Pirame et Thisbé (Nicolas PRADON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 19 janvier 1674.

 

Personnages

 

AMESTRIS, Reine de Babylone

BÉLUS, son fils

THISBÉ

PIRAME

ARSACE, père de Pirame

LICAS, confident d’Arsace

HIRCUS, capitaine des gardes de Bélus

ISMÈNE, confidente de Thisbé

BARSINE, confidente d’Amestris

GARDE

SUITE DE GARDES

 

La Scène est à Babylone, dans le Palais de Bélus.

 

 

PRÉFACE

 

Après que le Public est venu en foule à cette Pièce, et l’a honorée assez longtemps de son assiduité, je ne devrais point répondre aux scrupules de quelques Particuliers ; c’est plutôt un remerciement qu’une justification que je lui dois aujourd’hui. Cependant, sans me prévaloir d’une réussite qui a bien passé mes espérances, je dirai d’abord ingénument, que je ne prétends pas que ce coup d’essai pour le Théâtre soit un chef-d’œuvre. Il y a sans doute bien des choses qui pourraient être mieux tournées ; mais quoi qu’il en soit, elle a eu le bonheur de plaire ; et c’est la première Règle du Théâtre, et celle à qui l’on doit plutôt s’attacher, qu’à toutes les Règles de la Poétique d’Aristote. Je ne me repens donc point d’avoir traité un Sujet où Théophile avait réussi : on voit bien que je ne lui ai rien emprunté, que les noms de Pirame et Thisbé, que le Galant Ovide nous a donnés à tous deux. J’y ai fait un Épisode d’Amestris et de Bélus, qui quoique fondés dans l’Histoire, sont des caractères de mon invention, aussi bien que celui d’Arsace. Quelques-uns ont voulu dire que cet Épisode l’emportait sur le Sujet principal : mais si l’on veut prendre la peine d’examiner leurs intérêts, on verra qu’ils sont si bien mêlés avec ceux de Pirame et Thisbé, que toutes les démarches de ces trois personnes ne tendent qu’à rompre l’intelligence qui est entre ces deux Amants, pour l’intérêt particulier de leur amour, et qu’enfin Pirame et Thisbé sont le terme et le point fondamental où aboutissent toutes les lignes de ma Pièce comme à leur centre. Si Bélus conserve ses droits contre la violence d’Amestris, et si Amestris par sa politique et par son adresse le veut détourner du Gouvernement de l’État, Pirame est l’objet qu’elle regarde, et Thisbé celui de Bélus ; et c’est par leurs différends qu’ils causent les cruels embarras de ces Amants malheureux ; qui attachent et qui intéressent toujours le Spectateur jusqu’à la fin de la catastrophe. La critique même la plus sévère y a trouvé assez de conduite pour le Théâtre, et les âmes tendres y peuvent voir des sentiments de leur caractère. On a encore trouvé à redire qu’Arsace fît le récit lui-même de la mort de son fils, et de celle de Thisbé : quelques-uns ont dit que ce récit était trop pathétique dans la bouche d’un père, et que les grandes douleurs étaient muettes. Je pourrais répondre que j’en ai des exemples et chez les Anciens et chez les Modernes ; mais enfin, quand même ce serait une faute de jugement dans mon Ouvrage, je puis dire que je l’ai faire avec jugement et réflexion ; et ce récit a tiré tant de larmes et a fait un si grand effet, que s’il échappe à ma Plume une seconde Pièce de Théâtre, je souhaite de tout mon cœur, qu’elle soit remplie de fautes de cette nature.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARSACE, LICAS

 

ARSACE.

Je veux te faire part de ma peine secrète,

Licas, mon fils m’alarme, et Thisbé m’inquiète :

Tu la vois depuis peu revenue à la Cour ;

J’en frémis, et crains tout d’un si fatal retour.

Il semble que Bélus a parlé pour Pirame ;

Que la Reine elle-même autorise leur flamme :

Je ne sais plus qu’en croire, et je vais succomber

Sous ce funeste coup qui s’apprête à tomber.

Quoi, Licas, malgré moi pourrai-je voir la fille

D’un Ennemi mortel entrer dans ma famille ?

Pourrai-je voir mon fils braver impunément

Le respect qu’il devoir à mon ressentiment ?

Non, par trop de raisons sa tendresse me gêne.

LICAS.

D’où peut venir, Seigneur, cette implacable haine ?

L’on vous vit triompher du père de Thisbé :

Oui, sous votre faveur Narbal a succombé :

Vous étiez Ennemis et Rivaux pour la gloire ;

Mais votre heureux génie emporta la victoire :

Il demeura bientôt le maître, et l’on vit bien

L’ascendant que par tout il avait sur le sien.

Après la mort du Roi, vous seul près de la Reine

Eûtes une puissance entière et souveraine :

Ce fut par vos conseils que l’on vit Amestris

Usurper la Couronne et les droits de son fils,

L’élever mollement, et nourrir loin du Trône.

Alors elle chassa Narbal de Babylone.

Il est mort en exil : Cependant aujourd’hui

Votre haine n’est pas éteinte avecque lui ?

ARSACE.

Bien qu’il soit mort, Licas, ma haine est immortelle.

Thisbé revient enfin, et Narbal vit en elle ;

LICAS.

Mais encor contre vous que peut-elle, Seigneur ?

ARSACE.

Pénètre mieux, Licas, le secret de mon cœur.

L’intérêt de mon fils rallume cette haine :

Je voudrais qu’il portât ses vœux jusqu’à la Reine.

Ce discours te surprend : Mais écoute, j’ai vu

Du penchant de la Reine un éclat imprévu :

Oui, son superbe cœur entraîné vers Pirame,

D’un reste de fierté combat encor sa flamme :

Mais quand Thisbé parut, certaine émotion

Par un dédain jaloux trahit sa passion,

À l’abord de mon Fils, je vis sur son visage

Ce trouble, de l’amour l’infaillible présage,

Des regards échappés, et des soupirs perdus,

Qu’un autre que Pirame aurait bien entendus.

Sur un si grand espoir mon âme possédée

De cette trop charmante et trop pompeuse idée,

A déjà dévoré le Sceptre pour mon fils.

Tu connais, cher Licas, la grandeur d’Amestris :

Veuve du grand Bélus, Reine de Babylone,

Elle a bien soutenu la majesté du Trône.

On adore son nom chez cent Peuples divers,

Et sa main peut donner un Maître à l’Univers.

Ce qui semble d’ailleurs flatter mon espérance,

La Reine avec son fils a peu d’intelligence :

Elle craint que Bélus ne conspire en secret,

Le voit aimé du Peuple, et le voit à regret.

De cette conjoncture il faut prendre avantage,

De l’éclat de son fils lui donner de l’ombrage,

Du Peuple et de Bélus rendre son cœur jaloux,

Et sonder son esprit sur le choix d’un Époux ;

Lui parler de Thisbé, lui parler de Pirame,

Feindre de consentir devant elle à leur flamme,

Examiner son air, sa réponse ; et les yeux.

Pirame a beau presser : Mon cœur ambitieux,

Tâchant de m’assurer des desseins de la Reine,

Saura mettre les miens à l’ombre de ma haine.

S’il parle pour Thisbé, j’oppose à ses raisons

L’inimitié qui règne entre nos deux Maisons.

Mais il paraît, ce fils à mes vœux si contraire.

 

 

Scène II

 

PIRAME, ARSACE, LICAS

 

PIRAME.

Seigneur, je connais bien que je vais vous déplaire ;

Qu’au seul nom de Thisbé... Déjà rempli d’effroi,

Votre courroux est prêt d’éclater contre moi.

Pour elle au nom des Dieux désarmez votre haine.

Il est temps de finir ou ma vie, ou ma peine ;

Et si la Reine même autorise mon feu,

Si Bélus avec elle y donne son aveu,

Souffrez...

ARSACE.

Pourquoi viens-tu m’importuner sans cesse

Pour l’aveugle intérêt d’une injuste tendresse !

Oubliant ton devoir, tu n’écoutes plus rien ! 

Au sang d’un Ennemi tu veux joindre le mien !

PIRAME.

S’il fut votre Ennemi, sa faveur fit son crime,

Et vous savez, Seigneur, qu’il fut votre victime.

J’ai tâché d’étouffer mon amour pour Thisbé ;

Mais malgré mes efforts mon cœur a succombé :

Je ne puis résister au penchant qui m’entraîne,

Seigneur, j’ai plus d’amour que vous n’avez de haine.

ARSACE.

Souviens-toi que Narbal m’a toujours outragé.

PIRAME.

Et malgré mon amour vous ai-je pas vengé ?

Vous le savez, Seigneur, il sentit ma vengeance,

Et son sang répandu sut laver votre offense.

Narbal, privé d’honneurs, depuis fut exilé ;

Ce Prince malheureux fut par vous accablé :

Sa Maison désolée, à tous vos coups en bute

En tombant avec lui, l’écrasa sous sa chute.

Dieux ! n’est-ce pas assez ? n’êtes-vous pas content

Est-ce un reste de sang que votre haine attend

(Ce reste précieux d’une illustre famille.)

THISBÉ.

Le père est-il chez vous le crime de la fille ?

Cent fois vous m’avez vu pour elle à vos genoux ;

Mais hélas ! je n’ai fait qu’aigrir votre courroux.

Eh du moins pour un fils fléchissez...

ARSACE.

Ah Pirame ! Si j’osais découvrir tout le fond de mon âme...

La tienne prévenue adore son erreur :

Mais si tu connaissais jusqu’où va ton bonheur,

Si tu savais...

LICAS.

Seigneur, la Reine entre.

 

 

Scène III

 

AMESTRIS, BARSINE, ARSACE, PIRAME, LICAS

 

PIRAME.

Ah Madame !

Vous venez au secours du malheureux Pirame,

Et mon heureux destin vous a conduite ici

Pour m’aider à fléchir un cœur trop endurci,

Prononcez en faveur d’une juste tendresse...

AMESTRIS.

Vous verrez à quel point pour vous je m’intéresse,

Prince, et votre destin vous fera des jaloux,

Si je puis faire ici quelque chose pour vous :

Mais, Arsace ; en secret j’ai deux mots à vous dire.

Je parlerai pour vous, Prince : qu’on se retire.

 

 

Scène IV

 

AMESTRIS, ARSACE

 

AMESTRIS.

Dans le comble où je suis de gloire et de grandeur,

Plus d’un ennui pressant me dévore le cœur.

Bien que depuis longtemps ma gloire sans seconde

Me rende la maîtresse ou l’arbitre du monde,

Que tant de Nations fléchissent sous mes Lois ;

Le Sceptre a ses chagrins, j’en sens tout le poids.

Il faut le soutenir. Une Reine qu’on brave,

De son autorité se doit rendre l’Esclave,

Et pour se maintenir dans cet illustre rang,

Abaisser (s’il le faut) jusqu’à son propre sang.

Je suis jalouse, Arsace, et jalouse du Trône.

Mon fils semble à mes yeux régner dans Babylone :

Le Peuple le chérit, l’idolâtre, et je vois

Que lors qu’on me néglige, on le regarde en Roi.

Sur ce fils (il est vrai) j’usurpai la Couronne ;

Mais ma vertu me doit ce que le sang lui donne.

Sa tête était trop faible, et je crus qu’un enfant

Ne pouvait soutenir un fardeau si pesant.

J’eus, pour l’en soulager, une assez noble audace ;

Le Roi mort, je voulus seule remplir sa place :

À grands pas j’ai suivi ceux de Sémiramis,

Et je règne comme elle aux dépens de mon fils :

J’ai comme elle étendu l’Empire d’Assyrie ;

J’ai subjugué le Pont, la Thrace, et l’Arménie ;

Et jusqu’au fond de l’Inde allant porter des fers,

J’en ai vaincu les Rois au bout de l’Univers.

Ayant donc entassé victoire sur victoire,

Je me suis mise, Arsace, à l’abri de ma gloire ;

Et l’éclat de mon nom me répondant de moi,

J’affermis une Reine en la place d’un Roi.

Babylone (il est vrai) dans ses Places publiques,

Éleva ma Statue, et des Arcs magnifiques,

Pour marquer que mon cœur ennemi du repos,

Dans un Sexe si faible eut l’âme d’un Héros.

Depuis j’ai reconnu son ardeur et son zèle,

J’ai rendu sa mémoire et la mienne immortelle,

J’ai relevé ses murs, ses superbes jardins,

J’ai de Sémiramis achevé les desseins ;

Enfin, par mes travaux en miracles féconde.

Babylone se voit la merveille du monde,

Voilà ce que j’ai fait. Et l’ingrate aujourd’hui

Contre moi de mon fils se veut faire un appui :

Sa Cour est à présent plus grosse que la mienne ;

S’il cabale, je crains qu’elle ne le soutienne,

Je veux y donner ordre, et prendre vos avis

Sur ce qui me regarde, et le Peuple, et mon fils.

ARSACE.

Madame, le grand cœur de Bélus m’intimide :

Le Peuple l’aime, et prend son caprice pour guide :

La nouveauté lui plaît. Le Prince votre fils

S’étudie à gagner les cœurs et les esprits.

Sémiramis, Madame, est l’auguste modèle

Que vous avez suivi : vous avez fait plus qu’elle ;

Mais enfin nous voyons le généreux Bélus

S’écarter du chemin du trop faible Ninus :

Comme lui nous l’avions nourri dans la mollesse,

Sans qu’il en ait jamais contracté la faiblesse.

Il trompe notre attente, il est ambitieux

Et déjà sur ses droits il ouvre trop les yeux.

AMESTRIS.

Sur ses droits ! En a-t-il pour prétendre à ma gloire ?

S’il a les droits du sang, j’ai ceux de la victoire.

Et quel titre aurait-il sur ces vastes pays,

Qu’à mes propres périls j’ai moi-même conquis !

Je veux me conserver la puissance suprême ;

Et pour vivre et mourir avec le Diadème,

Arsace, je pourrais en disposer un jour,

Et le partager même au gré de mon amour.

ARSACE.

Vous le pouvez, Madame, et tout vous y convie ;

Par là vous confondrez l’insolence et l’envie ;

Et sans tant balancer, choisissez un Époux

Qui vous prête son nom, et tienne tout de vous.

Il faudra que Bélus obéisse à ce Maître.

Un Roi de votre choix l’empêchera de l’être :

Cependant vous ferez Maîtresse de ce Roi,

Qui tenant tout de vous, en recevra la loi.

Nommez-en un, Madame, et le placez au Trône.

Vous avez une Armée auprès de Babylone :

Je dois la commander, vous l’avez résolu ;

Montrez dans Babylone un pouvoir absolu :

Vous deviez sur l’Égypte étendre vos conquêtes ;

Mais bornez les, Madame, à conserver deux têtes,

La vôtre la première, et celle de l’Époux

Que vous aurez choisi pour régner avec vous.

AMESTRIS.

C’est à quoi je pensais, et cet avis fidèle

Touchant mes intérêts me marque votre zèle ;

Mais pour le reconnaître, et vous ouvrir mon cœur,

Parlez, qui croiriez-vous digne de cet honneur ?

Car si je fais un choix, de vous il peut dépendre,

Et c’est de votre main...

ARSACE.

Non, vous devez attendre

Ce choix de votre cœur, et non pas de ma main.

Ne consultez que lui sur un si grand dessein.

AMESTRIS.

Je ne veux prendre avis que de vous.

ARSACE.

Non, Madame.

AMESTRIS.

Je pourrai donc tantôt prendre avis de Pirame.

ARSACE.

On croit qu’avec Thisbé vous le voulez unir,

Et qu’exprès à la Cour vous l’avez fait venir.

Si vous le commandiez, pour vous marquer mon zèle...

AMESTRIS.

Qui, moi, le commander ? Quoi, Pirame avec elle ?

Et vous consentiriez à hâter leur bonheur ?

Non, je n’exige rien qui gêne votre cœur.

À Thisbé voulez-vous unir sa destinée ?

N’avez-vous plus d’horreur de voir leur hyménée ?

La fille de Narbal charme-t-elle vos yeux ?

ARSACE.

Le sang d’un Ennemi m’est toujours odieux ;

Mais par respect, Madame, et par obéissance,

Je vous aurais sans doute immolé ma vengeance.

AMESTRIS.

Je n’appuierai jamais, Arsace, un tel amour :

Si j’ai fait revenir la Princesse à la Cour,

J’avais quelques raisons ; mais j’ai goûté les vôtres.

Pour votre fils encor je puis en avoir d’autres :

Mais pour lui faire voir quel est mon sentiment,

Je veux lui reprocher son lâche attachement.

Et vous verrez... Enfin envoyez-moi Pirame,

Je parlerai pour vous.

ARSACE.

Tant de bontés, Madame...

AMESTRIS.

Ayant vu votre fils, nous pourrons entre nous

Consulter à loisir sur le choix d’un Époux.

ARSACE.

Je pars, et j’obéis.

 

 

Scène V

 

BARSINE, AMESTRIS

 

AMESTRIS.

Вarsine, peux-tu croire

Que ce pompeux discours de grandeur et de gloire,

Ce dehors fastueux, cet orgueil, cet éclat,

Coloraient mon amour de maximes d’État ?

S’il faut qu’à cœur ouvert avec toi je m’explique,

C’est un amour caché qui parle en politique ;

Je le sens, je l’avoue, et je doute en ce jour

Si mon ambition égale mon amour.

Vois donc et reconnais mon âme toute entière :

Cette Amestris, toujours si superbe et si fière,

Au seul nom de Pirame a changé de couleur,

Et poussé des soupirs qu’il arrache à mon cœur.

Fière Amestris, hélas ! malgré ta grandeur d’âme

Oui, ton cœur de Héros est le cœur d’une femme ;

Ce cœur, qui s’est rendu maître de l’Univers,

Dans Babylone esclave y languit dans les fers.

Ah ! j’en rougis, Barsine, et j’ose ici te dire

Que toute ma fierté frémit quand il soupire :

Cependant quand je vois son aimable vainqueur,

Cette fierté devient une douce langueur.

BARSINE.

Madame, vous aimez, et ce n’est pas un crime :

C’est une passion et tendre et légitime.

Pirame est Prince, il peut devenir votre Époux :

Cependant, si j’osais m’expliquer avec vous,

Connaissant pour Thisbé son âme prévenue,

Vous l’avez fait venir...

AMESTRIS.

Et c’est ce qui me tue.

Barsine, dans ma Cour je l’ai fait revenir,

Pour rassurer mon cœur tout prêt à se trahir.

J’ai fait ce que j’ai pu pour éteindre ma flamme,

J’ai fait venir Thisbé pour l’unir à Pirame ;

Mais, Dieux, en la voyant, je sus trop pressentir

Que j’en aurais bientôt un jaloux repentir,

Oui, quoique ma fierté combattît ma tendresse,

Au retour de Thisbé je connus ma faiblesse :

Je devins inquiète et triste à son retour ;

Je la vis à regret le charme de ma Cour ;

Et connaissant alors la force de ma flamme,

Thisbé me fit sentir que j’adorais Pirame.

Il vient, que lui dirai-je ?

 

 

Scène VI

 

PIRAME, AMESTRIS, BARSINE

 

PIRAME.

Ah Madame ! auriez-vous

Pour Thisbé de mon père apaisé le courroux ?

Il m’est venu trouver, et d’un œil moins sévère,

D’un visage content, et me parlant en père :

Allez trouver la Reine, elle a parlé pour vous,

M’a-t-il dit : Je viens donc embrasser vos genoux,

Madame, et vous marquer mon respect et mon zèle.

AMESTRIS.

Oui, j’ai parlé pour vous aussi bien que pour elle ;

Mais, Prince, il m’a donné de si fortes raisons,

Il a tourné mon âme, et de tant de façons,

D’un discours si pressant, que je ne puis comprendre

De quel front contre lui vous pouvez vous défendre.

PIRAME.

Dieux ! qu’entends-je, Madame ?

AMESTRIS.

Il m’a fait souvenir

Qu’il ne pourrait jamais à Thisbé vous unir,

Dont le sang odieux a répandu le vôtre,

Et qu’une forte haine éloigna l’un de l’autre,

Il m’a fait souvenir de ce combat fatal

Où son mauvais destin fit triompher Narbal :

Il dit que vous avez oublié cette injure ;

Que l’amour dans votre âme étouffe la nature ;

Et qu’il ne peut souffrir que son sang répandu

Dans celui de Narbal soit ici confondu.

PIRAME.

Madame, à ces raisons si j’osais vous répondre,

Devant vous en deux mots je pourrais les confondre

Et s’il était présent, il verrait à son tour

Que pour lui j’ai longtemps combattu mon amour,

Oui, je voyais Thisbé sans lui rendre les armes,

Mon cœur se refusait à l’éclat de ses charmes :

Mais Dieux ! ce même jour dans votre Appartement

Je la vis, et l’amour prit alors son moment.

Ses yeux, par des regards désarmés de colère,

Semblaient désavouer le combat de son père ;

Ils étaient languissants, les miens étaient soumis,

Et nos regards enfin n’étaient point d’Ennemis.

AMESTRIS.

Quoi ? Prince, pouviez-vous...

PIRAME.

Et savez-vous, Madame,

Les efforts que je fis à combattre ma flamme ?

Cruelle politique ! impitoyable honneur !

De Narbal je devins à regret le vainqueur,

Et son sang répandu...

AMESTRIS.

Je louai votre audace,

Et je pris hautement les intérêts d’Arsace :

Les vôtres me sont chers ; mais enfin aujourd’hui,

Prince, faites paraître un fils digne de lui.

Plus que vous ne pensez votre intérêt me touche :

J’ai tâché d’adoucir son esprit trop farouche.

Il ne peut voir Thisbé... Mais quoi ? si la grandeur

Ou si l’ambition régnait dans votre cœur,

On pourrait... Car l’amour règle une âme commune ;

Mais un grand cœur s’élève et court à la fortune.

PIRAME.

Qu’il me coûterait cher, ce funeste bonheur,

Qui ferait ma fortune aux dépens de mon cœur !

Mais, Madame, aujourd’hui pour élever Pirame,

Abaissez la fortune, et relevez sa flamme.

AMESTRIS.

Mais comment réunir votre sang et le sien ?

PIRAME.

Si j’ai versé leur sang, ils ont versé le mien.

Hélas ! que pour Thisbé j’en ressentis d’alarmes !

Pour son sang répandu, qu’il me coûta de larmes !

Pendant deux ans entiers épris des mêmes feux,

Nous eûmes le loisir d’en répandre tous deux :

Mais, Madame, arrêtez nos larmes et nos plaintes,

Et devenez sensible à nos vives atteintes.

Nos pères divisés n’ont pu rien obtenir ;

L’amour nous unissant, voulait les réunir.

Pour Thisbé fléchissez un père impitoyable :

Mais vous seule à l’amour êtes inexorable.

Vous ne répondez rien, Madame ?

AMESTRIS, tout bas.

Ah ! le cruel !

À Pirame, tout haut.

J’y répondrai, sortez.

 

 

Scène VII

 

AMESTRIS, BARSINE

 

AMESTRIS.

Ah Dieux ! quel coup mortel !

À présent je suis libre, exhalez-vous ma flamme ;

Sortez, lâches soupirs, avec l’ingrat Pirame :

Toi, Barsine, aide-moi, m’en donnant de l’horreur,

À le faire sortir (si tu peux) de mon cœur.

Malgré tout mon orgueil sa tendresse m’accable.

Il me dit qu’à l’amour je suis inexorable :

Mais quand je lui parlais à cette heure, en ces lieux,

Ne devait-il pas voir cet amour dans mes yeux ?

Ne devait-il pas voir ma jalousie extrême ?

Parlant contre Thisbé, je parlais pour moi-même ;

Mon désordre, mon air, mon trouble, mon ennui,

Mes soupirs, tout enfin en disait trop pour lui,

Que m’a-t-il répondu ? Son amour qu’il étale,

Pour me braver, me vient prier pour ma Rivale.

Quels discours, quels transports dans son égarement !

Que de soupirs ! hélas ! qu’il aime tendrement !

Mais c’est contre Thisbé que doit tourner ma rage :

Pirame est innocent, c’est Thisbé qui m’outrage.

Que je vais leur causer de mortels déplaisirs,

Et qu’il en va coûter à Thisbé de soupirs !

Pour lui que de transports ! pour elle que de larmes !

Peut-être que ses yeux en perdront quelques charmes.

Que j’aurai de plaisir à les voir malheureux !

Va, fais venir Arsace : il est ambitieux ;

Il a su découvrir le secret de mon âme :

Je veux lui proposer le Sceptre pour Pirame ;

Et si par son éclat je ne puis le toucher,

Si son cœur de Thisbé ne pouvait s’arracher,

Il saura ce que peut une Reine outragée ;

Et dans peu de Thisbé je me verrai vengée.

 

 

ACΤΕ ΙΙ

 

 

Scène première

 

THISBÉ, ISMÈNE

 

THISBÉ.

Ismène, penses-tu ; nous voyant en ces lieux,

Que nous ayons fléchi la colère des Dieux ?

Après avoir souffert de si longues alarmes,

Après deux ans d’exil, de chagrins, et de larmes.

Enfin j’ai vu Pirame, et mon âme en suspens,

L’a retrouvé fidèle après un si longtemps :

Mais, Ismène, d’où vient que de mortelles craintes

Me donnent tous les jours de secrètes atteintes ?

Sur le point d’un Hymen qu’on nous fait espérer,

Je suis triste, et mon cœur ne fait que soupirer.

Le grand soin de Bélus m’embarrasse et me gêne ;

Je n’ose pénétrer les froideurs de la Reine ;

Et l’implacable Arsace augmentant mes frayeurs,

Jette dans mon esprit de nouvelles horreurs.

ISMÈNE.

Que craindre, si Bélus parle pour votre flamme ?

Il semble partager les soupirs de Pirame :

Tout répond à vos yeux, on n’adore que vous.

Ah ! Madame, les Dieux ne sont plus en courroux.

Vous revoyez la Cour après deux ans d’absence,

Et vous devez, Madame, avoir quelque espérance.

THISBÉ.

Ismène, tu le veux, espérons, j’y consens :

Tâche donc de calmer le trouble de mes sens ;

Dissipe, si tu peux, tout l’effroi qui me glace :

Oublions un moment Bélus, la Reine, Arsace ;

Ne songeons qu’à Pirame : il doit ici venir :

À présent sans obstacle il peut m’entretenir ;

En l’attendant, parlons de nos peines passées

Et donnons quelque trêve à nos tristes pensées.

Hélas ! il m’en souvient, quand malgré nos désirs

Nos Pères ennemis étouffaient nos soupirs,

Si la parole alors nous était défendue,

Si l’on nous dérobait les plaisirs de la vue,

Contre tant de rigueurs l’Amour ingénieux

Nous prêtait en secret une bouche et des yeux.

Nos Palais se touchant (il t’en souvient Ismène)

Un cabinet secret, pour flatter notre peine,

Malgré la résistance et l’épaisseur du mur,

Sembla se fendre exprès par un endroit obscur.

Je le vis la première, et l’appris à Pirame ;

C’était là qu’il m’ouvrait les secrets de son âme.

Ce passage, commun à nos tendres soupirs,

Était le confident de tous nos déplaisirs.

Hélas ! en nous parlant dans ce lieu solitaire,

Cent fois nous avons craint la surprise d’un Père,

Pirame dans ces doux et tristes entretiens,

M’apprenait ses malheurs, je lui contais les miens ;

Nous nous disions tous deux nos craintes, nos alarmes ;

Souvent sans nous parler nous répandions des larmes :

Un seul mot de ma bouche apaisait ses douleurs,

Et ses soupirs séchaient la moitié de mes pleurs.

Que nous formions de vœux, de murmures, de plaintes,

Quand tous deux ennuyés de ces dures contraintes,

Nous prenions à partie et le mur et les Dieux !

Mais quand il était temps d’en venir aux adieux,

Cent promesses alors tendres et mutuelles,

Mille et mille serments de nous être fidèles.

Appuyaient... Mais on vient.

ISMÈNE.

Madame, c’est Bélus.

 

 

Scène II

 

BÉLUS, HIRCUS, THISBÉ, ISMÈNE

 

BÉLUS, à Hircus.

La Princesse est ici, retirez-vous, Hircus,

Et surtout observez les démarches d’Arsace.

À Thisbé.

Il faut vous avertir de tout ce qui se passe.

Vous l’ignoriez, Madame, et jusques à ce jour

Vous avez mal connu les desseins de la Cour.

Si mes soupçons sont vrais, je commence à connaître

Qu’Arsace veut vous perdre, et me donner un Maître ;

Il ménage la Reine, et vous devez trembler,

Madame, pour le coup dont il veut m’accabler.

Ce coup, que l’on prépare en secret pour ma tête,

Pourrait à votre cœur ravir une conquête.

L’éclat d’une couronne éblouît aisément,

Et peut tenter la foi du plus fidèle Amant :

De cet ambitieux nous avons tout à craindre.

J’ai les yeux pénétrants, s’il sait bien l’art de feindre ;

Et si la Reine tourne au gré de ses désirs,

Il va nous préparer de mortels déplaisirs.

THISBÉ.

Quoi, la Reine, Seigneur, aime-t-elle Pirame ?

BÉLUS.

Son chagrin, ses regards, m’ont découvert sa flamme ;

Sa jalousie enfin depuis votre retour

M’a trop fait voir qu’elle est contraire à votre · amour.

J’en ai parlé souvent pour sonder sa pensée ;

Elle a rougi, paru surprise, embarrassée,

M’a répété qu’Arsace y devait consentir.

Après cela, jugez ce qu’on doit pressentir.

THISBÉ.

La Reine aimer Pirame ! Ah je ne le puis croire.

Pour vous ravir son Trône, elle aime trop sa gloire ;

Et le devoir du sang exige qu’Amestris

Ne le donne jamais à d’autre qu’à son fils.

BÉLUS.

Hé Madame, est-ce là sa première injustice ?

Voyez de mon destin le bizarre caprice.

Quoique né pour le Trône, elle usurpa mon rang,

Et tâcha de corrompre en moi son propre sang :

Du moins, pour retarder ma haute destinée,

Elle a tenu longtemps ma valeur enchaînée ;

Pour amortir l’ardeur de mes nobles désirs,

Elle me mit en proie aux plus tendres plaisirs :

Dans des lieux éloignés du commerce du monde,

Mon âme s’endormait dans une paix profonde ;

Mais l’éclat de la gloire, et le bruit de ses faits,

Trahit sa politique, et perça ce Palais ;

Ce Palais ou j’étais nourri loin des alarmes,

Où l’on me défendait l’exercice des armes.

Ce fut là cependant que tant d’exploits fameux

Me frappèrent l’oreille, et m’ouvrirent les yeux :

Ce fut là qu’à l’aspect du Trône de mon père,

Je connus que j’étais l’Esclave de ma mère ;

Qu’un généreux dépit élevant mes désirs,

J’écartai loin de moi la foule des plaisirs :

J’en dissipai la nuit, et je vis la lumière :

Mon âme à la grandeur se tourna toute entière.

Ma mère le connut, et je la fis trembler,

Que son fils ne sût trop un jour lui ressembler.

THISBÉ.

Souffrirez-vous, Seigneur, qu’on vous ravisse un Trône ?

BÉLUS.

Madame, j’ai pour moi les Dieux et Babylone ;

Et même dans l’Armée, où j’ai fait des amis,

Ma cabale est puissante, et l’on m’a tout promis.

Depuis longtemps je brigue et je prends mes mesures ;

Je me fais tous les jours par tout des Créatures ;

Et si l’on éclatait, pour faire un nouveau Roi,

Je trouverais des bras qui s’armeraient pour moi.

Ce que je vous apprends vous étonne, Madame,

De me voir pour le Sceptre un rival en Pirame ;

Mais j’ai des suretés du côté de la Cour.

Heureux, si près de vous j’en avais pour l’Amour !

Heureux, si je pouvais du côté de votre âme

Devenir à mon tour la rival de Pirame !

THISBÉ.

Seigneur, que dites-vous ?

BÉLUS.

Il faut le déclarer.

Je vous aime, il est vrai, mais c’est sans espérer :

Avant votre retour, touchant votre hyménée,

À Pirame pour vous ma parole est donnée :

Je lui promettais tout ; mais j’éprouve à mon tour

Qu’un grand cœur est sensible aux charmes de l’Amour.

Pourquoi vos yeux, Madame, ont-ils tant de puissance ?

THISBÉ.

Ne les accusez point d’aucune violence :

Des yeux comme les miens accoutumés aux pleurs,

Seigneur, ignorent l’art d’attenter sur les cœurs ;

Ils ont trop de respect pour le vôtre...

BÉLUS.

Ah Madame,

Que n’ont-ils ce respect pour le cœur de Pirame !

Mais en vain j’ai pour lui si longtemps combattu,

Vos yeux ont triomphé de toute ma vertu :

Leur feu charmant...

THISBÉ.

Seigneur, auraient-ils quelques charmes ?

Leur feu (s’ils en avaient) s’est éteint dans mes larmes ;

Et ce peu de beautés dont l’éclat est passé,

Après deux ans d’ennuis, n’est que trop effacé.

Une Princesse, hélas ! toujours infortunée,

Aux plus mortels chagrins sans cesse abandonnée,

Qui vit mourir son père, et ses fiers ennemis

Élever leur grandeur sur son triste débris ;

Dans ce funeste état errante et désolée,

Dans le fond de l’Égypte en secret exilée,

Sans appui, sans secours, seule avec mes douleurs,

Seigneur, qu’aurais-je fait que pleurer mes malheurs ?

Mais, Seigneur, votre cœur n’a point tant de faiblesse ;

Il est trop au-dessus d’une indigne tendresse.

 Songez plutôt, songez à conserver vos droits,

À voir fléchir un jour l’Univers sous vos Lois ;

Et pour faire avorter les desseins de la Reine,

Ah Seigneur ! empêchez que l’Amour ne l’entraîne.

BÉLUS.

Pour conserver mes droits, pour être ambitieux,

Hélas ! il me faudrait éloigner de vos yeux :

 Je sacrifierais tout, et près de vous, Madame,

Je voudrais que Bélus pût devenir Pirame.

THISBÉ.

Craignez plutôt, Seigneur, suivant de tels refus ;

Que Pirame à son tour ne veuille être Bélus :

Mais quoi ? le verriez-vous régner en votre place !

Ah ! Seigneur, détournez ce coup qui vous menace.

Prévenez d’Amestris les desseins dangereux :

N’enviez point le sort d’un Amant malheureux,

Seigneur, il m’est fidèle, et tout me le fait croire.

Pour vous, votre grandeur, la raison, votre gloire,

L’éclat de votre sang, celui de vos vertus,

Seigneur, tout cela veut que vous soyez Bélus,

Votre parole même...

BÉLUS.

Et c’est ce qui m’accable.

J’ai donné ma parole, elle est inviolable :

Quoiqu’il m’en coûte, hélas ! il faut garder ma foi,

Il faut, en vous aimant, être maître de moi,

Je le serai, Madame ; et si mon cœur soupire,

Je saurai le forcer à ne m’en pas dédire :

Si Pirame est fidele, il sera votre Époux.

Contre moi vous voyez ce que je fais pour vous.

Je me rends donc au Trône, et vous rends à Pirame :

Mais pour le conserver, et combattre ma flamme,

Je dois vous éviter, car lorsque je vous vois

Il ne me souvient plus d’une si dure Loi.

Adieu, Madame.

 

 

Scène III

 

THISBÉ, ISMÈNE

 

THISBÉ.

Hé bien, que m’a-t-il fait entendre ?

Je m’en étais doutée, et tu viens de l’apprendre.

Tu disais que les Dieux n’étaient plus contre nous,

Que nous avions fléchi leur haine et leur courroux ;

Mais nous y succombons, et l’amour de la Reine,

Et l’amour de Bélus, sont des traits de leur haine.

La Reine est ma Rivale, et par un coup fatal

Bélus est de Pirame un dangereux Rival.

La Reine aime Pirame, et me perdra peut-être.

Bélus de mon Amant peut devenir le maître.

Si Pirame savait nos malheurs...

ISMÈNE.

Le voici.

 

 

Scène IV

 

PIRAME, THISBÉ, ISMÈNE

 

PIRAME.

Je viens de rencontrer Bélus sortant d’ici,

Madame ; il m’a paru dans un désordre extrême :

Il marchait en rêvant ; il n’était plus lui-même ;

Le regard incertain, le visage égaré,

Il passait ; par respect je me suis retiré :

Mon abord l’a surpris ; j’ai vu son âme émue ;

Il a même changé de couleur à ma vue,

Et contre la coutume évitant mon abord...

THISBÉ.

Ah Seigneur !

PIRAME.

Ah Madame ! apprenez-moi mon sort.

Vous soupirez ! Pourquoi ces soupirs ? Ce silence,

Que veut-il dire ?

THISBÉ.

Hélas ! il dit plus qu’on ne pense.

PIRAME.

Serait-ce que Bélus, jaloux de mon bonheur,

Vous aimerait, Madame ?

THISBÉ.

Il me l’a dit, Seigneur.

PIRAME.

Il vous aime, Madame ! Ah quel amour funeste !

THISBÉ.

Ne vous alarmez point ; mais écoutez le reste.

Seigneur, il m’a promis, en faveur de nos feux,

De vaincre son amour.

PIRAME.

Que je suis malheureux !

THISBÉ.

Bélus est généreux...

PIRAME.

Ah que je suis à plaindre !

Ce Rival généreux est d’autant plus à craindre ;

Et sous ce faux éclat de générosité...

Mais, pardonnez, Madame, à ma crédulité ;

Bélus a le cœur grand, son âme est noble et belle ;

Mais un Prince accompli peut faire une infidèle.

Quoi qu’il vous ait promis, le pourra-t-il tenir ?

D’une telle promesse on perd le souvenir ;

Et si j’avais promis d’étouffer ma tendresse,

Je tiendrais mal, Madame, une telle promesse.

THISBÉ.

Craindre Bélus, ingrat... je me trompe, Seigneur ;

Oui, vous avez raison de douter de mon cœur :

Mais enfin un scrupule à mon tour m’inquiété.

Savez-vous les soupçons où la Reine me jette ?

Sa froideur avec moi, ses regards envieux ?

On dirait, pour vous voir, qu’elle emprunte mes yeux,

Une Reine, Seigneur, peut faire un Infidèle.

PIRAME.

La seule idée, ah Dieux ! en est trop criminelle.

THISBÉ.

Si le rang de Bélus a pour moi des appas,

Seigneur, pour vous la Reine en aurait-elle pas ?

Vous l’avez craint pour moi, je crains pour vous de même ;

Sa grandeur m’éblouît, sa puissance est extrême.

En vain je veux fermer les yeux sur tant d’éclat :

Je puis vous voir un jour Maître de cet État,

Ah ! j’en frémis, Seigneur ; et quand je considère

Que la Reine peut tout, qu’Arsace est votre père,

Elle pourrait, Seigneur, vous prendre pour Époux ;

Et moi, dans mes malheurs je ne puis rien pour vous.

PIRAME.

Madame, à ce discours faut-il que je réponde ?

Je vous sacrifierais tous les Trônes du Monde...

 

 

Scène V

 

ARSACE, PIRAME, THISBÉ

 

ARSACE.

Quoi, jusques à mes yeux l’on me désobéit,

Fils ingrat ! et ton cœur sans cesse te trahit !

Toujours d’intelligence avec une Ennemie...

THISBÉ.

Ah Seigneur, permettez que je le justifie.

Accusez-en plutôt un destin malheureux,

Qui malgré vous et nous, nous entraîne tous deux :

Mais du moins cet amour toujours dans l’innocence...

ARSACE.

Madame, cet amour est contre ma défense :

Il suffit ; contre moi vous révoltez mon fils,

Et rendez mes desseins et mes désirs trahis ;

Enfin votre beauté rallume ma colère :

Elle seule arme ici le fils contre le père.

Je ne puis plus souffrir son éclat odieux ;

Et son crime, Madame, est celui de vos yeux.

THISBÉ.

Ah ! si mes tristes yeux, Seigneur, ont fait son crime,

Il faut vous en venger, voilà votre victime ;

Et dans ma mort, Seigneur, remplissant vos souhaits,

Il faudra les fermer, et fermer pour jamais.

Que ne me laissait-on, à l’exil condamnée,

Couler dans les douleurs ma triste destinée ?

Mais la Reine à la Cour ne m’a fait revenir,

Que pour mieux vous venger, et pour mieux me punir :

Ainsi votre vengeance a pour vous plus de charmes ;

Vous voyez de plus près mes soupirs et mes larmes ;

De ce que j’aime, hélas ! on me fait approcher,

Et cependant ce n’est que pour m’en arracher.

Ah Dieux ! peut-on plus loin pousser la Barbarie !

Et n’est-ce pas assez qu’il m’en coûte la vie ?

Je la perdrai bientôt, vous serez satisfait ;

Je m’en vais réparer le crime que j’ai fait.

Ma présence vous gêne, et ces pleurs vous aigrissent :

Finissez mes malheurs : il est temps qu’ils finissent.

Je partirai, Seigneur, pour terminer mon sort,

Et j’attends de la Reine, ou l’exil, ou la mort.

Elle sort.

PIRAME.

Hélas ! si pour un fils quelque pitié vous reste,

Détournez, arrêtez un dessein si funeste ;

Perdez plutôt, Seigneur, ce fils infortuné,

Puis qu’à tant de malheurs vous l’avez destiné :

Que votre haine achève un si funeste ouvrage :

De Thisbé dans mon cœur ensanglantez l’image :

Elle y vit, elle y règne, elle y joignit le sien ;

Et pour percer son cœur, il faut percer le mien.

ARSACE.

Je ne demande point ce sanglant sacrifice.

Je veux que dans ton cœur cette image périsse :

Mais si la gloire enfin te rendait tout à toi,

De Prince né Sujet, tu pourrais être Roi.

PIRAME.

Moi, Seigneur ?

ARSACE.

Ah mon fils, si tu voulais me croire,

Ou si jamais ton cœur soupira pour la gloire,

Tu dois jusques au Trône élever tes désirs.

La Reine t’aime, il faut répondre à ses soupirs :

Il faut...

PIRAME.

Qui, moi ? Seigneur, je croirais que la Reine...

ARSACE.

Tu ne mériterais, fils ingrat, que sa haine ;

Mais il faut que ton cœur, par un juste retour

L’adorant aujourd’hui, mérite son amour.

PIRAME.

Ah ! Seigneur, ce dessein serait-illégitime !

Un Trône est odieux, acheté par un crime ;

Et l’on ne doit jamais monter à ce haut rang,

Que par l’ordre des Lois, ou les degrés du sang.

Il faut, Seigneur, il faut que Bélus le possède ;

Les Dieux, le sang, les Lois, veulent que tout lui cède.

La chute en est à craindre à qui veut y monter,

Et c’est un crime enfin de l’oser attenter.

ARSACE.

Le crime est beau, qui met en nos mains le Tonnerre,

Et qui range à nos pieds le reste de la Terre.

PIRAME.

Mais, Seigneur, le péril où vous vous exposez,

Me fait déjà trembler pour vous, si vous l’osez.

ARSACE.

Esclave malheureux d’une tendresse vaine,

Tu ne fais que gémir sous le poids de ta chaîne.

Je vois trop que ton cœur n’y veut pas consentir :

Crains donc pour ta Thisbé, crains de t’en repentir,

Puisque ton lâche cœur, de peur d’être infidèle,

Sait refuser un Trône où la gloire t’appelle.

Je connais ton sensible et ton endroit fatal ;

Je te ferai trembler pour le sang de Narbal.

Crains un père irrité, crains une auguste Reine,

Qui pourra sur Thisbé faire éclater sa haine.

Je te laisse y songer.

Il sort.

PIRAME.

Quel projet plein d’horreur !

Il perdra ma Princesse, ah Dieux ! quelle fureur 

 

 

Scène VI

 

LICAS, PIRAME

 

PIRAME.

Ah ! cher Licas, apprends une triste nouvelle.

LICAS.

J’en ai tremblé pour vous, aussi bien que pour elle.

Il menace Thisbé, vous vous êtes perdu :

Oui, Seigneur, je sais tout, et j’ai tout entendu ;

Il m’en a fait lui-même entière confidence.

Mais ayant eu l’honneur d’élever votre enfance

Je dois vous avertir que son ambition

Veut servir d’Amestris l’injuste passion.

Si le projet est grand, le péril est extrême :

Il va vous exposer, et s’exposer lui-même.

Bélus est adoré du Peuple et des Soldats :

Vous verrez contre vous armer cent mille bras.

PIRAME.

Licas, pénètres-tu, dans l’horreur qui m’accable,

Tout ce que nous prépare un Destin implacable ?

De ma Princesse hélas ! j’ai hâté le retour ;

Et je vois contre nous la Nature, l’Amour,

Une Reine, son fils, mon père, ma tendresse ;

Tout conspire en ce jour pour perdre ma Princesse.

Mon amour l’assassine, et l’amour d’Amestris

Me rend le plus mortel de tous ses Ennemis.

Dans cet affreux état que faire ? que résoudre ?

Le temps presse ; on menace, on va lancer la foudre ;

Il la faut écarter... Le Ciel en ce moment

M’inspire un artifice... Ah ! malheureux Amant !

Tu vas trahir tes yeux, ton amour, et ta haine :

Mais il faut arrêter et mon père, et la Reine.

Partons sans différer : viens, suis-moi, cher Licas ;

Au nom des Dieux, sers-moi, ne m’abandonne pas.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARSACE, LICAS

 

ARSACE.

Son retour me surprend ; mais tu sais sa tendresse :

Son Billet n’est qu’un jeu, son discours qu’une, adresse.

Licas, mon fils t’abuse, et nous trompe tous deux.

Il n’aurait pu sitôt éteindre tant de feux.

Apprends donc que s’il parle à présent à la Reine,

Ayant craint pour Thisbé quelque éclat de la haine :

Il l’éblouît, l’amuse ; et parce qu’il la craint,

Il lui feint un amour dont il n’est pas atteint.

LICAS.

Pourquoi feindre, Seigneur, et pourquoi ne pas croire

Que le désir d’un Trône, ou celui de la gloire,

N’ait pu charmer son cœur par un juste retour ?

La gloire a ses moments, aussi bien que l’amour.

ARSACE.

Quand d’un objet charmant une âme est possédée,

Elle immole sa gloire à cette folle idée ;

Et si l’ambition parle au cœur d’un Amant,

La gloire en ces moments n’a jamais qu’un moment.

Mais que ce soit amour, ambition, ou crainte,

Il n’importe, Licas, je me sers de la feinte ;

Et tu vois de quel poids elle est à mon projet :

Car enfin, soit qu’il feigne, ou qu’il aime en effet,

Je vais exagérer sa flamme et la tendresse,

Achever d’entraîner la Reine avec adresse,

Et pour cette nuit même accomplir mes desseins.

Je saurai la presser de nous donner les mains.

Qu’elle parle, je suis Maître de Babylone.

Encore un mot, Licas, et mon fils est au Trône.

Tous nos Amis sont prêts, Hircus m’a tout promis :

J’ai remis dans ses mains le Billet de mon fils.

Pour la Reine il doutait de l’amour de Pirame ;

Mais il m’a demandé ce gage de sa flamme,

Pour rassurer l’esprit de tous nos Factieux.

Je dois perdre Bélus : ce Prince ambitieux

Sans doute me perdrait, s’il devenait mon Maître.

Il faut l’en empêcher ; et la Reine peut-être,

Possédant un Amant dont son cœur est épris,

Saura se consoler de la perte d’un fils.

Déjà l’Amour chez elle en a fait sa victime ;

Pour mon fils la nature achèvera le crime.

À notre sûreté dois-je le refuser ?

Un homme comme moi, Licas, peut tout oser.

Amestris craint Bélus, elle le hait dans l’âme.

Mais la voici, sachons le succès de Pirame,

Je saurai si...

 

 

Scène II

 

AMESTRIS, ARSACE, LICAS

 

AMESTRIS.

J’ai vu le Prince votre fils.

À vos ordres, Arsace, il m’a paru soumis :

Il m’adit que son cœur brûlait d’impatience

De marquer son respect et son obéissance ;

Et que, si quelque ardeur avait su le trahir,

Il adorait la gloire, et saurait obéir.

Le changement est grand, et j’aurai peine à croire...

ARSACE.

Madame, vous aimer c’est courir à la gloire :

Oui, bien qu’il ait paru sensible à d’autres feux,

Vous êtes Reine, aimable, et mon fils à des yeux.

Tantôt devant Licas il m’a fait voir son âme :

Son respect le fit taire, il étouffa sa flamme ;

Mais pour toucher un cœur qu’on adore en tremblant,

Pour une autre on peut feindre un amour éclatant.

Quand on voit à ses yeux une Rivale aimée,

D’abord par jalousie une âme est enflammée,

Se pique du désir d’être aimée à son tour ;

Et ce désir la presse et l’entraîne à l’amour.

Oui, ce fut l’artifice innocent de Pirame :

Il parlait pour Thisbé, brûlant pour vous, Madame ;

Et ses empressements, ses soupirs, son ardeur,

Tout enfin ne tendait qu’à toucher votre cœur.

AMESTRIS.

Peut-être que le Trône a su charmer son âme ;

C’est par là qu’il me doit son amour et sa flamme.

Je pourrai l’y placer ; et s’il a de bons yeux,

S’il vous ressemble, Arsace, il est ambitieux :

D’ailleurs j’ai des raisons de craindre une surprise :

Du Peuple et de Bélus je crains quelque entreprise ;

Il faut les prévenir, et suivant mon avis,

Surprendre en même temps Babylone et mon fils,

Puisque mon intérêt est ici joint au vôtre,

Assurez-vous de l’une, et je répons de l’autre :

Pour arrêter Bélus je vais tout préparer.

ARSACE.

Madame, de Bélus laissez-moi m’assurer :

Mais de peur que la Ville en puisse être alarmée,

Je vais secrètement rejoindre notre Armée,

Disposer nos Soldats, et dès qu’il sera nuit,

Faire couler ici quelques Troupes sans bruit :

Alors à la faveur de l’ombre et du silence,

Dans Babylone ayant plus d’une intelligence,

Je saisis une Porte, et par les soins d’Hircus

Nous nous rendrons bientôt les maîtres de Bélus :

Il est Chef de sa garde, Arcas Chef de la vôtre ;

Ils pourront dans ce temps se joindre l’un à l’autre,

À votre premier ordre Hircus même a promis

D’aller dans le Palais arrêter votre fils :

Il cherche à vous parler ; prenons garde, Madame,

De laisser échapper ce secret de notre âme.

Bélus est pénétrant...

AMESTRIS.

Je sais dissimuler.

Qu’il vienne, je l’attends, je saurai lui parler :

Je crois avoir, Arsace, un peu de prévoyance ;

Ma bouche ne dit pas toujours ce que je pense :

Fiez-vous-en à moi. Vous, partez de ces lieux.

Pour un si grand projet le temps est précieux.

 

 

Scène III

 

AMESTRIS

 

Hé bien, faible Amestris, t’y voilà résolue ?

Ta flamme est en ce jour ta maîtresse absolue ?

Cependant laisse entendre à ce cœur abattu

Le murmure innocent d’un reste de vertu.

Je vois avec regret toute mon injustice,

Et je suis en aveugle un aveugle caprice.

Infortuné Bélus, ne te plains point de moi :

La nature et la gloire ont combattu pour toi ;

Mon cœur en est témoin, et tu pourrais l’en croire :

Plains-toi donc de l’amour qui m’arrache à ma gloire.

Mais quoi ? tout l’Univers a vu jusqu’à ce jour

Que j’ai tout fait pour elle, et rien pour mon amour.

N’ai-je pas augmenté l’éclat de ma Couronne ?

Mon nom lui rend-il pas celui qu’elle me donne ?

Par ma seule vertu j’ai soutenu son poids,

Et le Sceptre me doit plus que je ne lui dois.

Oui, pour le conserver, j’en fais part à Pirame...

Désirs ambitieux, vous parlez pour ma flamme,

Je vous entends hélas ! ambitieux désirs ;

Pour Pirame il suffit d’entendre mes soupirs.

Mes soupirs ! Dieux ! faut-il qu’un si grand cœur soupire ?

Faut-il que tant d’orgueil... Hélas ! que vais-je dire ?

En vain vous me parlez, je ne vous entends plus,

Gloire, vertu, grandeur... Mais Dieux ! je vois Bélus.

 

 

Scène IV

 

BÉLUS, AMESTRIS

 

BÉLUS.

Je viens ici, Madame, avec quelque contrainte,

Vous faire entendre encore une inutile plainte ;

Toutefois elle est juste, elle est digne d’un fils

Qui descend de Ninus et de Sémiramis.

Je vois avec chagrin l’autorité d’Arsace ;

En commandant l’Armée, il occupe ma place,

Madame ; et je devrais en marchant sur vos pas,

Rechercher les périls, pour signaler mon bras :

Vous m’en avez donné l’exemple, il faut le suivre.

Quand on brave la mort, on est digne de vivre.

J’ai vécu jusqu’ici dans une obscure nuit ;

Il est temps qu’à son tour mon nom fasse du bruit.

Souffrez-moi d’acquérir un peu de renommée.

Vous devez dans l’Égypte envoyer votre Armée ;

Commandez qu’à la tête...

AMESTRIS.

Un si grand cœur, mon fils,

Est digne de Ninus, et même d’Amestris :

Cette fierté me plaît ; mais je suis votre mère ;

Je n’ose hasarder une tête si chère,

Si votre cœur vous fait demander des combats,

Il le doit, mais je dois retenir votre bras.

Sur vous seul aujourd’hui tout mon espoir se fonde :

Je veux vous élever à l’Empire du monde ;

Et sans vous exposer à de si rudes coups,

Tout l’éclat de mon nom se répandra sur vous.

BÉLUS.

Madame, c’est avoir un peu trop de tendresse :

La vôtre irait pour moi jusques à la faiblesse :

C’est la pousser trop loin. Mais, Madame, entre nous,

Craindriez-vous d’avoir un fils digne de vous ?

Je vois que je serai, si je veux vous en croire,

De ces Héros de nom qui dérobent leur gloire,

Et qui de leurs aïeux en vain enorgueillis,

Se couvrent de Lauriers qu’ils n’ont jamais cueillis.

Mais enfin les grands cœurs de leur sort étant maîtres,

Veulent se devoir tout, et rien à leurs Ancêtres.

Je tiens du grand Bélus le nom, avec le jour ;

Il est mort, et je veux le lui rendre à mon tour :

Ses hauts faits me traçant le chemin qu’il faut suivre,

Dans moi je veux le faire éclater et revivre ;

Et tirant de l’oubli les faits de mes Aïeux,

Faire parler de moi, pour faire parler d’eux.

AMESTRIS.

Prince, ces sentiments font voir une grande âme ;

Mais ma prudence doit modérer tant de flamme.

Si je vous exposais, en suivant vos avis,

Je mériterais peu de vous avoir pour fils :

Déjà de l’Assyrie on vous nomme l’Arbitre ;

Déjà vous êtes Roi, sans en avoir le titre ;

Et mon bras qui vous sert, et vous couvre d’éclat,

N’est que le défenseur et l’appui de l’État.

Goûtez paisiblement les fruits de sa victoire ;

Sans courir ses périls, jouissez de sa gloire.

Le Peuple vous adore...

BÉLUS.

Oui, Madame, je vois

Que je suis en effet le fantôme d’un Roi ;

Que je traîne une vie et languissante et sombre ;

Et vous êtes le corps dont je ne suis que l’ombre :

Mais si nous agissions par de justes ressorts,

Vous n’en seriez que l’ombre, et j’en serais le corps.

AMESTRIS.

Je vous entends, Bélus : la Puissance suprême

Vous déplaît en mes mains, vous la voulez vous même :

Mais enfin croyez-moi, mon fils, appréhendez

Que vous n’ayez trop tôt ce que vous demandez,

Quand vous serez rongé des chagrins politiques,

Qu’il faudra pour le bien des affaires publiques

Vous immoler vous-même ; et ne rien épargner,

Vous me direz alors s’il est doux de régner.

Que vous connaissez-mal le poids du Diadème !

Pour être à tout le monde, on n’est plus à soi-même

On se voit ébloui de son trop de splendeur ;

On se sent accablé sous sa propre grandeur ;

Et dans ce rang pompeux, le chagrin qui nous brave,

Du Maître de la Terre, en sait faire l’Esclave.

Par combien de périls ai-je acheté ce rang ?

J’ai souvent cimenté le Trône de mon sang ;

Et nos Chefs sont témoins que plus d’une victoire

A payé de ce sang tout l’éclat de ma gloire.

Ici combien de fois d’un Peuple furieux

M’a-t-il fallu calmer l’esprit séditieux,

Désarmer par mes soins et la rage et l’envie,

Renverser des complots formés contre ma vie,

Apaiser de l’État les troubles intestins,

Et changer contre moi les Arrêts des destins ?

Après cela, Bélus, ne mettez plus en doute

La pesanteur du Sceptre, et le prix qu’il me coûte.

Croyez qu’heureux sont ceux dont les justes désirs

Dans leur tranquille vie ont borné leurs plaisirs,

De qui l’ambition ne dévore point l’âme ;

Qui dans un doux repos...

BÉLUS.

Hé goûtez-les, Madame,

Ce repos si charmant, ces tranquilles plaisirs ;

Et remplissez en vous de si justes désirs.

Il ne tiendra qu’à vous de vous rendre à vous-même :

Soulagez-vous sur moi du poids du Diadème ;

Et m’en donnant enfin les pénibles emplois,

Faites suer mon front sous un si noble poids.

Laissez-moi dévorer aux chagrins politiques,

Madame, accablez-moi des affaires publiques,

Et cessez de gémir sous ces illustres fers.

Il est temps qu’à mon tour je serve l’Univers :

Mais hélas ! je crains bien que votre injuste flamme

Ne charge de ces fers le trop heureux... Madame,

Vous rougissez... Mais quoi ? ne dois-je pas trembler,

Que quelqu’autre à mes yeux ne s’en laisse accabler ?

Que vous ne partagiez avec lui...

AMESTRIS.

Téméraire,

Apprenez à parler, ou plutôt à vous taire.

Votre peu de respect ya me faire songer

Avec qui je pourrais un jour les partager.

 

 

Scène V

 

BÉLUS

 

J’avais par là fonder encor son âme ;

Mais enfin son discours, le Billet de Pirame,

Tout fait voir leur projet prêt à s’exécuter ;

Mais j’ai donné mon ordre ; Hircus doit l’arrêter,

Babylone est pour moi, plusieurs Chefs de l’Armée...

 

 

Scène VI

 

THISBÉ, ISMÈNE, BÉLUS

 

THISBÉ.

Je vous cherchais, Seigneur. Que je suis alarmée !

Un bruit trop bien fondé me fait craindre pour vous

Que la Reine en effet ne choisisse un Époux ;

Vous me l’aviez bien dit, et je le sais d’Ismène.

Oui, Seigneur, elle a vu Pirame chez la Reine ;

Et ce qui fait encor mon plus grand embarras,

Il en sort, cherche Arsace, et ne me cherche pas,

Quelques moments après leur secrète entrevue,

J’ai vu passer la Reine encore toute émue.

Son visage semblait s’applaudir de ses feux ;

Et j’ai vu trop de joie éclater dans ses yeux.

Il n’en faut point douter, c’est Pirame qu’elle aime.

Elle sort d’avec vous : l’aimerait-il de même ?

Son air si satisfait, me trouble et me surprend ;

Quand on n’est point aimée, a-t’on l’air si content ?

Ah ! Seigneur, que je crains !

BÉLUS.

Vous avez lieu de craindre :

Oui, Madame, et pour vous le perfide a su feindre.

Il adore la Reine, et vous trompe en effet.

Je vais vous confirmer par son propre Billet,

Qu’il l’aime, et qu’il est prêt de m’enlever le Trône.

De plus, je sais qu’on doit surprendre Babylone.

Sans un fidèle Ami nous serions tous perdus :

Arsace ayant tenté de suborner Hircus,

Hircus lui promet tout, afin de tout apprendre.

Arsace s’ouvre à lui, l’oblige d’entreprendre,

L’engage pour la Reine, et lui dit leur secret,

Lui fait voir de son fils l’amour et le Billet.

Hircus le prend, le lit, semble approuver leur flamme ;

Mais lui-même dans peu doit arrêter Pirame,

Va soulever le Peuple, et tout faire pour moi ;

Et nous l’empêcherons, s’il se peut, d’être Roi.

Mais voici le Billet : il l’écrit à son Père.

Lisez-le.

THISBÉ.

J’y connais son seing, son caractère.

Elle prend et lit le Billet.

J’ai fait réflexion sur vos bontés, Seigneur :
Je ne dois point aimer l’objet de votre haine,
Et n’ai que trop vu la grandeur
Et le mérite de la Reine :
Le respect m’a fuit taire, et m’a mis à la gêne ;
J’ai feint, pour mieux fonder votre cœur le sien ;
Je les connais, voyez le mien ;
Et tandis que Licas va vous ouvrir mon âme,
Je vais avec respect lui découvrir ma flamme.

Elle reprend.

Cet outrageant Billet serait-il de la main ?

Mais, Dieux ! j’en reconnais l’écriture et le seing ;

Oui, c’est sa propre main, c’est la même écriture,

Justes Dieux ! le peut-il que Pirame parjure...

BÉLUS.

Son Billet en dit trop, vous n’en sauriez douter,

Madame, et vous voyez qu’il est prêt d’éclater.

Mais puisque le perfide ose rompre la chaîne,

Qu’il feint de vous aimer quand il aime la Reine,

Que pour m’ôter le Trône il vous ravit son cœur,

Aimerez-vous toujours l’infidèle...

THISBÉ.

Ah Seigneur !

Tout semble le charger d’une tache si noire ;

Je le vois, mais enfin je ne saurais le croire.

Oui, si vous l’eussiez vu (funeste souvenir !)

Jurer qu’il m’aimerait jusqu’au dernier soupir,

Sentir pour mon amour d’innocentes alarmes,

Se jeter à mes pieds, les baigner de ses larmes,

Vous douteriez, Seigneur, du moins autant que moi,

Qu’après tant de serments il me manquât de foi.

Tantôt même, tantôt, que m’a-t-il fait entendre,

Apprenant votre amour ! Que sa douleur si tendre,

Que ses jaloux transports m’ont charmée en ce jour !

Dieux ! est-on si jaloux, quand on feint de l’amour ?

Tant de vœux, de soupirs, d’alarmes, et de craintes,

Depuis un si longtemps, n’était-ce que des feintes ?

Eût-il surpris mon cœur, sans me donner le sien ?

Et s’il feignit, Seigneur, que l’Ingrat feignit bien !

BÉLUS.

Puisque sa trahison vous est indubitable,

Plus vous l’aimez, Madame, et plus il est coupable.

THISBÉ.

Non, Seigneur, il sentir un amour trop pressant ;

Et si j’en crois mon cœur, Pirame est innocent.

 

 

Scène VII

 

UN GARDE, BÉLUS, THISBÉ, ISMÈNE

 

UN GARDE à Bélus.

Babylone, Seigneur, a pour vous pris les armes.

BÉLUS.

Qu’entends-je ?

GARDE.

Que la Reine a tout mis en alarmes :

Oui, Seigneur, pour Pirame elle vient d’éclater.

Quand par votre ordre Hircus est venu l’arrêter,

Et qu’en tumulte au Fort notre troupe l’entraîne,

Arcas l’a vu, s’est joint aux Gardes de la Reine,

Et pour le dégager, a chargé nos Soldats :

Mais la Reine à ce bruit accourant à grands pas,

A fait voir dans ses yeux le trouble de son âme ;

Et pour servir d’exemple à dégager Pirame,

Elle-même s’est mise à la tête des siens.

BÉLUS, à Thisbé.

Pardonnez, si je sors pour secourir les miens.

 

 

Scène VIII

 

THISBÉ, ISMÈNE

 

THISBÉ.

Qu’entends-je ? Ah Dieux !que vois-je ? où suis-je ? je frissonne ;

Je tremble. Que d’horreurs ! Pirame m’abandonne !

Fière Amestris, hélas ! tu me viens arracher

Par l’éclat de ton Trône, un cœur qui m’est si cher !

Malheureuse Princesse ! innocente Victime !

Un Perfide t’immole à l’orgueil de son crime.

Il te sacrifiait le Trône et la Grandeur,

Et cependant l’Ingrat n’immolait que ton cœur.

Puisqu’il a vu la Reine, et qu’il ne m’a point vue,

Quel présage ! Je lis un Billet qui me tue.

Quelle preuve ! On l’arrête ; et pour le dégager,

La Reine, oui la Reine, éclate en ce danger,

Quel secours ! De quel bras ce secours ?

ISMÈNE.

Mais, Madame,

Peut-être ignorons-nous les desseins de Pirame ;

Et quoiqu’il en arrive, ou puisse réussir,

Il faudra lui parler pour vous en éclaircir.

Les dehors sont trompeurs, suspendez vos alarmes.

THISBÉ.

On m’apprend que pour lui la Reine prend les armes,

Se hasarde elle-même, et vole à son secours.

Dieux ! pour un Insensible expose-t-on ses jours ?

Puisque tant de tendresse anime ma Rivale,

Pirame à son ardeur montre une ardeur égale ;

Il n’en faut plus douter, je le vois, c’en est fait ;

Mais pour le confirmer, écoute son Billet.

Je ne vois point aimer l’objet de votre haine,

Écrit-il à son père : il adore la Reine.

Mais tiens, prends, lis le reste. Ismène, il faut mourir.

Qu’en dis-tu ? qu’en crois-tu ? Pirame, me trahir !

J’ai cent fois soupiré, voyant le caractère

Des traits de cette main et si tendre et si chère ;

Mais pouvais-tu penser que cette même main

Formât un jour des traits pour me percer le sein ?

Verse, verse des pleurs, Princesse infortunée !

Amante trop crédule ! Amante abandonnée !

Puisqu’on te sacrifie à la splendeur du rang,

Va noyer ton amour dans des larmes de sang ;

Étouffe cet amour qui t’a servi de guide.

Mais dois-je m’étonner si Pirame est perfide ?

Je me trahis moi-même, et mon cœur aujourd’hui

En l’aimant, m’est-il pas plus perfide que lui ?

Dieux ! tandis que je pleure un Amant infidèle,

Je sens qu’à son secours ma tendresse m’appelle :

Oui, peut-être on me venge, et l’on va le punir.

J’envisage et je crains un funeste avenir.

Peut-être que Bélus en fera sa victime.

J’aime le Criminel, si j’abhorre le crime.

Sortons, Ismène, allons, car je veux aujourd’hui

Sauver mon Infidèle, ou mourir avec lui.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

THISBÉ, ISMÈNE

 

THISBÉ.

De mon triste destin, Ismène, apprends la suite,

Et le funeste état où mon âme est réduite.

Mais comme tu n’as pas le même désespoir,

Tes yeux n’auront pas vu ce que je viens de voir,

Pourrais-tu comme moi t’en retracer l’image ?

Nous sortons de ces lieux : quel combat ! quel care nage !

Je trouve une forêt de piques et de dards,

J’aperçois mille morts voler de toutes parts :

Je les crains pour Pirame, et chaque trait me tue.

Juge dans cet état d’une Amante éperdue,

Qui voit tant de soldats tomber en un moment,

Et parmi ces horreurs, qui cherche son Amant.

Malgré la foule enfin, je l’aperçois à peine,

Et dans le même instant je vois qu’Hircus l’entraîne :

Je l’ai suivi, l’ai joint, et l’ai vu dans le Fort.

Mais on dit que la Reine a fait un grand effort.

Je t’ai fait demeurer, apprends-moi donc le reste.

ISMÈNE.

La valeur de Bélus à la Reine funeste,

Par ses efforts, Madame, a bientôt enfoncé

Le gros de ses soldats que son bras a percé ;

Aussitôt qu’elle a vu disparaître Pirame,

Elle a perdu l’espoir de secourir sa flamme.

Ses soldats ont plié ; mais elle avec fierté

A fait voir jusqu’au bout son intrépidité,

A rallié sa Garde, et perçant dans la ville,

Elle s’en est rendu l’issue assez facile.

Arsace l’a reçue ; et les siens repoussés

Par le Peuple et Bélus, viennent d’être chassés.

Bélus est maître ici... Vous soupirez, Madame.

THISBÉ.

Hélas ! Bélus est maître, et maître de Pirame,

Mon Amant m’est fidèle ; il m’a lui-même appris

Le secret du Billet qu’Hircus avait surpris :

Pour abuser son père, et prévenir l’atteinte

Des fureurs de la Reine, il a fait cette feinte.

ISMÈNE.

Avez-vous vu Pirame, et vous ont-ils permis ?...

THISBÉ.

J’étais seule, ils n’avaient que mes yeux d’ennemis,

J’ai volé vers le Fort d’une ardeur insensée ;

À travers des soldats je me suis empressée,

Pour escorte n’ayant que mes propres malheurs,

Pour armes que mes cris, mes soupirs, et mes pleurs.

Un reste de pitié pour moi les intéresse ;

Et ces pleurs m’ont ouvert le passage et la presse.

Ils ont eu du respect, me voyant approcher :

J’ai couru vers l’Ingrat, j’allais lui reprocher...

Mais hélas ! qu’ai-je vu ? que m’a-t-il fait entendre ?

Qu’il s’est justifié d’une manière tendre !

Ses yeux que j’évitais, ont rencontré les miens ;

Il a vu tous mes feux, et j’ai vu tous les siens ;

Ses discours ont banni mes mortelles alarmes,

Ses soupirs ont grossi le torrent de ses larmes :

Elles m’ont entraînée ; et malgré mes soupçons,

Mon cœur n’a pu tenir contre tant de raisons.

Pour lever tout ombrage, alors je suis sortie,

Et pour voir les moyens de lui sauver la vie.

Je crains tout de Bélus, puisque Pirame est pris ;

Il arrête, il enchaîne Arsace dans son fils.

S’il presse Babylone, on verra sa colère

Sur la tête du fils punir le bras du père :

J’entendrai menacer des jours si précieux.

Verrai-je contre lui...

ISMÈNE.

Madame, faites-mieux,

Déclarez à Bélus sa feinte pour la Reine,

Dites-lui qu’il n’a point...

THISBÉ.

Le croira-t-il, Ismène,

Qu’il n’en veut point au Trône ? Et pour n’en croire rien,

Hélas ! Bélus a-t-il un cœur comme le mien ?

L’ardeur de mon Amant pour moi fut convaincante ;

Mais un Prince jaloux a-t-il des yeux d’Amante ?

Pour Pirame d’ailleurs j’appréhende Amestris ;

Je crains plus son amour que tous nos ennemis ;

Et je l’exposerais, découvrant le mystère,

Pour le sauver du fils, aux fureurs de la mère ;

Car si la Reine allait triompher à son tour,

Si Babylone était reprise quelque jour,

Que Maîtresse absolue elle se vit trahie,

Je craindrais qu’à Pirame il n’en coûtât la vie.

Que faire donc, Ismène, en ces extrémités ?

Je ne vois que la mort pour nous de tous côtés ;

Du côté de Bélus, de celui de la Reine,

Tout m’embarrasse hélas ! tout me met à la gêne.

Je cherche des moyens, et je n’en puis trouver ;

Et partout je le perds, si je veux le sauver.

ISMÈNE.

Du moins devant Bélus, Madame, il faudra feindre.

Vous savez son amour, vous devez vous contraindre.

Pirame est dans ses fers : gardez-vous de parler.

Mais le voici, Madame, il faut dissimuler.

 

 

Scène II

 

BÉLUS, THISBÉ, ISMÈNE, SUITE DES GARDES

 

BÉLUS.

Grâce aux Dieux, je suis Maître, et tiens en ma puissance

Un Ingrat, dont je viens vous offrir la vengeance,

Madame ; je l’expose à tout votre courroux ;

Et c’est de votre main que vont tomber les coups.

Oui, vous-même ordonnez de la peine du Traitre :

Le perfide a trahi sa Maîtresse et son Maître ;

Je prends votre intérêt, et je veux vous venger.

Son sort dépend de vous, c’est à vous d’y songer.

Il a voulu vous perdre, et même à votre vue...

THISBÉ.

Épargnez-moi, Seigneur, un discours qui me tue ;

Et si vous exposez Pirame à mon courroux,

Si l’Ingrat de ma main doit attendre les coups,

Seigneur, puisqu’il m’a fait la plus sensible offense,

Reposez-vous sur moi du soin de ma vengeance.

Mais depuis qu’il est pris, l’avez-vous entendu ?

Et de sa trahison s’est-il mal défendu ?

BÉLUS.

Je me trompe, Madame, et commence à comprendre

Que Pirame à vos yeux aura pu se défendre.

Hircus me l’avait dit ; et vous ayez raison

De douter de son âme et de sa trahison :

Mais mon Sceptre et mes jours si proches de leur perte,

Tant de sang, tant de morts dont la terre est couverte,

La Reine avec Arsace, une Armée à nos murs

S’en sont-ils expliqués en des termes obscurs ?

Qu’aura-t-il répondu, quand pour m’ôter le Trône,

Me perdre, on a voulu surprendre Babylone,

On l’assiège, et l’on tâche à renverser l’État ?

Faut-il pour vous convaincre un plus noir attentat ?

Mais si ma destinée est contraire à la sienne,

À lui laisser la vie, il y va de la mienne,

Il y va de mon Trône, il y va de mon cœur,

Il y va de vous-même, et de tout mon bonheur.

THISBÉ.

Ah ! Seigneur, si jamais j’eus pour vous quelques charmes,

Si jamais votre cœur fut touché par des larmes,

Ne précipitez pas... Mes sens embarrassés,

Et mes soupirs, Seigneur, vous en disent assez.

BÉLUS.

Madame, vous n’avez pour moi que trop de charmes :

Mais je trouve un Perfide indigne de vos larmes ;

Et ces tendres soupirs réveillent tour à tour

Ma haine pour Pirame, et pour vous mon amour.

Quoi ! tout ingrat qu’il est, l’aimeriez-vous, Madame ?

Cet amour...

THISBÉ.

Moi ! Seigneur, moi ! J’aimerais Pirame !

J’aimerais un Ingrat, qui pour se couronner

Après mille serments, ose m’abandonner !

Un Perfide qui brise une si belle chaîne !

Non, Seigneur, non, pour lui je n’ai que de la haine.

Je demande sa grâce afin de m’en venger ;

Si j’ai voulu le voir, c’était pour l’outrager,

Et pour lui reprocher toute son injustice :

Mais je veux prolonger sa vie et son supplice.

Je serai comme une ombre attachée à ses pas,

Pour lui causer des maux pires que le trépas :

Ainsi je verrai mieux ma vengeance assouvie,

Et ma haine sera le bourreau de sa vie.

Donnez-la moi, Seigneur, puisqu’il m’a su trahir ;

Qu’il vive, et laissez-moi le soin de le haïr.

BÉLUS.

Hé bien ! Madame, hé bien ! il faut lui faire grâce ;

Je veux récompenser son crime et son audace.

Pour accorder mes droits avec ceux d’Amestris,

Je lui rendrai Pirame, et je crois qu’à ce prix

Elle me cédera le Trône de mon père.

Et vous, pour vous venger de l’amour de ma mère,

Quittez votre Infidèle, et régnant avec moi...

THISBÉ.

Quoi ! Seigneur, je verrais Pirame être mon Roi !

Si vous aviez uni la Reine avec ce Traître,

Songez à votre tour qu’il serait votre maître ;

Que vous succomberiez vous-même sous vos coups,

Et que votre vengeance éclaterait sur vous.

BÉLUS.

Laissez, laissez sur moi retomber ma vengeance,

Madame, et consentez à leur juste alliance ;

N’y mettez point d’obstacle.

THISBÉ.

Ah ! j’y mettrai, Seigneur,

Des obstacles pour vous pour moi, pour votre honneur ;

Et j’ai trop de raison de craindre que la Reine,

Pour régner seule ici, ne nous livre à la haine.

Vous savez sa fureur et son emportement :

Et que ne fait-on point, Seigneur, pour un Amant ?

Vous en êtes témoin, vous l’avez vu vous-même :

Il vous en a coûté presque le Diadème.

Votre vie exposée en ce dernier combat...

BÉLUS.

Il faut donc l’immoler au repos de l’État,

Cet Amant trop heureux qui menace ma vie.

THISBÉ.

Ah Seigneur ! étouffez cette funeste envie.

BÉLUS.

Madame, vous l’aimez, votre cœur s’est trahi.

Je vous aime, et je suis malheureux et haï :

Tout criminel qu’il est, vous excusez son crime ;

Quand je dois l’immoler, je deviens sa victime ;

Mais son sort et le mien va dépendre de vous.

Si vous craignez pour lui l’éclat de mon courroux,

Sa vie est en vos mains, et je vous l’abandonne.

Je hasarde pour vous la mienne, et la Couronne.

Un mot de votre bouche en fera le destin.

Pour sa tête il me faut promettre votre main.

À cet unique prix, je fais grâce à Pirame.

Je vous donne ce jour pour y penser, Madame :

Songez que votre amour lui peut être fatal ;

Songez qu’il vous trahit, et qu’il est mon Rival.

 

 

Scène III

 

THISBÉ, ISMÈNE

 

THISBÉ.

Ismène, il faut mourir, et l’heure en est venue,

Bélus, la Reine, Arsace, et mon amour me tue.

Tu sauras, cher Amant, combien tu m’étais cher,

Je vais percer ce cœur qu’on te veut arracher :

Oui, je mourrai, Pirame, et je mourrai fidèle

Du plus parfait amour je serai le modèle ;

Et nous serons peut-être un exemple fameux

Des plus tendres Amants et des plus malheureux :

Mais si je meurs, Ismène, empêche que Pirame

Ne me suive, et ne coupe une si belle trame.

Cette pensée, hélas ! me fait trembler d’effroi.

Je vais mourir pour lui, fais-le vivre pour moi.

Dis-lui, pour détourner cette fatale envie,

Que j’eus mille raisons de sortir de la vie ;

Que Bélus me pressait de lui donner la main ;

Que c’était lui porter un poignard dans le sein ;

Qu’Amestris redoublait mes mortelles alarmes ;

Qu’un peu de sang versé, m’épargne bien des larmes ;

Que toujours son amour se souvienne de moi ;

Qu’il vive, et s’il se peut, qu’il me garde sa foi.

ISMÈNE.

Quel funeste penser vous accable, Madame !

Les Dieux auront-pitié de vous et de Pirame,

Et vous ne serez pas toujours si malheureux...

Mais qu’aperçois-je, ô Ciel ! Pirame dans ces Lieux !

 

 

Scène IV

 

PIRAME, THISBÉ, ISMÈNE

 

THISBÉ.

Ah ? Seigneur, se peut-il qu’enfin je vous revoie ?

PIRAME.

Madame, suspendez l’éclat de votre joie ;

Je suis libre, il est vrai, par les soins de Licas :

Il a gagné du Fort les Chefs et les Soldats.

J’en sors, Madame ; il faut marquer votre tendresse,

Il faut fuir à cette heure avec moi : le temps presse :

Tout flatte ce dessein ; malgré l’obscurité

La Lune cette nuit nous offre la clarté ;

Pour ménager Bélus avec plus de conduite,

Ismène en demeurant, peut cacher notre fuite,

Les superbes Jardins que fit Sémiramis,

Ne sont point investis du camp des ennemis ;

Rangez près de l’Euphrate, ils assiègent la Ville.

Par ces lieux écartés l’issue en est facile,

Ainsi nous pouvons fuir, et gagner la Forêt ;

Et Licas va nous suivre, et nous tenir tout prêt :

Au Tombeau de Ninus il doit bientôt se rendre,

Proche de la Fontaine ou nous devons l’attendre.

Hé bien, partirons-nous, Madame, de ces lieux ?

Mais quoi ! je vois tomber des larmes de vos yeux !

Pourquoi tant de soupirs, Madame ? et que veut dire...

THISBÉ.

Ah ! Seigneur apprenez pourquoi mon cœur soupire,

Quoi ! fuirais-je avec vous, seule, et pendant la nuit ?

Pour ma gloire, Seigneur, ah ! quel funeste bruit !

Souillerais-je mon nom d’une tache si noire ?

Prince, si vous m’aimez ayez soin de ma gloire.

PIRAME.

À la suite, sans vous, pourrais-je consentir ?

Quoi. Madame, sans vous ?

THISBÉ.

Oui, Prince, il faut partir :

Il faut partir sans moi, sans cette Infortunée,

Qui fait tout le malheur de votre destinée.

Je fuirais avec vous, si j’en croyais mon cœur,

Je vous suivrais partout ; mais ma gloire, Seigneur,

Retraçant à mes yeux la noirceur de l’envie,

Ne lui veut point donner de prise sur ma vie.

Si vous m’aimez, Pirame, ah ! sortez de ce lieu,

Épargnez à mon cœur ce douloureux adieu :

De mes sens désolés vous redoublez la peine,

Fuyez... Mais n’allez pas vers le camp de la Reine.

PIRAME.

Partirais-je sans vous ? resteriez-vous sans moi ?

Vous abandonnerais-je aux tendresses d’un Roi ?

Vous laisserais-je en proie aux fureurs d’une Reine,

Également victime ou d’amour, ou de haine ?

Et que sais-je, Madame, en ce funeste jour,

Si vous ne seriez pas la victime d’Amour ?

Épargnez à mes sens cette funeste image,

Épargnez des transports de douleur et de rage ;

Et sans nous attendrir en soupirs superflus,

Fuyons, fuyons ensemble et la Reine, et Bélus.

Vous craignez (dites-vous) quelques traits de l’envie.

Et ne craignez-vous rien, cruelle, pour ma vie ?

Un sentiment de gloire étouffant votre amour,

S’il vous coûte des pleurs, me va coûter le jour.

Encore un coup, songez que ma mort est certaine,

Si vous ne me suivez, je rentre dans ma chaîne,

Je me livre à Bélus, et je cours au trépas,

Ah Dieux ! si vous m’aimiez...

THISBÉ.

Je ne vous aime pas,

Ingrat ! de mon amour pourriez-vous être en doute ?

Et vous voyez si bien les larmes qu’il me coûte : 

Mais sur tant de faiblesse enfin fermez les yeux,

Prince, je vais rentrer, sortez au nom des Dieux.

Adieu, Pirame, adieu... Mais je demeure encore ;

Je ne puis m’arracher d’un Amant que j’adore.

Pour la dernière fois adieu, Prince... Ah cruel !

Que ne m’épargniez-vous cet adieu si mortel ?

Pour vous je tremble, hélas ! que d’effroi ! que d’alarmes !

Quel plaisir prenez-vous à voir couler mes larmes ?

Cher Prince, fuyez donc, qu’un généreux effort...

PIRAME.

Cruelle je le vois, vous demandez ma mort.

Peut-être que Bélus... Ah ! penser trop funeste !

Mais, Madame, ma mort vous dira mieux le reste.

THISBÉ.

Ah ! Seigneur étouffez ce sentiment jaloux ;

Non, je crains de traîner mon malheur avec vous.

Je ne sais quelle horreur me retient et me glace ;

Pirame, au nom des Dieux, souffrez que je vous chasse,

Un mouvement secret m’arrête dans ces lieux ; i

I n’en faut point douter, c’est un ordre des Dieux.

Si je fuis avec vous, qu’en devons-nous attendre ?

Les Gardes de Bélus viendront pour nous reprendre ;

Je vous verrai tout seul contre tant de Soldats,

Tomber percé de coups, peut-être entre mes bras ;

À vos regards mourants, je m’offrirai mourante,

Quel spectacle, Seigneur, hélas ! pour une Amante !

PIRAME.

Non, la mort à mes yeux n’a rien de si fatal,

Que de vous voir en proie à l’amour d’un Rival,

Il n’est point à mes yeux de la grande infortune :

Je souffre mille morts pour en éviter une :

Pour moi vous la craignez, et vos tristes adieux

Sauront me la donner, et peut-être à vos yeux,

Un moment différé rend ma perte assurée :

Vous la voyez, cruelle, et vous l’avez jurée.

Si quelqu’un me surprend ici, je suis perdu.

Vous vous repentirez d’avoir trop attendu ;

Il ne sera plus temps, je mourrai...

THISBÉ.

Quelle peine !

Hé bien, Seigneur, allons où le Sort nous entraîne.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

BÉLUS, HIRCUS

 

HIRCUS.

Enfin, Seigneur, les Dieux sont déclarés pour vous :

La Reine est arrêtée, Arcas percé de coups ;

Son Parti cette nuit est défait par le vôtre :

Nos Chefs ont fait merveille à l’envi l’un de l’autre ;

Mais le profond respect que l’on doit à son rang,

Leur a fait épargner en elle votre sang :

Arsace s’est sauvé dans la forêt prochaine ;

On le poursuit : nos Chefs vous amènent la Reine :

Elle est dans Babylone, elle veut vous parler ;

Et tout ce grand revers a peine à l’ébranler.

Mais, Seigneur, dans le bien que le Ciel vous envoie,

Pourquoi vous refuser à la publique joie ?

Et ce sombre chagrin qui nous paraît...

BÉLUS.

Hélas !

Ma gloire est satisfaite, et mon cœur ne l’est pas.

Je sens je ne sais quoi dans l’âme qui me gêne.

Vous, Gardes, approchez : allez trouver la Reine ;

Et lorsque vous l’aurez conduite jusqu’ici,

Faites sortir Pirame, et l’amenez aussi.

Je veux lui reprocher sa flamme criminelle :

Devant la Reine il faut... Mais s’il était fidèle,

Hircus ? Si pour Thisbé... Cependant aujourd’hui

Puisque la Reine même a combattu pour lui,

Il faut bien qu’avec elle il soit d’intelligence.

HIRCUS.

Quand la Reine, Seigneur, courut pour la défense,

Qu’elle chargea les miens lorsque je l’arrêtais,

Je l’observais toujours, moi seul je le tenais.

Cependant dans l’instant que la Reine elle-même

Combattit, et fit voir une tendresse extrême,

Il ne répondit point à de si beaux transports,

Pour se sauver lui-même il ne fit point d’efforts ;

Au contraire il la vit avec un œil farouche ;

Le nom de la Princesse échappa de la bouche ;

Et poussant des soupirs qu’il ne put retenir,

(Chère Thisbé, dit-il, que vas-tu devenir ?)

Je l’entraîne : il ne fit aucune résistance ;

Il demeura toujours dans un triste silence ;

Dans ses yeux éclatait une tendre douleur,

Et du reste il était stupide à son malheur.

Après cela, Seigneur, pouvez-vous être en peine

S’il trahit la Princesse, ou s’il aime la Reine ? 

BÉLUS.

Ah ! Dieux, que m’apprends-tu par ce cruel récit ?

Trop fidèle à Thisbé, c’est moi seul qu’il trahit.

Hélas ! quand de mes feux je me rendais le maître,

Qu’un Billet outrageant le fit passer pour traître

Que l’amour de la Reine appuya nôtre erreur,

Je crus Thisbé trompée en consultant mon cœur :

Pour Pirame ayant vu les efforts de la Reine,

Cette marque d’amour sut désarmer ma haine ;

Et sans envisager la mort où je courais,

Mon cœur était charmé du péril où j’étais.

Mais enfin quand je vois ma vie en assurance,

Si la Reine est trahie, Hélas ! plus d’espérance,

Que la gloire et l’amour dans mes désirs errants

Font sentir à mon cœur de transports différents !

La douleur de Thisbé semble augmenter ses charmes

Quand je vois ses beaux yeux baignés de tant de larmes,

Une rendre pitié presse et saisit mon cœur,

Je veux de mon amour devenir le vainqueur ;

Et quand cette pitié rend mon âme abattue ;

Cette pitié devient un amour qui me tue ;

La Princesse et Pirame en sont plus malheureux,

Et je me trouve encor plus infortuné qu’eux.

Mais il faut m’éclaircir du doute qui me presse.

Oui, tout à l’heure, Hircus, allez chez la Princesse :

Qu’on la fasse venir avecque son Amant.

Voici la Reine : allez, revenez promptement.

 

 

Scène ΙΙ

 

AMESTRIS, BARSINE, BÉLUS, SUITE DE GARDES

 

AMESTRIS.

Tu triomphes, Bélus, et les Dieux m’ont trahie :

Tu m’arraches le Sceptre et me laisses la vie.

Achève, Fils ingrat, et devenant mon Roi,

Viens ne ravir le jour que tu reçus de moi.

Tu sais que pour la mort je n’eus jamais de crainte.

Qui la brava cent fois, en méprise l’atteinte.

D’un visage serein je l’attends constamment ;

Mais n’attends point de moi d’indigne abaissement,

Pour réparer ma honte, et pour finir ma peine,

Je veux mourir, Bélus, et veux mourir en Reine ;

Car apprends aujourd’hui, perdant ce que je perds,

Que l’on doit dans la chute étonner l’Univers ;

Que le Trône est placé dans un lieu si sublime,

Qu’à ses pieds le Destin ne fait voir qu’un abîme.

Viens, de tes propres mains, viens m’y précipiter ;

Et couvert de mon sang, hâte-toi d’y monter.

BÉLUS.

Madame, loin d’avoir cette funeste envie,

Je respecte ce sang qui m’a donné la vie :

Écoutez un peu moins une aveugle fureur,

Qui va jusqu’à l’excès aigrir votre douleur.

Vous m’avez voulu perdre, et pour vous satisfaire,

Vous aviez oublié que vous étiez ma Mère ;

Mais dans le triste état où le Sort vous a mis,

Je veux me souvenir que je suis votre fils.

Vous rendant les respects qu’exige la Nature,

Je fais ce que je dois. Si votre cœur murmure

De me voir dans les mains le Sceptre que je tiens

La Nature a ses droits, et le Trône a les siens.

Je m’y place, Madame, et moi seul y dois être.

Il faut que l’univers connaisse en moi son Maître,

Je ne veux plus languir dans les bras du repos,

Mais marcher comme vous sur les pas des Héros.

Si vous en murmurez, plaignez-vous de vous-même.

Je saurai comme vous porter le Diadème,

Confier à mon bras l’honneur de mes desseins,

Être seul mon Ministre, et régner par mes mains.

AMESTRIS.

Quoi ! tu veux régner seul ? et ta fierté me brave ?

Prétends-tu de ta Mère avoir fait ton esclave ?

Étalant à mes yeux d’ambitieux projets,

Déjà tu me confonds avecque tes Sujets.

Fais plus, car il te faut une double Victime ;

Il faut que ta grandeur te coûte plus d’un crime !

Pirame est déjà mort. J’avais seule attenté

Pour conserver mes droits avec ma liberté ;

Mais enfin, donne-moi le destin de Pirame :

Il était innocent...

BÉLUS.

Non, non, il vit, Madame.

À Thisbé je voudrais qu’il eût manqué de foi,

Et qu’il eût avec vous conspiré contre moi.

Devenu son Rival, ou plutôt sa Victime,

Je crains son innocence, et souhaite son crime :

Et pour vous dire, hélas ! ce que mon cœur ressent,

Peut-être à mon égard est-il trop innocent.

 

 

Scène III

 

UN GARDE, BÉLUS, AMESTRIS, BARSINE, SUITE DE GARDES

 

GARDE.

Ah ! Seigneur cette nuit Pirame a pris la fuite :

Il a trompé la Garde, ou Licas l’a séduite.

Pour le suivre, il était déjà prêt à partir ;

Mais Seigneur, nous l’ayons empêché de sortir.

 

 

Scène IV

 

HIRCUS, UN GARDE, BÉLUS, AMESTRIS, BARSINE

 

HIRCUS.

Je viens vous avertir, Seigneur, que la Princesse

N’est plus dans le Palais.

BÉLUS.

Qu’on la cherche sans cesse.

HIRCUS.

Je l’ai cherchée en vain dans son appartement.

BÉLUS.

Elle aura fui, sans doute, avecque son amant ;

Je l’avais pressenti. Tout est perdu, Madame.

Courez après Thisbé, qu’on reprenne Pirame.

HIRCUS.

Pour courir après eux, mes ordres sont donnés,

Et de tous les côtés des Soldats destinés...

BÉLUS.

Faites venir Licas : il nous dira, le traître,

En quels lieux auront fui la Princesse et son Maître.

Pirame vous trahit, Madame, à mon malheur :

Il n’en veut point au Trône, il en veut à mon cœur.

AMESTRIS.

Arrête, c’en est trop, Destin impitoyable !

Voilà le dernier coup dont ta fureur m’accable.

Bélus, je suis trahie, et ce funeste jour

N’éclaire qu’à ma honte un trop indigne amour,

Ne crois pas cependant, qu’une servile flamme

Seule par son ardeur eût embrasé mon âme,

J’avais ma politique, et j’aimais cet Ingrat,

Pour me rendre avec lui maîtresse de l’État,

Je craignais ta fierté, ta faveur, tes intrigues,

Un Époux m’aurait mise à couvert de tes brigues :

J’en aurais fait ton Maître ; et cette passion

Ne servait que d’esclave à mon ambition.

Cependant j’en frémis, et je sens ma faiblesse ;

Je sens mon triste cœur qui soupire sans cesse.

J’effacerai sa honte, et je saurai punir

Ses indignes soupirs par son dernier soupir.

Il faut pour rappeler tout l’éclat de ma vie,

Par une illustre mort faire taire l’envie ;

Mais du moins, pour le prix du Trône que je perds,

Fais poursuivre Pirame au bout de l’Univers.

Dans ma juste douleur, que ma fureur éclate.

Venge-moi d’un Ingrat, venge-toi d’une Ingrate :

Que leurs cœurs arrachés, pour être réunis,

Vengent par tout leur sang tous nos soupirs trahis.

 

 

Scène V

 

ARSACE, HIRCUS, AMESTRIS, BÉLUS, BARSINE, SUITE DE GARDES

 

HIRCUS.

Seigneur, Arsace est pris, on l’amène.

ARSACE, à Amestris.

Ah ! Madame,

J’ai tout perdu pour vous, quand j’ai perdu Pirame.

À Bélus.

Seigneur, vengez un fils sur un père inhumain,

De qui l’aveugle orgueil vient d’être l’assassin.

Mon bras m’eût épargné ce récit trop funeste :

Mais enfin l’on m’a pris... Mes pleurs disent le reste ;

Contre moi seul, Seigneur, armez votre courroux.

BÉLUS.

Parlez-plus clairement, Arsace, expliquez-vous.

Nous savons que Licas avait tramé sa fuite.

ARSACE.

Hé bien ? apprenez-en la déplorable suite,

La Princesse et Pirame à peine étaient venus

Dans la Forêt prochaine au Tombeau de Ninus ;

Ils attendaient Licas, Licas allait s’y rendre,

Quand il fut arrêté : Mon fils las de l’attendre,

Fait demeurer Thisbé, sort, et fut quelque temps

Au bord de la forêt à compter les moments :

Moi, dans ce temps, Seigneur, dans l’horreur qui me guide,

Notre parti défait, je pouffe à toute bride

Du côté de ce bois, où je trouve mon fils.

Sitôt qu’il m’aperçoit, il s’enfuit : je le suis :

Il perce la forêt : je le joins, je le presse :

Il me dit qu’il venait de quitter la Princesse ;

Mais ne la trouvant plus, il la cherche en tremblant,

Et rencontre à ses pieds son voile tout sanglant,

Nous voyons de Thisbé quelques traces formées,

Et celles d’un Lion sur ces pas imprimées,

L’herbe teinte de sang, ce voile déchiré :

Pirame alors demeure interdit, égaré :

Un long frémissement le saisit et le glace ;

De ce Lion encore examinant la trace,

Il la suit, la démêle, et voit de tous côtés

Des morceaux de ce voile épars, ensanglantés.

Ah Seigneur (me dit-il) Thisbé meurt, puis-je vivre ?

C’est moi qui l’ai pressée et forcée à me suivre.

Ah ! sans doute un Lion approchant de cette eau,

A surpris ma Princesse, et j’en suis le Bourreau.

Viens, cruel (disait-il) pour m’ouvrir ces en trailles ;

De Thisbé donne-moi les mêmes funérailles ;

Je suis le criminel qu’il fallait déchirer ;

Et du moins par pitié reviens me dévorer :

Mais non, ce n’est point toi, c’est moi seul qui la tue.

À ces mots, d’un poignard il se perce à ma vue.

Je me jette sur lui, j’arrache ce poignard,

J’arrête en vain son sang : Dieux ! il était trop tard ;

Il tombe, il voit ce coup qui n’a rien qui l’effraye,

Et de ses propres mains il agrandit sa plaie ;

Et malgré mes efforts, s’ouvrant ainsi le flanc...

Mais, Seigneur, pardonnez ces larmes à mon sang.

AMESTRIS.

Qu’ai-je fait ? que d’horreurs où mon âme est plongée !

Pirame est mort : ah Ciel ! vous m’avez trop vengée.

Elle sort.

BÉLUS fait signe à ses Gardes de la suite.

Et la Princesse, Arsace.

ARSACE.

Ah ! triste souvenir !

Dans ces instants, je vis la Princesse venir.

Me prenant pour Pirame, elle dit hors d’haleine,

Qu’un Lion plein de sang venant vers la Fontaine,

L’avait fait fuir, qu’enfin son voile était tombé.

Mais, Seigneur, concevez ce que devint Thisbé, 

Concevez (s’il se peut) son horreur imprévue ;

Quand mon fils étant prêt d’expirer à la vue,

La reconnut encore, et lui tendant les bras,

Sembla, pour lui parler, retarder son trépas,

Et lui dit son erreur d’une voix languissante,

Alors je vis tomber Thisbé pâle, mourante,

Et ne pus discerner en cet affreux instant,

Qui de nous trois était le vif, ou le mourant ;

Nos soupirs seuls marquaient quelque reste de vie.

Je crus que la Princesse était évanouie.

Moi j’étais immobile. Hélas ! dans ce moment

Thisbé voit le fer teint du sang de son Amant ;

Soudain elle s’en perce, et prenant la parole,

Arrête encore un peu ton âme qui s’envole,

Cher Prince (a-t-elle dit) vois mon sang répandu,

À ces funestes mots, je me tourne éperdu,

Je lui saisis le bras ; mais son sang qui bouillonne,

Rejaillit sur Pirame : il le voit, en frissonne ;

Et ranimant encore un regard presque éteint,

Par ce regard mourant il l’accuse, et se plaint :

Il veut parler, murmure, et n’achève qu’à peine

Un reproche confus, lorsque la mort l’entraîne,

Thisbé le suit de près : un soupir douloureux

Avance son trépas, et les unit tous deux.

Et voyant expirer mon fils et sa Princesse,

La pitié, malgré moi, fait naître une tendresse

Jusqu’alors inconnue à mon barbare cœur,

Et qui venge Thisbé de son persécuteur :

Oui, Seigneur, tout rempli de ma douleur amère,

Quand il n’en est plus temps, je sens que je suis père.

Leur image sanglante à toute heure me suit :

Je n’ai que de l’horreur pour le jour qui me luit.

Mes pleurs vous font assez connaître mon envie :

Hé de grâce ! Seigneur, qu’on m’arrache à la vie :

C’est la seule faveur que demande à genoux

Un père infortuné criminel envers vous.

Aux Dieux, à la nature, à vous, rendez justice ;

Et pour venger le fils, que le père périsse.

Je l’aurais déjà fait, Seigneur ; mais vos soldats

Ont eu la cruauté de m’arrêter le bras.

BÉLUS.

Quand je pleure Thisbé, je plains votre infortune :

Arsace, et nous, faisons une perte commune.

Mon amour de ce crime a commis la moitié ;

Et je sons moins pour vous d’aigreur que de pitié.

 

 

Scène VI

 

HIRCUS, BÉLUS, ARSACE, SUITE DE GARDES

 

HIRCUS.

Ah Seigneur : apprenez une étrange aventure,

Qui touche également l’Amour et la Nature.

On portait au Palais les corps des deux Amants :

Babylone éclatait toute en gémissements ;

La Reine a rencontre cet objet à sa vue ;

Vos Gardes par respect ne l’ont point retenue.

Elle approche, elle voit leurs corps ensanglantés

Dans l’horreur de la mort conserver leurs beautés :

Une tranquille paix marquait sur leur visage

Les traces de l’amour plutôt que de la rage ;

Et sans avoir cet air pâle, affreux de la mort,

Tout mort, ils paraissaient satisfaits de leur sort,

La Reine à ce spectacle a répandu des larmes,

Et prenant la parole, elle a plaint tant de charmes :

Hélas ! (a-t-elle dit) Amants infortunés

Je vous ai par ma flamme à la mort entraînés ;

Mais j’irai vous rejoindre en vos demeures sombres,

Et je ferai ma paix avec vos chères Ombres ;

N’attendez plus de moi de soupirs, ni de pleurs :

Je répandrai du sang pour venger vos malheurs :

Oui, c’est ici qu’il faut montrer toute mon âme,

Et qu’un bras de Héros punisse un cœur de femme...

À ces mots, d’un poignard caché pour ce dessein,

Qu’elle a voulu porter devant nous dans son sein,

J’ai rompu, grâce aux Dieux, et la force et l’atteinte ;

Mais, Seigneurs, la douleur nous donne de la crainte.

BÉLUS.

Malgré son désespoir, allons la secourir :

Elle est ma mère, il faut l’empêcher de mourir.

ARSACE.

Ô  Ciel ! ne laisse pas mon audace impunie :

Si Bélus par pitié veut épargner ma vie,

Que ta foudre me soit favorable aujourd’hui ;

Et sois moins pitoyable, ou plus juste que lui.

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