La Diane (Jean de ROTROU)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1630.

 

Personnages

 

DIANE, sous le nom de CÉLIRÉE

DOROTHÉE

ORANTE

LYSIMANT

ARISTE

ORIMAND

SYLVIAN

FILÉMON

LYSANDRE

DAMON

UN LAQUAIS

EXEMPT

ARCHERS

 

La scène est à Paris.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DIANE, seule, sous le nom de Célirée

 

Le soleil a quitté l’humide sein de l’onde.

Le dernier de tes jours illumine le monde,

Déplorable rebut d’un infidèle amant,

Moins aimable qu’aimé, plus ingrat que charmant.

Poursuis, trahis ce traître, amante infortunée,

Et lui vends chèrement ta dernière journée ;

Ayant de ta franchise acquis des vœux si saints

Son injuste mépris rend justes tes desseins ;

Romps ses intentions, et fais contre son crime,

Tout ce que te conseille un courroux légitime.

Toi qui vis son amour et qui vois ses dédains,

Redoutable vainqueur des dieux et des humains,

Éteins ou récompense une ardeur si parfaite :

Que je meure vengée ou vive satisfaite ;

Tu dois cette faveur aux vœux que je te rends :

Pour toi, j’ai tout laissé, j’ai quitté mes parents,

Et tu m’as mise au point de servir la maîtresse

De l’objet inconstant que j’aime et qui me laisse,

Qui me flattait d’attente et d’espoirs superflus,

Qui m’a longtemps voulue, et qui ne me veut plus.

L’avare faim de l’or a rompu ses promesses ;

Une riche ennemie attire ses caresses ;

Orante le méprise, et l’aveugle aujourd’hui

Épouse la fortune aveugle comme lui :

Joins ton pouvoir au mien, roi de ma destinée ;

Divertissons, Amour, ce fatal hyménée :

Accorde ta faveur au dessein que je fais,

Et ne t’offense pas de tes propres effets.

 

 

Scène II

 

DOROTHÉE, CÉLIRÉE

 

DOROTHÉE.

La voilà qui m’attend.

CÉLIRÉE.

Ma chère Dorothée,

Que de cruels soucis mon âme est agitée !

DOROTHÉE.

Comment ?

CÉLIRÉE.

Je sors déjà pour la sixième fois.

DOROTHÉE.

Hélas ! Diane.

CÉLIRÉE.

Attends, abaisse un peu ta voix.

Comment m’appelles-tu ? je t’ai tant conjurée

De te ressouvenir du nom de Célirée ;

Cruelle ! as-tu dessein qu’on me connaisse ici,

Et ne sais-tu pas bien que l’on m’appelle ainsi ?

DOROTHÉE.

Je m’y trompe toujours.

CÉLIRÉE.

Eh bien, chère compagne ?...

DOROTHÉE.

Vous causez du désordre en toute la campagne ;

Je ne puis exprimer ces communes douleurs :

Tyrsis se désespère, Alidor fond en pleurs,

Et l’absence du jour cause bien moins d’ombrage,

Que celle de vos yeux dedans notre village.

Chacun pour vous trouver fait des desseins divers :

L’un veut voir tout Paris, l’autre tout l’univers ;

L’un consulte Apollon, l’autre aux noires sciences

Va chercher du remède à ses impatiences.

On entend votre nom en la bouche de tous :

Ils laissent leurs troupeaux à la merci des loups ;

Les voleurs pillent tout, les maisons sont désertes,

Et votre perte seule est cause de ces pertes.

Votre père surtout...

CÉLIRÉE.

Dépêche vitement.

DOROTHÉE.

Soupire sans relâche et sans allégement ;

Vous ayant fait chercher parmi toutes nos plaines,

Il est désespéré d’avoir perdu ses peines ;

Et je vous viens conter le dessein qu’il a pris

De vous chercher lui-même, et voir par tout Paris.

CÉLIRÉE.

Il cherchera longtemps.

DOROTHÉE.

Je crains fort, Célirée,

Qu’il n’en ait eu déjà la nouvelle assurée.

CÉLIRÉE.

Et d’où la saurait-il ?

DOROTHÉE.

Il le peut bien.

CÉLIRÉE.

Comment ?

DOROTHÉE.

Voyez si j’appréhende avecque fondement ?

Je vous dis l’autre jour que Sylvian, que j’aime,

Souffrait pour votre perte un déplaisir extrême.

CÉLIRÉE.

Eh bien ?

DOROTHÉE.

Ce lâche objet qui me tient sous sa loi,

Depuis un jour ou deux s’est dérobé de moi ;

Il croit chez Lysimant savoir de vos nouvelles

(Car il a su jadis vos ardeurs mutuelles),

Et sans nécessité que de vous rechercher,

Il l’est allé trouver, et s’est fait son cocher.

Je viens de rencontrer cet aimable homicide ;

Le traître s’est couvert des couleurs d’un perfide ;

Et, s’il a découvert que vous serviez ici,

Damon par son moyen le peut savoir aussi.

CÉLIRÉE.

Ô dieux ! que me dis-tu ! va le trouver, de grâce ;

Convié de ma part, il n’est rien qu’il ne fasse.

DOROTHÉE.

Las ! il ne met qu’en vous la fin de ses désirs,

Et je pousse pour lui d’inutiles soupirs.

CÉLIRÉE.

Je promets ses devoirs à ta pudique envie,

Si la fin de ce jour n’est celle de ma vie ;

Mais d’une même ardeur oblige mon amour,

Ne sors point de Paris le reste de ce jour ;

Je veux trahir Orante, et tu m’es désirable,

Si jamais j’éprouvai ton secours favorable.

ORANTE, appelant en dehors.

Célirée ?

CÉLIRÉE lui donne un diamant.

Ô malheur ! je te voulais prier

De vendre ce présent qu’elle me fît hier,

Et de me tenir prêt l’habillement d’un homme.

Accorde cette peine au feu qui me consomme ;

Si le dessein que j’ai succède heureusement,

Je veux sous ces habits m’offrir à Lysimant,

Le servir déguisée, et de quoi qu’il propose

En divertir l’effet, en connaissant la cause ;

C’est mon dernier recours parmi tant de malheurs.

DOROTHÉE.

Je vous vais obéir, ayant vendu mes fleurs.

CÉLIRÉE.

Et je t’irai trouver ?

DOROTHÉE.

En notre hôtellerie.

ORANTE, sortant de la maison.

Célirée ?

CÉLIRÉE.

Madame ?

À Dorothée.

Adieu ; cours, je t’en prie.

Dorothée sort.

 

 

Scène III

 

ORANTE, CÉLIRÉE

 

ORANTE.

Ai-je assez appelé ? quels importants secrets

Vous éloignent de moi, sans voir mes habits prêts ?

Et qui doit être ici, tandis qu’en vos affaires

Vous employez ailleurs ces heures nécessaires ?

CÉLIRÉE lui donne des lettres quelle a tirées de sa poche.

Certaine paysanne, ayant frappé deux fois,

M’a donné ces papiers que je vous apportais ;

Et, sans vouloir entrer, elle s’est retirée,

Quand je suis accourue au nom de Célirée.

ORANTE ouvre et lit.

Lettre de Diane à Orante.

« Le déplaisir de perdre un infidèle amant

« Ne vous procure pas cet avertissement :

« La perte d’un traître est heureuse.

« Le seul dessein que j’ai de me venger

« Vous doit porter à vous en dégager.

« Je suis intéressée, et non pas amoureuse ;

« Je vois d’un œil égal son infidélité.

« Je sais bien que résoudre en la nécessité ;

« Et, quoique simple paysanne,

« Quand il m’aimait il était Lysimant :

« Il n’a changé que d’amour seulement,

« Il est toujours lui-même, et moi toujours Diane.

« Consultez ces écrits que j’avais de sa part,

« Ne vous repentez pas quand il sera trop tard.

« J’ai de quoi vous ravir ce traître ;

« J’aspire moins à ce commun lien

« Pour mon repos que pour troubler le sien :

« Pour le voir malheureux, je souhaite de l’être.

« Diane. »

Ô dieux ! que vois-je ici ?

Lettre de Lysimant à Diane.

« Tu ne peux, sans me faire tort,

« Te plaindre du ciel et du sort.

« N’appelle point leur rigueur importune ;

« Tes attraits sont un trésor

« Plus estimable que l’or :

« Je recherche Diane, et non pas sa fortune.

« Lysimant. »

Autre.

« Je presse, mon souci, l’effet de mes promesses,

« Et j’ébranle le cœur d’un vieillard inhumain.

« Je te conterai tout demain :

« Prépare à mon amour de nouvelles caresses.

« Lysimant. »

Autre.

« Diane, dans ce paysage

« Où ta condition encore te retient,

« Aie soin de ton beau visage,

« Conserve ce qui m’appartient.

 

« Crains bien que le soleil te baise,

« Laisse à tes jeunes sœurs dépouiller vos guérets ;

« Et, de peur de sentir ses rais,

« Ne cueille ni rose, ni fraise.

 

« Daphné fut sourde à sa prière,

« Et ne voulut de lui ni devoirs, ni présent ;

« Car ce prince de la lumière

« L’eût enlaidie en la baisant.

« Lysimant. »

Courez, suivez ses pas.

La pourrez-vous trouver ?

CÉLIRÉE.

Je ne l’estime pas.

ORANTE.

Faites votre pouvoir.

Célirée sort.

Dieux ! que cette aventure

Flatte d’un doux espoir le tourment que j’endure,

Et qu’elle est favorable à tes prétentions,

Ariste, unique objet de mes affections !

On forçait mes desseins, et dans cette misère

J’épousais seulement le vouloir de mon père ;

Tu plais seul à mes yeux, et jamais Lysimant

N’a tiré de mon cœur un soupir seulement.

Un sentiment secret me l’a peint incapable

De posséder mes vœux et de m’être agréable.

De combien de parfums vont fumer tes autels,

Favorable démon qui régis les mortels !

Quand on serre mes fers, ton pouvoir m’en dégage,

Et tu m’offres le port au milieu du naufrage.

Par cet heureux malheur Ariste est sans rivaux :

Il cueillera les fruits dus à ses longs travaux ;

Et mon père, sensible à cet affront insigne,

N’aura plus de dessein pour un objet indigne.

Mais où va-t-il sitôt ?

 

 

Scène IV

 

ORANTE, FILÉMON

 

FILÉMON.

Attendez-vous ici

Celui qui doit enfin borner votre souci,

Qui vous est destiné pour charmeur de vos peines,

Qui termine aujourd’hui vos amours et vos haines,

Qui prépare à vos vœux de solides plaisirs,

Et qui ne laisse plus balancer vos désirs ?

L’éloignement d’un jour peut-être vous offense,

Mais il me fit hier agréer cette absence

Pour convier quelqu’un aux châteaux d’alentour,

Et me dit que le soir il serait de retour.

Adieu, je vais chez lui ; préparez à ses flammes

L’irrévocable mot qui doit joindre vos âmes.

ORANTE.

Faites-moi prononcer l’arrêt de mon trépas ;

Que j’ouvre mon tombeau, je n’y recule pas :

Mais que de mon dessein il ait part en ma couche,

Et qu’il tire jamais cet oui de ma bouche,

Je vous offenserais par ce consentement,

Et vous me blâmeriez d’aimer si lâchement.

Cette lettre en ce lieu vient de m’être donnée :

Vous verrez de sa main sa lâcheté signée ;

Et des objets si bas ayant pu l’enflammer,

Vous m’aimez trop, monsieur, pour me le faire aimer.

Elle lui donne les lettres.

FILÉMON, après avoir lu.

Dieux ! quel instable sort traverse toutes choses !

Que l’épine est souvent sous les plus belles roses !

Que tout est incertain, et que les plus contents

Ont droit de se vanter quand ils le sont longtemps !

Cette alliance acquise avec beaucoup de peine,

Quand on n’en doute plus, devient plus incertaine ;

Et c’est au dernier jour que j’ai plus à douter

Ce que je dois des deux, la rompre ou l’arrêter.

ORANTE.

Connaissant son humeur à son sort inégale,

Et qu’il m’a préférée une abjecte rivale,

Mon bien ou mon malheur est-il encor douteux ?

Et m’affligerez-vous d’un hymen si honteux ?

Permettez ces transports à mon courage extrême :

Ce que je tiens de vous me sert contre vous-même ;

Et je m’accorderais avec votre rigueur.

Si vous m’aviez, monsieur, fait un plus lâche cœur.

En ce point seulement je parais votre fille,

Que je ne peux noircir une illustre famille,

Et que je n’ai jamais eu d’inclination

Qui ne fût honorable à ma condition.

FILÉMON.

Qu’il ait porté si bas ses vœux et ses caresses !

Voyons s’il avouera ces honteuses promesses :

Mais laissez-moi le soin d’un secret important

Que vous conduiriez mal en le précipitant.

Je reviens de ce pas.

ORANTE, à part, en sortant.

Pour peu qu’il dissimule,

Il obtiendra beaucoup sur cet esprit crédule.

FILÉMON, seul.

Dieux ! les étranges soins dont je suis agité !

Que me faut-il résoudre en cette extrémité ?

Dans les commencements les dieux nous favorisent,

Et proche de leur fin nos desseins ils détruisent.

Je vois d’un bel espoir un malheureux effet,

Et le travail d’un an en un jour se défait.

Il frappe à la porte de Lysimant.

 

 

Scène V

 

SYLVIAN, FILÉMON

 

SYLVIAN, en cocher.

Que vous plaît-il, monsieur ?

FILÉMON.

Que je parle à ton maître.

SYLVIAN.

Il n’est pas au logis.

FILÉMON.

Mon fils, où peut-il être ?

SYLVIAN.

Le beau fils que je suis !

FILÉMON.

Dépêche vitement.

SYLVIAN.

Que vous êtes pressé !

FILÉMON.

Tu me tiens longuement.

SYLVIAN.

Je crois qu’il est aux bains.

FILÉMON.

Allons-y, je te prie.

À part.

On peut tout sur ces gens avec la flatterie.

SYLVIAN, fermant sa porte.

Je crains qu’on ne m’appelle, il faut presser le pas ;

Et puis c’est un peu loin.

FILÉMON.

Je ne laisserai pas.

SYLVIAN.

Il est vrai que trois pieds, pour loin que je vous mène,

En doivent suivre deux avec fort peu de peine.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DAMON, villageois

 

Vous qui m’avez ravi l’espoir de mes vieux ans,

Quand terminerez-vous des ennuis si cuisants ?

Diane m’est ôtée, et, sans m’ôter la vie,

Impitoyables dieux, vous me l’avez ravie ;

S’il fallait m’affliger, si mes prospérités

Déplaisaient seulement à vos divinités,

Tous mes biens sans défense attendaient vos tonnerres ;

Vous pouviez inonder et ravager mes terres,

Vous plaire à voir mes fruits et mes raisins rôtis,

Affliger mes troupeaux et sécher leurs pâtis.

Mais de m’avoir ravi mes plus chères délices,

Cet astre qui me rend tous les astres propices,

Diane, la merveille et l’honneur de vos faits,

Cette punition excède mes forfaits !

Je suis moins odieux que vous n’avez de haine,

Et les plus noirs péchés sont moindres que ma peine.

L’astre de la clarté fait son sixième tour

Depuis que je la cherche aux hameaux d’alentour ;

Et j’arrive à Paris avec peu d’apparence

D’y retrouver ma vie et ma seule espérance.

J’emploierai toutefois mes soins et mes efforts,

Sans donner de relâche à ce débile corps ;

Et j’y perdrai la vie, ayant perdu ma peine,

Si j’y fais comme ailleurs une recherche vaine.

Jadis en ce quartier j’ai connu Lysimant,

Qui tenait à faveur le nom de son amant,

Et qui faisait dessein de n’aimer jamais qu’elle.

On en pourra savoir chez lui quelque nouvelle.

Mais dans l’égalité de ces superbes toits,

Je méconnais le sien, où je fus tant de fois

Qui pourra me l’apprendre ?

 

 

Scène II

 

SYLVIAN, DAMON

 

SYLVIAN, courant.

Ô dieux ! que j’appréhende !

Que je serai crié s’il faut qu’on me demande !

Ce vieillard me suivant comptait tout le pavé,

Et si ses pas sont vains il ne l’a pas trouvé ;

Mon maître ce matin est sorti dès l’aurore,

Pour aller rendre hommage à l’objet qu’il adore.

DAMON.

Où se tient Lysimant ?

SYLVIAN.

Eh quoi ! c’est vous, Damon ?

DAMON.

D’où sais-tu qui je suis ? et qui t’a dit mon nom ?

Ô dieux ! c’est Sylvian. Eh ! quelle frénésie

A, pauvre infortuné, troublé ta fantaisie ?

SYLVIAN.

Ne sais-tu pas, Damon, qu’Amour peut tout changer ?

Si du cocher du jour il a fait un berger,

Pourquoi ne peux-tu voir que sa force me change

De pasteur en cocher, sans le trouver étrange ?

Hélas ! que je rirais d’un pareil changement,

S’il n’était arrivé qu’en mon habillement !

Mais ce puissant démon, qui régit toutes choses,

A bien fait en mon cœur d’autres métamorphoses.

Je ne suis plus, Damon, ce pasteur que j’étais

Alors qu’on m’entendait médire de ses lois ;

Que j’ignorais d’Amour l’agréable furie,

Et que je n’en avais que pour ma bergerie ;

Que je passais les jours, sur les rives des eaux,

À tresser des cordons de joncs et de roseaux,

Ou faire sans dessein, au son de ma musette,

Danser Amaryllis, Célimène ou Lisette.

Ma vie est bien changée, et je n’espère pas

Renouveler jamais ces frivoles ébats ;

C’est bien un autre dieu que ce Pan qu’on réclame

Parmi les paysans, qui fait agir mon âme ;

Un charme si puissant a mon cœur enchanté...

Mais tu te ris déjà de ma simplicité,

Et l’humeur d’un vieillard, à nos humeurs contraire,

Lui fait toujours blâmer ce qu’il ne peut plus faire.

Mais ris si bon te semble. Adieu, j’ai trop tardé.

DAMON.

Dis-moi donc le logis que je t’ai demandé.

SYLVIAN.

De qui ?

DAMON.

De Lysimant.

SVLVIAN.

Lysimant est mon maître ;

Ces couleurs que tu vois le font assez connaître.

DAMON.

Et quelle est la beauté dont les yeux triomphants

Ont asservi ton cœur ?

SYLVIAN.

L’honneur de tes enfants,

Cette aimable bergère à qui tout rend hommage,

Diane, l’ornement de tout notre village.

Mais tu ne réponds pas des heures que je perds :

Adieu ; te suffit-il ? c’est elle que je sers.

Il frappe.

DAMON.

Donc pour me la ravir, craignant sa résistance,

Ton bras à Lysimant prêta son assistance ;

Et quand l’occasion lui montra les cheveux,

Secouru de ton aide, il accomplit ses vœux ?

SYLVIAN.

Qu’il ait pu m’obliger à trahir cette belle !

Tu m’offenses, Damon. Adieu, car on m’appelle.

Il sort.

DAMON, seul.

Dieux ! si jamais le foudre est parti de vos mains,

S’il est fait pour punir les crimes des humains,

Ouvrez l’oreille aux cris d’un vieillard misérable,

Jetez sur sa misère un regard favorable,

Et ne pardonnez pas à la brutalité

Qui le fait recourir à votre autorité.

Prêtez vos traits vengeurs à l’honneur de Diane ;

Faites mourir le père, ou tuez le profane.

Vous avez un tonnerre, et ce vil suborneur.

Impitoyables dieux ! survit à son honneur !

Mais pourquoi réclamer la divine justice,

Si les humaines lois ordonnent son supplice,

Si la cour si souvent a ces crimes vengés,

Si ses bras sont ouverts à tous les affligés ?

Va, vieillard malheureux, implorer sa puissance

Qui te rendra Diane et punira l’offense.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LYSIMANT

 

Que le soleil est chaud ! que son œil est riant !

Et que déjà cet astre est loin de l’orient !

Cléandre m’a fait tort, et sa longue caresse

M’aura peint incivil aux yeux de ma maîtresse.

Je la verrai trop tard ; ce bel astre d’amour

Me devait éclairer aussitôt que le jour.

Mais que je suis confus, et que je trouve étrange

La résolution où mon destin me range !

Insensible aux appas de cet objet charmant,

Je les vois, je les loue, et je parle en amant :

Plus libre que jamais, et plus froid pour Orante

Que je ne le serais pour une indifférente,

Je parle toutefois et d’amour et d’attraits

Comme si ma froideur se rendait à ses traits ;

Et j’entre en un hymen que je ne considère

Que par les seuls apprêts qu’on en fait chez mon père.

Las ! ce dieu qui préside aux belles unions,

Qui s’acquiert tant d’estime en nos opinions,

Qui voit si saintement garder ses ordonnances,

Ne fait pas aujourd’hui toutes les alliances ;

Ce mystère s’observe ailleurs qu’à ses autels,

Et l’avarice a joint la moitié des mortels.

La grâce et la vertu ne sont plus adorées ;

On ne s’enchaîne plus qu’en des chaînes dorées ;

Possédant beaucoup d’or on a beaucoup d’appas,

Et ce métal rend beau tout ce qui ne l’est pas.

J’épouse sans dessein, j’aime sans connaissance :

Ce qui doit être un choix m’est une obéissance,

Et l’aveugle bonté d’un avare parent

Trame en cette union mon malheur apparent.

Ainsi tu n’as conçu qu’une espérance vaine,

Beau sujet de mes feux, doux objet de ma peine,

Qui seule eus le pouvoir d’asservir ma raison,

Plus Diane d’effet que tu ne l’es de nom !

Ainsi tu vois ma vie en sa borne prescrite,

Et ta condition a trahi ton mérite.

Hélas ! rien n’est égal aux rigueurs de mon sort,

Et je vis pour mourir d’une éternelle mort...

Mais que de vains pensers mon âme est agitée !

Délibéré-je encor d’une affaire arrêtée ?

Immolons ces regrets à la nécessité,

Et voyons de bon œil cette aimable beauté.

Orante sort de chez elle.

 

 

Scène IV

 

ORANTE, à sa porte, LYSIMANT

 

LYSIMANT, la saluant.

Enfin...

ORANTE.

Que me veux-tu, lâche, aveugle, profane ?

Adieu, je suis Orante, et tu cherches Diane.

Elle ferme la porte rudement.

LYSIMANT, seul.

Le gracieux accueil ! ô dieux ! quel changement !

Et qui se fût douté d’un pareil traitement ?

Ariste a sourdement tramé cet artifice,

Et m’a désobligé de ce mauvais office.

Ce rival seulement peut avoir éventé

Ce que Diane a pu dessus ma liberté.

Il faut subtilement découvrir cette affaire,

Et, sans intention que de me satisfaire

(Car Orante est un bien que je perds sans regret),

Immoler à mon sort ce rival indiscret.

ORANTE, rouvrant la porte.

Adieu, ne me vois plus, et crois que cette porte

Ne s’ouvrira jamais à des gens de ta sorte ;

Va triompher des cœurs au lieu qui t’est prescrit,

Où la stupidité signale ton esprit,

Où tes beaux entretiens font naître tant de flammes,

Ou tu passes pour rare et pour charmeur des âmes,

Auprès de cet objet qui possède ta foi,

Et qui n’a rien de cher que ses troupeaux et toi.

LYSIMANT.

Souffrez...

ORANTE.

Non, ne dis rien. Que me peux-tu répondre,

Que tes propres écrits ne soient prêts de confondre ?

N’as-tu pas pour Diane eu de la passion ?

Peux-tu désavouer cette inclination ?

LYSIMANT.

Il est vrai que j’aimai cette jeune bergère,

Mais sans intention, et d’une amour légère,

Qui ne pouvait longtemps occuper mes désirs,

Et n’avait pour objet qu’un moment de plaisirs.

ORANTE.

Que tu fais à ta honte une faible défense !

Tes excuses, lascif, accroissent ton offense.

Rends, rends à cet objet ton cœur irrésolu,

Qui me déplairait moins lâche que dissolu ;

Quoi ! ce cœur embrasé de tes lascives flammes,

Qui ne peut respirer que des plaisirs infâmes,

Impuissant à produire un honnête dessein,

Tu voulais, effronté, qu’il eût part en mon sein !

Tu le crois mériter des plaisirs légitimes,

Et tu me présentais cette source de crimes !

LYSIMANT.

Contre tant de discours, je cède, je me rends :

Tous me pouviez sans bruit donner ce que je prends,

Un congé non prévu, mais de moindre importance

Qu’il doive absolument ruiner ma constance.

Le temps est médecin de toutes les douleurs,

Et l’on s’est consolé pour de pires malheurs.

 

 

Scène V

 

ORANTE, FILÉMON, LYSIMANT

 

FILÉMON l’arrête comme il s’en veut aller.

Sans dessein de vous faire une importune plainte,

Il lui donne les lettres.

Je vous portais, monsieur, le sujet de ma crainte ;

Après avoir reçu cet avertissement,

Voyez si je dois pas m’en servir sagement,

Et si l’intention de vous donner ma fille

N’était pas dangereuse à toute ma famille.

Un bien promis ailleurs ne peut m’appartenir ;

Je ne conjoindrai point ce qu’on peut désunir :

Sauvez-vous à vous-même une inutile peine,

Et ne souhaitez point une alliance vaine.

Ce malheur m’est égal, mais mon âge m’apprend

À souffrir un regret pour la peur d’un plus grand.

Il sort avec sa fille.

 

 

Scène VI

 

LYSIMANT, seul

 

L’insensé, m’obligeant au point que je désire,

Croit m’avoir affligé d’un rigoureux martyre,

Et que je suis atteint d’un cruel déplaisir

Perdant ce que j’acquis sans peine et sans désir.

Non, non, qu’on laisse agir le courroux qui m’enflamme,

Il ne me faut cacher ni le fer, ni la flamme ;

Je suis capable encor de consolation ;

Mon courage est plus fort que cette affliction,

Et si je dois mourir, c’est d’un excès de joie

En cette liberté que le ciel me renvoie,

Et que je puis ranger sous de plus doux attraits

Que ceux de qui jamais je n’ai senti les traits.

Tu joins en te vengeant, unique objet que j’aime,

À tes autres faveurs une faveur extrême,

Et ton juste courroux ne m’est qu’officieux,

Diane, l’abrégé des merveilles des cieux !

Mais que peut t’acquérir l’effet de ta vengeance ?

Que peut-elle à nos maux procurer d’allégeance,

Puisqu’au dessein que j’ai de me rendre à tes vœux

Un avare vieillard défend ce que je veux ?

Un astre malheureux éclaira ma naissance,

Et rangea mes désirs sous son obéissance.

Après de si cruels et de si vains travaux,

Je ne puis aspirer qu’à des partis égaux ;

Au moins, pouvant donner une âme indifférente,

Je trouve le moyen de me venger d’Orante,

Quoique son changement me soit doux en effet,

Et que c’est me venger d’un bien qu’elle me fait.

Elle m’a confessé qu’une secrète haine

Lui fait souffrir l’humeur de Rosinde avec peine,

Et ne réserve rien de son autorité

Pour faire à ses amis haïr cette beauté :

J’enfreindrai maintenant une aveugle défense,

Et j’aurai ce plaisir qu’Orante s’en offense.

Je vais à cette belle engager ma raison :

Ses parents autrefois m’ont ouvert sa prison,

Et m’ont fait proposer cet heureux mariage ;

J’espère que leur tille agréera mon servage.

Voyons-la de ce pas.

 

 

Scène VII

 

CÉLIRÉE, LYSIMANT

 

CÉLIRÉE.

Dieux ! que diligemment

J’ai tel qu’il me le faut trouvé ce vêtement !

Je vais quitter Orante, et, par cet artifice,

Faire au traître que j’aime accepter mon service.

Elle aperçoit Lysimant.

Le voilà cet ingrat.

LYSIMANT.

Sers-tu chez Filémon ?

CÉLIRÉE.

Oui, que lui voulez-vous ?

LYSIMANT.

Tu sais donc bien mon nom ?

CÉLIRÉE, à part.

Trop bien pour mon repos.

LYSIMANT.

Assure ta maîtresse

Que je dissimulais une ardeur qui me presse,

Que j’adore Rosinde, et que ce même jour

Ma foi doit s’engager à cet objet d’amour :

Dis que c’est de ma part.

Il entre chez Orimand.

 

 

Scène VIII

 

CÉLIRÉE, seule

 

Adieu, je lui vais dire.

Ô de tous mes malheurs le dernier et le pire !

Quel fruit dois-je espérer des peines que je prends,

Si pour guérir un mal j’en cause de plus grands ?

Il se sert contre moi des moyens que j’essaie,

Et je fais d’une simple une mortelle plaie ;

Que puis-je maintenant, au dessein qu’il a pris,

Opposer que la fuite et qu’un juste mépris,

S’il peut, malgré mes soins, forcer tant de franchises,

Et si de mes desseins naissent ses entreprises ?

Cherche ta guérison, que les cœurs amoureux

Trouvent dans le secours d’un oubli généreux,

Et fais, triste Diane, un effort nécessaire

Contre la trahison de ce bel adversaire.

Hélas ! qu’un malheureux délibère aisément,

Mais qu’il trouve de peine en l’accomplissement !

Je ne puis l’oublier sans m’oublier moi-même ;

Je l’aime seulement ; à cause que je l’aime

L’auteur de mon repos me désobligerait,

Et je voudrais du mal à qui me guérirait.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARISTE, seul

 

Enfin, désespéré de forcer mes disgrâces,

Il faut partir. Amour, mais ne suis point mes traces ;

Laisse où fut ton empire un généreux mépris,

Et me rends ma franchise aux lieux où tu l’a pris ;

Car je serais aveugle en ma persévérance,

Puisqu’enfin j’ai perdu tout sujet d’espérance.

Orante est engagée, et, malheureux ! le jour

Qui me la doit ôter doit m’ôter mon amour.

Toutefois, vains auteurs de mon inquiétude,

Pensers qui me parlez de son ingratitude,

Souffrez que je la voie au sortir de ces lieux,

Et que sans l’offenser je paraisse à ses yeux ;

Si près d’abandonner cette triste demeure,

Laissez-moi seulement du respect pour une heure ;

Après, en quelque lieu que je porte mes pas,

Je vous écouterai, ne me l’épargnez pas.

Peignez-la-moi cruelle, ingrate, inaccessible,

Figurez-moi cent fois un affront si sensible,

Et représentez-moi qu’elle a pu me trahir :

Lors vous me serez chers, me la faisant haïr ;

Je suivrai vos conseils et je parlerai d’elle

Comme d’une insensible et d’une criminelle,

Aveugle en ses désirs, aveugle en ses refus,

Ou, pour vous croire mieux, je n’en parlerai plus.

La voilà, cette ingrate, et le courroux extrême

Qui surprend mes esprits montre encor que je l’aime.

 

 

Scène II

 

ORANTE, ARISTE

 

ORANTE.

Que je vous désirais !

ARISTE.

Pourquoi ? pour m’assurer

Que c’est perdre mon temps que de vous désirer,

Que vous payez de vent les peines que j’ai prises,

Qu’aux vœux de mon rival vos faveurs sont acquises,

Que vous lui destiniez le plaisir qui m’est dû,

Et qu’il s’est enrichi du bien que j’ai perdu ?

ORANTE.

Non, je vous écrivais.

ARISTE.

Quelque mauvaise excuse,

Qu’on est peut-être injuste alors qu’on vous accuse,

Que vous participez à tous mes déplaisirs,

Mais qu’un parent avare a forcé vos désirs.

ORANTE.

Au contraire.

ARISTE.

Comment ? que ma douleur extrême

Était un libre effet qui provient de vous-même,

Que votre volonté fait vos affections,

Et qu’on n’a point forcé vos inclinations ?

ORANTE.

Vous ne m’écoutez pas ?

ARISTE.

Las ! qu’est-il nécessaire,

Quand les coups sont reçus, d’ouïr son adversaire ?

Et que me serviraient des torrents de discours,

N’étant plus en état d’espérer du secours ?

Je sais, cruelle Orante, avec quel artifice

Vous pouvez à mes yeux déguiser l’injustice ;

Vous ne manquez jamais d’art et d’inventions

Pour faire autoriser toutes vos actions :

S’il plaît à votre voix, en beaux termes féconde,

Je serai criminel aux yeux de tout le monde ;

Et, si l’on vous entend, vous aurez mérité

La couronne et le prix de la fidélité.

Moi, je n’ai point recours à des armes pareilles ;

J’ai déjà trop longtemps possédé vos oreilles :

Adieu, pour me déplaire obligez qui vous plaît ;

Mon cœur à qui le veut cède son intérêt.

Près de quitter Paris, je vous rends, infidèle,

Ces gages criminels d’une amour criminelle,

Et j’atteste le ciel de la confusion

Que j’ai d’avoir souffert à votre occasion.

ORANTE.

Vous m’honoriez beaucoup.

ARISTE.

Bien plus que ne mérite

Une fille orgueilleuse, inconstante, hypocrite,

Qui trouve également tous devoirs importuns,

Qui s’en rit, et d’ailleurs dont les traits sont communs.

Ne vous figurez pas causer autant de peine

Que le prince de Troie en souffrit pour Hélène.

Lorsque je vous nommais charmante et sans défauts,

À quelques vrais discours j’en ajoutais de faux :

J’ai dit que votre esprit était inimitable,

Mais j’étais complaisant bien plus que véritable ;

J’ai soupiré souvent sans beaucoup de douleur,

Et j’ai vu des malheurs pires que mon malheur.

ORANTE.

Entendrai-je longtemps des discours de la sorte ?

ARISTE.

Entendez-les ou non, c’est ce qui ne m’importe ;

Mon cœur est dépouillé de tous ces vains respects,

Qui font faire aux amants des compliments suspects,

Élever leur maîtresse à la gloire des anges,

Et rendre un esprit vain par de vaines louanges.

Je parle sans dessein, et si votre miroir

Parle autrement que moi, ne croyez pas vous voir.

Adieu, vivez heureuse entre les bras d’un autre,

Et haïssez mon nom comme je hais le vôtre.

À part en s’en allant.

Las ! malgré le respect que j’avais proposé

De ne point violer, ma voix a trop osé :

Pour ce qu’elle me plaît, je tâche à lui déplaire,

Et rien que mon amour n’excite ma colère.

 

 

Scène III

 

ORANTE, seule, comme immobile

 

Dieux ! je suis insensible à ces lâches mépris !

Va, ne me vois jamais, horreur de mes esprits ;

Ne me rapproche point par une excuse vaine,

Et ne rapporte point ton offense à ta peine ;

Tu verras mon trépas aussitôt que le jour

Qui doit en ta faveur rallumer mon amour.

 

 

Scène IV

 

CÉLIRÉE, ORANTE

 

CÉLIRÉE.

Dieux ! qu’avez-vous, madame ?

ORANTE.

Unique confidente,

À qui je peux fier l’ennui qui me tourmente ;

Ariste, cet ingrat, et le seul que j’aimais...

Ah ! ce nom seul me tue et m’arrête la voix !...

CÉLIRÉE.

Quoi, vous rend ces écrits ?

ORANTE.

Avec tant d’apparence,

De n’avoir eu pour moi que de l’indifférence,

Avec si peu de peine, avec tant de dédains,

Que je le dois haïr plus que tous les humains !

C’est fait, je ne sens plus cette ardeur insensée ;

Une juste fureur dégage ma pensée.

Un moment peut ôter son portrait de mon cœur,

Et me faire abhorrer ce superbe vainqueur.

CÉLIRÉE.

Il est bien malaisé de dégager nos âmes

De l’objet importun de leurs premières flammes :

Quelquefois la colère efface tous ses traits,

Mais la suite du temps en fait d’autres portraits ;

Et de quelque pouvoir qu’un esprit se présume,

Son courroux s’éteignant, son amour se rallume.

ORANTE.

Mais si j’obtiens sur moi que mon ressentiment,

Comme sa vanité, dure éternellement ?

CÉLIRÉE.

Les propositions sont un douteux remède ;

Il faut, pour l’oublier, qu’un autre vous possède.

Usez utilement de ce juste courroux,

Et donnez votre cœur tandis qu’il est à vous ;

Sinon, vous n’avez fait que des menaces vaines :

Il rentrera bientôt dans ses premières chaînes.

ORANTE.

Hélas ! qui puis-je aimer ?

CÉLIRÉE.

Rapprochez Lysimant ;

J’ai su par ses soupirs l’excès de son tourment ;

Il est passionné de vos aimables charmes,

Et par sa contenance il m’a tiré des larmes.

ORANTE.

Que j’aime ce volage ? hé quoi, ne sais-tu pas

Que le facile esprit cède aux premiers appas ?

Il brûlait aux attraits d’une simple bergère ;

Tout est indifférent à cette âme légère.

CÉLIRÉE.

Il m’a tout confessé ; mais écoutez comment.

Vous vous êtes piquée un peu légèrement :

Revenant de chercher la jeune paysanne

Qui m’avait mis en main les lettres de Diane,

Comme il se croyait seul, je l’y trouvai pleurant,

Et jetant vers le ciel un œil triste et mourant :

J’entrais sans lui parler, quand, d’une voix tremblante

Qui figurait assez l’ennui qui le tourmente :

« Ma fille, m’a-t-il dit, si tu sers Filémon,

Le père de madame, et si tu sais mon nom,

Oblige un malheureux, assure cette belle

Qu’elle me nomme à tort lâche, aveugle, infidèle,

Et que le vil objet qui cause ses mépris

A bien touché mes yeux, mais non pas mes esprits ;

Qu’il est vrai qu’autrefois j’estimais son visage,

Comme on prise une fleur, de la neige, une image ;

Mais que j’avais ma peine, et mon honneur plus cher,

Que de brûler pour elle et de la rechercher ;

Qu’elle se vante à tort de promesses frivoles,

Et qui n’obligent point n’étant que des paroles ;

Qu’elle doit mes écrits à l’importunité,

Que cent fois son amour m’en a sollicité ;

Et que j’écrivais plus pour exercer ma veine

Que pour entretenir son espérance vaine.

Orante m’aurait cru ; mais cet objet charmant

Ne m’a pas accordé de parler un moment,

Et la nécessité de souffrir sa colère,

Qui rompt notre alliance et qui me désespère,

Force ma liberté de s’engager ailleurs,

Où je rencontre au moins des traitements meilleurs.

Je vais trouver Rosinde. »

ORANTE.

Ô dieux ! pour me déplaire,

Le traître va s’offrir à ma pire adversaire.

Que ce superbe esprit triomphe de mes biens,

Et possède un captif qui sort de mes liens !

Je ne le peux souffrir, que cet amant volage

À l’objet de ma haine aille offrir son hommage.

J’accorde son pardon aux maux qu’il a soufferts,

J’accepte sa franchise et je lui rends ses fers.

Mais s’il s’est obligé d’aimer cette maîtresse,

Crois-tu qu’il se résolve à rompre sa promesse ?

CÉLIRÉE.

Je peux tout ruiner, quand même Lysimant

N’y consentirait pas ; écoutez seulement.

Passant chez mes parents le cours de mon enfance,

Au village où le ciel m’a fait prendre naissance,

Durant cinq ou six ans j’ai gardé mes troupeaux

Vers un lieu que Rosinde a près de nos hameaux ;

Et dans cette maison j’avais une compagne,

Qui les gardait aussi dans la même campagne.

Notre sort accordait son esprit et le mien ;

Je trouvais des douceurs en son jeune entretien,

Et me plaisais surtout d’entendre cette fille,

Me parler de Rosinde et vanter sa famille ;

Elle me disait tout : enfin j’appris un jour,

(M’enquérant quel objet possédait son amour,)

Qu’elle était, dès six ans, promise en mariage

À l’un de ses cousins égal de biens et d’âge,

Fils d’une Portugaise, et qui n’eut qu’une sœur

Qui le laissa bientôt unique possesseur.

À ses tristes parents la mort la vint soustraire,

Comme on la nourrissait au logis de mon père.

Lysandre, c’est son nom, lorsqu’il fut un peu grand,

Fut visiter sa mère et quitta son parent ;

Mais bientôt de cet heur sa mère fut privée :

Elle mourut un mois après son arrivée.

Depuis, par ses parents il se fit accorder

Un nombre de vaisseaux qu’il voulut hasarder :

Il fut en Orient tenter les destinées,

Et n’est point revenu depuis beaucoup d’années ;

Si bien qu’on le croit mort, et que facilement

On peut à son défaut accepter votre amant.

ORANTE.

Et que sert ce discours ?

CÉLIRÉE.

Je vous le vais apprendre.

Il me faut déguiser et passer pour Lysandre ;

Puis j’irai chez Rosinde en bannir Lysimant,

Que vous pourrez après gouverner aisément.

ORANTE.

Ton esprit vaut beaucoup, mon âme en est ravie ;

J’abandonne à tes soins mon amour et ma vie.

Emprunte quelque habit dessus ce diamant,

Et sers ma passion sous cet habillement :

Cours, ne diffère point, mais surtout, Célirée,

Conduis bien cette feinte, et sois bien préparée ;

Sache bien courtiser et bien traiter l’amour.

Je vais chez Éliante attendre ton retour.

Elle entre chez Éliante.

 

 

Scène V

 

CÉLIRÉE, seule

 

C’est mon dernier remède en ce malheur extrême,

Que de feindre pour elle et faire pour moi-même ;

Mais ne différons plus ces importants secrets ;

Courons chez Dorothée où les habits sont prêts.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

ORIMAND, LYSIMANT

 

ORIMAND, le reconduisant.

Je bénirai cent fois l’amour et la fortune,

Qui rangeront vos cœurs sous une loi commune :

Ne faisons point languir vos desseins amoureux ;

Arrêtons dès ce soir ce mariage heureux.

Je vais faire à ma sœur agréer cette affaire,

Que son âge et le sang m’empêchent de lui taire.

LYSIMANT.

Et moi, je vais chez moi, charmé de passion,

Conter l’heureux succès de mon ambition.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

FILÉMON, seul

 

Heureux qui vit sans peine, et qui peut à sa fille

Entre mille partis choisir le plus utile !

Orante ne perd rien éloignant Lysimant,

Et je puis l’obliger d’un plus sortable amant.

Cette belle en tous lieux voit des franchises prêtes,

Sa beauté chaque jour augmente ses conquêtes ;

Et je suis ennuyé du nombre des transis

Qui me font tous les jours parler de leurs soucis.

Pour elle Florimant déteste sa fortune,

Alidor la poursuit, Filidan l’importune,

Cléonte en est touché, Tyrsis en est jaloux,

Et, s’il était possible, elle aurait mille époux ;

Elle à partout Paris établi sa puissance,

Et sa beauté l’élève autant que sa naissance.

Sur tous, je sais qu’Ariste a possédé son cœur :

Elle s’était rendue à ce premier vainqueur,

Et voyait Lysimant avec autant de peine

Qu’elle a vu de bon œil le sujet de sa haine ;

Le second éloigné, j’accorde à ses désirs

Celui qui fut jadis l’objet de ses soupirs ;

Qu’elle sera contente ! et, rapprochant Ariste,

Que je rendrai d’appas à son visage triste !

Que mon pouvoir est grand, et qu’avec peu d’efforts

Je peux en un moment ressusciter deux morts !

Cléonte, un mien ami, chargé de cette affaire,

N’omettra rien pour moi de l’ordre nécessaire ;

Il ira chez Ariste, et je suis assuré

Qu’il trouvera bientôt cet esprit préparé.

Voyons-le de ce pas.

Il entre chez Cléonte.

 

 

Scène VIII

 

DIANE, sous le nom de Lysandre, en habit d’homme

 

C’est en cet équipage

Que je l’éloignerai de son nouveau servage,

Que je puis disposer du bien qui m’appartient,

Et que je vais l’ôter à qui me le retient.

Ta providence, Amour, me fournit ces obstacles ;

Ajoute cette gloire à tes autres miracles,

Et vois ce qu’une fille a mis d’empêchement.

Mais je ne songeais plus à parler en amant ;

Je ne suis plus Diane, et je suis ce Lysandre

Qu’Orimand dès six ans a choisi pour son gendre :

Voyons s’il est chez lui.

Elle frappe à la porte.

 

 

Scène IX

 

DIANE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Vous frappez hardiment.

DIANE.

Ami.

LE LAQUAIS.

Que cherchez-vous ?

DIANE.

Le logis d’Orimand,

Et tu m’obligeras d’une faveur extrême.

LE LAQUAIS.

C’est ici.

 

 

Scène X

 

DIANE, ORIMAND, LE LAQUAIS

 

ORIMAND, revenant de chez sa sœur.

Que veut-il ?

LE LAQUAIS.

Eh ! le voilà lui-même.

DIANE, l’embrassant.

Ah ! que je dois de vœux au céleste pouvoir,

Qui m’accorde aujourd’hui le bien de vous revoir,

Qui me rend en ces lieux où mon âme est ravie,

Et qui m’a conservé le père de ma vie !

Reconnaissez, monsieur, ce gendre bienheureux

Qu’enfin vous revoyez aussi sain qu’amoureux,

Et ne différez point le désir qui le presse

D’aller s’évanouir au sein de sa maîtresse.

ORIMAND.

Ô dieux ! est-ce Lysandre ?

DIANE.

Oui, cet heureux amant

Qui termine sa peine et son éloignement,

Que le ciel a sauvé des efforts de Neptune,

Et qui revient chez vous établir sa fortune.

ORIMAND.

Je doute si je veille en l’état où je suis.

L’embrassant.

Mon gendre, ah ! quel bonheur succède à mes ennuis !

C’est lui, n’en doutons plus ; cet aimable visage

Conserve quelques traits qu’il eut en son jeune âge.

Je vois ses actions ; cet œil doux et riant

Paraît à mes regards tel qu’en son orient.

Ô bienheureux Lysandre ! honneur de ma famille !

Bienheureux Orimand ! et bienheureuse fille !

DIANE.

L’impatient désir de revoir ses beaux yeux

M’a fait précipiter mon retour en ces lieux ;

On amène après moi ce que les destinées

Ont donné de profits au soin de dix années,

Et que j’ai retiré de la rage des flots

Constans à traverser nos adroits matelots.

Faites luire à mes yeux ce soleil de mon âme,

Accordez ce plaisir à l’ardeur qui m’enflamme.

Qu’on a d’impatience, ayant beaucoup d’amour !

ORIMAND.

Entrez, vous la verrez. Ô favorable jour !...

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

FILÉMON, seul

 

Cléonte conduira cette affaire importante ;

Ô dieux ! que ce discours va réjouir Orante !

Qu’elle sera tenue à ma facilité

Qui lui donne un mari si longtemps souhaité,

Et qui fait de sa part les mêmes vœux pour elle !

La voilà, portons-lui cette heureuse nouvelle.

 

 

Scène II

 

FILÉMON, ORANTE

 

FILÉMON.

Fais renaître les lis sur ce teint pâlissant

Et rends les premiers traits à ces yeux languissant,

Si tu le dois jamais, et si le seul Ariste

Peut réparer l’éclat de ce visage triste.

J’accorde à tes désirs cet amant fortuné,

Pour qui ta passion m’a tant importuné...

Mais quel prompt changement altère ce visage ?

Peux-tu désapprouver cet heureux mariage ?

Ariste n’est-il plus si cher à tes regards ?

Et n’as-tu plus dessein d’être à ce jeune Mars ?

ORANTE.

J’ai dessein de mourir, puisque je ne suis née

Que pour souffrir toujours et vivre infortunée.

FILÉMON.

Comment, tu hais Ariste ?

ORANTE.

Hélas ! je ne hais rien

Que la rigueur du sort, si contraire à mon bien.

Souffrez qu’en quelque lieu solitaire et sauvage

J’aille vouer au ciel le reste de mon âge ;

Où j’épargne à vos ans des travaux superflus,

Où mon plus doux plaisir soit de n’en avoir plus,

Où je puisse, occupée à de saintes pensées,

Pleurer la vanité de mes erreurs passées.

FILÉMON.

Il faut, pour observer ces résolutions,

Des cœurs plus détachés de leurs affections ;

Et suivre ces desseins avec plus de courage

Qu’on n’en peut espérer de votre humeur volage.

Quelle inspiration a touché vos esprits,

Et vous fait voir le monde avec tant de mépris ?

ORANTE.

Au moins dispensez-moi d’un si fâcheux servage ;

Que toujours ma raison conserve son usage ;

Que votre seul vouloir me prescrive des lois :

Sinon, que j’aie Ariste et la mort à la fois.

FILÉMON.

D’où vient ce changement ? quelle humeur si soudaine

A d’un objet d’amour fait un objet de haine ?

Ce jeune cavalier, si beau, si gracieux,

Si doux à votre esprit et si cher à vos yeux,

Ne vous blesse-t-il plus avec les mêmes armes ?

Et ne sentez-vous plus le pouvoir de ses charmes ?

ORANTE.

Monsieur, pour l’abhorrer j’ai des sujets trop forts ;

Daignez me dispenser d’inutiles rapports.

FILÉMON.

Non, je veux tout savoir.

ORANTE.

Las ! que vous puis-je dire

Qu’après vous me teniez pour un sujet de rire,

Si nos ressentiments et nos jeunes débats

Passent dans vos esprits pour de simples ébats ?

Ariste ce matin, en cette même place,

Est venu m’aborder avecque tant d’audace,

Et m’a parlé si mal, sans cause et sans dessein,

Que j’ai douté longtemps que son esprit fût sain :

Orante, m’a-t-il dit, ne soyez pas si vaine

Que de vous figurer d’avoir causé ma peine ;

Vos attraits sont communs, et vos miroirs sont faux,

Si vous n’avez en vous remarqué cent défauts :

Vos amants vous flattaient, s’ils vous ont estimée ;

Je rougis seulement de vous avoir aimée,

Et vous rends sans regret une inclination

Que j’acquis sans effort et sans intention.

Là, je l’ai vu partir si plein d’indifférence,

Que je serais injuste en ma persévérance,

Et qu’il aurait enfin, en mon affection,

Un juste fondement de sa présomption.

FILÉMON.

Simple, tout ce mépris prouve un amour extrême,

Et vous devez l’aimer pour son offense même :

Croyez-vous qu’un esprit atteint légèrement

Eût tant porté d’envie au bien de Lysimant ?

Il aurait accusé les seules destinées,

Et la nécessité qui fait les hyménées ;

Mais un cœur bien atteint, et las de soupirer,

En ces occasions ne peut rien révérer ;

L’excès de son amour le force de se plaindre,

Et, n’espérant plus rien, il n’a plus rien à craindre.

Mais nous délibérons de la nécessité ;

Disposez-vous au joug d’un hymen arrêté.

Il sort.

ORANTE, seule.

Dure et fâcheuse loi qu’impose la naissance,

De soumettre nos vœux à notre obéissance !

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LYSIMANT, seul

 

Quelle fatalité confond tous mes desseins ?

Faut-il suivre longtemps ces sentiers incertains ?

Ce Dieu dont le pouvoir dispose de nos âmes,

Changera-t-il encor mes chaînes et mes flammes ?

Gardes-tu pour ce cœur encor de nouveaux feux,

Amour, ou si Rosinde aura mes derniers vœux ?

Ne perdons point de temps, et voyons si son père

Voudra devant la nuit arrêter cette affaire.

Il sort tout à propos.

 

 

Scène IV

 

ORIMAND, LYSIMANT

 

ORIMAND.

Je sortais à dessein

De vous aller apprendre un changement soudain :

Un obstacle puissant s’oppose à mon attente ;

N’ayez plus de dessein pour une indigne amante

Qui n’avait rien de cher que l’espoir d’être à vous,

Mais qu’un prompt changement prive d’un bien si doux.

Lysandre, un mien parent, à qui dès son jeune âge

J’avais fait espérer ma fille en mariage,

Et que je croyais mort aux pays étrangers,

De la terre et de l’onde a vaincu les dangers ;

Il ne fait qu’arriver, et ce n’est pas sans peine

Que je laisse, monsieur, votre espérance vaine ;

Mais vous pardonnerez à la nécessité

D’accorder sa maîtresse à sa fidélité.

LYSIMANT.

Je ne m’obstine point à vouloir l’impossible ;

Je regrette beaucoup un bonheur si sensible ;

Mais un sort rigoureux se plaît à me trahir,

Et la nécessité m’oblige d’obéir.

ORIMAND.

Vous plaît-il de le voir ? Laquais !

Le laquais paraît.

cherchez Lysandre,

N’est-il pas là-dedans ?

LE LAQUAIS.

Non, il vient de descendre,

Et sort par le jardin.

ORIMAND.

La curiosité

Le porte à voir Paris en cette nouveauté.

Pardonnez, Lysimant, à mon regret extrême,

Ce qui me touche plus mille fois que vous-même ;

Et, si j’ai le moyen de vous servir jamais,

Éprouvez par l’effet le dessein que j’en fais.

Il rentre.

 

 

Scène V

 

LYSIMANT, seul

 

Est-il quelque malheur égal à tes désastres,

Ridicule jouet des destins et des astres ?

Et, voyant tout contraire à tes vœux innocents,

Peux-tu perdre ton cœur sans perdre aussi le sens ?

Détache tous ses fers, éteints toutes ses flammes,

Et ne présente plus ce rebut de tant d’âmes :

Profite cette fois de ta juste douleur,

Et tire ta sagesse au moins de ton malheur ;

N’offre plus ta franchise à ces honteuses chaînes,

Et ne perds plus de temps en ces recherches vaines :

Cette union, commune au reste des humains,

N’est pas, infortuné, permise à tes desseins,

Et le dieu qui préside aux autels de Cythère

N’a pas en ta faveur établi ce mystère.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

DIANE, sous les habits de CÉLIRÉE

 

J’ai sans beaucoup de peine un malheur diverti,

Et l’un et l’autre amant est resté sans parti ;

Mais un second danger appelle mon adresse :

Orante peut beaucoup d’une seule caresse,

Et je perdrai le fruit de ce déguisement

Si j’en laisse approcher ce déloyal amant.

Ajoute encor. Amour, un moment d’assistance ;

Que ce dernier effort couronne ma constance :

Ainsi chacun t’adore, et dessus tes autels

Puissent toujours fumer les encens des mortels !

Mais Orante me voit. Vous m’attendez, madame ?

 

 

Scène VII

 

ORANTE, CÉLIRÉE

 

ORANTE.

Je n’attends que la mort, seule je la réclame,

Puisque tout est contraire à mon contentement,

Et que je vois le jour pour souffrir seulement.

CÉLIRÉE.

Dieux ! qu’est-il survenu ? que ce visage est triste !

Madame, qu’avez-vous ?

ORANTE.

J’ai peur d’avoir Ariste :

Un père injurieux m’abandonne à ses vœux,

Et son pouvoir s’oppose à tout ce que je veux.

CÉLIRÉE.

Une pareille affaire est de tant d’importance

Qu’il ne peut s’offenser de votre résistance.

Cette sainte union des inclinations

Est la première au rang des libres actions ;

C’est là qu’innocemment un esprit se dispense

À ne point révérer la loi de la naissance ;

C’est là qu’il faut oser, et qu’un cœur abattu

Fait de l’obéissance une lâche vertu.

ORANTE.

Aussi tous mes desseins et toute ma puissance

Tendent à renouer ma première alliance ;

Lysimant doit mes vœux à l’indiscrétion

De cet indigne objet de mon affection :

Tantôt, songeant à lui, j’ai vu par la fenêtre

Qui rend dans son jardin, un de ses gens paraître,

À qui j’ai fait ouïr qu’il l’avertît d’aller

Au logis d’Éliante où je lui veux parler :

Car de le voir chez nous, le dessein de mon père

Ne me le permet pas.

CÉLIRÉE.

Pressez donc cette affaire,

Et n’ouvrez point l’oreille à la sévérité

De ceux dont en ce point le droit est limité ;

J’ai ravi Lysimant à sa dernière amante :

Un effet merveilleux a suivi mon attente ;

Je passe pour Lysandre en l’estime de tous,

Et Rosinde m’estime en qualité d’époux.

Usez utilement de cette heureuse feinte,

Et secouez le joug d’une injuste contrainte :

Votre heur dépend de vous.

ORANTE.

Ne dis mot seulement ;

Je vais chez Éliante attendre Lysimant.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

CÉLIRÉE, seule

 

J’offense avec regret cette jeune merveille,

Mais je fais seulement ce qu’un dieu me conseille :

Ces crimes sont permis aux esprits amoureux,

Et le ciel n’a point fait de supplices pour eux ;

Hélas ! ils sont punis d’assez cruels supplices

En la peine qu’ils ont d’exercer leurs malices,

Et, jugeant du souci qui les peut assaillir,

On les doit plaindre même en les voyant faillir.

Mais ce perfide amant à mes yeux se présente ;

Il le faut divertir d’aller chez Éliante.

 

 

Scène IX

 

CÉLIRÉE, LYSIMANT

 

CÉLIRÉE.

Monsieur, j’allais chez vous ; ma maîtresse ce soir

Ne saurait se donner le bonheur de vous voir ;

Son père lui prescrit la sévère ordonnance

De ne plus souhaiter l’heur de votre alliance,

De régler ses désirs par son commandement,

Et de ne tenir plus qu’Ariste pour amant.

LYSIMANT.

Eh bien, qu’elle obéisse.

CÉLIRÉE.

Ô dieux ! cette nouvelle

Ne peut-elle toucher un amant si fidèle ?

Si constant en amour, l’êtes-vous aux rapports

Qui ruinent l’espoir de vos communs efforts ?

Voyez-vous de cet œil cesser votre espérance,

Et croyez-vous qu’elle ait autant d’indifférence ?

LYSIMANT.

Qu’un autre puisse ou non engager ses esprits,

J’estime également ses vœux et ses mépris ;

Ma constance, au besoin, me fournit un remède

Léger comme le mal, et que chacun possède ;

Il était fort aisé de guérir mon souci :

J’aimais Orante en homme et non pas en transi.

CÉLIRÉE.

Ô dieux ! causant sa peine et son inquiétude,

Que vous êtes injuste en votre ingratitude !

Voyant, comme je fais, l’excès de ses douleurs,

Vous ne pourriez, monsieur, lui refuser des pleurs.

Je n’ai que trop connu ses passions discrètes ;

Je l’ai cent fois surprise en des plaintes secrètes,

Où votre nom mêlé me témoignait assez

Combien et de quels traits ses esprits sont blessés.

Mais las ! quelle infortune égale sa disgrâce !

Et quel est son malheur, brûlant pour de la glace !

Son visage est pourvu de tous les ornements

Capables de charmer les esprits des amants ;

A-t-elle des défauts dans l’esprit ou dans l’âme

Qui vous aient empêché de partager sa flamme ?

Trouvez-vous en sa vie un juste fondement

De ne la chérir pas en qualité d’amant ?

Que lui pourrai-je dire ? avec quelle assurance

Lui pourrai-je parler de votre indifférence ?

Car elle attend de vous la fin de ses tourments.

Ô ciel ! qui vois son cœur, punis-moi si je mens.

LYSIMANT.

Ce matin, toutefois, cette orgueilleuse amante

Ne le témoignait pas.

CÉLIRÉE.

Et vous croyez Orante ?

Elle vous congédie alors qu’elle se plaint ?

Et voulant éprouver votre amitié, l’éteint ?

Vous avez peu d’amour ou peu d’expérience ;

Ce vous est un grand mal qu’un peu de patience.

Comment prouverez-vous votre fidélité,

Si d’un coup seulement vous êtes rebuté ?

Pour être cru fidèle, est-ce assez qu’une dame

Vous entende parler de soupirs et de flamme ?

Ces discours sont communs à tous les amoureux ;

Le plus indifférent est toujours malheureux :

Le plus sain, s’il dit vrai, sent un cruel martyre ;

Le plus libre est esclave, et le plus froid soupire.

L’apparence est douteuse, et ses signes parfaits

D’une parfaite amour consistent aux effets.

Orante est si blessée, et sa peine si vraie,

Qu’elle a raison, monsieur, de sonder votre plaie,

Et cherche justement, en cette élection,

Pour beaucoup d’amitié beaucoup d’affection.

LYSIMANT.

Demain je la verrai, parle-lui de ma peine ;

Dis-lui qu’elle a douté d’une ardeur trop certaine ;

Qu’il n’est tourment égal à ceux que j’ai soufferts,

Et que mon seul respect avait rompu mes fers.

CÉLIRÉE.

Son sentiment douteux naît d’une jalousie

Dont vous pouvez, monsieur, guérir sa fantaisie.

Ne souffrant que pour vous, elle désire aussi

Être le seul objet de votre doux souci,

Et veut avoir le cœur de cette paysanne

Que vous aimiez jadis.

LYSIMANT.

Quoi, le cœur de Diane ?

CÉLIRÉE.

Sinon, vos maux sont vains et vos vœux superflus :

Mais vous contenterez son esprit là-dessus.

LYSIMANT.

Dis-lui que l’intérêt d’une beauté plus rare

Ne me porterait pas à ce dessein barbare,

Et qu’elle sollicite à cet acte odieux

Un amant plus ardent et plus officieux ;

Que je tiens ses froideurs et ses flammes égales ;

Qu’amour ne loge point en des âmes brutales,

Et que je défendrais cette jeune beauté

Contre les artisans de sa brutalité ;

Que Diane m’est chère à l’égal de ma vie ;

Que je la servirais comme je l’ai servie,

Et qu’on m’aurait permis de vivre en ses liens,

Si je n’étais pas né pour épouser des biens :

Mais que j’ai des parents dont l’humeur importune

À mon contentement préfère ma fortune.

CÉLIRÉE.

Que vos yeux sont charmés par de faibles attraits,

Si vous avez senti le pouvoir de ses traits !

Je connais cette fille, elle n’a point de charmes

Capables de vous nuire et dignes de vos larmes ;

Aux yeux des paysans elle a quelques appas ;

Mais, si vous l’avouez, elle ne vous plaît pas.

LYSIMANT.

Elle me plaît autant que ton discours m’offense ;

Mais tu sers chez Orante, et tu prends sa défense ;

Ton zèle est estimable, et ta condition

M’oblige d’excuser ton indiscrétion.

CÉLIRÉE.

L’amour qu’elle eut pour vous vous la peignit si belle ;

Mais, ne vous aimant plus, que jugerez-vous d’elle ?

Le changement du sort peut changer ses esprits,

Et d’une ardente amour faire un lâche mépris.

LYSIMANT.

Hélas ! quel changement arrive à des bergères ?

CÉLIRÉE.

Un homme trafiquant sur les mers étrangères

S’est chargé des papiers de certains marchands morts,

Parents de cette fille, et puissants en trésors :

On ne lui donne point de vaines espérances,

Car des lettres de change ont fait ses assurances ;

L’auteur de la nouvelle est cousin d’Orimand,

Qu’on dit être arrivé d’aujourd’hui seulement.

LYSIMANT.

Ô dieux ! que me dis-tu ? puis-je à cette nouvelle,

Différer un moment d’aller voir cette belle ?

CÉLIRÉE, haussant la voix.

Traître, qu’espères-tu que de perdre tes pas,

Si, même en lui parlant, tu ne la connais pas ?

Tu brûles pour Diane, insensible, barbare,

Et ta passion cède à ton humeur avare !

Tu brûles pour Diane, et ton cœur abattu

Met les biens en balance avecque sa vertu !

Non, ce que dit ta voix ton cœur le désavoue ;

Le ciel a dans ton corps mis une âme de boue,

Une âme inaccessible aux belles passions,

Et qui n’a point d’objet que les possessions.

Vois mon visage, ingrat, je suis cette Diane,

Cette abjecte inconnue et vile paysanne,

Cette simple bergère, et celle toutefois

En qui tu n’aurais fait qu’un raisonnable choix,

Dont la condition jadis était commune,

Mais dont les qualités relevaient la fortune.

L’or n’est pas seul aimable, et sous ces vêtements

La vertu quelquefois s’est acquis des amants.

Enfin, un changement à ma fortune arrive

Qui me fait posséder l’objet qui te captive ;

L’aveugle déité qui préside aux humains

Ouvre enfin dessus moi ses libérales mains,

J’ai de quoi t’acquérir et de quoi m’en défendre ;

Elle qui se donnait est en pouvoir de prendre.

LYSIMANT.

Dieux ! je vois Diane.

DIANE.

Oui, c’est elle que tes yeux

Ont bien eu le pouvoir d’attirer en ces lieux,

Celle qui meurt d’amour pour une âme traîtresse,

Celle qui s’est réduite à servir ta maîtresse,

Qui perd sa liberté, rend son honneur suspect,

Et pour suivre un ingrat dépouille tout respect.

LYSIMANT, à genoux.

Punis, belle Diane, un barbare, un perfide,

Un traître en qui l’amour si lâchement préside,

Et qui n’a pu forcer l’irrévocable arrêt

D’un parent amoureux de son seul intérêt.

J’appelle trahison cette seule impuissance,

Et ma confession ajoute à mon offense ;

Car le ciel m’est témoin qu’au moins ce lâche cœur

N’a jamais reconnu que son premier vainqueur,

Que toujours ton objet fut cher à ma pensée,

Que le temps n’en a point ton image effacée,

Que plutôt j’ai tâché d’effacer par mes pleurs

Ce tyrannique arrêt de m’engager ailleurs.

Aujourd’hui, si le sort nous était si propice

Que nous pussions tromper une aveugle avarice,

Ou charmer ce vieillard du vain éclat de l’or,

(Je l’ai juré cent fois, et je le jure encor,)

Tes désirs sur les miens auraient un libre empire,

Et je posséderais le seul bien où j’aspire.

DIANE.

Si l’or peut à nos vœux accorder ses désirs,

Rien ne diffère plus nos innocents plaisirs :

Estimez-nous déjà sous une loi commune,

Et venez consulter l’auteur de ma fortune ;

Il est chez Orimand.

LYSIMANT.

Tous mes sens sont ravis,

Et, dans ce doux transport, je doute si je vis.

 

 

Scène X

 

LYSIMANT, DIANE, LE LAQUAIS

 

DIANE, ayant frappé.

Lysandre est-il ici ?

LE LAQUAIS.

Non, depuis un quart d’heure.

DIANE.

Doit-il en ce logis établir sa demeure ?

LE LAQUAIS.

Ici même, on l’attend.

Il rentre.

LYSIMANT.

Adieu, je vais chez nous

Réjouir mes parents d’un changement si doux,

Et par un mot d’écrit faire avertir Orante

Que son affection m’est fort indifférente ;

Que je suis glorieux alors que je la perds,

Quoiqu’elle ait eu du droit sur l’objet que je sers ;

Enfin que j’ai ton cœur, mais sans meurtre et sans crime,

Et que tu m’en as fait un présent légitime.

DIANE.

Moi, j’entre chez Orante, et dans fort peu de temps

J’envoie ou vais chez vous.

LYSIMANT.

Adieu donc, je t’attends.

Il sort.

DIANE, seule.

Ô dieux ! le doux espoir dont mon âme est flattée !

Il faut changer d’habits, courons chez Dorothée.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

SYLVIAN, seul

 

Bel astre de mes jours, en quels lieux écartés

Tes yeux font-ils briller leurs divines clartés ?

Où te peux-tu cacher avec tant de lumière,

Bergère impitoyable, et sourde à ma prière ?

Las ! après de si longs et de si vains ennuis,

Tu me plaindrais peut-être en l’état où je suis.

D’un berger estimé dans tout le paysage,

Abondant en troupeaux et riche en pâturage,

Mon amour, dont l’ardeur m’oblige à te chercher,

A fait, belle Diane, un malheureux cocher.

J’ai changé pour te voir, sans juger que j’efface

La gloire de mon nom et l’honneur de ma race,

Au soin de deux chevaux le soin de cent brebis,

Et mes habits de toile en ces honteux habits.

Encor si j’obtenais un bien si délectable,

Ce titre malheureux serait plus supportable ;

Mais il n’empêche point notre désunion,

Et Diane se cache à son Endymion.

Mon espérance est vaine, on n’a point vu paraître

L’éclat de ses rayons au logis de mon maître ;

Tu n’es plus en son cœur, ses vœux sont refroidis,

Il ne t’honore plus comme il a fait jadis ;

Orante a captivé ce rival infidèle,

Et je lui vais porter... Mais je vois cette belle.

 

 

Scène II

 

ORANTE, SYLVIAN

 

SYLVIAN.

J’allais chez vous, madame.

ORANTE.

Hé dieux ! que Lysimant

Témoigne peu de soin de mon contentement !

Pourquoi ne vient-il pas ?

SYLVIAN.

J’en ignore la cause ;

Il m’a donné ce mot, sans parler d’autre chose.

ORANTE prend la lettre, et lit.

« Je deviens sourd, Orante, et votre vanité

« A fait naître en mon cœur un mépris raisonnable :

« Ne vous croyez pas tant aimable

« Avecque si peu de beauté.

« Où Diane paraît, rien ne me peut ravir :

« Je sais de quel pouvoir votre beauté se vante ;

« Mais cédez à votre servante

« En l’art de vous faire servir.

« Lysimant. »

À part.

Dieux ! serait-ce Diane ?

Haut.

Adieu, va l’assurer

Que je n’ai pas sujet de me désespérer,

Et que sa vaine humeur a bien plus d’insolence

Que mon affection n’avait de violence.

Elle déchire la lettre, et Sylvian sort.

ORANTE, seule.

Ô dieux ! je suis trahie, et dessous un faux nom

Cet objet de ses vœux sert en notre maison.

 

 

Scène III

 

ARISTE, ORANTE

 

ARISTE.

Pareil aux criminels qu’un juge redoutable

A mandés pour entendre un arrêt équitable,

Que la frayeur saisit et qui n’espèrent pas

Un traitement plus doux qu’un rigoureux trépas :

Tel je viens en ce lieu, l’âme noire d’un crime

Qui défend que j’espère un pardon légitime ;

Tel, mandé de chez vous, je viens tremblant et prêt

D’entendre à vos parents prononcer mon arrêt.

Mais que de votre voix j’obtienne ma sentence,

Et vous m’obligerez à moins de résistance.

Vous-même condamnez cet indiscret amant,

Et ne pardonnez point à son ressentiment.

ORANTE.

Quoi ! vous voulez mourir pour cet objet de haine,

Dont les traits sont communs, dont l’humeur est si vaine,

Qu’on ne peut estimer que par civilité,

Et qui pouvait si peu sur votre liberté ?

Ô dieux ! quel changement !

ARISTE.

N’attendez point d’excuse

D’un amant criminel qui lui-même s’accuse,

Qui considère enfin cet aveugle transport

Avec un repentir plus cruel que la mort.

J’ai trouvé des défauts où la grâce est extrême,

Et des obscurités dans la lumière même ;

J’ai changé vos attraits, ce teint en est blêmi,

Mais l’amour m’a fait seul parler en ennemi.

Dieux ! j’excuse déjà ce furieux caprice,

Vous n’avez point encore ordonné mon supplice ;

Déniez-vous ma peine à ma confession ?

ORANTE.

Quelle peine mérite une juste action ?

Quand vous m’avez nommée inconstante et parjure,

Je ne m’offensais point d’une semblable injure ;

Quand je n’étais pas belle en votre jugement,

Je souffrais ce mépris encor plus justement ;

La même vérité parloit en ce langage,

Et cent fois mon miroir m’en a dit davantage.

Je connais mes défauts, et sais que l’amitié

De qui daigne m’aimer est digne de pitié ;

Je ne vous crois, monsieur, aveugle ni coupable ;

Je ne condamne point un discours véritable,

Et vous n’avez failli qu’en ce point seulement

Que vous m’avez traitée encor trop doucement.

ARISTE.

Ah ! c’est trop de rigueur ! et cette indifférence

Me sert d’un châtiment pire que mon offense ;

Pour m’être plus humaine il fallait me punir,

Et c’est trop m’affliger que de me soutenir.

Non, non, n’avouez point l’injustice et l’outrage

Où le seul désespoir a porté mon courage.

En l’extrême rigueur dont ce cœur est touché,

Il est près de mourir pour prouver son péché ;

Pour prouver que tout cède à vos aimables charmes,

Et qu’il n’est point d’objet si digne de nos larmes.

Je les ai profanés de mots injurieux :

Mais que peut épargner un esprit furieux

Qui se voit abusé d’une vaine promesse,

Et son rival si près du lit de sa maîtresse ?

J’ai failli toutefois, et je n’ai pas dessein

De détourner le coup qui m’ouvrira le sein.

ORANTE.

On pèche librement sous l’espoir de sa grâce,

Et nos simplicités excitent votre audace ;

Avecque moins d’amour je pourrais plus sur vous,

Je serais absolue en votre esprit jaloux.

Un respect nécessaire aurait pu vous contraindre

À la discrétion de souffrir sans vous plaindre ;

Mais je vous aimais trop, et le feu violent

Que je vous témoignais vous a fait insolent.

Votre discrétion dépendait de ma crainte ;

Je devais témoigner d’être un peu moins atteinte :

On souffre avec respect une sévère loi,

Et j’aurais fait pour vous, en travaillant pour moi.

Toutefois je suis bonne, et prendrai de mon père

La résolution de ce que je dois faire.

ARISTE.

Ô dieux ! s’il fait cesser votre ressentiment,

Quel bien est comparable à mon contentement ?

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

DOROTHÉE, seule

 

Diane peut beaucoup, tout cède à son adresse,

Le ciel est favorable à l’ardeur qui la presse.

Adorable vainqueur des hommes et des dieux,

Couronne ses desseins d’un succès glorieux !

Elle s’est déguisée avecque tant de peine

Qu’il est bien mal aisé que sa feinte soit vaine,

Et l’honneur qu’on lui fait au logis d’Orimand

Me fait bien espérer de ce déguisement.

Déesse du repos, fais épaissir ton ombre :

Quand ses yeux paraîtront en un endroit si sombre,

Fais qu’on la méconnaisse, et que des traits si beaux

Ne soient pas découverts en faveur des flambeaux.

De cette heureuse nuit toutes ses nuits dépendent ;

Seule tu la peux mettre où ses désirs prétendent,

Et c’est par ta faveur que tous les amoureux

À leurs chastes desseins ont un succès heureux.

Tout mon contentement dépend de ses délices ;

Je travaille pour moi lui prêtant mes services,

Et j’aurai Sylvian, si je fais Lysimant

Possesseur d’un objet si rare et si charmant.

Elle frappe à la porte de Lysimant.

 

 

Scène V

 

SYLVIAN, DOROTHÉE

 

SYLVIAN.

Que voulez-vous si tard ?

DOROTHÉE.

Ah ! berger insensible,

Ce lieu, comme ton cœur, est-il inaccessible ?

Ne feras-tu jamais un gracieux accueil

À celle que tu vois si proche du cercueil ?

Je ne veux pas fléchir tes rigueurs inhumaines ;

Je ne demande pas le loyer de mes peines ;

Et, quoique chaque jour accroisse mon souci,

Je n’avais pas dessein de te parler ici.

Je cherche Lysimant.

SYLVIAN.

Ô dieux ! c’est Dorothée.

DOROTHÉE.

Ce n’est plus que son corps, l’âme lui fut ôtée

Alors qu’on l’avertit de ton éloignement ;

Je mourus de regret en ce triste moment.

SYLVIAN.

Bergère, mon habit prouve mon ignorance,

Et ma condition excuse mon silence.

J’enseignais autrefois ces discours amoureux :

Nos bergers m’adoraient, je travaillais pour eux ;

Et lors, quoique mon cœur fût plus froid qu’une souche,

On croyait, toutefois, qu’il parloit par ma bouche.

Maintenant je m’occupe à de lâches travaux,

Et ne sais plus que l’art de régir mes chevaux.

Je vais quérir mon maître.

DOROTHÉE.

Hélas ! quelle apparence

De forcer sa froideur et son indifférence,

Et de le disposer au bien que je prétends ?

Mais voici Lysimant, ne perdons point de temps.

 

 

Scène VI

 

LYSIMANT, DOROTHÉE, SYLVIAN

 

DOROTHÉE.

Monsieur ?

LYSIMANT.

Que voulez-vous ?

DOROTHÉE.

Ma compagne était prête

De venir vous trouver, mais Orante l’arrête,

Et je viens de sa part du logis d’Orimand :

Lysandre est de retour, allons-y seulement.

LYSIMANT.

Non, non, je ne tiens point sa parole incertaine.

DOROTHÉE.

Voyons-le toutefois, donnez-vous cette peine,

Elle vous en conjure.

LYSIMANT.

Allons, si tu le veux,

Et s’il faut contenter cet objet de mes vœux.

DOROTHÉE.

On ouvre, le voilà.

 

 

Scène VII

 

DIANE, sous l’habit de Lysandre, ORIMAND, LYSIMANT, SYLVIAN, DOROTHÉE

 

DIANE, embrassant Lysimant.

Puis-je aborder sans crainte

Celui de qui j’attends une équitable plainte,

Cet agréable amant, ce rival généreux,

De qui j’ai ruiné les desseins amoureux ?

Daignez-vous voir, monsieur, le tyran de votre aise,

Et vous peut-il payer de raison qui vous plaise ?

Le seul bien de vous voir est l’objet de mes pas.

LYSIMANT.

Ne cherchez point d’excuse à qui n’en attend pas ;

On ne révoque point l’arrêt des destinées

Qui fait, comme il leur plaît, ou rompt les hyménées.

Le sort m’ôte Rosinde, et je suis satisfait

Puisqu’il n’est pas aveugle au présent qu’il en fait,

Et qu’il la réservait pour un objet plus digne

D’être le possesseur de ce trésor insigne.

DIANE.

Au moins cet accident vous donne un serviteur

Que vous n’éprouverez, ni lâche, ni flatteur,

Et qui perdra le jour aussitôt que l’envie

De hasarder pour vous sa fortune et sa vie.

DOROTHÉE.

Souffrirez-vous, monsieur, le curieux dessein

Qui me fait enquérir si certain bruit est vain ?

Diane, pardonnez si je vous importune,

Doit-elle à votre soin une telle fortune ?

Avez-vous de si loin, après la mort des siens,

À cette heureuse fille apporté tant de biens ?

DIANE.

Ne doutez nullement des trésors qu’elle vante ;

Je ne la flatte point d’une incertaine attente :

Avecque mon bagage il lui vient dans deux jours

De quoi la réjouir et prouver mon discours,

Si je puis assurer par des lettres de change

Cet accident pour elle autant heureux qu’étrange.

DOROTHÉE.

Qu’on va faire de vœux pour vos prospérités !

Car chacun participe à ses félicités ;

Son mérite est si grand, que cette aimable fille

Est chère à tout le monde autant qu’à sa famille.

Le bruit de son bonheur plaît aux plus envieux,

Et d’une voix commune on en bénit les dieux.

 

 

Scène VIII

 

DIANE, sous l’habit de Lysandre, ORIMAND, LYSIMANT, SYLVIAN, DOROTHÉE, LYSANDRE arrive, et va à Sylvian avec deux porte-malles

 

LYSANDRE.

Où se tient Orimand ?

SYLVIAN.

Céans.

ORIMAND.

Qui me demande ?

LYSANDRE, l’abordant.

Ô dieux ! qui m’obligez d’une faveur si grande,

Maîtres de l’univers, que je vous dois d’encens

En ce rare bonheur qui ravit tous mes sens !

Heureux et cher parent du seul objet que j’aime,

Apprenez qui je suis par ce transport extrême :

Reconnaissez Lysandre.

ORIMAND.

Ô dieux ! quel insensé !

LYSANDRE.

Quoi ! le temps vous a-t-il mon portrait effacé ?

Ne vous souvient-il plus de cet heureux Lysandre

Que vous avez jadis choisi pour votre gendre ?

Depuis que j’ai quitté ces lieux où j’habitais,

Phébus n’a divisé les saisons que dix fois ;

Je vous voyais partout, j’ai toujours en mon âme

Conservé les portraits de vous et de madame ;

Et vous méconnaissez ce parent fortuné,

Qu’à l’appui de vos jours les dieux ont destiné !

DIANE, à part.

Ô sensible malheur !

DOROTHÉE, à part.

Ô disgrâce infinie !

ORIMAND.

Le ciel, qui que tu sois, guérisse ta manie !

À Diane.

Mon fils, de quelle erreur cet homme est-il troublé ?

Ton corps avec ton âge aurait-il bien doublé ?

En la peine où je suis, qui de vous dois-je prendre ?

Je n’ai qu’une Rosinde, et ne veux qu’un Lysandre.

DIANE, à Lysandre.

Toi, qui crois sous mon nom t’emparer de mon bien,

Et posséder l’objet que le ciel a fait mien,

Quel accident nouveau t’a mis en notre race ?

Dessus quelle raison se fonde ton audace ?

Donne à d’autres esprits ces divertissements,

Et laisse un libre cours à nos contentements.

LYSANDRE.

Ô ciel ! qui connais tout, si tu hais l’imposture,

Par un visible effet punis cette aventure ;

Et si, comme on le croit, ton bras est tout-puissant,

Fais périr l’imposteur et montre l’innocent ;

Désabuse ces gens, et leur fais reconnaître

Qu’à tort cet affronteur me dispute mon être.

Fouillant en sa poche, et en tirant des lettres qu’il remet à Orimand.

Mais en dois-je chercher des signes apparents

Après ces mots écrits des mains de mes parents ?

Passant en Portugal, j’ai pris cette assurance

Qui confirme mon nom et ma persévérance ;

Je suis cet heureux gendre et cet heureux époux

Que, dès ses jeunes ans, Rosinde tient de vous.

ORIMAND, après avoir lu.

Ô dieux ! que vois-je ici ?

LYSIMANT.

Que l’affronteur réponde !

Je le rendrai coupable aux yeux de tout le monde.

Voyez-vous pas déjà comme ses tremblements

Prouvent son imposture et ses déguisements ?

ORIMAND, à Diane.

Vous ne répondez rien ?

DIANE, pleurant.

Puisque votre puissance

A résolu ma mort, je reste sans défense,

Impitoyables dieux dont la compassion

Nie un peu de faveur à tant d’affection.

À Lysimant.

Et toi, qui de ces coups fais mon sexe capable,

Plus criminel que moi, punis cette coupable ;

J’ai rompu tes desseins, j’ai troublé tes plaisirs,

Et par une imposture attiré tes désirs.

L’adresse de voler ce que tu me dénies

Flattait d’un doux espoir mes peines infinies ;

Je n’ai pu toutefois alléger mon ennui ;

Le ciel est contre moi, conspire avecque lui :

Ne me refuse point un trépas légitime ;

Punis-moi de ta main, et je mourrai sans crime.

À tous.

Vous que je trahissais par ce déguisement,

Joignez votre colère à son ressentiment ;

N’épargnez point ma vie, et j’avouerai vos plaintes :

Le dessein de voler me portait à ces feintes,

Et je vous ai ravi le bien le plus exquis

Que jamais vos travaux peuvent avoir acquis.

ORIMAND.

Amis, qu’on la saisisse.

LYSIMANT.

Est-ce Diane ? ô dieux !

 

 

Scène IX

 

DIANE, sous l’habit de Lysandre, ORIMAND, LYSIMANT, SYLVIAN, DOROTHÉE, LYSANDRE, ARISTE, ORANTE, FILÉMON

 

ARISTE, sortant de chez lui.

Adieu. Mais quel tumulte aperçois-je en ces lieux ?

FILÉMON.

Il faut voir ce que c’est.

DIANE.

Ordonnez mon supplice,

Ou souffrez que ma main prévienne la justice.

À Lysimant.

Accorde-moi ce fer, si tu m’aimas jamais.

Un coup éteint mes feux, et rétablit ta paix ;

Un coup me peut tirer de ces mains insolentes

Qui révèrent si peu mes ardeurs violentes.

Que tardes-tu, cruel ?

LYSIMANT.

Ô malheur de mes jours !

SYLVIAN.

C’est Diane elle-même ! offrons-lui du secours.

Insolents, quelle ardeur porte vos mains barbares

Sur un objet pourvu de qualités si rares ?

Qui vous fait tant oser ?

 

 

Scène X

 

DIANE, sous l’habit de Lysandre, ORIMAND, LYSIMANT, SYLVIAN, DOROTHÉE, LYSANDRE, ARISTE, ORANTE, FILÉMON, DAMON, UN EXEMPT, DEUX ARCHERS

 

DAMON, aux archers.

Hélas ! vengez sur eux

La sensible douleur d’un père malheureux,

Et rendez à ses vœux l’espoir de sa famille ;

Hâtons-nous... Mais que vois-je, ô dieux ! voilà ma fille :

Je vois l’ingrat sujet des pleurs que j’ai versés.

Quelle étrange manie a ses esprits blessés ?

Et dessous quel habit se présente à ma vue

Cette aveugle de honte et de sens dépourvue ?

À Diane.

Trouves-tu, malheureuse, en cet habillement,

À celles de ton sexe un sortable ornement ?

ORIMAND.

J’ignore son dessein, mais par sa propre bouche

Nous sommes avertis d’un larcin qui me touche ;

Ces habits sont suspects en sa condition,

Et ce déguisement a son intention.

Messieurs, saisissez-la, car tout cet artifice

Ne se peut découvrir qu’aux yeux de la justice.

DAMON.

Non, non, portez les mains dessus le suborneur

Dont la vaine promesse a trahi son honneur ;

Celui que vous voyez a causé tous ses crimes,

Et doit rendre accomplis ses espoirs légitimes :

Elle espère de lui moins que n’a mérité

L’honneur de sa famille et sa fidélité.

Vous me croyez à tort l’auteur de sa naissance :

Mes soins ont seulement élevé son enfance ;

On a dans nos hameaux vu briller ses appas,

Et le ciel, toutefois, ne l’y destinait pas.

Oyez comme je l’eus en son âge plus tendre,

Puisque cet accident m’oblige à vous l’apprendre.

LYSIMANT.

Ô dieux ! qu’un doux espoir flatte ma passion !

Parle-nous vitement de son extraction.

DAMON.

Une dame étrangère, et d’illustre famille,

Eut d’une même couche un fils et cette fille ;

Et le dessein qu’elle eut d’avantager son fils

L’obligea d’accepter l’offre que je lui fis.

Elle commit sa fille au souci de ma femme,

Et quelques mois après je fus chez cette dame,

Où, par son propre avis, je fis courir un bruit

Que la jeune Diane était morte la nuit.

Tout le monde me crut ; on plaignait ma tristesse,

Et la mère feignait avecque tant d’adresse

Qu’on ne pouvait nier des pleurs à ses regrets ;

Que par de faux tourments elle en versait de vrais.

Son fils étant cru seul, on vantait ses richesses,

Et déjà de son âge on tirait des promesses

D’un naturel si noble, et d’un esprit si bon,

Qu’à peine marchait-il qu’on parloit de son nom.

La fille d’Orimand n’était que de son âge,

Et les parents dès lors firent ce mariage :

On les fit embrasser, leurs plus proches présents :

Lysandre fut époux à l’âge de six ans.

Cet accord arrêté, la mère sort de France,

Me laissant cette fille et quelque récompense ;

Mais, depuis son départ, le soleil quinze fois

A vu naître et tomber les feuilles de nos bois

Sans qu’elle m’ait écrit, et qu’aucune nouvelle

M’ait appris de sa part le soin qu’elle a pour elle.

ORIMAND.

Ô dieux ! la vaine fourbe ! et que subtilement

Il pense profiter de ce déguisement !

Diane ne vit plus, et sur cette croyance

Nous avons établi cette heureuse alliance.

LYSANDRE.

Non, non, il est certain que ma sœur voit le jour,

Et cette occasion a pressé mon retour.

Prête d’abandonner sa demeure mortelle,

Ma mère m’appelant : Lysandre, me dit-elle,

Je ne te laisse pas unique possesseur ;

Les dieux, quand tu naquis, te firent une sœur,

Et le dessein que j’eus d’agrandir ta fortune

L’a réduite au malheur d’une vie importune.

Je l’ai fait élever au logis de Damon :

Boulogne est son village, et Diane son nom ;

C’est ton portrait vivant, et pour la reconnaître

Le sang te suffira, si tu la vois paraître ;

Si tu la méconnais, une marque en son sein,

Et deux sur le bras droit, t’en rendront plus certain.

Pour cette occasion passe bientôt en France,

Et fais que je trépasse avec cette espérance.

DAMON, montrant le sein et le bras de Diane.

Favorable discours ! hélas ! n’en doutez plus,

Et venez remarquer ces signes superflus.

Punissez, si je mens, l’auteur de l’imposture.

LYSANDRE.

Ô Diane ! ô ma sœur ! ô divine aventure !

Ô favorable jour !

DOROTHÉE.

Ô doux contentement !

LYSIMANT.

Je doute si je veille en ce ravissement.

DIANE.

Enfin, heureux amant, le soin des destinées

A-t-il avec mes maux tes froideurs terminées ?

Et la sœur de Lysandre a-t-elle plus d’appas

Que celle, que tous ceux d’un sort abject et bas ?

Toucher ai-je ton cœur ?

LYSIMANT.

Divin charme des âmes,

Premier et seul objet qui fis naître mes flammes,

Qui n’aurait souhaité les maux que j’ai soufferts

Et ne serait heureux de mourir dans tes fers ?

ORANTE.

Ô dieux ! quel changement !

FILÉMON.

Que mon âme est ravie !

DIANE, à Orante.

Madame, que ce dieu qui gouverne ma vie

M’excuse auprès de vous du dessein que j’avais

De faire à Lysimant abandonner vos lois ;

Je n’ai considéré ni craint votre colère,

Et le ciel le devait à ma longue misère.

ORANTE.

Oublions tous nos maux ; Ariste étant à moi,

Un autre ne peut plus disposer de ma foi.

ARISTE.

Puisqu’à votre mépris votre faveur succède,

Je ne rendrai jamais ce bien que je possède.

LYSANDRE, à Orimand.

En ce commun plaisir ne me déniez point

Un bonheur qui me rend accompli de tout point ;

Les dieux en Orient m’étaient si favorables,

Et mes profits, monsieur, sont si considérables,

Que mes biens partagés égalent quatre fois

Ceux que j’eus étant jeune et ceux que j’espérais ;

Tant de prospérités ont suivi mon attente

Que je puis être heureux, et Diane contente.

ORIMAND.

Puisque je vois enfin ces doutes éclaircis,

Mon gendre, embrassez-moi, bannissons tout souci ;

Et vous, que j’ai traitée avecque tant d’outrage,

Qu’un sensible regret force votre courage :

Entrez ; et vous, Damon, partagez nos plaisirs

En cette occasion si chère à vos désirs.

DOROTHÉE, à Sylvian.

Toi qui vois les faveurs que le ciel leur envoie,

Veux-tu pas accorder mon repos à leur joie ?

Trouves-tu point encor ce discours importun,

Et souffrirai-je seule en ce bonheur commun ?

DIANE.

Acceptez, Sylvian, cette aimable bergère,

Nous vous en prions tous.

SYLVIAN.

Ô douleur trop amère !

Mais c’est trop consulter, puisque mes vœux sont vains.

Au moins je recevrai ce présent de vos mains ;

Quelque animosité que je fisse paraître,

Je ne vous pourrais pas emporter sur mon maître.

DOROTHÉE.

Ô bonheur infini ! bénissons ce beau jour,

Et laissons en repos ces prisonniers d’Amour.

L’EXEMPT, s’en allant avec les archers.

Adieu, vivez contents.

FILÉMON, à Orimand.

Le ciel vous favorise.

ORIMAND.

Que sa bonté, monsieur, tous vos vœux autorise.

FILÉMON.

Jusqu’à demain, Ariste.

ORIMAND.

Entrons, et qu’à jamais

Puisse durer le cours de cette heureuse paix.

Ils sortent tous.

SYLVIAN, seul.

Puisque tout est contraire à ta persévérance,

Va dans un broc de vin noyer ton espérance,

Malheureux Sylvian, et venge sur les plats

La perte que tu fais de ses rares appas. 

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