

Le roi...

DON LOPE.

Quelque malheur dont je sois combattu,

Un fort espoir renaît à ma faible vertu :

Ensuite de mes maux dont le torrent s’écoule,

Les biens semblent comme eux me venir tout en foule :

Ce ciel, qui me semblait même plaindre le jour,

S’épuise en ma faveur par les mains de l’amour.

Pardonnez, amiral, si mon trop long silence

Vous a de ce beau mal caché la violence,

Puisque je croyais moins, par ma discrétion,

Vous taire un juste espoir qu’une présomption :

Mais pouvant aujourd’hui fonder cette espérance

Sur une trop solide et trop claire apparence,

Je vous dois révéler cet important secret

Que je ne puis verser dans un sein plus discret.

Mais, craignant d’éventer une si belle flamme,

Cherchons un lieu plus propre à vous ouvrir mon âme,

Et pouvoir modérer par vos sages avis

Le transport surprenant dont mes sens sont ravis.

DON BERNARD.

J’ai bien cru que du ciel la justice future

Vous devrait réserver quelque haute aventure,

Et que ses jugements, aussi sages que saints,

Sous de si grands malheurs cachaient de grands desseins.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DON BERNARD, seul

 

Jalouse passion, dangereuse couleuvre,

Qui, pour nuire ou crever, mets tout poison en œuvre ;

Fille à qui te fait naître ingrate et sans pitié,

Au moins, tuant l’amour, épargne l’amitié,

Et ne m’engendre pas, d’une rage commune,

Et l’oubli de l’infante et la haine de Lune ;

De Lune, dont les faits m’ont servi de degrés

À monter à des rangs de tant d’yeux révérés ;

Ce de Lune invaincu dont la valeur extrême

À tant fait pour ma gloire et si peu pour lui-même.

Laissons libres ses vœux à de libres appas,

Et, complices du sort, ne l’entreprenons pas.

Sa rage, assez longtemps contre lui mutinée,

À sous un mauvais astre ourdi sa destinée.

Souffrons-lui les aspects de douceur et d’amour

Dont l’honore aujourd’hui l’astre de cette cour.

La voici ; cachons-nous, et détournons la vue

De ce beau basilic qui charme, mais qui tue.

 

 

Scène II

 

VIOLANTE, DON BERNARD

 

VIOLANTE.

Quoi ! me fuir, amiral ! Quoi ! vouloir m’éviter !

Ai-je des qualités à tant épouvanter ?

DON BERNARD.

Vous rêviez, et j’ai cru que quelque inquiétude

Vous obligeait, madame, à cette solitude.

VIOLANTE.

Il est vrai, mais vous seul me pouvez relever

Du soin qui m’inquiète et qui me fait rêver.

Aujourd’hui, don Bernard, que la cour vous contemple,

Dans le plus haut éclat d’un héros sans exemple ;

Qu’on vous voit avec joie autant et plus puissant

Que fut jamais vassal d’un roi reconnaissant ;

Que l’un et l’autre sexe en votre heur s’intéressent,

Les dames sont en peine à qui vos vœux s’adressent,

Et quels heureux appas, en la guerre des cœurs,

Remporteront sur vous le titre de vainqueurs ;

Car ne voudriez pas qu’on vous crût invincible

À la force d’un sexe à qui tout est possible,

Qui se peut tout soumettre, et de qui les regards

Forçaient les Scipions et domptaient les Césars.

Cet honneur s’étant donc fait tant d’ambitieuses,

Moi, comme la plus jeune et des plus curieuses,

J’ai voulu me charger de la commission

De leur faire savoir votre inclination ;

Et c’était le sujet de mon inquiétude.

DON BERNARD.

Mon plus ardent désir et ma plus chère étude

Sont de servir ce sexe adorable et charmant

Dont toujours la conquête honore en désarmant.

VIOLANTE.

Ces termes généraux me laissant incertaine,

Me laissent sans moyen de les tirer de peine,

Et ne nous obligeant que d’un devoir commun,

Pour servir trop d’objets vous n’en servez pas un.

DON BERNARD.

Vous m’ordonnez, madame, un excès d’insolence

Qu’ont assez publié mes yeux et mon silence,

Et, quelque vive ardeur dont on soit enflammé,

L’importance n’est pas d’aimer, mais d’être aimé,

Et fonder son espoir dessus quelque apparence.

VIOLANTE.

Craignez-vous de déplaire, aimez sans espérance,

DON BERNARD.

Restreint dans ce respect je puis vous obéir :

J’aime donc un objet que nul ne peut haïr,

Qui par vos propres yeux vous a cent fois ravie,

Que seule vous pouvez contempler sans envie,

Qui vous contemple aussi sans en être jaloux,

Et qui n’a rien d’intime et de cher comme vous ;

Un trésor préférable à toute ma fortune,

Le seul soleil enfin digne de cette lune,

Qui se fait redouter par tant d’effets divers,

Et qui peut en son cercle enfermer l’univers.

Par votre sage avis souffrant sa préférence,

J’aime sans intérêt et sers sans espérance.

Je voir ce clair soleil, je tremble à son aspect ;

L’amour pour l’amitié s’impose ce respect ;

L’intérêt de l’ami m’éloigne de l’amante :

Mais le temps éteindra cette ardeur violente...

Je l’ai nommée ; adieu.

Il sort.

VIOLANTE, seule.

De ce propos confus

Qu’ai-je lieu d’inférer, ou dessein, ou refus ?

Je cherche des clartés, et n’en rencontre aucune

Ni dedans ce soleil, ni dedans cette lune ;

Pour me tirer de soin j’augmente mon tourment,

Et, voulant m’éclaircir, crois mon aveuglement.

À chercher toutefois le sens de ce langage,

Quelque rayon de jour pénètre ce nuage ;

Cette lune féconde en tant d’effets divers,

Et qui peut en son cercle enfermer l’univers,

Est le prince mon frère, âme de cet empire ;

Et ce soleil pour qui l’un et l’autre soupire,

Est cette Léonor, pour qui toute la cour

N’a plus que des regards de respect et d’amour.

Mais si la jalousie avec quelque injustice

À jamais dans une âme exercé son caprice,

Je rabattrai le vol de sa témérité

Avecque tant d’empire et de sévérité,

Et saurai de tel air ranger ce grand courage,

Que jamais sa beauté ne causera d’ombrage.

 

 

Scène III

 

DON LOPE, VIOLANTE

 

DON LOPE, à part.

Une fois déclaré le sort nous rit toujours :

Voici l’infante. Amour, j’implore ton secours.

À Violante.

Je tremble à votre approche, et mon respect, madame,

Avec tous ses efforts veut retenir ma flamme ;

Mais ma flamme, plus forte enfin que mon respect,

M’expose à soutenir votre adorable aspect.

À l’ardeur de vos feux mon âme accoutumée

Sait qu’elle ne peut plus en être consumée ;

Son repos se rencontre en son embrasement,

Et ce qui la détruit devient son aliment ;

Quoique par ma naissance à la votre inégale,

Mon espoir s’élevant aussitôt se ravale,

Et que je semble prendre un vol trop arrogant...

VIOLANTE, à part.

Ô Dieu ! que veut ce fol et cet extravagant ?

DON LOPE.

Vos propres mains, madame, ont avoué l’audace

De ce feu qui chez vous rencontre tant de glace,

Et m’ont fait espérer quand vos yeux m’ont blessé...

VIOLANTE.

Qu’entends-je ? Holà ! quelqu’un, chassez cet insensé.

DON LOPE.

À tort de mes tributs votre beauté s’irrite :

Je ne suis que la loi que vous m’avez prescrite ;

Je brûle par votre ordre, et par lui je vous sers ;

Il m’allume mes feux, il m’attache mes fers ;

Et ma soumission plus que mon arrogance...

VIOLANTE.

Dieu ! quelle frénésie et quelle extravagance !

DON LOPE.

Il ne me manquait plus que cette qualité.

Mais de quel vain espoir m’avez-vous donc flatté ?

VIOLANTE, à part.

La fureur le saisit, je crains quelque disgrâce.

Aucun ne vient ; fuyons et cédons-lui la place.

DON LOPE.

Quoi ! fol et furieux ? Ô ciel ! Mais le roi vient.

VIOLANTE.

Sire, oyez quels discours cet insensé me tient.

 

 

Scène IV

 

DON LOPE, VIOLANTE, DON PÈDRE, GARDES

 

DON LOPE, à part.

Éprouvons aujourd’hui sa haine ou son estime ;

Ouvrons-nous, oyons tout : le désespoir anime.

À don Pèdre.

Sire, après des rebuts si longtemps éprouvés,

Je demande audience, et vous me la devez.

Tout mon corps vous parlant par de sanglantes bouches

Dont il aurait touché les cœurs les plus farouches,

N’a pu dans votre sein trouver le cœur d’un roi,

N’ayant pu vous résoudre à rien faire pour moi :

J’ai donc lieu de tenter si la voix ordinaire

N’y rencontrera point un cœur plus débonnaire :

La vertu rebutée, après tant de mépris,

Sans ternir son éclat peut demander son prix.

Je pourrais, il est vrai, passer pour téméraire

Si je vous proposais une vertu vulgaire :

Mais la mienne est célèbre, et peu, sans vanité,

Ont fait ce que j’ai fait pour votre majesté ;

Et j’apprends toutefois, pour tout fruit de mon zèle,

Que vous me soupçonnez du titre d’infidèle.

Moi traître ! moi perfide ! En quoi, roi d’Aragon,

D’une tache si noire ai-je souillé mon nom,

Et mérité de vous l’injuste violence

Qui veut l’ensevelir dans la nuit du silence ?

DON PÈDRE.

Que veut cet homme ? Ô ciel !

DON LOPE.

Homme ! oui, sans me flatter,

C’est une qualité dont je me puis vanter :

Oui, seigneur, j e suis homme, et quelquefois plus qu’homme,

Quand je crois trop l’ardeur qui pour vous me consomme,

Et quand dans les dangers où l’on me voit courir

Je crois être immortel et ne pouvoir périr.

VIOLANTE.

Jugez quel embarras me causait sa rencontre ?

DON LOPE.

Juste ciel !

DON PÈDRE.

Est-il fou ?

VIOLANTE.

Son geste vous le montre.

DON LOPE, s’approchant de don Pèdre.

Mon mauvais sort, grand roi...

DON PÈDRE, se retirant.

Passe. Que me veux-tu ?

DON LOPE, à part.

À quelle épreuve, ô cieux, mettez-vous ma vertu !

À don Pèdre.

Si de l’abord des rois le mérite est indigne...

DON PÈDRE.

Gardes, mettez-le hors ! Ô la folie insigne !

PREMIER GARDE, le tirant par les épaules.

Tôt dehors.

DON LOPE, à part.

Ô mon cœur, ô mes bras indomptés,

Vous m’avez procuré de belles qualités !

Pour avoir si bien fait notre fortune est grande !

Quand on sert on est sage, et fou quand on demande.

Ils sortent tous, excepté don Pèdre et Violante.

DON PÈDRE.

Ce fou peint par ces mots mon destin rigoureux,

Et me fait le portrait de moi-même amoureux.

Je brûle sans espoir, je sers sans récompense ;

Mon service est souffert, et ma prière offense ;

L’état, ma chère sœur, où Dieu m’a destiné,

Comme je le régis, m’a toujours gouverné ;

Y régnant, j’ai suivi les lois qu’il m’a données,

J’ai dans ses intérêts mes passions bornées :

Je les épousais seuls ; mais aujourd’hui l’amour,

Plus absolu que lui, veut régner à son tour ;

Il ne peut plus souffrir qu’en l’ardeur qui me presse

Il contraigne son maître au choix de sa maîtresse,

Et, disposant de moi, fasse d’un potentat

Moins un prince en effet qu’un serf de son état.

En cette passion l’intérêt de Cabrère,

Seul préférable au mien, pourrait m’être contraire.

À quoi que Léonor me réduise aujourd’hui,

Ses mépris me plairaient, ses vœux étant pour lui,

Et mon respect irait jusqu’à la déférence,

De pouvoir en amour souffrir sa préférence.

VIOLANTE.

Ah ! vous pouvez, seigneur, élever un vassal

Au rang d’un favori, mais non pas d’un rival :

Si ce respect en vous trouvait tant de faiblesse,

S’il était si puissant près de votre maîtresse,

À quel point son pouvoir ne s’étendrait-il pas

Et dessus vos sujets et dessus vos états ?

DON PÈDRE.

Dedans les sentiments que sa vertu m’inspire,

Lui pouvant aussi-bien déposer mon empire,

Que la prétention d’un objet amoureux,

Je voudrais couronner son front comme ses yeux.

Sondons de qui son cœur reconnaît la puissance,

Pour m’en faire une loi d’espoir ou de défense.

Il sort.

VIOLANTE, seule.

Enfant père des arts, ingénieux tourment.

Fais régner ma rivale et m’acquiers mon amant.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

DON BERNARD, DON LOPE

 

DON BERNARD.

Quoi ! rien ne vous succède et le prince et l’infante

De cet indigne accueil ont traité votre attente ?

DON LOPE.

Ils m’ont traité d’un nom que j’ai bien mérité,

Si quelque espoir encor flatte ma vanité,

Si sacrifiant plus à mes erreurs passées,

J’en fais le fondement de mes folles pensées,

Et si dans les périls d’une fameuse mort

Je ne vais contenter la cruauté du sort !

J’ai vu cent fois le port, et la vague plus forte,

Quand j’y pense arriver, à l’instant me remporte ;

J’ai fait tout ce que peut pour preuve de sa foi

Un captif pour son maître, un sujet pour son roi ;

En mille occasions j’ai la parque affrontée ;

Même par les mépris ma foi s’est excitée ;

Et plus j’ai pour l’état achevé de travaux,

Plus il me fait d’injure et se rit de mes maux.

La terre ainsi de fleurs et de moissons parée,

Est prodigue à la main dont elle est déchirée,

Et, d’un servile effort ranimant sa vigueur,

Donne à qui plus contre elle exerce de rigueur,

Mais le plus rude affront dont je ressens l’atteinte

Est ce fatal appas, cette mortelle feinte,

Dont la superbe infante a voulu colorer

L’espoir qu’elle semait pour me désespérer :

Quand je n’ose être amant on m’ordonne de l’être ;

Pour me traiter de fol on me le fait paraître ;

Et le frère et la sœur, tous deux également,

Font de mes passions leur divertissement.

 

 

Scène VI

 

DON BERNARD, DON LOPE, LAZARILLE, apportant une écharpe  de toile d’or et une lettre

 

LAZARILLE, à don Lope.

Tenez, votre fortune est en haute posture.

Ô le divin objet ! l’aimable créature !

Ses charmes m’ont surpris, et jamais le soleil

En son oblique tour n’a rien vu de pareil.

Ces gages vous font foi de son amour extrême.

DON LOPE.

Qui te les a donnés ?

LAZARILLE.

Violante elle-même.

DON LOPE.

Croirai-je à ses écrits, quand ses yeux inhumains

Par un si froid accueil ont démenti ses mains ?

LAZARILLE.

Mais quelle, à votre avis, est cette Violante ?

DON LOPE.

J’ai pensé sous ce nom rendre hommage à l’infante.

LAZARILLE.

À l’infante ! Écoutez : d’un fidèle pinceau

Je vais de sa beauté vous faire le tableau.

Sous ce nom captieux je préparais ma vue

Aux célestes attraits dont l’infante est pourvue ;

Mais pour toute merveille Inès ne m’a fait voir

Qu’un spectre et qu’un fantôme horrible à concevoir ;

La plus belle moitié de ce mouvant squelette,

Étant dessous son lit et dessous sa toilette.

D’abord que j’ai monté, s’ajustant avec soin,

Elle a pris ses patins pour me voir de plus loin ;

Pour second ornement j’ai vu sur ses épaules

Un abrégé des monts qui séparent les Gaules ;

Son front, où l’on dirait que le soc a passé,

S’élève à hauts sillons sur un œil enfoncé,

Qu’on peut dire un soleil, non parce qu’il éclaire,

Mais parce qu’il est seul et qu’il n’a point de frère.

Le temps a pris plaisir, par de longs accidents,

À ronger et pourrir l’ivoire de ses dents :

D’un art mal agencé le plâtre et la peinture

Sur sa pendante joue ont caché la nature ;

Rien ne la pare enfin qui ne soit emprunté.

Pour son poil il est sien, pour l’avoir acheté ;

Mais il fut autrefois celui d’une autre tête.

Faites-en bien le vain : voilà votre conquête,

Qui chez l’infante, au reste, a quelque autorité ;

Mais je ne vous puis dire en quelle qualité,

Sinon qu’elle a son nom, mais non pas son mérite.

DON BERNARD.

C’est une vieille fille, et presque décrépite,

Qui la sert à la chambre et dans quelque crédit.

DON LOPE, jetant la lettre et l’écharpe.

Quel mortel à ce point fut jamais interdit ?

DON BERNARD.

Moi, certes : comme après leur longue expérience

Vos maux viennent à bout de votre patience :

J’en demeure confus, et pour leur appareil

Me trouve à bout aussi d’adresse et de conseil.

DON LOPE.

Et pour ton faste encor j’exercerais mes armes,

Et dans ta vanité je trouverais des charmes,

Et je voudrais encor mordre à tes hameçons,

Cour ingrate, où l’art seul étale ses leçons,

Et qui, hors un ami dont la bonté sincère

Lui fait avoir pour moi des sentiments de frère,

N’offres dans les malheurs dont je suis combattu

Ni secours ni soutien à ma faible vertu ;

Cour où la valeur même est trop favorisée,

Alors qu’elle est soufferte ou n’est que méprisée ;

Cour, fantôme pompeux de qui les vanités

Engagent la prudence à tant de lâchetés ;

Cour où la vérité passe pour un beau songe,

Où le plus haut crédit est le prix du mensonge ;

Qui n’es, à bien parler, qu’un servage doré,

Un supplice agréable, un enfer adoré !

Dans tes pièges encor ma raison retenue

Me pourrait arrêter quand tu m’es si connue !

Je serais insensible, et mes lâches tributs

Justifieraient enfin ma honte et tes rebuts !

Il embrasse don Bernard.

Adieu, parfait ami, seul à qui sans caprice

La cour est généreuse et le sort rend justice.

Un mortel malheureux au point où je le suis

Par une illustre mort doit borner ses ennuis ;

Ou, s’il ne perd, au moins doit cacher une vie

À tant d’indignités et d’affronts asservie ;

Voyant Lazarille paré de l’écharpe.

Lâche, de mon affront veux-tu porter les marques ?

LAZARILLE.

Si vous n’en espérez que de sœurs de monarques,

Et si jamais d’ailleurs nous n’en devons porter,

Nous avons tout loisir d’aller les mériter.

DON BERNARD, voulant retenir don Lope.

Le temps peut tout changer ; cependant, cher de Lune,

En ma protection bornez votre fortune ;

Si vous vous éloignez, vous ôtez à l’état

Sa plus noble défense et son meilleur soldat.

Écoutez, attendez. Ô fatale aventure !

Don Lope sort avec Lazarille.

De la haine du sort effroyable peinture !

Et leçon importante à ceux qu’il fait puissants,

De se bien soutenir en des pas si glissants !

 

 

Scène VII

 

DON BERNARD, DON PÈDRE, LE COMTE, PÉRÈS, GARDES

 

DON PÈDRE, à part.

Le voici : prévenons ou sondons son attente.

À Pérès.

Amenez Léonor ; et vous, comte, l’infante.

Pérès et le comte sortent.

Approchez, don Bernard, de ce fameux état

Première créature et second potentat.

Le ciel, qui pour mouvoir a besoin des deux pôles,

Veut que pour bien régner j’emprunte vos épaules,

Et que le lourd fardeau de mon gouvernement

Sur vous comme sur moi trouve son mouvement.

DON BERNARD.

Sans réserve, seigneur, je dois tout à l’empire ;

Mais sous l’autorité du jour où je respire,

Sous vos droits absolus mes ordres sont soufferts,

Mais bien différemment : vous régnez et je sers.

Un vassal peut d’un roi soutenir la puissance ;

Mais, s’il se là partage, il prend trop de licence ;

Et quand de tant d’honneurs il se laisse combler,

Il se charge d’un faix qui le doit accabler.

Quand d’un œil trop ardent le soleil voit la terre,

Le ciel s’en obscurcit, il s’en forme un tonnerre,

Et par l’excès d’ardeur qu’il a mal employé,

L’objet qu’il caressait est souvent foudroyé.

Peu de pluie en saison rend la terre fertile,

Ou trop d’eau la submerge et la rend inutile.

Dans vos faveurs enfin laissez-moi souvenir

Que, sorti du néant, je puis y revenir.

DON PÈDRE.

Si je ne vous chéris d’un amour ordinaire,

Je n’aime pas en vous une vertu vulgaire,

Et la veux couronner par un hymen fameux,

Où même votre choix n’épargne pas mes vœux.

Sans réserve voyez pour cet hymen insigne

Tout ce qu’à vos regards la cour a de plus digne,

Tout ce que l’Aragon a de plus éclatant ;

Le présent n’en suivra vos vœux que d’un instant.

DON BERNARD.

Leur vol trop orgueilleux m’oblige à les restreindre.

DON PÈDRE.

À quoi, m’étant égal, ne pouvez-vous atteindre ?

Vous pouvez, amiral, je vous le dis encor,

À mon exclusion prétendre à Léonor,

Puisqu’à mon propre bien votre heur m’est préférable,

Et que vous m’êtes cher autant qu’elle adorable.

DON BERNARD.

Mon cœur, quelque respect qu’il vous ait conservé,

Ose tenter un vol encor plus élevé ;

Mais, taisant cette ardeur qui me fait méconnaître,

J’aime mieux me punir que mériter de l’être.

DON PÈDRE.

Ce vol est trop borné s’il ne va qu’à ma sœur,

Et cette même nuit vous en rend possesseur :

Ne me celez donc point si cet amour vous touche.

DON BERNARD.

Sire, au crime du cœur n’engagez point la bouche,

Puisque tous mes travaux et futurs et passés...

 

 

Scène VIII

 

VIOLANTE, LE COMTE, LÉONOR, PÉRÈS, DON PÈDRE, DON BERNARD

 

DON PÈDRE, à don Bernard.

Votre silence parle et me la nomme assez.

Oui, mon frère, en son nom je reçois votre hommage.

À Violante.

Un amant se déclare à qui je vous engage :

Ses vœux, ma chère sœur, seront-ils rejetés ?

VIOLANTE.

Non, si de don Bernard il a les qualités.

DON PÈDRE.

Il en a le nom même avecque le mérite.

Don Bernard et Violante s’embrassent.

DON BERNARD.

Ô cher et doux transport que cet espoir m’excite,

Si l’heur que je conçois n’est une vérité,

Plutôt qu’un si beau songe ôte-moi la clarté.

LÉONOR, les voyant s’embrasser.

Que vois-je ? ô juste ciel ! Quoi, seigneur, la parole

N’est-elle plus aux rois, qu’un songe ou qu’une idole ?

Ce matin quelque objet qui me pût enflammer

Ne me devait coûter qu’un souhait à former ;

Et cette offre ce soir me laisse voir l’infante,

Embrassant don Bernard, étouffer mon attente.

DON PÈDRE.

Si je manque à ma foi, c’est pour vous la donner,

Pour vous la tenir mieux et pour vous couronner ;

Pour accorder, madame, à votre amour extrême

Cet heureux don Bernard en un autre lui-même,

Et sous un nœud sacré soumettre en ce beau jour

Les raisons de l’état à celles de l’amour.

LÉONOR.

L’injure qui d’un roi partage la puissance

Et qui place en son trône, est une heureuse offense.

DON PÈDRE.

Comme sur mon esprit régnez sur mes états ;

Allons... Mais quel écrit trouvé-je sous mes pas ?

DON BERNARD.

D’une vieille suivante à ce Lope de Lune,

Dont la seule valeur égale l’infortune,

Ce prodige animé dont les gestes guerriers

Vous ont couvert le front de vos plus beaux lauriers,

Et de son plus beau lustre embelli votre règne ;

Qui repoussa l’infant, qui soumit la Sardaigne,

Et dont la renommée avec tant de succès

Dans votre esprit encor n’a su trouver d’accès.

DON PÈDRE.

Quel malheur l’a privé de ma reconnaissance ?

DON BERNARD.

Sa dernière infortune est encor son absence ;

Car, après tous mes soins en vain officieux,

Vos longs rebuts enfin l’ont chassé de ces lieux.

DON PÈDRE.

Moyennez son retour, ma grâce avec usure

Du mérite ignoré réparera l’injure,

Puisque j’éprouve en vous qu’un roi reconnaissant

À force de donner en devient plus puissant. 

PDF