L’Hypocondriaque (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1628.

 

Personnages

 

CLORIDAN, serviteur de Perside

PERSIDE

CLÉONICE, maîtresse d’Aliaste

ALIASTE, parent de Perside

PHIDAMANT, page

LA NOURRICE de Cléonice

LISIDOR, serviteur de Cléonice

ÉRISTHÈNE, ami de Lisidor

CÉLINDE, devineresse

ÉRIMAND, père de Cléonice

ORONTE, père de Perside

CLARINDE, mère de Perside

LES DEUX VOLEURS.

ÉRIANTE, faisant le mort

LYSYS, faisant le mort

LES MUSICIENS

 

 

À MONSEIGNEUR LE COMTE DE SOISSONS

 

Monseigneur,

 

Quelque puissante impression qui possède l’esprit de ce Prince amoureux dont vous avez désiré la vue, il fait une action d’un ingément si sain, en l’hommage qu’il vient rendre à votre Grandeur, que vous aurez de la peine à croire qu’il soit Hypocondriaque. Les belles qualités que vous tenez du Ciel, sont si généralement reconnues par tout le monde, que ce Prince, qui doute même de sa vie, ne doute pas de votre Vertu ; et quelques appas qu’il trouve en la mort, il souhaite le bien de vivre dans votre Hôtel. Je crois, que parmi ses rêveries il vous dira de bonnes choses, et s’il vous est importun, j’espère que vous excuserez l’affection d’un de vos plus humbles sujets, qui vous le présente, et qui n’a point jusques ici trouvé d’autre moyen de vous témoigner son inclination particulière au service de votre Grandeur, et l’extrême désir qu’il a d’être estimé de vous,

 

Monseigneur,

 

Votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et sujet.

 

ROTROU.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLORIDAN, PERSIDE

 

CLORIDAN.

Rigoureux ennemi de mes chastes désirs,

Auteur de ma naissance et de mes déplaisirs,

Une fois seulement tu m’as donné la vie,

Et déjà ta rigueur me l’a cent fois ravie.

Les termes dont ta voix m’exprime ton dessein

Me sont autant de traits qui me percent le sein.

Ah ! si jamais ce dieu qui préside à nos âmes

T’avait mis dans le cœur un rayon de ses flammes ;

Si ta raison captive avait jamais compris

Les droits qu’un beau visage a dessus nos esprits,

Qu’un semblable départ t’eût causé de tristesse !

Que tu serais sensible au tourment qui me blesse !

Mes pleurs te fléchiraient, et ton affection

Aurait plus d’indulgence et moins d’ambition.

Que puis-je souhaiter des princes de l’empire ?

Le ciel a mis ici tout le bien où j’aspire ;

Hors de ce rare objet peut-on voir des appas ?

Et la cour peut-elle être où ma reine n’est pas ?

Possible que ces bras auront, près des monarques,

Des sujets d’étouffer l’autorité des Parques,

De signaler mon nom que les objets présents

Ne pourraient affranchir de l’injure des ans.

Vaines impressions : triompher de Perside,

C’est effacer l’éclat des victoires d’Alcide :

La douceur de ses yeux nous impose des lois

Qui pourraient asservir la majesté des rois.

Cependant ses beautés, en ce comble de gloire,

Estiment à faveur d’avouer ma victoire :

Après un peu d’effort, ses esprits languissants

Partagent la douceur de mes feux innocents.

Le dieu qui nous gouverne aurait vidé sa trousse

Pour faire naître encore une amitié si douce ;

Et, sachant que nos feux seulement sont parfaits,

Ne cherche plus de gloire en ses autres effets.

Fâcheux ressouvenir d’une chose si chère.

S’il faut que j’obéisse aux volontés d’un père,

Si mes soumissions n’ont que de vains efforts,

Enfin si mon départ doit séparer nos corps :

Rien ne peut divertir la sentence homicide

Qui me doit aujourd’hui séparer de Perside.

Perside entre.

Mais, dieux ! je l’aperçois ; que son œil gracieux

Donne un charmant éclat aux objets de ces lieux !...

La contrainte m’oblige à vous parler en termes

Qui pourraient émouvoir les âmes les plus fermes,

Si jamais ici bas on a vu la pitié

Favoriser l’ardeur d’une sainte amitié.

PERSIDE.

A-t-on cru que nos cœurs se donnent la licence

De faire des souhaits qui choquent l’innocence ?

Nous peut-on reprocher qu’en nos plus doux plaisirs

La même honnêteté n’ait réglé nos désirs ?

Reprend-on mon honneur de trop de confiance ?

C’est trop laisser la crainte avec l’impatience.

CLORIDAN.

L’innocence avouerait à vos chastes beautés

Qu’elle a vu sans rougir toutes nos privautés,

Qu’elle trouve en nos cœurs la vertu toute nue,

Et que pour tant d’amour j’ai trop de retenue.

Aussi, dans le sujet de cette affliction,

Rien n’offense l’éclat de notre passion,

Et je crois qu’une ardeur si saintement conçue

Ne peut sentir l’effort d’une mauvaise issue :

Mais on oppose encore à ce contentement,

Dieux ! puis-je proférer le mot d’éloignement ?

PERSIDE.

Ah, dieux ! toujours portés aux desseins de nos peines,

Que vous êtes jaloux des voluptés humaines !

Qu’on prise vos faveurs avec peu de raison,

Et que vous y mêlez d’absinthe et de poison !

Mais qu’ils trouvent, hélas ! mes plaintes importunes,

Ai-je pas dû prévoir de telles infortunes,

Et que, joignant nos cœurs par des liens si forts,

Ils avaient résolu de séparer nos corps ?

CLORIDAN.

Modérez ces transports ; des tourments si sensibles

Sont des sujets de gloire à nos feux invincibles :

La cour ne peut dresser d’embûche à mon devoir,

Qui vous ôte les droits d’un souverain pouvoir.

Si jamais un courage usa de résistance

Contre les doux assauts qui choquent la constance ;

Et, si la terre encore a quelques habitants

Qui puissent triompher de la force du temps ;

Je veux que mon amour propose à la mémoire

Un exemple éternel de respect et de gloire ;

Et qu’aux siècles futurs les plus heureux amants,

Jaloux de mes honneurs, souhaitent mes tourments.

PERSIDE.

Hélas ! si j’espérais qu’une entière licence

Succédât aux rigueurs d’une si longue absence ;

Que le ciel, qui nous voit des mouvements si saints,

Consentît à l’effet de nos chastes desseins ;

Qu’hymen dût assembler nos chaînes mutuelles,

Je ne sentirais point d’atteintes si cruelles :

Vos désirs me feraient agréer mon malheur,

Me laissant un espoir plus fort que ma douleur.

Mais que cette union m’est encore incertaine,

Que d’appréhensions se joignent à ma peine !

Maintenant que le sort nous a pu traverser.

Que ma crainte prévoit d’obstacles à forcer !

CLORIDAN.

Que la terre et le ciel, ennemis de nos flammes,

Unissent leurs efforts pour désunir nos âmes ;

Perside, en cet adieu, mon dessein déclaré.

Promet à vos esprits un triomphe assuré ;

Et que l’effort du temps, qui peut finir nos vies,

Ne peut finir le cours de mes chastes envies.

PERSIDE.

Et moi, si l’on peut voir un amoureux transport

Triompher de l’oubli par un puissant effort,

Je veux que tout défère à ma persévérance,

Et, n’ayant plus de vie, avoir de l’espérance.

Ce gage obligera votre fidélité

D’entretenir nos sens de leur captivité ;

Elle lui donne un bracelet de cheveux.

Après cette faveur, est-il une geôlière

Qui puisse mieux traiter une âme prisonnière,

Et qui se pût assez confier en vos vœux

Pour ne vous attacher qu’avecque des cheveux ?

CLORIDAN.

Que ce gage doit plaire à des âmes fidèles !

Que le servage est doux sous des chaînes si belles !

PERSIDE.

À quoi que la raison tâche de m’inciter,

La constance me quitte au point de vous quitter.

CLORIDAN.

Et moi, quoi que l’espoir emploie à me résoudre,

De si tristes regards me sont un coup de foudre.

Adieu, que la faveur d’un baiser innocent

Relève en ce départ mon esprit languissant.

 

 

Scène II

 

LISIDOR, CLÉONICE

 

LISIDOR.

Donc le temps qui guérit enfin les misérables,

N’aura jamais pour moi de moments favorables !

Donc la suite des jours qui fait les nouveautés,

Ne peut rien sur mes feux ni sur tes cruautés !

Ingrate, qu’un regard accorde à mes services

Un moment de plaisir après tant de supplices ;

Ces astres ennemis qui causent mon malheur,

Cessant de me blesser, augmentent ma douleur :

Quoi ! ce cœur de rocher que ton beau corps enserre,

Réglant tes passions, te fait aimer la terre ;

Ton œil, qui n’a pour moi que des feux et des dards,

La choisit pour objet de ses plus doux regards !

De quels appas si chers la trouves-tu pourvue

Qu’ils doivent si longtemps entretenir ta vue ?

CLÉONICE.

Cette verdeur me plaît.

LISIDOR.

Aime-la donc aussi

Dans ce cœur, et la fais succéder au souci ;

Que l’espoir d’être aimé relève le courage

D’un amant dont l’effort cède à ce long orage.

CLÉONICE.

Si je dois concevoir que la sincérité

Joigne à tant d’apparence un peu de vérité ;

Et si les passions qui produisent vos plaintes,

Ainsi que mes rigueurs, ne sont vaines et feintes,

Mon désir en exige un signe seulement.

LISIDOR.

Que je quitte le jour ?

CLÉONICE.

Non, mais le nom d’amant.

Ce titre est odieux à ma raison, plus saine

Que de s’entretenir d’une chose si vaine :

Toutes ces passions, ces plaintes, ces transports

N’auront jamais sur moi que de faibles efforts ;

Mille siècles entiers de telles rêveries

Ne feraient qu’augmenter ma peine et vos furies.

LISIDOR.

Si ce terme t’offense, orgueilleuse beauté,

Impose à ton esclave une autre qualité :

Je prends le nom de libre au milieu de mes chaînes,

Le titre de content dans les feux et les gênes ;

Contre ces doux appas, celui de généreux,

Et contre tes refus la qualité d’heureux.

C’est trop peu, belle ingrate, il faut, pour te complaire,

Dans mes plus vifs accès me contraindre et me taire :

Me forger des faveurs, vanter ton amitié,

Et causer à la fois le ris et la pitié :

Est-ce assez, inhumaine ? ou tes esprits rebelles

Exigent-ils encor des peines plus cruelles ?

Défendrai-je ta vue à mes coupables yeux ?

Chercherai-je un enfer ? Sortirai-je des cieux,

Évitant désormais ton objet que j’adore

Avec autant de soin que celui qu’on abhorre ?

CLÉONICE.

En ce point seulement vous pouvez obliger

Une humeur résolue, et qui ne peut changer ;

Que tous ces vains discours de constance et de peine

Peuvent moins disposer à l’amour qu’à la haine.

Adieu, consolez-vous : de plus longs entretiens

Ne pourraient qu’irriter vos tourments et les miens.

Souffrez que le repos succède à ces contraintes,

Et songez que le temps m’est plus cher que vos plaintes.

Elle sort.

LISIDOR.

Dieux, qui me condamnez à des maux éternels,

Que faites-vous souffrir aux esprits criminels ?

Quelles flammes, quels fers ont assez de puissance,

Si vous êtes cruels à la même innocence :

Mon âme n’eut jamais que de saints mouvements,

Et toutefois les feux sont ses moindres tourments.

Laissez-vous tant d’appas avec tant d’injustice,

Si vos consentements n’autorisent le vice ?

Des mouvements ingrats, sous des traits immortels,

Alentissent l’ardeur qu’on a pour vos autels.

Mais que me sert enfin, dans ces coupables plaintes,

De reprocher aux dieux de si vives atteintes,

Si même leurs efforts ne sont pas trop puissants

Pour vaincre la beauté qui captive mes sens ?

Ce courage orgueilleux, que je n’ai pu contraindre,

Les réduirait peut-être eux-mêmes à se plaindre :

Non, non, quelque couleur que je puisse chercher,

Je ne souffre qu’un mal qu’on me doit reprocher ;

Et, de quelque façon qu’une fille me blesse,

Elle doit sa victoire à ma seule faiblesse.

Sous les moindres efforts mon esprit amoureux

Aurait cueilli le myrte et le titre d’heureux ;

Mais, puisque ces effets sont encore possibles

Aux pressantes ardeurs de mes feux invincibles,

Quel timide sujet divertit mon repos ?

Dieux ! qu’ici je rencontre Éristhène à propos !

 

 

Scène III

 

ÉRISTHÈNE, LISIDOR

 

LISIDOR, continue.

Tu sais comme une ingrate abhorre mes services ;

Que mes vœux les plus saints lui paraissent des vices ;

Qu’elle fuit mes regards, et que sa vanité

Trouve de l’injustice en ma fidélité ;

Enfin ce cœur atteint de tant d’ingratitudes

A cherché du remède à ses inquiétudes ;

Quelque si doux espoir que le temps puisse offrir,

On mérite son mal quand on le veut souffrir.

Tu reconnais assez que cette maladie

N’est pas de ces tourments où le temps remédie :

Les moins judicieux ont lu dans ma douleur

Une amour qui ne cède à rien qu’à mon malheur,

Ma force diminue et ma mort est certaine,

Si ton aide ne rend un service à ma peine.

ÉRISTHÈNE.

Ai-je usé quelquefois d’un refus si honteux

Qu’il vous doive permettre un sentiment douteux ?

Ai-je, aux moindres sujets où ma foi vous convie,

Manqué de préférer mon devoir à ma vie ?

Déclarez seulement quelle heureuse action

Peut ajouter du lustre à mon affection ;

Et ne m’offensez plus par un propos qui sonde

Les fidèles desseins d’une ardeur sans seconde.

LISIDOR.

La contrainte agissant contre la cruauté,

On peut tout obtenir d’une ingrate beauté ;

Les plaisirs amoureux qui sont dus à ma peine

Autorisent la force où la douceur est vaine :

Enlever Cléonice, et changer de séjour,

C’est où ton amitié peut servir mon amour.

ÉRISTHÈNE.

Il n’est point de périls que ce bras ne méprise

Pour conduire à l’effet cette belle entreprise ;

Que tout le mal retourne à ma confusion,

Et ne vous informez que de l’occasion.

LISIDOR.

Reste, dieu des amants, que ton soin secourable

Oblige ce dessein d’une heure favorable :

La froideur qui s’oppose à mon affection,

Conjoint ton intérêt à cette intention.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLÉONICE seule

 

Enfin ces vains objets me tournent à mépris.

Spectres, ne paraissez qu’à de faibles esprits,

Et n’allez annoncer vos fausses prophéties

Qu’aux âmes seulement que le crime a noircies,

Seules à qui le ciel prédit des châtiments.

Il a pour mon sujet de meilleurs sentiments :

Ces horreurs à mes yeux ne sont que des fumées :

Qui l’aime ne voit point ses foudres allumées ;

Et quelque objet qui puisse épouvanter les sens,

Les cœurs sont assurés quand ils sont innocents.

Mais, quelque fermeté que la raison m’enseigne,

Il semble que ce bois à mon sujet se plaigne ;

Que mon proche malheur attriste les oiseaux,

Même qu’il ait troublé le murmure des eaux ;

Qu’aujourd’hui le soleil n’ose éclairer le monde,

Et qu’au lieu de souffler, le vent soupire et gronde ;

Qu’il accuse le ciel de verser trop de pleurs.

Et de ravir l’odeur et la grâce des fleurs.

Dans ces illusions où la crainte me plonge,

La chute d’une feuille autorise mon songe ;

Le vent avec ces bois choque aussi mon bonheur,

L’eau qui souille ces fleurs menace mon honneur ;

Il semble qu’à dessein mille horreurs retenues

Gravent l’ire des dieux et mon mal dans les nues.

Mon œil s’attache en l’air, et d’un peu de vapeur

Forme, abusé qu’il est, les sujets de sa peur :

Que ces tombeaux ouverts sont d’un fatal augure !

Que ce bouc me paraît d’une affreuse figure !

Quel est ce bras armé qui lui perce le flanc,

Et de cet amas d’eau fait un fleuve de sang ?

Mais comme en un moment la vapeur séparée

A soustrait ces objets à ma vue égarée !

Mon œil rendu plus sain ne peut plus s’occuper

Au plaisir qu’il a pris lui-même à se tromper :

Lasse d’être attentive à ces vaines matières,

Je sens que le sommeil coule sous mes paupières ;

Le vent n’agite plus ces petits arbrisseaux ;

Le silence à dessein fait dormir les ruisseaux ;

Le repos même a peur que ces fleurs ne se baisent ;

Écho ne s’ose plaindre, et les oiseaux se taisent :

C’est veiller trop longtemps en ce rare séjour

Où la nuit s’est acquis plus de droit que le jour.

Elle dort.

 

 

Scène II

 

LISIDOR, ÉRISTHÈNE, CLÉONICE

 

LISIDOR.

C’est un dieu qui l’ordonne : il le faut, Cléonice,

Que la force ou l’amour aujourd’hui nous unisse ;

Que cette nuit mes maux, en plaisirs convertis,

Fassent les entretiens du Soleil à Thétis.

Ce dieu doit approuver ces douces violences,

Après avoir commis de pires insolences ;

Le laurier n’aurait point encore orné de fronts,

S’il n’eût eu des desseins moins justes et plus prompts.

Jamais intentions ni saintes ni licites

N’autorisaient jadis l’effort de ses poursuites ;

Son amour n’eut jamais pour but que ses plaisirs,

Une heure faisait naître et mourir ses désirs.

Jamais un vrai tourment ne l’a réduit aux plaintes ;

Elles furent toujours ou légères ou feintes :

Et le rusé qu’il est, s’il a versé des pleurs,

Ce n’était seulement que pour nourrir les fleurs.

Mais cette affection dont l’ardeur me transporte

Est plus juste et plus sainte, ainsi qu’elle est plus forte ;

Et, comme le respect enfin m’est un poison,

La force est un conseil qui vient de la raison.

Ami vraiment parfait, si dans ce siècle infâme

Un esprit peut brûler d’une éternelle flamme,

Et, de tout autre objet entièrement démis,

Prouver qu’il est encor de sincères amis ;

Toi, que nul intérêt n’attache à ma fortune,

Qui trouve même ici ma louange importune,

Éristhène, où le droit n’est que trop évident

On ne peut redouter de sinistre accident :

Favorisés d’un dieu qui fait trembler les autres,

Tous les desseins du sort doivent céder aux nôtres ;

Allons, un doux espoir, qui sur ton front se lit.

M’anime et me promet ce soleil dans mon lit.

ÉRISTHÈNE.

Allons, c’est trop souffrir ces discours inutiles ;

Et tu dois la prière à des âmes plus viles,

S’il est de vrais amis, cette lame et mon sang

N’aspirent qu’à l’honneur de m’écrire en ce rang.

LISIDOR.

Et moi, si l’amitié fît jamais un prodige,

Dans les plus grands efforts qu’un beau péril exige ;

Et si jamais des cœurs sensiblement atteints

Ont fait pâlir l’audace en leurs moindres desseins,

Ami, crois que le ciel a de trop vains obstacles

Pour me ravir l’honneur de faire des miracles ;

Et qu’armé pour ton nom, tous ses yeux éblouis

Sauraient qu’il est encor des actes inouïs.

ÉRISTHÈNE.

Assurés d’une foi qui n’est que trop certaine,

Discourons seulement du sujet qui nous mène.

Si l’amour sur ton cœur est si fort absolu

Qu’on ne puisse ébranler ce dessein résolu,

Tu ne peux ignorer que les pleurs ont des charmes,

Et qu’on se défend mieux des armes que des larmes ;

Les yeux à qui les tiens résistèrent si peu

Sont possible aussi forts par l’eau que par le feu :

Souvent, quelque dessein qu’un amant se propose,

Un timide respect lui tient la bouche close.

LISIDOR.

Si Tantale aux enfers peut oublier ses fruits.

Qu’elle triomphe alors de mes desseins détruits.

Ah, que tu juges mal du sujet qui m’anime !

Et qu’une jouissance est froide en ton estime !

Que tu mets peu d’appas en ce contentement !

Que tu m’ôtes à tort la qualité d’amant !

Et que le dieu des dieux aurait de faibles armes,

Si ceux qu’il a blessés guérissaient par des larmes !

Non, tout respect à part, mon repos m’est si cher...

Mais, dieux ! comme à propos je vois ce beau rocher !

Approuve mon dessein, vois que tout l’autorise,

Comme sans l’espérer le ciel me favorise,

Que l’ombre et le soleil conspirent à mon bien,

Et que l’eau dit tout bas que ce trésor est mien.

Il baise Cléonice endormie.

Que le vent est hardi qui fait mouvoir ces arbres,

Qu’avec peu de respect l’eau coule sur ces marbres ;

Et toi, qu’un sort étrange arrête dans ce lieu,

Écho, ne parle plus, crains d’éveiller un dieu :

Sais-tu pas que l’auteur de ta métamorphose,

Armé d’arc et de traits, dans ces beaux yeux repose ?

Imite mon respect, et lis dans ma langueur

Que ce tyran me traite avec plus de rigueur.

Ah ! plût à cet ingrat qui captive mon âme,

Que ce cœur fût plutôt de roche que de flamme !

Il serait insensible à tant de cruautés.

Il parle à son ami.

Mais que fais-tu, cruel, auprès de ces beautés ?

Stupide, quel excès de haine ou d’ignorance

Conseille à ton devoir si peu de révérence ?

N’es-tu pas tout de flamme ? et peux-tu, cœur abject,

Voir avec ces froideurs un si divin objet ?

N’as-tu pour tant d’attraits ni soupirs, ni louanges ?

Il baise l’ombre de Cléonice.

Apprends, barbare, apprends à révérer les anges ;

Offre-lui, prosterné, tes désirs et ta foi,

Et viens baiser son ombre et ses pas comme moi.

Il est vrai que, craignant d’approcher ce visage,

L’amour et le respect ôtent bien le courage,

Et que, si ta prudence ici ne me conduit...

CLÉONICE, éveillée.

Encor la même erreur qui m’a paru la nuit !

LISIDOR.

Encor ce même amant qui t’a toujours servie,

Attend de tes regards le trépas ou la vie !

Encor ces mêmes traits qui blessent tant de cœurs,

Me forcent au dessein d’aimer ces beaux vainqueurs !

Encor ces mêmes sens chérissent leur servage,

Et te jurent, ma reine, un éternel hommage !

CLÉONICE.

Tous ces termes sont vains, ton indiscrétion

Te convainc clairement de peu d’affection.

LISIDOR.

Vous condamnez, mauvaise, un cœur qui vous respecte,

Et de qui la candeur ne peut être suspecte.

CLÉONICE.

Si la confusion de tant de sots propos

Ne s’ingérait à tort de troubler mon repos...

LISIDOR.

Dieux ! puis-je d’une voix qui peut fendre des roches,

Et qui troubla le mien, entendre ces reproches ?

CLÉONICE.

Telle estime est injuste, un jugement plus sain

Aurait de son malheur accusé son dessein.

LISIDOR.

Ton reproche est inique et ta voix inhumaine,

Qui même en ce moment blâme et cause ma peine...

CLÉONICE.

Donc, pour vous affranchir d’un semblable tourment,

Parlez-moi du silence ou de l’éloignement.

LISIDOR.

Plutôt pour me guérir ordonne que j’approche,

Et me laisse languir sur ces deux monts de roche.

CLÉONICE.

Pour trouver le repos que je veux vous causer,

Les rochers sont trop durs, on n’y peut reposer.

LISIDOR.

J’espère que ma lèvre, en ses douces atteintes,

Sentira que ces rocs ne sont durs qu’à mes plaintes.

CLÉONICE.

Vous ne pouvez pourtant ignorer qu’un rocher

Est beaucoup plus sensible à la voix qu’au toucher.

LISIDOR.

Mais le ciel les a faits, par de secrets miracles,

Capables des baisers où tu mets tant d’obstacles.

CLÉONICE.

Et son même pouvoir qui les a faits si doux,

Les consacre aux baisers d’un autre amant que vous.

LISIDOR.

Ah ! c’est trop discourir, il faut, âme de souche,

Que la force aujourd’hui les consacre à ma bouche.

Inutiles respects, auteurs de mon tourment,

Si je vous suis encore, je souffre justement.

Son cœur est trop injuste, et cette ingrate amorce

Qui me charme l’esprit autorise la force ;

Je méprise les yeux ; un homme est insensé

Quand il craint de déplaire à ceux qui l’ont blessé.

Il parle à son ami.

Ici ton amitié ne peut trop favorable

Tirer mes sens vaincus d’un état misérable :

La même continence, après des vœux si saints,

Avouerait que le ciel préside à mes desseins.

Ne différons donc plus cette assistance offerte,

Qui conserve ma vie et détourne ma perte.

CLÉONICE.

Pour savoir et punir ce forfait odieux,

Ciel ! tu ne manques point ni de foudres, ni d’yeux

Souvent les seuls projets ont ouvert des abîmes,

Et les punitions ont prévenu les crimes :

Ah ! si quelque respect de mon intégrité...

LISIDOR.

Tes vœux sont exaucés, et le ciel irrité

D’un châtiment cruel a prévenu mon vice,

Les flammes et les fers ont été mon supplice ;

Ainsi tout me convie à l’accomplissement ;

Que puis-je redouter après le châtiment ?

CLÉONICE.

Serpents, tigres, lions, ours, qu’ici votre rage

Ne me vient affranchir d’un si cruel outrage ?

Elle voit Cloridan.

C’est de vous seulement que dépend mon bonheur,

Si, finissant mes jours, vous sauvez mon honneur.

 

 

Scène III

 

CLORIDAN, LISIDOR, ÉRISTHÈNE, CLÉONICE

 

CLORIDAN.

Profane, si les pleurs d’une fille si sainte

Ne peuvent triompher de ton ardeur éteinte,

Un courageux office, à ces beautés rendu,

Peut tirer cet effet de ton sang répandu :

Avec quelques efforts que l’amour te possède,

Le ciel en cette lame a caché ton remède.

Il tue Lisidor.

Ce bras, plus favorable à ton repos que toi,

T’affranchit pour jamais des rigueurs de sa loi.

LISIDOR.

Traître, qu’un sort inique en ce désert envoie

Traverser lâchement et mon corps et ma joie ;

Ministre injurieux des cruautés d’enfer,

Ce que la flamme eût fait, tu le fais par le fer.

CLORIDAN.

Toi complice du mal, partisan de son crime,

Prends dans son infortune une part légitime ;

Qu’ici l’affection produise un bel effet,

Te rangeant au destin d’un ami si parfait.

ÉRISTHÈNE.

Plus heureux en ce point, apprends que je méprise

Ceux de qui la valeur consiste en la surprise :

Et que l’astre ennemi qui t’amène en ce bois

Il est tué par Cloridan.

Mais, dieux ! je perds ensemble et la vie et la voix.

CLÉONICE.

Un si pieux office en m’obligeant m’outrage ;

Où trouver des lauriers pour un si beau courage ?

Pour égaler mes vœux aux forces de ton bras,

Est-il ici des cœurs qui me fussent ingrats ?

Quel titre aurai-je acquis, si mon âme ravie

Ne rend que des discours à qui je dois la vie ?

Ingrate au plus courtois que le ciel vit jamais,

Hélas ! qui me voudrait obliger désormais ?

CLORIDAN.

Le motif qui m’a fait embrasser ta défense,

Comme il fut mon objet, me sert de récompense ;

Quelque prix si parfait qu’on puisse mériter,

L’honneur est le plus beau qu’on doive souhaiter !

CLÉONICE.

Quelques si doux appas que cet honneur contienne,

Le prix est plus parfait si Cléonice est tienne ;

Si ce cœur, où déjà tes attraits sont gravés,

Te consacre les jours que tu m’as conservés.

Mais qu’ici mes transports usurpent de licence,

Et qu’un offre si libre a choqué la décence ;

Un dieu, par la faveur d’un semblable plaisir,

Aurait charmé mes sens, mais non pas mon désir.

Toutefois, que le ciel m’accuse ou me pardonne.

Quoi qu’on doive aux parents, quoi que l’honneur ordonne,

Et quoi que le respect oppose à ma raison,

Contre amour mes avis ne sont plus de saison.

Triomphe de mes sens, cher objet, et te vante

Qu’un instant me surmonte et t’acquiert une amante.

CLORIDAN.

Je sais qu’en ce bonheur j’aurai mille envieux,

Qu’une faveur pareille aurait charmé les dieux ;

Qu’un amant plus parfait possible t’importune,

Que le mérite ici fait moins que la fortune ;

Et qu’un jugement sain doit préférer les fers

Qui me font ton esclave, à des sceptres offerts :

Mais souffre qu’une dame un peu plus absolue

Conserve dans ce cœur une gloire impollue ;

La douceur de ses yeux ici même me luit,

Sa beauté m’accompagne, et ma prison me suit :

Hors des liens sacrés où notre sort aspire,

Exerce sur mes vœux un éternel empire.

CLÉONICE.

Tu choques justement un téméraire espoir,

Que trop de vanité me faisait concevoir ;

T’avoir si librement parlé que je soupire,

C’est avec trop de droit mériter mon martyre ;

Toutefois, si l’appas d’un si charmant séjour

Te pouvait obliger d’y demeurer un jour,

Et que j’eusse assez d’heur pour apprendre à mon père

Quels bras me sont venus étouffer ce vipère,

Et divertir la mort qui me venait saisir,

Tu peux infiniment augmenter ce plaisir.

CLORIDAN.

Quoique la diligence ici fût nécessaire,

Que puis-je refuser à l’honneur de te plaire ?

Allons, si tu promets que rien ne peut ravir

À ce cœur innocent l’honneur de la servir.

 

 

Scène IV

 

PERSIDE, seule

 

Coulez, ruisseaux de pleurs ; me contraindre en ce terme,

C’est témoigner un cœur plus barbare que ferme ;

Les entretiens sont vains, les attraits superflus,

Et les ris criminels où Cloridan n’est plus ?

Je veux que ma douleur grave sur mon visage

Combien l’éloignement est un sensible outrage ;

Que Cloridan abhorre après ce long séjour

Ce qu’il nomma jadis son espoir et son jour.

Mais qu’un puissant respect à ma douleur s’oppose,

Que mon prince a de part au mal que je me cause ;

Quel heur puis-je espérer de ces appas perdus,

Et dois-je disposer des biens qui lui sont dus ?

Dures extrémités où me met son absence !

Rire, c’est le trahir, et pleurant je l’offense.

Que tu fus inhumain, barbare, quand tu fis

Un si lâche dessein que d’exiler ton fils !

Le devais-tu forcer à perdre ce qu’il aime,

Et peux-tu consentir à le perdre toi-même ?

Toi dont la vanité règle les passions,

Dont l’humeur n’a d’objet que les possessions ;

Dont l’œil veille sans cesse, et la main cache et serre

Avecque tant de soins des excréments de terre :

Pouvais-tu sans contrainte éloigner de tes yeux

Un trésor bien plus rare, et que tu tiens des cieux ?

Dieux ! que ne fîtes-vous des yeux à la nature,

Son pouvoir ici-bas n’agit qu’à l’aventure :

Car, pouvant conférer ses faveurs justement,

Ce tigre produirait des tigres seulement ;

Et l’aimable sujet que mon âme révère

Aurait reçu le jour d’un parent moins sévère.

Mais, quoique sa rigueur nous ait pu désunir,

Il nous reste un moyen de nous entretenir.

Lignes qu’en ce papier l’amour même a tracées,

Portez à mon amant mes plus chères pensées ;

Vœux, atteignez dans peu cet aimable vainqueur,

Animés du dessein de rentrer en mon cœur.

Le page vient.

Page, que mon amant ait dans peu ces nouvelles :

Qu’ici l’affection vous attache des ailes ;

Et, si vous désirez obliger mon amour,

On n’y peut réussir...

LE PAGE.

Que par un prompt retour.

PERSIDE.

Comme il est avisé ! son service m’agrée ;

Heureux ambassadeur, ambassade sacrée !

Voir ce divin objet, que ta légation

Me fait porter d’envie à ta condition !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLÉONICE, LE PAGE

 

CLÉONICE.

Puissant dieu des amants ! seul auteur de mes peines,

Que ton droit est fatal aux voluptés humaines !

Ah ! qu’on ignore bien ta nature en ces lieux,

Et qu’on est aveuglé de te peindre sans yeux !

Que nous sert ton bandeau, vu que la moindre faute

Que commet un mortel le dénoue, et te l’ôte ;

Que tu lis d’un trait d’œil au fond de nos esprits,

Et que des traits de feu punissent nos mépris ?

Encor si la raison restreignait ta vengeance

À des maux dont je pusse espérer l’allégeance !

Et s’il te suffisait de mon repos perdu,

J’aurais baisé mes fers ; ce supplice m’est dû :

Souffrant si justement, je rirais dans les gênes,

Et me plairais moi-même à resserrer mes chaînes.

Mais, après ce repos que tes feux m’ont ôté,

Me faire idolâtrer la même cruauté ;

Ne tirer de mes feux et de ma servitude,

Qu’un peu de flatterie et tant d’ingratitude ;

Nommer un qui me fait ma gloire et mon souhait ;

Brûler pour de la glace, adorer qui me hait !

C’est là que ta rigueur commet une injustice,

C’est où le châtiment est pire que le vice,

Où tu ne parais plus au rang des immortels,

Où ta rage nous porte à rompre tes autels ;

C’est où ta cruauté fait mépriser l’essence

D’un faux dieu, dont l’excès témoigne l’impuissance ;

Qui vit aux passions comme nous attaché,

Et ne peut égaler le supplice au péché.

Qu’ont oublié jamais et mon front et mon geste

De tout ce qui peut rendre un beau feu manifeste !

Et toutefois je frappe avec tous ces appas

Un rocher qui répond, mais qui ne ressent pas.

Le page passe derrière elle.

Ah ! Cloridan, cruel et barbare homicide,

Quel objet peut donc vivre en ton âme ?

LE PAGE.

Perside !

CLÉONICE.

Quelle voix impudente interrompt mes regrets ?

LE PAGE.

Mais qui vous fait ici pénétrer nos secrets ?

Puis-je entendre en ces lieux si mal traiter mon maître,

Et parler d’un seigneur qu’on n’y saurait connaître ?

CLÉONICE.

Ton maître, Cloridan !

LE PAGE.

Pour qui Perside sent

Les pudiques ardeurs d’un brasier innocent :

Que je sers, que je cherche, à qui ce mot s’adresse.

Mais ma charge m’accuse, et son repos me presse.

CLÉONICE.

Mais sais-tu quel endroit habite cet amant ?

Eh ! donne une minute à mon contentement.

LE PAGE.

C’est Corinthe ; on me nuit pour peu qu’on me détourne.

CLÉONICE.

Simple, c’est en ce lieu que ton maître séjourne :

Des sujets importants l’ont arrêté chez nous.

Reviens, et me fais voir un visage plus doux ;

Il n’est plus à Perside, il est à Cléonice.

Il revient à elle.

LE PAGE.

Le sort en m’affligeant me rend un bon office ;

Trahissant ma maîtresse, il m’épargne des pas.

CLÉONICE.

Et si l’or a sur toi d’assez puissants appas,

Pourvu que ton désir à ton destin réponde,

Tu deviens aujourd’hui le plus heureux du monde.

Tiens, me peux-tu payer de ces joyaux offerts ?

Eus-tu jamais les bras serrés de si beaux fers ?

Jouis de cette somme entre tes mains remise ;

L’or ne te plaît-il point ; est-il assez de mise ?

Use des droits qu’ici le sort t’a procurés,

Et ne sois plus captif qu’en des liens dorés.

LE PAGE.

Semblable au malheureux qui se croit riche en songe,

Que la fortune flatte avec un beau mensonge,

Mais qu’un soupçon timide a d’autre part atteint,

Je doute si mon bien est véritable ou feint :

Et, quoiqu’on voie ici la vérité si nue,

Que je la tienne en main, ma fièvre continue :

Ici j’ai pour suspects et mes doigts et mes yeux.

Abrégé des vertus, beau miracle des cieux,

Souffrez-vous que ma peur si longuement balance,

Qu’un service exigé confirme ma croyance ?

Quand des présents si chers ne seront plus suspects,

Pour vous plaire, ce cœur viole tous respects.

CLÉONICE.

Que tu peux alléger le mal qui me tourmente !

Jurer à Cloridan la mort de son amante ;

Me confier sa lettre, et m’aider au dessein

Que j’ai de lui porter un peu de flamme au sein :

C’est là que ta faveur uniquement m’oblige,

C’est tout ce que l’amour de ton pouvoir exige.

LE PAGE.

Dût le ciel m’accuser ici de trahison,

La couleur des écus éblouit ma raison ;

Ce papier en vos mains témoigne ma franchise ;

Disposez désormais d’une âme tout acquise.

CLÉONICE, lisant la lettre.

« Adorable sujet des maux que j’ai soufferts,

« L’excès de l’amour me surmonte,

« Je romps le voile de la honte,

« Pour te mander que rien ne peut rompre mes fers. »

Allons, nous pourrons vaincre enfin ce beau vainqueur,

Et changeant un seul mot, nous changerons son cœur.

 

 

Scène II

 

CLORIDAN, LE PAGE

 

CLORIDAN, seul.

Solliciter mes sens à trahir ma constance ;

Croire que ces moyens vainquent ma résistance ;

Qu’un souverain pouvoir offert en ta maison

Bannisse de ce cœur l’amour et la raison ;

Que ta voix me fléchisse, et que tes pleurs éteignent

Le plus saint des brasiers dont les amants se plaignent ;

Simple, ta passion, choquant un si beau feu,

M’importune beaucoup, et profite bien peu ;

Ah ! ne prolonge point mon séjour davantage,

Ici la courtoisie est pire que l’outrage ;

Et ce cœur ne saurait avoir trop tôt quitté

Un air contagieux à la fidélité.

Mais non, ta passion peut achever nos peines,

Fais que le fer agisse où les flammes sont vaines ;

Et, si tu veux toi-même abhorrer ton dessein,

Sois un peu plus cruelle et me perce le sein.

Que cette violence oblige ta manie,

Et t’accorde ce cœur que l’amour te dénie.

Lors, s’il te reste encore un sentiment humain,

Si tu n’as le courage aussi dur que la main ;

Quoi qu’osent conseiller tes ardeurs insensées,

Crois qu’un soudain respect bornera tes pensées ;

Et qu’il n’est point ici d’esprits si dépravés,

Qui n’adorent les traits qu’on y verra gravés :

Perside y défend bien qu’un autre le partage

Ses tresses que nature a teintes dans le Tage ;

Son beau front que les ans ne pourront offenser,

Et ses yeux dont l’éclat excède le penser ;

D’où l’amour ne sort point que pour baiser des roses

En boutons sur le sein, et sur le teint écloses ;

Ces deux monts que ce dieu voit enfler peu à peu,

Où le lait et la neige ont trêve avec le feu,

Autels où seul il est l’idolâtre et l’idole,

Où ce jaloux soi-même à soi-même s’immole ;

Tant d’attraits qu’on ne dut concevoir qu’à genoux,

Furent peints dans ce cœur par un pinceau si doux,

Qu’ils pourront aisément calmer ta violence,

Et se faire adorer à la même insolence ;

Les sentiments alors te seront plus parfaits,

Et jamais le respect n’eut de si prompts effets.

Le page paraît.

Alors tu me loueras d’avoir été fidèle,

Et tes feux... Mais ce page appartient à ma belle.

Dieux ! ce front peu serein et ces yeux abaissés

M’ont presqu’en ce moment tous les esprits glacés ;

Que viens-tu m’annoncer ou d’heureux ou d’étrange ?

Ne diffère : en quel point as-tu laissé mon ange ?

LE PAGE.

Si madame est un ange, elle doit être aux cieux,

Hélas ! mais ce papier vous en informe mieux.

CLORIDAN, lisant la lettre changée.

« Adorable sujet des maux que j’ai soufferts,

« Au point que la mort me surmonte ;

« Je romps le voile de la honte,

« Pour te mander que rien ne peut rompre mes fers. »

Quoi, Perside n’est plus ?

LE PAGE.

Qu’un corps froid et sans âme.

CLORIDAN.

Funeste messager, bourreau, cruel, infâme,

Dont la mort et l’enfer guident ici les pas,

Tu consultes encor, tigre, tu ne fuis pas ?

Tu ne crois pas ici la fuite nécessaire,

Tu contemples celui que tu viens de défaire.

Le page fuit dans le bois, et s’y tient pour voir à quoi se résoudra Cloridan.

En quel lieu trop secret te peux-tu confiner,

Meurtrier, qui d’un seul mot viens de m’assassiner ?

Quoi, mon soleil est mort ? Quoi, Perside est sans vie ?

Destins, cruels bourreaux qui me l’avez ravie,

Ah ! que vous montrez bien, par ce coup odieux,

Que le pouvoir du sort est au-dessus des dieux ?

Ils n’ont pu garantir ma déesse et leur reine

Du criminel effet de sa coupable haine ?

Petits dieux comme nous infirmes et mortels,

Après un coup si lâche il vous faut des autels ?

Et vos mains ont bâti cette voûte azurée ?

Et votre essence encor veut être révérée ?

Et vous croyez encore, injustes, impuissants,

Voir abaisser nos cœurs et monter nos encens ?

C’est trop, c’est trop souffrir ces erreurs sans exemples,

Je romprai vos autels, je détruirai vos temples,

Et dans ce mouvement, de la raison réglé,

Punirai les mortels de leur zèle aveuglé ;

Ennemi conjuré de quiconque vous prie,

Son sang me répondra de son idolâtrie ;

Je le prive du jour pour vous priver de vœux,

Et je rends votre essence odieuse aux neveux,

Malgré tous les efforts et de Mars et d’Alcide,

J’enferme votre gloire au tombeau de Perside ;

Et vos noms pour jamais vont être ensevelis

Avec ce corps jadis de roses et de lis.

Ah ! soleil, que ce jour n’a tes courses bornées !

Ta chaleur veut encore diviser les années ?

Barbare, tu peux voir ton semblable au cercueil,

Et tu ne laisses pas tout l’univers en deuil !

Crains, crains que les destins n’éteignent ta lumière,

Et de ton corps de feu fassent de la poussière :

Ils ont pour te détruire encor les mêmes bras ;

Ne mets point tant de peine à servir des ingrats ;

Qu’un repos éternel te retienne dans l’onde,

Et que la nuit succède à l’empire du monde.

Mais ce corps pâle et froid succombe à la douleur.

Ah ! mort, seule tu peux réparer mon malheur ;

Éteins ces faibles yeux que le jour importune,

Tes traits m’affranchiront des traits de la fortune,

Et mon âme, soustraite aux injures des cieux,

Reconnaîtra là-bas tes soins officieux.

D’une éternelle nuit mes tristes yeux se couvrent,

Les portes des enfers à ma prière s’ouvrent :

Mes esprits languissants font leur dernier effort ;

Reçois, Perside...

Il s’évanouit.

LA PAGE, qui s’était caché.

Hélas ! quel remède assez fort,

Quels assez prompts devoirs rappelleront son âme,

Et pourront m’affranchir de reproche et de blâme ?

Traître, dont les présents ont charmé la raison,

Vois le funeste effet qui suit ta trahison !

Dans le séjour des morts sa belle âme dévale,

Et tu ne rougis point de voir son front si pâle.

Ah, dieux ! je vis encore ! Qu’avez-vous destiné

À ces coupables sens qui l’ont assassiné ?

À quoi peut, juste ciel, ton courroux se résoudre ?

Je souffrirai trop peu si je meurs par le foudre ;

Jamais ce traître cœur ne t’aura satisfait,

Si tu veux égaler sa peine à son forfait.

Mais, las ! que sert ma plainte à ranimer mon maître,

Je deviens plus coupable en confessant de l’être ;

Je sens qu’il vit encore, et je ne songe pas

Aux moyens qui pourront divertir son trépas.

Trouvons dans un ruisseau le remède infaillible

Qui lui dût arriver de mon œil insensible.

Il va chercher de l’eau.

CLORIDAN, devenu hypocondriaque.

Ô mort, que je bénis tes soins officieux !

Pourrai-je reconnaître un acte si pieux ?

L’astre qui fait le jour n’a point ici d’empire,

Je n’entends plus, ni vois, ni touche, ni respire,

Et je suis seulement, dans ces lieux innocents,

Le page apporte de l’eau dans son chapeau ; mais il fuit, le voyant levé.

Un esprit dégagé du commerce des sens :

Mon corps enseveli n’est plus ma sépulture,

Je me sens maintenant d’une essence plus pure ;

Quoiqu’une froide lame ait ses membres couverts,

Et qu’il serve déjà de nourriture aux vers,

Qu’il n’ait plus ni de traits, ni d’apparence humaine,

J’éprouve que le ciel a converti sa haine ;

Et vous me faites voir, justes divinités,

Une amour sans limite en mes jours limités.

Ah ! que votre grandeur me donne peu d’envie,

Que je prise bien plus ma mort que votre vie :

Si Perside est ici, les tourments y sont doux,

Et le moindre des morts est plus heureux que vous.

Vante, dieu des amants, vante ton avantage,

Tes frères désormais envieront ton partage ;

Ils n’ont jamais trouvé de miracles si beaux,

Dans l’empire des cieux ni dans le sein des eaux,

Et les moindres appas dont ma belle est pourvue ;

Mais qu’au moins tes plaisirs soient bornés de la vue !

Dieux ! que je m’entretiens d’inutiles propos,

Et que je me tourmente en ce lieu de repos !

Ah ! que sensiblement un rival vous outrage,

Mortels, si même une ombre est capable d’ombrage !

Quittons ces vains discours, et parmi tant d’esprits

Tâchons à découvrir celui de ma Cypris.

Mais, quoi ! rien ne paraît en ce mortel empire,

Et j’entends seulement que quelque ombre y soupire ;

Suivons ce petit bruit, et cherchons pas à pas

Quelqu’un qui nous apprenne où brillent ses appas.

Belle âme, si ma voix ici ne t’importune,

Cet esprit que la mort a joint à ta fortune,

Et qui sort fraîchement de son vivant cercueil,

Conjure ta pitié d’un favorable accueil ;

Fais connaître à mon ombre, à cet abord saisie,

Que même dans l’enfer règne la courtoisie ;

Par les droits les plus beaux que l’amour y prétend,

Viens me conduire aux lieux où Perside m’attend.

Mais, dieux ! comme elle fuit, cette ombre impitoyable !

Craintive, as-tu trouvé mon abord effroyable ?

Ai-je encor de là-haut quelque trait retenu,

Et ne suis-je à tes yeux un esprit assez nu ?

Si je vis plus longtemps dans cette inquiétude,

Enfin tu répondras de ton ingratitude ;

Mon beau soleil, sensible à ces affronts soufferts,

Peut tout anéantir ce qui vit aux enfers ;

Et, s’il daigne éclairer sur ces rivages sombres,

Vous mourrez à l’instant, vaines et faibles ombres.

Cléonice et sa nourrice arrivent.

CLÉONICE.

Donc, pour me procurer un traitement plus doux,

Ni la flamme ni l’eau ne peuvent rien sur vous ;

Donc contre vos froideurs mes feux n’ont point de charmes,

Et mon affection ne peut rien par mes larmes.

CLORIDAN, la prenant pour Perside.

Enfin mon bien succède à mes longues erreurs :

Saint et sacré sujet de mes douces fureurs.

Notre commun bonheur a nos courses finies,

Et l’amour voit enfin nos âmes réunies.

Sus, melons les baisers à des transports si doux,

Ma déesse, et rendons tous ces esprits jaloux.

Dieux ! qui dans ces plaisirs conserverait sa vie ?

Si la mort n’eût osé, l’amour nous l’eût ravie.

CLÉONICE.

J’ai toujours espéré que mes soupirs, un jour,

Rendraient ce beau rocher sensible à mon amour ;

Mais témoigne à mon œil, encore tout humide,

Que tu n’auras jamais de dessein pour Perside ;

Méprise ses faveurs, et me romps ces liens

Qui choquent mon humeur, pour t’enchaîner aux miens.

CLORIDAN.

Perside, eh ! quel malheur a changé ce courage,

Et vous porte à me faire un si cruel outrage ?

Vos appas m’ont-ils fait un rival aux enfers,

Dont l’amour vous oblige à m’arracher mes fers ?

N’êtes-vous plus sensible à des flammes si saintes ?

La mort avec vos jours les aurait-elle éteintes ?

Et, m’enviant l’honneur de vivre sous vos lois,

Veut-elle que je meure une seconde fois ?

CLÉONICE.

En ces propos obscurs qui peut...

CLORIDAN.

Ainsi, Perside

S’est acquis chez les morts le titre d’homicide.

Ainsi, cruelle, ainsi la voix et les regards

Qui me flattaient au monde, ici me sont des dards.

Oubli, mon seul remède, où coule ici ton onde,

Éteins, beau fleuve, éteins le plus beau feu du monde !

Relève, cher espoir, mon courage abattu,

Je sens mon infortune et je sais ta vertu ;

Que, sortant de tes eaux, on sort de tout servage,

Et qu’on trouve toujours sa franchise au rivage.

Cherchons la guérison dans son humide sein ;

Adieu, tu ne peux plus divertir mon dessein.

Il fuit dans le château.

CLÉONICE.

Tu crois donc, inhumain, couvrir ta tyrannie

Du voile spécieux d’une feinte manie ;

Et, pour te dégager, tu crois que c’est assez

Que de paraître fou à mes yeux insensés.

Ta feinte est trop à nu, mets un peu plus d’étude

À pallier mon mal et ton ingratitude ;

Pour sortir de ces lieux, il est hors de saison

De feindre être sorti des bords de la raison ;

N’use pour t’échapper de cette étrange sorte,

Où ton moindre vouloir te peut ouvrir la porte.

Il est vrai que je t’aime, et qu’un brasier si beau

M’est cher, et ne peut plus être éteint qu’au tombeau ;

Que ce cœur ne pourra te croire absent et vivre,

Enfin que j’ai la mort ou ton objet à suivre ;

Qu’en ces extrémités il me faut recevoir

Les conseils de l’amour ou ceux du désespoir ;

Mais fuis, si le soupçon de ma suite t’arrête :

La Parque a pour mes maux une assistance prête ;

On trouve son repos dans la perte du jour,

Et son trait est plus doux que tous les traits d’amour,

Il livre une douleur plus brève et moins aiguë.

Qui me détournerait le fer ou la ciguë,

Ou qui ferait veiller des argus pour m’ôter

L’heureuse occasion de me précipiter,

Se promettrait en vain de retenir mon âme,

Et j’éteindrons ma vie avecque de la flamme.

Celle qui pour mourir trompa tant d’habitants.

Ne m’a dans ce dessein précédé que du temps.

Mais ce corps pâle et froid succombe en sa faiblesse,

La mort me vient saisir et ma force me laisse.

LA NOURRICE.

Dieux ! où puis-je trouver un remède assez prompt,

Si ma perte et sa mort sont peintes sur son front.

Il le faut, qu’à ce coup ma crainte s’évertue,

Que j’aille découvrir le sujet qui la tue ;

Je me sens outragée en ses moindres douleurs.

Et ne puis d’un œil sec voir ruisseler ses pleurs.

Elle va quérir le père de Cléonice.

CLÉONICE.

Ingrat, que tes faveurs sont de vaines images !

Qu’après un seul plaisir tu me livres d’outrages !

Que ton bras fut contraire à mon contentement !

La mort sans ton secours eût fini mon tourment.

 

 

Scène III

 

ÉRIMAND, père de Cléonice, LA NOURRICE, CLÉONICE

 

ÉRIMAND.

Ciel ! si j’osais forcer ton respect qui me lie,

L’ingrat aurait la mort pour fruit de sa folie.

Ce jour serait le pire et le dernier des siens.

Quoi, refuser le bras à de si beaux liens ?

Stupide, à qui le sort offre avec des provinces

Un trésor amoureux que je refuse aux princes.

Sa prison te déplaît : ah ! ces lâches efforts

Te font indigne aussi de celle de ton corps ;

Il faut, si tu te vois les sentiments si sombres,

Si tu hais le soleil, t’envoyer chez les ombres.

Ma fille, unique espoir de mon âge penchant,

Hélas ! que ta lumière est proche du couchant !

Dieux ! contre ces assauts ma constance est sans armes ;

En vain je l’opposais à ce torrent de larmes.

Veille à la rendre saine et soigne à ses amours,

En conservant sa vie on conserve mes jours.

 

 

Scène IV

 

PERSIDE, ALIASTE

 

PERSIDE, seule.

Espoirs, que vous m’offrez une faible assistance !

Mon cœur ne peut changer et n’a point de constance ;

Et, quoique la raison condamne mes regrets,

Je trouble le silence aux lieux les plus secrets :

Quelque faible sujet qui me porte à me plaindre,

La même fermeté se laisserait atteindre.

Soit qu’un triste penser représente à mes sens

Les lieux où j’ai permis des baisers innocents ;

Soit qu’un sort malheureux remette en ma mémoire

Les vœux dont mon désir honorait sa victoire ;

Et cet heureux moment que l’amour fit nos cœurs,

Par un miracle étrange, et vaincus et vainqueurs ;

Ou soit que mon malheur ait mes mains approchées

Des choses qu’autrefois ses beaux doigts ont touchées,

Un tourment qu’on pourrait à peine concevoir,

Force mes tristes yeux à pleurer leur pouvoir.

Que vous sert, vains appas, en cette nuit profonde,

D’avoir été vainqueurs des plus beaux yeux du monde ?

Aliaste son parent la surprend.

Ma gloire me produit seulement des ennuis,

Mes feux rien que des pleurs, et mon soleil des nuits.

ALIASTE.

Enfin vous soupirez avec trop de licence ;

J’éprouve comme vous les rigueurs d’une absence ;

J’ai l’espoir assailli, mais il ne cède pas.

Son absence vous tue, et que peut son trépas ?

PERSIDE.

Son trépas ! mille fois dans les enfers me rendre,

Si mille fois les dieux permettaient d’y descendre,

Et faire détester à mes mânes errants

Soleil, terre, destins, et nature, et parents.

ALIASTE.

Le temps, quoi qu’on estime...

PERSIDE.

Allège une âme lâche.

Un beau dessein... mais, dieux ! que ce penser me fâche !

Cherche contre mon mal un plus noble secours,

Et finis, cher parent, ma vie ou ce discours.

ALIASTE.

Espérer sa santé d’un jugement malade,

Qui ressent comme vous le pouvoir d’une œillade ;

Se plaindre aux malheureux d’un peu d’ennuis soufferts,

Et montrer aux captifs son cachot et ses fers ;

C’est vouloir qu’on vous plaigne et non qu’on vous assiste :

Un esclave peut-il délivrer des liens

Son ami, si premier il n’a brisé les siens ?

PERSIDE.

Délivrer ? Qui m’aurait de la sorte outragée,

Ne paraîtrait jamais, ou je mourrais vengée ;

Mais, sans sortir des bords de la discrétion,

M’oserai-je informer de ton affection ?

ALIASTE.

Quoi ? vous seule ignorez que l’œil de Cléonice

Depuis tant de saisons me livre un doux supplice,

Qu’amour nous entretient d’un désir mutuel,

Qu’en un point seulement le sort nous est cruel.

PERSIDE.

Et quel ?

ALIASTE.

Que la rigueur d’une si longue absence

Nous prive des plaisirs d’une chaste licence.

PERSIDE.

Elle est ?...

ALIASTE.

Près de Corinthe, en un séjour si beau

Que même on y verrait des appas au tombeau,

Que ce lieu pour les morts même aurait des délices ;

Aussi jamais le ciel n’y versa ses malices :

L’air y fut toujours pur, les hommes innocents.

Les bons astres amis, les mauvais impuissants,

Là, jamais le soleil n’a vu d’âmes légères,

La plus riche se range à l’humeur des bergères ;

Et dans cette candeur on vit si doucement

Que la cour porte envie à leur contentement ;

C’est là que Cléonice, hors du bruit de Corinthe,

Savoure ces douceurs, mais non pas sans absinthe :

Elle a la même ardeur à me vouloir du bien,

Qui n’interrompt pas moins son repos que le mien.

PERSIDE.

Ainsi donc nous voyons, sous mêmes destinées,

Par un même pays nos passions bornées :

Ainsi le ciel jaloux de nos contentements,

Se plaît à traverser de si parfaits amants.

Mais là sa cruauté fait voir son impuissance,

Cloridan m’est présent en cette longue absence.

Quoi que fasse le ciel, ses desseins rigoureux

Ne peuvent séparer nos esprits amoureux.

Je vois ce beau sujet de ma flamme secrète,

Flatter à mes regards sa passion discrète,

S’attribuer encor mes pleurs et mes soupirs,

Porter comme autrefois de l’envie aux zéphyrs ;

Injurier ce voile, et d’un jaloux langage

Défendre à mes cheveux de baiser mon visage ;

Enfin, pour un mot seul qu’à ses vœux je rendais,

Se mettre à mes genoux et me baiser les doigts.

Mais, faibles entretiens, mémoire injurieuse !

Pour mon mal seulement je suis ingénieuse.

Que je me plains à tort ! et que le mal est dû

À qui fait vanité du bien qu’il a perdu,

Qui le vante, et qui croit le posséder encore.

Cher parent, que surtout je chéris et j’honore,

À qui la confiance a mes feux découverts,

À qui tous mes secrets de tout temps sont ouverts :

Tu sais, cher confident, le dessein qui t’amène,

Qu’un oracle entendu nous peut tirer de peine,

Que Célinde connaît où doit finir le cours

De nos affections et celui de nos jours :

Je dusse avoir déjà consulté sa science ;

Pour tant de passion, j’ai trop de patience.

ALIASTE.

Espérez de son art un solide repos,

Célinde devineresse vient sur le théâtre.

Mais comme le destin nous la montre à propos,

Qui marche à pas égaux, triste, grave, pensive.

PERSIDE.

Que le sort nous chérit ; mais que je suis craintive !

Toi, de qui la science étonne l’univers,

Qui prédis aux amants tant de succès divers,

Et de qui les secrets, que tant de monde implore,

Nous font voir clairement ce qui n’est pas encore :

Si l’amour quelquefois eut pour toi des attraits,

Et si jamais ton cœur fut sensible à ses traits ;

Si tu connais combien l’absence est rigoureuse

Dans le timide esprit d’une fille amoureuse,

Oblige d’un mot seul mon désir innocent ;

Quel époux ? Mais, bons dieux ! ce propos indécent...

CÉLINDE.

Laissons ces vains respects aux âmes moins sensées,

Et m’ouvrez librement vos plus chères pensées.

Ce visage a des traits et des proportions

Qui me parlent déjà de vos affections :

Si dans ces belles mains je vois certaines lignes,

Mon art trop assuré ne veut plus d’autres signes ;

Sus votre esprit, de crainte et d’amour agité,

Dût avoir découvert sa curiosité.

PERSIDE.

Pourquoi m’obligez-vous de rougir et de dire

Ce qu’un œil si divin vient clairement de lire ?

Mais c’est trop différer : déclarez qui le sort

A daigné destiner pour mon époux.

CÉLINDE.

Un mort.

PERSIDE.

Qui m’a, cruel destin, suscité ta colère ?

Ai-je pour tant de maux un si mauvais salaire ?

Las ! daignez alléger ou parfaire mon deuil :

Où doit ce triste hymen nous joindre ?

CÉLINDE.

En un cercueil.

PERSIDE.

Donc vous avez, destins, en ce fatal voyage,

Proposé de couper le beau fil de son âge ?

Donc, ciel injuste, ciel auteur de mon amour,

Corinthe est l’occident où doit finir mon jour ?

Ainsi mes tristes yeux...

CÉLINDE.

Adieu toutes ces plaintes.

ALIASTE.

Donne un peu de licence à ces vives atteintes ;

Et, si tu sais quel œil est auteur de mes vœux,

Dis-moi quel fruit je dois espérer de mes feux ;

Si son cœur est encor touché de mon martyre,

Si pour moi seulement sa belle âme soupire ?

Oblige d’un seul mot mon désir curieux.

CÉLINDE.

Un mort t’est préféré.

ALIASTE.

Destins injurieux !

Bourreaux, dont la rigueur n’a fait naître nos flammes

Que pour nous voir éteints, que pour finir nos trames,

Donc pour me mettre à mort vous m’ouvrez la prison,

Et ma reine consent à cette trahison !

Tirant son épée, Perside le retient.

Sa beauté ne peut plus agréer mon servage,

Et tu vis, Aliaste, après un tel outrage !

Contente par ce coup Cléonice et le sort...

PERSIDE.

Laissez à ma douleur ce violent effort ;

Plus faible, je ne puis subsister en ce terme ;

Comme homme faites voir un courage plus ferme :

Ou, si le ciel nous laisse encore assez de temps,

Recherchons un sujet de mourir plus contents.

Moi, qu’avec Cloridan même cercueil m’enserre,

Qu’ayant eu mêmes feux, nous ayons même terre ;

Et toi, que ton esprit cesse de t’animer,

Aux lieux où Cléonice a cessé de t’aimer.

ALIASTE.

Pourrais-je de ces yeux voir encor cette ingrate,

Serpent de qui l’aspect pour me tuer me flatte,

Dont l’humeur inconstante a déçu ma candeur,

Et qui feignait jadis une si belle ardeur ?

Un mort m’est préféré ! cette réponse obscure

Me fait résoudre à voir la vérité plus pure ;

Je consens au voyage : accident sans pareil !

J’irai finir mes jours aux pieds de mon soleil.

Amour, cruel amour ! Mais comment vous soustraire

Aux yeux de vos parents ? leur soin vous est contraire,

Et, quoiqu’on vous épie avec peu de raison,

Seule, vous ne pourrez sortir de la maison.

PERSIDE.

J’en conçois le moyen.

ALIASTE.

Ah ! le ciel vous l’inspire !

Permettez cependant que libre je soupire ;

Demain je suis ici.

PERSIDE.

Songez de votre part

À ce qui peut servir en ce triste départ.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CLORIDAN, hypocondre

 

Il est vrai, je le suis, l’auteur de ma disgrâce ;

Perside me parler, souffrir que je l’embrasse,

Me jurer que la mort n’a pas ses feux éteints,

Donner de son amour des signes si certains,

Me nommer, me répondre, et sans fard et sans nue

M’exposer la candeur de sa belle âme nue ;

Et toutefois douter, simple, aveugle, imprudent,

D’un feu que l’ignorance avouerait évident ;

Et toutefois j’ai cru, sacrilège pensée !

Qu’un autre commandait à sa raison blessée.

Ah ! sa fidélité se fit connaître assez ;

Quel dieu m’avait alors les sentiments glacés ?

Dénier ces cheveux au désir de ma reine !

La quitter, craindre plus leur perte que sa haine !

Au lieu que son dessein me devait réjouir.

Les fers sont superflus alors qu’on peut jouir ;

Il est bon d’enchaîner l’amour en sa naissance,

Mais on lui donne après une entière licence :

Ainsi par la faveur qui m’eût trop obligé

Mon esprit malheureux se sentit outragé.

Ah ! ne les baisons plus, brisons ces tresses blondes,

Qu’elles soient désormais le jouet de ces ondes :

Adieu, gages sacrés, que mon esprit jaloux

Éprouve maintenant plus nuisibles que doux.

Entretenez ces eaux de mon amour passée ;

Et, si vous êtes vus de ma belle offensée,

Témoignez qui je suis, et quel est son pouvoir ;

Qu’enfin j’ai reconnu ma faute et mon devoir !...

Mais puis-je réparer un crime par un crime ;

De ses gages sacrés ne faire plus d’estime,

Mépriser ses faveurs afin de l’obliger,

Et pour les mériter les perdre et m’outrager ?

Donner aux eaux ce prix qu’ont obtenu mes flammes,

Par qui jadis l’amour a captivé tant d’âmes ?

Il le faut, toutefois, Perside l’a voulu.

Il jette un bracelet de cheveux.

C’est disputer les droits d’un empire absolu.

Noires nymphes du Styx, riches de mes ruines,

Que vous verrez d’appas en ces tresses divines ;

Que mon affliction vous va causer de vœux,

Si ces liens dorés sont pris pour vos cheveux ;

Les déités du ciel envieront vos ténèbres,

Et ce trésor rendra leurs serments plus célèbres ;

Mais l’onde par respect ne les fait point mouvoir,

Et me permet encor le bonheur de les voir.

Mes soupirs l’ont touchée, et son marbre liquide,

Afin de m’obliger prend un être solide.

Qui vous fait, effrontés, approcher de ces eaux ?

Sortez, esprits ingrats, du fond de ces roseaux ;

Vous craignez vos bourreaux, moi je crains leurs reproches,

Tirez vos muids percés, allez porter vos roches ;

Quel sort vous a tirés hors de vos noires tours,

Et qui vous a soustraits à la faim des vautours ?

Qui vous a relâchés, et quel dieu vous avoue

D’abandonner les fers, et la flamme et la roue ?

Adieu, quittez ces bords, vos esprits criminels

Profanent ces objets de mes vœux éternels ;

Vous chérissez Perside, et vos ombres traîtresses

N’entrent dans ces roseaux que pour ravir ses tresses,

Et, me rendant suspect à sa divinité,

Succéder à l’honneur de ma captivité.

Cléonice arrive.

Toi qui souillas jadis, meurtrière, ingrate, infâme,

Du sang de ton mari le sacré nom de femme,

Qui donne tant de trêve à tes membres lassés,

Et te fait éloigner de tes tonneaux percés ?

Ne dois-tu plus souffrir ; et, depuis tant d’années

Que ton bras obéit aux lois des destinées,

A-t-il puisé tant d’eau, que jadis ton courroux

T’a fait tirer du sang du sein de ton époux ?

CLÉONICE.

Par celle que ton cœur a toujours adorée,

Et qui préside encore à ton âme égarée ;

Par les plus saints effets que ton cœur lui voua ;

Par le titre d’amant dont elle t’avoua ;

Par ce divin pouvoir qui des hommes dispose,

Et par l’heureux séjour où son ombre repose,

Accorde un peu de temps au sens de mes discours,

Et reçois de ton mal l’infaillible secours.

Sais-tu pas que du corps une âme est désunie,

Aussitôt qu’un mortel a sa trame finie ?

Que l’esprit déchargé de ce pesant fardeau,

Le fuit et l’abandonne à l’horreur du tombeau ;

Que là, sans mouvement, sans chaleur, sans lumière,

Il reprend peu à peu sa nature première ;

Que ses membres si beaux, étant désanimés,

Se changent au limon dont ils furent formés ?

Toi, tu vois que ton corps encore ici subsiste,

Et que ton cœur malade à la douleur résiste ;

Il respire, il soupire, et pousse encor des vœux ;

Tu vois tes mêmes bras et les mêmes cheveux,

Dont tu flattes sans fruit ton ardeur insensée,

Séparé du sujet qui charme ta pensée :

Perside est aux enfers, sans vie et sans amour,

Toi tu vis, et ton œil encore voit le jour.

CLORIDAN.

Simple : que ta raison dans ces raisons s’égare,

Et qu’un étrange effort du bon sens te sépare !

Seule, tu ne sais pas quelle clarté nous luit,

Et que mon beau soleil chasse d’ici la nuit.

Quoique l’esprit se croie encor dans sa matière,

Le trépas l’a rangée au bord d’un cimetière,

Où l’homme le plus vain lit sur nos os blanchis

Un destin dont les rois ne sont pas affranchis.

Que si nous paraissons encor de même sorte,

C’est que l’âme a du corps l’impression si forte,

Et conserve toujours tant d’instinct à l’aimer,

Que, vaine ombre qu’elle est, elle croit l’animer,

Pense voir par ses yeux, ouïr par ses oreilles.

Moi, qu’un bon sens assiste en des erreurs pareilles,

Qui sais bien être ici, sans oreilles, sans yeux,

Mieux que toi je connais la nature des lieux.

Vois-tu ces noirs cachots où l’âme criminelle

Subit l’arrêt fatal d’une peine éternelle ?

Vois ces lieux destinés aux parjures amants ;

Quoi, n’es-tu point sensible à leurs gémissements ?

Peux-tu bien sans douleur ouïr les voix plaintives,

Et voir l’état affreux de ces âmes lascives ?

C’est trop, c’est trop souffrir ce spectacle d’horreur ;

Si j’ai failli, démons, en ma chaste fureur,

Ne m’abandonnez pas aux coups de ces mégères ;

Leurs bras sont trop pesants pour des fautes légères.

Mais quel bonheur m’arrive au danger où je suis ?

Perside ici, ma reine ! hé ! cruelle, tu fuis !

Il court après Perside qu’il s’imagine voir.

CLÉONICE.

Ciel, qui vois dans l’ennui mon âme ensevelie,

Guéris-moi de ce mal ou lui de sa folie ;

Inspire ma raison pour l’ôter de ce point :

Mais, las ! que j’en ai peu d’aimer qui n’en a point.

 

 

Scène II

 

CLORIDAN, hypocondre, au lit

 

Impuissant à fléchir sa rigueur obstinée,

Ses dédains ont enfin ma poursuite bornée.

Enfin je suis lassé de suivre ses beautés,

Qui vont par tout l’enfer gagner des libertés :

Tout cède à ses appas ; les plus vains lui défèrent ;

Mille princes défunts en son amour espèrent,

Et je vois, malheureux, après ces longs travaux,

Mon espoir étouffé sous l’effort des rivaux !

Et je nourris encore une amour si parfaite !

Et cette ingrate encor préside à ma défaite !

Et ma douleur consulte et n’ose me venger !

Je puis être de flamme et n’être pas léger !

Léger, dieux ! qu’ai-je dit ? ah ! pardonne, ma reine,

Une âme en ce penser est digne de ta haine.

Un esprit tout de feu, pour froide que tu sois,

A le fruit de ses vœux lorsque tu les reçois ;

Et, lorsque ta beauté souffre qu’on l’importune,

Qui soupire pour toi doit chérir sa fortune.

Mais à quel accident reprocher mon malheur ?

N’es-tu pas cet objet qui flattait ma douleur ?

Un roi peut-il vanter sa fortune seconde,

Après les privautés que je goûtais au monde ?

N’ai-je pas mille fois, sur les fleurs de ton sein,

Confirmé les arrêts de mon chaste dessein ?

Je vois la même bouche où mon âme ravie

A cent fois en un jour pris et perdu la vie.

Combien dessus ton col ai-je foulé de lis,

Qu’après ce doux effort je trouvais embellis ?

Combien de fois goûté dessus tes lèvres closes

La douceur du nectar sous la couleur des roses ?

Encor la préférais-je au vin délicieux

Que verse Ganymède en la coupe des dieux.

Combien cette faveur, à mon amour rendue,

A-t-elle vu d’instants ma lèvre suspendue,

Incertaine souvent, en son ardent désir,

Quoi des yeux, ou du col, ou des lèvres choisir ?

Combien de fois ton œil, par un doux artifice,

Afin de m’animer, parut-il moins propice ?

Enfin combien de fois, après ces doux combats,

Sans contrainte as-tu pris ton supplice en mes bras ?

Tu ne le peux nier, et toutefois, cruelle,

Tu me peux refuser une ardeur mutuelle ;

Et ces lieux, où l’on voit tous les crimes punis,

T’ont rendu criminelle et nous ont désunis.

Érimand père de Cléonice arrive.

ÉRIMAND, parlant pour sa fille.

Donc nous ne pouvons rien sur cette humeur ingrate ?

CLORIDAN, voulant parler de Perside.

L’espoir de la fléchir me console et me flatte.

ÉRIMAND.

Fléchir qui vous adore et vous fait tant de vœux ?

CLORIDAN.

Oui, mais pour me trahir, et ravoir ses cheveux.

ÉRIMAND.

Sa jeune humeur vous voue et son corps et son âme.

CLORIDAN.

Quoi ! vous seul ignorez qu’un autre objet l’enflamme ?

ÉRIMAND.

Sa douleur vous répond de sa fidélité.

CLORIDAN.

Et tous ces vains esprits de sa légèreté ?

ÉRIMAND.

Son amour se lit trop en sa longue poursuite.

CLORIDAN.

Et sa légèreté parut trop en sa fuite.

ÉRIMAND.

Quoi ! pour la retenir vos yeux n’ont plus d’appas ?

CLORIDAN.

Ils en avaient jadis, mais devant mon trépas.

ÉRIMAND.

Que le ciel m’aimerait si son amour éteinte...

CLORIDAN.

C’est trop, qu’espères-tu des froideurs de ma sainte ?

ÉRIMAND.

La fin de nos malheurs, son repos et le mien.

CLORIDAN.

Tu prétends, vain rival, de posséder mon bien ?

ÉRIMAND.

Ces mots sont superflus, où la feinte est si claire.

CLORIDAN.

Donc, traître, à ton sujet sa beauté m’est contraire ?

ÉRIMAND.

Si mon autorité gouvernait ses désirs...

CLORIDAN.

Quoi ! tu l’opposerais à nos communs plaisirs ?

ÉRIMAND.

Un autre objet que toi vivrait dans sa pensée.

CLORIDAN.

Ta beauté plairait seule à sa raison blessée !

ÉRIMAND.

C’est trop, lève le masque, et, d’un discours plus sain...

CLORIDAN.

Mais qui t’envoie ici traverser mon dessein ?

ÉRIMAND.

Ma fille a trop souffert, et ton humeur contraire...

CLORIDAN.

Ah ! ce fol extravague, et d’amoureux est père !

ÉRIMAND.

Peux-tu porter les bras en de plus nobles fers ?

CLORIDAN.

Dieux ! il est donc aussi des fous dans les enfers ?

ÉRIMAND.

Oui, sitôt que ta mort de feinte sera vraie...

CLORIDAN.

Cet esprit est blessé d’une profonde plaie.

ÉRIMAND.

Je prévois sur ton corps un coup aussi profond.

CLORIDAN.

Rien ne s’oppose au mal que mille vers lui font.

ÉRIMAND.

Donc cette froide humeur ne change point de terme ?

CLORIDAN.

Adieu, sois toujours fou, comme moi toujours ferme.

ÉRIMAND.

Ces mots injurieux trament un coup fatal.

Il sort.

CLORIDAN.

Adieu, c’est trop souffrir l’entretien d’un rival.

Vois-je de mon malheur une preuve certaine ?

Pourrai-je désormais sur quoi fonder ma peine ?

Et n’a-t-il point assez, en ces termes obscurs,

Vanté le doux espoir de ses plaisirs futurs ?

Ingrate, ma misère est enfin trop connue,

Et ta légèreté ne paraît que trop nue.

Donc qu’espéré-je plus ? Serments, chastes désirs,

Faveurs, baisers, regards, promesses, vœux, plaisirs,

Cessez, vaines erreurs, d’occuper ma mémoire,

Et de m’entretenir d’une si vaine gloire ;

Que votre illusion cède à mon jugement,

Que, n’étant plus aimé, je ne sois plus amant.

Ta rage me poursuit et n’est pas assouvie,

Injurieux destin, par la fin de ma vie ?

Mon esprit malheureux est dégagé des sens,

Et ne l’est pas du mal qu’encore je ressens.

Sans yeux, je vois l’ingrate éviter mon approche ;

Sans oreilles, j’entends qu’elle est pour moi de roche ;

Sans lèvres, j’aspirais à baiser son beau teint,

Et, sans cœur, je me vois sensiblement atteint.

Cléonice revient avec sa nourrice.

CLÉONICE.

Toujours sourd à mes vœux ?

CLORIDAN.

Où courez-vous, belle âme ?

Sans éviter l’abord d’un esprit tout de flamme,

Dont les moindres tourments font pâlir les enfers,

Et qui succombe enfin sous le poids de ses fers.

CLÉONICE.

Si d’une telle erreur votre âme est dégagée...

CLORIDAN.

Sous de nouvelles lois l’ingrate s’est rangée ;

Ma voix n’eut point d’effets, et tous ces vains esprits

Furent à mon sujet touchés de ses mépris.

CLÉONICE.

Et comment parut-elle ?

CLORIDAN.

Avec les mêmes grâces

Qui brillaient dans le monde, et fondaient tant de glaces :

Son teint semblait encore aussi frais, aussi sain ;

La mort n’a pu ternir un des lis de son sein.

CLÉONICE.

Et qui vous a si bien sa beauté figurée ?

CLORIDAN.

Ces mêmes yeux l’ont vue, admirée, adorée.

CLÉONICE.

Donc votre esprit encore informe votre corps ;

La Parque n’aurait pas laissé des yeux aux morts ?

CLORIDAN.

Quoi, ton âme est aveugle ; et tu crois, insensée,

Me voir, en ces bas lieux, par la seule pensée ?

CLÉONICE.

Ah ! je vis, et je vois ; ce grand flambeau du jour

Connaît également ma vie et mon amour,

Qu’il aurait vu finir, après ce long supplice,

Si le ciel pour me perdre était assez propice.

CLORIDAN.

Hélas ! qu’un sort étrange a ses esprits blessés !

Et que dans les enfers on trouve d’insensés !

Hé ! simple, où sommes-nous ? tu crois vivre, abusée ;

La trame de tes jours n’est pas encore usée ?

Qu’un astre favorable éclaira ton trépas,

Et que la mort est due à qui ne la sent pas !

Mais je ne pense plus, voyant tes rêveries,

À l’aimable sujet de mes saintes furies ;

Dieux ! un autre penser doit-il m’entretenir ?

Je la perds justement, perdant son souvenir :

Pourrai-je désormais rentrer dans son estime ?

Ma paresse a rendu sa fuite légitime ;

Et, si jamais j’obtiens un œil moins rigoureux,

Elle est trop favorable, et je suis trop heureux ;

Donc que tardé-je plus, courons parmi ces plaines

Chercher l’unique objet qui peut finir nos peines.

Puis-je tant différer, pressé d’un feu si pur ?

Perside s’est cachée en un lieu plus obscur :

Esprits, conduisez-moi sur les bords les plus sombres

Que le ciel ait choisis pour le séjour des ombres.

CLÉONICE, tenant Cloridan.

Nourrice, à quel avis recourir désormais ?

Dégagé de nos mains, je le perds pour jamais.

CLORIDAN.

Après tous ces efforts, jalouse ombre traîtresse,

Le repos m’est acquis au sein de ma maîtresse.

Pour un seul des plaisirs qu’ensemble nous cueillons,

Mon courage allumé fendrait des bataillons.

LA NOURRICE, le tenant aussi.

Que les morts ont de force ! ah ! dieux ! en cette peine,

Je perds en un moment le courage et l’haleine.

CLÉONICE.

Enfin, parfait amant, c’est assez endurer,

Une si belle ardeur a sujet d’espérer ;

L’enfer est indigné qu’un tel esprit soupire,

Il accorde Perside à votre long martyre ;

Et veut qu’après les traits d’un sort si rigoureux,

Elle jette à son tour des soupirs amoureux.

Seule je sais l’endroit où cette ombre divine

Déjà mille faveurs à vos peines destine,

Et, lasse de s’ébattre en ces jaloux débats,

Propose de jamais ne l’être qu’en vos bras.

Donc soyez plus remis, et, dans cette espérance,

Fondez sur ma promesse une entière assurance ;

Ici la jouissance éteindra votre feu,

Ici je me promets de l’amener dans peu.

CLORIDAN.

Si jamais ta promesse est de l’effet suivie,

Si jamais ta faveur me peut rendre la vie,

Si tu donnes tes soins à mes chastes désirs,

Tes pas à mon repos, ta peine à mes plaisirs,

Et si, par ton avis, sa beauté languissante

Vient soulager l’ardeur de ma flamme innocente...

Ah, dieux ! que ce penser me flatte doucement !

Je proteste l’enfer, les eaux, le firmament,

Et tout ce que je dusse avoir de vénérable,

Que ta divinité seule m’est adorable ;

Que cet heureux esprit ne veut tenir de loi

Que du sacré pouvoir de ma reine et de toi.

Mais aux lieux où je suis la lumière m’offense,

L’enfer en cet endroit fait trop peu de défense ;

Le soleil semble luire, et venir sur ces bords.

Épier si Perside est dans le rang des morts :

S’il pense en être aimé, que son estime est fausse !

Ah ! sois content, bel œil, d’éclairer sur sa fosse :

Si tu l’aimas jadis, fais voir sur son tombeau

Tout ce que dans le sein la terre a de plus beau ;

Exerce en cet endroit tes passions discrètes,

Fais languir ta lumière entre les violettes :

Un corps si précieux doit terminer tes vœux :

Fais des lis de son teint, de l’or de ses cheveux,

De ses yeux des œillets, de ses lèvres des roses,

Et dors en ce tombeau, si jamais tu reposes ;

Mais laisse-moi l’esprit, n’attente plus avant ;

Ton amour, comme toi, se repaîtrait de vent.

Que différez-vous plus, ombres officieuses ?

Afin que vos faveurs me soient plus précieuses,

Quittons ce clair séjour et me daignez mener

En lieux où ce jaloux n’ose m’importuner.

CLÉONICE.

Oui, mon amour m’oblige au soin de vous conduire

Où ce fâcheux rival ne puisse plus vous nuire :

Où rien ne soit contraire au repos d’un amant,

Où l’ombre et le silence habitent seulement,

Où j’espère moi-même, à moi-même cruelle,

Soumettre à vos baisers cette douce rebelle.

CLORIDAN.

Flatté du doux espoir de revoir ses appas,

Que je baise, belle ombre, et rebaise tes pas.

Et vous, pour honorer sa déité suprême,

Vains esprits, baissez-vous, et les baisez de même.

 

 

Scène III

 

PERSIDE, sous l’habit d’Aliaste, ORONTE, père de Perside

 

PERSIDE.

J’honore son esprit ; un autre que le sien

N’eût jamais tant souffert un si libre entretien.

ORONTE.

Ce compliment vous plaît, et vos moindres mérites

Font assez estimer l’honneur de vos visites.

Perside éprouve en vous que, d’un esprit joyeux,

Les plus longs entretiens sont les moins ennuyeux.

Il sort.

PERSIDE, seule.

Et, dans l’étrange état où je vois ma fortune,

La plus longue louange est la plus importune :

Et toutefois, amour ! la feinte a réussi :

Mais c’est peu si la fin n’en réussit aussi.

Donne un heureux succès à ce triste voyage,

N’achève pas mes jours au printemps de mon âge ;

Ou, si je dois mourir en ce cruel tourment,

Que je rende l’esprit au sein de mon amant.

 

 

Scène IV

 

ORONTE, père de Perside, CLARINDE, mère de Perside

 

ORONTE.

À la voir tous les jours pensive et retirée,

Ses yeux à demi clos, sa couleur altérée,

Je juge, conférant le présent au passé,

Que son esprit n’est pas comme son front glacé ;

Et que, lorsqu’on la croit oisive et solitaire,

C’est lorsqu’elle est moins seule, et qu’elle a plus d’affaire.

L’amour est absolu dessus ces jeunes cœurs,

Et, comme en notre temps, il a des traits vainqueurs.

CLARINDE.

Pour moi sachant qu’amour l’a mise en cette sorte,

À tout autre accident je fermerais la porte ;

Ses beautés sont un fruit qui n’a que trop mûri,

Et qui mérite bien les baisers d’un mari.

ORONTE.

Je vis depuis longtemps en pareille croyance ;

On ne saurait faillir par trop de prévoyance :

Une fille est bien faible en ces rudes combats,

Et souvent la plus ferme a mis les armes bas.

Qu’on la fasse descendre. Et pourtant sa faiblesse

N’a jamais suscité de soupçon qui me blesse ;

Elle est assez discrète en ses contentements,

Et la même vertu règle ses mouvements.

Aliaste paraît sous les habits de Perside.

Elle vient ; je la vois. Ma fille, on trouve étrange

Que cette belle humeur d’heure en heure se change ;

Quel modeste respect tient votre œil abattu ?

Être si vertueux souvent n’est pas vertu.

La mère reconnaît que ce n’est pas sa fille, et Aliaste lui fait signe que c’est un jeu.

Rien n’est bon qu’en son temps, il faut que le visage

Réponde aux mouvements de l’esprit et de l’âge ;

On est aise au printemps de voir que tout est vert,

On aime les glaçons et la neige en hiver ;

Chacun chérit l’espoir qu’un bel été nous donne,

Et les fruits semblent doux seulement en automne :

Qu’un ordre si parfait vous serve de leçons,

Et ne faites point voir au printemps des glaçons.

CLARINDE.

Ah ! dieux, qui vit jamais tel sujet de risée ?

Comme ce vêtement a sa vue abusée !

ALIASTE.

J’aurais tort de détruire un ordre souverain ;

Mais le ciel au printemps n’est pas toujours serein ;

Et, selon que ses feux font ou défont les nues,

Nous voyons leurs beautés ou couvertes ou nues.

ORONTE.

Dites-nous quel sujet altère ces attraits,

Nous pourrons à loisir philosopher après.

CLARINDE.

Comment se contenir en voyant ces merveilles ?

Qu’il sait bien décevoir ses yeux et ses oreilles !

ALIASTE.

En la mauvaise humeur qui me tient en ce point,

Mon plus puissant sujet est de n’en avoir point.

L’excès de ma tristesse en ce point seul consiste

De ne savoir comment ni pourquoi je suis triste.

ORONTE.

La moindre compagnie en t’abordant te nuit :

Tu l’aimerais le jour si tu l’avais la nuit.

Ah ! je sais trop l’humeur où ton âge te porte ;

Ta mère en mêmes ans vivait de même sorte.

CLARINDE.

Là, là, c’est trop causé, discoureur ; dépêchez,

Et ne découvrez point ici nos vieux péchés.

ORONTE.

Ne crois pas qu’en ce point le monde te méprise ;

Ta faiblesse l’excuse, et le ciel l’autorise :

Et moi, qui dois surtout veiller à ton repos,

Je n’ai pas sans sujet avancé ce propos.

J’ai vu certains mignons, que ton œil seul anime ;

Si tu dis qui d’eux tous a gagné ton estime...

CLARINDE.

À qui donc pensez-vous ces discours adresser ?

ORONTE.

Vous les tenir jadis, c’était bien vous blesser ;

Possible votre humeur fut plus froide qu’une autre ;

Et pourquoi n’aurait-elle un cœur comme le vôtre ?

Vraiment ce front de feu dût être plus secret :

Ne pouvant plus d’amour, il rougit de regret.

CLARINDE.

La flamme avec la neige en ce front ne s’allie

Que par le souvenir de ta jeune folie :

Je m’imagine encor te voir, à mes genoux,

Suivre les vifs accès de ton esprit jaloux ;

Cueillir sans mon aveu mille faveurs secrètes ;

Porter dessus mon sein tes lèvres indiscrètes,

Et, pour autoriser tes folâtres humeurs,

D’un accent triste et bas, dire encore : Je meurs.

Ainsi mon front rougit de tes fautes passées.

ORONTE.

Que vous trouvez encor d’appas en ces pensées !

Et qu’on verrait durer ces innocents plaisirs,

Si le temps recevait la règle des désirs ;

S’il n’était absolu sur les choses humaines,

Et s’il laissait toujours souffrir ces douces peines.

Encore, en cet état et froid et languissant,

Quel bonheur de nous voir ce surgeon fleurissant

Sur qui le ciel répand sa plus douce influence,

Et par qui notre vie en finissant commence ;

Qui doit mettre ma joie aussi haut que mes vœux,

Et conserver nos jours en ceux de nos neveux.

Donc, ma fille, ôte ici le voile de la crainte,

Et confesse pour qui ta belle âme est atteinte.

ALIASTE.

Mon œil ne fît jamais ni souhaita d’amant ;

Et j’aspire à l’amour des filles seulement.

ORONTE.

Je crois que, te voyant à ce point condamnée,

Alors tu serais moins honteuse qu’étonnée :

Que, si d’autres objets ne charmaient tes ennuis,

On te verrait réduite à de fâcheuses nuits.

CLARINDE.

Que l’un est abusé, que l’autre sait bien feindre !

Ah ! le doux passe-temps ! dieux ! comment se contraindre ?

ORONTE.

Enfin, c’est m’ennuyer en ce respect honteux :

Qu’on se montre plus nue à mon esprit douteux,

Et que j’apprenne ici le sujet de tes flammes.

ALIASTE.

Une jeune beauté, le miracle des dames,

Et dont le moindre appas force les libertés,

Tient parmi ses attraits mes esprits enchantés.

ORONTE.

Je crois que depuis peu quelque démon contraire

Prive de jugement et la fille et la mère.

CLARINDE.

Sus, voyez qui pourrait se contraindre en ce point ;

Si la mélancolie ici ne rirait point.

Qu’aisément un habit a déçu votre vue !

Et louez avez nous cette fourbe imprévue.

ALIASTE.

Voyez que nous savons par des moyens aisés,

Tromper subtilement l’œil des plus avisés.

ORONTE.

Aliaste, est-ce vous ? Dieux ! cette ressemblance

Me charme, et tient encor mon esprit en balance.

Ma fille a même poil, mêmes yeux, même teint :

L’agréable transport dont je me sens atteint !

Qu’en ce déguisement mon esprit se récrée,

Et que le souvenir de mon erreur m’agrée !

ALIASTE.

L’heur de vous réjouir me rend le plus content :

Perside cependant chez ma mère m’attend ;

Et je ne suis déjà que trop long, ce me semble.

Nos vêtements repris, nous revenons ensemble.

ORONTE, s’en allant.

Allez, mon cher parent, tout vieil que je me sens,

Je trouve du plaisir en ces jeux innocents.

ALIASTE, seul.

Ah ! que, si tu savais quel sujet nous y porte,

Ce jeu ne t’aurait pas agréé de la sorte :

Un pareil passe-temps n’eût pas été si doux !

Sous mes habits, Perside, attend au rendez-vous.

Amour, guide nos pas, et fais que ce voyage

Soit la fin de nos maux, ou celle de notre âge.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLORIDAN, seul, dans un cercueil

 

Esprits, qui sans repos cherchez des vérités

Qu’on voit si clairement dans ces obscurités ;

Vous qui bravez le sort et ses métamorphoses,

Qui pensez voir à nu la nature des choses,

Et qu’un ordre si beau n’ait point de fondements

Qui ne soient découverts à vos entendements ;

Simples, ne sondez plus des mystères si sombres ;

De pareilles clartés n^appartiennent qu’aux ombres.

Ici le jugement est du tout ennobli,

Il apprend toute chose aux rives de l’Oubli.

Ici la vérité s’accorde aux apparences.

Le sort n’est point celui qui fait les différences ;

La crainte ni l’espoir n’y sont point de saison,

Les sens n’y choquent point les droits de la raison.

Ici le faux objet des vanités passées

Ne sème point d’appas à nos saintes pensées :

Qui juge rien de ferme au monde, n’a point d’yeux,

Ce n’est qu’entre les morts qu’on vit comme les dieux.

Le peuple foule aux pieds, dans ces noires provinces,

L’or qu’il a vu briller sur la tête des princes ;

De tant d’objets divers qui traînent sous nos pas,

Le sceptre et la houlette ont de mêmes appas ;

Les marbres qui pavaient tant de maisons superbes,

Cèdent ici le prix à la beauté des herbes ;

Les plus ambitieux se trouvent conviés

À plaindre maintenant ceux qu’ils ont enviés :

Ce qui leur fît aussi mépriser les supplices,

Étouffer les vertus, entretenir les vices,

Ces vaines dignités sont des objets si faux,

Qu’ils n’élèvent souvent que sur des échafauds.

D’un mot faire trembler tant de mers et de terres,

Avoir, comme les dieux, l’usage des tonnerres,

Tenir en son pouvoir tous les cœurs enchaînés,

Voir autour de son char des monarques traînés,

Disposer des humains avec toute licence,

Ne vous est pas, mortels, une entière puissance ;

Les sens gagnent sur vous le titre de vainqueurs,

Et mille passions tyrannisent vos cœurs.

Au milieu de la paix les soucis vous combattent,

Vos esprits sont gênés quand vos sujets s’ébattent.

Ah ! qu’on vous donne à tort ces titres relevés !

On vous nomme seigneurs de ceux que vous servez ;

Pouvant juger au vrai du poids d’une couronne,

Qu’on priserait bien peu l’éclat qui l’environne !

Et qu’elle trouve en vous des courages parfaits,

Si le chef aussitôt ne courbe sous le faix !

Moi, dont un sort plus humble a gouverné la vie,

Et qui ne crus jamais aux conseils de l’envie ;

Qui tiens qu’un homme à tort prend cette qualité,

Quand son courage est vain contre la vanité,

Cléonice entre dans la chambre.

J’ai, laissant toute chose, emporté cette gloire,

Que rien de vicieux ne tache ma mémoire ;

Et l’oubli désormais doit avouer ce point,

Que contre la vertu son fleuve n’en a point.

CLÉONICE.

C’est trop s’entretenir de ces vaines pensées,

C’est trop longtemps laisser tant d’âmes offensées :

Payez-vous l’amitié d’un supplice éternel ?

Et n’adorer que vous, est-ce être criminel ?

Si j’ai pressé vos sens avec trop de licence,

J’ai manqué de courage, et non pas d’innocence ;

Le chasseur n’a jamais, par un coup si soudain,

Signalé son adresse en la suite du daim :

Et, quand Dieu nous poursuit, on verrait ses tempêtes

Tomber plus lentement de ses mains sur nos têtes,

Que ces divins attraits n’ont forcé mon dessein.

Un trait d’œil m’alluma ce brasier dans le sein,

Un instant me vainquit, un instant m’ôta l’âme,

Et réduisit mes sens à découvrir ma flamme :

Mon cœur le bénissait ; mais ce cruel moment

Qui le fit amoureux, ne lui fit point d’amant.

Un faux mal qui vous fait chercher la solitude,

Qui n’a point de sujet que votre ingratitude,

Un mal feint à dessein, refuse vos faveurs

Aux transports innocents de mes saintes ferveurs.

CLORIDAN.

C’est trop, c’est trop, vaine ombre. Où m’attend ma déesse ?

Un violent désir de l’adorer me presse ;

Le ciel ne fut jamais l’objet de tant de vœux

Que j’en ai préparés pour un de ses cheveux.

Trouve mon beau soleil : que ta poursuite est lente !

Toi, qui dépeins si bien une ardeur violente,

Que tu la ressens mal, et qu’à ton jugement

L’absence d’un bel œil cause peu de tourment !

CLÉONICE.

La présence du tien, cruel tyran des âmes,

En livre bien, hélas ! un plus sensible aux dames.

Tigre, indigne sujet des maux que j’ai soufferts,

Ce cœur, pouvant t’aimer, est digne de ses fers ;

Et le plus vil serpent, comme il a moins de rage,

Dut avoir plus d’attraits à forcer mon courage.

Les lions et les ours, avec plus de pitié,

Auraient entretenu ma honteuse amitié.

Suis, suis les mouvements de ta coupable haine :

Tu trembles, tu pâlis, lâche auteur de ma peine ;

La honte sur ton front ne trouve point de sang ;

Ah ! viens pour le rougir en tirer de ce flanc.

CLORIDAN.

Dieux ! tirez-moi du rang de ces ombres parjures !

Cruelle, et ne m’as-tu promis que des injures ?

Vomir ces vains propos contre un cœur innocent,

Est-ce remédier aux douleurs qu’il ressent ?

Et me faire l’objet de ton injuste plainte,

Est-ce me procurer les faveurs de ma sainte ?

Mais ne cèles-tu point sa venue, à dessein

De me rendre plus doux les charmes de son sein ;

Et le pieux désir d’accroître mes délices,

Ne sert-il point de cause à tes douces malices ?

Ah ! ne fais point, mauvaise, à nos vœux mutuels

Acheter ta douceur par des maux si cruels :

Et, si jamais ton âme a fait l’expérience

De ce que peut l’amour jointe à l’impatience,

Ne réduis point la mienne aux furieux desseins

Qui nous font violer les respects les plus saints.

Vois quelle intention mon amour se propose :

Si dans peu je n’apprends où Perside repose,

Ces deux bras, animés d’un généreux effort,

Iront meurtrir Cerbère et désarmer la Mort,

Étouffer pour jamais la puissance des Parques :

On n’aura plus ici de nochers, ni de barques ;

Et les mortels, encor revêtus de leurs corps,

Pourront en assurance habiter sur ces bords :

Le ciel ne craindra plus d’y prêter sa lumière,

Telle qu’elle est au monde en la saison première ;

Même, si mes desseins ont un heureux succès,

Les oiseaux dans ces lieux auront un libre accès,

Et les ruisseaux affreux qui coulent dans ces plaines

Changeront leur nature en celle des fontaines ;

L’astre qui n’a point vu ces rivages encor,

Du soufre et du limon fera du sable d’or,

Et produira partout la fleur la plus charmante

Que vit jamais Zéphire au sein de son amante,

Où les ombres liront quel sort m’aura fait roi,

Et baiseront les noms de Perside et de moi.

Alors je souffrirai que sur les violettes

Chacun se licencie à des faveurs secrètes ;

Du nombre des vertus j’ôterai le respect,

On n’aura ni témoin, ni juge pour suspect ;

Cette fleur, dont le prix rend la fille superbe,

Pourra sans châtiment se cueillir dessus l’herbe ;

Et Perside vaincue, après ces longs efforts,

Obéira sans honte à mes plus doux transports.

CLÉONICE.

Quelle erreur tient encor mon âme ensevelie ?

Peut-on, sans être fou, douter de sa folie ?

Son mal est trop visible. Adieu, je suis ici

Dans une heure au plus tard, et ta Perside aussi.

 

 

Scène II

 

LE PAGE, LES VOLEURS, se battant

 

LE PAGE.

De quelque heureux exploit que votre bras se loue,

Voleurs, dès le berceau destinés à la roue,

Mon adresse n’a pas d’assez lâches défauts,

Pour souffrir que ma mort dresse vos échafauds.

J’espère, si l’effet répond à mon courage,

D’obliger vos destins par un pieux outrage,

Et de vous affranchir des honteux appareils

Que les mains des bourreaux dressent à vos pareils.

PREMIER VOLEUR.

Éprouve que ce bras sait punir l’insolence

De semblables causeurs, d’un éternel silence.

DEUXIÈME VOLEUR.

Souffre que ma valeur le mette au rang des morts,

Et réserve la tienne à de plus grands efforts.

LE PAGE.

Ah, cruauté du sort ! ah, fortune traîtresse !

Que ces lâches voleurs aient forcé mon adresse !

Infâmes, je reçois un traitement trop doux,

Vous épargnez un traître, et qui vaut moins que vous.

Ils le lient à un arbre.

PREMIER VOLEUR.

Mon cœur ne se hasarde à semblable aventure,

Qu’afin de signaler sa courtoise nature.

J’aborde tout le monde, et mes soins innocents

Veillent à soulager la peine des passants ;

Quelquefois, assisté de deux ou trois des nôtres,

Nous déchargeons les uns, nous époudrons les autres ;

Et ceux dont la sueur a les membres mouillés,

Ne sortent de nos mains jamais que dépouillés.

Le désir d’exercer un si pieux office

Souvent nous fait user de force et d’artifice ;

Et, simple que je suis, j’oblige des ingrats,

Qui voudraient dès l’abord échapper de mes bras.

Il fouille dans les poches du page.

Ce collier est plus propre aux filles qu’à des pages ;

Ces liens sont honteux à de nobles courages ;

Ces joyaux sentent trop leurs voleurs fugitifs,

Et ces chaînes, il faut les laisser aux captifs.

Ta chaleur nous ferait de trop justes reproches,

Si nous avions laissé le soleil dans tes poches ;

Or, je me tiens heureux de t’avoir fait plaisir ;

Adieu, nous te laissons délasser à loisir.

DEUXIÈME VOLEUR.

Non, non, ce vêtement est bien à mon usage,

Joint qu’il me semble un peu trop riche pour un page ;

Couvre-toi d’un habit plus simple à ton retour,

Et dis que j’ai dessein de réformer la cour.

LE PAGE.

Ciel ! témoin de mon crime, auteur de ma misère,

Ta rougeur parle assez de ta juste colère.

Mais qui te fait, cruel, différer mon trépas ?

Tu sais qu’il est un foudre, et tu n’en uses pas ?

PREMIER VOLEUR.

Qu’il a, nu comme il est, baisé des courtisanes !

Qu’en ce point il sera fatal aux paysannes ;

Qu’elles prodigueront d’honnêtes compliments,

Pour s’acquérir l’honneur de ses embrassements !

LE PAGE, seul, lié à un arbre.

Lions, ours, déchirez cette vivante proie ;

Que mon sang répandu ce lâche cœur nettoie ;

Ce cœur à qui le prix des joyaux présentés,

Fait suivre les conseils de mes sens enchantés.

Dieux ! laissez-vous en paix cette âme criminelle ?

Livrez à la traîtresse une guerre éternelle.

Pour éteindre mes jours allumez des bûchers ;

Pour me désanimer animez des rochers ;

Troublez les éléments, et lancez de la nue

Vos foudres punisseurs dessus ma tête nue.

Ah ! si votre vengeance a bien eu le pouvoir

De ne me rien laisser, non pas même l’espoir,

Un point vous reste encore à la rendre assouvie ;

Vous m’aurez tout ôté si vous m’ôtez la vie.

Lions plus innocents, et moins ingrats que moi,

À qui nature inspire une secrète loi

De rendre les bienfaits, de révérer vos maîtres,

Souffrez-vous que je vive ? épargnez-vous les traîtres ?

Lâches, vous me laissez trop longtemps en ce point ;

Avez-vous du respect pour ceux qui n’en ont point ?

 

 

Scène III

 

PERSIDE, ALIASTE, LE PAGE

 

ALIASTE.

Enfin nous avançons ; les yeux de Cléonice

Doivent bientôt accroître ou finir mon supplice ;

Sa joie ou ses mépris nous rendront plus savants,

Et nous verrons ce mort qu’on préfère aux vivants.

LE PAGE.

Dieux ! n’aperçois-je pas Aliaste et Perside ?

Ah ! la mort n’est pas loin ; console-toi, perfide.

PERSIDE.

Et moi que je ressens un violent effort,

Dans la crainte de voir que mon amant soit mort !

ALIASTE.

Hélas ! combien de fois dans ces forêts superbes,

Sans voix, sans mouvement, étendus sur les herbes,

Avons-nous exprimé, par nos yeux languissants,

Les désirs mutuels de nos cœurs innocents ?

Que clairement alors, sans fard, sans flatterie,

Sa rougeur me parlait de sa douce furie ;

Et qu’elle eût aisément, par sa moindre action,

Aux moins judicieux prouvé sa passion !

Quelquefois à dessein sa gorge demi-nue

Me semblait accuser de trop de retenue ;

Et ses beaux yeux semblaient, avec certains appas,

Se plaindre de dépit qu’on ne les baisait pas ;

Si ma lèvre timide en prenait la licence,

Qu’elle témoignait bien d’agréer cette offense !

Elle eût un jour entier souffert ce doux affront,

Et rien ne me l’osait reprocher que son front.

LE PAGE.

Cherchez-vous le menteur, le perfide, l’infâme,

Que l’or a fait résoudre à trahir votre flamme ?

Vous le voyez le traître, approchez, avancez ;

Les bourreaux sont-ils prêts et les gibets dressés ?

Que différez-vous plus ? rompez ces faibles chaînes,

Et n’épargnez sur moi ni fers, ni feux, ni gênes.

PERSIDE.

Dieu ! qu’un heureux destin m’a conduite en ces lieux !

Ce page nous pourra... mais croirai-je à mes yeux ?

Serait-ce Phidamant ?

LE PAGE.

C’est moi : je suis le traître

Que le ciel laisse vivre, et qui ne dût plus être.

Vous le voyez l’ingrat, qui n’a pour des bienfaits

Produit en vos amours que de tristes effets.

J’ai servi contre vous la passion d’un autre,

Et la beauté de l’or m’a fait trahir la vôtre.

PERSIDE.

Quoi qui te puisse rendre indigne d’amitié,

La repentance attire à force la pitié.

Rends-nous un compte exact d’un si triste voyage,

Et crois que nous saurons excuser ton jeune âge.

LE PAGE.

Passant dans ces forêts, je trouvai sur les fleurs

Une jeune beauté qui les noyait de pleurs ;

Le nom de Cloridan, mêlé parmi sa plainte,

Ne m’étonna pas moins qu’elle n’était atteinte.

J’appris que ce seigneur, arrêté dans ce lieu,

Avait sur ses esprits l’autorité d’un dieu.

Que différé-je plus d’avouer mon offense ?

Sa prière et ses dons forcèrent ma défense ;

Elle obtient votre lettre, en altère le sens,

Me la rend, et se sert de discours si puissants,

Que mon avare humeur promit à son envie

D’assurer Cloridan que vous étiez sans vie :

Je le vis, je jurai de ce qui n’était pas,

Et, par ce faux rapport, je fis deux faux trépas.

Ce discours lui rendit le jugement si sombre,

Qu’il crut et croit encore n’être plus rien qu’une ombre ;

Cléonice l’adore et tâche à le tirer...

ALIASTE.

Ah, dieux ! quel mot, cruel, viens-tu de proférer ?

Cloridan serait-il ce mort qu’on me préfère ?

LE PAGE.

Mais en vain cette belle en sa faveur espère.

Dans la puissante erreur qui trouble sa raison,

On dit qu’il aime encor sa première prison,

Et qu’il avoue à tous, en cette rêverie,

Que Perside est l’objet de sa douce furie.

Je ne puis qu’ajouter, sinon que deux voleurs

Ont mis ce criminel en ce point de malheurs,

Dont vous dussiez déjà tirer son âme ingrate,

Qui n’a rien que l’espoir de la mort qui la flatte.

PERSIDE.

Quoi qu’on doive de peine à ta noire action,

Mon esprit indulgent force ma passion.

Rompons-lui ces liens.

LE PAGE.

Non, j’ai plus de courage ;

Votre faveur me nuit, et la pitié m’outrage.

Si ce cœur ne reçoit sa peine de vos bras,

Je veux de cette main punir mes sens ingrats.

Votre ressentiment peut-il sans injustice,

Différer d’un instant un si juste supplice ?

Et ne craignez-vous point que les charmes de l’or

Ne me portent un jour à vous trahir encor ?

PERSIDE.

Admire seulement combien je suis humaine,

Et ta confusion te servira de peine.

La mort aux malheureux est un aimable point,

Et, pour les bien punir, on ne les punit point.

LE PAGE.

Il est vrai que la mort plaît à ma frénésie,

Et qu’elle a plus d’appas que votre courtoisie.

Comment, après l’horreur de cet acte odieux,

Puis-je encor soutenir la clarté de ces yeux

Dont le trait le plus doux m’est fatal, et m’accuse

D’un crime qui n’a point d’exemple ni d’excuse ?

PERSIDE.

Dieux ! que tes vains regrets nous ôtent de moments !

Sais-tu combien le temps coûte cher aux amants ?

Celui de qui mes yeux tiennent l’âme ravie,

Sans Perside, a sujet de se croire sans vie :

Sa guérison te dût autrement exciter ;

Tu l’as désanimé, viens le ressusciter.

 

 

Scène IV

 

CLÉONICE, CLORIDAN au tombeau

 

CLÉONICE, seule.

Rien ne l’a pu dompter, ce superbe courage,

Ni l’amour, ni l’humeur, ni la beauté, ni l’âge ;

Et les plus orgueilleux ont trouvé des appas

En ces conditions qui ne le touchent pas.

N’avez-vous plus, mes yeux, ces qualités exquises,

À qui les plus parfaits ont soumis leurs franchises ?

Et le temps aurait-il effacé les attraits

Dont tant de cœurs atteints ont adoré les traits ?

Quel sort injurieux aurait terni des roses

Qu’on voit dessus mon teint n’être qu’à peine écloses ?

Quelle fatalité, changeant l’ordre du temps,

M’aurait pu faire vieille à l’âge de vingt ans ?

Inutiles pensers ! non je possède encore

La même qualité que Florimant adore,

Pour qui d’un vain espoir Dorame se nourrit,

Que Lisidor aimait, qu’Aliaste chérit.

Aliaste, ah ! ce nom rappelle en ma mémoire

La belle passion dont j’ai terni la gloire.

Quoi, vous avez ailleurs engagé, traîtres sens,

Une franchise due à ses vœux innocents ?

Vous promettez un cœur dont un autre dispose ?

Ingrats, puis-je donner deux fois la même chose ?

Et ne sentez-vous plus ces violents transports

Qu’Aliaste excitait avec des traits si forts ?

De combien de souhaits ai-je flatté ses peines,

Et de combien de nœuds ai-je serré ses chaînes ?

Combien pour fomenter son amoureux souci,

Ai-je redit ces mots : Mon cœur, je t’aime aussi ?

Dieu ! que son souvenir est doux à ma pensée !

Et je le puis quitter pour une âme glacée

Qui, voulant éviter une heureuse prison

Et conserver son cœur, a perdu sa raison.

Ah ! c’est trop, Cléonice, avoir l’âme abattue ;

C’est nourrir trop longtemps une amour qui te tue ;

Étouffe ce brasier, reprends tes premiers feux,

Et qu’Aliaste seul ait l’honneur de tes vœux.

Elle va parler à l’Hypocondriaque, qui est dans le cercueil.

Ne fuis plus l’entretien d’une humeur importune ;

Le ciel, changeant mes fers, a changé ma fortune ;

La raison ne me peut désormais reprocher

Que je perde le temps à combattre un rocher.

Que de plus beaux objets captivent ta pensée ;

La plus sensible ardeur de ma flamme est passée ;

Et de ces passions que produit l’amitié,

Le ciel ne m’a laissé pour toi que la pitié.

CLORIDAN.

Tu parles de pitié, lâche objet de mes plaintes ;

Hélas ! que mon malheur te livre peu d’atteintes ;

Et que ta cruauté fait durer mon tourment !

Me dénier le bien de la voir seulement !

En quoi t’ai-je offensée ? et, n’ayant plus de vie,

Es-tu capable encore ou de haine ou d’envie ?

Eh, qu’après tant de maux, cet esprit amoureux

Tienne de ta faveur la qualité d’heureux.

 

 

Scène V

 

ALIASTE, PERSIDE, CLÉONICE, LE PAGE

 

ALIASTE surprend Cléonice, qui sortait de la chambre de l’Hypocondriaque.

Je reçois pour le moins ce bien de mon injure,

Qu’elle ajoute du lustre au teint de ma parjure ;

Il ne faut point rougir pour un crime si doux,

Ce flanc vous en dispense, et va rougir pour vous.

CLÉONICE.

Dieux ! en cette surprise ai-je des yeux fidèles ?

ALIASTE.

Oui, si mon cœur est tel, beau miracle des belles.

CLÉONICE se jette à son cou.

Mon tout ! mais puis-je bien toucher, en ce transport,

Les sens que j’ai trahis par un si lâche effort,

Ces baisers où jadis tu trouvais des délices,

Ne te sont aujourd’hui que de cruels supplices ;

Et je crois, pour te faire un sensible tourment,

Qu’il te faut prodiguer mes faveurs seulement.

ALIASTE.

Confessant un péché, vous offensez des charmes

Qu’un Dieu serait heureux d’acheter par des larmes.

C’est trop, objet sacré de mes chastes amours :

Épargnez vos appas, et m’offensez toujours.

Si mon cœur vous osait reprocher ses atteintes,

Son téméraire espoir condamnerait ses plaintes,

Vu qu’un si bel objet a vos sens abattus,

Que de si beaux péchés valent bien des vertus.

CLÉONICE.

Dieux ! ici ma partie entreprend ma défense !

Mais cette courtoisie en m’excusant m’offense.

Pourquoi diffères-tu ? punis mes sens ingrats.

ALIASTE.

Je le veux, mais prenez ce supplice en mes bras ;

Souffrez pour châtiment qu’à souhait je repose

Sur l’humide fraîcheur de ces lèvres de rose :

Souffrez que je punisse encor ces belles mains,

Ce sein, ce front de lis, et ces yeux inhumains

Où l’Amour a trouvé tous les traits de sa trousse ;

Je meurs dans ces appas ! que la vengeance est douce !

Perside excusera ces transports innocents.

CLÉONICE, regardant Perside.

Ah ! pardonnez, madame, à mes coupables sens ;

Ces appas immortels que Cloridan révère,

M’accusent de l’avoir estimé trop sévère ;

Et me font abhorrer la perfide action

Dont j’ai voulu forcer sa belle passion :

Que l’amitié succède à votre jalousie.

Ils vont dans la cave, où est Cloridan dans un cercueil.

Allons ; et, s’il se peut, calmons sa frénésie.

 

 

Scène VI

 

CLORIDAN, CLÉONICE, PERSIDE, ALIASTE, LE PAGE

 

PERSIDE.

Que fais-tu, beau sujet de mon plus doux souci ?

Languir en un cercueil, et ta vie est ici !

CLORIDAN, sortant du cercueil.

Ah ! propos qui me charme ! est-ce toi, ma déesse ?

Quel supplice ne dois-je à ta longue paresse ?

Quels assez doux baisers pourront servir de prix

Aux divines fureurs dont je me sens épris ?

Qui t’a, chère beauté, si longtemps possédée ;

Et sur quoi ta froideur a-t-elle été fondée ?

Quel sort injurieux nous a pu désunir ?

Tu ne peux m’empêcher ici de te punir :

Ces lieux sont destinés au châtiment des âmes :

Je condamne la tienne à d’éternelles flammes.

Tu le veux bien, mon ange : ah ! ces ris innocents

Me témoignent assez les remords que tu sens ;

Et souffrir ces baisers avec tant de licence,

Répare assez l’ennui d’une si longue absence.

Éloignons-nous, mon cœur, de ces esprits jaloux,

Et me laisse arriver à des plaisirs plus doux.

Au fond de ces enfers trouvons un lieu plus sombre,

Et n’ayons pour témoins que le silence et l’ombre.

PERSIDE, le tirant de la cave où étaient les cercueils.

Mais tirons-nous plutôt de ces lieux trop obscurs.

Et pourquoi, cher amant, cacher des feux si purs ?

Nous verrons les enfers, lorsque les destinées

Auront d’un coup fatal achevé nos années :

Mais durant que le sort file encore nos jours,

Faisons le ciel témoin de nos chastes amours.

CLORIDAN.

Quoi, ton cœur s’entretient de cette rêverie,

Adorable sujet de ma douce furie !

Tu penses vivre encor, simple, et tu ne sais pas

Que ta mort seulement a causé mon trépas !

PERSIDE.

Ton œil voit mon visage ; y trouves-tu les marques

Des injures des vers et du courroux des Parques ?

Ah ! sors de cette erreur, et connais désormais

Que nous sommes encor, ou ne fûmes jamais.

CLÉONICE.

Enfin le ciel me force à t’avouer mon crime :

Un cruel artifice a déçu ton estime ;

Et, pour te disposer à mon coupable effort,

Ce page corrompu t’a fait ce faux rapport.

LE PAGE, aux pieds de Cloridan.

Apprenez votre erreur par la bouche du traître,

Que vous êtes encor, d’un qui ne dût plus être,

Et dont en un moment l’avare passion

Trahit votre repos et votre affection.

CLORIDAN.

Qu’un étrange accident a ces âmes blessées !

Que je suis bien exempt de ces vaines pensées !

Quittez, faibles esprits, ces discours superflus ;

Je vois trop clairement que nous ne vivons plus.

CLÉONICE.

Que cette impression dans son âme a de charmes !

Ayons, ayons recours à de meilleures armes :

Consultons, mes amis, sans perdre plus de temps,

Ce qui le peut guérir et nous rendre contents.

Là on consulte ensemble du moyen de le guérir, sans sortir du théâtre ; pendant ce temps Oronte vient pailler à sa fille, et Érimand, père de Cléonice, arrive.

ORONTE.

Auteur des passions que ressentent les pères,

Ciel ! après tant de pas tu finis mes misères ;

Quel bonheur est pareil à mon contentement ?

Je trouve ici Perside avecque son amant.

PERSIDE, aux genoux de son père.

Quel voile assez obscur pourrait couvrir ma honte ?

Ah ! pardonnez, mon père, au dieu qui me surmonte ;

Son vouloir absolu m’a conduite en ce lieu ;

Excusez mon offense, ou punissez un dieu.

ORONTE.

Quoique la liberté d’un semblable voyage

Soit honteuse à ton sexe et coupable à ton âge,

Tes vœux ont sur mon cœur un souverain pouvoir :

Que puis-je refuser au bien de te revoir ?

Qu’un enfant sur son père a d’invincibles charmes !

Que ce départ me coûte et de peine et de larmes !

CLORIDAN, venant embrasser Perside.

Tu me blesses, mon ange, avec de si beaux traits,

Que ton corps n’eut jamais de si charmants attraits.

Parmi ces doux assauts que ta beauté me livre,

Penses-tu, bel esprit, que le mien puisse vivre ?

Qu’un seul de ces regards aurait charmé de dieux !

Ne disparé-je point à l’éclat de tes yeux ;

Et peut-on voir une ombre où deux soleils reluisent ?

Je crois que tes appas en m’obligeant me nuisent.

Me voyez-vous, esprits ? admirez son pouvoir ;

Mais tu me sentiras, si tu ne me peux voir.

Amour, qu’en ce beau sein ma passion s’allège !

Laisse-moi reposer sur ces deux monts de neige.

Est-ce pas en ce jour, mon ange, ma Cypris,

Qu’un hymen solennel doit joindre nos esprits,

Que nos jeunes amours n’auront plus de contrainte,

Et que de nos plaisirs nous bannirons la crainte ?

PERSIDE.

Mon cœur aurait senti de bien faibles efforts

S’il était satisfait des caresses des morts ;

Ils ont toujours la bouche et la paupière close,

Et moi je ne veux point d’un mari qui repose.

CLÉONICE.

Non, non, que craignez-vous ? Cloridan vit encor,

Et sera possesseur d’un si riche trésor.

CLORIDAN.

Ces discours insensés, lâches et noires âmes,

Sont donc le payement de mes fidèles flammes !

Quelle erreur tient ainsi votre esprit agité ?

Et, si je vis encor, qui m’a ressuscité ?

ORONTE.

Dieux ! quelle impression trouble sa fantaisie !

ALIASTE.

Nous, tâchons à l’ôter de cette frénésie.

Jamais un coup fatal n’a vos jours achevés,

Vous sentez comme nous, comme nous vous vivez ;

Et, quand même votre âme aurait été ravie,

Nous savons un moyen qui vous rendrait la vie :

Voyez dans ces tombeaux, ces corps ne vivent plus.

Les musiciens entrent.

Vous les verrez mouvoir aux doux airs de ces luths ;

Et ces divins concerts ont un effet si rare,

Que l’enfer les oyant n’a plus plus rien de barbare,

Et ne peut refuser à leurs moindres accords

Le bien de renvoyer les âmes dans les corps.

CLORIDAN.

Je vis, et vos raisons ne trouvent plus d’obstacles,

Si vous faites mes yeux témoins de ces miracles.

PERSIDE.

Un doux espoir commence à me flatter les sens.

Ah ! ne différez plus ces concerts ravissants.

Les musiciens chantent et touchent les luths.

CLORIDAN, voyant les morts supposés se lever.

Effet prodigieux d’une douce harmonie,

Qu’elle ait en un moment leur trame réunie !

Pouvaient-ils de mon mal un miracle espérer ?

Et d’un air si divin le bien de respirer ?

Que ce plaisir confond ma douteuse pensée !

Et, si je vis encor, que j’ai l’âme blessée !

Vos soins injurieux m’ont réduit à ce point

D’ignorer si je vis ou si je ne vis point.

PREMIER MORT.

Noires sœurs, quelle rage à mon repos contraire

Vous porte à refiler mes jours et ma misère ?

Quel envieux démon, quel inique destin

D’un heureux occident me ramène au matin ?

Qui vous fait, dieux cruels, en ces métamorphoses,

Pour troubler mon repos, troubler l’ordre des choses ?

Mon astre n’eut jamais que des traits rigoureux,

Et je suis seulement pour être malheureux.

DEUXIÈME MORT.

Quel sujet tient encor cette main suspendue ?

Dois-je laisser la vie à qui me l’a rendue ?

Quel sort nous a tirés d’une si douce nuit ?

Et qui de vous, croyant nous obliger, nous nuit ?

CLÉONICE.

Ce bel amant blessé d’une étrange manie,

Qui croyait de son corps son âme désunie,

A porté nos esprits à ces pieux efforts :

Pour guérir un vivant, on a guéri deux morts.

D’un concert tout divin la secrète puissance

A remis vos deux corps en leur première essence ;

Et, s’il ne vivait plus, un accord si parfait

Aurait dessus le sien produit un même effet.

CLORIDAN.

À quoi se résoudra mon estime incertaine ?

Perside, ton arrêt me peut tirer de peine ;

De toi seule dépend ma vie ou mon trépas :

Si tu m’aimes, je vis ; sinon, je ne vis pas.

PERSIDE.

Si je t’aime, mon cœur ! ah ! de quelle espérance

Veux-tu que j’en confirme une heureuse assurance ?

Que la terre et le ciel s’opposent à mon bien

Si je nourris jamais autre feu que le tien.

Ces violents transports te découvrent mon âme,

Et font connaître assez et ta vie et ma flamme.

CLORIDAN.

Mais je vis encor. Si...

PREMIER MORT.

Donc, fol, à ton sujet

Les rigueurs du destin m’ont encor pour objet !

Ce mal ne m’est venu que pour ton allégeance ;

Et ce cœur laisse encor balancer ma vengeance !

Ah ! ce coup t’affranchit.

Il tire un coup de pistolet chargé seulement à poudre contre Cloridan.

CLORIDAN.

Perside, à mon secours !

Inhumains ! que le coup de ma mort trouve sourds,

Vous pouviez m’obliger d’une défense aisée ;

Et vous convertissez mon malheur en risée.

Il sort de son erreur.

Mais dieux ! ce coup me laisse un libre mouvement,

Et je n’en puis trouver la marque seulement :

Ma raison voit enfin la fourbe découverte :

On me rend la santé sous le front de ma perte :

Refuser du secours, c’était me secourir,

Et vous me guérissez par la peur de mourir.

Je ne puis reconnaître un si pieux office

Qu’offrant un cœur tout nu pour ce doux artifice ;

Que j’ai gardé longtemps des charmes si puissants !

Et qu’une longue erreur a gouverné mes sens !

Maintenant ma raison, qui règne et la surmonte,

M’en laisse seulement la mémoire et la honte.

ÉRIMAND.

Heureuse invention !

ORONTE.

Mais plus heureux effet !

ALIASTE.

Dieux ! en si peu de temps voir ce charme défait !

CLÉONICE.

Ce bonheur me ravit d’étonnement et d’aise.

PERSIDE.

Si je t’ai baisé mort, que vivant je te baise ;

Qu’un heureux souvenir signale ce beau jour,

Où nous ne sommes plus malades que d’amour.

ORONTE.

Si la santé n’a point son âme refroidie,

Je promets un remède à cette maladie,

Et consens que le ciel, qui par de saints accords

À conjoint vos esprits, conjoigne aussi vos corps.

CLORIDAN.

Ah ! ces mots suffisaient à me rendre la vie,

Dans l’erreur où j’étais qu’on me l’avait ravie ;

Pourrai-je en ce bonheur payer un bien si doux,

Et que vous dois-je offrir si je suis tout à vous ?

ÉRIMAND.

Aliaste, épousant ma fille et ma fortune,

Par un même bonheur rendra l’aise commune.

ALIASTE.

Dieux ! qu’un arrêt si cher me charme les esprits,

Et qu’on donne à ma peine un agréable prix.

ORONTE.

Vivez, heureux amants, et goûtez les délices

Qu’un favorable hymen doit à vos longs supplices ;

Que jamais les froideurs ni les dissensions

Ne puissent traverser vos belles passions ;

Que le ciel soit propice à vos flammes fidèles ;

Qu’Amour n’ait point chez vous ni de bandeau ni d’ailes ;

Que jamais cet enfant ne sorte de vos lits,

Et ne blesse vos cœurs qu’avec des traits de lis. 

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