La Pèlerine amoureuse (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1634.

 

Personnages

 

LUCIDOR, amoureux de Célie et amant d’Angélique

CÉLIANTE, autre amoureux de Célie

CÉLIE

ÉRASME, père de Célie

LUCIDOR, sous le nom de Léandre, amant de Célie

ANGÉLIQUE, pèlerine, et maîtresse de Lucidor

CLORIMAND, gentilhomme d’Angélique

CLIDAMANT, grand-prêtre

LA NOURRICE de Célie

FILÈNE, valet d’Érasme

FILIDAN, valet de Lucidor

ARCHERS

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LUCIDOR, CÉLIANTE, FILIDAN

 

CÉLIANTE.

J’aime sans désespoir et sans mélancolie ;

Le ciel ordonnera des faveurs de Célie ;

Il doit seul disposer du destin des humains ;

Tout hymen qui prospère est un nœud de ses mains.

Il veille dessus nous ; et l’extrême prudence

Gît à n’attendre rien que de sa providence.

LUCIDOR.

Ainsi la défiance excuse nos défauts

Lorsque nous aspirons à des objets trop hauts.

Le ciel te changera cette belle farouche,

Et les dieux de leur main la mettront dans ta couche ;

Ils t’ont fort en objet, et ton contentement

À leurs prospérités importe infiniment !

Quel abus, Céliante, égale ta folie,

Et quel soin ont les dieux de toi ni de Célie ?

Ils donnent aux mortels, avecque la clarté,

Un pouvoir absolu dessus leur volonté :

Tout ce qu’ils ont créé sur la terre où nous sommes,

Tout ce qu’ils ont soumis à l’appétit des hommes,

N’est plus considéré de leurs divinités ;

C’est à nous de pourvoir à nos nécessités :

Voir les biens et les maux, se servir du tonnerre,

Faire mouvoir les cieux et soutenir la terre,

Entretenir la guerre entre les éléments,

Et disposer des prix comme des châtiments,

C’est le noble exercice où leur pouvoir s’applique ;

Et non pas de régir les vœux d’un frénétique,

D’offrir à Céliante ou Célie ou Cloris,

Qui veulent de leur main se choisir des maris.

CÉLIANTE.

Crains les dieux, Lucidor, et crois l’expérience

Si claire et si contraire à ta vaine science.

Un malheur si certain suit un hymen forcé,

Que déjà ton dessein n’est que trop avancé ;

Que ton cœur dût au ciel soumettre son envie,

Et Célie à son gré disposer de sa vie.

Son aveugle parent, au jour qui t’est prescrit,

Te peut donner son corps, mais non pas son esprit.

Voyant à tes côtés cette belle ennemie,

Les yeux mouillés de pleurs, froide, pâle, endormie,

Mépriser tes soupirs et ta fidélité,

Et ne rien accorder qu’à l’importunité,

Seras-tu satisfait de vivre de la sorte,

Si tu sais les douceurs qu’un autre hymen apporte ?

Ah ! que tu parleras d’un esprit plus rassis,

Et qu’une seule fleur te vaudra de soucis !

LUCIDOR.

Le plus fidèle avis est suspect en la bouche

De qui nous entretient sur un fait qui le touche.

Ma ruine serait pour ton avancement,

Et tu me parles moins en ami qu’en amant ;

Mais toi-même, sachant cette humeur obstinée

Qu’oppose cette belle au doux joug d’hyménée,

Tu dois craindre, ce semble, et de la même loi

Que tu me veux prescrire en faire une pour toi.

Es-tu d’âge, de biens, ou d’humeur plus sortable ?

Crois-tu trouver en elle un esprit plus traitable ?

Résoudrais-tu Célie à partager tes feux,

Quand même tes parents voudraient ce que tu veux ?

CÉLIANTE.

J’ai peu de vanité ; mais souffre que je croie

Qu’elle me recevrait avec beaucoup de joie,

Qu’elle verrait mes vœux d’un œil plus satisfait,

Et que tu serais vain des biens qu’elle me fait.

LUCIDOR.

Cette amour, Céliante, est un choix légitime ;

Son divin jugement éclate en cette estime ;

Le ciel quand tu naquis tint ses trésors ouverts,

Et tes rares appas charment tout l’univers.

CÉLIANTE.

Je ne me flatte point de créances si vaines ;

Il suffît que Célie est sensible à mes peines.

Et qu’ayant le pouvoir de disposer de soi,

Elle en ordonnerait en faveur de ma foi.

LUCIDOR.

Adieu, cueille les fruits d’une ardeur si fidèle ;

Jouis de son amour quand je jouirai d’elle.

Que Célie en tes feux prend une juste part !

CÉLIANTE.

Tu te gausses trop tôt !

LUCIDOR.

Tu te plaindras trop tard.

Céliante sort. À Filidan.

Au point que de mes maux on doit borner la course,

L’insensé cherche aux siens encor quelque ressource

Ce superbe rival ne désespère pas

De posséder Célie et la voir en ses bras.

Son père a prononcé l’arrêt irrévocable

Qui donne à mes souhaits un bien si délectable ;

Son pouvoir abandonne à mes soins amoureux

Ce trésor qui rendrait des monarques heureux.

Toutefois, Filidan, il faut que je confesse

Un regret qui se joint au dessein que je presse :

Célie est adorable, il est vrai, mais...

FILIDAN.

Quoi, mais ?

LUCIDOR.

Un secret repentir m’altère ses attraits.

Tous n’aiment que sa grâce, et moi que sa fortune ;

Elle n’est à mes yeux qu’une beauté commune ;

Je regrette Angélique, et ma juste douleur

Me peint tous les objets d’une fausse couleur.

Qu’un premier objet charme, et que ses moindres grâces

Dans le cœur d’un amant font de profondes traces !

FILIDAN.

Quelle est cette Angélique ?

LUCIDOR.

Eh quoi ! ne sais-tu pas...

FILIDAN.

Quoi ?

LUCIDOR.

Que ma négligence a causé son trépas ;

Que j’ai coupé le fil de la plus belle vie

Que les mains de la Mort aient encore ravie ?

FILIDAN.

Je n’en ai rien appris.

LUCIDOR.

Écoute en peu de mots

Ce fatal accident qui trouble mon repos ;

Séjournant à Lyon, au logis de ma tante,

Je vis et j’admirai cette beauté naissante ;

Mes yeux furent charmés, et ses moindres attraits

Furent à ma raison d’inévitables traits.

Là, ce cœur consentit à ses premières peines ;

Là, je soumis ces bras à leurs premières chaînes ;

Et là je reconnus pour la première fois

Du tyran de nos sens les redoutables lois :

Je touchai, Filidan, cette âme de ma vie ;

Je trouvai son désir conforme à mon envie ;

Nos bras de mêmes fers se virent arrêtés,

Et nos cœurs respiraient de mêmes voluptés.

Un dessein mutuel obligea nos deux âmes

À n’éteindre jamais ces innocentes flammes :

Sa foi me fut donnée, et d’un commun accord

Je mis le changement au delà de la mort.

Enfin, par un avis d’une extrême importance,

Je fus réduit au point de perdre sa présence.

Je revins à Florence, obligé par serment

De borner dans six mois ce triste éloignement ;

Mais ce temps expiré, l’hiver et ma paresse

Me firent différer l’effet de ma promesse,

Et, sans me figurer sa tristesse et ses pleurs,

J’attendis la saison qui se pare de fleurs ;

Lors je me disposais à revoir cette belle,

Quand j’appris de sa mort la fatale nouvelle.

Elle me soupçonna d’un honteux changement,

Et sa perte suivit un si faux sentiment.

FILIDAN.

Ô dieux ! que dites-vous ?

LUCIDOR.

Après cette infortune,

La mort m’est désirable et Célie importune ;

Et je suis seulement la résolution

D’un père qui m’immole à son intention.

 

 

Scène II

 

ÉRASME, LUCIDOR, FILIDAN

 

ÉRASME, pleurant.

Si vous participez aux malheurs de Célie...

LUCIDOR.

D’où procède, monsieur, cette mélancolie ?

ÉRASME.

Joignez à mes ennuis vos soupirs et vos pleurs ;

Témoignons à l’envi nos communes douleurs.

LUCIDOR.

Quel accident nouveau diffère les délices

Que son consentement accorde à mes services ?

Quel malheur survenu divertit nos plaisirs,

Et quelle occasion demande vos soupirs ?

ÉRASME.

Pleurez, pleurez son mal ; une telle manie

A d’avec son esprit sa raison désunie,

Que ceux où l’amitié fait un pieux effort

Font beaucoup pour son bien de souhaiter sa mort !

LUCIDOR.

Quoi ! Célie est troublée ?

ÉRASME.

Oui, mais de telle sorte

Que tout remède est vain au mal qui la transporte ;

Un démon furieux possède ce beau corps,

Sur qui les médecins feraient de vains efforts ;

Heureux si seulement les ministres des temples

Peuvent remédier à ce mal sans exemple.

LUCIDOR.

Ô sensible malheur !

ÉRASME.

Je vais à Clidamant,

Grand-prêtre de nos dieux, découvrir son tourment,

Puisque ses actions font juger que sa peine

Excède les efforts de la science humaine.

Il sort.

FILIDAN, à Lucidor.

Dès lors que je la vis choquer votre dessein,

Je ne la jugeai pas avoir l’esprit trop sain,

Et je rabattis fort, en cinq ou six visites,

De l’estime qu’on fait de ses rares mérites.

Je doute seulement si sa présomption

Eût été supportable à ma condition :

Je voudrais feu pour feu, des larmes pour des larmes ;

Je voudrais triompher quand je rendrais les armes,

Voir rire quand je ris, voir souffrir en souffrant,

Voir venir quand j’irais, enfin prendre en m’offrant.

LUCIDOR.

Sachant que l’intérêt et mon obéissance

Ont seul dessus mes jours établi sa puissance,

Crois-tu que son amour m’importe infiniment,

Et m’as-tu vu pousser un soupir seulement ?

Mais elle vient à nous.

 

 

Scène III

 

CÉLIE, LA NOURRICE, LUCIDOR, FILIDAN

 

CÉLIE.

Lucidor, si ma plainte...

LA NOURRICE, courant après elle.

Eh dieux ! retenez-la.

CÉLIE, tenant Lucidor.

Peut rendre une âme atteinte,

Délivre de leurs mains ce misérable corps

Qui ne peut éviter leurs nuisibles efforts.

On me retient captive, on me croit insensée,

Et tu vois, cher amant, si mon âme est blessée ;

Tu vois si j’extravague et si mon jugement

À jamais sur mes sens régné plus sainement.

Ma raison, disent-ils, a perdu son usage,

Et sans s’apercevoir que leur pitié m’outrage,

Ils cherchent un remède à de vaines douleurs,

Et forgent à leur gré le sujet de leurs pleurs.

LUCIDOR.

Je ne sais, Filidan, dessus quelle apparence

Fonder l’opinion de son extravagance ;

Tout ce discours est sain.

LA NOURRICE.

Ah ! que ces bons moments

Sont une trêve courte à ses cruels tourments !

CÉLIE.

On me croit insensée, et ma nourrice même

Accorde sa croyance à cette erreur extrême.

Que me veulent ces gens ? quel dessein envieux

Peut obliger leur voix à démentir leurs yeux ?

Depuis que j’ai paru sur la terre et sur l’onde,

En ce char lumineux d’où j’éclaire le monde,

A-t-on vu dans ces lieux, par d’inégales lois,

Mon corps croître, décroître et diviser les mois ?

Ai-je voulu sortir de la vaste ceinture

Où mon cours m’est prescrit des mains de la nature ?

Ai-je par imprudence exposé l’univers

À voir la terre en flamme et mon char à l’envers ?

LA NOURRICE.

Eh bien ?

LUCIDOR.

Las ! ce discours dissipe assez mes doutes.

CÉLIE.

Je fais les mois égaux par d’inégales routes,

Et de tant de chemins l’un et l’autre sentier,

Battu par mes chevaux, ne fait qu’un cercle entier.

J’emprunte ma clarté des rayons de mon frère ;

Et si nous nous trouvons sur un même hémisphère,

Il change ma lumière en la couleur des cieux,

Et ma figure alors paraît seule à vos yeux.

Nos seules déités, au séjour où nous sommes,

Travaillent sans repos pour le repos des hommes.

Ce dieu dont chacun craint et révère le nom

Demeure languissant dans les bras de Junon ;

Le démon des combats, las du travail des armes,

Trouve au sein de Vénus d’incomparables charmes ;

L’Amour les tient oisifs, et pour nous seulement

Il n’a point destiné de maîtresse et d’amant.

Je languis toutefois d’un atteinte secrète ;

La beauté d’un chasseur préside à ma défaite ;

Mais la nécessité de poursuivre mon cours

Me défend de le voir qu’un moment tous les jours ;

Un baiser dérobé sur sa bouche vermeille,

Lorsqu’en son horizon tout le monde sommeille,

Un regard, un adieu, sont tout l’allégement

Que ma condition permet à mon tourment.

LUCIDOR.

Dieux ! quelle impression trouble sa fantaisie,

Et de quel genre, hélas ! est cette frénésie !

LA NOURRICE.

Allons, entrez, Célie. Ah ! mes efforts sont vains.

À Lucidor.

Prêtez votre assistance à ces débiles mains.

CÉLIE.

Quelle rage, insensés, porte votre insolence

À divertir l’effet des rayons que je lance ?

Orgueilleux Phaétons, quel dessein criminel

Oppose vos efforts à cet ordre éternel ?

L’Orient à mon char ouvre sa large porte,

Le bruit cesse partout, et la lumière est morte ;

Les astres étonnés sont en confusion,

Et la nature souffre à votre occasion.

Voyez ces lieux obscurs et cette plaine nue

Où les filles d’Atlas attendent ma venue.

Voulez-vous, contre l’ordre et contre la saison,

Tenir mon frère et moi sur un même horizon ?

Ils veulent la prendre, elle se dégage de leurs mains.

J’ai vaincu leurs efforts, et Diane outragée

De leurs profanes mains enfin s’est dégagée.

Suivons les mouvements d’une juste fureur,

Et purgeons l’univers de ces objets d’horreur.

Tirons de l’Océan et du sein de la terre

Une matière propre à forger un tonnerre ;

Faisons voir ces beaux lieux en rochers convertis,

Animons les sujets d’Éole et de Téthys,

Confondons cette plaine et les plaines salées,

Rendons ces monts déserts, ces forêts désolées ;

Et que pour toute marque il reste dans ces lieux

Celle de ce que peut une fille des dieux.

LUCIDOR.

Que cette impression est forte en sa pensée !

Que son mal est puissant et sa raison blessée !

CÉLIE, à Lucidor.

Quoi ! jusque dans ces lieux tu veux suivre mes pas ?

Ce périlleux dessein ne t’épouvante pas ?

Es-tu de ces Titans dont l’audace effrontée

A jusque dans les cieux l’arrogance portée ?

Es-tu du sang honteux de ce monstre à cent mains

Qui fit contre les dieux soulever les humains ?

Célestes citoyens, punissez ce profane ;

Unissez votre force à celle de Diane.

Mais ces bras suffiront, et cet unique effort

Te livre, téméraire, au pouvoir de la mort.

LUCIDOR, s’enfuyant.

Adieu, je cède aux coups.

FILIDAN, le suivant.

Je renonce aux maîtresses

Qui traitent leurs amants de semblables caresses.

 

 

Scène IV

 

LA NOURRICE, CÉLIE

 

LA NOURRICE.

Dieux ! que vous feignez bien ! J’admire votre esprit,

D’observer de tout point ce qui vous est prescrit.

Celui de qui feignant vous suivez la prière

Rencontre en sa maîtresse une docte écolière :

Vos gestes m’étonnaient, et vous ne pouvez mieux

Passer pour insensée en l’estime des yeux.

Voyant votre action si facile et si nue,

J’ai douté que, feignant, vous l’étiez devenue.

CÉLIE.

Donne cette louange et ces étonnements

Au démon qui régit les esprits des amants.

Vois que mon Lucidor a de puissantes armes ;

Prise de ces effets le pouvoir de ses charmes.

Il ordonne à mes sens cette honteuse loi,

Je feins, pour être à lui, de n’être plus à moi ;

Et, pour lui conserver mon esprit qu’il possède,

Feindre que je le perds est mon dernier remède.

LA NOURRICE.

Vous lui devez beaucoup : quel autre, vous aimant,

Se fût à son dessein porté si librement ?

Sous un habit de peintre, aux lois de votre père

Avoir assujetti ce cœur qui vous révère,

Célie, à des seigneurs de sa condition,

Est-ce un léger effet de leur affection ?

L’espoir de relever sa constance abattue,

Et la difficulté de voir ce qui le tue,

Lui firent proposer ce pénible dessein,

Qui ne lui vaut encor qu’un espoir incertain.

On vous destine ailleurs ; et si, par cette ruse,

Il n’obtient cet effet que chacun vous refuse,

Attendant qu’on apporte en ces lieux écartés

Les titres de sa race et de ses dignités,

Il flatte ses désirs d’une espérance vaine,

Et verra Lucidor triompher de sa peine,

Lucidor inégal à ce parfait amant,

Et qui n’a rien de lui que le nom seulement.

CÉLIE.

J’espère un rare effet de cette heureuse feinte.

Mais tu connais d’ailleurs le sujet de ma crainte,

Lucidor m’a perdue, et son ardent désir

M’a vendu chèrement un moment de plaisir ;

Ma grossesse en feignant peut être découverte,

Et ce malheur extrême achèverait ma perte.

LA NOURRICE.

J’ai pourvu là-dessus, et par bonne raison

J’ai tous les médecins bannis de la maison ;

Fait croire à vos parents qu’au mal qui vous possède

Le ciel peut seulement apporter du remède ;

Que vos sens sont troublés par de mauvais esprits ;

Que des signes puissants me l’ont assez appris ;

Qu’un regard vers le ciel, un mot, une prière,

Rend à votre raison sa liberté première ;

En un mot, ils m’ont crue, et n’appréhendez point

Que cet autre malheur à vos malheurs soit joint.

 

 

Scène V

 

LA NOURRICE, CÉLIE, LUCIDOR, sous le nom de Léandre

 

CÉLIE.

D’où vient à Lucidor cette mélancolie ?

LÉANDRE.

De mon malheur extrême, adorable Célie.

Mais ne m’appelez point de ce nom bienheureux

Qui ne peut que trahir nos desseins amoureux :

Appelez-moi Léandre.

CÉLIE.

Eh bien, mais quelle crainte

Nous paraît de nouveau sur ce visage peinte ?

Notre feinte succède, et déjà vos rivaux

Paraissent dégoûtés du fruit de leurs travaux ;

Lucidor plaint ma peine, et je crois qu’en son âme

La pitié désormais agit plus que sa flamme.

LÉANDRE.

J’engage ce que j’aime en mon propre malheur,

Et ce regret, madame, est ma pire douleur.

Si le ciel outrageait ma seule destinée,

Si je voyais en moi sa haine terminée,

Ses coups les plus pesants et les plus furieux

Seraient à mon amour des signes glorieux ;

Ces astres que j’adore, et pour qui je soupire,

Pourraient d’un seul regard alléger mon martyre ;

Je rirais le premier de ce déguisement ;

Je me peindrais moi-même avec ce vêtement ;

Parmi ces passe-temps je chérirais ma vie,

Et je verrais des rois et des dieux sans envie ;

Mais de voir que Célie ait part à mes ennuis,

De l’avoir exposée au danger où je suis,

De tacher son estime, et de la voir contrainte

À la nécessité d’une honteuse feinte,

C’est où j’ai des sujets de détester mon sort,

C’est là que la constance est un barbare effort.

CÉLIE.

Te puis-je commander ?

LÉANDRE.

Avecque plus d’empire...

CÉLIE.

C’est assez ; s’il est vrai, fais ce que je désire ;

Bannis ces vains respects, vis plus joyeusement,

Et fais de ma folie un divertissement,

Attendant le retour de celui qui t’apporte

Ce qui ramènera ton espérance morte,

Les titres de ta race et l’état de tes biens,

Qui joindront les désirs de mes parents aux tiens.

LÉANDRE.

Je vous obéirai.

CÉLIE.

Tu verras si bien feindre,

Que j’en mettrai beaucoup en état de me plaindre.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ÉRASME, CLIDAMANT

 

ÉRASME.

On ne peut sans horreur voir ses dérèglements ;

Son geste et ses discours changent à tous moments ;

Tantôt l’esprit remis, l’œil riant, la voix saine,

Elle dément nos yeux, rit de nous voir en peine ;

Et, niant ses discours, sait si bien contester,

Qu’elle met les plus sains aux termes d’en douter.

Mais que ces bons moments sont de peu de durée !

Un instant fait revoir sa raison altérée :

Lors son geste confus, et l’horreur de ses cris,

De crainte et de pitié saisissent les esprits ;

À la voir l’œil ardent, les cheveux en désordre,

Tordre tantôt un bras, et tantôt le détordre,

Se raccourcir le corps, meurtrir son sein de coups,

Et sauter furieuse à la face de tous,

Un homme est bien barbare et bien inaccessible,

Si la pitié chez lui trouve une âme insensible.

Céleste médecin, espoir de ma maison,

Si le ciel peut encor rétablir sa raison,

Ses trésors sont ouverts à vos mains vénérables ;

Seul vous pouvez changer l’état des misérables ;

Eloignez de son corps cet esprit insolent,

Et calmez la fureur d’un mal si violent.

CLIDAMANT.

Je sers les immortels, et si leur bonté m’aide,

Espérez de son mal l’infaillible remède.

Nos crimes quelquefois attirent ces malheurs,

Et nos santés alors dépendent de nos pleurs.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

LUCIDOR, FILIDAN

 

LUCIDOR.

Ah ! que la vanité de ces folles constances

Vaut souvent, Filidan, de longues repentances !

On a promis Célie à mes vœux innocents ;

Tandis que la raison en maîtrisait les sens,

Je ne refusais point qu’un heureux mariage

Joignît à son destin ma fortune et mon âge ;

Mais de la rechercher après cet accident,

Il faut pour le pouvoir un esprit plus ardent.

L’amour n’a pas si fort occupé ma pensée

Que je puisse en mon lit souffrir une insensée ;

J’aurais vu de bon œil cet hymen réussi ;

Mais, perdant la raison, elle me perd aussi.

FILIDAN.

Pensez-y mûrement ; folle ou sage, qu’importe ?

Il faut considérer ce qu’elle vous apporte :

Les plus fins, en ce temps, épousent les trésors,

Et n’examinent point ni l’esprit ni le corps.

L’ayant, n’aurez-vous pas quelque objet qui vous plaise ?

Une femme enrichit, et la maîtresse baise.

On se rit aujourd’hui des maris amoureux ;

Si leur femme est parfaite, elle n’est pas pour eux.

Un ami plus courtois est l’objet qui l’enflamme ;

S’ils possèdent le corps, d’autres possèdent l’âme.

Accommodez au temps vos inclinations,

Et ne vous piquez point de vaines passions.

LUCIDOR.

Le respect, Filidan, qu’on doit à ce mystère

Doit retirer nos cœurs des autels de Cythère,

Rendre dessus les sens les esprits absolus,

Et nourrir la vertu chez les plus dissolus ;

C’est là qu’un long martyre accompagne les vices,

Et que la continence établit les délices,

Que le désordre règne en des cœurs criminels,

Et qu’on nourrit chez soi ses bourreaux éternels.

Mille fois le soleil a pâli des carnages

Que l’infidélité produit en des ménages ;

Et ce malheur, qui suit un hymen vicieux,

N’épargnait pas jadis les fils mêmes des dieux :

Alcide eût tout vaincu, s’il eût vaincu la flamme

Qui contre ses beaux jours fit attenter sa femme,

Et n’eût pas rendu l’âme, étouffé du poison,

Si l’amour n’eût premier étouffé sa raison.

FILIDAN.

Ces discours étaient bons au siècle d’Oriane ;

Aimer en lieux divers c’était être profane :

Les plus doux changements étaient lors inconnus,

Et le bon Amadis eût rebuté Vénus ;

Mais ses lois aujourd’hui passent pour rêverie,

De même que son ordre et sa chevalerie.

La résolution de ne changer jamais

N’est plus que la vertu des hommes imparfaits ;

On méprise leurs vœux, et cette résistance

Qu’on fait à leurs desseins établit leur constance ;

D’amants ils sont censeurs, et par des titres faux

Vantent une vertu qui naît de leurs défauts.

Mais je vole un peu haut, retournons à Célie :

Que ne peut à vos vœux permettre sa folie ?

Ira-t-elle après vous épier vos desseins,

Et les jugera-t-elle ou profanes ou saints ?

Que de gens chériraient votre bonne fortune !

Une femme d’esprit est toujours importune ;

Une jalouse humeur la traîne après vos pas,

Qui lui fait voir souvent même ce qui n’est pas ;

Son adresse surprend l’âme la plus sensée,

Explique vos regards, lit dans votre pensée,

Et fait sur vos desseins tant d’importuns efforts,

Qu’elle est insupportable aux esprits les plus forts.

Célie est en état de souffrir toute chose,

Sans en considérer ni l’effet ni la cause ;

Vous n’aurez point chez vous un Argus curieux,

Dont les subtilités doivent tromper les yeux.

LUCIDOR.

Porte ailleurs tes avis ; sans conseil de personne

Je suivrai là-dessus ce que l’honneur m’ordonne.

Si son mal peut cesser, le moment incertain

Qui lui rendra le sens me rendra mon dessein ;

Sinon, je romps mes fers, et jamais ma franchise

Ne verra d’autres yeux triompher de sa prise.

FILIDAN.

Rare et prudent effet d’un esprit généreux

Qu’enfin je reconnais plus libre qu’amoureux !

Je sondais à dessein jusqu’où l’avare flamme

Qu’allume l’intérêt pourrait porter votre âme ;

Cette ardeur est commune au reste des humains ;

Elle aveugle les sens, l’or plaît de toutes mains,

Et vous seul opposez de généreuses forces

Et de fermes desseins à ces douces amorces ;

Vous préférez l’honneur.

 

 

Scène III

 

LUCIDOR, FILIDAN, ÉRASME, CLIDAMANT

 

CLIDAMANT.

Perdez ce sentiment,

Erasme ; aucun démon n’excite son tourment ;

Et j’ai trop reconnu qu’une pure manie

Exerce en ce beau corps sa rigueur infinie.

Les dieux me sont témoins que je plains vos douleurs,

Et que j’achèterais sa santé de mes pleurs.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ÉRASME, LUCIDOR, FILIDAN

 

ÉRASME.

Ô père infortuné, sous quel astre sévère

Le ciel a-t-il ourdi ta vie et ta misère ?

Où dois-tu recourir si ce mal furieux

Passe l’art des mortels et le pouvoir des dieux ?

LUCIDOR.

Que serviront, monsieur, ces inutiles plaintes ?

Quoi ! votre esprit se rend aux premières atteintes ;

Et dans une personne où règne la vertu,

Un premier accident trouve un cœur abattu ?

Souffrez sans murmurer cette douleur extrême ;

C’est ainsi que le ciel caresse ce qu’il aime ;

Ce que sa main prodigue accorde aux passions

Marque moins son amour que les afflictions.

ÉRASME.

Si quelque espoir au moins adoucissait ma peine,

Et que sa guérison ou sa mort fût certaine,

Je verrais, Lucidor, d’un œil respectueux

Tomber sur mes vieux ans ce coup impétueux :

Mais avec ce malheur de voir tout ce que j’aime

Endurer sans mourir pire que la mort même,

Une honteuse marque en reste à ma maison,

Qui fait contre le ciel rebeller ma raison.

Je tente vainement, pour soulager sa peine,

Et le pouvoir céleste et la science humaine ;

Tous remèdes sont vains, et mon soin impuissant

Ne cause point de crise aux douleurs qu’elle sent.

LUCIDOR.

Monsieur, puisqu’au rapport de ce saint personnage

Un démon dans son corps n’exerce point sa rage,

Et qu’un dérèglement si grand et si soudain

N’est que le triste effet d’un accident humain,

Tentons contre ce mal une dernière voie,

Et souffrez seulement qu’une fille la voie ;

Elle emploie un secret si rare et si vanté

Contre les accidents de cette qualité,

Contre tous les effets de la mélancolie,

Que j’espère beaucoup du bon sens de Célie :

Ce secret fait partout publier son renom ;

On vient de m’en parler.

ÉRASME.

Ignorez-vous son nom ?

LUCIDOR.

C’est une pèlerine illustre de naissance,

Dont les plus beaux esprits vantent la connaissance,

Qui se fait renommer sans espoir d’intérêts,

Et dont la charité débite les secrets.

Mais il faut au plus tôt consulter sa science,

Car on dit que demain elle part de Florence.

Dorise est son hôtesse.

ÉRASME.

Ô dieux ! qu’un doux espoir

Soulage ma douleur ! Allons, courons la voir.

LUCIDOR.

Sa curiosité, qui lui fait voir la ville,

Pourrait rendre, monsieur, notre peine inutile.

Filidan ira voir si l’on peut lui parler,

Et dessus son rapport nous y pourrons aller.

À Filidan.

Cours, ne diffère point.

ÉRASME.

Voyons de quelle sorte

Agira maintenant le mal qui la transporte.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

CÉLIANTE, FILIDAN

 

FILIDAN.

J’allais vous annoncer un heureux changement.

CÉLIANTE.

Quel ?

FILIDAN.

Célie est à vous ; hâtez-vous seulement.

CÉLIANTE.

Ne flatte point mon mal d’espérances frivoles.

FILIDAN.

Non, non. Si les effets vous prouvent mes paroles ?

CÉLIANTE.

Je voudrais t’adorer.

FILIDAN.

Courez-y de ce pas ;

Mon maître à vos désirs cède ses doux appas :

Filidan, m’a-t-il dit, puisqu’une ingrate amante

Préfère à mes desseins l’amour de Céliante,

Je force en sa faveur mon inclination,

Et je cède Célie à son affection ;

Je l’aime froidement, et ne vis point en elle

Les grâces qu’y remarque un amant si fidèle ;

Son visage n’a point les attraits que je veux,

Et mon seul intérêt lui procurait mes vœux.

Je conserve un ami cédant cette maîtresse

De qui l’aversion paraît en sa tristesse ;

Et je veux, unissant ce couple de mes mains,

Prouver que ma froideur égale ses dédains.

Vois, dit-il, Céliante.

CÉLIANTE.

Ô faveur immortelle !

FILIDAN.

Et porte à ce rival cette heureuse nouvelle.

CÉLIANTE, à part.

Ô sensible bonheur !

Haut.

Aimable messager,

Ne m’épargne jamais si je puis t’obliger.

FILIDAN.

Mon maître est chez Célie.

Il sort.

CÉLIANTE, seul.

En ce bonheur insigne

Quel art me peut fournir un discours assez digne ?

Avec quelle caresse, égale à mon désir.

Pourrai-je reconnaître un si rare plaisir ?

Loin, effets importuns de ma mélancolie ;

Cessez, tristes soupirs ; je possède Célie.

Taris, source de pleurs, en ces yeux bienheureux,

Puisqu’un si beau soleil doit éclairer pour eux ;

Et mourez, vains regrets, en cette heureuse bouche,

Puisqu’il est ordonné que la sienne la touche,

Que mon propre rival consent à mon repos,

Et qu’il me cède un bien... Mais qu’il vient à propos !

 

 

Scène VI

 

LUCIDOR, CÉLIANTE

 

CÉLIANTE, embrassant Lucidor.

Monsieur, quelque sujet qui vous sépare d’elle,

Je chéris mon bonheur, et la cause en est belle.

Soit qu’un plus rare objet règne sur vos esprits,

Que ma félicité naisse de vos mépris,

Et que quelque défaut ou du corps ou de l’âme,

Qui ne me paraît point, éteigne votre flamme,

Soit que le seul dessein d’obliger un amant,

Qui se propose en vain de cacher son tourment,

Retire de ce lieu votre amour innocente,

Vous ranimez l’espoir d’une âme languissante,

Et comblez de faveurs un cœur reconnaissant

Qui brûle de prouver combien il les ressent.

LUCIDOR, avec étonnement.

Qu’Amour, cher Céliante, est un dieu redoutable !

La folie aux amants est presque inévitable.

CÉLIANTE.

Il trouble les esprits, confond les jugements ;

Dans les cœurs les plus sains fait des dérèglements,

Et s’acquiert tant de droits sur l’humaine franchise

Qu’un mortel fait beaucoup s’il empêche la prise.

Les dieux ont eu pour vous une extrême bonté,

De dégager vos sens de son autorité ;

Votre condition est bien digne d’envie,

Quoique m’y condamner serait m’ôter la vie.

LUCIDOR, à part.

Ô dieux ! un mal commun a troublé leur raison.

Haut.

Nous soignons, Céliante, à votre guérison.

CÉLIANTE.

Que mon propre rival ait résolu son père

D’accorder à mes vœux le succès que j’espère !

Dieux ! que vous puis-je offrir qui ne soit au-dessous

De mon affection et d’un plaisir si doux ?

LUCIDOR.

S’il est vrai que l’amour naît de la ressemblance,

On vous dispute à tort cette heureuse alliance ;

L’état est si pareil de Célie et de vous,

Qu’elle doit être vôtre au jugement de tous.

Entrez, vous la verrez.

CÉLIANTE.

Ah dieux ! que je périsse

Quand j’oublierai l’honneur d’un si pieux office !

Il sort.

LUCIDOR, seul.

Quelle mélancolie a troublé ses esprits ?

Que s’est-il figuré ? quand ce mal l’a-t-il pris ?

Qu’Amour corrompt les sens ! Un si honteux martyre

Est un tribut commun qu’on doit à son empire ;

Et la nécessité de vivre sous sa loi

Me fait par leur exemple appréhender pour moi.

Qu’on le verra surpris à l’abord de Célie !

J’ai, lui voulant parler, vu sa face pâlie,

Ses beaux yeux demi-morts, et sans ordre roulants,

Tantôt mouillés de pleurs, tantôt étincelants,

Et ses bras animés d’une rage si forte

Que la peur de ses coups m’a fait gagner la porte :

Chacun tremble à la voir, et ce fidèle amant

N’aura pas sans frayeur ce divertissement.

 

 

Scène VII

 

FILIDAN, LUCIDOR

 

FILIDAN.

Je sors de chez Dorise, où cette pèlerine

Qu’au secours de Célie un bon astre destine,

Sera dans un moment. Un désir curieux

La porte à visiter les temples de ces lieux.

LUCIDOR.

Ce soir nous la verrons.

FILIDAN.

Monsieur, si l’on peut rire

Aux dépens d’un rival qui souffre un vain martyre,

Riez de Céliante, et connaissez comment

La croyance au désir se joint facilement.

J’ai trouvé ce rival l’œil mourant, le teint blême,

Ou, pour le peindre mieux, différent de lui-même,

Et qui, si j’ai bien lu dans cet esprit malsain,

Méditait sur sa vie un funeste dessein.

Ranimez, ai-je dit, toute votre espérance ;

Vous passez en bonheur les amours de Florence ;

Célie est en état de n’être plus qu’à vous ;

Soupirez constamment pour un objet si doux ;

Mon maître vous la cède. À ces mots il m’embrasse,

Son visage est pourvu de sa première grâce ;

Il rit du faux espoir de son allégement,

Cependant que je ris de son aveuglement.

Jugez quelle surprise agite sa pensée,

S’il entend maintenant cette fille insensée.

Je crains un triste effet de sa fidélité,

Et lui-même avec soi n’est pas en sûreté.

LUCIDOR.

Tu m’apprends le sujet de ses vaines caresses.

Il m’a tant répété d’inutiles promesses,

Et tant importuné d’un long remerciement,

Qu’il est passé pour fou dedans mon sentiment.

Mais on ouvre : c’est lui.

 

 

Scène VIII

 

FILIDAN, LUCIDOR, CÉLIE, CÉLIANTE

 

CÉLIE, frappant Céliante.

Quoi ! tu parois encore,

Téméraire rival du chasseur que j’adore !

Il faut en ta faveur, amant audacieux,

Par les coups de ma main guérir ceux de mes yeux.

Mais il fuit, et déjà je passais les limites

Qu’à mon char lumineux la nature a prescrites.

CÉLIANTE, à Lucidor.

Monsieur, j’ai trop contraint votre chaste désir ;

Vous m’avez obligé d’un trop rare plaisir ;

Je remets en vos mains cette aimable maîtresse,

Et ne m’oppose plus à l’ardeur qui vous presse.

LUCIDOR.

Quoi ! vous avez nourri des désirs incertains,

Et la facilité refroidit vos desseins ?

Ô Dieux ! quel changement !

CÉLIANTE.

Ma raison est la votre.

Adieu, faites vos jeux de l’intérêt d’un autre.

Tel rit dont le ris tourne à sa confusion ;

Et le moindre ennemi nuit dans l’occasion.

LUCIDOR, à Célie.

Ainsi contre mes jours ta libre humeur excite

Des desseins dangereux si je ne les évite :

Ce rival offensé ne peut souhaiter moins

Que de nous voir un jour armés et sans témoins.

Célie sort.

FILIDAN.

Je connais, Céliante, et je sais qui je pique :

Ne craignez de sa part ni dessein ni pratique ;

Un seul de mes regards, mon ombre seulement,

Fera, s’il est besoin, trembler ce vain amant.

Ce lâche m’abordant, si sa fureur lui dure,

Aura toute la peur comme toute l’injure,

Mais il ne manque point de générosité,

Si l’on croit ce qu’il dit.

LUCIDOR.

Ni toi de vanité.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LUCIDOR sous le nom de LÉANDRE, LA NOURRICE

 

LÉANDRE.

Va, cours, et divertis la sensible misère

Dont nous peut affliger cette dame étrangère :

Conte à cette beauté la satisfaction

Qu’espèrent deux amants de sa discrétion ;

Ouvre-lui nos secrets, et que ta confidence

À servir nos amours oblige sa prudence.

LA NOURRICE.

Si je trouve son cœur sensible à la pitié,

Sa bonté servira votre ardente amitié.

Je veux que par mes soins votre intérêt la touche,

Qu’elle confirme tout et parle de ma bouche ;

Mais il faut redouter autant que le trépas

Qu’Érasme nous prévienne.

Elle sort.

LÉANDRE.

Adieu, presse tes pas.

Il sort.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, CLORIMAND

 

ANGÉLIQUE.

Tout ce qu’offre à mes yeux cette superbe ville

Fait contre ma tristesse un effort inutile.

Je confonds, Clorimand, toutes ces raretés,

Et n’ai qu’un œil égal pour ces diversités :

Ces antiques débris, ces temples magnifiques,

Ces toits d’or et d’azur, ces superbes portiques,

Ces hauts murs et ces tours, en qui l’art des humains

A mis si près du ciel l’ouvrage de leurs mains,

Dans le secret ennui dont je suis traversée,

Ne peuvent un moment divertir ma pensée ;

Et tu la peux juger aux mots que je confonds

Lorsque tu m’entretiens et que je te réponds.

CLORIMAND.

J’ai peu de part, madame, en votre confidence,

Mais vos yeux ont souvent trahi votre prudence ;

Ils m’ont par leur tristesse exprimé vos douleurs ;

Souvent désavoués ils ont lâché des pleurs,

Et jeté sans dessein des regards dans les nues

Qui figuraient assez vos peines inconnues.

Qui vous fait observer cette discrète loi,

Et qui doit partager vos maux plutôt que moi ?

Avez-vous résolu de consumer votre âge

Dans les longues erreurs de ce triste voyage ?

Sommes-nous pèlerins des enfers ou des cieux ?

Cherchons-nous le chemin qui conduit en ces lieux ?

Ne reverrez-vous plus ni Lyon, ni ce père

Que la nécessité de ce vœu désespère,

Et qui de tant de pleurs arrosa ce beau sein

Quand il vous vit portée à ce pieux dessein ?

ANGÉLIQUE.

Que vous êtes déçus, et qu’un prétexte honnête,

Vous cache, heureux vieillards, une honteuse quête !

Je ne visite point les temples de nos dieux ;

Vers eux notre prière arrive de tous lieux :

Je suis d’aveugles feux dont mon âme est atteinte ;

Une profane ardeur prend le nom d’une sainte.

Je cherche...

CLORIMAND.

Quoi, madame ?

ANGÉLIQUE.

Entrons, j’ai trop parlé.

CLORIMAND.

Achevez.

ANGÉLIQUE.

Un remède à ce cœur désolé.

Mais...

Elle sort.

CLORIMAND, seul.

Dieux ! qu’elle a de peine, et que ce long silence

D’une forte douleur prouve la violence !

Entrons, il faut sonder plus avant sa langueur,

Et tirer avec art ce secret de son cœur.

 

 

Scène III

 

FILIDAN, CLORIMAND

 

FILIDAN, le tirant par ses habits.

Monsieur, monsieur, un mot.

CLORIMAND.

Quoi ?

FILIDAN.

Cette pèlerine.

Dont on vante partout la science divine,

Est-elle de retour ?

CLORIMANT.

Oui.

FILIDAN.

Puis-je seulement

De là part d’un seigneur lui parler un moment ?

CLORIMAND.

Attends, je le saurai.

Il sort.

FILIDAN, seul.

Dieux ! l’extrême folie,

D’espérer de son art la santé de Célie !

Que pense profiter cet amant importun,

Quand il la veut guérir d’un malheur si commun ?

Croit-il remédier au mal qui la tourmente,

Et loger la sagesse en l’esprit d’une amante ?

Mais la voilà qui sort. Dieux, l’agréable objet !

Quel esprit peut tenir contre un si beau sujet ?

 

 

Scène IV

 

ANGÉLIQUE, CLORIMAND, FILIDAN

 

FILIDAN, à Angélique.

Espoir des affligés, merveille sans seconde,

Vrai mais libre soleil qui visitez le monde,

Et qui sans intérêt départez aux mortels

Ce qu’ils obtiennent pas même au pied des autels ;

Qui ne déniez point ni votre art ni vos veilles

À qui trouve le ciel sans yeux et sans oreilles ;

Dont les prodigieux et charitables soins

En mille endroits divers se sont fait des témoins ;

D’incurables douleurs céleste médecine,

Signalez aujourd’hui cette vertu divine

Qu’une jeune beauté réclame à son secours

Contre un mal dont votre art peut arrêter le cours :

Une manie extrême a son âme saisie,

Et tout remède est vain à cette frénésie,

Si vos secrets, vantés par les plus envieux,

Ne font ce qu’à nos cris ont refusé les dieux.

ANGÉLIQUE.

Quelle est donc cette belle ?

FILIDAN.

Une jeune merveille

Qui peut-être en ces lieux n’aurait point de pareille,

Si vos divins appas ne charmaient les esprits.

Et sur tous les objets ne remportaient le prix.

ANGÉLIQUE, à Clorimand.

Son esprit est gentil.

À Filidan.

Nommez-nous cette belle.

FILIDAN.

Célie, unique espoir d’un amant si fidèle,

Que votre charité s’exercera pour eux,

Si vous êtes sensible aux attraits amoureux.

ANGÉLIQUE.

Vous nommez cet amant ?

FILIDAN.

Lucidor, qui lui-même

Implorera de vous cette faveur extrême ;

Qui m’envoie en son nom, et qui ne met qu’en vous

Tout l’espoir qui lui reste, et qui nous reste à tous.

ANGÉLIQUE.

Adieu ; reviens ce soir, et rapporte à ton maître

Que pour lui je peux tout.

Filidan sort.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, CLORIMAND

 

ANGÉLIQUE, à part.

Amant ingrat et traître,

Mon mal était si grand, sans que ta cruauté

Fît mes soins artisans de ta déloyauté !

Donc pouvant, inhumain, contenter ton envie,

Je rendrais la santé qui m’ôterait la vie,

Je servirais tes vœux contre mes intérêts,

Et pour une rivale emploierais des secrets !

Mais que je suis aveugle alors que je soupire !

J’obtiens de mon dessein la fin que je désire ;

Ce tyran de mes sens tombe sous mon pouvoir ;

Je pourrai sans rougir lui parler et le voir.

Enfin, heureux vieillard, il faut que je confesse

En cette extrémité la douleur qui me presse,

Mais avec cet espoir que ton sage conseil

Mettra sur ma blessure un premier appareil.

CLORIMAND.

J’aurai reçu le prix de ce peu de science

Qu’un long étude a jointe à mon expérience,

Si quelque utilité vous vient de mes avis,

Qui n’ont Jamais fait tort à qui les a suivis.

ANGÉLIQUE.

Sous un prétexte saint je suis dans ce voyage

Les violents efforts d’une amoureuse rage :

Florence doit borner ou combler mes malheurs,

Et je trouve en ce lieu le sujet de mes pleurs.

Lucidor, cet ingrat qui réclame mon aide,

Lui-même m’a blessée et me doit du remède :

Je vivais à Lyon dans les plus doux plaisirs

Que possède un esprit qui manque de désirs ;

Mes sens et ma raison sous une loi commune

Entretenaient ma joie et ma bonne fortune ;

Aucune passion ne traversait mon bien,

Et je m’aimais alors, de quoi je n’aimais rien,

Mais que ma liberté fut bientôt asservie

Aux traits que décocha ce tyran de ma vie !

Je le vis chez Théante ; et là ce beau vainqueur

Sembla d’un même coup perdre et ravir un cœur,

Deux regards mutuels firent naître deux flammes,

Deux regards mutuels asservirent deux âmes ;

Et l’Amour eut sitôt captivé nos esprits

Que lui-même ignora qui le premier fut pris.

J’attribuais au soin de notre destinée

Cette commune ardeur si forte et sitôt née,

Et je n’osais porter mes regards innocents

Que sur ce lâche auteur des ennuis que je sens :

Ses yeux me répondaient ; ses modestes caresses

À mes saintes ardeurs confirmaient ses promesses ;

Il partageait ma peine, ou de tous les humains

Il est le plus adroit en des hommages feints.

Mais en combien d’esprits peut régner la constance

Quand l’objet de leurs vœux n’est plus à leur défense,

Et que l’éloignement efface les crayons

De ce qui n’est plus vu par ce que nous voyons ?

Au fort de nos amours une affaire importante

Éloigna Lucidor du logis de sa tante :

Le cruel m’abandonne avec ce seul espoir

Que j’aurais dans six mois le bien de le revoir,

Et qu’à son arrivée un heureux mariage

Nous produirait les fruits d’un ennuyeux servage.

Jugez de mes soupirs ; il partit toutefois,

Et son dernier adieu m’ôta l’âme et la voix.

Depuis j’ai vu des mois l’inégale courrière

Six fois recommencer et finir sa carrière,

Avec moins de repos qu’elle qui court toujours

Et qui n’ose manquer à diviser les jours.

Mais six mois achevés n’ont point fini mes peines ;

Je vis mon espérance et sa promesse vaines.

Hélas ! combien alors m’écriai-je : Ô trépas !

Espoir des affligés, viens, puisqu’il ne vient pas.

Que je versai de pleurs ! que mes secrètes plaintes

Offensèrent du ciel les lois justes et saintes !

Ma douleur chaque jour accroissait ses efforts,

Et de l’esprit enfin passa jusques au corps ;

Un cruel désespoir saisit mon cœur, de sorte

Qu’en l’état où j’étais on me crut longtemps morte.

Mais ce bonheur fut faux ; je revins, et la Mort

Était d’intelligence avec mon mauvais sort :

La loi de mes malheurs m’ordonne encor de vivre.

Enfin j’ai feint un vœu, je t’ai pris pour me suivre,

Et j’ai su dans ces lieux que l’ingrat que j’aimais

Avait rangé son cœur sous de nouvelles lois :

L’amour trouble les sens de l’objet qu’il adore ;

Pour elle contre moi ce barbare m’implore,

Car ayant su son mal j’ai semé les faux bruits

De ce qui ne peut être étant ce que je suis.

Je ne possède point cet art dont on me loue,

Je n’ai point de secrets que ceux que je t’avoue ;

Mon dessein est de voir cet infidèle amant,

Et de lui reprocher ce honteux changement.

CLORIMAND.

L’Amour excuse tout ; l’expérience et l’âge

M’ont appris ce qu’il peut en un jeune courage :

Il tient pour les amants, souffre leurs passions,

Et ne condamne point leurs résolutions.

Je n’ai contre vos maux qu’un avis salutaire :

L’impossible prescrit un oubli nécessaire,

J’oublierais un ingrat qui changerait de loi,

Et n’aurais point de vœux pour qui n’a point de foi.

J’excuse toutefois cette ardeur indomptable ;

Une aveugle constance est au moins supportable ;

Mais un juste mépris serait plus généreux,

Et vous ferez beaucoup pour ce cœur amoureux.

ANGÉLIQUE.

J’ai contre cette flamme, à mon repos funeste,

Imploré vainement la puissance céleste :

J’ai mes propres desseins moi-même combattus ;

J’ai d’un œil envieux pénétré ses vertus ;

J’ai cherché des défauts en ce bel homicide,

Et n’en ai point trouvé que le nom de perfide.

Cherchant de quoi haïr ce glorieux amant,

Je voyais à mes vœux un appas plus charmant ;

J’étais ingénieuse à croître mon martyre,

Et mon mal est de ceux que le remède empire.

 

 

Scène VI

 

ANGÉLIQUE, CLORIMAND, LA NOURRICE

 

LA NOURRICE.

La voilà de retour, gloire de l’univers,

Vive source de biens et de secrets divers.

ANGÉLIQUE.

Que voulez-vous de moi ?

LA NOURRICE.

Ce que votre prudence

Ne saurait dénier à notre confidence.

Je ne réclame point ces remèdes puissants

Dont vous rétablissez la raison sur les sens :

Une moindre faveur satisfait notre attente,

Moindre à votre respect, pour nous plus importante.

Célie...

ANGÉLIQUE.

On m’a parlé de cet objet charmant.

LA NOURRICE.

Elle m’envoie...

ANGÉLIQUE, à Clorimand.

Allez, j’entre dans un moment.

Clorimand sort.

 

 

Scène VII

 

ANGÉLIQUE, LA NOURRICE

 

LA NOURRICE.

Elle m’envoie à vous, et de sa part, madame,

Si vous êtes sensible à l’amoureuse flamme,

J’implore à vos genoux votre discrétion

En faveur de son sexe et de sa passion.

Les auteurs de son être et de son dur martyre

Se donnent sur ses vœux un tyrannique empire,

Et veulent qu’on soumette à leur autorité

La plus libre action de notre volonté.

Ils immolent Célie à la recherche avare

De Lucidor charmant, incomparable et rare ;

Mais son seul intérêt lui fait considérer

Cette beauté qu’un autre est heureux d’adorer.

Un amant plus sensible et plus cher à Célie

A fait naître sa flamme et sa mélancolie ;

Et la nécessité d’accepter son rival

Ne pouvait s’éviter que par un autre mal.

En ce commun dessein ils ont devancé l’heure

Qu’il faut qu’Amour triomphe et que la honte meure ;

Déjà le triste effet de leurs embrassements

Est visible, madame, à ces parfaits amants ;

Et depuis quelques jours cette honteuse fille,

Croyant qu’elle obscurcit l’honneur de sa famille,

N’ose avouer un mal quelle fit par dessein :

Elle rompt ses cheveux, elle meurtrit son sein ;

Et d’un mal nécessaire a fait des pénitences

Qu’une autre ne fait pas de ses incontinences.

On presse toutefois la fatale union

Qui contre ses parents fait sa rébellion.

Elle peut éviter qu’un autre la possède,

Et n’ose en ce besoin employer ce remède ;

Enfin par mon avis elle tente autrement

Le moyen d’éloigner cet importun amant,

Et feint une manie avec tant d’artifice,

Qu’il est bien malaisé qu’elle ne réussisse ;

Nous n’avons point jugé de remèdes meilleurs,

Et bientôt Lucidor aura dessein ailleurs.

Source de charité, dont toute âme est ravie !

De vous seule dépend son honneur et sa vie ;

Favorisez leur flamme et travaillez pour eux

En l’exécution d’un dessein généreux ;

Cachez cet accident qui perdrait son estime,

Quoiqu’il soit nécessaire et sa fin légitime ;

Et feignez que le mal qui trouble sa raison

Peut en sa seule mort trouver sa guérison.

D’autres en Lucidor causeront d’autres plaies,

Et cette peine feinte en finira de vraies.

ANGÉLIQUE, à part.

Ô discours favorable ! heureuse occasion

Où je puis m’employer à sa confusion !

À la Nourrice.

Oui, je vous promets tout, et voue à cette belle

Ce qui dépend d’une âme et discrète et fidèle ;

Ordonnez seulement, et ne réservez rien

De tout ce que mes soins pourront pour votre bien.

Voyons-la de ce pas.

LA NOURRICE.

Ô dieux ! de quel service

Pourrons-nous reconnaître un si pieux office ?

Elles sortent.

 

 

Scène VIII

 

ÉRASME, LUCIDOR sous le nom de LÉANDRE

 

ÉRASME.

Veillez ses actions, et n’abandonnez point

Celle qu’un mauvais sort a réduite à ce point.

Je vais presser de vœux la puissance divine,

Attendant le retour de cette pèlerine ;

Et dessus nos autels répandre tant de pleurs

Que je rendrai le ciel sensible à mes douleurs.

Il sort.

LÉANDRE.

Je ne la quitte point.

Seul.

Puissant dieu de Cythère,

Toi seul es mon recours, c’est en toi que j’espère :

Sois touché de nos maux, et romps tous les desseins

Que font nos ennemis contre des vœux si saints.

 

 

Scène IX

 

CÉLIE, LUCIDOR, sous le nom de LÉANDRE

 

LÉANDRE.

Célie, enfin des fleurs naîtront de tant d’épines :

Un avare me doit ce que tu me destines,

Et tous efforts sont vains si j’oppose ta loi

Contre les accidents qui menacent ma foi.

CÉLIE.

Quoique trame le ciel, et quoi qui doive suivre,

Cessant de t’honorer je cesserai de vivre ;

La menace, et le temps, ce superbe vainqueur,

D’inutiles efforts assailliraient mon cœur.

Mais je vois ma nourrice avec cette étrangère

Qui peut seule aujourd’hui finir notre misère.

 

 

Scène X

 

CÉLIE, LUCIDOR, sous le nom de LÉANDRE, ANGÉLIQUE, LA NOURRICE

 

LA NOURRICE, à Angélique.

Voilà cette beauté de qui votre secours

Peut seul entretenir et l’honneur et les jours.

LÉANDRE, à Célie.

Abordez-la sans crainte.

CÉLIE, à genoux.

Illustre pèlerine,

Espoir des affligés, céleste médecine,

Sous quel teint paraîtra devant votre vertu

Le vice triomphant de ce cœur abattu ?

De vains respects d’amour m’ont contrainte de rendre

Ce que ceux de l’honneur m’obligeaient de défendre.

Mes parents sont auteurs du mal que j’ai commis ;

Ma vertu trouve en eux ses plus grands ennemis,

Et par eux ma raison fut capable d’un vice

Dont depuis quatre mois je porte le supplice.

Ni l’espoir du plaisir, ni la fragilité,

Ne m’ont point résolue à cette privauté ;

La crainte seulement de perdre ce que j’aime,

Disposa mon honneur à cet effort extrême.

Soleil, romps ton silence, et si la volupté

Me fut en quelque objet, fais voir la vérité.

ANGÉLIQUE.

N’excusez point un mal digne de nos louanges :

L’amour est adorable en ses effets étranges ;

Ce dieu se fait connaître en l’excès seulement,

Et ce n’est pas aimer que d’aimer froidement.

Madame, de ma part employez sans réserve

Tout ce qui vous avance et ce qui vous conserve ;

Je partage avec vous votre pire douleur,

Et saurai bien cacher cet aimable malheur.

Achevez seulement votre feinte manie ;

Trompez de vos parents l’aveugle tyrannie ;

Que vos sens, en divorce avec votre raison,

Fassent désespérer de votre guérison ;

Je joindrai mes discours à leur vaine croyance,

Tant que votre importun cherche une autre alliance,

Tant qu’il vous laisse libre, et qu’un destin plus doux

À vos chastes désirs accorde votre époux.

LÉANDRE, à Célie.

Votre père revient.

CÉLIE.

Ô dieux ! de quelle sorte

Paraîtrai-je à ses yeux ?

 

 

Scène XI

 

CÉLIE, LUCIDOR, sous le nom de LÉANDRE, ANGÉLIQUE, LA NOURRICE, ÉRASME

 

ÉRASME.

Souffrez-vous qu’elle sorte

En ses plus forts accès ? rendez-vous évident

À qui passe en ce lieu ce honteux accident ?

LÉANDRE.

On ne peut l’arrêter, et sa course légère

A chassé du logis cette belle étrangère

Qui dans vos déplaisirs prend une égale part,

Et qui voue à son bien ses veilles et son art.

ÉRASME.

Ah ! madame, est-ce vous ? Hélas ! pour tant de peine,

Que vous pourrai-je offrir qu’une volonté vaine ?

Mais une autre espérance y porte vos esprits ;

La vertu trouve en soi son objet et son prix :

Quels que soient ses effets, quelque effort qu’elle essaie

Elle se satisfait, et s’employant se paie.

ANGÉLIQUE.

L’honneur de vous servir m’est un but glorieux ;

Mais ayant vu, monsieur, ses transports furieux,

Je doute de mon art, et que quelque remède

S’applique utilement au mal qui la possède :

J’emploierai toutefois et mon temps et mes soins,

Dont les effets divers ont assez de témoins.

CÉLIE, feignant d’être folle.

Voyez grossir sous moi cette vapeur épaisse ;

C’est le plus doux objet dont mon œil se repaisse.

J’aime à voir dans les airs les foudres se former,

Tomber sur les mortels et les désanimer ;

À voir un criminel, au seul bruit du tonnerre,

Chercher à son salut un asile sous terre ;

À voir ce feu fatal enflammer des vaisseaux,

Et la flamme nager dessus le sein des eaux.

Je verrais d’un même œil l’embrasement du monde

Qu’un simple tremblement d’une feuille ou d’une onde.

Nature m’a prescrit de trop sévères lois,

Et je suis lasse enfin de diviser les mois ;

Mais mon sort reconnaît sa puissance suprême.

ÉRASME.

Voyez sa frénésie.

ANGÉLIQUE.

Ô dieux ! qu’elle est extrême !

CÉLIE.

Vivons où son pouvoir m’a voulu destiner ;

Il commença mon cours et le doit terminer.

Vous qui vous opposez à cette loi fatale,

Et trouvez du désordre en ma course inégale,

Essayez une fois ces glorieux travaux,

Et vous mêlez de l’art de régir mes chevaux ;

L’air en sera troublé, les saisons perverties,

Ces coteaux désolés et ces plaines rôties.

Mais où parlai-je, où suis-je, et qu’est-ce que je vois ?

ÉRASME.

Ô malheur de mes jours !

CÉLIE.

Je meurs, conduisez-moi.

Elle sort avec Léandre et la nourrice.

ANGÉLIQUE, à Érasme.

Adieu, je vais rêver sur le remède unique

Qui puisse rétablir cet esprit frénétique ;

Et s’il ne peut guérir un mal si furieux,

N’espérez plus, monsieur, sa santé que des cieux.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉRASME, seul

 

Flatté du doux espoir de revoir en Célie

Le bon sens succéder à la mélancolie,

Va, parent désolé, presser cette beauté

Dont l’art officieux travaille à sa santé ;

Sollicite ardemment cette unique ressource,

Qui peut de tes ennuis borner la longue course ;

Et si son art est vain, sollicite les dieux

À tirer ton esprit de ces funestes lieux,

Où ce corps dépourvu de sa vigueur première

Meurt à chaque moment sans perdre la lumière.

 

 

Scène II

 

FILÈNE, ÉRASME

 

FILÈNE.

Où s’adressent vos pas ?

ÉRASME.

Vers cet objet charmant

Qui m’a fait espérer la fin de mon tourment.

Rentre, veille avec soin cette fille insensée,

Qu’on ne peut retenir depuis qu’on l’a laissée.

FILÈNE.

Votre voyage est fait, Célie est de bon sens.

ÉRASME.

Joins-tu la raillerie aux ennuis que je sens ?

Causeur impertinent, lâche objet de ma haine,

Si tu ne fais cesser, n’irrite point ma peine.

FILÈNE.

Monsieur, punissez-moi si l’effet me dément :

Sa raison ne doit rien au plus sain jugement ;

Sa manie est un trait de la plus fine adresse

Que puisse à des esprits inspirer la sagesse.

Je ne pénètre point en son intention,

Et ne puis deviner où tend cette action ;

Mais dans peu vous saurez qu’elle est et saine et sage,

Et qu’elle a prévenu les droits du mariage.

ÉRASME.

Que dis-tu ?

FILÈNE.

Que l’Amour est un puissant vainqueur,

Et que Célie en tient ailleurs que dans le cœur.

ÉRASME.

Laissez-vous, justes dieux, ces fourbes impunies ?

Ce traître à son honneur porte ses calomnies !

Imposteur, as-tu vu dans ses déportements

Quelque action conforme à tes faux sentiments ?

FILÈNE.

Non, mais j’ai tout ouï.

ÉRASME.

Comment ?

FILÈNE.

De cette sorte :

Le dessein de la voir m’arrêtait à sa porte,

Et je la croyais être en un pareil état

À celui qu’elle a feint avant qu’on la quittât ;

Quand j’ai vu sa raison reprendre son usage,

Les roses et les lis renaître en son visage,

Et d’un souris réglé cette jeune beauté

Blâmer, et justement, votre simplicité.

« Nourrice, a-t-elle dit (elles étaient ensemble),

Vois combien j’ai d’adresse et quelle je leur semble ;

Puis-je avec plus de soin et plus subtilement

Servir la passion de ce fidèle amant ?

Que Lucidor me fasse une équitable plainte,

Qu’il doute désormais si mon âme est atteinte ;

Qu’ayant de mon amour des signes si parfaits,

Il en demande encor de plus rares effets !

Ai-je rien réservé de tous les témoignages

Qui lui peuvent prouver mes vœux et mes hommages ;

Et de tout ce qui peut établir son bonheur

Ai-je rien épargné, ni même mon honneur ?

J’ai souffert ses baisers ; tu vois en ma grossesse

Le pitoyable effet de l’ardeur qui le presse,

Et je passe pour folle en l’estime de ceux

Qui veulent partager nos esprits et nos feux ;

Je mets chacun en peine. » À ces mots sa nourrice,

Dont le soin vigilant conduit cette artifice :

« Parlez un peu plus bas, Célie, a-t-elle dit ;

Il vaudrait mieux mourir que l’on vous entendît. »

Elle vient vers la porte, et moi je me retire

Si confus, si joyeux et si pressé de rire,

Qu’ouvrant un peu plus tôt elle eût tout découvert ;

Mais j’étais descendu devant qu’elle eût ouvert.

Jugez de leur dessein, épargnez votre peine,

Et ne réclamez plus une assistance vaine.

ÉRASME.

Comment te puis-je croire, et pourquoi Lucidor

Qui la doit posséder et la recherche encor,

L’oblige-t-il à feindre un si honteux martyre,

Et se diffère-t-il un bonheur qu’il désire ?

FILÈNE.

C’est où je suis aveugle ; écoutez toutefois :

Où l’or est en objet les esprits sont adroits.

S’il sait de vos trésors l’inépuisable source,

Cette feinte est un rets qu’il tend à votre bourse :

Car Célie en feignant rebute ses amants ;

Lui-même semblera rétracter ses serments,

Sans dessein toutefois, sinon que cette adresse

Vous fasse suppléer au mal de sa maîtresse,

Dispose votre esprit à de nouveaux accords,

Et que vous lui vendiez au moins un riche corps.

Songez-y mûrement, et que cette folie

Ne vous apporte plus tant de mélancolie.

ÉRASME.

Ô dieux ! que ne fait point ce métal triomphant,

Si contre ses parents il fait faillir l’enfant !

Je croirai ton avis ; cours chez la pèlerine.

FILÈNE.

Lui dire...

ÉRASME.

L’assurer que j’ai la médecine

Qui peut guérir Célie, et que sa charité

S’est acquise sur moi beaucoup d’autorité.

Filène sort.

Mais que je juge en l’air sur cette incertitude !

Lucidor, qu’elle traite avec ingratitude,

Qu’elle ne peut souffrir, et qui s’est toujours plaint

De la voir insensible autant qu’il est atteint,

Est-il d’intelligence avec cette rusée ?

Ont-ils si finement ma croyance abusée ?

Et dessous les faux noms de haine et de rigueur

Cache-t-elle un brasier qui consume son cœur ?

Qu’en ce temps malheureux l’Amour a d’artifice !

Qu’un siècle à cet enfant a montré de malice !

Nous le voyions jadis saint, égal, simple, nu,

Et ce dieu maintenant m’est un monstre inconnu.

Le meilleur naturel par son poison s’altère,

Et de l’humeur du fils fait le fléau du père.

 

 

Scène III

 

LUCIDOR, FILIDAN, ÉRASME

 

LUCIDOR.

Allant chez la beauté par qui le ciel fait voir

Contre tant d’accidents son suprême pouvoir,

J’ai su d’un de vos gens qu’elle avait vu Célie.

Monsieur, qu’ordonne-t-elle à sa mélancolie ?

ÉRASME.

Un peu de patience.

LUCIDOR.

Et promet sa santé...

ÉRASME.

Oui, dans six mois au plus.

LUCIDOR.

Que fait cette beauté ?

ÉRASME.

Des résolutions d’enrichir ce qu’elle aime,

Et des vœux pour l’auteur de sa misère même.

LUCIDOR.

Il faut louer le ciel dans nos pires malheurs ;

Il tire notre bien du sujet de nos pleurs,

Il cache sa bonté dessous un front sévère,

Et prouve son amour souvent par sa colère ;

Mais pour le réclamer en ce dérèglement,

Lui reste-t-il encor assez de jugement ?

FILIDAN.

Je vais l’entretenir.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ÉRASME, LUCIDOR

 

ÉRASME.

Sa douleur n’est pas telle

Que votre propre soin ne puisse rien pour elle :

Nous cherchons à son mal un secours étranger,

Et vous seul, Lucidor, la pouvez soulager.

LUCIDOR.

Que puis-je en sa faveur ? éprouvez mon envie.

Le bien de sa santé dépend-il de ma vie ?

Dois-je à sa guérison et mon temps et mon bien ?

Ordonnez seulement, je ne réserve rien.

ÉRASME.

Sa guérison dépend de ces seules paroles :

Célie, il faut cesser, nos feintes sont frivoles ;

Et nous ne verrons pas votre avare parent

Suppléer par les biens à ce mal apparent ;

Il a tout découvert. Deux mots de cette sorte

Guériront son esprit d’une douleur si forte.

LUCIDOR.

Éloignez de chez vous cet esprit furieux ;

Vous ressentez déjà ce mal contagieux.

À voir ce que je vois, ce poison frénétique

Par un fréquent abord enfin se communique.

Je ne la verrai plus.

ÉRASME.

Je parle sainement,

Et désapprouve fort votre déportement.

Le droit que vous prenez sur l’esprit de ma fille

Touche sensiblement l’honneur de ma famille ;

De légitimes lois vous pouvaient accorder

Le plaisir de la voir et de la posséder,

Sans prévenir le bien de cette jouissance

Par une criminelle et honteuse licence.

Mais on souffre beaucoup de l’ardeur d’un amant ;

L’hymen répare tout.

LUCIDOR.

Perdez ce sentiment.

Moi, je l’ai possédée ?

ÉRASME.

Ô la feinte importune !

Elle-même n’a pas celé son infortune ;

Elle m’a confessé que l’importunité

Avait tout obtenu de sa facilité,

Et qu’il n’est point d’honneur qui ne rendît les armes

Au pouvoir infini de vos aimables charmes.

Déjà le triste effet qui suit cette action

À ce crime d’amour sert de punition.

Et vous feignez encor ?

LUCIDOR.

Ciel ! en cette aventure

De quel foudre peux-tu punir cette imposture ?

J’ai gouverné Célie, et de nos privautés

Est procédé, monsieur, ce que vous m’imputez !

Adressez autre part celte fourbe grossière ;

C’est à mon innocence une indigne matière.

Que Célie à son gré perde ou passe son temps,

Mais ne la faites point faillir à mes dépens ;

Je n’ai loi ni faveur en son âme usurpée,

Et qui le soutiendra doit parer cette épée.

Il sort.

ÉRASME.

Que résoudrai-je enfin ? Qu’en cette occasion

Je vois d’incertitude et de confusion !

Je saurai toutefois l’auteur de ce désastre :

Elle n’a pas conçu par influence d’astre.

Voyons-la de ce pas.

 

 

Scène V

 

ÉRASME, FILIDAN

 

FILIDAN, accourant.

Ô doux contentement !

ÉRASME.

Qu’est-ce ?

FILIDAN.

Ô le doux plaisir !

ÉRASME.

Dépêche vitement.

FILIDAN.

Il faut des médecins ! vous appelez folie

La douleur qui préside en l’esprit de Célie !

ÉRASME.

Comment ?

FILIDAN.

On remédie à son infirmité :

L’ouvrier qu’il lui faut travaille à sa santé.

ÉRASME.

Qui ? dis-moi tout.

FILIDAN.

Ô dieux ! j’entrais en espérance

De voir quelques effets de son extravagance ;

Mais j’ai vu le contraire, et mille effets d’amour

M’ont fourni le sujet de rire tout le jour.

J’ai, par une ouverture aperçue en sa porte,

Reconnu clairement l’ardeur qui la transporte :

Votre peintre a causé ses amoureux tourments.

Que d’humides baisers et que d’embrassements !

Ils eussent à les voir enflammé de la glace,

Et la tentation m’a fait quitter la place.

Ils se baisent encore : allons-y doucement,

Et craignons de troubler leur divertissement.

Tâchons de les surprendre.

ÉRASME.

Ô dieux ! de quelle rage

Prendrai-je le dessein de venger cet outrage ?

Et quel assez capable et rigoureux tourment

Immolera ce traître à mon ressentiment ?

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

FILÈNE, seul

 

Je perds à la chercher et mon temps et ma peine ;

J’ai chez elle deux fois fait une course vaine ;

Je ne l’y trouve point, et je n’estime pas

Sitôt... Mais la voilà : le ciel conduit mes pas.

 

 

Scène VII

 

FILÈNE, ANGÉLIQUE, CLORIMAND

 

FILÈNE.

Je vous cherchais partout : notre malade est telle

Que vos meilleurs secrets ne peuvent rien pour elle.

On a connu son mal.

ANGÉLIQUE.

Ne le puis-je savoir ?

FILÈNE.

C’est ce que les plus fins n’auraient pu concevoir ;

Ce qui nous trouble tous, ce qui nous désespère :

Que Célie, en un mot, dans six mois sera mère.

ANGÉLIQUE.

Du fait ?...

FILÈNE.

De Lucidor.

ANGÉLIQUE.

Ô dieux ! que me dis-tu ?

FILÈNE.

Ce subtil suborneur a trahi sa vertu,

Et Célie a fait part à mes propres oreilles

De la confession de toutes ces merveilles.

Elle aime Lucidor, mais si discrètement

Qu’aux yeux de ses jaloux son amour se dément :

Pour l’un elle a des vœux, pour l’autre des promesses ;

Lucidor cependant a toutes ses caresses,

Et, tandis qu’à nos yeux une feinte rigueur

S’adresse à cet amant, il possède son cœur.

Écoutez ce qui reste, et comment l’avarice

Fait aux plus innocents employer l’artifice :

Ce vice, qui ne naît que proche du trépas,

À leur jeunesse même a semé des appâts :

Pour tirer plus de biens des parents de Célie,

Lucidor l’a portée à feindre la folie ;

C’est tout ce que je sais ; son père, cependant,

Qui ne se peut résoudre en pareil accident :

Filène, m’a-t-il dit, cours épargner la peine

De cet objet charmant ; dis que Célie est saine ;

Fais-lui de ce qui touche et ma vie et mon bien

Une offre de ma part, et ne réserve rien.

ANGÉLIQUE.

Adieu, qu’il vive heureux. Ainsi mon espérance

En un même moment naît et meurt dans Florence !

Ainsi le désespoir, les pleurs et le tourment

Me restent pour faveurs de ce perfide amant !

Célie aime ce traître ; et cette âme rusée

De tant de vains soupirs a la mienne abusée !

Meurs, déplorable amante ; un effort généreux

Finira les rigueurs de ton sort malheureux.

Peux-tu sans lâcheté survivre à l’infamie

D’avoir aveuglément servi ton ennemie ?

Peux-tu voir en ses bras l’objet de tes désirs,

Comparer sans mourir ta peine à leurs plaisirs,

Voir qu’elle ait Lucidor, toi ses seules promesses,

Et faire un temps de deuil du temps de leurs caresses ?

Sus, de quoi s’armera mon dessein furieux ?

Prévenez mes efforts, impitoyables dieux ;

Vos traits me seront doux en ce dessein funeste ;

Après ce que je perds prenez ce qui me reste ;

Vos rigueurs m’ont ravi l’objet de mon amour ;

Et n’espérant plus rien je dois perdre le jour.

CLORIMAND.

Le temps et la raison contre votre colère

Feront bientôt, madame, un effort nécessaire ;

Et l’esprit le plus sain ne peut qu’injustement

Condamner ces effets du premier mouvement.

ANGÉLIQUE.

Non, non, je veux mourir ; de légères atteintes

En ces occasions ne causent que des plaintes ;

Mais un malheur sensible au point où je le sens

Arme contre l’esprit les plus timides sens ;

Et le ciel refusant son secours à mes larmes,

Du fer et du poison je me ferais des armes.

Le temps et la raison n’ont point fini mes vœux,

Et le dessein que j’ai ne peut finir par eux.

J’aime seule ardemment, et, de toutes les âmes

Capables de porter des chaînes et des flammes,

J’ai seule de l’amour senti les vifs accès,

Seule aimé sans réserve, et seule dans l’excès.

CLORIMAND.

Voyons ce Lucidor, forçons tous ces obstacles.

L’amour est dieu, madame, et le dieu des miracles.

Faisons à cet amant sentir sa lâcheté,

Et voyons-le rougir de sa légèreté :

Vos soupirs et vos pleurs toucheront son courage,

Et le remords enfin vous rendra son hommage ;

Il est aveugle autant que vos attraits sont doux,

S’il fait comparaison de Célie et de vous.

Si nous touchons son cœur, par une prompte fuite

Des parents de Célie évitez la poursuite ;

Essayons ce moyen.

ANGÉLIQUE.

C’est la seule action

Où ne peut consentir mon inclination.

Le toucher par des pleurs ! solliciter sa grâce !

Le prier qu’il me prie et qu’il me satisfasse !

C’est trop de lâcheté : mon amour est parfait

Et capable de tout, sinon de cet effet.

Quittons cette odieuse et fatale demeure,

Et que l’on se dispose à partir dans une heure.

CLORIMAND.

Ô dieux ! divertissez ses funestes desseins,

Et dans cette fureur sauvez-la de ses mains.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

FILÈNE, seul

 

Dieux ! que de changements chaque instant nous apporte !

Le peintre a travaillé d’une agréable sorte.

Un semblable métier ne me déplairait pas.

On attend la justice, il faut presser le pas.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

FILÈNE, LES ARCHERS

 

FILÈNE.

Entrez, c’est là-dedans. Que je plains sa disgrâce !

Quel valet si fidèle eût moins fait en sa place ?

Et combien en ce siècle auraient perdu le jour

Si l’on avait puni tous les crimes d’amour !

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

CÉLIANTE, seul

 

Dieux ! quel dérèglement ! quel désordre incroyable !

Que son geste est confus et sa voix effroyable !

On m’a vu l’abordant, triste, saisi, surpris ;

Une prompte frayeur a glacé mes esprits ;

J’ai détesté mon sort, et je n’ai pu sans larmes

Voir son mal altérer la douceur de ses charmes.

Ses yeux, ces doux auteurs des ennuis que je sens,

Ont changé leurs attraits en regards menaçants ;

J’ai douté quelque temps de voir l’objet que j’aime,

Et cherché son visage en son visage même ;

Ses coups m’ont fait sortir. Mais qu’est-ce que je voi ?

 

 

Scène III

 

LUCIDOR, sous le nom de LÉANDRE, tenu par LES ARCHERS, CÉLIANTE, CÉLIE, ÉRASME, FILÈNE, LA NOURRICE

 

CÉLIE, tirant Léandre des mains des archers.

Cruels, ce traitement est le prix de sa foi !

Ministres inhumains des passions d’un père

Injuste en son dessein, aveugle en sa colère,

Qui, dans l’avare soin dont il est combattu,

Ignore de Léandre et l’offre et la vertu,

Rendez cet innocent à ma juste prière,

Ou que, s’il doit mourir, je meure la première :

Si je vis, nous vivrons sous de pareilles lois.

Il ne m’a point ravi ce que je lui donnois,

Et l’on accuse à tort l’innocent de mon crime,

Que mon intention a rendu légitime.

ÉRASME.

Allez, ses cris sont vains.

CÉLIANTE.

Ô dieux ! quel changement !

CÉLIE.

Non, j’aurai de vos mains la mort ou mon amant.

Elle prend l’épée de l’un des Archers et la donne à Léandre.

Sauve ta liberté, prouve par cette épée

Qu’ailleurs qu’à des tableaux ta main s’est occupée ;

Prouve que tu sais mieux, si tu le sus jamais,

Défaire un ennemi que faire des portraits.

Léandre rend l’épée.

Quoi ! ton cœur se dément, et cet arme inutile

N’est qu’un honteux fardeau dans ta main immobile !

Tu rends ce seul moyen qui reste à ta valeur

Contre ces insolents et contre ton malheur !

ÉRASME.

Fléau de mes vieux jours, fille aveugle et sans honte,

Que l’honneur abandonne et que le vice dompte,

De quel œil puis-je voir tes gestes insolents,

Et souffrir ces efforts honteux et violents ?

Aux Archers.

Traînez, n’attendez plus.

CÉLIE, à genoux.

Que le saint nom de père

Pour m’entendre un moment force votre colère.

Il est vrai, j’ai failli ; mais la nécessité

De bannir un rival fit ma facilité.

Léandre n’est pas noble en votre connaissance,

Mais un faux vêtement vous cache sa naissance ;

Il est noble et puissant ; ma seule occasion

Fait son déguisement et sa confusion ;

L’espoir de gouverner une indigne maîtresse

L’a fait sous ces habits déguiser sa noblesse ;

Il a fait de son nom un commun changement :

Lucidor est le nom de ce parfait amant ;

L’Espagne est son pays. Valence fut sa ville,

Et sa profession n’est ni basse ni vile ;

L’épée est son pinceau : des princes et des rois

Se sont vus obliger à ses rares exploits.

CÉLIANTE, avec étonnement.

Ton nom est Lucidor ?

LÉANDRE.

Oui, si dans ma mémoire

Il reste quelque éclat de ma première gloire,

En autre occasion j’ai paru d’autre rang,

Et j’ai peint quelquefois des campagnes de sang.

CÉLIANTE.

Ô dieux ! le vain esprit, et de quelle impudence

Il espère à mes yeux réparer son offense !

LÉANDRE.

Un jour la vérité finira mes ennuis,

Et ton malheur alors prouvera qui je suis.

CÉLIANTE.

Je crains fort ce danger ! Ma rencontre importune

Est un fatal obstacle à ta bonne fortune ;

Et, sachant qui je suis, tu chercherais ailleurs

Le titre nécessaire à finir tes malheurs :

Valence est mon pays, Lucidor fut mon frère,

Et le ciel a fini sa vie et sa misère.

Tu devais souhaiter, pour ton contentement,

Une ruse meilleure ou mon éloignement.

LÉANDRE.

La pure vérité cause mon assurance,

Et je n’emprunte rien d’une vaine apparence,

Cléonis est mon père, et le prince du jour

A fait de ses maisons vingt fois le même tour

Depuis que dans Byzance un rigoureux servage,

Exerçant ma constance, a consumé mon âge :

Enfin, et mon courage et ma fidélité

Ont fait au grand-seigneur signer ma liberté.

J’ai voulu voir Florence, oh les yeux de madame

Ont été les auteurs de ma pudique flamme ;

Et la peine que j’eus de la voir librement

M’a depuis fait résoudre à ce déguisement.

J’ai, pour charmer le temps et pour me satisfaire,

En mes plus jeunes ans appris l’art de portraire :

Et j’aimais par instinct cette condition,

Comme un moyen futur à mon affection.

CÉLIANTE.

Ô dieux ! qu’ai-je entendu ? Jadis un sort contraire

Entre les mains des Turcs avait livré mon frère,

Et le long déplaisir de ne le revoir pas

Nous avait seulement fait croire son trépas.

Est-ce lui que je vois ?

LÉANDRE.

Chrisante est notre mère.

CÉLIANTE.

C’est lui, n’en doutons plus. Que le ciel m’est prospère,

Et qu’un secret instinct me fait voir clairement

Ce bien que je retrouve en cet heureux moment !

LÉANDRE.

Le temps et mes ennuis durant ce long voyage

Ont de mon souvenir effacé votre image :

Mais avec votre nom, votre confession

Établit ma croyance et mon affection.

CÉLIANTE.

Ô céleste rencontre ! ô divine aventure !

Que de joie en ce cœur excite la nature !

Nos vœux sont exaucés, mon frère voit le jour,

Et le ciel me le rend en cet heureux séjour.

ÉRASME.

Ô divin changement !

CÉLIANTE.

Accordez cette belle

Aux saintes passions d’un amant si fidèle ;

C’est lui, n’en doutez plus ; et sa condition

Le rend digne, monsieur, de son ambition ;

Ses biens et son mérite égalent sa naissance,

Et son chaste dessein répare son offense.

ÉRASME.

Je ne conserve point, en ce bien sans égal,

Plus de ressentiment que son propre rival.

D’une commune voix bénissez l’aventure

Oui conserve ses jours et répare l’injure ;

Aux Archers.

Et vous, en ces plaisirs dont nous comblent les cieux,

Laissez régner la joie et la paix en ces lieux.

Lucidor souffre assez, ses flammes sont ses peines,

Et les liens d’amour seront ses seules chaînes.

Les Archers sortent.

CÉLIANTE.

Quels vœux succéderont au mauvais traitement

D’un frère injurieux en son aveuglement ?

Quels services rendus, quelles peines futures

Vous pourront, Lucidor, réparer ces injures,

Si le ressentiment d’un cœur intéressé

N’excuse les discours qui vous ont offensé ?

LUCIDOR, sous le nom de Léandre.

Partagez les plaisirs que le ciel nous envoie ;

Je ne puis condamner la cause de ma joie,

Et j’excuse aisément un aveugle courroux

À qui je suis tenu d’un changement si doux.

Que les prospérités succèdent aux supplices ;

Oublions nos ennuis, et goûtons nos délices.

Enfin le ciel, Célie, est propice à mes vœux,

Et mes maux sont suivis de la fin que je veux.

Nous devons à l’envi chérir cet heureux frère,

Qui fait à ses dépens cesser notre misère.

CÉLIE.

Que je lui dois de vœux !

ÉRASME.

Voyons cette beauté

Qui vouait ce matin sa peine à ta santé.

 

 

Scène IV

 

LUCIDOR, sous le nom de LÉANDRE, CÉLIANTE, CÉLIE, ÉRASME, FILÈNE, LA NOURRICE, ANGÉLIQUE, CLORIMAND

 

ÉRASME, à Angélique.

Rare et pieuse fille, heureuse pèlerine,

Jouis des longs honneurs que le ciel te destine,

Et possède cent ans une prospérité

Digne de ta naissance et de ta charité.

Nos maux sont achevés ; Lucidor et Célie

Sont satisfaits du sort par le nœud qui les lie ;

Et nous te souhaitons un servage pareil

Avant que cette nuit nous cache le soleil.

ANGÉLIQUE.

Souhaitez-vous plutôt que cet esprit volage

Ne se repente pas de la foi qui l’engage.

Craignez un changement, ou pressez ce trompeur :

Célie en mon exemple a des sujets de peur ;

Et ce perfide auteur du feu qui me consume

De l’infidélité s’est fait une coutume.

C’est le plus vil objet d’une parfaite amour,

Et le plus criminel qui respire le jour.

LUCIDOR, sous le nom de Léandre.

Le plus religieux ne peut sans injustice,

S’il connaît mon esprit, m’accuser de ce vice ;

Et vous rendez à tort-suspect de trahison

Une amour sans exemple et sans comparaison.

Célie a la première asservi ma franchise ;

Ses beaux yeux sont auteurs de ma première prise ;

Et je perdrai plutôt le bien de la clarté

Que le ferme dessein de servir sa beauté.

ANGÉLIQUE.

J’accuse Lucidor.

LÉANDRE.

Sans raison légitime.

ANGÉLIQUE.

La raison défend donc qu’on accuse le crime ?

Qu’il paroisse à mes yeux, et ce perfide amant

Rougira de ma peine et de son changement.

LUCIDOR.

Je suis ce Lucidor qui possède madame.

ANGÉLIQUE.

Un autre est le sujet du courroux qui m’enflamme.

Me serais-je abusée à ce nom seulement ?

Ô dieux ! qu’un doux espoir succède à mon tourment !

ÉRASME.

Madame, j’ai pour vous une espérance vaine,

Ou j’aurai le bonheur de vous tirer de peine.

CLORIMAND.

Le ciel nous favorise.

ÉRASME.

Un seigneur de renom

A commun avec lui son dessein et son nom ;

Mais son espoir est vain, et Célie est acquise

À ce rival subtil, même avant que promise.

Son adresse est fatale aux vœux de ses rivaux ;

Il s’est donné déjà le fruit de ses travaux ;

Et la nécessité de conjoindre leurs âmes

Laisse le change libre au sujet de vos flammes.

Si votre bien dépend de cet heureux vainqueur,

Employez tous nos soins : sonderai-je son cœur ?

Saurai-je quel sujet cause son inconstance ?

Et vous suffira-t-il de voir sa repentance ?

ANGÉLIQUE.

Puis-je avoir le plaisir de lui parler ici ?

Prenez en ma faveur un semblable souci ;

Mais surtout qu’il ignore où tendra sa venue ;

Je lui veux quelque temps parler comme inconnue,

Et, sans prouver combien j’ai l’esprit assailli,

Voir si, comme son cœur, sa mémoire a failli.

ÉRASME.

Fiez-moi seulement cette charge amoureuse,

Et vivez en l’espoir de vivre plus heureuse.

Je le vois, cachez-vous.

ANGÉLIQUE.

Je vous devrai le jour

Si j’obtiens par vos soins la fin de mon amour.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

LUCIDOR, FILIDAN

 

FILIDAN.

Enfin vous possédez cette heureuse franchise

Que les yeux de Célie ou ses biens avaient prise.

Quelle autre désormais charmera vos esprits ?

Prendrez-vous Célimène, Amaranthe, ou Cloris ?

À qui sera l’honneur de votre ardeur nouvelle ?

Prenez-les toutes trois, vous aurez la plus belle.

Célimène est charmante, et n’a que ce défaut,

Qu’elle se communique un peu plus qu’il ne faut ;

La réserve est prisable en l’esprit d’une fille.

Que vous semble de l’autre ? Amaranthe est gentille ;

Son esprit m’a paru dans quelque occasion ;

J’y trouve toutefois de la confusion.

Cloris me plairait mieux ; sa grâce est naturelle,

Son esprit estimable, et son humeur si belle,

Que son doux entretien charme tous les esprits ;

Elle sait des meilleurs le mérite et le prix,

Même juge des vers, blâme ou prise une veine,

Et certes en ce point je la trouve un peu vaine.

LUCIDOR.

Tu le prends un peu haut.

FILIDAN.

Je vais plus haut encor,

Car j’ai trouvé des vers l’estimable trésor,

Cet aimant des esprits, cet art de plaire aux dames,

D’ensorceler les cœurs et d’enchanter les âmes.

LUCIDOR.

Comment ! tu fais des vers ?

FILIDAN.

Oui, mais vers en effet,

Qui ne démentent point l’estime qu’on en fait ;

Nobles, solides, forts, et non pas de ces rimes

Par qui mille ont acquis des noms illégitimes,

Et passent pour auteurs en la commune voix

De ceux qui de notre art n’ont jamais su les lois.

LUCIDOR.

En semblable métier chacun s’estime maître ;

Tous y sont ignorants, et pas un ne croit l’être ;

Peu savent en cet art réussir comme il faut,

Et chacun l’un de l’autre accuse le défaut.

FILIDAN.

Le jugement est libre, et le prix qu’on me nie

Je ne l’attire point avecque tyrannie ;

Je ne prétends charmer les dieux ni les humains ;

Je n’ai point arraché de lauriers de leurs mains ;

Si l’on m’en voit porter on les met sur ma tête ;

Je les dois à mon style, et non à ma requête :

J’ai peu de vanité ; mais pour le moins je croi

Laisser de tant d’auteurs quelque nombre après moi,

Et me connaître assez en ce sacré mystère

Pour oser discourir où cent se doivent taire.

Mes vers, comme beaucoup, ne sont point approuvés

Pour un mélange obscur de termes relevés

Dont le sens est confus, et qui ne signifient

Que la stérilité de ceux qui versifient,

Qui plaisent toutefois, et sèment des appas

Au peuple admirateur de ce qu’il n’entend pas ;

D’autres parlent toujours d’une fleur ou d’un arbre,

Entretiennent une onde, interrogent du marbre,

Et n’osent hasarder leurs esprits lents et lourds

Jusqu’à l’expression d’un solide discours.

Ma muse ne sent point leur faiblesse et leur peine ;

Je tire mes pensers d’une meilleure veine ;

J’écris plus noblement, et, sans beaucoup rêver,

Ce qui de soi languit je le sais relever.

Mes vers ont des beautés si nettement écloses,

Que l’œil d’un enfant même y voit de belles choses ;

Mais vous estimerez ces discours un peu vains.

LUCIDOR.

Autant que le sont ceux de tous les écrivains :

Tous prisent leur savoir, tous estiment leurs veilles,

Et tous pensent avoir le secret des merveilles ;

Mais fort peu, Filidan, sont au haut de ce mont

Où l’on n’arrive point que le laurier au front.

FILIDAN.

J’espère toutefois l’honneur de vos suffrages

Si vous examinez quelqu’un de mes ouvrages,

Il tire un papier de sa poche.

Ma muse en celui-ci blâme la cruauté

D’une aimable, charmante et divine beauté,

Mais la plus insensible et la plus dédaigneuse

Qui me pouvait causer cette ardeur amoureuse.

LUCIDOR.

Tu fais l’amour aussi ?

FILIDAN.

Notre profession

De tout temps est sujette à cette passion.

Dois-je rien ignorer ? et puis-je, si je n’aime,

Savoir ce qu’en un cœur peut une ardeur extrême,

Exprimer ce qu’Amour a d’amer et de doux,

Ce que dit un amant, ce que pense un jaloux,

Et de quelle façon on sent naître ces flammes

Qui troublent le repos et consument les âmes ?

LUCIDOR.

Ton esprit, Filidan, se mêle de deux arts

Où la sagesse est rare et court de grands hasards.

Je crains pour ta raison un peu de frénésie ;

Mais c’est ton intérêt. Voyons ta poésie.

Il ouvre le pallier et lit.

À Diane.

« Je prends conseil de ma raison ;

Je cherche du contrepoison

Au mal dont mon âme est atteinte ;

J’évite l’éclat de vos yeux ;

Je ne sais prière si sainte

Dont je n’aie cent fois importuné les dieux.

 

Je déteste votre rigueur,

Je vous nomme injuste et sans cœur ;

Ma propre colère m’étonne ;

Mais j’en tire un faible secours ;

Et quelque nom que je vous donne,

Celui de malheureux me demeure toujours.

 

Je ne puis délivrer mes sens

De la vive ardeur que je sens ;

Mes yeux n’adorent que les vôtres.

Obéissant à mon courroux,

Ils ne trouveraient pas en d’autres

Les célestes attraits qu’ils laisseraient en vous.

 

Mais enfin, après tant de feux,

Qu’aurai-je pour fruit de mes vœux ?

C’est trop être sourde à ma plainte ;

Je dois chercher ma guérison ;

Et je puis bien forcer ma crainte,

Puisqu’il vous est permis de forcer ma raison.

 

La violence est mon recours :

Ce moyen mieux que mes discours

Vous prouvera que je vous aime.

Je suis las, j’ai trop attendu ;

Et vous n’ignorez pas vous-même

Que ce que je demande est un bien qui m’est dû.

 

Mais à votre divin aspect

Quel insolent est sans respect ?

Quoi qu’éloigné je me propose,

Devant vous mes bras sont liés,

Mon teint pâle, ma bouche close,

Mon cœur respectueux, mes desseins oubliés. »

FILIDAN.

Eh bien, qu’en jugez-vous ?

LUCIDOR.

Je trouve en cet écrit

Des sujets, sans mentir, d’admirer ton esprit ;

La douceur du discours, la beauté des pensées,

Les rimes qui n’y sont ni faibles ni forcées,

Et la force du style, ont de si doux appas,

Que le plus grand censeur ne s’en défendrait pas.

Qu’on voit d’esprits divers, et combien la nature

Agit différemment en chaque créature !

Cent fois pour exprimer un amoureux tourment

J’ai réclamé Phébus, et toujours vainement.

En quelque solitude où mon chemin s’adresse,

Je ne trouve Hélicon, Pégase, ni Permesse ;

Je ne sais pour les vers art, ni règle, ni loi ;

Et toutes les neufs sœurs sont muettes pour moi.

FILIDAN.

Que vous avez de part aux abus ordinaires

Lorsque vous réclamez ces dieux imaginaires !

Ils ont eu du crédit, et dans notre art naissant

Apollon nous était un terme ravissant ;

Invoquer les neufs sœurs et parler d’Hippocrène,

C’était bien rencontrer et signaler sa veine ;

Mais on laisse aujourd’hui ces fabuleux discours

À la stérilité des esprits les plus lourds ;

Chacun est son Phébus, sa muse et sa Minerve,

Et la nature seule inspire notre verve.

L’art, de la poésie ajuste la beauté ;

Mais nous naissons pourvus de cette qualité :

Quand nature se tait, la science est muette ;

Le travail de cent ans ne peut faire un poète.

LUCIDOR.

Je suis donc vainement ce pénible sentier,

Et je renonce enfin à ce sacré métier.

Mais toi, qui de cet art possèdes les merveilles,

Continue ardemment tes travaux et tes veilles,

Et t’exerce pour moi lorsque mes passions

Mendieront le secours de tes conceptions.

FILIDAN.

Obligez-moi, monsieur, de cet honneur extrême,

Et je saurai pour vous me surpasser moi-même.

Commandez seulement.

LUCIDOR.

Mes pleurs, et des regrets

Qui me sont importuns autant qu’ils sont secrets,

Emploieront ton esprit : la mort de cette belle

Qui rendait à mes vœux une ardeur mutuelle,

Et qui fut à Lyon la gloire des beautés,

Exerce en ma mémoire encor des cruautés :

Je t’ai dit nos amours ; son nom fut Angélique.

Deviens en ma faveur un peu mélancolique ;

Honore sa mémoire, et t’en va de ce pas

Exprimer en mon nom le deuil de son trépas ;

Figure ma tristesse avecque tant de charmes

Qu’aux yeux des plus cruels elle arrache des larmes.

FILIDAN.

J’y vais rêver une heure ; adieu : mais cependant

Armez-vous de raison contre cet accident.

Il sort.

LUCIDOR, seul.

Cessez, tristes pensers, tyrans de mes délices,

Ennemis de ma joie, auteurs de mes supplices ;

Ne me figurez plus ses aimables attraits ;

Sortez de ma mémoire, inutiles portraits :

Angélique n’est plus ; on ne voit plus de traces

Sur ce triste débris des beautés et des grâces :

La mort change ce corps ; son aveugle fureur

Fait du trône d’Amour le séjour de l’horreur ;

Elle rend ce qui meurt incapable de gloire,

Et c’est perdre des vœux qu’adorer sa mémoire.

Oublier Angélique, ô frivole discours !

Que plutôt de mes ans le ciel borne le cours,

Que le ciseau fatal coupe ma triste trame,

Plutôt que, morte au monde, elle meure en mon âme !

 

 

Scène VI

 

ÉRASME, LUCIDOR

 

ÉRASME.

Je vous trouve à propos.

LUCIDOR.

Non pas, si vos soupçons

Vous ont fait méditer de nouvelles leçons.

Le ciel connaît ma vie, il voit mon âme nue,

Et je ne réponds point d’une offense inconnue.

ÉRASME.

Son savoir, Lucidor, passe nos jugements,

Et je vous vais conter d’étranges changements.

Daignez suivre mes pas ; une fille étrangère

Veut d’un secret commun finir notre misère ;

Le ciel lui fait tout voir, il parle par sa voix.

LUCIDOR.

Que peut-elle pour moi ? Voyons-la toutefois.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

ANGÉLIQUE, CÉLIE, LUCIDOR, sous le nom de LÉANDRE, CÉLIANE, LA NOURRICE, FILÈNE, CLORIMAND

 

ANGÉLIQUE.

Donc encor par vos lois, sévères destinées,

Je verrai ce tyran de mes jeunes années !

Résous, triste Angélique, un généreux départ :

Le conseil qui nous sert n’est pas venu trop tard.

Ô frivole pensée ! ô dessein inutile !

Que je le voie une heure, et que j’en souffre mille !

Rien ne me peut ravir l’honneur de lui parler ;

Ce soleil me luira, fût-ce pour m’aveugler.

CÉLIE.

Espérez de nos vœux et du pouvoir céleste

Une agréable fin d’une crainte funeste,

Quand vos rares attraits n’auraient pas le pouvoir

De remettre son cœur au chemin du devoir.

ANGÉLIQUE.

Viens donc, perfide auteur de mon cruel martyre,

Viens combler mes ennuis, puisque je le désire ;

Viens, criminel objet de mes saintes amours,

Achever ton offense en achevant mes jours.

Le voilà cet ingrat. Dieux ! en cette faiblesse,

Perdrai-je la clarté de joie ou de tristesse ?

 

 

Scène VIII

 

ANGÉLIQUE, CÉLIE, LUCIDOR, sous le nom de LÉANDRE, CÉLIANE, LA NOURRICE, FILÈNE, CLORIMAND, ÉRASME

 

ÉRASME, à Angélique.

Conseillé de vous voir, il s’en donne l’honneur ;

Le voilà : quel secret importe à son bonheur ?

ANGÉLIQUE.

Le ciel m’a départi cet heureux privilège

Que je connais les maux qu’il consent que j’allège ;

Il m’inspire à quels gens je dois vouer mes soins,

Et souvent c’est à ceux que je connais le moins :

Tel, heureux cavalier, recevez un remède

Qu’il m’oblige d’offrir au mal qui vous possède.

LUCIDOR, la regardant attentivement.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

ANGÉLIQUE.

Le plaisir de changer

A dégagé vos vœux d’un objet étranger.

Ce cœur est inconstant, et ce mal est le pire

De ces vices honteux sous qui l’honneur soupire,

Qui causent du désordre en un cœur abattu,

Et dans un grand courage étouffent la vertu.

Mais j’ai tant de secrets que cette maladie

A pris un mauvais cours si je n’y remédie.

Son premier appareil est de voir que les dieux

Rompent tous les desseins d’un amant vicieux,

Et que tant de malheurs qui suivent l’inconstance

Joignent votre intérêt à votre repentance :

La honte d’oublier l’objet qu’on a vanté,

Le prix que vous devez à sa fidélité,

L’affront d’avoir porté le titre de parjure,

L’honneur de réparer une si lâche injure,

Et la nécessité de divertir la mort

De celle qui jadis gouverna votre sort,

Tous ces puissants respects obtiendront de votre âme

Un généreux effort contre une vaine flamme.

Il faut quitter Célie, et que votre raison

Revoie avec respect sa première prison.

LUCIDOR.

Ô dieux ! il est trop vrai, la mort sur Angélique

Redouta d’exercer son pouvoir tyrannique ;

Son bel œil voit le jour. Ô charmes innocents !

Ô précieux attraits qui ravissez mes sens !

Prouvez, chastes vainqueurs, par la fin de ma vie,

Combien cette rencontre a mon âme ravie.

Vous vivez, ma déesse ! ô dieux ! en ce transport

Avouerai-je mes yeux d’un fidèle rapport ?

CÉLIE.

Ô divine aventure !

ANGÉLIQUE.

Oui, je vis, infidèle,

Et mes yeux sont témoins de ton ardeur nouvelle.

Oui, je vis pour confondre un déloyal amant

Qui s’est au moindre effort rendu si lâchement.

Mais l’Amour te défend quand ta faute m’irrite :

Par ton offense, ingrat, juge de ton mérite.

Voyant ce que je perds, mon esprit est content ;

Tu me plaisais fidèle, et me plais inconstant.

Je ne déguise point par une vaine feinte

L’ardente passion dont mon âme est atteinte ;

Ma voix ouvre mon cœur, et par un faux mépris

Je ne désire point de toucher tes esprits.

Pour traiter froidement un traître qui m’outrage,

J’ai trop d’affection et trop peu de courage.

J’aurai pour Lucidor un respect éternel ;

L’innocent s’il le faut priera le criminel.

Si pour toi mon visage est sans traits et sans charmes,

J’ai des soupirs encore, il me reste des larmes ;

Je consens de prouver jusqu’où la passion

Peut résoudre mon sexe et ma condition :

Un vœu feint pour te voir, ce pénible voyage,

Ne sont de mon amour qu’un faible témoignage ;

Tire de cette ardeur de plus rares effets,

Exige des efforts qu’autre ne fit jamais,

Excepte mon honneur, que ma foi te conserve,

Et, ce point réservé, je n’ai point de réserve.

Passe au dernier effort, teins ces lieux de mon sang ;

Je baiserai la main qui m’ouvrira le flanc.

LUCIDOR.

Arbitres des mortels, grands et sévères juges

Contre qui les pécheurs cherchent de vains refuges,

Dont l’absolu pouvoir dispose de nos jours,

Dont le foudre est plus fort que les plus fortes tours,

Employez, justes dieux, votre puissance extrême

À me faire souffrir une peine de même,

Si j’ai trahi ma dame, et si le changement

M’est et me fut jamais reproché justement.

Je croyais votre mort : une fausse assurance

D’un malheur aussi faux me privait d’espérance ;

Le rapport d’un ami, qui m’a juré cent fois

D’avoir vu ce beau corps et sans âme et sans voix,

Depuis six mois ou plus m’arrête en cette ville,

Et m’a fait estimer mon voyage inutile.

Jugez si ce rapport eut de tristes effets

Par le nombre des vœux que je vous avais faits.

J’ai les mêmes ardeurs, un même nœud me lie :

L’intérêt m’obligeait à rechercher Célie ;

Quoique je rende hommage à cet objet charmant,

Elle m’excusera, je l’aimais froidement.

Que dessus moi mon crime attire le tonnerre,

Ou que pour m’abîmer le ciel ouvre la terre,

Si j’ai dessein ailleurs, si j’ai trahi ma foi,

Et si la vérité ne vous parle par moi.

ANGÉLIQUE.

Les six mois expirés, une douleur si forte

Saisit tous mes esprits, qu’on me crut longtemps morte ;

Et s’il faut accuser cet unique malheur,

Et non ton changement, de ma longue douleur ;

Si tu plaignais ma mort, et si je plais encore,

Comme je plus jadis, à tes yeux que j’adore,

Je ne puis rien entendre et rien voir sans mépris,

Et je passe en bonheur les plus rares esprits.

LUCIDOR.

La terre ne voit pas, en la saison nouvelle,

La lumière du jour si brillante et si belle,

D’un œil si satisfait que je vois vos appas

Que j’ai cru si longtemps le butin du trépas.

Je revois ces beaux yeux ! larmes, plaintes, désastres,

Éclipsez, vains ennuis, à l’aspect de ces astres !

Suis, bienheureux amant, ton amoureux dessein ;

Quel respect te défend de presser ce beau sein ?

Ô bienheureuse erreur qui dans cette aventure

Donne à mes longs travaux le fruit avec usure !

 

 

Scène IX

 

ANGÉLIQUE, CÉLIE, LUCIDOR, sous le nom de LÉANDRE, CÉLIANE, LA NOURRICE, FILÈNE, CLORIMAND, ÉRASME, FILIDAN

 

FILIDAN.

Mon maître se console, et par cette action

Il ne témoigne pas beaucoup d’affliction :

Mes vers ont pour objet une douleur légère.

Qu’a-t-il de si commun avec cette étrangère ?

Dieux ! que de votre humeur les moments sont divers,

Et que par ces baisers vous démentez mes vers !

LUCIDOR.

Sont-ils faits ?

FILIDAN.

J’en ai fait pour un mélancolique

Qui lave de ses pleurs le tombeau d’Angélique,

Et non pour un esprit qui paraît si content,

Et qui ressent si peu ce qui l’affligeait tant.

LUCIDOR.

Tu vois, cher Filidan, les adorables charmes

Que j’ai cru n’être plus et qui causaient mes larmes.

Madame, ce travail qu’il vouoit à mes pleurs

Peut mieux que mes serments vous prouver mes douleurs.

Voyez en quels discours cet esprit estimable

A figuré mon deuil.

FILIDAN.

Ô rencontre agréable !

LUCIDOR prend les vers et lit.

« Mort, horrible fléau des humains,

Qui sur les célestes ouvrages

Porte tes dangereuses mains

Toujours sanglantes de carnages ;

Fière et barbare déité,

Qui d’une aveugle cruauté

Dévores tout ce qui respire,

Si tu ne peux ni voir ni guérir mon tourment,

Accrois d’un sujet ton empire :

Rends la maîtresse, ou prends l’amant.

 

L’Amour, ce tyran triomphant,

D’un même trait blessa nos âmes ;

Pour l’imiter, en l’étouffant,

D’un même trait éteins nos flammes,

Angélique vit si je vis,

Ses beaux jours ne sont pas ravis ;

Ma mort importe à ta victoire.

Détache mon esprit d’un tronc de nerfs et d’os ;

Tu travailleras pour ta gloire

En travaillant pour mon repos.

 

Sois sensible à mes longs travaux,

Attente sur mes destinées ;

Est-ce pour prolonger mes maux

Que tu prolonges mes années ?

Si je ne meurs par ton secours,

Ma main peut de mes tristes jours

Achever la fatale trame ;

Je puis faire, à ta honte, un généreux effort ;

Et, par le fer ou par la flamme,

Avoir la mort malgré la Mort. »

Quel esprit, Filidan, te peut assez louer ?

ANGÉLIQUE.

Le sien est estimable, il le faut avouer.

LUCIDOR.

Puisque de nos malheurs naît enfin notre gloire,

Décris d’un style égal le cours de notre histoire,

Alors que tu sauras quel heureux changement

Aux désirs de Célie accorde cet amant.

ÉRASME.

Poussons des cris aux cieux ; que d’une voix commune

On témoigne à l’envi son heureuse fortune ;

Et d’une ardeur pareille allons dans les festins

Noyer nos déplaisirs et bénir nos destins. 

PDF