Le Roi attend (George SAND)

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la République, le 9 avril 1848.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

L’OMBRE DE SOPHOCLE

L’OMBRE D’ESCHYLE

L’OMBRE D’EURIPIDE

L’OMBRE DE SHAKESPEARE

L’OMBRE DE VOLTAIRE

L’OMBRE DE BEAUMARCHAIS

LA GRANGE

DUCROISY

BRÉCOURT

BÉJART

PREMIER NÉCESSAIRE

DEUXIÈME NÉCESSAIRE

TROISIÈME NÉCESSAIRE

QUATRIÈME NÉCESSAIRE

CINQUÈME NÉCESSAIRE          

LA MUSE

LAFORÊT

MADEMOISELLE MOLIÈRE

MADEMOISELLE DUPARC

MADEMOISELLE DUCROISY

MADEMOISELLE BÉJART

MADEMOISELLE HERVÉ

MADEMOISELLE DE BRIE

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Allons donc, monsieur Molière, mon maître, s’il vous plaît, mettez vous à votre table et n’oubliez pas que votre pièce n’est point finie.

MOLIÈRE.

Bon ! bon ! elle le sera dans un moment ; je n’ai plus qu’une scène à écrire.

LAFORÊT.

Mais vos acteurs, et vos actrices surtout, prétendent ne point savoir leur affaire.

MOLIÈRE, assis et travaillant.

Je les attends ici pour répéter, et je veux écrire le dénouement de la pièce, du temps qu’ils répéteront les premières scènes.

LAFORÊT.

Ah ! monsieur, vous n’y songez point ! Prétendez-vous qu’ils étudient, qu’ils répètent, qu’ils jouent, et le tout quasi à la fois ? car Sa Majesté le roi viendra dans deux heures et compte que vous êtes prêt.

MOLIÈRE.

Le roi aura de l’indulgence.

LAFORÊT.

Les rois n’en ont point pour ce qui regarde leurs amusements. En vérité, mon maître, vous avez pris là une charge bien lourde de vouloir faire rire des gens qui ne rient que quand ils veulent. Le roi ne veut point savoir que vous êtes malade et que votre pauvre corps ne suffit pas à tout le mal que vous vous donnez. Vous sortez à peine de votre lit, et il faut déjà que vous écriviez une pièce de prologue, que vous la fassiez apprendre et répéter, et que vous y fassiez votre rôle en propre personne...

À part.

Il ne m’écoute point. Tant mieux ! car, à babiller de la sorte, je ne fais que le retarder. Mon pauvre maître ! il est tout changé de couleur et bien maigri depuis ces derniers temps !

MOLIÈRE, lui jetant une feuille de son manuscrit.

Tiens, lis à mesure, et, si quelque chose te choque, dis-le, en peu de mots.

LAFORÊT, prenant une plume.

C’est cela, je marquerai les endroits que je ne comprendrai point...

MOLIÈRE, s’interrompant.

Heureuse intelligence de ceux qui n’ont rien appris, et qui trouvent en eux-mêmes ces façons de dire dont notre langage fleuri et arrangé n’approche point ! Ah ! Laforêt, c’est toi qui es l’auteur de mes meilleures scènes !

LAFORÊT.

Point, mon maître ! Il faut encore que cela passe par votre griffonnage pour signifier quelque chose, et la vérité est qu’à nous deux nous avons beaucoup d’esprit.

MOLIÈRE, souriant et écrivant.

Tu trouves ?

LAFORÊT.

Oh ! d’abord, nous parlons d’une manière que tout le monde entend et qui n’écorche point les oreilles des chrétiens. Tous ceux qui vont ouïr vos pièces en reviennent charmés, de quelque étage qu’ils soient, et ce que le roi dit, que vous feriez rire les pierres, les gens comme moi le disent aussi et rient sans se faire prier. M’est avis, monsieur, que nous parlons beaucoup mieux que ces précieux et ces précieuses de cour que vous avez contrefaits si juste, qu’on croirait les entendre parler eux-mêmes.

MOLIÈRE, jetant sa plume.

J’ai fini. Quelle heure est-il ?

LAFORÊT.

Vous avez encore une heure ; mais vos comédiens n’arrivent point. Ah ! monsieur, nous voici comme le jour de l’Impromptu de Versailles, où personne ne savait son personnage, et où vous étiez si fort en peine, que vous en fîtes une maladie. Que ne donnerais-je point pour vous voir dehors de tout cela ! Un peu de la disgrâce du roi ne nuirait point à votre santé, croyez-moi.

MOLIÈRE.

L’Impromptu fut cependant fort bien joué et mes camarades se surpassèrent. Un peu de hâte et de fièvre ne nuit point au succès des choses. Mais voilà nos gens qui arrivent. Ne perdons point de temps.

 

 

Scène II

 

MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DUCROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DUCROISY, HERVÉ

 

MOLIÈRE.

Allons donc, messieurs et mesdames ! vous moquez-vous avec votre longueur ? Voici la fin de notre pièce.

DUCROISY.

Ah ! par ma foi, Molière, c’est vous qui vous moquez de nous, de croire qu’il nous soit possible d’apprendre et de jouer dans le même moment. Je vous jure bien que, pour ma part, j’y renonce.

Il jette son rôle avec humeur sur la table.

MOLIÈRE.

Têtebleu ! messieurs, me voulez-vous faire damner aujourd’hui ?

BRÉCOURT.

Que voulez-vous qu’on fasse ? Nous ne savons pas nos rôles ; et c’est nous faire enrager vous-même que de nous obliger à jouer de la sorte.

MOLIÈRE.

Ah ! les étranges animaux à conduire que des comédiens !

LA GRANGE.

Le moyen de jouer ce qu’on ne sait pas ?

MADEMOISELLE DUPARC.

Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas d’un mot de mon personnage.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je sais bien qu’il faudra me souffler le mien d’un bout à l’autre.

MADEMOISELLE BÉJART.

Et moi, je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Et moi aussi.

MADEMOISELLE HERVÉ.

Pour moi, je n’ai pas grand’chose à dire.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Ni moi non plus ; mais, avec cela, je ne répondrais pas de ne point manquer.

MADEMOISELLE DE BRIE, à Molière.

Tant pis pour vous ! Il fallait prendre mieux vos précautions et n’entreprendre pas en huit jours ce que vous avez fait.

MOLIÈRE.

Le moyen de m’en défendre quand le roi me l’a commandé ?

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Cela est bel et bon, monsieur mon mari ; mais, si les rois demandent l’impossible...

MOLIÈRE.

Taisez-vous, ma femme ; vous êtes une bête ?

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Grand merci ! Voilà ce que c’est ; le mariage change bien les gens, et vous ne m’auriez pas dit cela il y a dix-huit mois.

MOLIÈRE.

Taisez-vous, je vous prie.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Quant à moi, je ne m’en soucie point, et il n’y a ici de roi qui tienne. Je ne sais pas une parole de la pièce, et, si le roi n’est point content, qu’il s’en prenne à vous.

MOLIÈRE.

Ma femme, allons tout doucement, s’il vous plaît. Le roi n’est pas loin et pourrait vous entendre.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Je n’en démordrai point. Si je n’ai pas de mémoire, le roi ne saurait m’en faire avoir, et je trouve que ce n’est point la peine de vous tant moquer des courtisans, pour ensuite venir dire ce qu’ils disent et faire ce qu’ils font.

MOLIÈRE.

Oh ! la peste soit des femmes et de leur langue ! Songeons à répéter, s’il vous plaît.

LA GRANGE.

Renonçons-y plutôt, s’il vous plaît. C’est bien là chose impossible, quand aucun de nous n’a eu le temps de faire ce que l’on demande, de se mettre en scène et de débiter des choses qu’on ne sait point. Je suis votre valet, mais pour mille pistoles vous ne me feriez point jouer.

DUCROISY.

Ni moi, pour vingt-cinq bons coups de fouet.

MOLIÈRE.

Mon Dieu, j’entends du bruit ; c’est le roi qui arrive assurément, et je vois bien que nous n’aurons pas le temps de passer outre. Voilà ce que c’est que de se quereller. Eh bien, faites donc, pour le reste, du mieux qu’il vous sera possible.

MADEMOISELLE BÉJART.

Par ma foi, la frayeur me prend, et je ne saurais aller jouer mon rôle, si je ne le répète tout entier.

MOLIÈRE.

Comment, vous ne sauriez allez jouer votre rôle ?

MADEMOISELLE BÉJART.

Non.

MADEMOISELLE DUPARC.

Ni moi le mien.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Ni moi non plus.

MADEMOISELLE MOLIÈRE.

Ni moi.

MADEMOISELLE HERVÉ.

Ni moi.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Ni moi.

MOLIÈRE.

Que pensez-vous donc faire ? Vous moquez-vous toutes de moi ?

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DUCROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DUCROISY, HERVÉ, BÉJART

 

BÉJART.

Messieurs, je viens vous avertir que le roi est venu, et qu’il attend que vous commenciez.

MOLIÈRE.

Ah ! monsieur, vous me voyez dans la plus grande peine du monde. Voici des femmes qui s’effrayent et qui disent qu’il leur faut répéter leurs rôles avant d’aller commencer. Nous demandons de grâce encore un moment.

Aux actrices.

Hé ! pour Dieu, tâchez de vous remettre. Prenez courage, je vous prie.

MADEMOISELLE DUPARC.

Vous devez vous aller excuser.

MOLIÈRE.

Comment m’excuser ?

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DUCROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DUCROISY, HERVÉ, BÉJART, UN NÉCESSAIRE

 

UN NÉCESSAIRE.

Messieurs, commencez donc !

MOLIÈRE.

Tout à l’heure, monsieur. Je crois que je perdrai l’esprit de cette affaire-ci, et...

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DUCROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DUCROISY, HERVÉ, BÉJART, UN NÉCESSAIRE, UN DEUXIÈME NÉCESSAIRE

 

LE DEUXIÈME NÉCESSAIRE.

Messieurs, commencez donc !

MOLIÈRE.

Dans un moment, monsieur !

À ses camarades.

Hé ! quoi donc ! voulez-vous que j’aie l’affront... ?

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DUCROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DUCROISY, HERVÉ, BÉJART, UN NÉCESSAIRE, UN DEUXIÈME NÉCESSAIRE, UN TROISIÈME NÉCESSAIRE

 

LE TROISIÈME NÉCESSAIRE.

Messieurs, commencez donc !

MOLIÈRE.

Oui, monsieur, nous y allons ! Hé ! que de gens se font de fête et viennent dire : Commencez-donc, à qui le roi ne l’a pas commandé.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DUCROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DUCROISY, HERVÉ, BÉJART, UN NÉCESSAIRE, UN DEUXIÈME NÉCESSAIRE, UN TROISIÈME NÉCESSAIRE, UN QUATRIÈME NÉCESSAIRE

 

LE QUATRIÈME NÉCESSAIRE.

Messieurs, commencez donc !

MOLIÈRE.

Voilà qui est fait, monsieur.

À ses camarades.

Quoi donc ! recevrai-je la confusion... ?

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DUCROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DUCROISY, HERVÉ, BÉJART, UN NÉCESSAIRE, UN DEUXIÈME NÉCESSAIRE, UN TROISIÈME NÉCESSAIRE, UN QUATRIÈME NÉCESSAIRE, AUTRES NÉCESSAIRES

 

CINQUIÈME NÉCESSAIRE.

Messieurs, le roi risque d’attendre.

SIXIÈME NÉCESSAIRE.

Messieurs, le roi attend.

SEPTIÈME NÉCESSAIRE.

Messieurs, le roi a attendu.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Quant à nous, il ne nous reste qu’un parti à prendre, et c’est de nous sauver.

MADEMOISELLE DUPARC.

C’est ce qu’il convient de faire. Que Molière s’en tire comme il pourra.

MADEMOISELLE HERVÉ.

Je pense comme vous.

MADEMOISELLE DUCROISY.

C’est mon avis, et sauve qui peut !

MADEMOISELLE MOLIÈRE, à son mari.

Aussi c’est bien fait, et voilà la peine de vos entêtements.

Tous les acteurs et tous les nécessaires se sauvent. Molière reste seul et consterné.

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE, seul

 

Le roi attend, le roi a attendu !... Je suis un homme désespéré, un homme perdu, un homme mort ! Ah ! maudite soit l’heure où j’acceptai les commandements d’un roi, le renom d’auteur et la livrée de comédien ! Maudite soit ma femme ! maudite soit ma troupe ! maudite soit ma pièce !

Il se promène avec agitation.

Oh ! l’étrange faiblesse, et l’aveuglement effroyable de hasarder ainsi les intérêts de son honneur, pour la ridicule pensée d’une obligation chimérique ! N’est-ce point l’amour-propre qui m’a conseillé d’accepter à faire une comédie en si peu de temps ? et ma femme n’aurait-elle pas raison de me reprocher d’avoir fait le courtisan en agissant de la sorte ?

Il se promène.

Assurément, quand je considère ma vie, il ne me semble point que j’aie encouru le reproche d’hypocrisie, ce vice à la mode qui jouit, en repos, d’une impunité souveraine. De tout temps, je me suis avisé que le personnage d’homme de bien est le meilleur qu’on puisse jouer, et, si j’ai marqué de l’attachement au roi, c’est que sa bonté m’a fait son obligé avant que sa puissance m’ait fait son serviteur. Oui, mon cœur, je crois que tu es honnête, et que tu es plus sensible à des marques d’estime qu’à des faveurs de fortune... Sans cela, où serait la vérité de mon attachement ?... Qu’est-ce qu’un roi ? Un homme qui a puissance de faire le bien, et c’est seulement quand il le fait qu’il se distingue des autres hommes... D’où vient qu’il y a si grande mortification à déplaire à un roi, lorsqu’on se retient si peu de déplaire aux gens de bien dont on n’a rien à craindre ?... Ta tête fut-elle bien sage, Molière, le jour qu’elle ne se trouva pas bien abritée dans la boutique de ton père ? Que ne restais-tu simple artisan comme la naissance t’y avait destiné, plutôt que de courir par le monde après la gloire et la fortune !... C’est que l’emploi de la comédie est de corriger les vices par des leçons agréables, et que rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts ; c’est que le ciel t’avait donné ce regard qui perce le voile du mensonge, et cet art de mettre en lumière, par des poèmes ingénieux, ce que les méchants et les sots portent au dedans d’eux-mêmes. N’était-ce point un plaisir permis que de s’attaquer aux travers des grands, et pourrait-on m’accuser de mépriser la condition d’où je sors, parce que je censure vivement les scélératesses et les laideurs de ceux qui se croient au-dessus de toute condition ? Non, Molière, tu n’as point failli, et, si le roi s’est servi de toi pour châtier sa cour, tu t’es servi du roi pour venger l’honneur de tous ceux que les gens de cour voudraient rabaisser.

Allons, je sens que ces réflexions m’ont mis l’esprit en meilleur état, et que je puis attendre, sans trop de honte et de faiblesse, le déplaisir du prince. Il est homme à savoir que notre génie a ses lassitudes tout comme sa puissance, et ma femme n’avait point tort de dire qu’il ne dépendait pas d’un monarque de nous donner à propos la mémoire ou le talent.

Il s’assied.

Me rendrait-il pareillement la santé que j’ai perdue en mille fatigues pour son service, pour l’honneur des lettres, pour l’avantage de mes camarades ? Non ; ces rois qu’on égale aux dieux ne peuvent rien contre la nature. Elle seule peut, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tirer doucement du désordre où elle est tombée...

Il s’assoupit. À moitié assoupi.

Je sens une grande fatigue... mais mon esprit, satisfait, se perd dans la contemplation du monde éternel où ma vie n’est qu’une petite goutte en un vaste océan. D’autres poètes ont été avant moi, qui ont souffert aussi, et les maîtres, que tous les jours j’étudie, n’ont trouvé de force que dans le sentiment du bien qu’ils faisaient aux hommes. D’autres viendront encore qui m’étudieront et m’interpréteront à leur tour dans une langue nouvelle. Puissent-ils être moins malades de corps et aussi sains d’esprit que je me sens à cette heure.

Il s’endort. Un nuage l’enveloppe lentement ; un chœur de musique chante derrière le nuage. Quand le nuage se dissipe, on voit debout, autour de Molière endormi, les ombres des poètes antiques et modernes : Plaute, Térence, Eschyles, Sophocle, Euripide, Shakespeare, Voltaire, Rousseau, Marivaux, Sedaine, Beaumarchais, etc. La Muse du théâtre est au milieu d’eux, tout près de Molière.

 

 

Scène X

 

LA MUSE, LES OMBRES DES POÈTES

 

LA MUSE.

Dors, ô poète chéri ! que ton âme généreuse et pure goûte les bienfaits du repos, en attendant le jour où, sur cette scène illustrée par tes œuvres, tu t’endormiras une dernière fois pour te réveiller dans le sein des dieux. Molière, tu ne t’es pas trompé, et les pensées au milieu desquelles la vision te surprend sont comme la voix lointaine de tes devanciers qui s’unit à celle de la postérité pour te dire : « Courage, ô ami du vrai, censeur du vice ! tu souffres, tu languis ; mais tu chantes, tu travailles ; fils de l’artisan, lumière du peuple, prends toujours conseil de l’enfant du peuple. Aie confiance, ami ! si les soucis du monde te consument, si les grands te dédaignent, si les hypocrites te persécutent, ton vengeur veille : la raison humaine, la logique du peuple te préserveront de l’oubli, et, dans l’avenir, tu seras, non plus l’amusement d’une cour, mais l’enseignement d’une nation. » Les voici autour de toi, ces frères immortels, ces poètes du passé et de l’avenir qu’invoquait tout à l’heure ta pensée. Montrez-vous à lui dans son rêve, maîtres illustres, et soutenez par vos paroles son âme défaillante. Dites-lui qu’il ne se berce point d’une vaine illusion en croyant à la dignité humaine. Dites-lui que la vérité est de tous les temps, et qu’elle grandit dans la nuit des âges, comme la lumière d’un flambeau. Venez les premiers, pères de l’antique tragédie, poètes primitifs : Eschyle, Sophocle, Euripide ! et que l’éternel oracle de la sagesse retentisse dans le cœur des hommes nouveaux.

ESCHYLE.

Les dieux, a-t-on dit, ne daignent pas s’occuper des hommes qui foulent aux pieds la gloire des plus saintes lois. Parler ainsi, c’est être impie. Ils l’ont vu plus d’une fois, les neveux de ceux qui respiraient l’injustice, enivrés de l’excès d’une funeste opulence. Ne possédons que des biens sans péril. Le nécessaire, c’est la sagesse. La richesse est un faible rempart pour l’homme qui a renversé d’un pied insolent les autels de la justice.

La justice conserve son éclat, même dans les chaumières enfumées. Mais l’or et la fortune, quand les mains sont souillées, n’arrêtent point ses regards. Elle fuit, elle cherche une plus sainte demeure !

Que jamais la discorde, insatiable de crimes, ne fasse entendre ses frémissements dans la cité des hommes libres ! Que jamais le sang des citoyens n’abreuve la poussière, et que jamais, pour venger le meurtre, le meurtre ne se redresse dans Athènes ! Que l’intérêt de l’État l’emporte dans les cœurs, que les citoyens soient pleins d’un mutuel amour. L’union est le remède de tous les maux chez les mortels !

SOPHOCLE.

Que ne puis-je me transporter dans le lieu que le bras des vaillants combattants fait retentir du cliquetis des armes de la délivrance ! J’envie le bonheur de tout ce qui sera témoin de leur gloire. Ô vous qui périssez pour la défense de vos autels domestiques, votre tombeau sera toujours contre l’ennemi un rempart plus redoutable que mille combattants.

Les saintes lois de la vérité n’ont pas toujours suffi pour mettre les hommes à l’abri des outrages des hommes. Mais les dieux, tôt ou tard, sévissent contre les indignes profanateurs des choses sacrées. Sachez, impies consécrateurs de l’esclavage, que vous êtes réduits au sort que vous faites subir aux hommes. En les privant de la liberté, vous perdez la vôtre. Les décrets d’un mortel impie n’ont point assez de force pour prévaloir sur les lois non écrites, œuvres immuables des dieux. Celles-ci ne sont ni d’aujourd’hui ni d’hier. Nul ne sait leur origine, mais elles sont toujours vivantes.

LA MUSE.

Lois non écrites de la conscience humaine, vous serez écrites maintenant de la main des hommes, et jurées sur les autels de la patrie. – À ton tour, suave Euripide, dis-nous la vérité de ton âme, supérieure à celle de ton siècle.

EURIPIDE.

Les lois écrites donnent aux faibles et aux puissants des droits égaux. Le dernier des citoyens ose répondre avec fierté au riche arrogant qui l’insulte, et le plus petit, s’il a le droit pour lui, l’emporte sur le plus grand.

L’égalité unit étroitement les amis aux amis, les villes aux villes, les nations aux nations. Il y a entre le plus et le moins une éternelle guerre ; mais les mortels ne possèdent pas en propre les richesses : elles appartiennent aux dieux, et nous en sommes les dépositaires. Quand ils le veulent, ils les reprennent.

J’ai vu l’indigence dans l’âme du riche, comme l’âme généreuse dans le sein du pauvre.

Le sein d’un mortel renferme souvent les décrets de l’avenir, et la Muse chante les promesses de Jupiter Libérateur. Ô terre, tu suis la route de la justice : ne souffre point qu’on te ravisse la gloire d’obéir aux dieux. Minerve fait goûter au pauvre ainsi qu’à l’homme opulent la liqueur délicieuse de l’espérance.

LA MUSE.

Shakespeare, grand tragique et grand philosophe de la renaissance des lettres, parle aussi au poète qui rêve. Voltaire, précurseur d’une grande révolution ; Beaumarchais, puissant levier d’une lutte mémorable, dites-lui par qui et comment son œuvre sera continuée.

SHAKESPEARE.

Ces temps nouveaux sont remplis d’étranges événements. Toute la masse de la terre a chancelé comme une machine mal assurée, et des tempêtes se sont élevées, où les vents en fureur ont fendu le tronc des vieux chênes. L’esclave a levé sa main gauche en l’air, elle a flambé comme vingt torches réunies, et sa main, insensible à la flamme, est restée sans brûlure. Cassius affranchira Cassius d’esclavage. C’est là, grands dieux ! que vous placez pour le faible une force invincible ! C’est par là que vous déjouez les tyrans. Ni la tour de pierre, ni les murailles de bronze travaillé, ni le cachot privé d’air, ni les liens de fer massif ne peuvent enchaîner la force de l’âme...

À Sophocle, Eschyle et Euripide.

Oracles de l’antiquité, j’ai prophétisé aussi ; c’est la mission des poètes, c’est l’héritage que les morts laissent aux vivants... Quant à moi, je n’étais point de ceux qui supportent l’injustice avec un visage serein, et, si parfois j’ai ri comme Molière, comme Molière j’avais l’âme et le visage sérieux.

VOLTAIRE, tenant Jean-Jacques Rousseau par la main.

J’ai été vif en mon temps à l’endroit des vivants et des morts. Mais les morts sont calmes et fort peu jaloux les uns des autres. J’ai assez fait pour m’endormir tranquille après une longue bataille ; j’ai réduit le passé en poussière ; j’ai écrasé l’infâme intolérance ; j’ai fait une grande révolution. Rousseau en a fait une seconde. Nous avons tous deux édifié l’avenir, et la France nous garde deux couronnes qui se touchent sans se flétrir mutuellement dans la main de la Liberté.

BEAUMARCHAIS.

Grand Molière, j’admire la sérénité de ton sommeil et l’égalité de ton âme ! La mienne fut un alambic et ma vie un orage. Tu m’as légué Sganarelle et Scapin, dont j’ai fait Figaro ; et Figaro a remué la cour et la ville, les rois et le peuple. Il a hâté la chute de ceux qui n’avaient eu que la peine de naître ; il a réhabilité l’intelligence ; il a flétri avec âcreté les entraves que la sottise et l’immoralité des favoris de la fortune voulaient river au cou des favoris de la nature. J’ai démasqué le juge prévaricateur, j’ai raillé jusqu’au sang l’esprit de censure. J’ai dit, je dis encore que les sottises imprimées n’ont d’importance que dans les lieux où on en gêne le cours, et que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. J’ai dit qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Tout ce que j’ai dit a percé comme le poinçon, sinon gravé comme le burin. Fils d’artisan comme toi, Molière, j’ai vengé l’artisan du mépris des grands. À présent, ma tâche est finie. La nature m’avait fait vindicatif ; la Providence m’a fait vengeur.

LA MUSE.

Il est passé, le temps de la vengeance ! La raison humaine a triomphé, l’obstacle est détruit, le chemin est libre ; levez-vous, poètes de l’avenir ! Qu’elle est belle, la poésie qui se prépare ! qu’il est grand, l’art qui va naître au souffle de la liberté ! vous qui viendrez cueillir des fleurs sur cette terre féconde, n’oubliez pas qu’elle fut longtemps arrosée de sang, de sueurs et de larmes. Songez que vos pères l’ont trouvée inculte et qu’ils y ont semé la vie. Rappelez-vous qu’ils n’ont dû l’éclat du talent qu’à la grandeur de la pensée, et que le génie est stérile quand le cœur est froid. Réchauffez-vous à cet éternel foyer dont les vrais poètes ont fait jaillir l’étincelle. Promenez-en la flamme sur le monde, et que le rayonnement de la France libre s’étende du couchant à l’aurore !

Éveille-toi, Molière, et vous, ombres immortelles, remontez vers les cieux, ce sanctuaire où l’âme humaine se retrempe, et d’où les bienfaits du génie des morts retombent sans cesse sur les vivants comme une pluie fécondante.

Le nuage redescend, se perd pendant un chœur de musique, et la vision disparaît.

 

 

Scène XI

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Hé ! pour l’amour de Dieu, monsieur mon maître, qu’est-ce que vous faites ici, quand tout le monde vous demande et que le roi crie après vous ?

MOLIÈRE.

Tu dis que le roi crie après moi ? Est-ce qu’il y a encore des rois ?... Je m’éveille d’un vrai chaos où il m’a semblé que tout avait changé de nom, de mode et de langage sur la terre... Cela faisait un ensemble assez noble et une fort honnête compagnie... Est-ce que tu serais aussi en léthargie, ma pauvre Laforêt ?

LAFORÊT.

Léthargie tant que vous voudrez, monsieur, mais le roi est dans la salle, le roi remplit la salle tout entière, du bas jusqu’en haut.

MOLIÈRE.

Ah ! ma foi, je suis fou, ou c’est toi qui perds le jugement, ma servante. Qui est-ce qui méjugera, maintenant, si Laforêt déraisonne ?

LAFORÊT.

Mais, monsieur, tournez-vous un peu, et regardez plutôt. Vous verrez si je vous mens. Regardez donc le roi qui vous attend depuis une heure, et tâchez à vous excuser en lui tournant quelque beau compliment de votre façon.

MOLIÈRE, s’approchant de la rampe et regardant la salle en mettant sa main devant ses yeux.

Le roi ? Je ne vois point le roi ; où se peut-il être caché ?

LAFORÊT, derrière lui.

Dites toujours votre excuse ; vous regarderez après.

MOLIÈRE, saluant.

Sire !...

Il s’arrête, croise les bras et reste pensif.

LAFORÊT, le tiraillant.

Hé ! de grâce, parlez, ou le diantre m’emporte si vous n’êtes sifflé.

MOLIÈRE, absorbé.

Laisse-moi, Laforêt, ne m’éveille pas, je rêve encore ; mais, tout en rêvant, mon esprit se dégage de sa pesanteur et je sens enfler mon courage. Je vois bien un roi, mais il ne s’appelle plus Louis XIV ; il s’appelle le peuple ! le peuple souverain ! C’est un mot que je ne connaissais point, un mot grand comme l’éternité ! Ce souverain-là est grand aussi, plus grand que tous les rois, parce qu’il est bon, parce qu’il n’a pas d’intérêt à tromper, parce qu’au lieu de courtisans il a des frères... Ah ! oui, je le reconnais maintenant, car j’en suis aussi, moi, de cette forte race, où le génie et le cœur vont de compagnie. Quoi ! pas un seul marquis, point de précieuse ridicule, point de gras financier, point de Tartufe, point de fâcheux, point de Pourceaugnac ? Je te dis de ne me point éveiller, Laforêt, car je fais, cette fois, un bon rêve qui m’explique celui de tantôt.

LAFORÊT.

Pardienne ! monsieur, où prendriez-vous vos marquis, à présent ? Il y a beau temps que vous en avez fait justice, ainsi que de toutes ces vilaines gens que vous avez étrillées de la bonne manière, à telles enseignes qu’ils ne se montrent plus nulle part.

MOLIÈRE, se tournant vers sa servante.

Et les médecins ? y a-t-il encore des médecins ?

LAFORÊT.

Oui, monsieur, il y en a encore ; mais ils tuent beaucoup moins de gens que de notre temps. Allons, c’est assez babiller, faites au nouveau souverain votre compliment.

MOLIÈRE.

J’ai peur qu’il ne se moque à cause du vieux langage que nous parlons.

LAFORÊT.

Hé ! dites toujours. Tous les hommes sont semblables par les paroles, et ce n’est que les actions qui les découvrent différents ; vous voyez que je vous sais par cœur.

MOLIÈRE, très ému.

Messieurs...

LAFORÊT, à demi-voix.

Il faut dire citoyens, à cette heure.

MOLIÈRE.

Sommes-nous donc à Rome ou à Sparte ? Vive-Dieu ! je le veux bien... Mais non, je sens que nous sommes mieux encore à Paris. Citoyens, le Théâtre de la République est heureux de vous ouvrir ses portes toutes grandes, et il vous invite à y entrer souvent. C’est le grand Corneille, c’est le doux Racine, interprètes des grands tragiques de l’antiquité ; c’est l’étonnant Shakespeare, c’est le naïf Sedaine, c’est le brillant Beaumarchais, c’est le tendre Marivaux, c’est le puissant Voltaire, ce sont tous les anciens et tous les modernes, c’est enfin le vieux Molière qui vous en feront les honneurs. Nous ne vous ferons pas ces prologues pompeux qu’on adressait aux rois. On ne flatte pas ceux qu’on estime. Nous avons de bonnes choses à vous servir, et nous savons qu’elles vous seront agréables, étant offertes du mieux que nous pourrons.

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