Le Puff (Eugène SCRIBE)

Comédie en cinq actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 22 janvier 1848.

 

Personnages

 

M. LE COMTE DE MARIGNAN, homme de lettres et homme d’État

CÉSAR DESGAUDETS, homme d’affaires

CORINNE DESGAUDETS, sa fille, de la Société des Hommes de lettres

ALBERT D’ANGREMONT, officier de l’armée d’Afrique

MAXENCE DE LA ROCHE-BERNARD, gentilhomme

ANTONIA, sa sœur et sa pupille

BOUVARD, libraire

 

La scène est à Paris.

 

 

ACTE I

 

La boutique de Bouvard, quai Malaquais. À droite du spectateur une table ronde couverte d’un tapis, sur laquelle sont des journaux et des brochures. À gauche, un comptoir. Porte sur la rue à droite ; porte à gauche donnant sur les appartements de Bouvard.

 

 

Scène première

 

DESGAUDETS, soutenu par ALBERT, entrant par la porte à droite, BOUVARD, sortant, au bruit, de la porte de côté, à gauche

 

BOUVARD.

Quel est ce bruit ?

ALBERT, à Desgaudets.

Appuyez-vous sur moi, Monsieur, et entrez vous reposer un instant dans cette boutique...

Apercevant Bouvard qui entre.

Si Monsieur, qui m’en paraît le maître, veut bien nous en accorder la permission ?

BOUVARD.

Avec plaisir, Messieurs. Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

DESGAUDETS.

Rien, rien ; plus de peur que de mal !... Un omnibus m’avait renversé à la descente de la rue des Saints-Pères ; et sans ce brave jeune homme qui a détourné les chevaux...

ALBERT.

N’êtes-vous pas blessé, Monsieur ?

DESGAUDETS, s’asseyant sur une chaise, à gauche, près du comptoir.

C’est à vous plutôt qu’il faudrait adresser cette demande.

ALBERT.

Nullement ! moi, officier de cavalerie, j’ai l’habitude des chevaux.

DESGAUDETS, à Bouvard.

Veuillez seulement avoir la bonté de me faire donner un verre d’eau fraîche ?

BOUVARD.

Très volontiers. Si pour se reposer et se remettre, ces Messieurs veulent lire les journaux... ils sont à peu près tous sur cette table.

Il sort.

 

 

Scène II

 

DESGAUDETS, ALBERT

 

ALBERT.

Des journaux ! merci... M n’y crois plus ! à ceux de cette ville du moins !

DESGAUDETS, toujours assis.

Il y a donc bien longtemps, Monsieur, que vous habitez la capitale ?

ALBERT.

Depuis avant-hier. Arrivant de l’Algérie, j’avais besoin de me loger, de m’équiper, de m’habiller. J’ai parcouru les journaux, les premiers... les plus grands, à la dernière feuille...

DESGAUDETS.

Celle qui souvent courent le plus de vérités !

ALBERT.

Alors, jugez des autres ! pas une seule annonce, pas une seule promesse qui ne m’ait trompé.

DESGAUDETS.

Dame ! si vous consultez les annonces !

ALBERT.

Et à qui voulez-vous qu’un étranger s’adresse ? Bien plus, je lis, mais à un autre endroit du journal, qu’il y a un spectacle admirable, un ouvrage sublime que tout Paris voudra voir ; que la foule qui s’y entasse chaque soir brise les barrières et nécessite l’intervention de la garde municipale... Je me hâte. Monsieur, j’achève à peine mon dîner... J’arrive ! personne à la porte... personne dans la salle !... Et pourtant je l’avais lu, c’était imprimé et signé !

DESGAUDETS.

Cela vous étonne...

Au domestique qui lui apporte un verre d’eau.

Je vous remercie...

Se levant.

Veuilles maintenant m’avertir... quand passera un omnibus... un omnibus qui n’aille pas trop vite.

Se retournant vers Albert.

Cela vous étonne, mon jeune ami, mais c’est connu, c’est adopté. Chacun sait, excepté vous, que dans cette grande ville si populeuse et si commerçante, il ne se vend pas, il ne se débite pas un seul mot de vérité ! que le mensonge, au contraire, s’y confectionne, hautement, par privilège et brevet d’invention, sans garantie du gouvernement, et qu’enfin il n’y a maintenant de vrai que le puff et la réclame.

ALBERT.

Je vous avoue, que moi, qui arrive d’Afrique, je ne connais pas même ces noms-là !

DESGAUDETS.

Le puff ou peuff, comme disent nos voisins d’outre-mer, importation anglaise qui suffirait à elle seule, si on en doutait, pour attester l’entente cordiale ! Le puff ! nécessité si grande que le mot lui-même, devenu français, a forcément acquis ses lettres de grande naturalisation ; le puff est l’art de semer et de faire éclore, à son profit, la chose qui n’est pas ! C’est le mensonge passé à l’état de spéculation, mis à la portée de tout le monde, et circulant librement, pour les besoins de la société et de l’industrie ! Toutes les vanteries, jongleries, sensibleries de nos poètes, de nos orateurs et de nos hommes d’État, autant de puffs ! La femme à la mode, qui a la migraine pour qu’on lui donne des diamants, c’est un puff ! Le poète, délivrant des brevets de grands hommes à tout le monde, pour que tout le monde lui en décerne, c’est un puff ! Et les dames patronnesses, et les chemins de fer, et les promesses d’actions... des puffs ! Et les caresses qu’on fait aux électeurs, et les engagements du député, avant, et ses discours après ! Et l’industriel qui dit : Prenez mon ours ! le marchand qui parle de ses cachemires, le ministre qui parle de sa démission, des puffs ! encore des puffs !... Sans compter le puff de bienfaisance, le puff du désintéressement, le puff du patriotisme et le puff de la dévotion... car le puff est à l’usage de tous les états, de tous les rangs, de toutes les classes, en reconnaissant cependant, car il faut être juste, que les avocats, les journalistes et les médecins en font la consommation la plus habituelle et la plus forte !

ALBERT.

Mais s’il en est ainsi, Monsieur, c’est indigne, c’est horrible !

DESGAUDETS.

Eh ! mon Dieu non... c’est sans danger... tout le monde le sait !

ALBERT.

Eh ! qui trompe-t-on ?

DESGAUDETS.

Personne ! c’est une convention tacite, un échange franc de mensonges, dont personne n’est dupe et dont tout le monde se sert.

ALBERT.

À ce compte, Monsieur, la vérité serait donc maintenant bannie de tous les rapports sociaux ?

DESGAUDETS.

À peu près ! et je ne sais pas trop si c’est un mal !

ALBERT.

Vous osez soutenir un système pareil.

DESGAUDETS.

Fruit de l’expérience... j’approuve le philosophe qui disait : « J’aurais la main pleine de vérités que je ne l’ouvrirais pas ! » Il avait bien raison, à quoi servent-elles ? qui est-ce qui en veut ? qui est-ce qui les aime ? personne !... au contraire ! on en a peur, et ce que je puis vous affirmer, c’est que de nos jours, il est plus facile de réussir par le mensonge que par la vérité ! celle-ci ne mène à rien et l’autre conduit à tout !

« Les exemples fameux ne me manqueraient pas ! »

ALBERT.

Les exemples, quels qu’ils soient, ne sauraient me faire changer de sentiments ! Dussé-je vous paraître absurde ou ridicule, je vous avouerai. Monsieur, que la loyauté me paraît le premier des devoirs ; que tromper ou mentir, n’importe dans quel but, me semble indigne d’un galant homme, et je jure pour ma part...

DESGAUDETS.

De dire la vérité ?

ALBERT.

Toujours et partout !

DESGAUDETS.

C’est une manière comme une autre de se faire remarquer ! À qui ai-je l’honneur de parler... vous ne pouvez me refuser le plaisir de connaître mon sauveur !

ALBERT.

Un pauvre capitaine de cavalerie, à qui cinq ans de campagnes en Afrique et cinq blessures ont fait obtenir...

DESGAUDETS.

La croix d’honneur !

ALBERT.

Non, Monsieur.

DESGAUDETS.

Un grade supérieur...

ALBERT.

Non, Monsieur, mais un congé de quelques mois dont j’ai profité pour venir à Paris.

DESGAUDETS.

Votre nom de grâce ?

ALBERT.

Albert d’Angremont.

DESGAUDETS.

J’ai connu, à Metz, un d’Angremont, un camarade d’enfance, vieux et infirme... que j’ai perdu l’année dernière...

ALBERT.

C’était mon oncle, Monsieur ! un second père !

DESGAUDETS.

Il n’avait, pour subsister, qu’une petite pension qui lui était envoyée chaque mois... par une main inconnue que je crois deviner aujourd’hui...

À Albert qui fait un signe négatif.

Prenez garde ?... vous juriez tout à l’heure de dire toujours la vérité.

ALBERT, souriant.

Je ne crois pas qu’on y soit obligé dans ce cas-là.

DESGAUDETS.

C’est convenir déjà qu’il y a des exceptions, et mieux encore... que cette main généreuse était la vôtre ; cela ajoute encore à l’estime que j’avais conçue pour vous ; car du premier coup d’œil... vous m’avez plu... je vous ai aimé... vrai !... malgré mon système, vous pouvez m’en croire !... et vous venez à Paris, c’est tout simple, pour solliciter quelque avancement, quelque faveur.

ALBERT.

Non, Monsieur, mais demander justice !

DESGAUDETS, secouant la tête.

Hum ! hum !

ALBERT.

Est-ce donc impossible à obtenir ?

DESGAUDETS.

Si vous avez le temps d’attendre...

ALBERT.

Ce n’est pas pour moi ! mais pour la veuve de mon général ! le général de Saint-Avold, sous lequel j’ai servi et que j’ai vu tuer sous mes yeux ! le seul ami que j’aie connu au monde !... le seul !...

DESGAUDETS.

Jusqu’ici ! mais non pas maintenant !...

ALBERT, lui serrant la main.

Ah ! Monsieur !...

DESGAUDETS.

Vous disiez donc que votre général...

ALBERT.

Le plus brave officier ! le plus honnête homme... ne pensant qu’à son pays et à ses soldats ! jamais à lui ! mort sans fortune, laissant une veuve et trois enfants !... Je demande un supplément à la modique pension qui leur donne à peine de quoi vivre. Depuis hier je me suis présenté à toutes les portes... j’ai raconté à tout le monde les faits tels que je viens de vous les dire... tels qu’ils sont... en un mot !

DESGAUDETS.

Tels qu’ils sont ! c’est peut-être un tort ! si vous aviez orné ou embelli la chose... j’ai vu des actions si simples devenir héroïques... en y aidant un peu.

ALBERT.

La vérité, en pareil cas, ne parle-t-elle pas assez haut ?

DESGAUDETS.

Certainement !... mais vous n’avez encore rien obtenu ?

ALBERT.

Non, Monsieur !

DESGAUDETS.

C’est ce que je voulais dire... enfin je verrai... j’ai peu de crédit... encore moins de fortune ! mais j’ai quelques connaissances assez haut placées, et grâce à elles, il me sera peut-être possible...

ALBERT, vivement.

De faire triompher la vérité.

DESGAUDETS.

Qui sait ! le hasard !... Je suis, Monsieur, un philosophe qui marche avec son siècle... C’est vous dire que je biaise parfois pour arriver... mais j’arrive, en prenant le monde comme il est, et des amis quand j’en trouve !...

Tirant une carte de sa poche et la lui donnant.

Voici mon nom et mon adresse, heureux, quand je vous dois la vie, de pouvoir quelque jour reconnaître le service que vous m’avez rendu.

 

 

Scène III

 

DESGAUDETS, ALBERT, BOUVARD

 

BOUVARD, sortant de la porte à gauche.

Voilà, Monsieur, voilà, je crois, l’omnibus qui passe.

DESGAUDETS.

Je vous suis obligé et je retourne chez moi, où ma fille et ma pupille seront sans doute inquiètes.

Cherchant autour de lui.

Qu’ai-je fait de ma canne et de mon chapeau ?...

Albert les lui donne.

BOUVARD, près de la porte à droite, et regardant dans la rue.

Monsieur, je vous conseille de vous hâter.

DESGAUDETS.

Bah ! je vois tout avec calme et sang-froid.

BOUVARD.

Tout ! Eh bien ! vous pouvez voir d’ici l’omnibus... qui est déjà loin.

DESGAUDETS.

Vraiment ! Ce n’est pas un mal !... Autant marcher, quand on vient d’éprouver une secousse... et puis il n’y a pas de petites économies... c’est toujours trente centimes d’épargnés...

À Albert.

Adieu, mon jeune ami...

À Bouvard.

Adieu, Monsieur.

BOUVARD.

Napoléon Bouvard, libraire-éditeur...

DESGAUDETS.

En vous remerciant de votre généreuse hospitalité...

 

 

Scène IV

 

BOUVARD, ALBERT

 

BOUVARD, le reconduisant.

Vous êtes trop bon... il n’y a pas de quoi !... Si je puis vous offrir mes services pour quelques nouvelles publications... souscriptions...

DESGAUDETS, en sortant.

Non, je vous remercie.

BOUVARD.

Ce monsieur que vous avez sauvé me fait l’effet d’un Harpagon, il pouvait bien m’acheter quelques nouveautés... mes dernières, dont l’édition est encore intacte, et quand il m’aurait étrenné...

ALBERT.

C’est un philosophe !

BOUVARD.

Dont la philosophie consiste à ne pas payer.

ALBERT.

C’est celle de bien du monde...

S’adressant à Bouvard.

C’est donc à monsieur Bouvard en personne que j’ai l’honneur de parler ?...

BOUVARD.

Moi-même ! Napoléon Bouvard, libraire-éditeur.

ALBERT.

Je venais chez vous, lorsque j’ai rencontré ce monsieur. Je vous suis adressé par une digne et excellente femme, la veuve du général de Saint-Avold, avec qui vous avez eu déjà quelques relations !

BOUVARD.

C’est vrai ! je lui ai acheté des livres, des manuscrits, provenant de la succession de son mari.

ALBERT.

Ouvrages de stratégie ou de mathématiques.

BOUVARD.

Non, des Mémoires de lui !

ALBERT.

J’ignorais qu’il en eût écrit.

BOUVARD.

Mémoires du plus vif intérêt sur diverses expéditions en Algérie, détails inédits et véridiques, documents précieux pour l’histoire. On m’en demandait six cents francs... Vous comprenez que dans le commerce cela ne les valait pas, il s’en faut. Mais une veuve !... une mère de famille... et puis la gloire nationale... les derniers débris de notre vieille armée... cela m’a attendri... j’en ai donné cent écus.

ALBERT, avec indignation.

En vérité !...

BOUVARD.

Je les ai donnés... avec attendrissement ! et comptant... quoique mon habitude soit de ne jamais payer un manuscrit.

ALBERT, souriant avec ironie.

Eh mais ! vous êtes dans le genre du monsieur de tout à l’heure !... la même philosophie !

BOUVARD.

La philosophie du commerce !

ALBERT, lui présentant un manuscrit.

Et moi, Monsieur, qui, recommandé par madame de Saint-Avold, venais vous proposer un recueil de vers...

BOUVARD.

Je n’achète pas de vers ; on y a même renoncé dans la librairie.

ALBERT.

C’est flatteur pour les poètes !

BOUVARD.

Il y en a tant ! tous les premiers... on ne sait comment les classer. Il y a tel nom cependant...

Lisant la première feuille du manuscrit.

Et le vôtre, Monsieur... Albert d’Angremont.

ALBERT, secouant la tête.

C’est bien obscur...

BOUVARD.

Il y a un de ! c’est quelque chose pour moi qui n’imprime que les ouvrages des gens titrés ! Je suis le libraire du faubourg Saint-Germain, l’éditeur des grandes dames, princesses, duchesses ou baronnes ; des comtes, marquis et vicomtes, dont les noms et les chiffres étincellent sur la devanture de ma boutique... qui se trouve ainsi comme armoriée... c’est honorable... c’est flatteur...

ALBERT.

Est-ce aussi productif ?

BOUVARD.

Certainement ! D’abord, comme je vous l’ai dit, Monsieur, je ne paie jamais.

S’inclinant d’un air gracieux.

Ce sont là les conditions que je vous proposerais. Le noble auteur se charge des frais d’impression, ce qui est un peu plus considérable... En revanche, j’écris à tous les journaux, ce que je ferai pour vous, si vous le désirez : La librairie Bouvard vient d’acquérir, moyennant cinquante ou cent mille francs... c’est à votre choix... le délicieux recueil de poésies de M. Albert d’Angremont... si impatiemment attendues.

ALBERT, cherchant à se modérer et s’efforçant de sourire.

Je comprends, Monsieur... c’est un puff !

BOUVARD.

Comme vous dites !

ALBERT, à part.

Est-ce que mon vieux monsieur aurait raison ?...

BOUVARD.

Nous avons de plus, à l’usage de la littérature blasonnée et millionnaire, les ouvrages satinés, coloriés, illustrés, par nos premiers graveurs... c’est coûteux, mais c’est beau.

ALBERT.

Et vous en vendez ?

BOUVARD.

Distinguons : on m’en prend... dans la société du poète... dans sa famille... souvent l’auteur lui-même... quand il veut avoir une seconde édition... ce qui arrive presque toujours dans mon illustre clientèle... la gloire revient cher ! mais quand on est riche... quel plus bel usage peut-on faire de sa fortune ?

ALBERT.

Je ne suis pas riche, Monsieur.

BOUVARD, lui rendant froidement son manuscrit.

Ah ! vous n’êtes pas... c’est différent... il faut attendre que la gloire vienne d’elle-même et toute seule... c’est plus long, surtout quand il s’agit de vers... Ah ! si vous écriviez bourgeoisement... en prose... ne vous récriez pas ? il y a des gens de qualité qui en usent et très bien, sans déroger ! et un petit roman... en douze ou quinze volumes !...

ALBERT.

J’en avais commencé un, non pas si formidable... en Afrique, au bivouac et au milieu des coups de fusil ; rien que pour tuer le temps !

BOUVARD.

Aujourd’hui précisément, les idées sont tournées du côté de l’Algérie, et si vous voulez que nous en causions... pardon !

Écoutant.

J’ai cru entendre une voiture...

Allant regarder du côté de la rue.

Celle de M. le comte de Marignan. Daignez vous asseoir... je suis à vous dans l’instant.

ALBERT.

C’est trop juste... ne vous déranges pas... d’autant que M. le comte de Marignan me paraît un personnage...

BOUVARD.

Vous ne le connaissez pas ?

ALBERT.

Je suis le seul sans doute !

BOUVARD.

Homme d’État ! et homme de lettres ! immensément riche ! quoique jeune encore, membre de deux académies ! de plus on lui promet une ambassade par dessus le marché !

ALBERT, allant à la table à droite.

Vous êtes son ami ?

BOUVARD.

Je m’en vante !... autrefois son secrétaire et aujourd’hui son éditeur.

ALBERT.

Aux conditions dont vous parlez...

BOUVARD.

Jamais d’autres ! Je tiens à mes principes...

S’élançant au devant du comte qui entre en ce moment.

 

 

Scène V

 

BOUVARD, M. DE MARIGNAN, entrant par la porte vitrée qui donne sur la rue, ALBERT, assis à droite près d’une table et prenant un livre

 

BOUVARD, saluant à plusieurs reprises.

Ah ! monsieur le comte ! quel honneur pour moi, pour mes magasins... je dirai en allongeant le vers !...

La visite d’un grand homme est un bienfait des dieux !

LE COMTE.

En allant au conseil d’État... je viens vous demander des épreuves ; y en a-t-il ?

BOUVARD.

On me les avait promises pour ce matin.

Criant à la cantonade.

Courez vite chez l’imprimeur ; les épreuves de M. de Marignan...

Revenant.

Quoi, vous daignerez les corriger vous-même...

LE COMTE.

Pendant la séance du conseil... c’est mon usage ! cela occupe... c’est commode !

BOUVARD.

Et c’est charmant d’être conseiller d’État en service ordinaire. Quinze mille francs de traitement.

ALBERT, à part.

Pour corriger des épreuves !

LE COMTE.

Je n’ai pas d’ailleurs de temps à perdre... après le succès de mon premier volume, il faut que demain le second paraisse... car l’élection a lieu après demain !

BOUVARD.

Vous y tenez donc toujours ?

LE COMTE.

Certainement !

BOUVARD.

Vous ! grand seigneur ! membre déjà de deux académies ! vous qui brillez aux Beaux-Arts, comme aux Sciences morales et politiques... qu’avez-vous besoin de l’Académie Française ? à votre place, je la laisserais à de pauvres diables d’hommes de lettres, qui n’en ont pas d’autre !

LE COMTE.

Non pas ! il n’y a que celle-là qui compte !

BOUVARD.

C’est si vieux !

LE COMTE.

Raison de plus ! en fait de noblesse, je n’estime que les anciennes... du reste, toutes les chances sont pour moi.

BOUVARD.

Sans contredit !... lancé comme vous l’êtes ! c’est pour cela que si j’osais vous donner un conseil... je ne ferais pas paraître ce second volume.

LE COMTE.

Ne le trouvez-vous donc pas bon ?

BOUVARD.

Excellent... ravissant... j’en suis dans l’extase.

LE COMTE.

Vous semble-t-il par hasard inférieur au premier ?

BOUVARD.

Bien au dessus... Mais ce premier volume lui-même qui est admirable, je ne l’aurais peut-être pas fait paraître... Risquer un ouvrage quand on se présente à l’Académie ! c’est téméraire ! Les grands seigneurs, tels que vous, n’en font pas ! c’est plus prudent ! Ils se gardent bien de donner des armes à la critique... Ils ne lui offrent rien... qu’eux-mêmes ! Je suis monsieur le duc, monsieur le marquis, monsieur le prince un tel ! ce qui est vrai !... Que répondre à cela ? rien ! La critique ne sait où se prendre !... Tandis que vous, même avec un chef-d’œuvre... car c’est un chef-d’œuvre !

LE COMTE.

Je le sais bien ! et tes observations ne manquent pas de justesse... Mais rassure-toi... dans le salon de la belle Corinne, où se font toutes les élections académiques... la majorité m’est acquise... d’emblée, grâce à elle !

BOUVARD.

Je le crois bien !... et dans le dernier numéro de la Revue où elle écrit... il y a un article en notre faveur, où j’ai reconnu sa main... Un article où comme historien elle vous met bien au dessus de David Hume... et de Robertson... Je veux vous le montrer !

LE COMTE.

Eh ! mon Dieu ! je l’ai lu... je le connais comme si je...

Avec impatience.

Mais ces épreuves...

BOUVARD, criant à la cantonade.

Les épreuves de M. le comte... Je vois ce que c’est !... les garçons imprimeurs se sont amusés à les lire...

LE COMTE.

Flatteur !

BOUVARD, à demi-voix.

Monsieur le comte n’a pas oublié ses promesses ?

LE COMTE.

Des promesses de chemin de fer !... Tu en auras. J’en ai parlé à Maxence de La Roche-Bernard qui est, ainsi que moi, à la tête de la nouvelle ligne...

BOUVARD.

J’accepte... mais ce n’est pas cela.

LE COMTE.

Ah ! une invitation pour mon bal... tu la recevras ! nous hâtons la chose... Il faut que je sois marié avant mon ambassade. Je suis riche, j’en conviens... mais richesse oblige..

BOUVARD.

Oblige à quoi ?

LE COMTE.

À l’augmenter ! Et ne fût-ce que pour mes frais de représentation, comme ambassadeur, il me faut pour moi une riche héritière, et pour mon salon une jolie femme, et bientôt tu assisteras à mon mariage, je te le promets.

BOUVARD.

C’est trop d’honneur, et j’accepte... Mais ce n’est pas cela...

LE COMTE.

Eh ! qu’est-ce donc encore ?

BOUVARD.

C’est moi qui tous ai fourni, pour votre histoire de l’Algérie, le manuscrit du général de Saint-Avold... ce manuscrit si rare... et authentique...

LE COMTE.

Dont je t’ai payé l’authenticité vingt mille francs !

ALBERT, à part.

Qu’entends-je ?

BOUVARD.

Et qui vous aura valu gloire et réputation, sans compter deux académies... Que dis-je ? trois, devant lesquelles vous vous serez présenté toujours le même ouvrage à la main !...

LE COMTE, avec impatience.

Eh bien ?...

BOUVARD.

Eh bien... est-ce trop exiger que de demander une petite participation à tant d’honneurs, ce que vous m’avez promis... vous savez bien... là... Cela fait si bien dans un comptoir, et puis dans votre intérêt à vous-même ; « Bouvard, éditeur des Œuvres de Marignan, vient d’être décoré... » Cela fait parler de l’ouvrage...

LE COMTE.

C’est juste.

BOUVARD.

Ouvrage dont l’illustration contagieuse procure de la gloire à tout le monde, même au libraire.

LE COMTE.

Nous verrons !...

ALBERT, se levant.

Ah ! c’en est trop...

LE COMTE, se retournant.

Qu’est-ce ?

BOUVARD.

Un de mes clients...

Apercevant un commis qui entre.

Ah ! enfin !... les épreuves de M. le comte, ce n’est pas sans peine !

LE COMTE, les parcourant.

Tout n’est pas là... il manque les dernières feuilles...

BOUVARD, qui vient de parler au commis.

Elles seront tirées dans un quart-d’heure... et j’aurai l’honneur de vous les porter moi-même au conseil d’État... Vous donnerez l’ordre qu’on me laisse entrer... Bouvard... éditeur des Œuvres de M. de Marignan !

LE COMTE.

C’est convenu.

BOUVARD.

Et vous n’oublierez pas...

LE COMTE.

Nous penserons à tout !

BOUVARD, reconduisant le comte qui sort par le fond.

Ce sera beau... ce sera grand... ce sera sublime comme tout ce que vous faites, et l’on dira de vous, comme dans Sémiramis :

« Il a laissé tomber, de son char de victoire
« Au front de son libraire, un rayon de la gloire ! »

 

 

Scène VI

 

BOUVARD, ALBERT

 

BOUVARD, redescendant le théâtre.

J’aime à citer... cela vous donne un vernis de littérature qui sied bien... même à un libraire.

S’adressant à Albert.

Pardon, Monsieur, de vous avoir fait attendre... Je n’étais pas non plus fâché de vous montrer... en quelle estime et sur quel pied je suis placé auprès des plus grands personnages ! Revenons à vous... et à votre roman écrit en Algérie... au bivouac... et au milieu des coups de fusil.

ALBERT.

C’est inutile, Monsieur... j’y renonce !

BOUVARD.

Et pourquoi donc ? quand vous venez d’entendre...  

ALBERT.

Ce que c’était que la gloire... et comment on en faisait...

BOUVARD.

Ça n’est pas plus difficile que cela !

ALBERT, à part.

Ah ! mon vieux monsieur avait raison !... Adieu.

BOUVARD.

Où allez-vous donc ?

ALBERT.

Prendre l’air... et tâcher d’oublier !... Quoi ! voilà les grands hommes que l’on proclame, que l’on encense ? et dont vos journaux, échos complaisants ou soldés, répètent chaque jour les noms... en criant : Prosternez-vous !... Quoi ! nous vivons dans un pays où, avec de l’argent et de l’impudence, on peut avoir de l’honneur et dire hardiment : Il est à moi !... je l’ai payé ! Quoi ! partout fausseté et mensonge...

BOUVARD.

Eh ! de grâce, à qui en avez-vous ?

ALBERT.

À qui ? à vous d’abord, qui ne craignez pas de donner cent écus à une pauvre veuve, pour un manuscrit de son mûri, que vous vendez vingt mille francs !

BOUVARD.

C’est la chance du commerce !

ALBERT.

À vous, qui pour avoir édité les ouvrages d’un grand seigneur, pour n’être jamais sorti de votre boutique, quai Malaquais, pour avoir remué ou ficelé des ballots de livres... aspirez à la croix d’honneur...

BOUVARD.

Je la demande... seulement.

ALBERT, avec indignation.

C’est déjà trop d’oser la demander ! J’ai cinq blessures, Monsieur, et je ne la demande pas... j’attends !

BOUVARD.

Eh bien !... vous verrez, Monsieur... vous verrez ! je ne vous dis que cela.

ALBERT.

Adieu !...

Il se précipite vers la porte de la rue et rencontre Maxence de La Roche-Bernard qui entre en ce moment.

 

 

Scène VII

 

BOUVARD, MAXENCE, ALBERT

 

MAXENCE, l’arrêtant.

Eh ! Dieu me pardonne !... Albert d’Angremont.

ALBERT.

Maxence !...

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

BOUVARD.

Tiens !... ils se connaissent !...

MAXENCE.

Toi de retour !... Qu’es-tu devenu depuis cinq ans ?

ALBERT.

Je n’ai pas quitté l’Afrique.

MAXENCE.

Je n’ai pas quitté Paris.

À Bouvard.

Tous deux élèves de Saint-Cyr, nous sommes sortis ensemble de l’École.

ALBERT.

Et nous devions ensemble faire nos premières campagnes...

MAXENCE.

C’est vrai ! mais dès que j’ai eu essayé, de la vie parisienne et des divinités de l’Opéra, j’ai renoncé à la gloire militaire... j’aime trop mes aises, et j’ai dit adieu à la patrie de Jugurtha et d’Abd-el-Kader.

ALBERT.

Où tu commençais bien cependant... et où il y avait pour toi de l’honneur à acquérir !

MAXENCE.

Je ne dis pas non !... mais il y faisait trop chaud !... tandis qu’ici...

BOUVARD.

Monsieur le vicomte de la Roche-Bernard a raison ! quand on est comme lui gentilhomme, quand on a une haute naissance... et une immense fortune...

MAXENCE, avec impatience.

C’est bien !

BOUVARD.

Quand on peut, comme capitaliste... régner à la Bourse !... commander à la hausse et à la baisse...

ALBERT.

Ah ! tu joues à la Bourse...

MAXENCE.

Il faut bien s’occuper !...

Vivement.

Et toi, es-tu toujours amoureux ?

ALBERT.

Toujours !

MAXENCE.

Comme il y a cinq ans ?

ALBERT.

Plus encore !...

BOUVARD, à demi-voix, en riant.

Je ne m’étonne plus alors s’il ne voit pas juste... et si sa tête...

MAXENCE, à Bouvard.

Amour ardent... véritable et discret... car il n’a jamais voulu, même à moi... me confier le nom de sa passion...

À Albert.

Mais tu ne partais que pour acquérir gloire et fortune... pour revenir digne d’elle ! as-tu réussi ?

ALBERT.

Eh ! mon Dieu, non ! celle que j’aime, par malheur, est belle... jeune... riche... d’une illustre famille.

MAXENCE.

Tant mieux. Tu ne pouvais mieux choisir.

ALBERT.

Et moi... malgré le de

Montrant Bouvard.

que Monsieur a découvert à mon nom, je suis fils d’un pauvre et honnête avocat de province, qui m’a laissé cent louis de rentes en terres, plus, ma paie de capitaine ! voilà mon revenu ! et tant que mon sort ne changera pas, comment me présenter ?... comment oser me déclarer ?

MAXENCE.

Tu t’effraies d’un rien. Je t’atteste d’abord, moi, gentilhomme, que dans la société actuelle... il n’y a plus ni rang... ni naissance... égalité complète.

BOUVARD.

Tous les Français sont égaux.

ALBERT.

Je le sais !... devant la loi.

MAXENCE.

Non, devant la fortune ! Sois riche, tous les obstacles disparaîtront ! sois riche... on t’accordera les plus beaux partis de la France... il s’agit donc seulement de t’enrichir.

ALBERT.

Et comment ?

MAXENCE.

Je te le dirai si tu veux !

BOUVARD.

En un jour, en une heure, cela dépend de M. le vicomte !

ALBERT.

En vérité !

MAXENCE.

À propos de cela, Bouvard... voici ce qu’on m’a demandé pour vous... deux promesses de chemin de fer.

BOUVARD.

Que deux ! j’en espérais dix !... car c’est de l’or en barres.

MAXENCE.

Je n’en ai pas davantage. Je n’en ai plus, je venais le dire à M. de Marignan ; on m’avait assuré, à son hôtel,» que je le trouverais encore ici.

BOUVARD.

Il nous quitte pour le conseil d’État où je dois même lui remettre le reste de ses épreuves.

MAXENCE.

Eh bien ! vous lui direz en même temps que je vais, de ce pas, porter les derniers coups ; voir notre homme, notre grand capitaliste !...

BOUVARD.

Celui dont le nom, disait-il, doit faire réussir l’affaire.

MAXENCE.

Précisément...

BOUVARD.

J’y cours !... Quel dommage !... rien que deux actions ! Il n’y aurait pas moyen... d’en avoir une demi-douzaine de plus.

MAXENCE, avec impatience.

Impossible !... je vous dis qu’on se les arrache.

BOUVARD.

C’est bien fait pour cela !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

ALBERT, MAXENCE

 

ALBERT.

Ma foi, je m’estime heureux de t’avoir rencontré ici au passage... car tu me parais si occupé...

MAXENCE.

C’est vrai, j’ai tant d’affaires...

ALBERT, souriant.

Un gentilhomme devenir homme d’affaires !

Voyant Maxence qui tire un carnet de sa poche.

troquer l’épée de ses aïeux contre le carnet de l’agent de change !

MAXENCE, écrivant sur un carnet.

Me rendre bientôt au ministère pour notre adjudication de demain... passer, dès que j’aurai la réponse de Marignan, chez un riche capitaliste qu’il nous est important de gagner... de là, courir chez mon notaire pour la vente d’une terre qui nous appartient en commun à moi et à ma sœur.

ALBERT, avec émotion.

Mademoiselle Antonia !...

MAXENCE.

Et tu ne me parles pas d’elle ? il y a cinq ans cependant, au château de Jumièges, chez ma grand’tante où je t’avais présenté... vous dessiniez ensemble.... vous faisiez de la musique. Ces dames te trouvaient fort aimable, ma grand’tante surtout !... et plus d’une fois Antonia m’a demandé, de sa part, des nouvelles de mon ami Albert.

ALBERT, avec joie.

En vérité !

MAXENCE.

Il n’arrivait pas un bulletin de l’armée d’Afrique qui ne fût lu à l’instant... par ma grand’tante...

ALBERT, d’un air pénible.

Ah ! c’était madame de Jumièges...

MAXENCE.

C’est-à-dire, comme elle n’y voyait plus... c’était Antonia qui lisait... et ma tante d’écouter avec un intérêt...

ALBERT.

Dont je suis bien reconnaissant... Elle habite toujours en son château ?...

MAXENCE.

Eh ! mon Dieu, non ! cette pauvre tante... nous l’avons perdue... il y a un an.

ALBERT.

Ô ciel !... je l’ignorais...

MAXENCE.

C’est sa terre que je viens de vendre, et ma sœur est maintenant à Paris... C’est moi, son seul parent, qui suis devenu son tuteur...

Riant.

Oui vraiment ! tuteur d’une jeune fille qui souvent me gronde et me fait de la morale !... c’est gênant !... aussi j’ai hâte de la marier, ce qui ne sera pas difficile ! mais vu sa fortune... je suis obligé de lui chercher quelqu’un de riche... de très riche... sans cela chacun me jetterait la pierre !

ALBERT, vivement.

Mon ami, tu me parlais tout à l’heure.

S’arrêtant.

C’est-à-dire... tu as eu la bonté, à moi, ton ancien camarade... ton ami d’enfance... de me proposer...

MAXENCE.

Mon aide... mon secours... je te suis tout dévoué... tu le sais !... et déjà si tu l’avais voulu... mais tu m’as toujours semblé si désintéressé... si artiste...

ALBERT.

Que veux-tu ?... le bonheur pour moi n’était pas là... et maintenant il me semble que si pour trouver la richesse il fallait me jeter dans un précipice... je n’hésiterais pas.

MAXENCE, avec chaleur.

Je comprends cela !

ALBERT.

Faire fortune promptement ou mourir... voilà ce qu’il me faut.

MAXENCE, de même.

C’est comme moi !

ALBERT.

Que dis-tu ?

MAXENCE, se reprenant.

Je dis que c’est bien... c’est ainsi qu’on arrive... Écoute-moi ! Il est question d’une nouvelle ligne de chemin de fer... en laquelle moi et quelques capitalistes nous avons espoir ! j’ignore si nous serons préférés, car il y a plusieurs compagnies rivales... mais avant même l’adjudication, qui a lieu demain, on se dispute les actions ou plutôt les promesses d’actions.

ALBERT.

Je ne comprends pas.

MAXENCE.

C’est inutile. Qu’il te suffise de savoir que si nous l’emportons, ces actions... les nôtres... auront triplé leur valeur primitive.

ALBERT.

Et si vous ne l’emportez pas ?

MAXENCE.

Rien de fait ! chacun reprend son argent... nous aurons manqué à gagner.

ALBERT.

Ainsi rien à perdre... rien à risquer...

MAXENCE.

Qu’un immense bénéfice en cas de succès !... et ces actions... elles sont dans mes mains... je puis t’en donner.

ALBERT.

Quelle bonté ! mais tu disais là tout à l’heure... que tu n’en avais plus ?

MAXENCE.

Il le faut bien... seul moyen de les faire monter... et d’en élever le prix !

ALBERT.

Mais c’est un mensonge !

MAXENCE.

D’où sors-tu donc ?

ALBERT.

Du bivouac !... et il me semble que la délicatesse...

MAXENCE, avec ironie.

Hein !... tu n’as donc jamais été à la Bourse !... Ce que tu appelles mensonge et tromperie... c’est l’habileté, c’est le génie financier ! c’est par là qu’on a des hôtels, que dis-je ? des palais. Par là on acquiert estime et considération ; par là on obtient des titres, des cordons, des... sois tranquille, tu peux accepter... tu ne risques rien que d’être salué et honoré !

ALBERT.

Je t’avoue... qu’une telle manière de faire fortune... me répugnait un peu... mais puisque tu la trouves permise et loyale, toi, gentilhomme, j’accepte ! qu’ai-je à faire ?

MAXENCE.

Rien ! qu’à prendre cent... deux cents actions... à ton gré et à en payer d’avance la moitié, comme qui dirait... cent mille francs... à peu près.

ALBERT.

Très volontiers. Le seul embarras, c’est que cent louis de rente en terres... ne se vendent pas du jour au lendemain... et ces cent mille francs... tu seras obligé, mon cher ami, de me les avancer.

MAXENCE, à part.

Diable !...

ALBERT.

Pour toi, millionnaire, une pareille somme n’est rien, je le sais... aussi je viens sans façon et sans scrupule, faire ce nouvel appel à ton amitié...

MAXENCE, avec embarras.

Une telle confiance !... j’en suis heureux... je te le jure...

ALBERT, avec franchise.

Je l’ai pensé... car moi... à ta place...

Le regardant.

Eh ! mais qu’as-tu donc ? d’où vient ce trouble... ma demande serait-elle indiscrète ?... je la retire ! si je l’ai hasardée...

Avec émotion.

c’est qu’il me semblait... que de bonnes terres... au soleil, en pleine Beauce... étaient des cautions suffisantes pour un camarade d’enfance... pour un ami...

Avec indignation.

Sans compter mon honneur... à moi !...

MAXENCE, vivement.

Ah ! n’achève pas ! plutôt te dire la vérité tout entière que de te laisser une pareille pensée... ces cent mille francs que tu me demandes et qu’il y a cinq ans j’aurais été heureux, non pas de te prêter, mais de te donner... je ne les ai pas !

ALBERT.

Toi !

MAXENCE.

Silence ! nul encore ne le sait ! mais cette spéculation que j’entreprends avec tant d’ardeur est mon seul espoir de salut. Il s’agit pour moi, non pas de faire, mais de refaire ma position ! Si je réussis, on ne se sera douté de rien ; j’échappe à la ruine, à la misère !

ALBERT.

Tu en serais là... toi, avec ta fortune...

MAXENCE.

Eh ! mon Dieu ! cela va si vite en cinq ans, à Paris, quand on est jeune et inoccupé !... l’oisiveté est si coûteuse ! c’est un si grand luxe !... Pendant que tu faisais ton métier de soldat, moi je promenais en calèche mon ennui et mon cigare... tu te battais, je dépensais ! tu versais ton sang, moi, mon or ! et pour qui, grands dieux ! que de folles nuits ! que de jours plus insensés ! que d’orgies ! que de désordres ! et quand on s’adresse, pour réparer une première brèche, au lansquenet ou à la spéculation, qui l’agrandissent encore...

ALBERT.

Tu as joué...

MAXENCE.

Comme tout le monde ! ce n’est pas là le mal...

ALBERT.

Et tu as perdu ?

MAXENCE.

C’est là ma faute !... je la réparerai ! en attendant, les terres, les châteaux que je tenais de mes ancêtres, j’ai tout engagé... en secret ! et ce qui me reste... je le dois ; mais jusqu’à présent, l’éclat de mon nom, la certitude de mes richesses... ont éloigné tous les soupçons... il est aisé, à un homme comme il faut, d’obtenir un grand crédit.

ALBERT.

C’est-à-dire de tromper.

MAXENCE.

Non... que je réussisse et tout sera payé, et je t’élèverai avec moi jusqu’à cette fortune...

ALBERT.

À laquelle je renonce ! elle coûte trop cher ! si je l’ai désirée un instant... c’était dans un but que je reconnais maintenant impossible à atteindre ! parlons seulement de toi ! tu as donc beaucoup de créanciers ?

MAXENCE.

Mais oui... ce n’est pas le nombre qui m’inquiète... les petits, ceux qui ont besoin se taisent et attendent... mais les grands... les riches... un surtout !... un homme du grand monde qui, pour une centaine de mille francs, me tient dans sa dépendance, qui, seul maître de ma position, peut la relever et me perdre ! et pour m’en délivrer, à qui m’adresser ? à ma sœur ? impossible ! elle est mineure ; et d’ailleurs, son inflexible subrogé-tuteur, M. César Desgaudets...

ALBERT, vivement.

Desgaudets, dis-tu ?

MAXENCE.

Le plus avare des millionnaires.

ALBERT, se fouillant.

Il me semble bien sur la carte de tout à l’heure.

MAXENCE.

Honnête homme du reste !... et ma sœur, que je ne pouvais garder avec moi, se trouve à merveille chez ce vieux et respectable capitaliste... près de sa fille Corinne Desgaudets, un bas-bleu, une dixième Muse !...

ALBERT, regardant la carte.

C’est bien cela... croirais-tu, mon ami, que ce matin, j’ai presque sauvé la vie à ce M. César Desgaudets.

MAXENCE.

En vérité !

ALBERT.

Et, dis-moi, si je lui demandais un service...

MAXENCE.

Il te le refuserait. Il est si ladre, si avare, qu’il n’a pas d’état de maison, pas de voiture... il va à pied.

ALBERT.

Je le sais bien !

MAXENCE.

Il a, au fond de la Chaussée-d’Antin, un hôtel superbe qu’il laisse périr faute de réparations ! Il se complaît au milieu des ruines, et il y a du danger, pour les visiteurs, à franchir son escalier.

ALBERT.

Bah ! quand on a gravi les remparts de Constantine... je me risque...

MAXENCE.

À tenter l’assaut ?

ALBERT.

Oui, mon ami !

MAXENCE.

Attends, attends... nous irons ensemble ! j’ai justement, ce matin, à parler d’affaires à M. Desgaudets... non pour mon compte, mais pour celui de la compagnie ; et toi ?...

ALBERT.

Moi, je vais lui demander cent mille francs !

MAXENCE, d’un air effrayé.

Cent mille francs !... pour toi ?

ALBERT.

Non, pour un ami !

MAXENCE.

Comment ?

ALBERT, lui tendant la main.

Ne le devines-tu pas ?

MAXENCE, se jetant dans ses bras.

Ah ! Albert !

ALBERT.

Viens...

MAXENCE.

Quoi ! tu aurais l’audace d’affronter, pour moi, ce cœur dur, cet Arabe !...

ALBERT, riant.

Les Arabes !... j’y suis fait, tu le sais bien ! Ce sera une razzia !... Viens ! viens ! te dis-je !

Il l’entraîne. Ils sortent par la porte de la rue à droite.

 

 

ACTE II

 

Un appartement dans l’hôtel de Desgaudets. Porte au fond, deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

ANTONIA, à droite du spectateur, près d’un métier à broder, ne brodant pas, et regardant une lettre qu’elle tient à la main, CORINNE, à gauche, devant une table et écrivant

 

ANTONIA, lisant.

« Attends-moi ce matin, ma chère sœur : nous avons à causer mariage, il se présente un parti qui me convient fort et doit te plaire... un ami à moi ! »

S’interrompant avec joie.

Est-il possible !

Continuant.

« Un grand seigneur ! »

À part, avec tristesse.

Ô ciel !

Continuant.

« Qui, à tous ses titres politiques et littéraires, joint celui de comte ! »

À part.

Qui donc, mon Dieu ? Serait-ce monsieur de Marignan... si assidu depuis quelque temps... Oh ! non !...

Elle garde le silence et demeure pensive.

CORINNE, de l’autre côté, à droite, écrivant.

« Mémoires secrets d’une jeune dame pour servir à l’Histoire de France du XIXe siècle, chapitre XV. Corinne Desgaudets commence à réfléchir et à comprendre la nécessité d’un établissement. Coup d’œil rapide jeté autour d’elle !... De tous les hommes de lettres qui l’environnent, le comte de Marignan, par sa position politique et ses soixante mille livres de rentes, se trouve le seul qui ait touché son cœur... »

ANTONIA, à part.

Il est étonnant que mon frère n’ait pas parlé d’abord de ce projet d’union à M. Desgaudets, mon subrogé-tuteur...

Haut.

Corinne, ton père est-il rentré ?

CORINNE, répondant sans lever la tête.

Pas encore ! Qu’est-ce que tu fais donc là ?

ANTONIA, avec embarras et cachant sa lettre.

Moi... je brode.

CORINNE.

Ah ! de la broderie !... comme c’est femme !

ANTONIA.

Et toi ?

CORINNE.

Moi ! j’écris mes Mémoires.

ANTONIA.

Tu ne fais que cela ! et souvent deux ou trois heures par jour !

CORINNE.

Cela me semble un devoir ! quiconque a un peu marqué dans son siècle se doit à lui-même, et à ses contemporains, de léguer à l’avenir ce qu’il a vu, entendu, et surtout ce qu’il a senti.

ANTONIA.

Cela me parait bien du temps perdu.

CORINNE.

Qu’oses-tu dire ? les Mémoires secrets sont ce qu’il y a de plus précieux en littérature, et l’on ne saurait trop en composer ! c’est comme qui dirait le daguerréotype de la pensée ! et si tous les personnages célèbres avaient écrit les leurs !... la vérité historique nous serait bien mieux connue !

ANTONIA.

Tu crois ?

CORINNE.

C’est si intéressant de voir les grands hommes en déshabillé...

ANTONIA.

Les grands hommes soit... mais les femmes !...

CORINNE.

Les femmes aussi !... il y a un certain plaisir à se survivre ! à livrer son portrait aux regards avides et curieux de nos petits neveux, et à poser encore dans la postérité !

ANTONIA.

Tu trouves ? cela me semble déjà si fatigant de poser, comme tu le fais, dans le monde actuel.

CORINNE.

Une fatigue ! dis donc un plaisir ! Toi, tu ne chéris que la retraite, tu crains qu’on ne parle de toi, tu voudrais toujours te cacher.

ANTONIA.

Et toi te montrer !

CORINNE.

C’est vrai !... ah ! si j’avais ton nom et ta naissance, si j’étais surtout presque libre de mes actions, j’irais partout... on ne verrait que moi !...

ANTONIA.

Eh ! mais cela commence déjà !

CORINNE.

Autant que je le peux !... mais avec un père qui ne veut pas me conduire dans le monde, qui ne veut pas recevoir, qui craint la moindre dépense... comment donner des bals, des soirées, des raouts... tout ce qui vous met en évidence ? je ne peux me permettre ici que des plaisirs littéraires.

ANTONIA.

C’est moins cher !

CORINNE.

Des réunions savantes, des lectures poétiques...

ANTONIA.

Cela ne coûte que des verres d’eau sucrée.

CORINNE.

Et des éloges, chacun en reçoit...

ANTONIA.

Ou en apporte ! et ne crains-tu pas, toi, femme, que cela ne prête un peu au ridicule ?

CORINNE.

Oui, autrefois... du temps de Molière on se moquait des femmes... beaux esprits... elles n’étaient alors que savantes ; mais de nos jours... ennuyées d’entendre rire à leur dépens, elles se sont faites journalistes ; depuis ce moment les hommes de lettres ne rient plus !... ils ont peur !

ANTONIA.

En vérité !

CORINNE.

Eh oui ! car ils se prosternent tous devant la puissance du feuilleton. Grâce à cette revue européenne et toute-puissante, dans laquelle je daigne écrire, tu peux les voir ici... dans mon salon... c’est à qui me fera la cour... et m’environnera d’hommages !... tels ou tels qui estiment fort peu mes vers, en composent à ma louange qui ne sont pas meilleurs ! ou font éclater, pour moi, dans leur prose, un enthousiasme que je leur rends... dans la mienne ! Nous composons ensemble les anecdotes piquantes, les reparties spirituelles, que nous nous attribuons mutuellement ; à tout propos, dans mes récits, j’ai soin de placer leur nom, à charge de revanche ; c’est ainsi qu’on devient une puissance, un centre, un astre, autour duquel gravitent d’autres étoiles, planètes ignorées dont M. Leverrier lui-même ne pourrait dire le nom, et qui aspirent toutes à s’en faire un ; or, c’est dans mon salon que s’élaborent les renommées littéraires, que se préparent les élections académiques ! gloire et profit à mes amis, malheur à ceux qui n’en sont pas ! nous élevons les uns, nous empêchons les autres d’arriver ; pour les premiers, mon journal est un piédestal, pour les autres, une barrière... c’est connu ! et grâce à ce double système, je tiens chacun dans ma dépendance par la crainte et par l’espoir !

À un domestique qui entre portant un paquet de brochures.

Qu’est-ce ?... ah ! des gazettes, des revues, des brochures...

Prenant le paquet des mains du domestique qui sort et en offrant à Antonia.

En veux-tu ?

ANTONIA.

Mon, vraiment !

D’un air d’effroi.

Comment ! tu vas lire tout cela ?

CORINNE.

Certainement ! il faut voir si l’on dit de moi du bien ou du mal, afin de rendre avec impartialité l’un et l’autre !

ANTONIA.

Mais c’est un travail !

CORINNE.

Plus encore ! Beaumarchais a dit : « La vie de l’homme de lettres est un combat ! »

ANTONIA.

La femme de lettres est donc obligée d’être une Jeanne d’Arc !

CORINNE.

À peu de chose près !

ANTONIA.

C’est terrible !

CORINNE.

Non pas que plusieurs ne s’en dispensent ! mais moi !

Jetant les yeux sur un journal qu’elle a ouvert.

Nouvelles extérieures, Afrique française... peu m’importe ?

ANTONIA, se rapprochant d’elle.

Cela peut être intéressant !

CORINNE.

Toi, qui n’y tenais pas ?

Lisant.

« Le ministre a reçu aujourd’hui des dépêches du maréchal, apportée par M. Albert d’Angremont, capitaine aux chasseurs d’Afrique. »

ANTONIA, à part.

Ô ciel ! il est à Paris !

CORINNE, se retournant.

Qu’est-ce donc ?

ANTONIA.

Rien !

CORINNE, la regardant.

Ce trouble... cette émotion... il est évident que tu as quelque chose...

MAXENCE, cherchant à sourire.

Moi !...

CORINNE.

Je dois m’y connaître !... on n’a pas écrit une demi-douzaine de romans, sans avoir quelques notions... en théorie du moins ! et je n’ai jamais vu un article de journal produire sur toi un pareil effet... voyons ? qui peut, dans ces trois lignes, t’intéresser aussi vivement ? est-ce le maréchal ou le ministre ?

La regardant.

Non ? serait-ce par hasard le jeune capitaine ?

Voyant Antonia qui tressaille.

Ah ! tu le connais ?...

ANTONIA, cherchant à se remettre.

Je ne vois pas pourquoi je te le cacherais.

CORINNE.

Tu me le cachais cependant !

Vivement.

Voyons ! Dis-moi tout ! je n’ai rien pour aujourd’hui, aucune anecdote ! Cela fera un chapitre pour mes mémoires... chapitre XVI, confidence d’Antonia, ma meilleure amie.

ANTONIA.

Mais pas du tout... je ne le dirai rien, je n’ai rien à dire, ni à toi... ni... à la postérité... que cela ne regarde pas !

CORINNE.

Si tu ne parles pas... j’arrangerai moi-même l’aventure... je la composerai... Il vaut mieux que tu me donnes les vrais détails.

ANTONIA.

Il n’y en a pas ! un pauvre jeune homme... sans fortune... mais plein d’honneur et de loyauté... un ami de mon frère... que ma tante aimait beaucoup !

CORINNE.

C’est épidémique... un mal de famille !

ANTONIA.

Il y a du reste cinq ans qu’il est absent.

CORINNE.

Raison de plus pour penser l’un à l’autre... à ton âge surtout !

ANTONIA.

Lui ! jamais un mot... jamais un regard n’a pu me faire supposer qu’il s’occupât de moi.

CORINNE.

Je ne parle pas de lui... mais de toi !

ANTONIA.

Moi !... de pareilles idées ne me sont même pas permises... mon frère, de qui je dépends, a d’autres projets.

CORINNE.

Des projets de mariage... et tu ne m’en parles pas ?

ANTONIA.

C’était si peu intéressant... Je ne tiens ni aux dignités... ni aux grands seigneurs...

CORINNE.

C’en est donc un ?

ANTONIA.

Eh oui !... un homme titré... un comte !...

CORINNE, vivement.

Comtesse ! tu serais comtesse... es-tu heureuse ! c’est là le rêve de ma vie !

ANTONIA.

Toi ! la fille des arts et de la poésie... toi ! un artiste, une Muse !...

CORINNE.

Quand les Muses sont comtesses ou marquises, cela n’en vaut que mieux. Moi, je n’aime que les distinctions, les titres, la haute société. Dans tous mes écrits, je ne parle jamais que de duchesses... que de princesses, mes amies intimes... que je n’ai jamais vues ! C’est une si belle chose qu’un grand nom... et s’il faut te l’avouer, la seule idée qui empoisonne mes succès, le désespoir et le malheur de ma vie, c’est de m’appeler Corinne Desgaudets.

ANTONIA.

Allons donc !

CORINNE.

Desgaudets !... Crois-tu que la gloire puisse jamais adopter ce nom-là ?

ANTONIA.

Pourquoi pas ?

CORINNE.

Desgaudets !

ANTONIA.

Eh bien ! pourquoi ne changes-tu pas ce nom contre celui d’un mari ?...

CORINNE.

Je ne demande pas mieux.

ANTONIA.

Ton père est si riche... et il a pour toi tant d’affection...

CORINNE.

Bien moins que pour sa caisse ! Certainement nous vivons dans un siècle où il y a encore des amants de la gloire, mais mon père annonce hautement qu’il ne me donnera pas de dot, cela ne les encourage pas ! Aussi les seuls partis qui se présentent pour moi ne sont que des littérateurs purs et simples... des gens qui écrivent...

ANTONIA.

Eh bien !...

CORINNE.

Fi donc !... je n’estime que ceux qui font de la littérature, en grands seigneurs... dans leurs loisirs... quand ils ont le temps, et qui, grâce au ciel, ne l’ont jamais ?... quelque personnage haut placé, quelque illustration politique qui arrivera un jour au ministère et qui fera de l’histoire pendant que j’en écrirai !... Vois donc quel avantage pour mes Mémoires !

ANTONIA.

Eh bien ! il faut te prononcer auprès de ton père !

CORINNE.

C’est bien mon dessein... et à la première occasion...

ANTONIA.

Elle ne tardera pas, car c’est lui !

Les deux jeunes filles se tiennent à l’écart.

 

 

Scène II

 

ANTONIA, CORINNE, DESGAUDETS

 

DESGAUDETS, à part, entrant à rêvant.

Il ne faut jamais différer l’exécution des bonnes affaires, et j’ai voulu, avant de rentrer, prendre des renseignements positifs sur le neveu de mon ami d’Angremont. C’est décidément un excellent jeune homme que mon nouvel ami... Des talents, du cœur, de la franchise... trop peut-être, il se formera !... De plus un petit patrimoine réel et assuré... cent louis de rentes en terres... et non pas en actions. Voilà une réunion de qualités bien rares par le temps qui court... et le plan que j’ai formé, pour lui, me sourit...

Apercevant Antonia qui vient à lui.

Ah ! pardon, ma chère Antonia, je ne vous voyais pas...

ANTONIA.

Je voudrais vous consulter, Monsieur, sur une lettre que mon frère vient de m’envoyer...

DESGAUDETS.

Plus tard, ma chère pupille... si vous voulez bien le permettre... j’ai d’abord à traiter avec ma fille une question importante !...

ANTONIA.

Et elle aussi !...

CORINNE, qui s’est assise devant la table.

Oui, mon père...

DESGAUDETS.

Cela se rencontre à merveille !

Il reconduit Antonia jusqu’à la porte à droite. Pendant ce temps, Corinne, qui s’est assise pris de la table à gauche, écrit sur le livre de ses Mémoires.

CORINNE, écrivant.

« Chapitre XVII, entrevue de Corinne avec son père. Éloquence et caractère qu’elle déploie. Convaincu par la force de ses arguments, M. Desgaudets est obligé de céder et de la marier à celui qu’elle aime ! »

 

 

Scène III

 

DESGAUDETS, CORINNE

 

DESGAUDETS, qui vient de reconduire Antonia, s’approche de Corinne qui écrit toujours.

Je te dérange !... tu composes.

CORINNE, se levant.

Non, mon père... quelques mots... qui plus tard serviront de jalons dans ma vie.

DESGAUDETS.

Tu as donc bien peur de rien en perdre ?

CORINNE.

Je n’en ai déjà que trop perdu, et de mes plus beaux jours, j’ose le dire...

DESGAUDETS.

Comment cela ? Je n’ai jamais contrarié en rien tes idées ni tes goûts. Certes, j’aurais mieux aimé que tu eusses une aiguille, qu’une plume à la main ! cela me faisait peine de voir souvent ton doigt et surtout ta robe tachés d’encre... mais c’était ta fantaisie... m’y suis-je opposé ? non. J’aurais mieux aimé ne recevoir chez moi que de bonnes gens, d’honnêtes gens, et mon salon est le rendez-vous de tous les orgueils, de tous les ressentiments littéraires... tous amis qui se détestent ; tempéraments poétiques et bilieux, que le succès d’autrui rend malades, que l’envie dévore, et qui volontiers deviendraient borgnes, pour rendre un rival, aveugle. Voilà comme ils entendent les lumières... C’est là ton entourage et ta cour... Cela te convient ? y trouverais-je à redire ? non ! car avant tout j’ai voulu que tu fusses heureuse ! et le bonheur, selon toi... c’est la liberté !

CORINNE.

Non, mon père !

DESGAUDETS.

Tu me l’as dit cent fois.

CORINNE.

Non, mon père !

DESGAUDETS.

Je l’ai lu dans tous tes vers !

CORINNE.

Ce n’est pas une raison. Il y a d’autres bonheurs encore, et c’est à ce sujet que j’ai désiré avoir, avec vous, un entretien sérieux !

DESGAUDETS.

Je t’écoute !

CORINNE.

J’ai vingt-deux ans, mon père !

DESGAUDETS.

Tu crois ?

CORINNE.

Je l’écrivais encore hier dans mes Mémoires !

DESGAUDETS.

Si tout y est de la même exactitude !...

CORINNE, avec aigreur.

Je vous répète, mon père, que j’ai vingt-deux ans.

DESGAUDETS.

Soit ! je le veux bien !... convenons-en... voilà tout. C’est convenu !

CORINNE, avec force.

Je les ai !

DESGAUDETS, de même.

Oui, certes !

CORINNE.

Et vous ne songez pas à me marier ?

DESGAUDETS.

Si vraiment. Mais tu refuses tous les partis.

CORINNE.

Il ne s’en présente point de convenable !

DESGAUDETS.

C’est ta faute !

CORINNE.

C’est la vôtre ! Pourquoi dites-vous, partout, que vous ne me donnerez pas de dot !

DESGAUDETS.

Parce que telle est mon intention ! À quoi sert d’avoir dans sa famille une merveille, une muse, une Sapho... s’il me faut prosaïquement donner cent mille écus à un gendre, pour qu’il consente à prendre mon illustre fille. Il aurait donc son talent, son immense talent pour rien et par dessus le marché. Est-ce juste ? Est-ce que, poétiquement parlant, cette idée seule ne s’indigne pas ?

CORINNE.

Ce qui m’indigne, mon père, ce sont les prétextes que je vous vois prendre pour vous cacher à vous-mêmes la vérité ! Ce qui m’indigne, mon père, c’est cette soif de fortune qui vous porte à thésauriser sans cesse !

DESGAUDETS.

Moi !

CORINNE.

Oui, possesseur de plusieurs millions, il vous est plus doux de contempler votre or, que de voir le bonheur de votre fille, et si jusqu’ici le respect m’a fermé la bouche, ne croyez pas que depuis longtemps je n’ai pas souffert de votre... de votre...

DESGAUDETS, voyant qu’elle l’arrête.

Achève... et dis comme tout le monde... de mon avarice, n’est-ce pas ? J’espérais, avec toi, du moins, ne pas être obligé de me justifier ; mais puisque tu m’y forces, apprends donc un secret que tous ignorent... que toi seule connaîtras, et que je te défie de révéler... ce sera ta punition !

CORINNE, interdite.

Que voulez-vous dire ?

DESGAUDETS.

Assieds-toi là. Nous étions deux frères, Alexandre et César Desgaudets. Nous avions, jeunes encore, un fort joli patrimoine, cinq ou six mille livres de rentes. Moi, garçon, je trouvais que c’était assez. Alexandre, mon frère aîné, n’était pas de cet avis, il était ambitieux ; il pensait qu’on ne pouvait jamais arriver ni trop vite ni trop haut ; qu’il fallait pour exister, une fortune de prince. Tu vois qu’il avait devancé son siècle, et qu’il était digne de vivre dans celui-ci. Il m’embrassa et partit pour Chandernagor ou Calcutta, que sais-je ? pour faire sauter la compagnie des Indes et devenir rajah, pour le moins ; la vérité est que je n’entendis plus parler de lui. Quant à moi, qui aimais le repos, le bien-être, le confortable, je menai la vie de garçon et de rentier la plus heureuse, m’accordant, jusque dans leurs dernières limites, toutes les jouissances que peuvent donner six mille livres de rentes ! il y en a beaucoup, même, pour un sage ! Ce fut là mon bon temps ! Par malheur, l’amour vint tout gâter. J’épousai une femme sans fortune... et bientôt nos charges augmentèrent, car nous eûmes d’abord une fille, Corinne Desgaudets, ici présente, puis d’autres enfants que j’ai perdus... puis ta pauvre mère toujours souffrante et malade. Il y a de cela plus de vingt-huit ans.

Voyant Corinne qui fait un geste, et s’interrompant.

Non, vingt-deux !... c’est convenu ! Depuis ce temps, je m’habituai à économiser, non pour moi, mais pour vous ; ce bien-être intérieur, ce confortable que j’aimais tant, j’y renonçai, avec peine, je l’avoue ; mais je me disais : J’en serai récompensé par l’estime du monde et de mes amis. Erreur !... garçon, l’on m’accueillait ; père de famille, chacun me ferma sa porte !

CORINNE.

Ah ! c’est indigne !

DESGAUDETS.

D’accord ! mais le inonde est ainsi fait. C’est depuis ce jour-là, mon enfant, que je suis devenu philosophe ! philosophe pratique du plus haut étage... et dans ma mansarde, oubliant et oublié, bien des années s’écoulèrent ainsi : lorsqu’un matin, des journaux allemands annoncent qu’Alexandre Desgaudets, qui avait fait une fortune immense, vient de mourir au fond de la Hongrie, laissant un héritage de trois millions... Les journaux de Paris le répètent, et chacun se dit : Mais j’ai connu autrefois César Desgaudets, son frère... quel bon vivant ! quel aimable jeune homme ! et quel cœur dévoué... quel excellent père de famille ! – C’était mon ami intime. – Et à moi aussi ! – Savez-vous ce qu’il est devenu ? – Non vraiment. – Ni moi ! – Ni moi ! – Je parais, en ce moment, descendant de ma mansarde ! ceux qui ne me regardaient plus me reconnaissent. Les poignées de mains, les invitations, les dîners m’accablent de tous côtés... J’avais retrouvé mon confortable et tous mes amis d’autrefois !... que dis-je ? cent fois plus encore ! Comme dans toutes les restaurations, ils avaient germé et pullulé pendant l’interrègne. Et le crédit que l’on m’accordait déjà, et le salut fraternel des grands capitalistes !... et le sourire des jolies femmes !... je me laissai faire. J’acceptais toutes les amitiés sans me laisser éblouir, et tous les dîners sans me laisser enivrer... je t’ai dit que j’étais devenu philosophe. Et abandonnant pour quelques mois ma nouvelle cour, je me rendis en Hongrie, pour liquider l’héritage de mon frère Alexandre.

CORINNE.

Les trois millions...

DESGAUDETS.

Oui, mon enfant ; mais, hélas...

CORINNE.

Il n’avait pas trois millions ?

DESGAUDETS.

Si vraiment... à peu près. Mais en payant les legs particuliers, qui étaient considérables, les dettes, qui l’étaient encore plus, et surtout les droits de succession dus au gouvernement autrichien, car il en coûte très cher pour mourir en Autriche, je vis bientôt, moi qui me connais en affaires, qu’il ne resterait à peu près rien au légataire universel.

CORINNE.

Rien ! grand Dieu !

DESGAUDETS.

Que cet hôtel à Paris... petit hôtel charmant... que mon frère avait fait acheter, de loin, dans l’intention d’y finir ses jours ; mais qu’il n’avait jamais habité, et qui, à peine achevé, demandait des réparations... de grosses réparations !...

CORINNE.

C’est vrai !

DESGAUDETS.

Ce qui eût absorbé mes six mille livres de rentes. Le vendre dans ce quartier éloigné, et dans l’état où il est, ajoutait peu à ma fortune, trahissait à tous les yeux ma véritable position, et me livrait, de nouveau, aux dédains ou à l’indifférence de l’amitié. Je regardai autour de moi, et je me dis : Dans ce siècle, où la vérité est passée de mode et où personne n’en fait usage, pourquoi m’en servirais-je ? qui m’oblige à la dire ? s’ils veulent absolument que je sois héritier de trois millions, je ne suis pas forcé de les éclairer, encore moins de leur raconter mes affaires de famille. Aussi à mon retour, je gardai un silence absolu. Je m’installai dans cet hôtel, où je repris le train de vie que je menais dans ma mansarde. Je ne changeai rien à mes anciennes habitudes d’économie, qu’aujourd’hui ils appellent tous de l’avarice.

CORINNE.

Ô ciel !

DESGAUDETS.

À commencer par ma fille ! mais, qu’en est-il résulté ? moi économe... on daignait à peine me regarder... moi avare, chacun me salue. Quand j’avais une vertu, on s’éloignait de moi... je me suis doté d’un vice... et partout l’on m’honore !...

Il se lève.

CORINNE, se levant aussi.

Eh ! qu’y gagnez-vous, de grâce ?

DESGAUDETS.

Ce que j’y gagne !... c’est qu’en ce siècle, où il y a si peu d’amis, j’en rencontre à chaque pas ! c’est qu’on me choie, c’est qu’on me caresse , c’est qu’on m’invite ! pas une fête, pas une soirée où je n’assiste ! je vais partout et ne reçois jamais... c’est tout simple... je suis avare !!! ce que j’y gagne ! c’est que, fréquentant les gens du grand monde, je puis, sans qu’on s’en étonne, me priver de toilettes élégantes, de chevaux, d’équipages, de cadeaux au jour de l’an, et d’étrennes aux petits enfants. Je puis refuser les billets de loterie des dames, leurs billets de concerts, et leurs listes de souscriptions... Je suis avare !!! grâce à ce titre protecteur et aux privilèges qui en dépendent, j’ai déjà, vivant bien et ne dépensant rien, presque doublé mon petit capital, pour toi ingrate, pour toi seule !

CORINNE.

Ah ! mon père !...

DESGAUDETS.

Mais de là aux millions que tu espérais il y a loin encore ! voilà pourquoi je cherchais et cherche toujours un gendre raisonnable ! voilà pourquoi je publie partout que je ne donne pas de dot... c’est un puff comme un autre, excepté qu’il est vrai, car moi je ne veux tromper personne ! et cependant cette fortune qu’on me suppose peut devenir un jour réelle... en partie du moins !

CORINNE, avec joie.

Que dites-vous ?

DESGAUDETS.

Écoute-moi, mon enfant ; de nos jours, il faut être riche, pour faire fortune. Or, me croyant riche, chacun vient me proposer les moyens de le devenir plus encore ! c’est à qui m’offrira d’excellentes affaires, d’immenses bénéfices, dont je ne prends que ce que mes capitaux me permettent d’accepter, et ma modération passe auprès des uns pour l’avarice qui craint de perdre, auprès des autres, pour l’opulence rassasiée qui dédaigne de gagner. Dans ce moment encore, deux ou trois Compagnies rivales se disputent le crédit et l’appui de mon nom... et maintenant que tu connais la prétendue avarice de ton père !... silence, car si on savait qu’elle est usurpée et que j’ai osé prendre un défaut que je n’avais pas...

CORINNE.

Le monde serait sans pitié !

 

 

Scène IV

 

DESGAUDETS, CORINNE, UN DOMESTIQUE, puis MAXENCE et ALBERT

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. le vicomte de La Roche-Bernard.

DESGAUDETS.

Qu’il soit le bienvenu !

LE DOMESTIQUE.

Et M. le capitaine Albert d’Angremont.

CORINNE, à part.

La passion d’Antonia...

Haut.

Quelle rencontre !...

DESGAUDETS.

Tu le connais ?

CORINNE.

Non, mais je suis enchantée de le voir.

DESGAUDETS.

Et moi aussi !...

Lui montrant Albert qui parait en ce moment avec Maxence.

Comment le trouves-tu ?

CORINNE.

Très bien !...

DESGAUDETS.

Tant mieux !

CORINNE, à part.

Très bien... pour un Africain !... ce sera pour mes Mémoires une page originale. Un portrait chaud et coloré où l’on sentira le soleil d’Afrique !

Pendant ce temps, Maxence et Albert, qui sont descendus au bord da théâtre, saluent Desgaudets et sa fille.

ALBERT.

Je n’ai pas perdu de temps, Monsieur, pour profiter de la permission que vous m’aviez donnée... et venant pour mon plaisir, j’ai rencontré mon ami Maxence !

MAXENCE.

Qui venait pour affaires. Vous savez. Monsieur, que le comte de Marignan, moi et plusieurs riches capitalistes, nous sollicitons une nouvelle ligne de chemin de fer, et dans le cas où nous l’obtiendrions, nous voulons vous prier d’accepter la présidence du conseil d’administration.

DESGAUDETS.

Il faudrait pour cela être actionnaire, et je ne le suis pas !

MAXENCE.

Eh bien ! jetez là dedans, comme moi, quatre ou cinq cent mille francs ! c’est facile !

DESGAUDETS.

Parlez pour vous, monsieur le vicomte, dont la fortune est brillante et assurée... mais moi, c’est différent !

MAXENCE.

Allons donc !... vous qui êtes trois ou quatre fois millionnaire !

DESGAUDETS.

C’est ce qui vous trompe !... je suis bien loin... mais très loin d’être aussi riche qu’on le croit.

MAXENCE, bas, à Albert.

Le vieil avare !

DESGAUDETS.

Et chacun, je vous le jure, s’abuse à ce sujet... vous tout le premier !

MAXENCE.

Vous voulez rire ! mais nous tenons tellement à vous avoir à la tête du conseil d’administration, que je viens, au nom de nos actionnaires et au mien, vous prier de vouloir bien accepter, en cas de succès, une promesse de cinquante actions gratuites et rémunératoires, comme on dit !

Voyant Desgaudets qui veut parler.

Je compte tellement sur vous, que j’ai presque promis votre consentement.

DESGAUDETS.

J’aurais mauvaise grâce à vous faire manquer à votre parole, et dès que vous le voulez tous...

MAXENCE.

À la bonne heure !... j’ai là les coupons ! je n’ai qu’à les signer... Pendant ce temps, mon ami Albert... aurait, je crois, à vous parler.

DESGAUDETS, riant.

Et moi aussi.

Bas, à Corinne.

Laisse-nous.

CORINNE.

Pourquoi cela ?

DESGAUDETS.

Je te le dirai plus tard. Laisse-nous !

CORINNE.

C’est singulier !

MAXENCE.

Veuillez en même temps, Mademoiselle, dire à ma sœur Antonia que je l’attends.

CORINNE.

Oui, Monsieur...

À part.

Je vais la prévenir que le jeune capitaine est ici. Surprise... reconnaissance...

DESGAUDETS, avec impatience.

Eh bien ! Corinne...

CORINNE.

Je m’en vais, mon père, je m’en vais...

Elle sort.

 

 

Scène V

 

DESGAUDETS, ALBERT, MAXENCE, à la table à gauche et écrivant

 

DESGAUDETS.

Eh bien ! mon jeune ami !

ALBERT.

Eh bien ! Monsieur, vous m’avez montré ce matin une telle bienveillance... que je ne crains pas de m’adresser à vous... pour un service...

DESGAUDETS.

Un service ! vous m’avez donné l’exemple !... et si cela dépend de moi...

ALBERT.

J’ai quelques terres dans la Beauce...

DESGAUDETS.

Je le sais !... je suis allé aux informations.

ALBERT.

On a dû vous dire alors que mon patrimoine valait à peu près cent mille francs !

DESGAUDETS.

Pour le moins !...

ALBERT.

Prêtez-les-moi ?

DESGAUDETS.

À vous !

ALBERT.

J’aurais pu m’adresser à un notaire... mais il me faut cette somme, aujourd’hui, à l’instant. Voilà pourquoi je vous la demande ?

DESGAUDETS.

Je croyais vous avoir dit ce matin, qu’en fait d’affaires, il fallait se défier de tout le monde.

ALBERT.

Cet argent n’est pas pour moi !

DESGAUDETS.

Raison de plus... se ruiner pour son compte, passe encore ! mais pour un autre, c’est absurde !

ALBERT.

Quand c’est pour un ami...

DESGAUDETS, haussant les épaules.

Un ami !... allons donc...

ALBERT.

Qu’osez-vous dire ?

DESGAUDETS, montrant Maxence.

Interrogez M. le vicomte ? Il vous dira comme moi ce que c’est, dans ce temps-ci, qu’un ami qui demande de l’argent.

ALBERT.

Quand c’est un homme de naissance... un gentilhomme...

DESGAUDETS, effrayé.

Un gentilhomme, dites-vous ? des gentilshommes, de nos jours !

ALBERT.

Oui, Monsieur !

DESGAUDETS.

C’est donc la bourse ou la vie qu’on vous demande ?

ALBERT.

Par exemple !

MAXENCE, avec colère.

Comment ?

ALBERT.

Celui-là, Monsieur, est un vrai gentilhomme ; enfin, un honnête homme !

DESGAUDETS.

Ah ! c’est différent ! voilà maintenant les gens de qualité !

ALBERT.

Et si je vous le nommais...

DESGAUDETS.

Qui donc ?

ALBERT, s’arrêtant sur un geste de Maxence.

Mais cela m’est défendu !

DESGAUDETS, avec ironie.

Ah ! je comprends ! par égard pour sa noble famille !

MAXENCE, lui remettant les actions.

Monsieur...

DESGAUDETS, prenant les actions qu’il serre dans sa poche et s’adressant à Albert.

Monsieur, on a dû vous dire que j’étais avare !... la vérité est que je tiens à bien placer mon argent, et tout en refusant l’affaire dont vous me parlez, je veux vous en proposer une autre où nous serons associés.

ALBERT.

Que dites-vous ?

DESGAUDETS.

Vous venez de voir ma fille ! ma fille unique... Je vous l’offre en mariage.

MAXENCE, étonné.

Ah ! bah ! vous, Monsieur ?...

DESGAUDETS.

Moi !...

ALBERT, de même.

À moi, Monsieur !

DESGAUDETS, vivement.

Permettez, permettez... je ne lui donne pas de dot... je me hâte de vous en prévenir. Je ferai quelque chose cependant... de mon vivant, et après moi elle aura... autant que vous, pour le moins.

MAXENCE.

Je le crois bien... et c’est superbe !... Vous êtes, mon cher Desgaudets, d’une originalité... vous méritiez d’être Anglais !

DESGAUDETS, à Albert.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

ALBERT, avec émotion.

Vous me voyez... si surpris... si étourdi d’une générosité pareille, que je ne sais comment vous témoigner ma reconnaissance, je ne le puis que par ma franchise... par ma loyauté même, qui me défend, Monsieur, d’accepter l’honneur que vous voulez me faire !

MAXENCE.

Y penses-tu ?

DESGAUDETS.

Comment cela ?

ALBERT.

Pour me rendre digne d’un si noble procédé, il faudrait promettre à mademoiselle votre fille un dévouement absolu... un amour enfin... que je n’ai pas... et que j’éprouve pour une autre !

MAXENCE.

Allons donc !

DESGAUDETS.

Vous êtes amoureux ?

ALBERT.

Sans qu’aucun espoir me soit permis, ni possible ! mais donner sa foi, quand le cœur et la pensée sont ailleurs, cela ne me semble pas d’un honnête homme... Je m’en rapporte à vous-même, Monsieur... qu’en pensez-vous ?

DESGAUDETS.

Que vous êtes un absurde et digne jeune homme ! votre refus même me prouve que j’avais bien choisi mon gendre.

ALBERT.

Vous ne m’en voulez pas ?

DESGAUDETS.

C’est à moi de vous demander excuse, car d’avance, et persuadé que vous accepteriez, j’avais vu, chemin faisant, quelques amis, entre autres, Duperron, un chef de bureau au ministère...

ALBERT.

Et pourquoi ?

DESGAUDETS.

Les apostilles ne coûtent rien à nous autres avares ! je vous avais recommandé... comme on recommande un gendre... avec chaleur ! et si vous m’en croyez, ne les détrompez pas, du moins pendant quelques jours...

ALBERT, étonné.

Comment, Monsieur ?

 

 

Scène VI

 

DESGAUDETS, ALBERT, MAXENCE, ANTONIA, entrant vivement et avec émotion par la porte du fond

 

ANTONIA, à Maxence.

On m’a dit, mon frère, que vous étiez ici.

ALBERT, à part.

Antonia !...

ANTONIA, à part.

M. Albert !...

Ils se saluent. À Desgaudets.

Et voici M. le comte de Marignan qui vient d’entrer dans votre cabinet où il vous attend, m’a-t-il dit, pour une importante affaire !...

DESGAUDETS.

Je vais le recevoir.

À Albert.

Vous, mon jeune ami, passez au plus tôt chez notre chef de bureau, il est bon que vous causiez avec lui !

ALBERT.

Pourrais-je lui parler de madame de Saint-Avold... de la veuve de mon général ?

DESGAUDETS.

Certainement, moi de mon côté je vais en toucher quelques mots à M. de Marignan, qui est plus puissant que moi, car il est lié intimement avec le secrétaire général.

ALBERT.

Ah ! vous voulez m’accabler, Monsieur.

DESGAUDETS.

Non ! mais vous prouver que je n’ai pas de rancune... adieu !

Il sort par la porte à droite.

 

 

Scène VII

 

ANTONIA, ALBERT, MAXENCE

 

MAXENCE, courant vivement à Albert.

An çà ! maintenant qu’il n’est plus là... expliquons-nous ? ce que tu viens de faire et de dire a-t-il le sens commun ?

ANTONIA.

Qu’est-ce donc ?

MAXENCE.

Je m’en rapporte à ma sœur elle-même ! qui est de bon conseil. Ce vieil avare... ce grippe-sou millionnaire, Desgaudets, en un mot, dans un moment non lucide, dans un accès de fièvre au cerveau, lui propose à lui, officier sans fortune, sa fille en mariage !

ANTONIA.

Est-il possible !

MAXENCE.

Tu es comme moi, tu n’en peux revenir ! le fait te semble fabuleux, et voilà qui l’est plus encore... Albert refuse...

ANTONIA.

Vous, Monsieur !...

ALBERT, avec trouble.

Oui, Mademoiselle... chacun a ses idées... je ne tiens pas aux richesses... qu’en aurais-je fait ?

MAXENCE.

Il fallait toujours accepter... sinon pour toi... du moins pour tes amis... en revanche, nous t’aurions guéri de ta passion !...

ANTONIA, avec curiosité.

Une passion...

MAXENCE.

Autre absurdité ! à laquelle il sacrifie un avenir superbe !

ANTONIA.

Et sans doute... monsieur Albert est payé de retour ?

ALBERT, vivement.

Non, Mademoiselle... et je n’ai jamais pensé que ce fût possible.

MAXENCE.

Quelque bégueule !... quelque prude... quelque dévote...

ANTONIA.

Vous la connaissez donc... mon frère ?

MAXENCE.

Pas du tout... il n’a jamais voulu me la nommer... ce qui est déjà mauvais signe. Lorsque j’aimais quelqu’un qui en valait la peine... tout le monde le savait... dans ces cas-là... il faut de la franchise...

Passant à la table à gauche reprendre ses papiers et son portefeuille.

et il en aura peut-être plus avec toi.

ANTONIA,
s’approchant d’Albert qui vient de se jeter dans un fauteuil à droite.

Si ma bonne vieille tante était là... vous lui diriez tout, j’en suis sûre !

ALBERT.

Peut-être !

ANTONIA, s’asseyant près de lui.

Eh bien, Monsieur, ne puis-je la remplacer... et si mes conseils... si mon amitié... déjà ancienne... a sur vous encore quelque pouvoir...

MAXENCE, d’un ton brusque.

Eh oui !... dis à ma sœur... ce qui en est... elle ne te trahira pas... nomme-lui la personne pour qui tu te meurs d’amour ?

ANTONIA.

Oui ; Monsieur, parlez... quelle est-elle ?

ALBERT, après un instant d’hésitation et à voix basse.

Vous !

ANTONIA, se levant vivement.

Ô ciel !

MAXENCE, se retournant de la table à droite.

Eh bien ! la connais-tu ?

ANTONIA, vivement.

Non !... il refuse. Il n’a voulu rien dire !

MAXENCE.

Tant pis pour lui !

ANTONIA, avec émotion.

Mais nous retenons ici monsieur Albert... qui est attendu chez un chef de bureau... il y va de ses intérêts.

ALBERT, vivement.

Ah ! qu’importe ?

ANTONIA.

Non vraiment !... il ne faut pas les négliger...

MAXENCE.

Certainement.

ANTONIA, timidement.

Demain, monsieur Albert... et si mon frère le permet...

MAXENCE.

Comment donc ?

ANTONIA.

J’aurai à vous parler.

ALBERT, avec émotion.

Est-il possible !

MAXENCE, riant.

Pour lui dire ce que tu penses de sa conduite.

ANTONIA, avec bonté.

Oui, mon frère...

À Albert qu’il regarde avec tendresse.

Adieu, monsieur Albert...

Lui tendant de loin la main.

À demain !

ALBERT, la regardant avec expression et espoir.

À demain !...

Il sort en faisant un geste bonheur.

 

 

Scène VIII

 

ANTONIA, MAXENCE

 

MAXENCE.

Ah ! nous voilà seuls, parlons raison !... cela m’arrive rarement... mais quand une fois j’y suis...

À demi-voix.

Tu as reçu ma lettre ?

ANTONIA, sortant de sa rêverie.

C’est vrai !... je n’y pensais plus.

MAXENCE, gaiement.

Pour toi qui me sermonnes sans cesse et qui es toujours pour les partis raisonnables... je ne pouvais mieux choisir !

En confiance.

Il est ici !

ANTONIA, étonnée.

Comment ?

MAXENCE.

Certain de mon aveu, il vient,

Montrant l’appartement à gauche du spectateur.

demander celui de ton subrogé-tuteur, puis le tien !

ANTONIA, vivement.

Quoi !... M. de Marignan !

MAXENCE, déclamant.

C’est toi qui l’as nommé !

Avec chaleur.

Jeunesse, fortune, réputation... il jouit d’une estime universelle !...

ANTONIA, froidement.

Universelle !... oui. Les hommes de lettres l’admirent comme un profond politique, et les hommes d’État le reconnaissent pour un grand littérateur ; dans le monde, je l’ai toujours trouvé froid, sec et poli, occupé d’une seule chose, de l’effet qu’il produisait, et d’une seule personne...

MAXENCE.

De toi !

ANTONIA, souriant.

Non, de lui, pour qui il professe une préférence marquée et un amour exclusif ! Du reste, sa présence ne me cause aucune peine, ni son absence aucun regret ; son mérite me laisse l’usage de toute ma raison et me permet de vous dire, mon frère, que ce n’est pas là l’époux que je choisirais !

MAXENCE, riant d’un air embarrassé.

Ah !... ah !... de sorte que tu ne partages pas mon enthousiasme ?

ANTONIA.

Nullement.

MAXENCE, de même.

Et que s’il vient, tout à l’heure, pour savoir ta réponse...

ANTONIA.

Vous le prierez de ne pas me la demander.

MAXENCE, de même.

Comme tu voudras... Après tout, les inclinations sont libres... et quant à mes engagements envers lui... des hypothèques, des lettres de change et autres titres exigibles, ne t’effraie pas !... il n’en sera ni plus ni moins !... si je réussis un jour... tout sera payé... c’est aisé ! si je ne réussis pas ce sera bien plus facile encore ; la liquidation ne sera pas longue...

ANTONIA, l’observant avec inquiétude.

Que voulez-vous dire ?

MAXENCE, avec une gaieté forcée.

Vois-tu, ma chère sœur, je ne connais l’existence que d’une seule manière, somptueuse et opulente, c’est-à-dire heureuse et considérée ; mais quand on n’a pas quatre-vingt à cent mille francs à dépenser par an, on est bien près du ridicule, et c’est ce que je ne supporterai jamais. Il faut bien vivre, ou ne plus s’en mêler... c’est mon système !

ANTONIA.

Vous ne parlez pas sérieusement... car enfin vous êtes un galant homme, un homme d’honneur !

MAXENCE, gaiement.

Eh bien ! je le prouve !... et si je me tue...

ANTONIA, à part.

Ô ciel !...

Avec émotion.

En se tuant, mon frère, on ne paie pas ses dettes ; on prouve seulement qu’on n’a ni l’énergie, ni le courage de les acquitter !

MAXENCE, avec dépit.

Antonia !

ANTONIA, vivement.

Je sais que beaucoup de jeunes gens professent votre système ils le trouvent facile, commode et héroïque !... moi, qui ne m’y connais pas, je trouve tout uniment que c’est lâche !...

Voyant Maxence qui fait un geste de colère.

Oui, Maxence, je ne suis qu’une femme, mais pour sauver votre honneur, le nôtre, pour conserver notre nom pur et intact, rien ne me coûterait, je serais prête à tous les sacrifices !... et vous qui êtes un homme... qui êtes jeune, qui avez des talents, de l’esprit, de l’éducation, vous n’auriez pas la force de travailler pour refaire votre fortune, pour reconquérir l’estime et la considération...

Avec indignation.

Ah ! non, non, ne me dites pas cela, mon frère !

MAXENCE, avec impatience.

Travailler !... travailler !... certainement c’est très beau !... en théorie !... mais pour regagner sa fortune, autrement que par un coup de dés, il faut du temps ! et mes créanciers ne m’en laisseront pas !

ANTONIA, avec émotion.

Eh bien ! ne devez-vous pas demain, du moins vous me l’avez dit, recevoir chez notre notaire le prix de la terre de Jumièges qui, a été vendue plus d’un million, et qui nous appartient en commun ?

MAXENCE, avec embarras.

Oui, sans doute... mais grâce aux emprunts et aux hypothèques, ma part est entièrement absorbée !

ANTONIA.

La mienne ne l’est pas !... prenez-la, mon frère, et le reste de mes biens ! s’il le faut !... payez M. de Marignan, payez tous vos créanciers, et vivez ?

Avec force.

Vivez... ne fut-ce que pour faire oublier votre vie passée !

MAXENCE.

C’est impossible ! c’est absurde !... tu ne peux. tu ne dois disposer de rien.

ANTONIA.

Si je le veux cependant !

MAXENCE.

Les lois s’y opposent ! et moi avant tout, moi ton tuteur !... Passe pour ruiner ses créanciers, mais sa sœur !... Décidément mon moyen vaut mieux et j’y reviens.

ANTONIA.

N’est-il donc point d’autres ressources ?

MAXENCE.

Aucune.

ANTONIA.

Des amis ?

MAXENCE.

Des amis !... m’en préserve le ciel ! c’est un ami qui me tient en son pouvoir ! c’est un ami qui, dès demain, dès aujourd’hui, s’il le veut, peut, dans sa vengeance disposer de ma liberté !

ANTONIA.

M. de Marignan... ô ciel !

MAXENCE, riant avec ironie.

Oui ! oui ! des huissiers, des recors ! à moi ! un vicomte, un gentilhomme ! Souffrir que dans le beau monde on me raille, et que plus encore... on me plaigne !... Non, non, je ne leur donnerai pas ce plaisir, j’y suis parbleu ! bien résolu.

MAXENCE, avec effroi.

Grand Dieu !

 

 

Scène IX

 

CORINNE, sortant de l’appartement à droite, ANTONIA, MAXENCE.

 

MAXENCE, gaiement.

Eh ! la charmante Corinne !...

Haut à Antonia.

Tu es donc la maîtresse de refuser ou d’accepter la main de M. de Marignan...

CORINNE.

Comment ! sa main ?

MAXENCE, de même.

Cela te regarde ! et quelle que soit ta décision, je me charge de la lui annoncer.

ANTONIA, effrayée.

Mon frère !...

MAXENCE.

Et pour le reste, que cela ne t’inquiète pas ! car vrai !... cela n’en vaut pas la peine !

Il sort par la porte à gauche.

ANTONIA, hors d’elle-même.

Et c’est moi qui serais cause !

CORINNE, lui prenant la main.

De quoi donc ?

ANTONIA, dégageant la main.

Laisse-moi !

CORINNE.

Que veux-tu faire ?

ANTONIA.

Accepter !

Elle s’élance dans l’appartement à gauche, sur les pas de son frère, et disparaît.

 

 

Scène X

 

CORINNE, seule, poussant un cri

 

Accepter ! M. de Marignan qui veut l’épouser... Je n’en puis revenir encore !

Montrant Antonia qui vient de disparaître.

Et elle aussi qui veut devenir comtesse ! c’est indigne... car enfin elle ne l’aime pas, elle en aime un autre, elle en est convenue tantôt avec moi !... et sacrifier à l’ambition l’amour et l’amitié... Ce ne sera pas... Je suis là, je m’y opposerai... Je la donnerai, malgré elle, à celui qu’elle aime !

Allant à la table à droite, et posant la main sur ses Mémoires.

« Chapitre XVIII. Comment Corinne finit par unir M. Albert et Antonia.

Prenant le cahier à la main et s’avançant au bord du théâtre.

Et comment elle se vengea du perfide comte... en l’épousant ! »

Elle sort par la porte à droite, en emportant le manuscrit.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

DESGAUDETS, sortant de la porte à gauche, ALBERT, entrant par le fond

 

DESGAUDETS.

Vous, mon jeune ami... chez moi... et de si bon matin !

ALBERT, regardant autour de lui.

Je n’ai pas pu dormir de la nuit.

DESGAUDETS.

Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

ALBERT.

Un espoir... un rêve... auquel je ne peux croire, et dont je n’oserais parler à personne au monde... et puis... une chose qui vous contrariera sans doute, et que je me hâte de vous apprendre, pour que vous ne m’en vouliez pas. Depuis hier, je rencontre une foule de gens qui me tendent la main et m’accablent de prévenances : «  J’espère que la fortune ne vous fera pas oublier vos amis, » me disent-ils, et ils me complimentent en me saluant du nom de votre gendre ! J’ai beau répondre que l’on me flatte d’un honneur qui n’est pas, ils prennent ma franchise pour de la discrétion, et semblent refuser de me croire !

DESGAUDETS.

Le peu de mots, que j’ai dit hier à mon ami le chef de bureau, aura sans doute causé cette erreur, qui vous prouvera l’excellence de mon système... à savoir : que tel petit mensonge innocent aura souvent rapporté beaucoup plus qu’une grosse vérité... Et si vous en doutez encore, je vous avouerai que l’on m’a prévenu ce matin, et en confidence, que mon gendre le capitaine allait être nommé chef d’escadron !

ALBERT.

Moi !

DESGAUDETS.

Avancement mérité !

ALBERT.

Qui cependant n’est accordé qu’à votre gendre, quand depuis longtemps il aurait dû l’être, à moi, à ma conduite, à mes blessures !... Et une telle injustice.

DESGAUDETS.

N’allez-vous pas vous en fâcher, et réclamer ?

ALBERT.

Oui, sans doute !

DESGAUDETS.

Eh ! acceptez toujours ?... n’importe à quel titre !

ALBERT.

Et si l’on m’accuse un jour de n’avoir obtenu ce grade que par l’intrigue et la faveur.

DESGAUDETS, haussant les épaules.

Une pareille calomnie !...

ALBERT.

Eh ! mon Dieu... il s’en répand souvent de si absurdes... Votre ami le chef de bureau, que j’ai rencontré et qui est très discret, car il ne m’a pas parlé de moi, m’a appris que la femme de mon pauvre général, madame de Saint-Avold, allait voir sa pension augmentée, à la sollicitation d’un grand seigneur ; et, en effet, vous m’aviez promis, hier, de faire recommander par M. de Marignan, une pétition...

DESGAUDETS.

Qu’il a apostillée de sa main, et que j’ai portée moi-même à son ami, le secrétaire général.

ALBERT.

Eh bien ! Monsieur, on a ajouté avec un sourire malin : « Il paraît que ce grand seigneur protège madame de Saint-Avold d’une manière toute particulière et qu’il lui porte même, en secret, l’intérêt le plus vif... – Ce n’est pas, me suis-je écrié ; qui a pu vous dire une pareille imposture ? – Le premier commis, qui le tenait du secrétaire général lui-même !... » Vous comprenez qu’à l’instant j’ai couru dans les bureaux...

DESGAUDETS, effrayé.

Ah ! mon Dieu !

ALBERT.

Chez le premier commis... chez le secrétaire général, rétablissant les faits et la vérité... leur disant que madame de Saint-Avold avait cinquante-cinq ans... leur prouvant que M. de Marignan ne la connaissait même pas et ne l’avait jamais vue.

DESGAUDETS.

Vous avez fait ce coup-là ?

ALBERT.

Oui, Monsieur... j’ai justifié cette pauvre femme !

DESGAUDETS.

Et vous lui avez ôté sa pension ?

ALBERT.

Moi !... comment cela ?

DESGAUDETS.

M. de Marignan, qui tient à se faire des amis, apostille toutes les pétitions qu’on lui présente sans les lire, c’est connu au ministère, et pour donner à celle-là un caractère distinctif, un cachet particulier qui attirât sur elle l’attention et l’intérêt... j’avais glissé à l’oreille du secrétaire général quelques mots... accompagnés d’un sourire... de ces mots qu’on peut interpréter et amplifier... à volonté !

ALBERT, avec colère.

Mais vous avez donc la manie... la rage des... amplifications.

DESGAUDETS, froidement.

C’est mon système ! le seul pour arriver. Aussi, vous le voyez... j’avais réussi... tandis que vous ! Je ne m’étonne plus maintenant de cette lettre à laquelle je ne comprenais rien...

Lui donnant une lettre.

Vous pouvez l’expliquer !

ALBERT, la regardant d’un air troublé.

C’est de madame de Saint-Avold... et elle vous est adressée !...

Lisant.

« Monsieur, j’apprends par un employé du ministère, et je ne sais comment vous en remercier, que vous aviez, sans me connaître, parlé en ma faveur. On allait m’accorder le supplément de pension que vous aviez demandé pour moi, lorsque quelqu’un... (je ne puis encore le croire) M. Albert d’Angremont, que mon mari a comblé de bontés, est venu détruire l’effet de vos soins. Je ne sais ce qu’il a pu dire contre nous, dans les bureaux, mais toute la bonne volonté qu’on nous témoignait s’est évanouie, et devant un procédé aussi indigne... devant une ingratitude pareille... »

N’achevant pas la lettre.

Ah ! c’est à confondre !... c’est moi qu’on accuse... et c’est vous qu’on remercie...

DESGAUDETS.

Vous le voyez ?

ALBERT.

Moi qui chéris la mémoire du général... Moi qui défendais l’honneur de sa veuve courons du moins la détromper !...

DESGAUDETS, le retenant.

Attendez donc ! j’ai une invitation à vous transmettre de la part de M. de Marignan et de la mienne.

ALBERT.

À moi !...

DESGAUDETS.

Comme ami de Maxence et de sa famille, vous êtes prié d’assister au contrat qui se signe aujourd’hui chez moi... ainsi qu’au dîner et à la soirée que nous donne chez lui M. de Marignan.

ALBERT.

Un contrat ce matin... un dîner ce soir... et pourquoi donc ?

DESGAUDETS.

Pour le mariage d’Antonia, ma pupille !

ALBERT.

Ô ciel ! et avec qui ?

DESGAUDETS.

Avec M. de Marignan... c’est décidé depuis hier soir... et je suis encore à me demander comment elle y a consenti !...

Regardant Albert qui chancelle et s’appuie sur un fauteuil.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

ALBERT.

Rien, Monsieur... je vous jure.

DESGAUDETS.

Mais si, vraiment !

 

 

Scène II

 

DESGAUDETS, ALBERT, CORINNE, sortant de l’appartement à droite, tenant à la main le cahier de ses Mémoires qu’elle lit

 

DESGAUDETS, l’apercevant et courant à elle.

Notre jeune officier qui se trouve mal...

Corinne jette son cahier sur le guéridon à droite.

pendant que nous causions tranquillement du mariage d’Antonia.

CORINNE, regardant Albert qui vient de se jeter dans un fauteuil à gauche, près de la table, appuyant sa tête dans ses mains.

Je crois bien !... il l’aime... il l’adore...

DESGAUDETS.

C’était là sa passion... pauvre jeune homme.

CORINNE, qui s’est approchée d’Albert.

Monsieur, Monsieur, qu’avez-vous ?

ALBERT, se retournant vers elle.

Merci ! merci ! Ce n’est rien !...

CORINNE, vivement.

Non, cela ne se passera pas ainsi... car on vous aime, j’en suis sûre !

ALBERT, se levant vivement.

Que dites-vous ?

DESGAUDETS, à part.

Le voilà revenu !

CORINNE.

Elle me l’avait avoué... à moi-même ! et bien plus, ce comte de Marignan qu’elle épouse... elle ne peut le souffrir.

ALBERT, avec joie.

Est-il possible !

DESGAUDETS.

Et pourquoi alors ?...

CORINNE, avec chaleur.

C’est un mystère inexplicable... que j’expliquerai. Une péripétie, un roman, une intrigue !... Je suis chez moi, dans mon centre... et dussé-je me compromettre...

DESGAUDETS, cherchant à la modérer.

Ma fille !

CORINNE.

Voilà comme je suis !

ALBERT, à Corinne.

Ô cœur trop généreux !... loin de m’en vouloir du bonheur que j’ai refusé et me connaissant à peine, vous m’offrez l’amitié d’une sœur ?... Ah ! quoiqu’on dise Monsieur votre père, il y a encore des âmes nobles et désintéressées !

CORINNE, avec exaltation.

Oui ! parmi nous seulement ! dans les arts et dans la poésie !... sainte amitié ! inspire-moi ! donne-moi les moyens de punir ce traître... ce Marignan... que je déteste autant que je l’aimais !

DESGAUDETS, étonné.

Toi ! 

À part.

Ô sainte amitié... je te comprends maintenant !

CORINNE, de même.

Oui, mon père, oui ! je me croyais tellement sûre d’être comtesse ! depuis six mois il m’accablait de déclarations en vers que j’ai reçues... que j’ai lues !

DESGAUDETS.

Que tu as lues ?

CORINNE.

Toutes.

DESGAUDETS, avec compassion.

Ma pauvre fille ! comment aussi vas-tu croire à des vers ?... Toi qui en fais ! ne sais-tu pas que la divin poésie est l’ennemie née de la vérité... c’est le puff... descendu de l’Olympe !

CORINNE.

Pourquoi alors me tromper ? pourquoi me faire la cour ?

DESGAUDETS.

Ce n’est pas à toi qu’il la faisait ! mais à tes articles dont il a peur ! aux immortels, tes amis, dont il a besoin et qu’il trouve réunis dans ton salon !

CORINNE.

S’il en est ainsi, ma vengeance ne se fera pas attendre, et déjà, dans la revue qui paraît ce matin, j’ai déchiré avec délices et impartialité cette réputation qu’il nous doit ! Mais ce n’est rien encore, j’empêcherai son mariage.

DESGAUDETS, secouant la tête.

Prends garde... prends garde !... Il est bien haut placé.

CORINNE.

Ce sont ceux-là qui ont le plus peur... de tomber ! que je sache seulement par quelle ruse il a fasciné et séduit Antonia...

DESGAUDETS.

La voici !... cela me regarde !

 

 

Scène III

 

ALBERT, qui pendant la dernière moitié de la scène précédente s’est jeté dans un fauteuil à gauche, en proie à ses réflexions, ANTONIA, sortant de la porte du fond, CORINNE, DESGAUDETS, à l’écart

 

ANTONIA, qui est entrée en rêvant, aperçoit Albert qui se lève à sa vue.

Monsieur Albert !... vous ici !

ALBERT.

Vous m’aviez dit hier : Venez.

ANTONIA.

C’est vrai !... mais j’étais loin alors de penser...

Apercevant Desgaudets qui s’avance.

Ah !... monsieur Desgaudets...

DESGAUDETS.

Dont la présence ne doit pas vous effrayer, mon enfant. Je suis de droit votre défenseur, parlez ! il en est temps encore ! et s’il est vrai que ce mariage ait lieu contre votre gré...

ANTONIA.

Non, Monsieur, j’y ai consenti de moi-même, j’ai accepté pour mari M. de Marignan...

DESGAUDETS.

On prétend cependant que ce n’est peut-être pas lui que vous auriez choisi...

ANTONIA.

C’est possible !

DESGAUDETS.

On ajoute même que vous l’aimez très peu.

ANTONIA, baissant les yeux avec embarras.

Monsieur...

CORINNE, qui s’est avancée.

Oui, oui... elle me l’a dit !

ANTONIA, d’un air suppliant.

Corinne !...

CORINNE.

C’est bien... c’est comme moi !

ANTONIA.

N’importe ; il a reçu ma promesse, je la tiendrai.

DESGAUDETS.

Permettez, mon enfant ! dès que ce n’est pas pour lui, ni pour votre agrément que vous l’épousez, je dois en conclure que c’est dans l’intérêt d’un autre... c’est évident !

ANTONIA, avec embarras.

Monsieur...

DESGAUDETS.

Je suis comme vous ! je ne dis pas tout ce que je sais, et volontiers j’aime mieux me taire que parler, mais j’observe et devine souvent ! votre frère, par exemple !...

ANTONIA, vivement.

Qu’osez-vous dire ?

DESGAUDETS.

Cette opulence factice qui abuse tous les yeux n’a pu tromper les miens !... Ses biens sont engagés... ne craignez rien, je parle devant des amis ! Il doit beaucoup, entre autres à M. de Marignan... peut-être lui doit-il même plus encore que je ne crois... Vous tressaillez !

ANTONIA.

Moi !... Monsieur !...

DESGAUDETS, qui lui a pris la main.

Je l’ai vu !

ANTONIA, avec émotion.

Eh bien... quand il serait vrai... quand je serais décidée à tout... pour sauver l’avenir ou les jours de mon frère...

DESGAUDETS, secouant la tête.

Ses jours !... ses jours !... écoutez-moi ! j’ai connu bien des jeunes gens à la mode, des lions, des beaux, qui n’avaient d’autre mérite qu’un riche patrimoine... je ne parle pas de votre frère !... ces dissipateurs philosophes menaient joyeuse vie, en s’écriant : « Courte et bonne, après moi la fin du monde !... Je mangerai ma fortune... et puis je me tuerai... »

Froidement.

Ils la mangeaient et ne se tuaient pas !

ANTONIA, à part.

Ô ciel !

DESGAUDETS.

Au contraire ! philosophes d’une autre école... ils vivaient... ils se résignaient à vivre... aux dépens des autres.

Vivement.

Je ne dis pas cela pour votre frère, mais c’étaient les oncles, les grands parents, les mères surtout, les mères et les sœurs qu’ils exploitaient de préférence ; le puff de famille ! « Il y va de mon honneur et de ma vie... si demain... si dans une heure, je n’ai pas quinze, vingt mille francs, » plus ou moins, selon la sensibilité des parents... « Vous ne me verrez plus... j’ai là mes pistolets... ils sont chargés... »

À demi-voix et froidement, à Antonia.

Ils ne le sont jamais, mais on l’ignore, on s’émeut, on tremble... et l’on se sacrifie !... c’est ce que nous appelons le puff du désespoir !... Adieu, mon enfant, je vous laisse y réfléchir, moi je vais à la Bourse !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ALBERT, ANTONIA, CORINNE

 

ANTONIA, à part.

S’il était vrai !... une telle indignité...

CORINNE, s’approchant d’elle.

Eh bien !... tu as entendu mon père...

ANTONIA, vivement.

Non, ce n’est pas possible !... tout me l’atteste, et d’ailleurs, je me suis engagée de moi-même, j’ai donné librement ma parole à M. de Marignan... et à moins qu’il ne me la rende...

CORINNE.

Quoi !... si la rupture venait de lui...

ALBERT, vivement et voyant le geste affirmatif d’Antonia.

Je n’en demande pas davantage.

ANTONIA, effrayée.

Ô ciel !... que voulez-vous faire ?

ALBERT.

Ce soir vous serez libre ou je ne serai pas témoin de votre mariage... car sa vie ou la mienne...

ANTONIA, hors d’elle-même.

Et moi je vous défends un éclat qui nous perdrait. Il faut que sans se brouiller avec mon frère, M. de Marignan renonce de lui-même...

CORINNE.

À ce mariage ?

ALBERT.

C’est impossible !

CORINNE.

Et pourquoi donc ?... il s’agit de chercher... de trouver, c’est de l’imagination... cela me regarde...

ALBERT, vivement.

Et vous espérez inventer...

CORINNE.

Certainement !

ALBERT.

Un moyen neuf.

CORINNE.

Non pas ! le neuf est dangereux... mais avec du commun on est toujours sûr de réussir ! et si je connais M. de Marignan, de toutes tes vertus, celle en qui il a le plus de confiance, c’est ta dot... et si l’on pouvait lui inspirer le moindre doute sur cette vertu-là...

ALBERT.

Est-ce que cela se peut !

ANTONIA.

Avec lui qui est si adroit...

CORINNE.

Sans cela, où serait le mérite ?... mais sois bien persuadée que si tu avais, j’ignore comment, le bonheur de perdre tout ou partie du million qui rehausse tes charmes... les idées de M. de Marignan se trouveraient soudain modifiées... ou changées ; c’est de tous les temps... c’est le dénouement des Femmes savantes, cela me va à moi... femme de lettres !

ANTONIA.

Par malheur, M. de Marignan n’est pas un Trissotin.

CORINNE.

Extérieurement, non. La ferme change ! Les trissotins de nos jours ont plus de savoir faire, plus de tenue, plus d’importance... ils sont éligibles, ou mieux encore !... mais c’est la même famille... cela ne nous regarde pas... Je ne songe qu’à mon plan... laissez-moi tous deux !...

À Albert.

D’ailleurs... je vous verrai ce soir... à ce dîner...

À Antonia.

où il est invité.

ALBERT.

Et que je refuse.

CORINNE.

Non, vraiment...

ANTONIA.

Elle a raison... Je vous prie, Monsieur, de ne rien faire... qui puisse donner à penser ou attirer l’attention...

CORINNE, à demi-voix.

Oui, oui... et puis elle désire que vous y veniez, vous le voyez bien.

ALBERT, vivement.

Ah ! s’il est vrai !

CORINNE, lui montrant Antonia qui baisse les yeux.

C’est sûr... partez !

ALBERT.

Et la veuve de mon général... Ah ! vous me feriez tout oublier...

CORINNE, s’asseyant de la main Antonia qui sort par la porte à gauche et Albert qui sort par le fond.

Adieu ! adieu !...

 

 

Scène V

 

CORINNE, s’asseyant devant la table à droite avec agitation

 

Que de choses ! que d’événements !... c’est à peine si je pourrai y suffire...

Écrivant.

« Chapitre XIX »

S’arrêtant.

C’est égal !... c’est du mouvement, de l’intrigue, de la vengeance... quel bonheur !... « Chapitre XIX... » où en étais-je ?

Écrivant.

Et mon libraire, qui vient ce matin... et ma toilette de ce soir... je veux être belle... je veux qu’ils m’admirent tous... car ce perfide... ce n’est pas assez de le torturer de toutes les manières... il faut encore qu’il me regrette...

Elle écrit rapidement et avec émotion.

 

 

Scène VI

 

CORINNE, à la table à droite écrivant, M. LE COMTE DE MARIGNAN, entrant rapidement par la porte du fond

 

LE COMTE, pâle et un numéro de revue à la main.

Ah ! je saurai ce que cela signifie...

CORINNE, l’apercevant et à part.

C’est lui !

Posant sa plume et le retournant vers M. de Marignan d’un air gracieux.

Ne me trompé-je pas ? est-ce bien vous, monsieur le comte, et de si bonne heure ?

LE COMTE, avec agitation.

Oui. Madame... oui, c’est moi qui, indigné, froissé et le cœur ulcéré, viens vous demander s’il faut croire encore à l’amitié... ou si elle n’est qu’un vain mot et une amère déception.

CORINNE, se levant.

Je vous adresserai la même demande, monsieur le comte.

LE COMTE.

À moi ?...

CORINNE.

À vous qui, depuis six mois, prodiguez, soit en prose, soit en vers, les protestations de l’amitié... la plus tendre... pour ne pas dire plus... à une jeune fille confiante, à un cœur aimant, à une imagination exaltée, facile à égarer... qui, s’enflammant au feu des arts et du génie... a pu se tromper de flambeau... et lorsque dans le sentier nouveau qui s’ouvre sous ses pas... elle compte... elle a le droit de compter sur le bras... (je ne dis pas sur la main d’un guide et d’un ami), elle apprend qu’il s’enchaîne à une autre... sans consulter, sans même prévenir celle dont il a décoloré l’existence... Après un pareil procédé, à qui se fier, monsieur le comte, et à quoi peut-on croire encore... si ce n’est à l’athéisme du cœur et au néant de tous les sentiments.

LE COMTE.

Eh ! Madame... il s’agit bien de cet étalage de sensibilité... quand, sans attendre, sans permettre même... qu’on s’explique et qu’on se justifie... on laisse attaquer et déchirer ceux qu’on devrait défendre.

CORINNE.

Que voulez-vous dire ?

LE COMTE.

Que je reçois à l’instant un numéro de cette revue, à laquelle vous travaillez, cette revue si répandue et si redoutable, où vous exercez la plus haute influence... et comment oserait-on y insérer contre moi un article pareil à celui-ci... si vous ne l’aviez toléré ou peut-être vous-même commandé...

CORINNE.

Vous vous trompez, Monsieur...

LE COMTE.

Est-il vrai ?

CORINNE.

Je l’ai composé moi-même.

LE COMTE.

Quoi... ces railleries amères... ces outrages jetés non seulement sur mon ouvrage... mais sur moi-même... sur mon caractère...

CORINNE.

Que voulez-vous ? je vous aimais tant.

LE COMTE.

M’attaquer dans mes talents politiques et littéraires... changer pour moi la trompette de la renommée en celle du charlatan, me peindre comme faux, avide... intéressé... faisant de la gloire métier et marchandise.

CORINNE.

Je vous aimais tant !

LE COMTE, avec impatience.

Mais tous ceux qui ne m’aiment pas vont répéter ces injures, et comment les ferez-vous accorder avec les éloges dont hier encore vous m’accabliez, dans le même journal... grâce, esprit, sensibilité ! noblesse d’âme... sublime caractère...

CORINNE.

Eh ! savais-je moi-même ce que je disais... je vous aimais tant !

LE COMTE, avec colère.

Eh ! Madame...

CORINNE.

Et puis nos pensées de la veille... sont-elles toujours celles du lendemain... Vous-même, Monsieur... n’abandonnez-vous pas aujourd’hui l’idole que vous encensiez hier !

LE COMTE.

Je ne l’outrage pas du moins ; je ne la renverse pas de l’autel pour la fouler aux pieds ; et mon adoration, pour elle, que dis-je, mon fanatisme, survit à tout autre sentiment !... car l’amour passe, mais le talent reste !... Le génie est impérissable !... il est impérissable, le génie !...

À part.

Et la flatter encore !... moi qui exècre les bas-bleus... moi qui les ai toujours détestés !

Haut.

Écoutez-moi. Corinne !...

CORINNE, qui s’est assise à droite.

Vous allez me tromper...

LE COMTE.

Non. Vous connaîtrez l’erreur qui m’a égaré ! et moi aussi je vous aimais... vous, la fille des arts et de la poésie ; mais croyant que cette âme pure, céleste, éthérée, ne tenait point aux choses d’ici-bas... mon amour était un culte, une religion, je vous adorais comme on adore la Divinité, la muse chaste et sainte, que j’aurais cru offenser par des transports humains... et persuadé que vous ne vouliez être aimée qu’ainsi...

CORINNE, se levant.

Eh ! qui vous l’a dit, Monsieur ?

LE COMTE.

Ah ! si je l’avais su ! si j’avais soupçonné que cette âme divine ne dédaignait pas une ardeur terrestre...

CORINNE, vivement.

Vraiment ?

LE COMTE.

Nous étions nés l’un pour l’autre ! tout semblait nous réunir, mêmes goûts... même âge...

Se reprenant.

Je veux dire : mêmes sentiments... même fortune...

Se troublant.

Et il est trop tard !

CORINNE.

Pourquoi donc ?

LE COMTE.

Des engagements sacrés... avec un ami !

CORINNE.

Mais ces engagements... quels sont-ils, expliquez-vous ?

LE COMTE, avec embarras.

Pour mon malheur, je ne le puis !

CORINNE.

Qui vous en empêche ?... parlez, répondez !...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Bouvard !

LE COMTE, vivement.

Mon libraire !... qui me demande !

LE DOMESTIQUE.

Non, c’est à Mademoiselle qu’il désire parler.

LE COMTE, vivement.

Raison de plus ! ce bon Bouvard... que je ne le prive pas de l’honneur qu’il attend.

CORINNE, avec un dépit concentré.

Ah ! il vous tarde déjà... de me quitter.

LE COMTE, vivement.

Non !... non... je reste... j’attends votre père... pour ce fatal contrat... pour ce bonheur auquel je me résigne, tout en espérant encore quelques obstacles.

CORINNE, avec amertume.

Qui ne vous manqueront pas, monsieur le comte.

LE COMTE, levant les yeux avec mélancolie et sensibilité.

Plût au ciel !... mais tout semble m’abandonner, et je vous le demande à vous-même, que me restera-t-il maintenant ?

CORINNE.

Moi, Monsieur, moi, dis-je... et ma plume !... ah ! vous ne connaissez pas celle qui vous aimait tant ! elle peut vous détester, monsieur le comte, elle peut vous haïr... mais vous abandonner !... jamais !...

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, seul

 

« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. »

J’avais espéré la désarmer, et je vois que flatter ou adorer ces femmes-là, est, pour un homme de lettres, un système de dupe. Il y aurait plus de profit à faire comme tout le monde... à les détester franchement et sur-le-champ ; car si vous cessez un instant de les aduler, si vous les blessez dans leurs vanités, dans leurs prétentions... dans leurs amours... l’Olympe se change en enfer et la muse qui était votre alliée vous déclare la guerre ! bien plus, elle vous fait des ennemis mortels de tous ses adorateurs, de tous ses amants... c’est à n’en plus finir !... Il est évident que ce salon, ce cénacle académique où se tiennent les élections préparatoires, va voter en masse contre moi... et c’est demain l’élection !... et la revue de mademoiselle Corinne Desgaudets ne perdra pas une occasion de saper, de renverser ma réputation littéraire et politique : les mieux établies tiennent à si peu de chose ! et chaque jour...

S’approchant de la table.

Que vois-je ! mon nom ! sur ce cahier... encore un article contre moi...

Lisant.

« Mémoires secrets, Chapitre XIX. Désespoir et vengeance de Corinne. Moyens de rompre le mariage du comte ! qui ne tient qu’à la fortune d’Antonia. Voir si l’on ne pourrait pas, comme dans les Femmes Savantes, lui persuader qu’elle est ruinée... »

S’interrompant.

En vérité !... « S’entendre avec le frère et la sœur qui n’osent rompre ouvertement, mais qui désirent cette rupture... et alors... » On en est resté là... n’importe ? cette fois du moins, les Mémoires secrets auront appris quelque chose !... Ah ! l’on trame ici des complots... me voilà prévenu ! et c’est à moi, à mon tour par quelque contre-mine, quelque contre-puff...

Voyant s’ouvrir la porte à gauche.

C’est Antonia... quelle agitation... quel trouble... dans ses traits... est-ce la scène qui commence... Attention !

 

 

Scène VIII

 

ANTONIA, LE COMTE

 

ANTONIA.

Ah ! c’est vous, monsieur le comte... je suis d’une inquiétude...

LE COMTE.

Et pourquoi donc, Mademoiselle ?

ANTONIA.

Avez-vous vu mon frère, ce matin ?

LE COMTE.

Je n’ai pas eu cet honneur.

ANTONIA.

Monsieur Bouvard votre libraire et celui de Corinne... vient de nous dire... qu’il l’avait rencontré... il y a quelques heures... place Vendôme, au moment où il sortait de chez notre notaire... il avait l’ait si préoccupé... si agité... qu’à peine a-t-il vu et entendu M. Bouvard, qui l’avait abordé et qui lui parlait... il était pâle, disait-il, les traits en désordre...

LE COMTE.

En vérité !

ANTONIA.

Et ce n’est rien encore... je reçois tout à l’heure seulement une lettre qu’il m’avait écrite avant de sortir de chez lui... un billet a peine lisible... où il me prévient qu’il ne pourra venir ce matin... m’embrasser comme il me l’avait promis... qu’il est possible même... qu’il ne soit pas libre... pour la signature du contrat... et qu’alors... il ne faudrait pas l’attendre !

LE COMTE, à part.

Décidément... le complot est là...

ANTONIA.

Voilà ce qui m’inquiète, Monsieur ! voilà pourquoi je m’adresse à vous ? savez-vous ce que cela signifie... vous doutez-vous de ce qui peut retenir Maxence ?...

LE COMTE.

Moi, Mademoiselle !...

ANTONIA.

On vient... serait-ce lui ?... non, mon subrogé-tuteur !

 

 

Scène IX

 

ANTONIA, LE COMTE, DESGAUDETS, entrant par le fond, pâle et en désordre

 

ANTONIA.

Ah ! mon Dieu... comme il est pâle !

LE COMTE, à part.

Est-ce que le vieil avare en serait aussi ? le père de Corinne... c’est tout simple !

DESGAUDETS, troublé.

Je suis heureux, ma chère Antonia, de vous trouver avec Monsieur le comte... et de vous trouver seuls...

ANTONIA.

Et pourquoi donc ?... d’où vient ce trouble... et qu’avez-vous ?

DESGAUDETS.

Moi ! je n’ai rien !

ANTONIA.

Un mot seulement !... ce que je vous disais ce matin... mon frère ?

DESGAUDETS, faisant le geste de porter un pistolet à son front.

Lui ! allons donc !... soyez tranquille !

ANTONIA, respirant.

Ah ! je respire !

DESGAUDETS, à part.

C’est bien autre chose, et le difficile est de la préparer... peu à peu... et avec adresse.

LE COMTE, qui n’a pas cessé de le regarder.

Il cherche... ses mots... c’est évident !

Froidement.

Voyons-le venir !

DESGAUDETS, souriant avec embarras.

Je suis passé tantôt à la Bourse... où les passions s’agitent ! Le volcan est en ébullition, et c’est beau comme l’Enfer du Dante. Toutes les combinaisons sont déjouées... celle d’abord, monsieur le comte, pour laquelle vous m’aviez fait offrir des promesses d’actions... qui deviennent nulles !

LE COMTE.

Je le savais depuis ce matin... impossible de soumissionner à ce taux-là... ce n’est plus de l’audace... c’est de la folie...

DESGAUDETS, de même.

C’est ce qu’il paraît...

LE COMTE.

Aussi toutes les Compagnies se retirent d’un commun accord, c’est convenu... et faute de soumissionnaires... il faudra bien qu’on abaisse le prix.

DESGAUDETS.

Il est évident que c’était le parti le plus sage... mais il y a des gens... si téméraires ! j’en connais un... entre autres... un imprudent... une tête folle !... désespéré de renoncer à cette affaire... où il voyait une fortune assurée... car même aux conditions imposées... il trouvait la spéculation magnifique... il m’avait même prié, comme dans la première combinaison, d’accepter une cinquantaine d’actions gratuites.

ANTONIA, avec impatience.

Enfin..

DESGAUDETS.

Enfin... c’était un coup de dés... et il est joueur !

ANTONIA.

Ô ciel !

DESGAUDETS.

Et avec quelques capitalistes... peu connus mais aussi téméraires que lui... il a couru soumissionner hardiment en son nom !...

LE COMTE, avec ironie.

Eh bien... ils se ruineront... voilà tout !

DESGAUDETS.

Certainement ! mais avant de soumissionner... il faut déposer un cautionnement...

LE COMTE.

De plusieurs millions... payables sur-le-champ !

DESGAUDETS.

C’était, pour sa part, cinq ou six cent mille francs comptants, qu’il n’avait pas... mais l’insensé... le malheureux... venait de les recevoir chez son notaire...

LE COMTE, à part.

Je commence à comprendre...

DESGAUDETS.

C’était en partie la dot de sa sœur !

LE COMTE, à part.

Nous y voici !

ANTONIA, à Desgaudets.

Achevez !

DESGAUDETS.

Se croyant certain du succès... il a versé cette somme...

LE COMTE, de même.

À merveille !...

ANTONIA, vivement et avec effroi.

Eh bien... est-ce qu’une autre que se sœur à le droit de se plaindre ou de réclamer...

DESGAUDETS.

Non, sans doute !

ANTONIA, avec chaleur.

Alors qu’importe ?

DESGAUDETS, vivement.

Il importe... que ces valeurs qu’on devait s’arracher sont déjà descendues au dessous du cours, que l’opération est manquée, et que le cautionnement ou plutôt la dot de sa sœur est perdue.

ANTONIA, avec joie.

N’est-ce que cela ?

LE COMTE, à part.

De mieux en mieux !

ANTONIA, vivement à Desgaudets.

S’il en est ainsi, je ne sais rien, je n’ai rien appris... que tout reste entre nous.

DESGAUDETS.

Comment ?

ANTONIA.

C’est à moi, c’est mon bien... et si je le donne à mon frère...

DESGAUDETS.

Un pareil sacrifice !

ANTONIA.

J’y gagne encore !...

DESGAUDETS, la pressant dans ses bras.

Ah ! ma chère enfant !

LE COMTE, à part, les regardant dans les bras l’un de l’autre.

Bien joué !

 

 

Scène X

 

ANTONIA, LE COMTE, DESGAUDETS, CORINNE et ALBERT, entrant par la porte du fond, puis BOUVARD, derrière eux

 

CORINNE, bas, à Albert qui lui donne la main.

Allons ! n’allez- vous pas vous effrayer... parce que le notaire est là. Rassurez-vous ? cela ne prouve rien encore.

DESGAUDETS, à sa fille.

Qu’est-ce donc ?

CORINNE.

Monsieur le notaire.

DESGAUDETS, vivement et comme se rappelant.

C’est vrai !

LE COMTE.

Le notaire !...

À part.

À mon tour !

DESGAUDETS.

C’est l’heure où nous l’avions prié de venir, mais en ce moment...

CORINNE et ALBERT, avec joie.

Ô ciel !

DESGAUDETS, regardant Antonia et le comte.

Je pense... que sa présence serait inutile.

LE COMTE.

Et pourquoi donc ?... veuillez, mon cher Bouvard, le prier d’entrer !

DESGAUDETS.

Comment ?

ANTONIA, d’un air gracieux.

C’est juste ! pour lui faire nos excuses de l’avoir dérangé.

S’approchant du comte.

Je comprends, monsieur le comte, qu’après un tel désastre... il est impossible de donner suite à nos projets d’union...

CORINNE, à Albert.

Que dit-elle ?...

ANTONIA.

Et l’honneur même me fait un devoir de vous rendre votre parole.

ALBERT, bas, à Corinne.

Ô bonheur !...

Pendant les phrases précédentes Bouvard est rentré avec le notaire.

LE COMTE, passant au milieu du théâtre.

Messieurs, un événement imprévu, un malheur de famille, dont les détails seraient superflus et sur lequel je garde le silence ; un malheur, dis-je, vient de frapper ma belle et noble fiancée... j’apprends par M. Desgaudets, le subrogé-tuteur, que sa pupille vient de perdre une partie de sa fortune...

CORINNE, bas, à son père, avec joie.

Ruinée !... bravo ; Antonia vous avait raconté mon plan...

DESGAUDETS, de même.

Mais du tout...

CORINNE, de même.

Alors, c’est donc de vous-même !

DESGAUDETS.

Quoi donc ?

CORINNE, avec approbation et lui faisant signe de se taire.

C’est bien ! c’est très bien !

LE COMTE, qui a toujours observé du coin de l’œil, le père et la fille, se dit à part.

Ils s’entendaient !

À voix haute et avec noblesse.

Messieurs... je demande qu’aujourd’hui, à l’instant même, on signe le contrat.

TOUS.

Est-il possible !

Pendant ce temps des domestiques ont apporté la table, au milieu du théâtre et derrière les acteurs.

LE COMTE, se retournant vers le notaire et lui montrant la table.

Monsieur le notaire, mettez-vous là de grâce ! il me tarde de prouver à ceux qui pourraient mal me juger

Regardant Corinne.

que, pour moi, les richesses ne sont rien et que la foi jurée est tout.

BOUVARD, criant.

C’est admirable !... c’est du dernier beau !

À Corinne.

N’est-ce pas... chez cet homme-là... toutes les grandes pensées viennent du cœur !

CORINNE, à part.

C’est à confondre !

BOUVARD.

Demain tout Paris le saura !

ALBERT.

Ah ! pour moi plus d’espoir !...

Regardant le comte.

Mais... c’est bien... c’est le trait d’un galant homme...

À Desgaudets.

Et vous, Monsieur, qui ne croyez à rien...

DESGAUDETS, à demi-voix.

Je n’y crois pas encore quoique j’aie vu et entendu... et je ne sais pourquoi... j’ai idée qu’il ne signera pas.

ALBERT, montrant à Desgaudets le comte qui vient de signer et qui présente la plume à Antonia.

Tenez... qu’en dites-vous ?...

DESGAUDETS, avec impatience.

Je dis... je dis...

Regardant sa fille et le comte.

que je n’y puis rien comprendre, mais que nous sommes tous ici, sous l’empire d’un puff immense, mais certain !... un puff...

CORINNE.

Par devant notaire !

Antonia qui a pris la place en tremblant hésite un instant, puis signe. En ce moment Corinne, à moitié suffoquée, tombe dans un fauteuil ; Albert cache sa tête dans ses mains, le comte se frotte les siennes ; Desgaudets les observe tous avec défiance ; Bouvard lève les mains au ciel en signe d’admiration. La toile tombe.

 

 

ACTE IV

 

Un riche salon dans l’hôtel du comte de Marignan, porte au fond, deux portes latérales, deux canapés, l’un à droite près de la cheminée, l’autre à gauche près d’une table.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, assis sur le canapé à gauche, BOUVARD, debout près de lui

 

BOUVARD.

Oui, monsieur le comte, l’effet en est prodigieux, sympathique ! J’en suis moi-même encore ému, attendri... Je l’ai raconté partout les larmes aux yeux !... aussi c’est un succès d’intérêt, un succès de femmes !

LE COMTE.

En vérité !

BOUVARD.

On ne parle dans tous les salons... dans tous les boudoirs, que de votre action si belle et si touchante... de votre désintéressement héroïque, d’autant plus étonnant que le siècle n’en a pas l’habitude... et l’on se passionne de nos jours pour tout ce qui est bizarre et extraordinaire !

LE COMTE, se levant.

Dis plutôt tout naturel... Je n’ai pris conseil que de mon âme... J’ai obéi... à la voix de la conscience... à l’élan de mon cœur !

BOUVARD.

Ah ! monsieur le comte !

LE COMTE, à demi-voix, et changeant de ton.

Il faudra cependant veiller à ce que la presse en murmure quelques mots... des initiales d’abord... On attribue à monsieur le comte trois étoiles... et puis demain... le nom en toutes lettres... indiscrétion contre laquelle nous réclamerons.

BOUVARD, souriant.

Soyez tranquille... Est-ce que je n’étais pas là. C’est déjà fait.

LE COMTE, vivement.

Tu as été modéré, au moins.

BOUVARD.

La modération du libraire-éditeur qui soigne son poète... un petit article plein de sentiment... on va m’en apporter une épreuve que je vous soumettrai. Mademoiselle Desgaudets a ses journaux... nous aurons les nôtres... et elle aura beau faire, vous serez ambassadeur... vous serez de l’Académie.

LE COMTE.

Tu penses donc que j’y ai quelques droits ?...

BOUVARD.

Vous en avez même au prix Monthyon... car on est pour vous au paroxysme de l’enthousiasme... Nous ne trouverons jamais de moment plus favorable... pour la vente, aussi je viens de lancer notre second volume...

LE COMTE.

Quoi, vraiment !

BOUVARD.

Je l’ai lancé ! et je vous en apporte un exemplaire sur vélin, avec des gravures, des vignettes, etc. Nous imprimons demain que vingt mille exemplaires ont été enlevés dans la journée, et j’annonce la seconde édition pour après-demain... elle est prête !

LE COMTE.

Très bien !

BOUVARD.

C’est notre tome III, dont il faudrait s’occuper maintenant.

LE COMTE.

J’y songerai... Quel dommage que ce général de Saint-Avold n’ait laissé que deux volumes de Mémoires...

BOUVARD.

S’arrêter à ce combat de la Mahoura, si pathétique... si intéressant !

LE COMTE.

Tu es bien sûr qu’il n’y avait pas un troisième volume ?

BOUVARD.

Parbleu ! Je l’aurais vendu à M. le comte comme les deux premiers... vingt mille francs !... cela en valait la peine !... Enfin je verrai... Je vous chercherai d’autres Mémoires secrets et inédits... il y en a partout...

À demi-voix.

Monsieur le comte ne veut pas de ceux de mademoiselle Corinne Desgaudets... elle me propose de les acheter. Mémoires posthumes, à la condition d’inventer quelques moyens pour qu’ils paraissent, malgré elle, de son vivant !

LE COMTE.

Corinne !... Eh ! non vraiment... c’est déjà trop de l’avoir aujourd’hui à dîner.

BOUVARD.

Elle vient chez vous ?

LE COMTE.

Il le faut bien !... J’ai son père qui est le subrogé-tuteur de ma prétendue et c’est si gênant d’avoir pour témoins de son bonheur... des amis qui n’en sont pas.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur et mademoiselle Desgaudets !

 

 

Scène II

 

LE COMTE, BOUVARD, CORINNE et DESGAUDETS, tenant une liasse de papiers sous son bras

 

LE COMTE.

Eh ! les voici, ces chers amis !... Je pensais à eux ! Les premiers au rendez-vous !...

À Bouvard, qui veut s’éloigner.

Vous nous restez, Bouvard, j’ai compté sur vous !

BOUVARD, s’inclinant.

Trop d’honneur, monsieur le comte !

DESGAUDETS.

Nous venons, comme tout le monde, tous apporter le juste tribut de notre admiration. Vous êtes le héros du jour.

BOUVARD, bas, au Comte.

Quand je vous le disais !

CORINNE, à part.

Non, je ne pourrai jamais me faire à l’idée que ce soit là un héros... réel et effectif... À moins qu’il ne se soit jeté dans l’héroïsme, exprès pour me faire enrager.

DESGAUDETS.

Tu sais, ma fille, qu’avant l’arrivée de nos amis, j’ai à causer avec monsieur le comte ?

CORINNE.

Je vous laisse, mon père. Je vais au petit salon attendre ces dames.

BOUVARD.

Si Mademoiselle veut bien me permettre de raccompagner...

Lui offrant la main.

Nous parlerons des Mémoires posthumes !

Il sort avec Corinne par une des portes à droite.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, DESGAUDETS

 

LE COMTE, à part, regardant Desgaudets en riant.

Je devine son embarras et le but de l’entretien qu’il me demande... Le voilà obligé de m’avouer sa ruse...

D’un ton grave.

et j’ai ma scène d’indignation... elle est faite !

DESGAUDETS, s’approchant du comte après un instant de silence.

Vous pensez bien, monsieur le comte, que dans cette triste circonstance, nous avons des arrangements préliminaires et indispensables à prendre ensemble. M. Maxence de la Roche-Bernard ne viendra pas dîner.

LE COMTE, faisant signe à Desgaudets de s’asseoir sur le canapé à droite et s’y plaçant à côté de lui.

En vérité !

DESGAUDETS.

Ce qu’il a de mieux à faire... est de quitter Paris à l’instant... et de s’éloigner...

LE COMTE, souriant.

Pourquoi donc ?... À cause de ses créanciers ou de ses pertes à la Bourse... Il sait depuis longtemps ce que c’est...

DESGAUDETS.

Oui, sans doute... perdre ce qu’on a... passe encore... Mais la fortune d’une sœur... d’une sœur qui vous aime...

LE COMTE, à part.

Est-ce qu’il va recommencer, et continuer la plaisanterie...

DESGAUDETS.

Enfin, n’en parlons plus !

LE COMTE.

Franchement, c’est ce que nous avons de mieux à faire.

DESGAUDETS.

Comme tous dites ! et abordons le sujet. Vous comprenez qu’il ne peut plus conserver la tutelle après avoir compromis et dissipé les deniers de sa pupille.

LE COMTE, à part.

Encore...

DESGAUDETS.

Il y aurait même lieu à poursuivre... Mais Antonia veut qu’on lui donne quittance de tout.

LE COMTE, avec impatience.

Eh ! Monsieur...

DESGAUDETS.

Qu’avez-vous donc ?

LE COMTE, se modérant.

Rien !

DESGAUDETS.

C’est à moi, alors... à moi, son subrogé-tuteur, à m’entendre avec vous à ce sujet... comme aussi, et vu l’absence du frère... à vous rendre ses comptes de tutelle. J’ai pris chez son notaire... tous les papiers... y relatifs que vous examinerez à loisir...

LE COMTE, essayant de sourire.

Très bien... très bien... monsieur Desgaudets... mais parlons sérieusement.

DESGAUDETS.

Il me serait difficile d’y mettre plus de sérieux ! vous le verrez par les pièces à l’appui où tout se trouve...

Lui remettant les papiers.

Sauf les six cent mille francs... provenant de la vente de Jumièges...

LE COMTE.

Hein... que dites-vous ?

DESGAUDETS.

Mais ils sont représentés par le reçu de Maxence de La Roche-Bernard... le tuteur.

LE COMTE, parcourant les papiers.

Est-il possible !...

DESGAUDETS.

Et l’acquit du Trésor constatant le versement... à la Caisse des consignations...

LE COMTE, parcourant toujours les papiers.

Ô ciel !... mais cette signature...

DESGAUDETS.

De ladite somme de six cent mille francs.

LE COMTE, poussant un cri et tremblant de rage.

Comment ?... Ah çà !... c’est donc vrai ?...

DESGAUDETS, vivement.

En doutiez-vous, par hasard ?

LE COMTE, se reprenant vivement.

Moi ! non, Monsieur... non ! je n’en ai jamais douté...

DESGAUDETS.

Eh bien ! alors, qui peut vous surprendre ?

LE COMTE, feuilletant les papiers dans le plus grand trouble.

Mais ce frère... ce tuteur... ces papiers... plus je vois... plus j’examine...

DESGAUDETS.

Et plus vous vous indignez !

LE COMTE, regardant la quittance et poussant un second cri.

Six cent mille francs !... savez-vous, Monsieur, que c’est une horreur...

DESGAUDETS.

Et qui en doute ?... nous sommes tous de votre avis... malheureusement c’est la vérité.

LE COMTE, à part, avec agitation.

La vérité... et j’ai pu m’y laisser prendre... c’est une ruse... c’est un piège infâme !...

DESGAUDETS, l’examinant.

Qu’avez-vous donc ?

LE COMTE, regardant Desgaudets, et cherchant à se remettre.

Moi ! rien... rien... Monsieur... mais vous concevez,

Montrant les papiers.

le trouble... le saisissement... et comme vous disiez si bien... l’indignation d’un honnête homme !

DESGAUDETS, à part, et secouant la tête en le regardant.

Je suis pour ce que j’en ai dit. C’est un puff inexplicable, mais c’en est un !...

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, DESGAUDETS, BOUVARD, entrant par le fond

 

BOUVARD.

Monsieur Desgaudets... monsieur Desgaudets...

DESGAUDETS, avec impatience.

Qu’y a-t-il ?

BOUVARD.

Je revenais de l’imprimerie chercher pour monsieur le comte une épreuve de journal qui n’arrivait pas... Une voiture s’est arrêtée à la porte de l’hôtel au moment où j’allais frapper... un homme enveloppé d’un manteau m’aperçoit et baisse la glace... c’était M. le vicomte de La Roche-Bernard.

DESGAUDETS.

Vous en êtes sûr ?

BOUVARD.

Lui-même !

DESGAUDETS.

Que voulait-il ?

BOUVARD.

Vous parler un instant... son avenir en dépendait, à ce qu’il m’a dit.

DESGAUDETS, à part.

Serait-ce par hasard quelque scène de drame... moi, d’abord, je n’y crois pas ! et si c’est de l’argent qu’il veut m’emprunter... grâce au ciel, je n’en ai point ! et puis n’oublions pas que je suis avare... Je cours près de lui et je reviens.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, qui s’est jeté sur le canapé à gauche, BOUVARD

 

BOUVARD, tenant à la main un journal et debout derrière le canapé où le comte est assis.

Voici notre article... dont, je pense, vous serez content... d’ailleurs ce n’est qu’une épreuve et vous verrez vous-même ce que l’enthousiasme... aurait pu... oublier !

Voyant le comte absorbe dans ses réflexions.

Eh mais ! monsieur le comte ne m’écoute pas...

LE COMTE, portant la main à son front.

Pardon, mon cher Bouvard, je suis sous le coup d’une nouvelle...

BOUVARD.

Fâcheuse !

LE COMTE, avec un soupir.

Oui, certes !

BOUVARD.

Que cette lecture adoucira peut-être !

Lisant avec emphase au comte qui est assis sur le canapé et qui, livré à ses réflexions, ne l’écoute pas.)

« On attribue dans le grand monde à un homme de lettres distingué, à un grand seigneur, le trait de désintéressement à la fois le plus délicat et le plus sublime ! »

LE COMTE, à part.

Six cent mille francs que j’espérais toucher et qui m’échappent...

BOUVARD, de même.

« Au moment du contrat... il apprend que celle qu’il aime est ruinée... »

LE COMTE, à part.

Comment aussi se douter que cela fût vrai...

BOUVARD, de même.

« N’écoutant que la voix de l’amour et de l’honneur... il signe... »

LE COMTE, à part.

Après tout... un tel engagement est nul... de toute nullité.

BOUVARD.

« Il signe sans hésitation et sans regret un nom que nous ne voulons pas trahir... mais que les arts et la gloire signalent depuis longtemps à l’admiration... et à l’estime publique... »

LE COMTE, avec impatience, et se levant.

Ma foi, on dira ce qu’on voudra, peu m’importe !

BOUVARD, toujours avec emphase et à voix haute.

« Je m’arrête... car chacun a déjà deviné M. le comte de M. trois étoiles...

Baissant la voix.

Dont le dernier ouvrage vient de paraître... chez Napoléon Bouvard, libraire-éditeur, quai Malaquais, n° 36. »

Au comte qui marche avec agitation.

Je crois que ce n’est pas mal... et qu’il y a là tout ce qu’il faut pour rendre le voile de l’anonyme aussi transparent que possible...

LE COMTE, avec agitation.

Très bien !... très bien !... je vous remercie, mon cher Bouvard, quoique j’aie à peine entendu... préoccupé comme je le suis dans ce moment.

BOUVARD.

Il s’agit donc d’un événement...

LE COMTE.

Terrible...

BOUVARD.

Qui n’est peut-être pas vrai...

Pliant l’épreuve du journal.

on dit et on imprime tous les jours tant de choses...

LE COMTE.

Ce n’est que trop certain...

À demi-voix.

Apprends que le vicomte Maxence de La Roche-Bernard est ruiné.

BOUVARD.

Eh bien !... vous le saviez.

LE COMTE.

Lui... cela va sans dire, je n’en ai jamais douté... et peu m’importe ! Mais sa sœur...

BOUVARD.

Eh bien !...

LE COMTE, à demi-voix, et prenant avec force le bras de Bouvard.

Il lui enlève six cent mille francs !

BOUVARD.

Eh bien !... c’est connu !

Montrant le papier qu’il tient à la main.

C’est là dans l’article !

LE COMTE, qui tient encore à la main la liasse de papiers.

Eh ! non ! C’est là... réellement ! vois plutôt ! six cent mille francs... que je perds...

BOUVARD.

Sans regret !... je l’ai dit !... c’est là le beau... le sublime !

LE COMTE.

Eh non !... non... c’est là l’indignité... parce qu’on m’a trompé, vois-tu bien, indignement trompé...

BOUVARD, vivement.

Trompé !... Elle ne les a pas perdus... elle les possède encore...

LE COMTE, avec impatience.

Eh non !

BOUVARD.

Eh bien ! alors l’article subsiste.

LE COMTE, retenant Bouvard, qui fait un pas pour sortir.

Non pas ! garde-toi bien de l’envoyer !

BOUVARD.

Et pourquoi ?

LE COMTE.

Plus tard... je te le dirai...

Se promenant.

Car dans le trouble où je suis... je ne sais encore quel parti prendre... non pas que je ne me regarde comme dégagé... j’ai été abusé... il y a eu erreur ! je ne suis plus obligé à rien... j’ai le droit de rompre.

BOUVARD.

Rompre ce mariage !

LE COMTE.

Eh oui, sans doute !... mais comment ? après l’éclat produit par cette maudite générosité... j’avais bien besoin d’être magnanime... voilà comme je suis, je me laisse toujours emporter par le premier mouvement... et maintenant, comment revenir avec convenance ?... d’autant que je n’ai rien à dire contre cette jeune fille... Mais sa famille... mais son frère... dont la conduite est indigne !...

Se mettant à la table et écrivant.

Ma foi ! on dira ce qu’on voudra... l’honneur avant tout... il n’est jamais permis de transiger avec lui...

Écrivant.

C’est cela... quelques phrases à effet... car la lettre doit être lue...

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, à la table à gauche, BOUVARD, au milieu du théâtre, CORINNE, sortant de la porte à droite

 

CORINNE, se tournant du côté de la cantonade.

Des femmes qui ne parlent que modes et toilettes... et qui trouvent cela amusant... On se sent humiliée pour son sexe.

Apercevant le comte.

Ah ! monsieur le comte qui écrit.

BOUVARD, à demi-voix.

Silence !... ne le dérangeons pas... il était tout à l’heure dans un trouble... dans une agitation... Mais le voilà plus calme, maintenant que sa résolution est prise...

CORINNE.

Quelle résolution ?

BOUVARD.

Il est décidé à rompre son mariage.

CORINNE.

Avec Antonia...

BOUVARD.

Précisément !... il compose dans ce moment la lettre de rupture.

CORINNE, poussant un cri de joie.

Ah !

Courant près du comte.

Ce que je viens d’apprendre. Monsieur, est-il possible ?

LE COMTE.

J’écris à M. de La Roche-Bernard.

CORINNE.

Mais alors... ce que vous me disiez... ce matin , était donc vrai ?...

LE COMTE, avec sentiment.

Vous n’avez jamais voulu me croire... je n’ai rien à vous répondre ! mais on verra un jour peut-être de quel côté était l’affection sincère et véritable... non pas que je m’abuse sur les dangers de ma résolution et sur les railleries auxquelles je m’expose... Fais ce que dois, advienne que pourra... et dût-on m’accuser de manquer à mes serments...

CORINNE.

Ce ne sera pas Antonia, je vous le jure !... au contraire... elle vous défendra... et moi aussi. Elle vous remerciera et vous devra son bonheur.

LE COMTE.

Que dites-vous ?

CORINNE.

Qu’elle en aime un autre !

LE COMTE.

Vous en êtes certaine ?...

CORINNE.

Je vous le jure...

LE COMTE, s’élançant vers elle.

Ah ! Corinne !... Corinne !... vous me sauvez la vie... vous êtes ma protectrice... mon ange gardien...

CORINNE.

Une telle joie... cet air de contentement... mais je vous ai donc méconnu...

LE COMTE.

Ah ! vous n’êtes pas la seule...

À part.

Elle en aime un autre... Quel bonheur !... ce moyen-là vaut bien mieux que le premier... qui n’était pas sans danger...

Courant à la table et déchirant une lettre qu’il  vient d’écrire, et en commençant une autre.

« Mademoiselle... »

CORINNE.

Que faites-vous ?...

LE COMTE.

Elle avait une inclination... et vous ne me l’avez pas dit !... Ah ! cruelle amie !... que de tourments vous nous auriez épargnés à tous...

CORINNE.

Mais décidément... c’est donc la vérité ?

LE COMTE, levant les yeux au ciel.

Elle en doute encore !...

Écrivant avec agitation.

« Mademoiselle... je vous ai prouvé, ainsi qu’à M. votre frère... que les plus grands sacrifices ne me coûtaient rien. »

BOUVARD.

C’est vrai !

LE COMTE.

« Il n’en est qu’un seul dont je me sens incapable, c’est celui de votre bonheur, et s’il est vrai, comme on me l’atteste, que votre cœur ait parlé pour un autre... »

BOUVARD, près du comte et essuyant une larme.

C’est admirable !... et l’article peut rester... Il n’y a que quelques mots à changer.

CORINNE, à part, avec joie.

Enfin !... donc nous l’emportons !

Apercevant Albert qui paraît à la porte.

Ah ! Albert !

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, à la table à gauche, BOUVARD, près de lui, ALBERT, CORINNE

 

CORINNE, allant à lui.

Venez, venez donc vite !... Tout va à merveille.

ALBERT, avec émotion.

Je le crois bien !... M. votre père... M. Desgaudets... je viens de chez lui et l’on m’a assuré que je le trouverais ici...

BOUVARD.

Il nous a quittés il y a une demi-heure.

ALBERT.

Où est-il ? le savez-vous ?

CORINNE.

Et que lui voulez-vous, mon Dieu ! avec cet air agité ?

ALBERT.

Il faut que je lui parle... de la part de Maxence... qui de son côté s’est mis aussi à sa poursuite.

BOUVARD.

Rassurez-vous, il l’a vu.

ALBERT.

En êtes-vous bien sûr ?

BOUVARD.

Ils sont sortis ensemble... en voiture !

ALBERT.

À la bonne heure... je respire... ma mission est finie.

CORINNE.

Vous venez donc de voir ce pauvre Maxence ?

ALBERT.

Lui pauvre !... ah bien oui !... ce n’est plus cela !

CORINNE.

Que dites-vous ?

Le comte, qui était devant la table, interrompt sa lettre, et toujours assis sur le canapé, il écoute.

ALBERT.

Un peu avant la sortie de la Bourse... il parait que, dans la coulisse et parmi les joueurs, un bruit a tout à coup circulé ; on a prétendu que M. Desgaudets, le riche Desgaudets...

CORINNE.

Mon père !

ALBERT.

Qui jamais n’avait voulu se mêler d’affaires de ce genre... était à la tête de la nouvelle ligne de chemin de fer... que le comité d’administration, c’était lui, que Maxence n’était que son prête-nom... que Desgaudets, qui avait gardé une masse énorme d’actions... achetait les autres au dessous du pair pour les accaparer toutes... À cette nouvelle, les actions qui tombaient à qui mieux mieux se sont relevées comme par enchantement. Des affaires énormes se sont faites à la fin de la bourse, rue Vivienne et sur le boulevard. Maxence qui, dans le premier moment avait perdu la tête et voulait se brûler la cervelle, s’est vu tout à coup entouré et accablé d’agioteurs, d’agents de change, de courtiers marrons, même des femmes... des grandes dames... c’était à qui lui demanderait des actions.

CORINNE, avec joie.

Et il en a donné ?...

ALBERT.

C’est ce que j’aurais fait à sa place !... mais lui... a tout à coup relevé la tête et reprenant courage, s’est écrié avec audace : Des actions !... je n’en ai plus !... on ne peut en avoir, M. Desgaudets les a presque toutes ! Il les a gardées pour lui et pour son gendre, M. Albert, que voici... J’ai voulu me récrier et réclamer. Tais-toi, m’a-t-il murmuré à voix basse, tais-toi, tu me sauves. Alors, c’est moi que les demandeurs ont entouré, moi, complice involontaire de ce mensonge, ils m’ont poursuivi... ils m’ont supplié, même à genoux, de leur céder... de leur accorder de ces actions... que je n’avais pas. Vous jugez si j’ai résisté... si j’ai été inflexible ! Dix pour cent, me criait-on, vingt pour cent au dessus du cours... et moi je répétais : Je n’en ai pas, Messieurs, je n’en ai pas, pendant que Maxence, m’entraînant en dehors de la foule... me disait à l’oreille : Notre fortune est assurée à ma sœur et à moi.

LE COMTE, à part.

Ô ciel !

ALBERT.

Cours près de M. Desgaudets, dis-lui que je lui donne cent mille écus des actions que je lui ai remises ce matin, mais qu’à moi... ou à tout autre, n’importe, il ne les vende pas à moins, tout le succès de l’opération est là. Je l’ai quitté... j’ai couru... et me voilà... heureux de vous annoncer ces bonnes nouvelles... heureux de vous apprendre que Maxence a retrouvé le repos et l’honneur, et que, grâce au ciel, Antonia est plus riche que jamais.

LE COMTE, bas, à Bouvard, après avoir déchiré la lettre.

Va porter ton article.

BOUVARD, étonné et à voix basse.

Comment... tel qu’il est ?

LE COMTE.

Eh ! oui, te dis-je, va et reviens...

Bouvard sort par le fond.

CORINNE, bas, à Albert avec joie.

Et moi, Albert, et moi j’ai de bien meilleures nouvelles encore à vous faire connaître...

ALBERT.

Lesquelles ?...

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, ALBERT, CORINNE, UN DOMESTIQUE, sortant de la porte à gauche

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Maxence de La Roche-Bernard, et mademoiselle sa sœur attendent monsieur le comte dans son cabinet.

LE COMTE.

Je vais les rejoindre.

CORINNE, voulant le retenir.

Mais, Monsieur...

LE COMTE.

Mes meilleurs amis !...

CORINNE.

Eh quoi !...

LE COMTE.

Ma fiancée !...

CORINNE.

Ah !...

LE COMTE, à voix haute, à Albert et à Corinne.

Pardon ! je cours les recevoir.

Il sort.

CORINNE, poussant un cri, et s’appuyant contre le canapé à gauche.

Ah !

 

 

Scène IX

 

ALBERT, CORINNE

 

ALBERT, allant à elle.

Qu’avez-vous donc ?

CORINNE, avec agitation.

J’étais encore sa dupe !... encore une comédie qu’il jouait... mais pourquoi ? dans quelle intention ? ah ! j’aurai le mot de cette énigme...

ALBERT.

Mais répondez-moi donc !... vous me disiez tout à l’heure...

CORINNE.

Que tout était sauvé !... et maintenant...

ALBERT.

Eh bien ?

CORINNE.

Tout est perdu !... par vous... par votre faute... ou du moins par votre arrivée.

ALBERT.

Qu’ai-je donc fait ?

CORINNE.

Ce que vous êtes venu... nous annoncer... ce que vous venez de nous dire.

ALBERT.

La vérité tout entière.

CORINNE.

Justement, c’est elle qui a tout compromis !... c’est elle qui nous perd !

ALBERT.

C’est trop fort ! et à moins que vous ne partagiez le système et les opinions de monsieur votre père !...

CORINNE.

M. de Marignan... allait rendre à Maxence sa parole... il écrivait... pour rompre son mariage... la lettre était écrite !... et il l’a déchirée... (je ne le quittais pas des yeux) au moment où, dans votre joie... vous vous êtes écrié qu’Antonia était plus riche que jamais... donc, s’i ! renonçait à elle... c’était à cause de cette fortune perdue...

ALBERT.

Vous le calomniez !

CORINNE.

C’est impossible !

ALBERT.

C’est ce matin, quand on lui a annoncé qu’elle était ruinée... qu’il a demandé lui-même, qu’il a exigé ce mariage.

CORINNE, confondue.

C’est vrai !...

Avec colère.

Eh bien ! non, cela ne doit pas l’être... parce qu’entre lui et la vérité... toute alliance est impossible !

ALBERT.

Mais alors... comment expliquez-vous ?

CORINNE.

Je n’explique rien... il est comme ses ouvrages, comme son mérite. C’est à n’y rien comprendre... mais j’y arriverai cependant. C’est une gageure, c’est un défi... et entre nous deux désormais...

ALBERT.

C’est une guerre...

CORINNE.

Non... un mariage à mort !

 

 

Scène X

 

LE COMTE, MAXENCE et ANTONIA, sortant de la porte à gauche, ALBERT, CORINNE, au milieu du théâtre, BOUVARD, entrant par le fond. Derrière lui quelques invités qui arrivent, tandis que plusieurs dames sortent de la porte à droite

 

MAXENCE, gaiement pendant que le comte va saluer tous ses invités.

Bravo ! voici tout le monde réuni, c’est l’heure du dîner ! Un beau moment... quand le dîner est bon... et M. de Marignan est connaisseur ! De nos jours... les grands hommes sont gourmands, et ils font bien... on a si peu de temps à vivre... le génie surtout !

ALBERT, à part.

Quelle gaieté ! quelle insouciance ! qui reconnaîtrait là l’homme qui, ce matin, voulait se tuer...

MAXENCE.

Ah ! te voilà, mon cher Albert ! Desgaudets, que j’ai rencontré avant toi, et avec qui j’ai fait route, m’a appris ta nomination... chef d’escadron, c’est officiel, oui, Mesdames.

Bas à Albert en riant.

Il m’a aussi raconté tes scrupules... et la colère de madame de Saint-Avold contre toi !... Eh bien ! t’es-tu justifié auprès de la veuve de ton vieux général ?

ALBERT.

Oui, sans doute ! elle pense, comme moi, que de la misère et de l’honneur valent mieux qu’une pension, achetée au prix de sa réputation...

MAXENCE.

Rassure-toi ! nous penserons à elle ! nous lui ferons avoir des actions !... c’est un cadeau... car dans ce moment n’en a pas qui veut... moi d’abord je n’en ai plus...

Bas à Albert.

Et cette fois... c’est la vérité... vraie.

ALBERT.

Tu n’en as pas gardé ?

MAXENCE.

On ne m’y reprendra plus !

BOUVARD, bas au comte.

L’article paraîtra dans le journal de ce soir.

LE COMTE, de même.

Très bien.

Haut.

Pardon, Mesdames, de vous faire dîner aussi tard, nous n’attendons plus que M. Desgaudets, notre subrogé-tuteur, et mon ami intime, le secrétaire général... qui tous deux m’ont promis de venir et qui, je l’espère, ne me feront pas faillite.

MAXENCE, riant.

Vous avez déjà cinquante pour cent d’assuré, car voici M. Desgaudets.

 

 

Scène XI

 

ANTONIA, ALBERT, CORINNE, DESGAUDETS, Corinne et Antonia sont assises sur un canapé à gauche du spectateur près de la table, Albert debout derrière elles et pensif, à droite, BOUVARD, LE COMTE, puis MAXENCE, les autres conviés, hommes et femmes forment, assis et debout, plusieurs groupes dans le salon

 

LE COMTE.

Arrivez donc, mon cher monsieur Desgaudets.

DESGAUDETS.

Pardon de m’être fait attendre. Je suis venu à pied... comme toujours pour raison de santé.

MAXENCE.

À pied ! quand il pleut à verse !

DESGAUDETS.

Je n’ai pas trouvé de voiture. Ou plutôt il n’a pas voulu en prendre... il est si avare !

BOUVARD.

Et pourtant... il a aujourd’hui, dit-on, fait des gains énormes.

Desgaudets s’est approché du canapé où sont assises Corinne et Antonia. Pendant ce temps, Maxence, le comte et Bouvard, debout sur le devant du théâtre, forment un groupe et causent à demi-voix.

MAXENCE.

Je le crois bien ! je l’ai vu devant moi, tout à l’heure, réaliser cent mille écus de bénéfice.

LE COMTE.

Ah bah !

BOUVARD, à Maxence, d’un air joyeux.

Avec vos actions ! aussi je viens d’en acheter !

MAXENCE, lui donnant une poignée de main.

Vrai ! Brave jeune homme !

Ils remontent le théâtre en causant à voix basse.

ANTONIA, à gauche, assise sur le canapé, et causant avec Corinne.

Il m’avait acceptée quand j’étais ruinée, et maintenant que la fortune m’est revenue, comment, aux yeux du monde, sans déshonneur rompre ce mariage ?... Ah ! je suis bien malheureuse !...

CORINNE.

Moi, je ne suis que furieuse !

Ouvrant le livre qui est sur la table à gauche.

Que vois-je ? le second volume du grand ouvrage de M. de Marignan !

LA COMTESSE, assise sur le canapé à droite près d’une autre dame.

Cet admirable ouvrage !

LA MARQUISE.

Vous le connaissez, Madame ?

LA COMTESSE.

Mon Dieu non ! et vous ?

LA MARQUISE.

Ni moi non plus !

LA COMTESSE.

C’est étonnant, tout le monde en parle !

LA MARQUISE.

Et je n’ai pas encore rencontré une seule personne qui l’ait lu !

DESGAUDETS, debout derrière le canapé à droite et s’adressant aux deux dames qui viennent de parler.

C’est qu’il est plus facile d’en parler que de le...

BOUVARD, avec enthousiasme.

Histoire pittoresque de l’Algérie et de sa conquête !... second volume, plus intéressant encore, s’il est possible... plus dramatique que le premier !... j’espère bien que M. Desgaudets m’en prendra un exemplaire... dix francs le volume... il sera demain à votre hôtel...

DESGAUDETS.

Diable !... diable !... dix francs !... permettez ! c’est trop cher pour moi !

BOUVARD, s’adressant aux deux dames assises sur le canapé à droite.

Il y a seulement pour neuf francs de vignettes et de gravures.

DESGAUDETS.

Je ne dis pas non !...

À demi-voix.

C’est le reste qui est trop cher.

MAXENCE, qui pendant ce temps s’est promené dans le salon et revenant près du compte.

Eh bien ! et votre secrétaire général ?

LE COMTE.

J’ai dit que l’on servît aussitôt que sa voiture entrerait dans la cour... mais il n’est pas encore arrivé.

MAXENCE.

Mon appétit l’est depuis longtemps !

DESGAUDETS.

C’est comme le mien ! Si pour nous le faire oublier, M. de Marignan daignait nous lire... quelques pages... quelques passages... du nouveau chef-d’œuvre...

TOUT LE MONDE, se levant.

Ah !... oui, monsieur le comte.

LE COMTE.

Y pensez-vous, devant, une si charmante assemblée... un ouvrage sérieux... un livre d’histoire... c’est trop...

LA COMTESSE.

Pourquoi donc ? madame Scarron racontait une anecdote...

DESGAUDETS.

Quand le rôti manquait.

CORINNE.

Mais quand il s’agit d’un secrétaire général...

LA MARQUISE.

C’est bien autre chose !

LA COMTESSE.

Et pour le remplacer...

CORINNE.

Il n’y a rien de trop grave !

LE COMTE.

Devant un pareil argument, je me rends.

Il prend le livre, et chacun se rassoit ou se range autour de lui, comme pour une lecture d’apparat.

Je vous lirai donc quelques pages qui terminent ce volume...

BOUVARD, faisant l’empressé.

Un verre d’eau sucrée !

LE COMTE, avec impatience.

Eh non ! pas avant dîner.

BOUVARD.

C’est juste !...

Regardant au fond.

Mais toutes les portes sont ouvertes.

Criant.

Fermez donc les portes, la voix se perd !

LE COMTE, de même.

C’est inutile...

CORINNE.

Pour vous... mais non pas pour nous, qui ne voulons rien à perdre.

TOUT LE MONDE.

Chut !...

LE COMTE.

Le récit d’une expédition dans l’Atlas, et d’un combat livré par le général Saint-Avold.

ALBERT, qui jusque-là est resté plongé dans ses réflexions, lève la tête à ce mot, et dit à part.

Mon général... qu’est-ce que c’est ?

DESGAUDETS.

Cela doit être pittoresque !

LE COMTE, lisant.

« Cerné de tous les côtés par dix à douze mille Arabes et sans espoir possible d’être secouru, le général avait passé une nuit horrible. Il ne lui restait plus que deux seuls escadrons de tout son régiment (troisième dragons).

BOUVARD.

C’est palpitant d’intérêt !

LE COMTE.

« La lune s’élevant au dessus des noirs rochers, reflétait ses rayons sur les cimes de l’Atlas, lesquelles, se déroulant comme un blanc et immense linceul, semblaient, pour frapper l’imagination de nos vieux soldats, leur rappeler au milieu de l’Afrique, les plaines glacées de la Russie ! »

BOUVARD.

Comme c’est écrit ! comme c’est académique ! quel style !

CORINNE.

Pour de l’histoire.

BOUVARD.

Et ce n’est que de l’histoire !

MAXENCE.

Ce n’est que de la prose !

BOUVARD.

Mais quelle prose !

DESGAUDETS.

On dirait des vers !

CORINNE.

Il y en a !

DESGAUDETS.

Bah !

CORINNE.

Il ne lui restait plus que deux seuls escadrons,
De tout son régiment, troisième de dragons !

BOUVARD.

C’est vrai !... cela lui a échappé !

MAXENCE.

C’est plus fort que lui.

CORINNE.

« Même quand l’oiseau marche, on sent qu’il a des ailes ! »

BOUVARD.

Mais comme la pensée s’élève... comme elle s’élance et se précipite impétueuse...

DESGAUDETS.

On dirait d’une charge de cavalerie !

CORINNE.

Troisième de dragons ! c’est admirable !!!

TOUT LE MONDE.

C’est délicieux !... délicieux ! ravissant !

LE COMTE, s’inclinant.

Trop de bontés... trop d’indulgence...

TOUS.

Achevez, de grâce ?...

LE COMTE.

« Le général aperçut alors toute la tribu des Beni-Ballaboud. »

ALBERT, à part et écoutant.

C’est singulier !

LE COMTE.

« Campée au bord d’un torrent qui se précipite dans la vallée et devient la Mahoura...

ALBERT, qui jusque-là a écouté avec des marques d’impatience, quitte la table à gauche sur laquelle il s’appuyait et fait quelques pas vers le comte.

Ah ! c’est trop fort !

CORINNE, qui a observé Albert, se lève du canapé.

Qu’avez-vous donc ?

 

 

Scène XII

 

ANTONIA, ALBERT, CORINNE, DESGAUDETS, BOUVARD, LE COMTE, MAXENCE, INVITÉS, UN DOMESTIQUE, paraissant à la porte du fond

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur le secrétaire général !...

S’avançant et s’adressant à M. de Marignan.

Monsieur le comte est servi !

LE COMTE.

Messieurs, la main aux dames...

TOUT LE MONDE.

Ah !

LE COMTE.

Nous achèverons le chapitre après le dîner.

BOUVARD.

Quel dommage !

DESGAUDETS, à part.

Non pas !

ALBERT, pendant que tous les convives sortent par la porte à droite, s’est approché du comte et lui dit à voix basse.

Monsieur le comte, il faut absolument que je vous parle.

LE COMTE, souriant.

À moi !

ALBERT.

À vous !

LE COMTE, de même.

Très volontiers... mais en sortant de table...

ALBERT, à demi-voix.

Soit, dans ce salon.

LE COMTE, de même.

Dans ce salon.

Il court rejoindre Antonia, à qui il donne la main et sort avec elle par la porte à droite ; Corinne et Albert restent en scène.

ALBERT.

Ah ! maintenant, je l’atteste, ce mariage ne se fera pas.

Se dirigeant vers la porte du fond.

En attendant...

CORINNE, courant à lui.

Qu’est-ce à dire ?

ALBERT.

Je m’en vais !... Je ne resterai pas à dîner... ici, chez lui !...

CORINNE.

Un pareil esclandre !... Je m’y oppose !... Ainsi, votre main... votre main... je le veux... ou sinon...

Albert lui offre la main.

Que lui avez-vous dit... là, tout à l’heure ?

ALBERT.

Moi ! rien, je vous jure...

CORINNE.

Vous aussi !... qui vous essayez à mentir... Voyez-vous déjà l’influence de ce salon... Mais ce secret... je le saurai !...

ALBERT, entraînant Corinne vers la salle à manger à droite.

Il n’y en a pas !

CORINNE.

Il y en a... il doit y en avoir ! Je le saurai !

ALBERT, de même.

Il n’y en a pas !

CORINNE.

Je l’inventerais plutôt.

Tous les deux entrent en causant dans le salle à manger.

 

 

ACTE V

 

Même décor qu’au quatrième acte.

 

 

Scène première

 

CORINNE, ALBERT

 

ALBERT, entrant vivement.

Quel dîner ! J’ai cru qu’il ne finirait pas !... Et quelle conversation !... Que de mensonges ! de vanteries !

CORINNE.

Éloges désintéressés, donnés par l’amitié.

ALBERT.

Et par ceux qui dînent chez lui !... Et ce monsieur de Marignan, qui, à force de s’entendre dire qu’il était un grand homme... a fini par se le persuader !

CORINNE.

Comment donc !... Il attaquerait en calomnie quiconque oserait maintenant soutenir le contraire !

ALBERT.

Patience !... cela aura un terme... et nous verrons !

CORINNE.

Raison de plus pour ne pas paraître sombre et préoccupé... comme tous... tout à l’heure, à ce dîner !

ALBERT.

Je ne tous ferai pas le même reproche !... J’admirais votre grâce, vos saillies, votre gaieté !

CORINNE.

C’est un moyen ! Cela permet d’observer sans que l’on s’en doute... Vous ne vouliez rien dire ! il fallait deviner !... J’ai tout vu... votre physionomie taciturne, l’air intrigué du comte ; et en sortant de table, vous lui avez dit à voix basse : Je vais vous attendre au salon. Je l’ai entendu... J’étais derrière vous !... C’est pourquoi... me voici. Maintenant, Monsieur, qu’est-ce que cela signifie ?

ALBERT.

Vous le saurez plus tard.

CORINNE.

C’est une provocation... c’est un duel !

ALBERT.

Eh non ! une simple explication !

CORINNE.

Vous avez promis devant moi à Antonia... de ne rien risquer qui puisse la compromettre, vous avez juré que son nom ne serait même pas prononcé, entre vous et M. de Marignan.

ALBERT.

J’ai tenu ce serment, et je le tiendrai encore... Mais il se présente, grâce au ciel, une circonstance... une occasion qui n’a aucun rapport avec Antonia, ni avec mon amour, et rien ne peut m’empêcher de la saisir.

CORINNE.

Cette occasion, quelle est-elle ?... ne puis-je la connaître ?

ALBERT.

C’est inutile... c’est une question qui ne peut être discutée par des femmes... mais il ne sera pas dit... que je me laisserai enlever celle que j’aime sans la disputer... moi qui porte une épée... Non, non, tant que je serai vivant, il ne l’épousera pas !... J’y suis résolu... Sans cela, comprendriez-vous que j’assistasse tranquillement à son triomphe... et à cette fête...

CORINNE.

Vous voyez donc bien, Monsieur, que vous voulez vous battre avec M. de Marignan.

ALBERT.

Oui.

CORINNE.

Et pour Antonia ?

ALBERT.

Non... pas pour elle !... mais pour une autre cause... pour celle de l’honneur et de la vérité.

CORINNE.

Je ne vous comprends pas, Monsieur.

ALBERT.

Je vous ai dit que cela n’était pas nécessaire. Mais cette explication aura lieu.

CORINNE.

Et moi, je m’y oppose ; non seulement pour vous, mais pour M. de Marignan. Je ne veux pas qu’il soit tué !... Ce n’est pas ainsi qu’il doit être puni... ce serait trop tôt fait. Je lui réserve une expiation... plus longue, et qui m’est toute personnelle.

Vivement.

Ainsi, confiez-moi tout !... à moi, votre alliée... votre amie.

ALBERT.

Non, non, cela ne regarde que moi... le voici ! de grâce, laissez-nous !... Je ne veux pas qu’il nous voie ensemble.

CORINNE.

Soit.

À part.

Mais si je n’y vois pas, j’entendrai !

Elle entre dans le cabinet à gauche.

 

 

Scène II

 

ALBERT, M. DE MARIGNAN

 

LE COMTE, sortant de l’appartement à droite et parlant à la cantonade.

Bien, mon cher Maxence... faites les honneurs pour moi.

Se retournant vers Albert.

Ils sont tous dans le petit salon à prendre le café, et me voici, Monsieur, prêt à vous entendre.

ALBERT.

Monsieur... j’ai eu pour ami... et pour protecteur dans ma carrière militaire, M. le général de Saint-Avold, qui a été pour moi un père plutôt qu’un chef. Je dois le peu que je suis à ses conseils ; je dois la vie à son courage. Plus tard, et c’est là ce qui me lie à lui par une éternelle reconnaissance, il m’a confié ses plus secrètes pensées. Les qualités distinctives de son caractère, étaient l’horreur de la vanterie et du mensonge, son amour pour son pays et surtout le culte qu’il professait pour l’honneur. Il n’eût pas souffert que l’on portât au sien la plus légère atteinte ! et il eût versé jusqu’à la dernière goutte de son sang pour le conserver pur et intact. Aujourd’hui qu’il n’est plus, c’est un soin qu’il nous a légué, à nous qui fumes ses soldats, à moi qui fus son ami, et je viens vous demander compte de la manière dont vous parlez de lui... dans le peu de lignes que j’ai entendues.

LE COMTE, souriant.

Me chercher querelle ! à moi, son panégyriste, à moi qui le comble d’éloges, comment aurais-je pu l’offenser ?

ALBERT.

C’est offenser un bon et loyal militaire que de lui attribuer des exploits qu’il n’a jamais faits, des actions fabuleuses, qui peuvent provoquer des démentis, attirer des insultes à sa mémoire, et jeter en un mot un ridicule ineffaçable sur son nom.

LE COMTE.

Je ne vois pas, Monsieur, en quoi cela me regarde.

ALBERT.

Je vais m’expliquer. Je n’ai jamais quitté le général. Je suis arrivé en Afrique, avec lui, avec la division qu’il commandait, et jusqu’au jour où il est mort entre mes bras, je l’ai suivi dans toutes ses expéditions, dans tous ses combats. Or, dans le passage, dans les quelques lignes que vous avez lues avant dîner, j’ai admiré comme tout le monde les ornements et l’éclat du style.

LE COMTE.

Vous êtes bien bon !

ALBERT.

Je ne m’y connais pas !... mais pour les faits... c’est différent.

LE COMTE, souriant.

Si ce n’est que cela !

ALBERT.

Comment, si ce n’est que cela !... je n’ai entendu que quelques mots à peine, et il n’y en a pas un seul qui ne soit une fausseté évidente.

LE COMTE.

Permettez, Monsieur !

ALBERT.

Jamais mon général n’a livré de bataille dans l’Atlas... et pour une bonne raison... nous n’y avons jamais mis les pieds, et nous avons toujours opéré à cent lieues de là...

LE COMTE.

Monsieur...

ALBERT.

Jamais nous n’avons eu de combats ou de relations avec la tribu des Beni-Ballaboud, dont aucun de nos soldats n’a aperçu les tentes, et jamais enfin nul fait d’armes n’a illustré les bords de la Mahoura... non pas que ce nom me soit inconnu, je ne sais pas où je l’ai vu, mais à coup sûr ce n’est pas en Afrique, car cette rivière-là n’existe pas, et je vous défie de l’y trouver.

LE COMTE.

Vous croyez cela, Monsieur ?

ALBERT.

J’en suis sûr... voyez plutôt sur la carte. Et quand on écrit, quand on imprime, quand on publie sciemment de pareilles faussetés...

LE COMTE, avec colère.

Une telle expression...

ALBERT.

Est la seule qui convienne. Si mon général était vivant, il s’écrierait : Vous avez menti !... Je prends sa place et suis à vos ordres.

LE COMTE, fièrement.

Et je serais aux vôtres, si votre général avait pu tenir un pareil langage... mais il s’en serait bien gardé. Vous étiez en Afrique, Monsieur, je n’en doute pas, mais le général de Saint-Avold y était aussi, et entre vos deux assertions, quelque contradictoires qu’elles soient, vous me permettrez de donner la préférence à la sienne.

ALBERT.

Que voulez-vous dire ?

LE COMTE.

Que notre devoir, à nous autres historiens, est bien grave. C’est comme un sacerdoce, celui de la vérité, que nous sommes chargés de transmettre à nos derniers neveux. Alors, Monsieur, l’historien qui se respecte ne marche qu’appuyé sur des preuves irrécusables, sur des documents authentiques, c’est ce que j’ai fait.

ALBERT.

Vous, Monsieur !

LE COMTE, allant à la table à gauche.

J’ai là les Mémoires mêmes du général Saint-Avold, trouvés dans ses papiers après sa mort... et je suis heureux de vous prouver avec quelle fidélité consciencieuse j’ai rempli, envers mon pays et la postérité, mes devoirs d’historien !...

Frappant sur le manuscrit qu’il vient de prendre.

Les voici, ces Mémoires du vieux soldat... ces Mémoires pensés au milieu de la bataille et écrits sur l’affût d’un canon... car ils sentent encore l’odeur de la poudre et du cigare !... Lisez, Monsieur, lisez !

ALBERT, jetant les yeux sur le manuscrit.

Ô ciel !...

LE COMTE.

Connaissez-vous cette écriture ?

ALBERT.

Si je la connais !

LE COMTE, d’un air triomphal.

Vous voyez donc bien !

ALBERT.

C’est la mienne !...

LE COMTE, stupéfait.

La vôtre !

ALBERT.

Eh oui !... c’est mon roman.

LE COMTE, atterré.

Un roman !

ALBERT.

Composé par moi en Afrique !.. et que je croyais perdu pour jamais, car je ne me rappelais plus un mot de mon chef-d’œuvre ! Et au fait !... depuis cinq ans.

LE COMTE.

Que dites-vous ?

ALBERT.

J’avais eu le bonheur de l’oublier, et c’est vous qui me le rendez...

Parcourant le manuscrit.

Oui, Vraiment... c’est bien cela... un roman historique... roman à la Walter Scott... où je fais jouer un rôle important à mon général... et à moi.

LE COMTE.

Quoi !... Monsieur... c’est de vous !...

ALBERT, feuilletant toujours le manuscrit.

Hélas ! oui ! c’était même si mauvais que le général, à qui je l’avais donné à lire... m’avait répondu avec un juron : « Occupe-toi de ta théorie et ne pense plus à ces niaiseries-là... ou sinon... » Ce qui est cause... que je n’ai pas même pensé à lui redemander mon manuscrit resté entre ses mains. Voilà comment, après sa mort, on l’aura trouvé dans ses papiers.

LE COMTE, dans le plus grand trouble.

Permettez, Monsieur, permettez... rappelez bien tous vos souvenirs... êtes-vous sûr...

ALBERT, feuilletant toujours.

Parbleu !... voilà tous mes personnages.... tous mes noms qui me reviennent... l’aide de camp, Hector de Maugiron, c’était moi... la jeune fille qu’il adore... et qu’il espère épouser au retour... c’est...

Hésitant.

une personne, dont il est inutile de vous parler... et quant à la puissante tribu des Beni-Ballaboud... c’est bien cela !... une tribu de mon invention... et la Mahoura... ah ! je savais bien que ce nom-là ne m’était pas inconnu... tenez, Monsieur, tenez, voyez-vous écrit en marge : faute de mieux. Il me fallait dans le moment une rivière... et n’en ayant pas sous la main... j’ai inventé celle-là... quitte à la changer plus tard contre une véritable !

LE COMTE, à part.

Ô ciel !

ALBERT.

Et c’est là ce que vous imprimez comme de l’histoire ! c’est là ce que vous vaut les éloges de la presse et l’admiration publique.

LE COMTE.

Est-ce ma faute. Monsieur, si victime moi-même d’une erreur... chèrement payée...

ALBERT.

Je le sais !... Aussi je n’accuse plus votre bonne foi ; mais ni vous, ni moi, Monsieur, n’avons le droit d’attribuer au général des absurdités dont je suis seul coupable et responsable. À chacun ses œuvres ! et pour la mémoire comme pour l’honneur de M. de Saint-Avold, il faut que la vérité soit connue.

LE COMTE.

Quoi, Monsieur... publier qu’un livre d’histoire est un roman.

ALBERT.

Ce ne sera pas le premier.

LE COMTE.

Un livre admiré, cité, vanté et adopté par l’Université.

ALBERT.

Jusqu’à demain, Monsieur, je garderai le silence. D’ici là, avisez vous-même aux moyens de faire cet aveu, sinon je m’en chargerai !

LE COMTE.

Mais songez donc aux suites...

ALBERT.

Elles sont toutes simples. C’est une erreur !... vous vous empressez de la reconnaître je ne vois pas quels inconvénients...

LE COMTE.

Vous ne les voyez pas ?...

 

 

Scène III

 

ALBERT, LE COMTE, MAXENCE, BOUVARD, sortant de la porte du fond

 

MAXENCE, au comte.

Et vous restez là, mon cher, vous ne venez pas au petit salon entendre ce qu’on dit de vous |

BOUVARD.

Deux membres de l’Académie des sciences viennent d’arriver et ils ne tarissent pas d’éloges sur votre second volume qu’ils ont déjà lu.

MAXENCE.

Comme tout Paris !

BOUVARD.

Comme tout le monde !

LE COMTE, bas, à Albert d’un air suppliant.

Vous l’entendez, Monsieur !...

MAXENCE.

Monsieur de Pongibault, le professeur de sphère céleste et de géographie, s’extasie sur la vérité des détails topographiques.

ALBERT, avec colère.

En vérité !... un professeur !...

LE COMTE, d’un air suppliant.

Monsieur !...

BOUVARD.

Il trouve surtout le caractère et les usages des tribus arabes décrits avec une lucidité... une profondeur...

MAXENCE.

Surtout la tribu des... comment dites-vous ?...

BOUVARD.

Des Beni-Ballaboud...

MAXENCE.

Justement... c’est, dit-il, le tableau le plus pittoresque et le plus fidèle ! mieux que personne il peut en juger. Il y a été...

ALBERT, avec indignation.

Il y a été !... voilà qui est trop fort !

BOUVARD, froidement.

Avec une mission du gouvernement...

Avec chaleur.

Et j’oubliais de vous dire que votre ami le secrétaire général, a été tellement touché du fait d’armes de la Mahoura qu’il ne connaissait pas...

ALBERT, à part.

Je crois bien !

BOUVARD.

Qu’il m’a demandé un exemplaire pour le faire lire au ministre, enfin, et c’est l’avis unanime, votre élection est assurée, vous devez arriver demain à l’Académie ou pour le moins au prix Gobert.

ALBERT.

Comment ?

BOUVARD, à Albert.

Dix mille livres de rentes destinées au morceau de l’Histoire de France le mieux fait et le plus véridique...

Montrant le comte.

Il y a des droits, l’Algérie est la France.

Au comte qui modère avec peine sa colère.

Oui, Monsieur, votre modestie a beau s’indigner, vous y avez des droits.

 

 

Scène IV

 

ALBERT, LE COMTE, MAXENCE, BOUVARD, ESGAUDETS, une tasse de café à la main

 

DESGAUDETS.

Eh bien... eh bien, monsieur le comte, on vous demande, on vous désire... pour achever le fait d’armes de la Mahoura.

LE COMTE.

Moi ! impossible... L’émotion... la chaleur !... je ne pourrais lire !...

BOUVARD.

Je m’en chargerai ! moi l’éditeur...

LE COMTE, à demi-voix.

Non !... il faut que je vous parle...

Lui serrant la main.

Il le faut !

BOUVARD.

Je vous suis !

À part.

Qu’a donc le grand homme et d’où lui vient cette physionomie.

LE COMTE.

Daignez, mon cher Maxence... m’excuser auprès de ces dames... Un mal de gorge subit...

MAXENCE.

Très bien.

LE COMTE, à part.

À tout prix il faut sortir de là, ou je suis perdu.

À Bouvard qu’il entraîne vers la porte du fond.

Venez, Monsieur, venez !

MAXENCE, se retournant et apercevant Desgaudets, qui, assis sur le canapé, à droite, prend lentement sa tasse de café.

Eh mais !... je vous ai entendu dire chez vous, que vous n’aimiez pas le café !

DESGAUDETS.

Erreur !... je l’aime beaucoup... chez les autres !

Maxence entre en riant dans l’appartement à droite.

 

 

Scène V

 

ALBERT, qui s’est jeté sur le canapé, à gauche, DESGAUDETS, assis, à droite, sur l’autre canapé

 

DESGAUDETS, achevant sa tasse de café.

Quand il est bon... et celui-ci est du vrai moka.

S’étendant sur le canapé.

Eh !... eh !... je ne déteste pas non plus les bons canapés... ni le confortable que j’espère bien me donner désormais... en secret.

ALBERT, se levant et se promenant avec colère.

Ah ! c’est à n’en pas revenir !

DESGAUDETS.

Qu’avez-vous donc, mon cher ?

ALBERT, hors de lui.

Ce que j’ai !... ce que j’ai...

S’arrêtant devant Desgaudets.

Vous aviez raison, Monsieur ; des charlatans, des compères et des dupes, voilà la société actuelle.

DESGAUDETS, souriant.

Tant mieux !

ALBERT, avec indignation.

Comment, tant mieux !

DESGAUDETS.

Eh ! mon Dieu, oui ! c’est de l’excès même du mal que sortira le bien !

ALBERT.

Et quel bien peut sortir d’un pareil gouffre tel que celui-ci ?

DESGAUDETS.

Je vais vous l’apprendre ; quand tout le monde sera bien persuadé, comme vous paraissez l’être en ce moment, que la plupart de nos grands hommes, y compris leur gloire et leurs préfaces, sont des mensonges vivants et impudents plus ou moins bien décorés ou reliés ; quand tout le monde, dis-je, sera bien convaincu comme vous, que dans la composition de presque toutes les renommées qui fabriquent, il n’entre pas un seul mot de vrai, la société finira, grâce au ciel, par devenir tellement incrédule, que pour lui faire accroire qu’on a du mérite, on sera réellement obligé d’en avoir... et c’est ainsi que l’école du mensonge sera devenue l’école de la vérité.

ALBERT, avec impatience.

Ce que vous espérez là, Monsieur, est toute une révolution... Mais en attendant.

DESGAUDETS, souriant.

Dans toutes les révolutions, il faut savoir attendre ! D’ici là le puff victorieux continuera à triompher !

ALBERT.

Et si je vous disais, Monsieur, avec quelle insolence, avec quelle audace !... Si vous saviez seulement...

DESGAUDETS.

Je sais tout. Corinne, ma fille, qui a entendu votre conversation, vient de me raconter au salon l’anecdote dans tous ses détails.

ALBERT.

Et vous parlez de cela tranquillement et cela ne vous indigne pas ?

DESGAUDETS.

Il faudrait passer sa vie à s’indigner ? et la vie est si courte ! Je vous avouerai même avec franchise (car il est convenu qu’elle existe entre nous), que loin d’en être furieux, j’en ai été ravi.

ALBERT.

Vous osez en convenir !

DESGAUDETS.

J’en ai été enchanté !

ALBERT.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

DESGAUDETS.

Pour vous ! oui, mon jeune ami, quoique vous ayez refusé d’être mon gendre, je me regarde toujours comme votre beau-père... ou même encore, comme votre ami... et je vous suis de loin dans le monde... avec tout l’intérêt que l’on porte... à un pauvre voyageur seul et égaré dans un pays inconnu.

ALBERT.

Je vous remercie, Monsieur... mais en quoi cette aventure peut-elle vous réjouir pour moi ?

DESGAUDETS.

Voici comment. Quand on connaît par hasard la vérité... il y a deux manières de s’en servir, l’une...

ALBERT, avec force.

C’est de la dire !...

DESGAUDETS.

Et l’autre... de la taire. La seconde est presque toujours la plus utile. Essayez-en, je vous le conseille.

ALBERT.

Moi ! me taire !... moi, transiger avec ma conscience !

DESGAUDETS.

je ne dis pas cela, mais à un soldat qui s’est bravement défendu, il est permis de capituler... et il est des capitulations de conscience si difficiles à ne pas accepter... que vous-même, peut-être...

ALBERT, avec chaleur.

Jamais, Monsieur, jamais ! moi, le défenseur et l’ami de la vérité, je défie le monde entier de me faire jamais céder... ou fléchir...

DESGAUDETS.

Il ne faut pas dire cela ! le chapitre des considérations est si étendu... et tenez en voici déjà une qui arrive !

 

 

Scène VI

 

ALBERT, DESGAUDETS, BOUVARD, entrent par la porte du fond

 

BOUVARD, à part.

Me charger... moi !... d’une pareille négociation... assoupir l’affaire... à tout prix !

DESGAUDETS.

Qu’avez-vous donc, monsieur Bouvard... vous m’avez l’air...

BOUVARD.

De quoi donc ?

DESGAUDETS.

D’un diplomate...

BOUVARD, cherchant à sourire.

Dans l’embarras, qui compte sur vous et sur votre crédit près de M. Albert d’Angremont...

DESGAUDETS.

Eh ! pourquoi donc ?...

BOUVARD.

Mon Dieu ! tout le monde peut se tromper, même les libraires... mais quand j’ai des torts... j’en conviens et je reconnais, qu’hier... j’ai manqué ma fortune. Ce volume de poésies que vous me proposiez... c’est à qui m’en parlera !... tout à l’heure encore... au salon... ce gros monsieur en noir... dont je ne sais pas le nom. « Vous ne connaissez pas les poésies du jeune d’Angremont... c’est superbe ! c’est sublime ! »

À Albert en souriant.

Vous les aurez lues sans doute à quelques amis...

ALBERT.

À personne !

BOUVARD, se récriant.

Encore mieux ! quand un ouvrage se produit ainsi par lui-même !... aussi... je n’y mets pas d’amour-propre. Je viens vous le demander. Il me le faut.

ALBERT.

Les vers, me disiez-vous, ne se vendent plus.

BOUVARD.

Je vendrai ceux-là... et la preuve c’est que je vous les achète. Faites vous-même votre prix et à l’instant... comptant...

DESGAUDETS.

Prenez garde, monsieur Bouvard, je vais croire que ce n’est pas vous qui payez.

BOUVARD.

Eh bien... c’est vrai ! pourquoi ne pas aborder franchement la question. M. le comte m’a tout dit... Ce qu’on vous demande, c’est de ne rien changer à l’état des choses. De ne point troubler le public dans son admiration pour un homme de génie, pour un grand homme !

ALBERT.

Moi complice d’une imposture...

BOUVARD, vivement.

Indépendante de votre volonté !

DESGAUDETS.

Au fait, si M. de Marignan est un grand homme...

BOUVARD.

Ce n’est pas votre faute.

DESGAUDETS.

Ni la sienne...

ALBERT.

Pour la famille de mon général, pour sa veuve, pour sa mémoire que je respecte et que j’honore, je ne dois point laisser s’accréditer de pareilles impostures. Je dois déclarer faux et apocryphe... un ouvrage...

BOUVARD.

Qui est passé à l’état de chef-d’œuvre ! et quand nous sommes... riches, glorieux, considérés...

ALBERT.

Et voilà justement ce qu’il faut flétrir. Voilà les idoles qu’il faut renverser du piédestal. Oui, dans ce siècle de fourberie et de mensonge, dans ce temps où chacun se déguise, j’arracherai les masques... rien ne m’arrêtera ! rien ne m’empêchera de crier la vérité... dussé-je, avec Boileau :

Faire dire aux roseaux par un nouvel organe :
Midas, le roi Midas a des oreilles...

BOUVARD, criant avec force.

Et moi, Monsieur, moi, que vous ruinez !

ALBERT.

Vous !

BOUVARD.

Moi qui ai vendu à M. le comte ces Mémoires comme authentiques, moyennant vingt mille francs que je serai obligé de lui rendre. Vous voyez bien que ce serait impossible... nous y perdrions tous... et je suis chargé de prendre avec vous tous les arrangements que vous désirerez... et qui vous conviendront...

À voix basse.

Oui, Monsieur... on consentira aux plus grands sacrifices.

ALBERT, avec force.

Assez, Monsieur !...

Avec ironie et regardant Desgaudets.

Encore un usage de nos jours, n’est-ce pas ? Vouloir m’acheter... à prix d’argent...

Se retournant vers Bouvard.

Vous vous trompez, Monsieur, je suis soldat... je ne me vends pas !... Adieu !...

Il fait quelques pas pour sortir.

 

 

Scène VII

 

ALBERT, DESGAUDETS, BOUVARD, CORINNE, entrant par le fond

 

CORINNE, arrêtant Albert qui va sortir.

Où allez-vous ?

ALBERT.

Je sors de cette maison.

CORINNE.

Non pas ! je quitte le noble comte que j’ai laissé plus mort que vif !...

BOUVARD.

Lui...

CORINNE.

Quand il a compris que j’étais au fait de tout, il est resté comme frappé de la foudre !... sentant bien qu’il n’avait à attendre de moi ni grâce, ni merci, et calculant déjà les suites de cette terrible et piquante aventure ; délicieux épisode pour mes Mémoires, et matière incessante de feuilletons plus mordants les uns que les autres. Il a compris toute l’imminence du danger, et vaincu sans combattre, il a de lui-même proposé la paix, me laissant maîtresse des conditions, que je viens régler avec vous, mon allié.

ALBERT.

Avec moi !

CORINNE.

Article premier. Vous garderez le silence ?

ALBERT.

Non !

CORINNE.

Comment, non ?...

BOUVARD.

Il veut parler... et publier la vérité !

CORINNE, d’un air étonné.

La vérité !... à quoi bon ?

DESGAUDETS.

C’est ce que je ne cesse de lui dire.

CORINNE.

C’est évident !...

À Albert, à demi-voix.

Vous ne savez donc pas que je remporte, que mon triomphe commence, que je suis comtesse de Marignan, et qu’Antonia est à vous ?

ALBERT.

Ô ciel...

CORINNE.

Devenue libre, elle vous offre sa fortune et sa main.

ALBERT.

Que dites-vous ?

CORINNE.

Son frère y consent !

DESGAUDETS.

Et moi aussi, comme subrogé-tuteur.

CORINNE.

Et pour cela vous n’avez qu’un mot à dire... ou plutôt à ne pas dire... on ne vous demande que de vous taire.

DESGAUDETS, souriant.

Et c’est là le cas ou jamais de capituler...

ALBERT.

Non... non... fût-ce au prix de mon bonheur, je ne vendrai pas ma conscience, le resterai fidèle à l’honneur... et à la vérité !...

CORINNE, lui montrant Antonia qui sort de la porte à droite.

Plus qu’à votre amour... plus qu’à Antonia !

ALBERT.

Antonia !... Ah ! ne prononcez pas ce nom-là !

 

 

Scène VIII

 

ALBERT, DESGAUDETS, BOUVARD, CORINNE, ANTONIA

 

ANTONIA, à Corinne et à Albert.

Ah ! comme vous étiez tous les deux injustes à son égard... ce bon M. de Marignan... tant de générosité unie à tant de talents ! j’en suis dans l’admiration !

DESGAUDETS.

Et elle aussi !

ANTONIA.

Il en sera récompensé !... Il l’est déjà... et de la manière la plus glorieuse et la plus digne de lui.

DESGAUDETS et BOUVARD.

Comment cela ?

ANTONIA.

N’entendez-vous pas dans l’autre salon... ces félicitations... ces cris de joie... Imaginez-vous que le secrétaire général... celui auprès duquel j’étais placée à table... et qui s’était absenté après le dîner... vient de revenir.

TOUS.

Eh bien !

ANTONIA.

Ah ! quelle douce satisfaction ! quel triomphe pour le génie !

CORINNE, DESGAUDETS et BOUVARD.

Achevez donc !

ANTONIA.

Le gouvernement, qui, autant que j’ai pu le comprendre, a lu le second volume de M. de Marignan, a été tellement attendri et touché du beau fait d’armes de la Mahoura..

TOUS.

Ô ciel !

ANTONIA.

Qu’il est question de proposer pour la veuve et les enfants du général une pension de six mille francs.

ALBERT.

Est-il possible !

ANTONIA.

Et l’on dit qu’on va lui élever, à la Ferté-sous-Jouarre, sa patrie... un monument...

Montrant le salon à droite.

Tenez... tenez... les acclamations redoublent... Qu’est-ce donc ?

Elle se rapproche du salon, et y rentre un instant.

CORINNE, à Albert.

Eh bien ! résisterez-vous encore ?

DESGAUDETS.

Voulez-vous, par une obstination chevaleresque et absurde, ruiner la veuve et la famille de votre général ?

BOUVARD.

Vous opposer aux honneurs... qu’on lui destine ?

DESGAUDETS.

Et qu’après tout, il mérite.

CORINNE et BOUVARD.

Qu’il mérite !

ALBERT, hésitant.

J’en conviens... mais enfin... un mensonge...

CORINNE.

Qui rend tout le monde heureux !

ALBERT, de même.

Est toujours un mensonge.

DESGAUDETS.

Non pas ! ce n’est pas mentir que garder le silence !

ALBERT, résistant à peine.

Je ne dis pas...

DESGAUDETS.

Ah !...

ALBERT

C’est vrai !...

CORINNE, DESGAUDETS et BOUVARD, ensemble et lui mettant la main sur la bouche.

Alors, taisez-vous... taisez-vous... c’est tout ce qu’on vous demande...

ALBERT.

Soit ! mais la morale... la morale de tout cela... car il faut qu’il y en ait une...

CORINNE.

Attendez donc, Monsieur, attendez donc !

 

 

Scène IX

 

ALBERT, DESGAUDETS, BOUVARD, CORINNE, LE COMTE, entrant amené par ANTONIA, et par MAXENCE, et suivi de tous les convives

 

ANTONIA, entrant.

Le voici !... le voici !...

TOUT LE MONDE, dans la coulisse.

Gloire au talent !...

ANTONIA.

Nous l’amenons, malgré lui, pour recevoir vos remercîments et vos bénédictions...

BOUVARD et LES CONVIVES, élevant la main.

Honneur au génie !

LA COMTESSE.

Non, monsieur le comte, vous ne pouvez vous soustraire à votre triomphe !...

LE COMTE, remerciant.

Messieurs... Mesdames...

S’adressant froidement à Desgaudets qu’il salue.

Monsieur Desgaudets...

DESGAUDETS.

Monsieur le comte...

Ils parlent bas.

CORINNE, bas à Albert.

Vous vouliez de la morale ?

ALBERT, de même.

Eh ! oui sans doute, je voudrais une punition quelconque à tant de fausseté.

CORINNE, lui montrant le comte qui cause avec Desgaudets.

Rassurez-vous !... la voici.

LE COMTE, à demi-voix à Desgaudets.

Oui, Monsieur, demain je vous demanderai la permission de me présenter chez tous pour solliciter un bonheur...

CORINNE.

Qu’il n’a que trop mérité...

DESGAUDETS, à haute voix.

Permettez, Monsieur !... je ne donne pas de dot !...

MAXENCE, riant.

Connu.

MAXENCE, bas à Corinne.

Mais moi je compte plus que jamais, sur les Mémoires de madame la comtesse.

CORINNE.

Le premier volume est fini.

Bas à Antonia.

« Chapitre XX : Mariage de Corinne et d’Antonia ! générosité du noble comte. »

ANTONIA.

Ah ! ce chapitre-là du moins est vrai.

DESGAUDETS, bas à Corinne.

Comme tout le reste !

À voix haute.

Et voilà justement comme on écrit l’histoire !

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