Romulus (Alexandre DUMAS Père)

Comédie en un acte, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 13 janvier 1854.

 

Personnages

 

LE DOCTEUR WOLF

LE DOCTEUR CÉLESTUS

LE BOURGMESTRE BABENHAUSEN

UN INCONNU

MARTHE, sœur de Célestus

 

À Marbourg, en Westphalie.

 

Une chambre fort simple. Une grande fenêtre occupe le premier plan à droite. Cette fenêtre est ouverte, et un télescope est braqué à son ouverture. À gauche, une cheminée. À droite et à gauche, une porte au deuxième plan. Aux deux côtés du théâtre, deux guéridons : l’un, celui qui porte le télescope, est chargé de globes, de sphères terrestres et célestes. Au milieu, une table carrée. Il fait nuit. Une bougie brûle sur chaque guéridon. À droite, Célestus regardant par son télescope ; à gauche, Wolf abimé dans la lecture de son Leibnitz.

 

 

Scène première

 

CÉLESTUS, WOLF, MARTHE

 

MARTHE, entrant par la gauche.

Bon ! voilà tout le monde congédié jusqu’à lundi... Pas d’indiscrétion à craindre de ce côté... Je serai la très humble servante de ces messieurs, s’ils veulent bien m’accepter comme telle.

S’avançant vers Célestins.

Voulez-vous de moi pour servante, mon frère ?

CÉLESTUS, à son télescope.

Il est évident que, tant que le vent viendra de l’est, je ne verrai pas Orion.

MARTHE.

Et d’un !

Se retournant vers Wolf.

Voulez-vous de moi pour servante, monsieur Wolf ?

WOLF, frappant sur son Leibnitz.

Où la vérité n’existe pas, ou elle est là, dans Leibnitz !

MARTHE.

Et de deux ! – Messieurs, à table ! le souper est servi.

CÉLESTUS.

Allons, bon ! voilà un nuage qui passe !... Ces nuages sont absurdes ; autant vaudrait regarder dans un puits.

MARTHE.

Mon frère !

Haussant la voix.

Mon frère !

Le touchant.

Mon frère !

CÉLESTUS.

Hein ?... Ah ! c’est toi, petite sœur ?

MARTHE, prenant la bougie sur le guéridon de Célestus.

Le souper refroidit. Allons, allons, à table !

CÉLESTUS, se levant.

Tu sais, ma chère, que je n’ai pas pu voir Orion !

MARTHE.

C’est désolant !... Mais vous le verrez demain, quand votre télescope sera arrivé de Cassel.

Elle pose la bougie sur la table du milieu.

CÉLESTUS.

Oh ! ce n’est pas la faute de mon télescope, c’est la faute du vent, qui vient de l’est.

Il s’assied à la droite de la table.

MARTHE.

Espérons qu’il changera.

Allant à Wolf.

Docteur !

WOLF, lisant.

« Je n’ai jamais cessé de méditer sur la philosophie, et il m’a toujours paru qu’il y avait moyen d’établir quelque chose de solide par des démonstrations claires... » En effet, grand Leibnitz, ce qui fait ta force, à toi, c’est la clarté.

MARTHE.

Docteur !

WOLF, lisant.

« Il existe une monade primitive, infinie (monas monadum), et des monades singulières ou produites, qui se distinguent les unes des autres par le degré et la qualité de leurs phénomènes » – Tu as bien raison, grand homme, la clarté avant tout.

MARTHE, allant à la gauche de Wolf.

Docteur !

WOLF, se levant.

Ah ! pardon, mademoiselle.

MARTHE, prenant la bougie sur la table de Wolf.

Docteur, voulez-vous me permettre de vous faire observer que voilà près d’un quart d’heure que je vous parle sans avoir obtenu de vous la faveur d’une réponse ?

WOLF.

Mademoiselle, je vous souhaite le bonjour. J’aime à supposer que vous avez passé une bonne nuit.

MARTHE.

Et moi, docteur, j’aime à supposer que vous êtes simplement distrait et non pas fou ; vous me souhaitez le bonjour à neuf heures du soir.

WOLF.

Un salut, mademoiselle, est comme une prière : quand la bonne intention y est, la forme importe peu.

Il s’assied à gauche de la table. Célestus se lève et va à son télescope.

MARTHE.

Aussi, mon cher monsieur Wolf, croyez à ma reconnaissance.

Ne trouvant pas son frère à côté d’elle.

Ah ! bon ! voilà l’autre qui retourne à son télescope !

Allant à Célestus.

Mon frère, je voudrais pour beaucoup de choses qu’Orion eût disparu tout à fait ou n’eût jamais existé.

CÉLESTUS.

Ce serait un grand malheur pour le Bâton de Jacob.

Il se rassied à table.

MARTHE.

Vraiment !

CÉLESTUS.

Sans doute... Suivez ma démonstration, Marthe.

Il prend son couteau de la main gauche.

Voici le Bâton de Jacob, qui, comme vous le savez, se compose de trois étoiles...

MARTHE.

Non, je ne sais pas.

CÉLESTUS.

Comment ! vous ne savez pas cela, ma chère ? Mais que savez-vous donc, alors ?

MARTHE.

Mais je sais coudre, broder, tricoter, filer, toutes choses qui sont peut-être plus utiles dans un ménage que l’astronomie.

CÉLESTUS.

C’est possible !... Je disais donc... voici le Bâton de Jacob, et voici Orion. Eh bien, supposez qu’Orion disparaisse...

MARTHE.

Bon ! voilà que vous renversez le sel... Oh ! mon Dieu, mon Dieu, cela nous portera malheur !

Elle se lève et remonte au fond.

CÉLESTUS, se levant aussi.

Mais non, ce n’est pas le sel, c’est le poivre.

Il souffle sur la table.

MARTHE.

Ah ! tant mieux !

Célestus souffle le poivre et l’envoie dans le s yeux et dans le nez de Wolf.

WOLF, éternuant.

Atchi ! atchi !

Il se lève.

CÉLESTUS.

Où vas-tu ?

WOLF.

Mon ami, je vais fermer la fenêtre ; je crois que je m’enrhume du cerveau... Atchi !

CÉLESTUS.

Allons, allons, reviens ici ; assieds-toi à ta place, et déjeunons.

WOLF, éternuant.

Atchi !

Il s’assied à droite.

CÉLESTUS, regardant à son télescope.

Toujours le vent d’est !

Il va pour s’asseoir à la droite de la table ; voyant que Wolf y est, il prend la place de gauche. À Wolf.

Veux-tu du poulet ?

Plus haut.

Veux-tu du poulet ?

Frappant sur la table avec le manche de son couteau.

Morbleu !

WOLF, tressaillant.

Hein ?

CÉLESTUS.

Veux-tu du poulet ?

WOLF, tendant son assiette.

Oui, mon ami, oui... j’en prendrai volontiers deux cuillerées.

MARTHE.

En vérité, cher docteur Wolf, on vous volerait votre habit sur le dos, que vous ne vous en apercevriez pas.

WOLF.

Il me paraît, mademoiselle, qu’il y a un peu d’exagération dans ce que vous dites...

CÉLESTUS.

Eh bien, petite sœur, veux-tu parier qu’il y a quelque chose dont Wolf s’est aperçu, maigre sa distraction ?...

MARTHE.

Quelque chose ?...

WOLF.

Quoi donc ?

CÉLESTUS.

Oui, quelque chose que tu as remarqué, j’en suis sûr.

WOLF.

Tu te trompes, mon ami, je n’ai rien remarqué.

CÉLESTUS.

Rien ?

WOLF.

Absolument rien !

CÉLESTUS.

Quel esprit contrariant que ce Wolf ! Je te dis que tu l’as remarqué, moi.

WOLF.

Mon ami, dis-moi ce que j’ai remarqué, et, si c’est vrai, tu verras que je n’y mets aucun entêtement.

CÉLESTUS.

Eh bien, tu as remarqué que, depuis longtemps déjà, Marthe est triste.

WOLF.

Ah ! oui, mademoiselle, cela est vrai, je l’ai remarqué.

MARTHE.

Bon ! quelle folie !

CÉLESTUS.

Et que, depuis quelques jours, non-seulement tu es triste comme d’habitude, mais de plus, pâle et fatiguée.

MARTHE.

Mon frère !...

CÉLESTUS.

Je te le demande, voyons, Wolf, Marthe est-elle pâle, et a-t-elle l’air fatigué ?

WOLF.

Seriez-vous malade, mademoiselle ?

MARTHE.

Mais non, monsieur Wolf, je vous jure... C’est une imagination de mon frère.

CÉLESTUS.

Wolf, regarde-moi ces yeux-là.

WOLF.

Je les regarde, mon ami.

CÉLESTUS.

Eh bien, comment les trouves-tu ?

WOLF.

Je les trouve fort beaux !

CÉLESTUS.

Oui ; mais battus, rougis, comme si tu avais veillé et pleuré... Donnez-moi la main... Je suis sûr...

Il lui prend la main et lui tâte un instant le pouls.

Tiens, Wolf !... touche-moi un peu cette main-là.

WOLF.

Volontiers, mon ami.

MARTHE.

Mais, en vérité, mon frère...

WOLF, demandant la main de Marthe.

Mademoiselle ?... Le fait est, mon ami, que je ne sais pas si c’est ma main qui brûle ou si c’est celle de mademoiselle, mais, à coup sûr, un de nous deux a la fièvre.

MARTHE.

Monsieur Wolf...

CÉLESTUS.

Eh ! tiens ! tiens ! voilà, de pâle que tu étais, voilà que tu deviens rouge...

MARTHE.

Mais c’est qu’aussi, Célestus, vous insistez d’une façon si étrange...

CÉLESTUS.

Si j’insiste, c’est que j’ai mes raisons pour cela.

MARTHE.

Vos raisons ?

CÉLESTUS.

Oui !... par exemple, la nuit passée...

MARTHE.

Eh bien, la nuit passée ?...

CÉLESTUS.

J’ai entendu du bruit dans ta chambre.

WOLF.

Oh !... pour cela, oui... moi qui loge au-dessus de mademoiselle, je l’ai entendu aussi ; et il m’a semblé que mademoiselle se levait.

CÉLESTUS.

N’est-ce pas ?

MARTHE, embarrassée.

Je me levais ?... Eh bien, oui, si je me levais, si j’ai les yeux battus, c’est que, depuis trois ou quatre nuits, je veille pour achever une layette...

CÉLESTUS.

Une layette ?...

MARTHE.

Oui, la layette de cette pauvre femme qui nous a été recommandée... La nuit dernière, je me suis levée parce que Gertrude, la fille du bourgmestre, M. Babenhausen, était indisposée et que j’ai monté chez elle. Y a-t-il du mal à cela ? Je sais bien que M. Babenhausen et vous, vous vous détestez, quoique vous logiez dans la même maison ; mais, Gertrude et moi, nous sommes amies d’enfance, et nous n’avons aucun motif pour entrer dans vos différends.

Elle dégarnit la table.

CÉLESTUS.

Moi, je ne déteste pas le bourgmestre... Pauvre cher homme ! Je trouve sa maison un peu bruyante, c’est vrai ! Il a un tas d’enfants dans sa maison, et Dieu sait si je les aime ! Mais ne nous écartons pas de mon sujet... Veux-tu que je te dise, moi, pourquoi tu es triste, pâle, fatiguée ? pourquoi il y a chez toi agitation pendant le jour, insomnie pendant la nuit ?

MARTHE.

Dites, mon frère.

CÉLESTUS.

Eh bien, c’est que tu t’ennuies.

MARTHE.

Moi ?

WOLF.

Mademoiselle, si cela était, je pourrais vous prêter mon Leibnitz.

MARTHE.

Merci, monsieur Wolf ; le sacrifice serait trop grand et je n’accepte pas.

CÉLESTUS.

D’autant plus qu’après y avoir mûrement réfléchi, j’ai, je crois, quelque chose de mieux à t’offrir que Leibnitz.

WOLF.

Quelque chose de mieux ? Ce n’est ni Spinosa ni Descartes, j’espère ?

CÉLESTUS.

Non, mon ami, sois tranquille... Écoute, ma petite Marthe, nous pouvons parler devant Wolf... Wolf est de la famille : voilà bientôt trois ans qu’il habile avec nous.

WOLF.

Est-ce qu’il y a déjà trois ans, mon ami ?

CÉLESTUS.

Mais oui !

WOLF.

Mon Dieu ! comme le temps passe !

CÉLESTUS.

Tu vas avoir dix-huit ans, Marthe.

MARTHE.

Eh bien ?

CÉLESTUS.

Eh bien, j’ai pensé qu’il serait à la fois opportun et convenable de te marier.

Wolf, qui portait son verre à sa bouche, reste la main en l’air et la bouche ouverte.

MARTHE.

Me marier ?

CÉLESTUS.

Sans doute.

MARTHE.

Mais... je ne veux pas me marier, moi, mon frère...

Elle remonte au fond. Wolf pousse un soupir et avale un verre d’eau d’un trait.

CÉLESTUS.

Bon ! crains-tu que je ne veuille te marier contre ton gré ?... Voyons, parle !... choisis qui tu voudras... Que dis-tu, par exemple, du fils du major ?

WOLF.

Pardon, mon ami ! mais je ne comprends pas comment, avec ton horreur pour les enfants, tu veux marier...

CÉLESTUS.

J’ai horreur des enfants eu général, je les déteste comme espèce... species... Mais les enfants de ma sœur...

WOLF, poussant un troisième soupir.

Ah !

MARTHE.

Mon frère, il est inutile que vous vous donniez tant de peine : je n’épouserai pas plus le fils du conseiller que le fils du major...

CÉLESTUS.

Non ? Croyez-vous donc, mademoiselle, que je vous laisserai devenir vieille fille ?

WOLF.

Mais si, cependant, mademoiselle ne veut pas se marier ?...

CÉLESTUS.

Comment, si elle ne veut pas se marier ? Je voudrais bien voir qu’elle ne voulût pas se marier ! L’homme est fait pour l’état de mariage !...

MARTHE, debout derrière le dos de la chaise de Wolf.

Biais, alors, mon frère, pourquoi êtes-vous resté garçon, vous ?

CÉLESTUS, embarrassé.

Moi ? moi ? Parce que... parbleu !... parce que...

WOLF.

Tu sais, mon cher Célestus, qu’il y a un proverbe arabe qui dit : « Le mariage est comme une forteresse assiégée : ceux qui sont dehors veulent y entrer ; mais ceux qui sont dedans veulent en sortir. »

CÉLESTUS.

Oui-da ! Je vois ce que c’est ! c’est vous qui donnez à ma sœur ces mauvais conseils...

WOLF.

Pardon, mon ami, je ne donne pas de conseils à mademoiselle... Il me semblait que mademoiselle se refusait, et, alors... je disais, moi...

CÉLESTUS.

Vous disiez une sottise, monsieur Wolf.

WOLF.

C’est possible, mon ami ; mais...

CÉLESTUS.

De quoi vous mêlez-vous, d’ailleurs ?...

WOLF.

Je te demande pardon, Célestus ; je sais bien que cela ne me regarde point.

CÉLESTUS.

Non, cela ne vous regarde point, entendez-vous, monsieur le philosophe !... C’est moi, moi, moi, que cela regarde...

WOLF, timidement.

Et puis un peu ta sœur, bon ami.

MARTHE.

Bien, docteur ! défendez-moi.

WOLF.

Car, enfin, c’est mademoiselle...

CÉLESTUS.

Je sais, maître Wolf, que le mariage ne vous plait pas !

Il se lève.

Ah ! je vois enfin où tendait cette philosophie que vous professiez au collège de Hall !... je reconnais là les principes de l’homme qui sapait la société dans sa base !...

WOLF.

Moi !... je sapais ?...

MARTHE.

Vraiment, docteur ?

CÉLESTUS, se promenant.

Oui ! tu ne sais pas cela, toi... toi qui es prête à devenir la victime de ses maximes perverses ?... Tu ne sais pas que le roi de Prusse, qui est cependant un philosophe, celui-là, puisqu’il est lié avec M. Diderot et M. de Voltaire... tu ne sais pas que le roi de Prusse l’a condamné à sortir de ses États, sous peine d’être pendu !...

MARTHE.

Est-ce possible ?...

CÉLESTUS, à gauche.

Et il a bien fait, entendez-vous !

WOLF.

Mademoiselle, laissez-moi vous expliquer de quelle fatalité ; j’ai été victime...

CÉLESTUS.

Point de mariage... point de mariage... C’est ma faute... je devais prévoir ce qui arrive... quand j’ai reçu sous mon toit ce tison de discorde.

Il s’assied près du guéridon de gauche.

WOLF, se levant.

Mon Dieu ! peut-on dire de pareilles choses, à moi... qui ne demande qu’à vivre tranquille !...

CÉLESTUS, se levant.

Oui ! certainement, monsieur ne demandait qu’à vivre tranquille !... Mais savez-vous ce que faisaient les élèves de monsieur ? le savez-vous, ma sœur ? En sortant de son cours, ils incendiaient les villages.

WOLF.

Mais, mon ami, ce n’est pas moi : c’est Descartes...

CÉLESTUS.

Appuyez-vous sur Descartes, je vous le conseille, un athée !

WOLF.

C’est possible !... mais moi ?

CÉLESTUS.

Taisez-vous, révolutionnaire !... Silence, anabaptiste !

WOLF.

Serait-il possible, ô mon Dieu ! que je fusse aussi méchant qu’il le dit ?

Se levant tout à coup avec résolution.

Allons !...

Il prend son chapeau et son Leibnitz.

MARTHE.

Mais que faites-vous, monsieur Wolf ?

WOLF.

Je prends mon chapeau et mon Leibnitz.

MARTHE.

Où allez- vous donc ?

WOLF.

Je m’en vais, ma chère demoiselle... Votre frère vient de m’ouvrir les yeux. Vous comprenez bien que, maintenant que je me connais moi-même, je ne puis plus rester ici...

MARTHE.

Comment ! docteur ?...

WOLF.

Oui, mademoiselle, avec une doctrine que je crois bonne, je fais du mal partout où je vais.

MARTHE.

Vous ?

WOLF.

Car votre frère a dit vrai... À la suite d’une de mes leçons sur les idées innées et l’harmonie préexistante, comme j’avais eu le malheur de dire que rien n’arrivait que ce qui devait arriver, un de mes élèves, un fou, un écervelé, un malheureux !...

CÉLESTUS.

M. Conrad !

MARTHE, tressaillant.

M. Conrad !

WOLF, continuant.

Jeta un paquet d’allumettes tout enflammées dans une meule de blé, en s’écriant : « Si tu ne dois pas brûler, tu ne brûleras pas... C’est le docteur Wolf qui l’a dit... » Hélas ! mademoiselle...

CÉLESTUS.

La meule brûla.

WOLF.

Eh bien, il est temps que je mette une fin aux désordres que je traîne partout après moi... À partir d’aujourd’hui, je me condamne au silence, comme Pythagore... à la solitude, comme Épiménide... et puissé-je dormir cinquante ans comme lui ! peut-être que, pendant ce temps, je ne ferai pas de mal. Allons !

MARTHE.

Monsieur Wolf, je vous en supplie...

CÉLESTUS, à part.

C’est donc sérieux ?

WOLF.

Non, mademoiselle, je suis décidé... Ayez la bonté de m’envoyer demain mon pauvre bagage à l’Hôtel du Lion d’or : ce sont quelque chemises, mon autre babil, ma veste, ma c...

Baissant les yeux avec modestie.

et un petit vêtement inférieur... Et maintenant, mademoiselle, je vous salue de tout mon cœur.

MARTHE.

Adieu donc, docteur.

CÉLESTUS, à part.

Comment ! c’est pour tout de bon ?

Il s’est approché peu à peu et paraît très ému. Wolf ne le voit pas et va pour sortir par le fond.

MARTHE.

Décidément, vous vous en allez ?

WOLF.

Je m’en vais !

MARTHE.

Mais où allez-vous ?... Ce n’est point par là.

WOLF, d’une voix étouffée.

Mais par où donc, mademoiselle ?

MARTHE, lui faisant faire un tour sur lui-même, et le poussant dans les bras de Célestus.

C’est par ici... Bonsoir, messieurs !

Il le sort en riant par la gauche.

 

 

Scène II

 

CÉLESTUS, WOLF

 

CÉLESTUS, embrassant Wolf.

Mon cher Wolf !

WOLF.

Mon cher Célestus !

CÉLESTUS.

Mon ami !

WOLF.

Mon ami !

CÉLESTUS.

Pardonne-moi !

WOLF.

Pardonne- moi !

CÉLESTUS.

Tu es bien la plus excellente créature que Dieu ait faite...

WOLF.

Non, mon ami, tu exagères toujours... Je suis, il est vrai, le plus honnête homme que j’aie jamais connu dans les intentions ; mais qu’importe ! si les résultats ne répondent pas aux intentions ?

CÉLESTUS.

Et quand on pense que nous avons failli nous brouiller, à quel propos ? à propos d’une femme, c’est-à-dire d’un être inférieur.

WOLF.

Pas trop, mon ami, pas trop. Moi, je trouve ta sœur Marthe fort aimable.

CÉLESTUS.

N’importe, Wolf : ma sœur Marthe est une exception ; mais en général, vois-tu, tu as bien raison de ne pas aimer les femmes.

WOLF.

Oui ; mais il ne faudrait pas cependant étendre la proposition du général au particulier. Tu sais, Célestus, chacun à son antipathie. Annibal avait horreur de la souris, Épaminondas ne pouvait pas entendre le chant du grillon... Toi, tu détestes les enfants.

CÉLESTUS.

Et toi, c’est la femme.

WOLF.

Mon ami, je n’aime pas la femme parce que cela range.

CÉLESTUS.

Et moi, je n’aime pas les enfants, parce que cela dérange... Heureusement, nous n’avons ni femme ni enfant ; ma sœur est allée se coucher, et nous sommes tous deux garçons.

WOLF.

Nous allons nous remettre honnêtement et tranquillement au travail, n’est-ce pas ?

CÉLESTUS.

C’est ça.

Ils prennent chacun leur bougie et vont à leur guéridon respectif.

Seulement, mon cher Wolf, une prière...

WOLF.

Ordonne, mon ami.

CÉLESTUS.

Tu sais que, dans mes études économiques, j’ai l’habitude, pour ne pas te déranger, de retenir mon souffle ?

WOLF.

C’est vrai ! Ah ! tu es meilleur que moi, Célestus !

CÉLESTUS.

Eh bien, ne parle pas tout haut, selon ton habitude ; fais comme moi, étudie tout bas.

WOLF.

Sois tranquille. Reprends l’étude de la sphère céleste, mon ami ; moi, je reprends celle du divin Leibnitz.

À lui-même.

Admirable système que celui de ces deux horloges : d’un côté l’âme, de l’autre le corps, et n’ayant pour elles deux qu’un seul balancier qui, à l’un de ses battements, dit : Jamais, et, à l’autre : Toujours.

CÉLESTUS, à son télescope.

Jupiter ! Le voilà, le colosse ! et quatre lunes à lui seul, tandis que nous n’en avons qu’une, et quatre satellites pour un seul monde... Qu’en fait-il ?

WOLF, allumant sa pipe.

Des satellites !... un seul monde !... le corps !... la matière !... L’homme seul possède un rayon de la divine intelligence ; ma volonté réfléchie préside à chacun de mes actes.

En disant cela, il souffle la bougie et l’éteint. L’obscurité d’une partie de la rampe l’avertit de sa distraction.

Toutefois, il peut arriver qu’une des deux horloges se détraque... momentanément, c’est de la distraction ; continuellement, ce serait de la folie.

Il va à la table da Célestus pour allumer sa bougie.

CÉLESTUS, sans le voir, l’œil braqué à son télescope.

Car enfin, elle ne peut s’être éteinte naturellement.

WOLF.

Non, mon ami, mais j’ai soufflé dessus.

CÉLESTUS.

Que diable dis-tu donc là, et de quoi parles-tu ?

WOLF.

De ma bougie, mon ami ; tu comprends ? j’avais allumé ma pipe, et machinalement... j’ai...

Il éteint la bougie de Célestus en soufflant dessus.

CÉLESTUS.

Allons, bon ! voilà que tu éteins la mienne, maintenant ; va-t’en au diable !

Le théâtre est dans l’obscurité.

WOLF.

Ne te fâche pas, mon ami, j’ai mon briquet.

CÉLESTUS.

Pardieu ! moi aussi, j’ai mon briquet !

Chacun cherche son briquet de son côté et le trouve. La porte s’ouvre doucement pendant qu’ils le battent, et un Homme masqué entre, portant une corbeille.

 

 

Scène III

 

WOLF et CÉLESTUS, battant le briquet de chaque côté de la scène, L’HOMME MASQUÉ, au milieu

 

L’HOMME MASQUÉ.

L’obscurité me favorise...

Il dépose la corbeille sur la table.

À la grâce de Dieu !...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CÉLESTUS et WOLF, qui ont allumé leur amadou en même temps, allument à cet amadou une allumette, et, avec l’allumette, chacun sa bougie

 

CÉLESTUS.

Maintenant, fais-moi grâce de tes horloges, je te prie ; il y a une demi-heure que tu parles tout haut, tandis que, moi, pour ne pas te déranger, je me concentre, je m’abstrais...

WOLF.

Oh ! mon ami, excuse-moi, c’est un défaut de nature ; je parle quand je veille et je ronfle quand je dors ; mais sois tranquille, je vais m’observer, et cela ne m’arrivera plus...

Tous deux commencent à parler bas, puis ils parlent à mi-voix, puis ils finissent par crier. Ensembles.

CÉLESTUS.

Non, cette irrégularité n’est point naturelle ; dans ce vide scandaleux, de cent quatre vingt millions de lieues, il y a ou il y a eu une planète. Jupiter est un astre déjà suspect d’accaparement à cause est claire.

WOLF.

En effet, la véritable force active renferme l’action en elle-même ; c’est un pouvoir moyen, entre la simple faculté d’agir et l’acte déterminé et effectué : c’est là que la puissance des deux horloges de ses quatre lunes... Est-il donc vrai, grand Dieu !

Un cri d’enfant s’échappe de la corbeille.

CÉLESTUS.

Hein ?

WOLF.

Quoi ?

CÉLESTUS.

Est-ce que tu n’as pas entendu ?

WOLF.

Oui...

CÉLESTUS.

Un cri étrange !...

WOLF.

En effet, j’ai cru...

CÉLESTUS.

Chut !...

WOLF.

Quoi ?

CÉLESTUS.

Plus rien... Je suis sûr, cependant...

WOLF.

Moi aussi.

CÉLESTUS.

Voyons donc un peu.

WOLF.

Voyons.

CÉLESTUS.

Qu’est-ce que ce peut être ?

Chacun d’eux prend sa bougie et cherche à droite et à gauche. Les mouvements doivent être calculés de manière que les deux hommes, avec les deux bougies, se trouvent chacun d’un côté de la table.

WOLF.

Ah ! cette fois !

CÉLESTUS.

Tiens, qu’est-ce que c’est que cela ?

WOLF.

C’est une corbeille.

CÉLESTUS.

Parbleu ! je le vois bien. Mais qui l’a apportée ?

WOLF.

Je n’ai vu personne, moi.

CÉLESTUS.

Ni moi non plus.

WOLF.

À propos, n’attendais-tu pas un télescope ?

CÉLESTUS.

Oui.

WOLF.

Eh bien, c’est sans doute cela.

CÉLESTUS.

Encore faudrait-il que quelqu’un l’eût posé sur cette table.

WOLF.

C’est juste, il ne saurait être venu tout seul.

CÉLESTUS, posant sa bougie.

N’importe ! voyons.

WOLF.

Voyons.

CÉLESTUS lève le couvercle de la corbeille et jette cri un terrible.

Ah !

WOLF s’approche et jette un cri pareil.

Ah !

CÉLESTUS.

Un enfant !

WOLF.

Un enfant !

Les deux hommes se regardent, presque épouvantés.

CÉLESTUS.

Un enfant chez moi ?... Je n’en veux pas !

WOLF.

Prends garde.

CÉLESTUS.

Je n’en veux pas !

WOLF.

Tu vas le réveiller.

CÉLESTUS.

Je me moque pas mal de le réveiller... Je n’en veux pas !

WOLF.

Oui ; mais, si tu le réveilles, il criera.

CÉLESTUS.

Mais d’où nous arrive ce drôle-là, je te le demande ?

WOLF.

Mon ami, voici un billet qui pourrait bien nous le dire.

CÉLESTUS.

Un billet !

WOLF.

Lis donc !

CÉLESTUS.

Alors, éclaire-moi.

Lisant.

« Mon cher Célestus... »

WOLF.

Tiens, c’est à toi que l’enfant est adressé.

CÉLESTUS.

À moi ! quelle abominable plaisanterie !... « Mon cher Célestus... » C’est bien à moi !... «  Je te confie cet innocent... »

WOLF.

Il paraît que c’est un garçon... Tant mieux !...

CÉLESTUS, continuant de lire.

« Sois sa providence ; apprends lui à plaindre son père, gémissant dans l’exil et qui, probablement, ne pourra jamais venir te réclamer le précieux dépôt qu’il remet entre tes mains. Signé : ***. » Trois étoiles ! Comment, trois étoiles ?... Mais ce n’est pas un nom, cela !

WOLF.

Trois étoiles ?... Ah ! c’est qu’il aura pensé que, s’adressant à toi...

CÉLESTUS.

C’est bien ; plaisantez, monsieur Wolf !... faites le bel esprit !

WOLF.

Je ne plaisante pas le moins du monde, mon cher Célestus ; je n’ai pas même l’idée de faire de l’esprit.

CÉLESTUS.

Je voudrais bien un peu que cet enfant fût vous adressé, à vous.

WOLF.

S’il m’était adressé, je l’accueillerais comme un hôte que Dieu m’envoie.

CÉLESTUS.

Libre à vous, monsieur Wolf ; mais, moi...

Il prend la corbeille.

WOLF.

Que veux- tu faire ?

CÉLESTUS.

Attends donc ! La flamme de cette bougie ne va-t-elle pas de droite à gauche maintenant ?

WOLF.

Sans doute.

CÉLESTUS.

En ce cas, c’est que le vent vient du nord, et, si le vent vient du nord, je puis voir Orion... Mon cher Wolf, sers de père à l’enfant pendant que le vent vient du nord.

Il retourne à son télescope.

WOLF.

Pourvu qu’il ne se réveille pas !

Il berce d’abord doucement l’enfant ; puis, avec sa distraction habituelle, il arrive à le secouer d’une façon déplorable.

Dors, chère petite créature ! tandis que ton destin se décide ; dors de ce précieux sommeil qui ne ferme que les jeunes paupières.

Il secoue la corbeille.

Savoure ce repos bienfaisant que la nature, cette attentionnée, cette bienfaisante nourrice, accorde aux élus de son amour. Savoure ! savoure !

L’enfant jette des cris affreux.

CÉLESTUS.

Ah ! bon ! voilà que ça recommence.

 

 

Scène V

 

WOLF, MARTHE, CÉLESTUS, à son télescope

 

MARTHE.

Oh ! mon Dieu, qu’y a-t-il donc ? Il me semble que j’entends les cris d’un enfant !

CÉLESTUS.

D’un démon ! d’un diable !

MARTHE.

Oh ! quel amour de petite créature !... D’où vient-elle donc, mon Dieu ?

CÉLESTUS.

De l’enfer !

MARTHE.

De l’enfer ?

WOLF.

Mademoiselle, c’est une figure... Non, nous l’ayons trouvée là, sur cette table.

MARTHE.

Quand cela ?

WOLF.

Tout à l’heure.

MARTHE.

Et sans aucun indice qui puisse faire connaître son origine ?

WOLF.

Si fait, mademoiselle, il y avait ce billet.

MARTHE, à part, prenant le billet.

L’écriture de Conrad ! je comprends...

Haut.

Eh bien, mon frère, que décidez-vous à l’égard de ce petit malheureux ?

CÉLESTUS.

Ce que je décide ? Par bonheur, Babenhausen demeure dans la maison, au-dessus de nous ; ce que je décide, c’est que je vais l’appeler et lui remettre cet enfant ; il est bourgmestre, cela le regarde !

MARTHE.

Oh ! mon frère !... vous ne commettrez pas une pareille cruauté !

CÉLESTUS.

Si fait... au contraire !

MARTHE.

Vous na’bandonnerez pas un pauvre enfant qu’un père et une mère eu larmes vous ont confié, à vous, par cette seule raison qu’ils vous jugent meilleur que les autres hommes.

CÉLESTUS.

Bah ! bah ! tout cela, ce sont de belles paroles, ma sœur...

MARTHE.

Qui vous amèneront à une bonne action, je l’espère, Célestus.

CÉLESTUS.

Jamais !

MARTHE.

Représentez-vous donc ce qu’un père et une mère ont dû souffrir avant de se séparer de leur enfant, pour le confier à un étranger.

CÉLESTUS.

Justement ! pourquoi un étranger ferait-il pour lui ce que n’ont fait ni son père ni sa mère ?... D’ailleurs, le cas est prévu : il y a dans chaque commune un établissement destiné à ces petits messieurs-là... et...

MARTHE.

Célestus, vous ne parlez pas avec votre cœur... Non, en ce moment-ci, vous n’êtes pas vous-même... Célestus, je vous croyais meilleur.

CÉLESTUS.

Ma sœur !

MARTHE.

Voyons, je t’en prie.

WOLF.

Célestus !

MARTHE.

Pour moi !

CÉLESTUS.

Eh bien !... puisque tu le veux, pour la paix, je consens à en prendre soin... Nous l’enverrons dans quelque village... un peu loin... Je ne regarderai pas à la dépense ; tu me diras ce qu’il faut d’argent, et...

Il retourne à son télescope.

MARTHE.

Ton argent ?... Ne parle pas de ton argent.

CÉLESTUS.

Allons, bon !

MARTHE.

Ton argent n’étouffera pas les cris de ta conscience, et ils te feront plus de mal que ceux de ce petit innocent. S’il pouvait te parler, il te dirait : « Ce n’est point de l’argent que mon père t’a demandé pour moi et que je te demande, c’est... c’est ton amitié... c’est ton amour... c’est ton cœur !... à défaut de l’amitié, de l’amour et des cœurs que j’ai perdus... »

CÉLESTUS.

Ma sœur !

WOLF.

Malheureusement, mademoiselle, je ne possède rien et je sois chez mon ami... Cependant, peut-être qu’en vendant mes livres...

MARTHE.

Vous entendez, Célestus ! et vous n’avez pas de honte ! Ô pauvre infortuné, pour qui la vie s’ouvre si triste et si amère !... en quelles mains es-tu tombé ?...

CÉLESTUS, se levant et passant au milieu.

En des mains humaines, ma sœur. Merci, Marthe ! merci, Wolf ! de la leçon que vous venez de me donner ; mais l’enfant m’est adressé, l’enfant est à moi.

Étendant la main sur l’enfant.

Dors tranquille, pauvre petit ! à partir de ce moment, tu as un père.

MARTHE.

Oh ! mon frère !

WOLF.

Oh ! mon ami !

MARTHE.

Regarde, Célestus, on dirait qu’il te remercie par un sourire.

CÉLESTUS.

Il est gentil.

MARTHE.

Comme il est paisible !

CÉLESTUS.

Le fait est qu’il ne dit rien.

WOLF et MARTHE.

Pauvre petit ange !

Ils se penchent sur le berceau ; ils se trouvent ainsi tête contre tête et se relèvent tout confus.

CÉLESTUS.

Attends donc ! je ne sais pourquoi j’ai idée que ce gaillard-là fera du bruit dans le monde.

WOLF.

Oui, mon ami, c’est une chose à remarquer que beaucoup d’enfants qui out été exposés ont eu de grandes destinées : Romulus, Cyrus, Thésée, Hercule même.

CÉLESTUS.

Comment l’appellerons-nous ?

WOLF.

Comme tu voudras, mon ami.

MARTHE.

Théodore !

CÉLESTUS.

Orion !

WOLF.

Romulus !

MARTHE, à Célestus.

Mon ami, je crois que voilà Romulus qui va pleurer...

CÉLESTUS.

Ah !... je ne lui ai rien dit... Que signifie ?

MARTHE.

Pauvre petit ! ça signifie qu’il a faim.

WOLF.

Ah ! si nous avions une louve !

MARTHE.

Non ! Romulus se contentera d’une nourrice !... Justement, Édith Rembach est en quête d’un nourrisson ; sa maison est à dix pas de la nôtre... Moi, j’emporte Romulus dans ma chambre ; c’est là qu’on le trouvera... Ouvrez-moi la porte, mon frère.

Elle emporte la corbeille ; Célestus l’éclaire et ouvre la porte.

 

 

Scène VI

 

WOLF, sur le devant de la scène

 

N’importe ! quel que soit son père, il est bien coupable ! Un homme, toutes les fois qu’il va courir les chances de la paternité, doit se recueillir et se poser à part lui ces douze questions, dont six de l’ordre moral : 1° Est-il bien certain... ?

 

 

Scène VII

 

CÉLESTUS, WOLF

 

CÉLESTUS.

Mon ami, tu as entendu ce qu’a dit Marthe ?

WOLF.

Non ; mais cela a dû être très bien dit.

CÉLESTUS.

À propos de la nourrice...

WOLF.

Oui, elle repousse la louve... Si nous prenions... ?

CÉLESTUS.

Rien de tout cela, on lui donne Édith Rembach.

WOLF.

Ah ! oui, notre voisine...

CÉLESTUS.

Tu sais où elle demeure ?

WOLF.

Certainement !

CÉLESTUS.

Eh bien, mon ami, fais-moi le plaisir de descendre et de l’amener. Tu la feras entrer directement chez ma sœur. Va, mon ami, va !

WOLF.

Mon ami, dans dix minutes, elle sera ici.

Il se dirige vers la gauche.

CÉLESTUS.

Où vas- tu donc ?

WOLF.

Je vais directement chez ta sœur ?

CÉLESTUS.

Chez la nourrice d’abord... Prends ton chapeau... Pendant ce temps, je vais monter chez le bourgmestre et lui faire ma déclaration.

 

 

Scène VIII

 

CÉLESTUS, WOLF, LE BOURGMESTRE, sur le seuil

 

LE BOURGMESTRE.

Arrêtez, monsieur !

CÉLESTUS.

Le bourgmestre !...

LE BOURGMESTRE, se retournant.

Deux hommes à la porte de la rue, et que personne ne sorte !

WOLF et CÉLESTUS.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

LE BOURGMESTRE.

Vos noms prénoms, et qualités ?... Ah ! pardon, c’est M. Wolf ; vous pouvez sortir, monsieur !

WOLF.

Bien obligé, monsieur.

Il sort.

CÉLESTUS.

Monsieur Babenhausen, que signifie... ?

LE BOURGMESTRE.

Monsieur Célestus, j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonsoir, ou plutôt bonne nuit, car il commence à se faire tard... Hum !

Il regarde à droite et à gauche.

CÉLESTUS.

Si tard, mon cher voisin, que je vous demanderai à quel heureux hasard je dois l’honneur de votre visite ?

LE BOURGMESTRE.

Hum !... monsieur Célestus, je vous dirai...

CÉLESTUS.

Quoi ?

LE BOURGMESTRE.

Je vous dirai que j’ai les ordres les plus sévères...

Il regarde de tous côtés.

CÉLESTUS.

Les ordres...

LE BOURGMESTRE.

Les plus sévères... Je vous dirai que je cherche...

CÉLESTUS.

Je vois bien que vous cherchez... Mais que cherchez-vous ?

LE BOURGMESTRE.

Je cherche... un homme.

CÉLESTUS.

Un homme ?

LE BOURGMESTRE.

Un jeune homme !

CÉLESTUS.

Un jeune homme ?...

LE BOURGMESTRE.

Que j’ai ordre d’arrêter, monsieur Célestus, et qui doit être caché chez vous.

CÉLESTUS.

Caché chez moi ?

LE BOURGMESTRE.

Oui, monsieur, il a été vu dans la maison et reconnu...

CÉLESTUS, à part.

Il est reconnu !

LE BOURGMESTRE.

Malgré son masque.

CÉLESTUS.

Son masque ? Je n’y suis plus du tout. Mais de qui parlez-vous ?

LE BOURGMESTRE.

Oh ! vous le savez bien.

CÉLESTUS.

Non, parole d’honneur !

LE BOURGMESTRE.

Je parle du digne élève de votre ami Wolf, de maître Conrad, le brûleur de villes... Hum !

CÉLESTUS.

Conrad !... Mais, monsieur le bourgmestre, qui peut tous faire croire qu’il soit ici ?

LE BOURGMESTRE.

Je vous dis qu’il y a été vu, monsieur.

Il continue de regarder partout.

CÉLESTUS.

Monsieur le bourgmestre, je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai pas vu Conrad et que j’ignore où il est.

LE BOURGMESTRE.

Monsieur, je vous crois, comme homme ; mais, comme magistrat, vous permettrez monsieur Célestus, que je continue ma perquisition ?

CÉLESTUS.

Oh ! continuez, monsieur ; continuez.

LE BOURGMESTRE.

Il n’est point dans cette chambre : passons à une autre. Veuillez m’éclairer, monsieur.

Il fait un pas vers la gauche.

CÉLESTUS.

Mais où allez-vous ?

LE BOURGMESTRE.

Je vais où je n’ai pas été, monsieur ; quand on fait une perquisition, on visite toutes les chambres.

CÉLESTUS, se plaçant devant la porte de gauche.

Mais cette chambre, monsieur, est celle de ma sœur.

LE BOURGMESTRE.

Alors, prévenez mademoiselle votre sœur que je vais visiter sa chambre.

CÉLESTUS.

Mais vous ne supposez pas, monsieur Babenhausen, que, si M. Conrad était caché ici, il serait caché dans la chambre de ma sœur ?

LE BOURGMESTRE.

Je ne suppose rien, monsieur ; seulement, j’ai un mandat et je l’exécute. Veuillez m’ouvrir la porte de la chambre de mademoiselle votre sœur.

CÉLESTUS.

Ah ! maître Babenhausen ! maître Babenhausen !

LE BOURGMESTRE.

Plaît-il, monsieur ?

CÉLESTUS.

Voyons, entrez et que cela finisse !

Il prend la bougie sur le guéridon à gauche. Arrivé à la porte, il dit au Bourgmestre.

Passez, monsieur.

LE BOURGMESTRE.

Après vous !

CÉLESTUS.

Passez donc !

LE BOURGMESTRE.

Après vous !

Pendant qu’ils entrent chez Marthe, la porte de droite s’ouvre lentement ; l’Homme masqué entre avec précaution la porte et va écouter à celle de Marthe.

 

 

Scène IX

 

L’HOMME MASQUÉ, seul

 

Le théâtre est dans l’obscurité.

Ils sont là ! La porte de la rue est gardée, l’escalier est gardé : pas moyen de sortir.

Écoutant à l’autre porte.

Il revient !... Pas d’issue... je suis perdu !...

Apercevant la fenêtre.

Ah !... cette fenêtre... dix pieds !... Bah !... Pour ne pas la compromettre, je sauterais dans un abîme !...

Il saute par la fenêtre.

 

 

Scène X

 

LE BOURGMESTRE et CÉLESTUS, rentrant par la porte de gauche, chacun avec une bougie

 

Célestus entre le premier et pose sa bougie sar le guéridon de droite, près duquel il s’assied.

LE BOURGMESTRE, posant sa bougie à gauche.

Pardon, monsieur Célestus, cent fois pardon ! croyez que, si j’eusse pu deviner le motif qui vous faisait désirer que je n’entrasse point chez votre sœur, je n’eusse point insisté comme je l’ai fait.

CÉLESTUS.

Quel motif, monsieur ?... Je ne vous comprends pas.

LE BOURGMESTRE.

Parbleu ! cet enfant... cet enfant qu’elle était en train d’emmailloter !... Je n’ai jamais entendu dire, monsieur Célestes, que vous prissiez des enfants en sevrage, vous qui ne pouvez pas les souffrir !

CÉLESTUS.

Je ne sais pas quelle mauvaise pensée se cache au fond de ce que vous dites, monsieur le bourgmestre, mais je vous ai raconté l’histoire de cet enfant.

LE BOURGMESTRE.

Et c’est une histoire étrange, vous en conviendrez : un enfant qui tombe comme cela du ciel ou qui sort de terre, entre vous et M. Wolf, juste au moment où vous étiez dans l’obscurité ; de sorte que vous l’avez trouvé, cet enfant... ?

CÉLESTUS.

Là !... sur cette table !

LE BOURGMESTRE.

Hum ! sans autre renseignement ?

CÉLESTUS.

Sans autre renseignement que cette lettre.

LE BOURGMESTRE, lisant.

« Mon cher Célestus... »

Après avoir parcouru la lettre.

Trois étoiles... C’est clair !

CÉLESTUS.

Comment, c’est clair ?

LE BOURGMESTRE.

Sans doute !

CÉLESTUS.

Comment ! vous pourriez me guider sur la trace des parents ?

LE BOURGMESTRE.

Rien de plus facile.

CÉLESTUS.

Vous dites que vous connaissez... ?

LE BOURGMESTRE.

Que je connais... oui !

CÉLESTUS.

Le père ?

LE BOURGMESTRE.

Le père !

CÉLESTUS.

Bah !... Et moi, est-ce que je le connais ?

LE BOURGMESTRE.

Sans doute, puisqu’il vous écrit : « Mon cher Célestus ! »

CÉLESTUS.

Ce n’est pas une raison ; peut-être espère-t-il, en affectant cette familiarité, se dérober à mes investigations.

LE BOURGMESTRE.

Aux vôtres, c’est possible, mais non pas aux miennes.

CÉLESTUS.

Vraiment ?

LE BOURGMESTRE.

La justice a de bons yeux, monsieur Célestus.

CÉLESTUS.

Alors, éclairez-moi, cher monsieur, éclairez-moi.

LE BOURGMESTRE.

Et vous n’aurez pas à chercher bien loin.

CÉLESTUS.

Que voulez-vous dire ?

LE BOURGMESTRE.

Je veux dire que vous n’aurez qu’à étendre la main...

CÉLESTUS.

Pour le trouver ?

LE BOURGMESTRE.

Pour le trouver.

CÉLESTUS.

Alors, vous croyez donc qu’il demeure dans la ville ?

LE BOURGMESTRE.

Plus près que cela, monsieur.

CÉLESTUS.

Dans la rue ?

LE BOURGMESTRE.

Plus près encore.

CÉLESTUS.

Dans la maison, voulez-vous dire ?

LE BOURGMESTRE.

Dans la maison, oui.

CÉLESTUS.

Comment, monsieur le bourgmestre, vous soupçonnez... ?

LE BOURGMESTRE.

Quelqu’un que vous soupçonnez déjà vous-même.

CÉLESTUS.

Wolf !...

LE BOURGMESTRE.

C’est vous qui l’avez nommé !

CÉLESTUS.

Allons donc, monsieur le bourgmestre !... Wolf ! et quels indices ?

LE BOURGMESTRE.

Quels indices ! D’abord, monsieur, l’enfant est tout son portrait.

CÉLESTUS.

Oh ! par exemple !

LE BOURGMESTRE.

Mais ce n’est pas tout.

CÉLESTUS.

Voyons !

LE BOURGMESTRE.

Cette lettre...

CÉLESTUS.

Eh bien ?

LE BOURGMESTRE, relisant.

« Mon cher Célestus... »

CÉLESTUS.

Après ?

LE BOURGMESTRE.

« Je te confie... je te confie... » Vous entendez ? je... te...

CÉLESTUS.

Bien ! je te confie... j’en conviens.

LE BOURGMESTRE.

« ...Cet innocent... Sois sa providence... Apprends-lui à plaindre son père proscrit... » Proscrit ! Y a-t-il ou n’y a-t-il pas proscrit ?

CÉLESTUS.

Il y a proscrit, je le veux bien.

LE BOURGMESTRE, continuant.

« Gémissant dans l’exil... » Cela est-il écrit ?

CÉLESTUS.

Oui.

LE BOURGMESTRE.

Eh bien, M. Wolf est-il proscrit ?

CÉLESTUS.

Certainement, il l’est.

LE BOURGMESTRE.

Gémit-il dans l’exil ?

CÉLESTUS.

Il est exile ; mais il ne gémit pas, du moins je ne l’ai jamais entendu gémir, moi.

LE BOURGMESTRE.

Figure de rhétorique, mon cher monsieur.

CÉLESTUS.

Monsieur le bourgmestre, il y a trois ans que je connais Wolf, et Wolf est incapable...

LE BOURGMESTRE.

Monsieur le savant, vous avez consacré votre vie à la recherche de la vérité, n’est-ce pas ?

CÉLESTUS.

Certainement ! ma vie est celle du philosophe de Genève : Vitam impendere vero.

LE BOURGMESTRE.

Comment y arrive-t-on, à la vérité ?

 

 

Scène XI

 

LE BOURGMESTRE, CÉLESTUS, WOLF, entrant

 

CÉLESTUS.

Comment on y arrive ?

LE BOURGMESTRE.

Oui, comment y arrive-t-on ?

CÉLESTUS.

Dame !

WOLF.

De déduction en déduction, mon ami.

LE BOURGMESTRE, à demi-voix.

Justement, le voilà !... Attendez, je vais tout lui faire avouera lui-même !... Monsieur Wolf !

Il lui fait signe d’approcher.

WOLF.

Monsieur le bourgmestre ?

LE BOURGMESTRE.

Qui était ici quand le mystérieux enfant est apparu ?

WOLF.

Il n’y avait que Célestus et moi.

LE BOURGMESTRE.

Que Célestus et vous...

À Célestus.

Ce n’est pas vous qui avez apporté l’enfant, n’est-ce pas ?

CÉLESTUS.

Moi ?... Oh la la !

WOLF.

Mais, vous comprenez, monsieur le bourgmestre... nous n’avons pas pu voir qui l’apportait, parce que la chambre était dans l’obscurité.

LE BOURGMESTRE.

Et pourquoi dans l’obscurité ?

CÉLESTUS.

Parbleu ! parce que les bougies étaient éteintes !

LE BOURGMESTRE.

Et qui les avait éteintes ?

WOLF.

C’était moi, monsieur le bourgmestre.

LE BOURGMESTRE, à Célestus.

Vous entendez ! vous entendez !

CÉLESTUS.

Comment !...

LE BOURGMESTRE.

Je continue. N’avez-vous pas dit, monsieur Célestus, que d’abord vous ne vouliez pas garder cet enfant ?

CÉLESTUS.

C’est vrai ; mais Wolf a insisté...

WOLF.

Oh ! mon ami, je n’ai pas eu besoin d’insister longtemps, et ton bon cœur...

CÉLESTUS.

Ne disons pas cela... C’est qu’au contraire tu as insisté très fort.

LE BOURGMESTRE.

Très fort ! très fort !

WOLF.

C’est-à-dire, mon ami, que tu te fais plus méchant que tu n’es.

CÉLESTUS.

Je vous dis, monsieur Wolf, que vous avez insisté très fort... jusqu’à dire que, si je ne me chargeais pas de l’enfant... vous vendriez vos livres et vous vous en chargeriez, vous !

LE BOURGMESTRE.

Vendre ses livres pour un enfant qui lui est étranger... hein ! c’est un beau trait !

CÉLESTUS.

Mais... en effet...

LE BOURGMESTRE.

Attendez... attendez donc ! Et, dans ce moment, monsieur Wolf, vous qui étiez si pressé de sortir, que vous ne m’avez pas même demandé pourquoi je vous arrêtais... d’où venez-vous ?

WOLF.

Monsieur, je viens de chercher la nourrice de Romulus.

LE BOURGMESTRE.

Comment !... vous-même !... un homme grave, un savant, un philosophe !... vous avez, à onze heures du soir, couru par les rues de Marbourg pour chercher une nourrice ?...

WOLF.

À onze heures du soir, par les rues de Marbourg !... Mais, monsieur, à onze heures du matin, pour cet enfant qui pleurait, j’eusse été chercher une nourrice au bout du monde.

LE BOURGMESTRE, à Célestus.

Au bout du monde ! ma foi, si ce n’est pas là la voix du sang qui parle, je ne m’y connais plus.

CÉLESTUS.

C’est bien, monsieur le bourgmestre... merci ! Mais, maintenant, en supposant... resterait la mère ?

LE BOURGMESTRE.

Ah ! oui, la mère !

WOLF.

Monsieur, auriez -vous quelques renseignements sur la mère ?... Oh ! si vous en aviez, tous nous tireriez d’un grand embarras.

LE BOURGMESTRE, à Wolf.

La mère, monsieur ? La mère n’est pas plus difficile à trouver que le père, entendez-vous ?

WOLF.

Ah ! le père est trouvé ?

CÉLESTUS.

Nous sommes sur la trace, du moins.

WOLF.

Ah ! tant mieux !... Alors, dites-nous...

LE BOURGMESTRE, à part.

Devant le frère !... quelle audace !...

Haut.

Éclairez-moi, monsieur.

WOLF.

Volontiers... J’ai failli me casser le cou dans l’escalier...

CÉLESTUS.

Vous partez... sans me dire le nom ?...

LE BOURGMESTRE.

Plus tard, monsieur... Je doute encore... Je ne veux pas...

CÉLESTUS.

Comme vous voudrez, mais, quant à Wolf...

LE BOURGMESTRE.

Venez, venez, monsieur, et, puisque vous feignez de l’ignorer...

Ils ont gagné le seuil de la porte. Le Bourgmestre regarde si Célestus a les yeux sur lui, et, voyant Célestus pensif.

Eh bien, la mère...

Le saisissant au collet.

c’est...

Tout bas.

mademoiselle Marthe !...

WOLF.

Oh !

CÉLESTUS.

Hein ?

WOLF.

Rien !

CÉLESTUS, se retournant.

Le visage bouleversé ?... Babenhausen a deviné Juste !

 

 

Scène XII

 

CÉLESTUS, WOLF

 

WOLF, à lui-même.

Marthe ! Marthe ! la mère !...

CÉLESTUS.

Voyons jusqu’où il poussera la dissimulation ! Eh bien, monsieur Wolf ?

WOLF.

Eh bien, mon ami ?...

À part.

Ne lui disons pas un mot de ce que cet imbécile...

Haut.

Eh bien, mon ami, c’est fait.

CÉLESTUS, à lui-même.

Serait-il possible que, sous cet air de bonhomie, la nature eût caché une âme si perverse ?

WOLF.

Édith Rembach était chez elle ; je l’ai amenée presque de force ; elle ne voulait pas venir. « Un enfant chez M. Célestus, disait-elle, ce n’est pas vrai ! M. Célestus ne peut pas souffrir les enfants. » Enfin, elle s’est décidée, elle est chez ta sœur, et Romulus ne manquera de rien... Là ! maintenant, remettons-nous au travail... Tu sais que le vent est toujours du nord ?

CÉLESTUS.

Oui, du nord.

WOLF.

Et que, par conséquent, tu peux voir Orion... Mais qu’as- tu donc ?

CÉLESTUS.

Monsieur Wolf !...

WOLF.

Mon ami ?...

CÉLESTUS.

Regardez-moi.

WOLF.

Je te regarde.

CÉLESTUS.

En face.

WOLF.

En face, soit.

CÉLESTUS.

Et que voyez- vous ?

WOLF.

Je vois un excellent homme qui vient d’accomplir une bonne action dont le ciel lui tiendra compte.

CÉLESTUS.

Vous vous trompez, monsieur : vous voyez un niais.

WOLF.

Un niais ?...

CÉLESTUS.

Un imbécile !...

WOLF.

Un imbécile ?

CÉLESTUS.

Une dupe !...

WOLF.

Toi, mon ami ?

CÉLESTUS.

Un homme de la confiance duquel on abuse !

WOLF.

Et quel est le misérable... ?

CÉLESTUS.

Le misérable ?

WOLF.

Oui.

CÉLESTUS.

Le misérable, c’est le père de l’enfant !

WOLF.

Le père de Romulus !... Mais tu le connais donc ?

CÉLESTUS.

Je le connais... Et vous, monsieur Wolf... le connaissez-vous ?

WOLF.

Non, je ne le connais pas.

CÉLESTUS.

Vous ne le connaissez pas ?

WOLF.

Non !

CÉLESTUS, le prenant an collet et le secouant.

Tu ne le connais pas ?... Eh bien, le père de l’enfant... c’est toi !

WOLF.

Moi ?

CÉLESTUS.

Toi, malheureux !

WOLF.

Ah ! écoute, mon cher Célestus, je crois avoir été doué par la nature de toute la patience dont un homme est capable... Je ne pense même pas qu’il me soit arrivé de me mettre en colère une seule fois dans ma vie... Mais, fussé-je un saint... dussé-je être damné sur un seul mot... je m’emporte, à la fin... Célestus... tu m’ennuies... là !

CÉLESTUS.

Je n’y comprends plus rien. Voyons ! sois franc : cet enfant... ce n’est donc pas toi, Wolf ?

WOLF.

Moi, un enfant ?... Mon ami, tu n’y penses pas !

CÉLESTUS.

Que veux-tu ! tu es si distrait.

WOLF.

Cette idée n’est point de toi, Célestus. Il n’entre pas dans ton esprit, ou plutôt dans ton cœur, de soupçonner un ami d’une pareille chose.

CÉLESTUS.

Eh ! morbleu ! non, l’idée n’est pas de moi.

WOLF.

Mais de qui est-elle, alors ?

CÉLESTUS.

De cet abominable bourgmestre !... de cet affreux Babenhausen !

WOLF.

Le malheureux !... Je m’en doutais.

CÉLESTUS.

Comment, tu t’en doutais ?

WOLF.

Il t’a dit que j’étais le père, n’est-ce pas ? Eh bien, sais-tu ce qu’il me disait, à moi, sur l’escalier... là... tout bas ?

CÉLESTUS.

Babenhausen ?

WOLF.

Sais-tu qui il accusait d’être la mère ?

CÉLESTUS.

Non.

WOLF.

Ta sœur, mon ami ! ta sœur !

CÉLESTUS.

Marthe ?...

WOLF.

Mademoiselle Marthe !...

CÉLESTUS.

Ah ! le misérable !... Marthe !...

Appelant.

Monsieur le bourgmestre !

WOLF.

Que vas-tu faire ?

CÉLESTUS.

Eh bien, avais-je raison de haïr les enfants ? Il n’y a pas une heure que ce petit Romulus est dans la maison, et il a déjà mis tout sens dessus dessous. Monsieur le bourgmestre !

WOLF.

Mais enfin, dis-moi...

CÉLESTUS.

Il est encore temps de rétablir l’ordre ici... Cet enfant ne t’est rien ?

WOLF.

Absolument rien.

CÉLESTUS.

Tu en es sûr ?

WOLF.

Très sûr.

CÉLESTUS.

Réfléchis bien.

WOLF.

Je l’ai vu tout à l’heure pour la première fois.

CÉLESTUS.

Cela me suffit.

Entre Marthe.

Monsieur le bourgmestre !

MARTHE.

Quel est ce bruit ?

CÉLESTUS, à la cantonade.

Frantz, prie M. le bourgmestre de descendre.

MARTHE.

Hein ? Qu’est-ce que c’est ?

CÉLESTUS, à Wolf.

Pour prix de ses calomnies, je vais lui rendre l’enfant, et lui déclarer que je le laisse à la charge de la commune.

 

 

Scène XIII

 

WOLF, MARTHE, CÉLESTUS

 

MARTHE.

À la charge de la commune ?...

CÉLESTUS, regardant au dehors par la porte.

Ah çà ! mais viendra-t-il ?

MARTHE.

Mon frère !... Célestus ! Il ne s’agit pas de Romulus, j’espère ?

WOLF.

Au contraire, mademoiselle : il s’agit de lui en personne.

MARTHE.

Oh !... après avoir fait serment de lui servir de père !

WOLF.

Mademoiselle... il est des circonstances...

MARTHE.

Monsieur Wolf, il n’y a pas de circonstances qui autorisent l’inhumanité !

WOLF.

Mademoiselle, ce n’est pas moi ; c’est Célestus...

MARTHE.

Eh bien, alors, empêchez-le à tout prix de commettre une pareille indignité... ou je ne vous parle de ma vie...

WOLF.

Mon Dieu ! à moi, mademoiselle ?

CÉLESTUS.

Ah ! le voilà, enfin !

 

 

Scène XIV

 

WOLF, MARTHE, CÉLESTUS, LE BOURGMESTRE

 

LE BOURGMESTRE.

Cher monsieur Célestus...

CÉLESTUS.

Entrez, monsieur le bourgmestre.

Il va tirer la porte.

LE BOURGMESTRE.

Qu’y a-t-il donc pour votre service ?

CÉLESTUS, furieux.

Ce qu’il y a, monsieur ?... ce qu’il y a ?...

WOLF.

Devant ta sœur !

CÉLESTUS.

Tu as raison... Marthe, fais-moi le plaisir de rentrer chez toi.

MARTHE.

Mais, mon frère, il me semble...

CÉLESTUS.

Je t’en prie...

MARTHE.

Enfin...

CÉLESTUS.

Je te l’ordonne.

MARTHE.

J’obéis... Monsieur Wolf... je vous rends responsable de tout ; je m en vais... Mon Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire ?

Elle sort.

 

 

Scène XV

 

WOLF, CÉLESTUS, LE BOURGMESTRE

 

LE BOURGMESTRE, à Célestus.

Vous m’avez fait demander ?

CÉLESTUS.

Je vous ai appelé, monsieur...

LE BOURGMESTRE.

Oh ! oh !... Et pour quoi faire, cher monsieur Célestus ?

CÉLESTUS.

Pour vous dire que vous...

Mouvement du Bourgmestre.

Que vous allez faire dresser, ici même, sur les lieux où les événements se sont passés, un procès-verbal bien en forme, qui déclare que, l’enfant ne nous étant rien... entendez-vous, monsieur le bourgmestre, absolument rien !... je le laisse à la charge de la commune.

LE BOURGMESTRE.

À la charge de la commune !... Oh ! pardon, cela ne se peut plus.

CÉLESTUS.

Comment, cela ne se peut plus ?

LE BOURGMESTRE.

Non... Il est trop tard, maintenant.

CÉLESTUS.

Trop tard !

LE BOURGMESTRE.

De même que le droit romain exige que ceux qui veulent garder un enfant prouvent que l’enfant leur appartient...

WOLF.

C’est vrai !

LE BOURGMESTRE.

De même le droit romain exige que ceux qui veulent se débarrasser d’un enfant prouvent que cet enfant ne leur appartient pas.

WOLF.

C’est vrai !

LE BOURGMESTRE.

Or, l’enfant est chez vous, on ne sait comment il y est... personne ne l’a apporté... Toutes les probabilités sont que l’enfant vous appartient de plus près que vous ne voulez l’avouer... Serviteur, monsieur Célestus, serviteur !

CÉLESTUS.

Monsieur Babenhausen !

LE BOURGMESTRE.

D’ailleurs, monsieur Célestus, je ne suis pas seul maître dans cette affaire... Il y a conseil de nuit à l’hôtel de ville.

CÉLESTUS.

Conseil de nuit ?

LE BOURGMESTRE.

Oui, conseil de prud’hommes !

WOLF.

Comment ! vous allez en plein conseil... ?

LE BOURGMESTRE.

Certainement, monsieur.

CÉLESTUS.

Répéter une telle calomnie ?

LE BOURGMESTRE.

Je dirai qu’il y a pour et qu’il y a contre.

CÉLESTUS.

Monsieur le bourgmestre, si vous faites une chose comme celle-là !...

LE BOURGMESTRE.

Des menaces ?... des menaces à un magistrat ?...

CÉLESTUS.

Quand un magistrat...

WOLF, arrêtant Célestus.

Célestus, mon ami...

LE BOURGMESTRE.

Ah ! des menaces !... Prenez garde, monsieur Célestus, elles coûtent cher, les menaces... Ah ! vous menacez !

WOLF.

Mais non, monsieur, il ne vous menace pas, il vous prie.

LE BOURGMESTRE.

Et vous aussi, monsieur Wolf, vous vous mêlez de la partie ?

WOLF.

Mais non, monsieur, au contraire.

LE BOURGMESTRE.

Au contraire... Mon devoir... entendez-vous, messieurs ! mon devoir avant tout... Je vous attends à la commune, monsieur Célestus... à la commune.

Il sort furieux.

 

 

Scène XVI

 

CÉLESTUS, WOLF

 

CÉLESTUS.

Ah ! le traître ! ah ! le misérable !

WOLF.

Calme-toi, mon ami, calme-toi.

CÉLESTUS.

Que je me calme !... quand je vois qu’on va traîner par les ruelles et par les carrefours l’honneur d’une honnête fille !... la réputation de ma sœur !

WOLF.

Mon ami !

CÉLESTUS.

Que je me calme !

Il marche avec agitation.

WOLF.

Peut-être il y a un moyen...

CÉLESTUS.

D’étouffer de pareilles calomnies !... Il n’y en pas.

WOLF.

Cherchons !

CÉLESTUS.

Je te dis qu’il n’y en a pas.

WOLF, frappé d’une idée.

Ah !

CÉLESTUS.

Quoi ?

WOLF.

Il y en a un !

CÉLESTUS.

Il y en a un ?

WOLF.

Oui.

CÉLESTUS.

Et c’est toi qui l’as trouvé ?

WOLF.

À l’instant même, mon ami.

CÉLESTUS, haussant les épaules.

Allons donc !

WOLF.

Pourquoi pas ?... Archimède a bien trouvé la vis sans fin.

CÉLESTUS.

Archimède ! Il est bien question...

WOLF.

Ah ! mon ami, ne disons pas de mal d’Archimède, c’était un homme !...

CÉLESTUS, avec impatience.

Voyons ton moyen...

WOLF.

Écoute !... c’est ma présence assidue dans ta maison... c’est mon séjour prolongé sous ton toit... c’est parce que je sais... c’est-à-dire ta sœur...

CÉLESTUS.

Ah !... ton moyen ?

WOLF.

Suppose une chose...

CÉLESTUS.

Laquelle ?

WOLF.

Suppose que, malgré ma répugnance bien connue pour le mariage, je consente à épouser ta sœur.

CÉLESTUS.

Épouser ma sœur ?

WOLF.

Oui.

CÉLESTUS.

Toi ?...

WOLF.

Dame !

CÉLESTUS.

Toi, tu donnerais un pareil démenti à tous tes principes ?

WOLF.

Je le donnerais... puisqu’en le donnant, je vous rendrais le bonheur à tous deux.

CÉLESTUS.

Ah ! Wolf !... ah ! mon ami !... un pareil dévouement !... Mais non... c’est inutile...

WOLF.

Inutile ! comment cela ?

CÉLESTUS.

Si tu épouses ma sœur, ils diront que c’était pour réparer sa faute...

WOLF.

Non ; car, le lendemain de notre mariage, nous rendrons l’enfant à te commune, et, puisque nous serons mariés, on pensera bien que, si l’enfant était à nous, nous le garderions au lieu de le rendre.

CÉLESTUS.

Tu as raison, Wolf... cette idée... Mais elle, mon ami ?

WOLF.

Qui, elle ?

CÉLESTUS.

Ma sœur !... elle ne veut pas se marier.

WOLF.

C’est juste ! je n’y avais pas songé.

CÉLESTUS.

Elle s’est formellement exprimée devant toi à cet égard, il y a deux heures.

WOLF.

Eh bien, sais-tu ce qu’il faut faire, Célestus ?

CÉLESTUS.

Non ; mais je m’en rapporte à toi. Tu es un fleuve d’idées ce soir, mon ami ; je ne te reconnais pas.

WOLF.

Il faut la mettre dans l’impossibilité de me refuser.

CÉLESTUS.

Comment cela ?

WOLF.

En annonçant notre mariage comme s’il était fait. Va à la commune, mon ami, et dis que nous nous marions demain... cette nuit si tu veux... tout à l’heure s’il est nécessaire... Je suis prêt à tous les sacrifices.

CÉLESTUS.

Oh !... Wolf... mon ami !... mon frère !

WOLF.

Tu consens ?

CÉLESTUS.

Si j’y consens !

WOLF.

Merci, Célestus.

CÉLESTUS.

C’est lui qui me dit merci... Cœur d’or !

Appelant.

Marthe !

Marthe entre.

Ah ! ma sœur, si tu savais !

MARTHE.

Quoi donc ?

CÉLESTUS.

Regarde Wolf...

À Marthe.

Embrasse-moi... Il nous sauve la vie !

Il sort vivement.

C’est un Decius !

 

 

Scène XVII

 

MARTHE, WOLF

 

MARTHE.

Un Decius !

WOLF.

Decius Flaccus... Mus...

MARTHE.

Que veut-il dire ?

WOLF.

Il paraît que Célestus est content... et il vous embrasse parce qu’il est content.

MARTHE.

Et avez-vous obtenu de lui que je garde Romulus ?

WOLF.

Oui, mademoiselle, oui, à peu près ; je lui ai proposé un moyen.

MARTHE.

De garder Romulus ?

WOLF.

Oui ; seulement, reste à savoir si ce moyen vous convient, à vous ?

MARTHE.

Oh ! tout me conviendra pourvu qu’où ne m’enlève pas cet enfant, que j’aime déjà comme s’il était à moi !

WOLF.

Oh ! c’est que vous ne le connaissez pas, le moyen !

MARTHE.

Non.

WOLF.

Et peut-être... quand vous le connaîtrez, le moyen...

MARTHE.

Enfin, dites !

WOLF.

C’est que... c’est que... C’est embarrassant !

MARTHE.

Mais vous l’avez dit à mon frère.

WOLF.

Ah ! votre frère, ce n’est pas la même chose... Mais à vous... c’est difficile.

MARTHE.

Si c’est difficile... voyons, employez un détour, un apologue.

WOLF.

Un apologue ?... Mademoiselle, auriez-vous une grande répugnance à devenir ma femme ?

MARTHE.

Moi ! votre femme ?

WOLF.

Oui.

MARTHE.

Et à quel propos me faites-vous une pareille proposition ?

WOLF.

Mais à propos de Romulus, mademoiselle.

MARTHE.

Comment, à propos de Romulus ?... Je ne comprends pas.

WOLF.

Parce que vous ignorez ce qui se passe.

MARTHE.

Où cela ?

WOLF.

Ici.

MARTHE.

Depuis quand ?

WOLF.

Depuis une heure.

MARTHE.

Que se passe-t-il donc ? Vous m’inquiétez.

WOLF.

Vous ne savez pas de quoi on m’accuse, mademoiselle ?

MARTHE.

De quoi vous accuse-t-on, mon cher monsieur Wolf ?

WOLF.

D’être le père de Romulus...

MARTHE.

Vous ?... Eh bien, mais quel rapport cette accusation a-t-elle avec le mariage que vous me proposez ?

WOLF.

C’est que, si l’on m’accuse d’être le père, moi...

MARTHE.

Eh bien ?

WOLF.

On vous accuse, vous...

MARTHE, riant.

De quoi ?... d’être... ?

WOLF.

Voilà !

MARTHE.

Et qui m’accuse de cela, monsieur Wolf ?

WOLF.

Le bourgmestre !... cet infâme Babenhausen !

MARTHE.

Lui !... oh ! comment ! c’est lui ?... Et vous, voyant qu’on m’accusait, monsieur Wolf...

WOLF.

Voyant qu’il n’y avait que ce moyen pour sauvegarder votre réputation...

MARTHE.

Vous vous êtes décidé à renoncer en ma faveur à votre cher célibat !

WOLF.

Comme vous voyez, mademoiselle.

MARTHE, émue.

Ah !... de sorte que, sans cette accusation...

WOLF.

Je n’eusse jamais osé vous faire une telle proposition.

MARTHE.

Jamais !... Merci, monsieur Wolf. J’apprécie toute l’étendue du sacrifice que vous me faites ; mais je ne puis l’accepter.

WOLF.

Ainsi, vous me refusez, mademoiselle ?

MARTHE.

Je ne puis abuser à ce point de votre générosité.

WOLF.

Vous ne craignez pas les calomnies ?

MARTHE.

Je n’aurais qu’un mot à dire pour les faire taire.

WOLF.

Eh bien, alors, dites-le, mademoiselle.

MARTHE.

C’est un secret.

WOLF.

Vous avez raison, mademoiselle, si c’est un secret... Du moment que vous refusez d’être ma femme, dame... c’est un malheur, mais il faut... Adieu, mademoiselle...

MARTHE.

Comment, adieu ?

WOLF.

Oui, il faut que je parte...

MARTHE.

Que vous partiez ?

WOLF.

Sans doute, puisque vous gardez votre secret... les méchants... pardonnez-moi, mademoiselle, d’oser prononcer ce mot en parlant d’un ange du ciel... les méchants diront... que vous êtes ma maîtresse, et vous comprenez, dès lors... il n’y a plus de raison pour qu’on n’envoie pas chaque année à votre frère un nouvel enfant par la fenêtre comme on a fait ce soir... Ainsi donc...

Il prend son chapeau et sa canne.

MARTHE.

Monsieur Wolf, vous partez ? c’est une résolution prise ?

WOLF.

Oh ! oui, bien prise !

MARTHE.

Et, en partant... vous ne regrettez rien ?

WOLF.

Oh ! si fait : je regrette bien sincèrement... mon ami...

MARTHE.

Alors, vos regrets sont pour lui seul ?

WOLF.

Mes regrets sont pour tout ce que j’abandonne, mademoiselle.

En faisant un mouvement, il laisse tomber son Leibnitz, il s’en échappe quelques feuilles de rose.

Oh ! pardon, mademoiselle, ce n’est pas pour me mettre impudemment à vos genoux... c’est pour ramasser...

MARTHE.

Qu’est cela ?

WOLF.

Rien, mademoiselle.

MARTHE.

Mais ce sont des feuilles de rose !

WOLF.

Ne faites pas attention...

MARTHE.

Cependant, si je tous priais bien de me dire...

WOLF.

Vous voulez... ?

MARTHE.

Je vous en prie.

WOLF.

Mon Dieu, mademoiselle... c’est qu’autrefois... avant que vous fussiez devenue triste... car, depuis quelque temps, vous êtes devenue triste, mademoiselle.

MARTHE.

Eh bien, avant ce temps-là... ?

WOLF.

Eh bien, je me rappelle que, dès que vous aviez ouvert votre fenêtre, le matin, au-dessus de la mienne... Vous n’avez peut-être jamais remarqué, mademoiselle, que votre fenêtre donnait au-dessus de la mienne.

MARTHE.

Continuez... Quand j’ouvrais ma fenêtre... ?

WOLF.

Vous chantiez comme un oiseau... et moi qui travaillais depuis l’aube, votre chant me réjouissait alors, comme si le soleil se fût levé une seconde fois.

MARTHE.

Vraiment, monsieur Wolf ?

WOLF.

Oui... Et, alors, je m’approchais, sur la pointe du pied, de peur de vous effaroucher... et je me penchais jusqu’à ce que je pusse apercevoir votre main... votre main qui effeuillait les fleurs fanées au-dessus de ma tête... Ces fleurs, vous les laissiez tomber : c’était comme une pluie parfumée... Le vent les poussait dans ma chambre... et moi...

MARTHE.

Et vous ?

WOLF.

Moi, je les ramassais... C’était un enfantillage, sans doute ; mais, que voulez-vous ! j’y trouvais du plaisir, plus que du plaisir, du bonheur !

MARTHE.

Comment ! vous ramassiez mes fleurs fanées ?... Oh ! quel conte vous me faites là, monsieur Wolf !

WOLF.

Ce n’est point un conte, mademoiselle ; la preuve, c’est que les feuilles sont encore là, comme vous le voyez, entre les pages de mon Leibnitz !

MARTHE.

Monsieur Wolf !...

WOLF.

Sans doute, puisqu’elles sont dans mon Leibnitz et que j’emporte mon Leibnitz !

MARTHE.

C’est bien, monsieur Wolf, emportez votre Leibnitz ; mais rendez-moi mes fleurs.

WOLF.

Comment, mademoiselle, que je vous les rende ? Mais, quand je serai loin de vous, je n’aurai donc plus rien de vous, moi ?

MARTHE.

Et pourquoi donc désirez-vous avoir quelque chose de moi, monsieur Wolf ?

WOLF.

Le malheureux qui perd tout se rattache à tout... chaque débris de sa vie passée lui devient précieux... C’est bien peu de chose pour vous, que ces fleurs, n’est-ce pas, mademoiselle ? ce n’est rien même. Eh bien, pour moi, c’est un trésor de souvenirs : quand je serai seul, triste, abandonné, avec un regard jeté sur ces feuilles desséchées, je rebâtirai tout le passé. Je me retrouverai dans ma petite chambre ; je vous reverrai dans la vôtre. Le rosier planté au bas de ma fenêtre et grimpant le long du mur, fleurira encore pour moi... À travers ses feuilles, je verrai votre main venir chercher les fleurs fanées, les effeuiller de nouveau. Le vent frais du matin les fera voltiger dans l’air... j’étendrai les bras vers elles... je les suivrai des yeux... inutilement, je le sens, puisque le rosier, les roses et vous n’existeront plus que dans mon imagination... Mais, à défaut de la réalité, il me restera au moins le rêve, et, vous le savez, mademoiselle, un grand philosophe l’a dit : « La vie, c’est le rêve de l’homme éveillé !... »

MARTHE.

Alors, monsieur Wolf, sans cette circonstance, vous ne nous eussiez jamais quittés ?

WOLF.

Moi, mademoiselle, vous quitter !... Mais savez-vous ce qu’il me semble... au moment de mon départ, à l’heure où je vous dis adieu ?... C’est que, quand je vais vous avoir quittés, je ne pourrai plus vivre...Mon Dieu ! moi qui vous voyais à chaque heure du jour, moi qui pensais à vous le soir en m’endormant, la nuit dans mon sommeil, le matin en m’éveillant ! moi qui m’étais fait à cette douce vie à trois... et qui ne demandais pas autre chose à Dieu pour mon ciel, pour mon paradis, pour mon éternité !... moi, vous quitter si je n’y étais pas forcé ?...

Sanglotant.

Ah ! mademoiselle !...

Tombant sur une chaise.

jamais ! jamais !...

MARTHE.

Alors, si je consentais à ce mariage... ?

WOLF.

Si vous consentiez à ce mariage, mademoiselle, rien ne serait changé... Je serais aussi heureux qu’autrefois, bien plus heureux, à ce qu’il me semble ; car, au lieu d’être trois, Célestus, vous et moi, nous ne serions plus que deux, nous et lui.

MARTHE.

Tandis qu’au contraire, si vous vous en alliez... ?

WOLF.

Je crois que je mourrais.

MARTHE, lui tendant la main.

Allons, je ne veux pas avoir à me reprocher un si grand malheur.

WOLF.

Ah ! mademoiselle !... vous consentez donc ?...

MARTHE.

Gardez mes roses, et laissez là votre Leibnitz.

 

 

Scène XVIII

 

MARTHE, CÉLESTUS, WOLF

 

CÉLESTUS, accourant.

Oh ! mes amis, quelle bonne nouvelle !...

WOLF.

Hein !

CÉLESTUS.

Grande nouvelle !

MARTHE.

Quoi donc ?

CÉLESTUS.

Tout est éclairci... Romulus...

WOLF et MARTHE.

Comment ?

CÉLESTUS.

Plus de sacrifice, plus de mariage... Vous n’avez plus besoin de vous épouser : on connaît le père et la mère...

WOLF.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

CÉLESTUS.

Cela veut dire que, lorsque Gertrude, la fille du bourgmestre, a su qu’on accusait Marthe, elle a tout avoué.

WOLF.

Comment ?

CÉLESTUS, voyant entrer Babenhausen.

Silence !

 

 

Scène XIX

 

MARTHE, CÉLESTUS, LE BOURGMESTRE, WOLF

 

Le Bourgmestre entre, penaud et confus, et va droit à Célestus, auquel il semble vouloir parler ; mais, suffoqué par le chagrin, il ne peut articuler aucun son. Alors, il passe à Marthe, et, ne pouvant non plus lui parler, il lui prend la main et la baise. Puis il va à Wolf, qu’il embrasse. Celui-ci en est tout surpris, mais il se laisse faire. Enfin, le Bourgmestre revient à Célestus, auquel il fait signe de se taire, en mettant l’index de la main droite sur ses lèvres, et se retire en poussant un cri étouffé.

 

 

Scène XX

 

MARTHE, CÉLESTUS, WOLF

 

MARTHE.

Bonne Gertrude ! elle a tout avoué !...

WOLF.

De sorte que le jeune Romulus... ?

MARTHE.

Est son fils et celui de Conrad, caché depuis longtemps chez M. le bourgmestre lui-même.

CÉLESTUS.

Son grand-père... Et, comme, par bonheur, il vient d’obtenir sa grâce, il se marie demain en votre lieu et place...

WOLF, tristement.

Ah ! bien... ce sont eux qui se marient demain en notre... lieu et...

CÉLESTUS.

Aussi, comme nous allons reprendre nos bonnes habitudes d’autrefois ! Heureux Wolf !... fortuné célibataire !...

WOLF.

Oui... oui... c’est-à-dire non... Adieu, mon ami...

CÉLESTUS.

Comment, adieu ? Tu t’en vas ?

WOLF.

Oui.

CÉLESTUS.

Pourquoi ?

WOLF.

Oh ! ne demande pas d’explication.

CÉLESTUS.

Mais il n’y a donc pas moyen de vivre cinq minutes avec ce Wolf ? mais tu es donc un trouble-fête perpétuel ?...

WOLF.

Hélas ! oui... mon ami !... et c’est pour cela que je m’en vais...

Il va prendre sa canne, son chapeau et son Leibnitz.

CÉLESTUS.

Mais, Marthe !... dis-lui donc... Comment ! toi aussi, tu pleures ?

MARTHE.

Oui... je pleure... et tu ne comprends pas...

CÉLESTUS.

Oh !... imbécile que je suis !

WOLF, qui a repris sa canne, son chapeau et son Leibnitz.

Bon ! adieu, mademoiselle...

CÉLESTUS.

Mais par où l’en vas-tu donc ?... Ce n’est pas par ici.

WOLF.

Par où donc, Célestus ?

CÉLESTUS, lui faisant faire un tour sur lui-même et le poussant dans les bras de sa sœur.

C’est par là !

WOLF, près de s’évanouir de joie.

Ah !... ah !... mademoiselle !

CÉLESTUS.

Allons, c’est bon, Decius !... il n’y aura rien de change au programme. Vous vous marierez toujours demain... Seulement, au lieu d’une noce, nous en aurons deux... à moins que... dans ta distraction...

MARTHE, souriant.

Oh !... d’ici à demain... j’espère bien, monsieur Wolf, que vous n’oublierez pas ?...

WOLF.

Oh ! soyez tranquille, mademoiselle : je vais faire une corne à mon Leibnitz.

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