Recherches sur les époques de la naissance et de la mort de Jean-François Regnard (Louis-François BEFFARA)

Œuvres complètes de Regnard, Adolphe Delahays, Libraire-Éditeur, Paris, 1854.

 

 

LETTRE à M. CHAPELET, imprimeur, sur les époques de la naissance et de la mort de Jean-François REGNARD, poète comique.

 

Paris, le 30 décembre 1822.

 

MONSIEUR,

 

J’ai fait imprimer, en janvier 1821, in-8°, une Dissertation sur Jean-Baptiste Poquelin Molière. Elle peut servir à réformer beaucoup d’erreurs commises par Grimarest, Voltaire et d’autres auteurs, et faire connaître des choses qu’on ignorait sur Molière et sur sa famille.

Le bien qu’on a dit de cet ouvrage m’a déterminé à faire des recherches sur les époques de la naissance et de la mort de Jean-François Renard, ou Regnard, le deuxième de nos plus célèbres auteurs comiques.

Cette époque de sa naissance a été inconnue jusqu’à présent, et les anciens auteurs ont commis des erreurs sur celle de sa mort.

Mes recherches m’ont donné des éclaircissements sur ces deux points.

Voici d’abord son acte de décès que M. le maire de Dourdan m’a envoyé :

« Extrait du registre des actes de baptêmes, mariages et sépultures qui ont eu lieu dans la paroisse Saint-Germain de Dourdan, pendant l’année 1709.

«  L’an de grâce 1709, le cinq septembre, a été inhumé, au milieu de la chapelle de la Vierge de cette église, le corps de maître Jean-François Regnard, après avoir reçu le dernier sacrement de l’Église, ci-devant conseiller du roi, trésorier de France à Paris, et depuis lieutenant des eaux et forêts en la maîtrise de Dourdan, capitaine du château dudit lieu, et pourvu par le roi de la charge de bailli au siège royal de Dourdan, âgé de soixante-deux ans ; en présence de monsieur maître Charles Marcadé, conseiller du roi, maître ordinaire en sa chambre des comptes, à Paris, neveu du défunt ; de M. Pierre Vidye, conseiller du roi, son lieutenant général civil criminel et de police ès-sièges royaux de Dourdan, et de M. Michau, conseiller du roi, lieutenant de la maîtrise audit Dourdan, qui ont tous signé avec nous, prieur curé de Saint-Germain dudit Dourdan. Ainsi signez au registre, MARCADÉ, VIDYE, MICHAU et TITON, avec paraphes.

« Pour copie conforme. Dourdan, ce 1er juin 1821. »

La lettre d’envoi est signée de M. Moulin, maire. Cette copie contient en marge ce qui suit :

« En marge du registre est écrit :

« Enterrement de M. Regnard, né à Paris en 1647. »

Et à la table est porté ce qui suit :

« Jean-François Regnard, garçon, fameux poète. »

C’est sans doute la mention de l’âge de soixante-deux ans qui a fait porter, en marge de l’acte, qu’il était né en 1647.

L’auteur de l’Avertissement sur la vie et les ouvrages de Regnard, imprimé dans ses Œuvres, plusieurs Dictionnaires biographiques et de Théâtre le font naître en 1647, 1654, 1656 et 1657.

Les uns disent qu’il était d’une bonne, d’une honnête famille de Paris ; d’autres annoncent que son père était marchand épicier à la Halle.

Regnard n’est pas né en 1647, et ne pouvait avoir soixante-deux ans lors de sa mort, et c’est lui-même qui nous en fournit la preuve.

Dans son Voyage de Flandre et de Hollande, il dit : « Nous partîmes de Paris le 26 avril 1681 par le carrosse de Bruxelles Nous nous trouvâmes dans le carrosse tous jeunes gens, dont le plus âgé n’avait pas vingt-huit ans. Il y avait cinq Hollandais. »

Si Regnard était le plus âgé, et s’il avait alors de vingt-sept à vingt-huit ans, il serait né en 1653 ou 1654.

S’il était un peu moins âgé, et s’il avait vingt-cinq ou vingt-six ans, il serait né en 1655 ou 1656.

C’est peut-être d’après cet âge que des auteurs l’ont fait naître en 1656 et 1657.

Le quartier dans lequel on a annoncé que Regnard était né (la Halle) étant connu, il ne s’agissait, pour trouver son acte de naissance, que de faire des recherches dans les registres des baptêmes et mariages de la paroisse de Saint-Eustache, dont la Halle dépendait, et de quelques autres paroisses voisines, registres déposés aux archives de l’état civil du département de la Seine. Je me suis occupé de ces recherches, et elles m’ont procuré une assez grande quantité d’actes de baptêmes et de mariages de personnes portant le nom Regnard ou Renard.

Dans le nombre de ces actes, il y en a plusieurs de naissances d’enfants de Pierre Renard, marchand de salines, et de Marthe Gellée sa femme, sous les piliers des Halles, et d’enfants de frères de cette Marthe Gellée.

L’acte de mariage de Pierre Renard et de Marthe Gellée a été cherché sur les registres de Saint-Eustache depuis 1634 jusqu’à 1645, et ne s’y est pas trouvé.

Voici la note des actes de naissances et d’autres actes pris des registres de Saint-Eustache :

1er. Dimanche 11 février 1646, fut baptisé Pierre, fils de honorable homme Pierre Renard, marchand de salines, à Paris, et de Marthe Gellée sa femme, demeurant sous les piliers des Halles ; la marraine Nicole Gellée, femme d’honorable homme Pierre Levier, aussi marchand de salines ;

2e. Le mardi 4 juin 1647, fut baptisée Marie, fille d’honorable homme Pierre Regnart, marchand de salines, à Paris, et de Marthe Gellée sa femme, demeurant sous les piliers des Halles ; la marraine Marie Regnart, fille de défunt honorable homme Jean Regnart, vivant, marchand à Auxerre ;

3e. Du mercredi 13 avril 1650, fut baptisé Pierre, fils d’honorable homme Pierre Renard, marchand de salines, à Paris, et de Marthe Gellée sa femme, demeurant sous les piliers des Halles ; la marraine Anne Duperroy, femme d’honorable homme Charles Gellée, marchand de salines ;

4e. Du mercredi 15 mars 1651, fut baptisée Marie, fille d’honorable homme Pierre Renard, marchand de salines, à Paris, et de Marthe Gellée sa femme, demeurant sous les piliers des Halles ; parrain, honorable homme Pierre Levier, aussi marchand de salines.

Les 20, 23 mai 1651, furent fiancés et mariés à Saint-Eustache Michel Gellée, marchand, et Marie de Faye, en présence de Charles Gellée, frère ; Pierre Renard, beau-frère. (Ces deux Gellée étaient les frères de Marthe, femme Renard.)

Le samedi 5 avril 1653, baptême de Marie-Marthe, fille d’honorable homme Michel Gellée, marchand de salines, et de Marie de Faye sa femme, demeurant sous les piliers des Halles ; la marraine, Marthe Gellée, femme d’honorable homme Pierre Renard, aussi marchand de salines.

Le dimanche 12 juillet 1654, fut baptisée Marguerite, fille d’honorable homme Michel Gellée, marchand de salines, bourgeois de Paris, et de Marie de Faye sa femme, demeurant sous les piliers des Halles ; le parrain, honorable homme Pierre Renard, aussi marchand de salines, bourgeois de Paris ;

5e. Du lundi 8 février 16oo, fut baptisé Jean-François, fils d’honorable homme Pierre Renard, marchand bourgeois de Paris, et de Marthe Gellée sa femme, demeurant sous les piliers des Halles ; le parrain, honorable homme Pierre Carru, aussi marchand à Paris ; la marraine, damoiselle Anne Poan, femme de noble homme Fremin Leclerc, secrétaire de chez la reine.

Du jeudi 16 novembre 1656, fut baptisé Michel, fils d’honorable homme Michel Gellée, marchand de salines, bourgeois de Paris, et de Marie de Faye sa femme, demeurant sous les piliers des Halles ; la marraine Anne Renard, fille d’honorable homme Pierre Renard, marchand bourgeois de Paris.

18 juin 1657, convoi de cent, service complet, assistance de M. le Curé, quatre porteurs, pour défunt M. Renard, vivant, marchand bourgeois de Paris, demeurant sous les piliers des Halles, inhumé dans l’église de Saint-Eustache. (Le convoi coûta 143 liv. 1 s.)

Du lundi 6 mai 1658, fut baptisé Simon, fils de Michel Gellée et de Marie de Faye, demeurant sous les piliers des Halles ; la marraine Jeanne Renard, fille de défunt Pierre Renard, vivant, aussi marchand bourgeois de Paris.

(Ce mot vivant indique qu’il était déjà mort.)

Les naissances d’Anne et de Jeanne Renard, marraines, les 16 novembre 1656, et 6 mai 1658, sont inconnues.

Étaient-elles deux des premiers enfants de Pierre Renard et de Marthe Gellée, baptisées sur une autre paroisse que Saint-Eustache, ou deux enfants d’un autre Pierre Renard que l’on qualifie de marchand bourgeois de Paris, et non de marchand de salines, lequel pouvait être le père du premier ?

Ces actes, et d’autres actes de baptêmes d’enfants de Michel Gellée, et d’un autre Gellée (Charles), aussi marchand de salines, sous les piliers des Halles, prouvent, par les mots d’honorable homme qu’on y a employés, que ces familles jouissaient d’une grande considération dans leurs commerces.

Dans tous les actes que j’ai extraits en assez grande quantité, contenant les mariages et les baptêmes des individus portant le nom de Regnard, ou de Renard, sur les registres des paroisses de Saint-Eustache, Saint-Germain-l’Auxerrois, et autres paroisses voisines de la Halle, on ne trouve qu’un Jean-François Renard, baptisé le 8 février 1655, à Saint-Eustache.

En comparant cette date avec ce qu’a dit Regnard dans son Voyagé de Flandre et de Hollande, « Nous partîmes de Paris le 26 avril 1681 ; nous nous trouvâmes tous jeunes gens, dont le plus âgé n’avait pas vingt-huit ans, » il paraît démontré que l’extrait dé baptême du 8 février 1655 est bien réellement le sien.

Mais deux choses pourraient peut-être donner de l’incertitude sur l’identité de ce personnage.

1° On a dit dans l’Avertissement sur la vie et les ouvrages de Regnard, imprimé dans ses Œuvres, « que son père était mort comme il finissait ses exercices à l’Académie. »

Cette mort serait donc arrivée lorsque Regnard avait dix-huit on vingt ans, c’est-à-dire vers 1673, ou 1675.

On a vu plus haut qu’un Renard (sans prénom), vivant, marchand bourgeois de Paris, demeurant sous les piliers des Halles, avait été inhumé dans l’église Saint-Eustache, le 18 juin 1657.

Ce décès ne pourrait-il pas faire objecter que si ce Renard était Pierre, père du Jean-François baptisé le 8 février 1655, ce dernier ne serait pas l’auteur, puisque son père ne serait mort que lorsqu’il avait dix-huit ou vingt ans (1673 ou 1675), que par conséquent cet acte ne pourrait s’appliquer au poète Regnard ?

Mais j’ai déjà dit que dans un très grand nombre d’actes, je n’en avais trouvé qu’un au nom de Jean-François, 8 février 1655, sur un des registres de Saint-Eustache, dont la Halle dépendait, registres qu’il fallait seuls consulter.

Je répondrai à l’objection, que si c’était Pierre Regnard, père du poète, qui fût décédé en 1657, il y aurait une erreur dans l’Avertissement, où l’on dit qu’il était mort comme Regnard finissait ses exercices à l’Académie ; que ce fut peut-être plutôt Marthe Gellée sa mère qui mourut à cette époque, étant veuve depuis 1657, et qu’au lieu du père, on aurait dû dire la mère dans l’Avertissement.

Ou si l’on n’était pas satisfait de cette raison, ne pourrait-on pas croire que le Renard inhumé le 18 juin 1657 sans prénom, et sous la qualification de marchand bourgeois de Paris, était le père de Pierre Renard, marié à Marthe Gellée, aïeul de Jean-François, ou un frère, ou autre parent de ce Pierre, dont je parlerai plus loin ?

2° On voit dans les actes de baptêmes de Michel Gellée (16 novembre 1656), et de Simon Gellée (6 mai 1658), qu’ils eurent pour marraines, Anne Renard, fille de Pierre Renard, marchand bourgeois de Paris, et Jeanne Renard, fille de défunt Pierre Renard, vivant, marchand bourgeois de Paris.

On voudrait peut-être en conclure que Pierre, père, de Jean-François, était celui inhumé le 18 juin 1657, sans prénom. Mais ne pourrait-on pas croire aussi que les deux Anne et Jeanne Renard étaient filles du père de Pierre Renard, marié à Marthe Gellée, lequel portait aussi le prénom de Pierre, et était qualifié de marchand bourgeois de Paris, et non marchand de salines ; et que par conséquent elles étaient tantes et non sœurs de Jean-François, avec d’autant plus de raison qu’on n’a point trouvé d’actes de naissance qui constatent qu’elles étaient filles de Pierre Renard et de Marthe Gellée ?

Ne pourrait-on pas croire encore que ce dernier Renard avait un frère ou un autre parent plus éloigné qui se nommait aussi Pierre, et était marchand bourgeois de Paris ; que Anne et Jeanne étaient ses filles, et que ce fut ce Pierre qu’on inhuma le 18 juin 1657 ?

Un acte porté sur le registre des sépultures de Saint-Eustache, à la date du 28 juin 1676, contient ce qui suit :

« Défunt Jean Regnard, bourgeois de Paris, apporté de la paroisse de Brye-sur-Marne, du logis de M. Tonnellier, vicaire de la paroisse de Saint-Eustache, décédé le 27 du présent mois, a été inhumé dans notre église. »

Un registre des convois de la même paroisse, à la même date du 28 juin, donne la note suivante :

« Réception du chœur et vêpres pour défunt Jean Regnard, bourgeois de Paris, apporté de la paroisse de Brye-sur-Marne, décédé dans le logis de M. le Tonnellier, son oncle, vicaire de la paroisse de Saint-Eustache, a été inhumé dans notre église, gratis.

En marge des actes de décès sur les registres, sont les noms et prénoms des personnes mortes ; et ce qu’il y a de singulier, on a mis, d’une autre écriture et non par renvoi, en marge de l’article du décès, les noms Pierre Regnard, au lieu de ceux de Jean Regnard portés dans cet acte.

On devrait s’en rapporter au prénom Jean mis dans le corps de l’acte et de la note, et croire qu’on a commis une faute en portant le prénom de Pierre en marge.

Mais n’avait-on pas commis aussi une erreur eh insérant dans les acte et note du 28 juin 1676, le prénom Jean au lieu de celui de Pierre ; et le Regnard, Pierre et non Jean, ne serait-il pas le père de Jean-François, d’autant mieux que cette époque de 1676 pouvait être celle où Regnard avait fini ses exercices à l’Académie, et où même il était déjà en Italie ?

J’ai fait faire des recherches sur les registres de la commune de Brie-sur-Marne, pour avoir l’extrait de mort de Jean Regnard (27 juin 1676) ; mais il ne s’y est pas trouvé.

En dernière analyse, j’ajouterai que l’acte du 18 juin 1657 ne prouve point d’une manière évidente que le Pierre Regnard, inhumé, fût le mari de Marthe Gellée ; qu’il pouvait être aussi bien son père, son frère, ou un autre parent ; qu’on peut donc croire, avec l’auteur de l’Avertissement, que Pierre, père de Jean-François, ne mourut point en 1657, mais plus tard, soit en 1676, si on peut lui appliquer l’acte et la note du 28 juin, ou dans une autre année.

En admettant les raisons que j’ai données ci-dessus, il paraît démontré que l’acte de baptême du 8 février 1655 est bien réellement celui du poète Regnard ; qu’il naquit à la Halle, c’est-à-dire sous les piliers des Halles ; que son père avait été marchand de salines, commerce auquel était joint celui de l’épicerie ; que le Renard inhumé sans prénom, le 18 juin 1657, n’était point son père, mais son aïeul, ou son oncle, ou un parent plus éloigné.

Si je n’avais pas autant multiplié mes recherches, si je les avais cessées aussitôt que j’ai eu trouvé l’acte de naissance de Jean-François, du 8 février 1655, et celui de Anne, du 16 novembre 1656, je n’aurais pas eu connaissance des actes de décès de Renard, sans prénom, du 18 juin 1657, de baptême de Simon Gellée (6 mai 1658), dont Jeanne fut marraine, et de ceux du 28 juin 1676. Je n’ai pas dû cacher ces actes ; mais je suis fermement persuadé que la date du 8 février 1655 est bien celle du baptême de Jean-François Renard ou Regnard, d’autant mieux qu’elle coïncide parfaitement avec ce qu’il a dit lui-même dans la note de son départ de Paris, le 26 ami 1681.

Il en résulte qu’il n’avait point soixante-deux ans lors de sa mort, mais seulement cinquante-quatre ans, six mois, vingt-sept jours.

Grimarest et Voltaire, dans les Vies de Molière, ont prétendu qu’il était né sous les piliers des Halles.

Il serait bien singulier que nos deux plus grands poètes comiques fussent nés dans cet endroit ; l’un d’un tapissier, l’autre d’un marchand de salines, épicier ; tous deux qualifiés d’honorables hommes dans beaucoup d’actes de l’état civil. Mais je crois avoir démontré, dans ma Dissertation sur J. B. Poquelin Molière, que ses père et mère demeuraient rue Saint-Honoré, et non sous les piliers des Halles, et que Molière n’y est pas né.

J’ai l’honneur d’être, etc.

 

L.-F. BEFFARA,

ex-commissaire de police de Paris, rue St-Lazare, 12.

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