Pausanias (Philippe QUINAULT)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Bourgogne, le 16 novembre 1668.

 

Personnages

 

PAUSANIAS, général des Grecs

ARISTIDE, chef des Athéniens

CLÉONICE, prisonnière des Grecs

DÉMARATE, princesse de Sparte

SOPHANE, confident d’Aristide

EURIANAX, confident de Pausanias

STRATONE, confidente de Cléonice

CHARILE, confidente de Démarate

 

La scène est à Byzance.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DÉMARATE, CHARILE

 

DÉMARATE.

Il le faut avouer, rien n’est plus éclatant,

Que le suprême honneur du destin qui m’attend.

L’hymen m’offre un époux que l’Univers admire,

C’est par lui que des Grecs la liberté respire.

Notre illustre pays, qui, depuis si longtemps,

A presque autant produit de héros que d’enfants,

Sparte, jusques ici pour sa gloire immortelle,

N’a point fait naître encor de Roi si digne d’elle.

C’est sous ce Général que l’on vient, dans nos champs

D’immoler, en un jour, trois cent mille Persans ;

Et que, par un effort de valeur sans seconde,

La Grèce échappe au joug qui soumet tout le monde ;

De plus, Pausanias n’est point de ces Guerriers,

Dont la tête ait blanchi sous le fait des Lauriers ;

Qui soit monté, par l’âge, à des grandeurs solides,

Et dont la renommée ait attendu les rides,

Sur le front d’un héros si fameux, si vaillant,

L’éclat de la jeunesse est encor tout brillant.

Vainqueur qu’il est d’un Roi le plus grand de la Terre,

Il peut prétendre à vaincre ailleurs que dans la Guerre ;

Et la paix qu’à la Grèce il assure aujourd’hui,

Peut réserver encor des conquêtes pour lui ;

Cependant, sur le point du pompeux hyménée,

Qui doit à ce grand-homme unir ma destinée,

Puis-je oser découvrir à ton zèle discret,

L’invincible chagrin qui m’accable en secret.

CHARILE.

Vous du chagrin, Madame ! en est-il qui vous presse ?

Si près du plus haut rang que puisse offrir la Grèce !

Le vainqueur des Persans, le grand Pausanias,

Tout aimable qu’il est, ne vous plairait-il pas ?

Quel charme y peut manquer pour l’âme la plus vaine ?

DÉMARATE.

Il ne me plaît que trop, Charile, et c’est ma peine.

Si mon cœur simplement n’était qu’ambitieux,

L’éclat de son hymen éblouirait mes yeux ;

Mon orgueil trouverait, au seul nom de sa femme,

De quoi pouvoir remplir tous les vœux de mon âme.

J’examinerais peu s’il m’aimait plus ou moins :

Je ne prendrais pas garde aux tiédeurs de ses soins ;

Et l’heur d’atteindre au rang le plus beau de la Grèce,

Pourrait me consoler de perdre sa tendresse.

Mais j’aime, et c’est mon mal ; le Ciel, pour ce héros,

M’a fait un cœur sensible, et trop pour mon repos ;

Et depuis qu’à l’amour on se laisse surprendre,

Il en coûte bien cher d’avoir un cœur trop tendre.

CHARILE.

Pausanias, Madame, encor jusqu’aujourd’hui,

Vous a peu donné lieu de vous plaindre de lui ;

Et votre âme inquiète, en doutant qu’il vous aime,

Est trop ingénieuse à se troubler soi-même.

Je ne saurais penser que vous en jugiez bien.

DÉMARATE.

Tu peux croire qu’il m’aime, et je n’en croirais rien ;

Non, non, s’il était vrai, j’en serais trop certaine ;

Je le souhaite assez pour le croire sans peine ;

Et, pour peu que son cœur pour moi pût s’émouvoir,

Je serais la première à m’en apercevoir.

Depuis un mois entier que je suis à Byzance,

J’observe, en me voyant, qu’il se fait violence,

Et que, sous la couleur de ses soins importants,

Toujours sur notre hymen il cherche à gagner temps.

CHARILE.

Son embarras l’excuse ; il est chef d’une armée

Jalouse de son rang et de sa renommée ;

Et les Persans sur terre entièrement défaits,

Sont encor sur la mer aussi forts que jamais.

Le cœur d’un grand guerrier peut aimer comme un autre ;

Mais sa façon d’aimer diffère de la nôtre :

Ces héros, que la guerre occupe nuit et jour,

Ont peu de temps de reste à donner à l’amour.

DÉMARATE.

La valeur ne rend pas une âme moins sensible,

Et la guerre et l’amour n’ont rien d’incompatible.

Quelqu’heure dérobée aux soins de sa grandeur ;

Un doux amusement d’une agréable ardeur ;

Un peu d’amour enfin, après une victoire,

Peut bien s’accommoder avec toute sa gloire ;

Et, loin qu’il sût pour lui honteux de s’enflammer,

Pour comble de mérite, il lui manque d’aimer.

CHARILE.

Croyez-vous que son cœur soit toujours insensible ?

DÉMARATE.

Non ; je crois qu’à l’Amour il n’est rien d’impossible :

Mais, s’il te faut tout dire, il pourrait s’enflammer,

Charile, et n’aimer pas ce qu’il devrait aimer.

Depuis que Cléonice est ici prisonnière,

Vois quels seins il lui rend...

CHARILE.

C’est à votre prière.

N’avez-vous pas pour elle imploré son secours ?

DÉMARATE.

Je ne l’ai pas prié de la voir tous les jours.

CHARILE.

Mais pouvez-vous penser qu’il s’attache à lui plaire,

Lui qu’elle fait auteur de la mort de son père,

Lui contre qui sa haine a su tant s’expliquer ?...

DÉMARATE.

C’est peut-être, en effet, ce qui le peut piquer ;

Et cette haine à vaincre, avec toute sa force,

N’est pour un cœur si fier qu’une trop douce amorce.

Mais avant que je montre aucun ressentiment,

Je veux, sur ce soupçon, m’éclaircir pleinement.

J’en conçois des moyens qui devront te surprendre.

Et dont malaisément on pourra se défendre.

D’un art si peu commun...

CHARILE.

Voici Pausanias.

DÉMARATE.

Ce n’est pas moi qu’il cherche ; il ne m’aperçoit pas.

 

 

Scène II

 

PAUSANIAS, EURIANAX DÉMARATE, CHARILE

 

PAUSANIAS.

Voir un autre, à ma honte, obtenir Cléonice !

Non, non ; auparavant il faut que je périsse.

Puisqu’on veut tout tenter, employons tout aussi ;

Allons savoir...

EURIANAX.

Seigneur, Démarate est ici.

PAUSANIAS.

Madame, pardonnez au transport qui m’anime ;

On n’en conçut jamais qui fût plus légitime.

Un jeune Athénien, au mépris de mes droits,

Veut de nos prisonniers me disputer le choix,

J’ai choisi Cléonice, et vous-même, Madame,

À ce dessein si juste avez porté mon âme :

Ce font en sa faveur, vos soins officieux

Qui m’ont, sur son mérite, ouvert d’abord les yeux,

Et qui, pour adoucir sa fortune cruelle,

M’ont, en faisant un choix, fait déclarer pour elle.

Cependant, aujourd’hui, pour me la disputer,

L’audacieux Cimon n’a pas craint d’éclater :

Déjà, pour l’obtenir, sa cabale est si forte,

Que peut-être, à ma honte, il faudra qu’il l’emporte,

Et qu’il ôte à mes vœux tout ce qu’aurait de doux

La gloire d’un dessein que j’avais fait pour vous.

DÉMARATE.

N’écoutez point, Seigneur, d’intérêt que le vôtre ;

C’est celui qui me touche au-dessus de tout autre ;

Et si j’ai, sur ce choix, pu vous solliciter,

Je ne prévoyais pas qu’il vous dût tant coûter.

Pour peu que votre gloire en ce dessein hasarde,

Cléonice et son sort n’ont rien que je regarde ;

Je n’y prends plus de part, et vous devez penser

Qu’entr’elle et vous mes vœux n’ont guère à balancer.

PAUSANIAS.

Je ne puis plus quitter ce dessein qu’avec honte ;

Ce serait de mon rang faire trop peu de conte ;

Ce serait exposer ma dignité, mes droits,

Et ma gloire m’engage à soutenir mon choix.

Je sais que le pouvoir que la Grèce me donne,

Attache obstinément l’envie à ma personne ;

Et qu’un si grand dépôt, entre mes mains commis,

De tous les mécontents me fait des ennemis.

Aristide et Cimon, chefs des troupes d’Athènes,

Aux lois d’un Roi de Sparte obéissent à peine ;

Mon rang leur fait envie ; et, pour me l’arracher,

À me nuire, sans cesse, on les voit s’attacher.

Déjà l’un de ces chefs, par cette concurrence,

Veut, en choquant mon choix, ébranler ma puissance ;

Il éprouve sa force, et ce qu’il entreprend

N’est qu’un premier essai d’un attentat plus grand.

Ainsi, Madame, il faut mettre tout en usage

Pour ne leur pas céder ce premier avantage,

Et pour défendre un rang qui me serait ôté,

Au moindre abaissement de mon autorité.

Je dois même avoir soin, avant notre hyménée,

D’affermir la grandeur qui vous est destinée,

D’assurer, pour vous-même, un solide pouvoir... 

DÉMARATE.

Je vous entends, Seigneur, et je sais mon devoir.

Je vois ce qui vous plaît, et je cherche à vous plaire ;

Vous voulez que l’hymen entre nous se diffère,

Sans chercher des raisons, sans m’expliquer pourquoi ;

Vous le voulez, Seigneur, et c’est assez pour moi.

Si même vous craignez que Sparte ne s’offense,

Du délai d’un hymen qui fait son espérance,

Publiez que c’est moi qui seule ai différé ;

Si mon aveu vous sert, il vous est assuré.

Ne regardez que vous.

PAUSANIAS.

Ah ! c’en est trop, Madame,

Pour peu que ce délai puisse gêner votre âme,

À moins que, sans regret, vous n’en tombiez d’accord,

Si vous n’y consentez sans peine et sans effort...

DÉMARATE.

Ah, Seigneur ! j’y consens ; cela vous doit suffire :

Votre hymen seul n’est pas tout le bien où j’aspire ;

Ce n’est pas malgré vous que j’y veux parvenir ;

C’est peu que Sparte seule ait loin de nous unir,

Si l’Amour ne prend part à notre destinée,

Et ne se mêle un peu d’un si grand hyménée.

Pour être au point qui peut rendre mes vœux contents,

Votre cœur a besoin encor de quelque temps.

Bien que l’ordre de Sparte ait, à mon avantage,

Enjoint expressément qu’un si grand cœur s’engage,

Je veux bien, sans jamais abuser de mes droits,

Après l’ordre de Sparte, attendre encor son choix ;

Et, pour mettre le comble à mon bonheur extrême,

Lui donner le loisir de se donner lui-même.

Après cela de peur de vous embarrasser,

Seigneur, je me retire, et vous laisse y penser.

 

 

Scène III

 

PAUSANIAS, EURIANAX

 

EURIANAX.

De si beaux sentiments, où tant d’amour s’exprime,

Méritent bien, Seigneur, tout au moins votre estime ;

Et ce soupir paraît me dire en sa faveur

Qu’un procédé si noble a touché votre cœur.

PAUSANIAS.

J’estime Démarate, et tout m’en sollicite ;

Je connais son amour ; je vois tout son mérite ;

J’en sais trop bien le prix ; j’en admire l’éclat ;

Mais j’ai beau l’admirer, j’y suis toujours ingrat ;

Et mon cœur, qui ne peut souffrir qu’on nous unisse,

Soupire du regret de lui faire injustice.

Le choix de son hymen, que pour moi Sparte a fait,

Loin d’attirer mes vœux, les révolte en effet.

Après tant de travaux, tant d’efforts de courage ;

Après avoir sauvé tous les Grecs d’esclavage,

C’est trop que mon pays, malgré le nom de Roi,

M’ôte la liberté de disposer de moi.

De plus... te le dirai-je ? oui ; c’est trop m’en défendre ;

Notre amitié m’en presse, il te faut tout apprendre ;

Et comme ce secret doit éclater dans peu,

Je ne t’en dois pas moins que le premier aveu :

Apprends, Eurianax, toute mon injustice.

J’aime ailleurs.

EURIANAX.

Vous, Seigneur ?

PAUSANIAS.

Et j’aime Cléonice.

EURIANAX.

Cléonice, Seigneur, est aimable à vos yeux,

Elle qui sort d’un sang à la Grèce odieux,

Qui fait que vous avez, par un devoir sévère,

Haï, poursuivi, pris et condamné son père ;

Qui, pour venger sa mort avec des soins pressants,

A suivi les débris du parti des Persans,

Et s’est si hautement promise pour conquête,

À quiconque en ses mains remettrait votre tête !

Enfin, vous flattez-vous qu’au mépris de son choix,

Sparte approuve des feux qui choqueront ses lois,

Et que la Grèce entière, encor mal affermie,

Souffre en son Général l’amour d’une ennemie.

PAUSANIAS.

Tout ce que tu peux voir, je l’ai vu comme toi ;

Je sais qu’en ce dessein tout s’arme contre moi ;

Je sais que mon amour n’a d’espoir qu’aux miracles ;

J’en connais les périls ; j’en vois tous les obstacles :

Mais les difficultés aux amants ne sont rien,

Et c’est un nouveau charme aux cœurs comme le mien.

Aimer une ennemie, et prétendre à lui plaire,

Malgré toute la Grèce, et le sang de son père,

C’est braver des dangers terribles et puissants ;

Mais l’audace en sied bien au vainqueur des Persans.

Tout couvert de l’éclat d’une illustre victoire,

J’ai, jusques dans l’amour, voulu chercher la gloire.

J’aspire, en amant même, à vaincre avec honneur :

Une conquête aisée eût fait honte à mon cœur ;

Puisqu’aimer est pour tous un tribut nécessaire ;

J’ose, au moins, dédaigner un amour ordinaire ;

Et n’ai pas cru qu’aimer avec un plein repos,

Sans peine, sans péril, fût aimer en héros.

EURIANAX.

Dans ce dessein surtout gardez-vous d’Aristide ;

S’il est des mécontents, c’est lui seul qui les guide ;

Sous le grand nom de juste, il cache un cœur jaloux

Du pouvoir que les Grecs n’ont confié qu’à vous.

PAUSANIAS.

Je le sais : mais passons ; je le vois qui s’avance.

 

 

Scène IV

 

ARISTIDE, SOPHANE, PAUSANIAS, EURIANAX

 

ARISTIDE.

De vos amis, Seigneur, fuyez-vous la présence ?

Votre entretien pour eux est-il si peu permis ?...

PAUSANIAS.

Je ne suis qu’Aristide, et connais mes amis ;

J’évite un entretien qui pourrait le contraindre,

Et juste comme il est, il ne doit pas s’en plaindre.

ARISTIDE.

Quoi ! ne puis-je espérer, Seigneur, d’être éclairci

De ce qui vous oblige à me traiter ainsi ?

Ne m’apprendrez-vous point, par un aveu sincère,

Quel crime ou quel malheur me force à vous déplaire ?

Expliquez-moi, du moins, en quoi j’ai pu manquer.

PAUSANIAS.

Puisque vous le voulez, je vais donc m’expliquer.

L’art de dissimuler ce qu’on reçoit d’outrages,

N’est pas, à mon avis, fait pour les grands courages ;

Et je ne puis compter qu’entre mes ennemis

Quiconque aspire au rang où la Grèce m’a mis.

ARISTIDE.

Moi, Seigneur, que j’aspire à ce rang plein de gloire !

M’avez-vous pu connaître, et l’avez-vous pu croire ?

Et m’est-il échappé, dans la moindre action,

Rien qui m’ait convaincu d’aucune ambition ?

PAUSANIAS.

Vous vous déguisez bien, sans doute, et je confesse

Qu’en vous l’ambition se cache avec adresse :

J’y sus trompé d’abord ; mais j’ouvre enfin les yeux,

Et la crains d’autant plus qu’elle se cache mieux.

J’aurais appréhendé bien moins la force ouverte,

Que vos pièges secrets préparés pour ma perte :

Vos soins à ménager des peuples inconstants ;

Votre adresse à flatter l’aigreur des mécontents ;

Votre douceur maligne autant qu’ingénieuse,

Pour rendre de mon rang la hauteur odieuse ;

Votre art à colorer l’orgueil de vos desseins,

Si rien n’alarme en vous, c’est tout ce que j’y crains.

ARISTIDE.

Je serai bien coupable, en effet, si c’est crime,

Seigneur, que d’adoucir ceux que l’aigreur anime,

D’apaiser des mutins qui pourraient s’emporter,

D’empêcher, contre vous, leur fureur d’éclater...

PAUSANIAS.

Je connais votre adresse à savoir vous défendre,

Et je la connais trop pour m’y laisser surprendre.

Vous êtes éloquent, Seigneur, je le sais bien ;

Et pour l’être, il suffit qu’on soit Athénien.

L’art des belles couleurs est l’étude d’Athènes :

Mais pour nous, nés à Sparte, et nourris dans les peines,

À qui l’on ne permet d’apprendre et d’acquérir

Que ce qu’il faut savoir pour vaincre ou pour mourir,

Sans le secours de l’art, instruits par la nature,

Nous suivons seulement la raison toute pure ;

Et les belles couleurs dont vous vous déguisez,

Nous trouvent trop grossiers pour en être abusés.

Du moins, si vous vouliez cacher votre artifice,

Vous ne me deviez pas disputer Cléonice ;

Choquer d’un Général le choix jusqu’à ce point !

ARISTIDE.

De grâce, avec Cimon ne me confondez point.

Seigneur, c’est de lui seul que part cette injustice ;

Lui seul...

PAUSANIAS.

Hé ! vous croyez que ce nom m’éblouisse,

Qu’il m’empêche de voir que c’est un voile adroit

Dont vous cachez la main qui m’attaque en secret,

De peur de démentir tout ce qu’-à votre gloire,

Le fameux nom de Juste a voulu faire croire :

Je sais que cet ami vous doit tout ce qu’il est ;

Qu’il n’agit que par vous, et que, comme il vous plaît ;

Que vous ne l’élevez qu’afin qu’il vous soutienne ;

Qu’il sauve votre gloire aux périls de la sienne ;

Et que, quand au besoin l’injustice vous sert,

Son nom seul, s’en chargeant vous en met, à couvert.

ARISTIDE.

C’est un malheur pour moi de perdre votre estime,

Seigneur ; mais vos mépris n’auront rien qui m’anime ;

Et, quoique la vengeance en fût en mon pouvoir,

Je ne m’en vengerais qu’en faisant mon devoir :

J’accuse mon ami d’une injustice extrême,

Et me déclare enfin pour vous contre lui-même.

PAUSANIAS.

Vous, Seigneur, vous pour moi contre un ami si cher ?

ARISTIDE.

Toujours à son parti l’on m’a vu m’attacher ;

Toujours mon amitié fut pour lui tendre et pure,

Et, si vous le voulez, il est ma créature ;

Mais quel que cher enfin qu’il me soit aujourd’hui,

La justice est pour vous, je ne suis plus pour lui.

PAUSANIAS.

Un sentiment si noble, une vertu si pleine... 

ARISTIDE.

Épargnez-moi, de grâce, une louange vaine :

La gloire où je prétends touche peu d’autres cœurs ;

Je la cherche en moi-même, et n’en veux point d’ailleurs.

Assemblez le Conseil ; demandez Cléonice,

J’irai donner l’exemple à vous rendre justice.

PAUSANIAS.

Que ne vous dois-je pas, Seigneur, et quel moyen ?...

ARISTIDE.

Je sais ce que je dois ; vous ne me devez rien.

 

 

Scène V

 

ARISTIDE, SOPHANE

 

SOPHANE.

Quoi, Seigneur ! au mépris d’une amitié si tendre ;

Pausanias obtient tout ce qu’il peut prétendre !

D’un ami, tout à vous, l’intérêt sera vain !

ARISTIDE.

J’en ai donné parole, et rien n’est plus certain.

SOPHANE.

S’il est ainsi toujours, si l’équité sévère

Étouffe en vous ainsi laminé la plus chère ;

Si vous n’osez jamais rien qui ne soit permis,

Que sert-il donc, Seigneur, d’être de vos amis ?

ARISTIDE.

Hé ! puis-je à mes amis rendre un plus grand service,

Que de les empêcher de faire une injustice ?

Ce n’est pas qu’en effet, à vous parler sans fard,

La politique ici ne prenne un peu de part :

Vous savez mon dessein, Sophane, et quelles peines

Je souffre à voir toujours Sparte au-dessus d’Athènes, 

Et combien ardemment je cherche, quelque jour,

À mettre au premier rang ma patrie à son tour.

Si j’obtiens, par mes soins, que Sparte enfin nous laisse,

Le droit de commander aux troupes de la Grèce,

J’ai déclaré déjà que, sans songer à moi,

J’en cède à mon ami le glorieux emploi :

Voilà ce que pour lui mon amitié veut faire ;

C’est pour le mieux servir que je lui suis contraire.

Son soin pour Cléonice est un peu trop pressant :

Elle est belle ; il est jeune, et l’Amour est puissant ;

Tout est perdu pour lui, si cet amour ne cesse ;

Cléonice est d’un sang odieux à la Grèce.

Plein de rage de voir les voisins florissants,

Son père, pour nous perdre, appela les Persans :

Elle a trop hérité des fureurs de son père ;

Tout doit être suspect de qui cherche à lui plaire.

J’étouffe, en mon ami, de dangereux soupirs ;

Je consulte sa gloire et non pas ses désirs,

Et prétends d’autant plus faire voir que je l’aime,

Que j’ose le servir en dépit de lui-même :

Mais, pour l’y préparer, prenons soin de le voir ;

Et, qu’il s’en plaigne ou non, faisons notre devoir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLÉONICE, STRATONE

 

CLÉONICE.

Cesse de me flatter d’une attente importune ;

Je connais, mieux que toi, toute mon infortune,

Le soin de Démarate et son empressement ;

La part que l’on me donne en son appartement ;

L’honneur qu’en ce palais chacun cherche à me rendre,

Ne me sont que trop voir de qui je dois dépendre.

L’ennemi de mon père, et l’auteur de sa mort ;

Pausanias, sans doute, est maître de mon sort.

STRATONE.

Pausanias, Madame, a fait assez connaître,

Que c’est pour l’adoucir qu’il veut s’en rendre maître.

Parmi les prisonniers le choix qu’il fait de vous,

Ne vous doit de sa part rien marquer que de doux ;

Et, s’il vous a donné quelque lieu de vous plaindre,

Je crois que désormais v.ous devez n’en rien craindre.

CLÉONICE.

N’en rien craindre, Stratone !

STRATONE.

En doutez-vous ?

CLÉONICE.

Hélas !

STRATONE.

Quoi ! soupirer, rougir, et ne répondre pas ?

CLÉONICE.

N’impute ce soupir qu’à la perte d’un père.

STRATONE.

On peut en soupirer ; mais on n’en rougit guère ;

Et plus je vous observé, en ce trouble pressant...

CLÉONICE.

Ah ! de peur d’en trop voir, ne m’observe pas tant.

STRATONE.

Je n’ai garde de prendre un soin qui vous offense,

Ni d’entrer, malgré vous, dans votre confidence :

Je n’examine plus ce qui peut vous troubler.

CLÉONICE.

Non, Stratone, avec toi c’est trop dissimuler ;

C’est trop te déguiser la honte qui me presse ;

Jusqu’au fond de mon cœur vois toute ma faiblesse :

Pour chercher du secours, mon mal n’est que trop grand,

Et je n’en puis trouver qu’en te le découvrant.

Malgré tous mes efforts, j’en sens la violence,

Au lieu de s’étouffer, grossir par mon silence ;

Et le trouble où me jette un funeste penchant,

Se prévaut de ma honte, et croît en se cachant.

Apprends ce que j’ai peine à comprendre moi-même ;

Tout mon ressentiment dans sa chaleur extrême,

Tout l’effort, tout l’excès de la mortelle horreur,

Qui, pour Pausanias, avait saisi mon cœur ;

L’ardeur de l’immoler au sang qui me fit naître ;

Tout mon soin pour le perdre, avant que le connaître ;

Par je ne sais quel charme en mon cœur répandu,

Tout cela s’est éteint depuis que je l’ai vu ;

Et d’un trouble secret mon âme toute émue,

Ne fait ce que pour lui ma haine est devenue.

Je n’ose, en cet état, trop bien m’examiner :

Ose achever toi-même ; ose tout deviner,

Et m’épargne, du moins, dans cet aveu funeste,

La honte et l’embarras d’en expliquer le reste.

STRATONE.

Qui croirait qu’un grand cœur, dans la haine affermi,

Fût à craindre d’aimer un mortel ennemi ?

J’avouerai ma surprise, et d’autant plus, Madame,

Que rien n’est échappé du secret de votre âme ;

Et que votre courroux, en secret amorti,

Devant Pausanias ne s’est point démenti.

CLÉONICE.

Oui, mon ressentiment, au moins en apparence,

Garde, avec soin, toujours la même violence ;

Mes yeux ne disent rien d’un changement si bas ;

Si mon cœur est séduit, ma raison ne l’est pas ;

Et ma haine, au-dedans connaissant sa faiblesse,

Se retranche au-dehors, et s’y rend la maitresse.

Je crains Pausanias, j’essaye à l’éviter ;

Mais j’aime, en le fuyant, qu’il tâche à m’arrêter.

J’ai beau, dès qu’il me parle, avec soin l’interrompre,

Ma colère s’oublie, et se laisse corrompre :

J’ai beau vouloir fermer l’oreille à ses discours ;

J’ai beau n’en rien entendre, il m’en souvient toujours.

STRATONE.

Pour vous en consoler, on voit, dans ce qu’il ose,

Qu’il n’est pas insensible au trouble qu’il vous cause ;

Que son cœur...

CLÉONICE.

Que dis-tu ? dis plutôt, dis-moi bien,

Qu’endurci dans la guerre, il n’est sensible à rien ;

Dis que sa seule ardeur est toute pour la gloire ; 

Dis qu’il ne peut aimer, j’ai besoin de le croire ;

Et mon mal n’est déjà que trop à redouter,

Sans y rien joindre encor qui le puisse augmenter.

Dis qu’il donne les soins qu’il s’attache à me rendre,

À la part qu’en mon sort Démarate veut prendre ;

Et qu’au point comme il est de recevoir sa foi,

Ce n’est qu’en sa saveur qu’il s’empresse pour moi.

Peins-moi bien cet hymen que leur pays souhaite ;

Cet hymen dont je sens que mon cœur s’inquiète ;

Cet hymen qui peut seul raffermir mon devoir,

Et m’ôter ma faiblesse, en m’ôtant tout espoir.

STRATONE.

L’ardeur que Démarate à vous servir emploie,

Vaut bien que vous voyiez son bonheur avec joie ;

Elle est digne, en effet, d’un rang si glorieux,

Et Sparte, pour son Roi, ne pouvait choisir mieux ;

Il doit l’aimer sans peine, et son mérite extrême...

CLÉONICE.

C’est assez qu’il l’épouse, il n’importe qu’il l’aime,

C’en serait trop, peut-être ; et, pour me rendra à moi,

Sans que son cœur s’engage, il suffit de sa foi.

Je sens que jusque-là j’aurai peine à détruire

Je ne sais quel espoir qui cherche à me séduire ;

Je le chasse, il revient ; je l’étouffe, il renaît...

Mais, Dieux !

STRATONE.

Vous vous troublez.

CLÉONICE.

Pausanias paraît.

 

 

Scène II

 

PAUSANIAS, CLÉONICE, STRATONE

 

PAUSANIAS.

Quoi ! malgré tous mes soins, votre invincible haine

Ne vous permet jamais de me voir qu’avec peine !

Quoi, Madame ! à la fuite avoir toujours recours !

CLÉONICE.

Je ne suis pas trop bien ; vous m’arrêtez toujours.

PAUSANIAS.

Ce que je vous dois dire est assez d’importance,

Pour vous faire un moment endurer ma présence.

De tous nos prisonniers je n’ai choisi que vous ;

Ce choix m’a vainement suscité des jaloux :

Malgré tout leur effort, malgré leur artifice,

Mon choix est approuvé ; les Grecs me sont justice ;

Je suis maître absolu de tout votre destin,

C’est-à-dire qu’ici vous êtes libre enfin.

CLÉONICE.

Libre ! et par vous, Seigneur !

PAUSANIAS.

Votre âme s’en étonne !

La liberté vous gêne, à voir qui vous la donne ;

Et, perdant par mes mains tous ses charmes pour vous.

Le seul droit de me fuir est ce qu’elle a de doux.

Mais, malgré votre haine et le soin qui vous presse,

N’est-il rien qui vous puisse attacher à la Grèce ?

Me fuirez-vous sitôt ?

CLÉONICE.

Voyez ce que je doi ;

Et vous-même, Seigneur, répondez-vous pour moi.

PAUSANIAS.

D’avec ses ennemis sans peine on se sépare :

Mais connaissez mon cœur, il faut qu’il se déclare ;

Il est temps de l’ouvrir sans réserve, sans fard :

Enfin, en Roi de Sparte, et tout mystère à part,

Je vous aime, Madame, et ne puis m’en défendre.

Un tel aveu, sans doute, a lieu de vous surprendre :

Je ne fus pas d’abord moins que vous étonné

Du désordre oh mon cœur se trouve abandonné :

J’eus peine, ainsi que vous, à le croire moi-même ;

Mais il n’est que trop vrai, Madame, je vous aime.

Né pour aimer la guerre avant que de vous voir,

Rien que les seuls combats n’avaient pu m’émouvoir.

La gloire m’animait et m’occupait sans cesse ;

Je ne traitais l’Amour que d’un Dieu de faiblesse.

Des plus rares Beautés j’avais bravé les coups ;

Votre haine, pour moi, m’assurait contre vous.

Ma liberté, toujours fortement affermie,

Ne se défiait pas des yeux d’une ennemie,

Et n’avait pas prévu qu’il se pût faire un jour,

Que, jusques dans la haine, on pût trouver l’amour.

Cependant, quelqu’effort qu’ait pu faire mon âme,

Tout haï que je suis, je vous aime, Madame :

Je ne vous dirai rien, pour toucher votre cœur,

Du comble où ma fortune a porté ma grandeur ;

Je ne vous dirai rien du prix de ma victoire ;

Je ne vous dirai rien de l’éclat de ma gloire ;

Du rang de Général, du nom pompeux de Roi ;

Rien du pur sang des Dieux descendu jusqu’à moi.

Pour toucher un grand cœur, l’amour seul doit suffire,

Et je vous aime, est tout ce que je veux vous dire.

Malgré le choix que Sparte a fait en ma faveur,

Je sens ma main, pour vous, prête à suivre mon cœur.

Quoi qu’entre nous l’hymen me coûte d’injustice,

Mon amour vous en ose offrir le sacrifice ;

Et c’est après cette offre à vous à décider,

Si toute votre haine à ce prix peut céder.

Prononcez librement, vous n’avez rien à craindre ;

J’ai voulu vous ôter tout lieu de vous contraindre,

Et j’ai pris soin exprès, pour découvrir mon feu,

Que votre liberté précédât mon aveu.

Commencez d’en user sans que rien vous étonne ;

J’en veux à votre cœur ; mais je veux qu’il se donne,

Et la moindre contrainte ôterait à mes yeux

Tout ce qu’un bien si cher a de plus précieux.

Au péril de vous perdre, en saveur de quelqu’autre,

J’aime mieux hasarder mon bonheur que le vôtre,

Et risquer d’un refus les mortels déplaisirs,

Que ne vous devoir pas à vos propres désirs.

Parlez ; déclarez-vous : mais au lieu de répondre,

D’où vient que vous semblez vous troubler, vous confondre ?

Comment de votre cœur expliquer l’embarras ?

CLÉONICE.

Excusez-le, de grâce, et ne l’expliquez pas.

PAUSANIAS.

J’obéirai, Madame ; et, de peur que ce trouble

Par l’objet qui l’excite encor ne se redouble,

Pour ne vous pas surprendre un choix précipité,

Je veux bien vous laisser en pleine liberté,

Et vous donner le droit, malgré le rang suprême,

De pouvoir tout ici, jusques contre moi-même.

 

 

Scène III

 

DÉMARATE, PAUSANIAS, CLÉONICE, CHARILE, STRATONE

 

DÉMARATE.

On vient de m’avertir que, suivant notre espoir,

Le sort de Cléonice est en votre pouvoir :

Mais, Seigneur, j’ose attendre une grâce nouvelle,

Et viens vous demander la liberté pour elle.

PAUSANIAS.

Son sort mérite bien que vous y preniez part ;

Mais pour sa liberté vous venez un peu tard.

Oui, c’en est déjà fait, elle est libre, Madame ;

Mes soins ont prévenu les vœux que fait votre âme,

Et je tiens à bonheur que le don que je sais,

Aille même au-devant de vos plus doux souhaits.

Je vous prie, à mon tour, de prendre soin du reste ;

D’essayer d’adoucir une haine funeste ;

Et, s’il se peut enfin, d’obliger son courroux

À ne connaître plus d’ennemis parmi nous.

 

 

Scène IV

 

DÉMARATE, CLÉONICE, CHARILE, STRATONE

 

DÉMARATE.

Votre ressentiment, à quelque point qu’il monte,

Contre un tel ennemi peut bien céder sans honte.

Tans de soins généreux seraient-ils impuissants ?

Le plus Fameux des Grecs, le vainqueur des Persans,

Lui par qui tout triomphe avec st peu de peine,

Manquerait-il, Madame, à vaincre votre haine ?

N’aurez-vous point pour lui des sentiments plus doux ?

CLÉONICE.

Ah, Madame ! de quoi me sollicitez-vous ?

Sollicitez plutôt et pressez ma retraite ;

Ici ma liberté n’est encor qu’imparfaite,

Et je ne puis jamais, sans trouble et sans effroi,

En jouir en des lieux si funestes pour moi.

DÉMARATE.

Quoi ! pour Pausanias tant de haine vous reste,

Qu’un asile en ces lieux vous semble si funeste !

Votre ressentiment craint tant de se trahir !

CLÉONICE.

Si vous saviez combien j’ai droit de le haïr.

DÉMARATE.

Je sais qu’un père mort contre lui vous anime ;

Qu’il fait de votre haine un devoir légitime,

Et que rien n’est si fort que des ressentiments

Fondés sur tant de droits et sur tant de serments :

Mais ayant fait pour vous tout ce que j’ai pu faire ;

Enfin, si dans ces lieux vous m’étiez nécessaire...

CLÉONICE.

Moi, Madame, en ces lieux nécessaire pour vous !

Je sais de vous servir mes souhaits les plus doux :

Mais je suis malheureuse, et le sort, d’ordinaire

À mes plus doux souhaits donne un succès contraire.

DÉMARATE.

Il faut vous dire tout, Madame, et je veux bien

Commencer la première à ne déguiser rien.

Je m’y sens disposer par une sorte estime ;

Et, sans qu’il soit besoin qu’un vain discours l’exprime,

Vous en avez assez, dans les soins que je prends,

De fidèles témoins et d’assurés garants.

Sparte a plus fait pour moi que je n’eusse osé croire.

Trop heureuse, en effet par son choix plein de gloire,

Si j’avais accordé, pour comble de bonheur,

Le choix de ma patrie et celui de mon cœur :

Mais engagée ailleurs, je ne puis, qu’avec peine,

Rompre les nœuds charmants d’une première chaîne ;

Et je paye, à regret, cet honneur malheureux

Du repos de ma vie et de mes plus doux vœux.

Pressée, en cet état, de mortelles alarmes,

Si j’attends du secours, ce n’est que de vos charmes

Et je ne puis sonder que sur leur seul pouvoir

Mon unique ressource et mon dernier espoir.

Le succès y répond ; j’observe, à votre vue,

Que de Pausanias la fierté diminue ;

Et que si l’on peut vaincre un cœur si glorieux,

C’est un droit que le Ciel réserve pour vos yeux.

Je sais qu’il faut du temps pour un si grand ouvrage ;

Que ce n’est pas sitôt qu’un cœur si fier s’engage ;

Un cœur qui n’eut jamais que des soins importants.

CLÉONICE.

On change quelquefois beaucoup en peu de temps.

DÉMARATE.

Que ne vous dois-je point, s’il est vrai qu’il vous aime ?

Je m’assure déjà qu’il vous l’a dit lui-même.

C’est beaucoup ; mais peut-être est-ce un premier aveu

Dont vous croyez devoir vous défier un peu.

On peut douter d’abord des douceurs qu’on écoute.

CLÉONICE.

Il parle de manière à laisser peu de doute.     

DÉMARATE.

Ô Dieux ! que vous flattez mon espoir le plus doux !

Il ne me reste plus qu’un scrupule pour vous.

Quoique l’heur d’être aimée ait toujours de quoi plaire,

Je sais trop à quel point la gloire vous est chère,

Et je crains de vous voir hautement dédaigner

Un amour que l’Hymen ne peut accompagner.

Pausanias connaît à quoi Sparte l’engage ;

Son cœur peut, sans sa soi, vous tenir lieu d’outrage.

Ces deux dons séparés n’ont rien que de honteux,

Et vous méritez bien de les avoir tous deux.

CLÉONICE.

Je me plaindrais à tort de l’offre qu’il m’a faite ;

Je n’ai que trop de lieu d’en être satisfaite ;

Et vous devez juger, au trouble où je me voi,

Qu’il ne m’a rien offert qui soit honteux pour moi.

DÉMARATE.

Il ne manque donc plus au bonheur que j’espère,

Que de faire oublier le sang de votre père ;

Ce sang de qui la voix doit sans cesse crier ;

Ce sang qui vous anime...

CLÉONICE.

Et comment l’oublier ?

DÉMARATE.

Il est vrai que l’offense est presque irréparable :

Pausanias, sans doute, envers vous est coupable ;

J’aurai peine, en effet, à le bien excuser :

Mais ne serait-il rien qui pût vous apaiser ?

On peut excuser tout pour peu qu’on le désire.

CLÉONICE.

Ne dites rien pour lui : mais que pourriez-vous dire ?

DÉMARATE.

Qu’il tâche, autant qu’il peut, d’éteindre en votre cœur

Ce qu’un devoir trop juste y doit former d’horreur ;

Que, s’il prit tant de soins pour perdre votre père,

Il crut de son trépas l’exemple nécessaire ;

Qu’il ne peut rien de plus que ce qu’il fait pour vous ;

Que, s’il vous ôte un père, il vous offre un époux.

CLÉONICE.

J’ai peur d’écouter trop, souffrez que je vous quitte.

DÉMARATE.

Le soin de l’excuser à ce point vous irrite !

CLÉONICE.

En me parlant pour lui, si c’était m’irriter,

Je ne craindrais pas tant de vous trop écouter.

 

 

Scène V

 

DÉMARATE, CHARILE

 

DÉMARATE.

Ai-je bien entendu, Charile ? est-il possible ?

Pausanias enfin n’est donc plus insensible ?

Cette âme impénétrable aux ardeurs des amants,

Laisse donc attendrir ses plus fiers sentiments ?

Le vainqueur des Persans ne peut plus se défendre

Du tribut que l’Amour tôt ou tard se fait rendre !

Ce grand cœur aime enfin comme les autres cœurs ;

Et, pour mon désespoir, Charile, il aime ailleurs.

CHARILE.

C’est de quoi s’étonner ; mais ma surprise extrême

Est de vous voir tourner vos soins contre vous-même,

Aider à vous trahir, et renoncer d’abord

À vos droits les plus chers avec si peu d’effort.

DÉMARATE.

Quoi ! tu peux t’étonner qu’au mépris exposée,

Je cache, au moins, ma honte aux yeux qui l’ont causée ;

Que j’ôte à ma rivale, en cette occasion,

La douceur de jouir de ma confusion,

Et tâche d’empêcher qu’un vain dépit n’achève

De lui montrer le prix du bien qu’elle m’enlève !

N’attends pas d’un courage aussi fier que le mien,

De ces éclats honteux qui ne produisent rien.

Laissons aux faibles cœurs, aux âmes imbéciles

Consommer leur colère en plaintes inutiles ;

N’épuisons point la nôtre en vains emportements ;

Laissons mûrir l’aigreur de nos ressentiments ;

Forçons notre dépit, à quelqu’excès qu’il monte,

D’attendre à se montrer qu’il le puisse sans honte ;

Et, sans nous exposer par un éclat trop prompt,

Tâchons que la vengeance éclate avant l’affront.

CHARILE.

Contre Pausanias vous pourrez tout sans peine ;

Il a de tous les Grecs ou l’envie ou la haine ;

Et si, pour vous venger, sa perte a des appas...

DÉMARATE.

Vengeons-nous, s’il le peut, et ne le perdons pas.

À quelqu’affront cruel que son mépris m’expose,

Je voudrais bien pouvoir n’en punir que la cause ; 

J’aime trop le coupable encor pour m’en venger ;

Je n’en veux qu’à l’objet qui m’en fait outrager.

Vois de quel prix fatal cette esclave trop vaine

Récompense les soins dont j’ai brisé sa chaîne ;

Comme il semble, à travers tous mes déguisements,

Qu’elle ait développé mes secrets sentiments ;

Comme elle a, par degrés, fait croître mes surprises,

Su me percer le cœur a diverses reprises,

Et me faire, avec soin, ressentir à longs traits

Toute l’indignité des maux qu’elle m’a faits.

Je n’imagine point une vengeance égale

A celle d’abaisser l’orgueil d’une rivale,

De la rendre, à son tour, l’objet de mon mépris,

Et de reprendre un cœur des mains qui nous l’ont pris.

Mais pour y réussir mettons bien en usage

Ce qui peut le mieux vaincre un glorieux courage.

Combattons ce grand cœur par générosité ;

Engageons sa vertu ; ménageons sa fierté ;

Et, contre son amour, joignons, pour ma défense,

La gloire, le devoir et la reconnaissance :

Si tout nous manque enfin, je sais où l’attaquer,

Et la vengeance, au moins, ne me saurait manquer.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARISTIDE, SOPHANE

 

ARISTIDE.

D’un ami mécontent évitons la présence ;

N’allons point de sa peine aigrir la violence ;

Ne nous exposons pas à souffrir aujourd’hui

Quelque reproche indigne et de nous et de lui.

Un amant qui perd tout a peine à se défendre

De dire quelquefois plus qu’on ne doit entendre.

Laissons-le librement, en murmures secrets,

Évaporer l’effort de ses premiers regrets.

Redoublons cependant les soins sur qui je fonde

L’espoir de l’élever au premier rang du monde :

Pour prix d’une maîtresse arrachée à ses vœux,

Faisons-le commander à cent peuples fameux ;

Réparons dignement la perte qu’il regrette ;

Et, par de vrais effets d’une amitié parfaite,

Rendons avec usure, à sa gloire en ce jour,

Tout ce que nous venons d’ôter à son amour.

SOPHANE.

On n’attend que votre ordre, et pour cette entreprise,

Seigneur, selon vos vœux, tout est prêt sans remise ;

Au camp, dans nos vaisseaux, partout, sans hésiter,

Contre Pausanias on brûle d’éclater.

Il n’est que trop en bute à la commune haine ;

Nos Alliés sont las de son humeur hautaine ;

Et, flattant les esprits aigris par ses hauteurs,

Votre douceur adroite a gagné tous les cœurs.

Chacun souffre, à regret, qu’un peuple s’attribue

Sur tous les peuples Grecs la puissance absolue,

Et que Sparte, jamais ne voulant rien céder,

Perpétue en ses Rois le droit de commander.

ARISTIDE.

Essayons, s’il se peut, qu’en nous cédant l’Empire,

Contre son propre Roi, Sparte même conspire,

Et que, sans qu’à la Grèce il en coûte du sang,

Notre chère patrie arrive au premier rang.

Pausanias en offre une voie infaillible ;

Son cœur pour Cléonice a paru trop sensible :

Il l’aime, et, dans l’ardeur de son tempérament,

Sa flamme ira bientôt jusqu’à l’aveuglement.

Pour triompher d’une âme à la haine obstinée,

Il pourra tout tenter jusques à l’hyménée ;

Et Sparte, qui prétend disposer de ses Rois,

Ne pourra rien souffrir au mépris de son choix.

Démarate offensée, et justement aigrie,

Tournera son amour en mortelle furie ;

Et c’est un grand secours, et qu’on doit ménager,

Qu’une amante outragée, et qui peut se venger.

SOPHANE.

Il n’est donc pas encore à propos qu’on éclate ;

Il est bon que d’abord Pausanias se flatte,

De crainte que, trop tôt effarouchant son cœur,

Le péril de ses feux n’en étouffe l’ardeur.

ARISTIDE.

C’est le connaître mal d’en juger de la sorte ;

Sa flamme combattue en deviendra plus sorte :

Plus nous exposerons d’obstacles à ses feux,

Et plus nous en rendrons l’effort impétueux.

Son amour languirait, s’il était trop tranquille ;

Son courage trop fier n’aime rien de facile ;

Et, dans quelque dessein qu’il puisse s’engager,

S’irrite par l’obstacle et croît par le danger.

Démarate, surtout, prenant notre querelle,

J’espère...

SOPHANE.

La voici ; je vous laisse avec elle,

Et vais, de mon côté, disposer nos amis

À tenter hautement ce qu’ils nous ont promis.

 

 

Scène II

 

DÉMARATE, ARISTIDE

 

DÉMARATE.

Seigneur, pour éviter le péril qui me presse,

C’est, entre tous les Grecs, à vous que je m’adresse.

Quoique nés de pays l’un de l’autre jaloux ;

Quoique nulle amitié n’ait pu naître entre nous,

C’est sur vous toutefois qu’en un destin funeste,

J’ose encore sonder tout l’espoir qui me reste.

Votre haute vertu laisse peu soupçonner

Qu’à votre seul pays vous puissiez la borner ;

Et la justice, en vous parfaite et sans seconde,

Est un bien que les Dieux vous sont pour tout le monde.

ARISTIDE.

Ordonnez, j’obéis ; proposez, j’y consens ;

Le sexe et le mérite ont des droits tout puissants ;

J’ai déjà ressenti ce qu’on vous fait d’injure ;

J’en sais l’indignité ; comme vous j’en murmure.

Je m’étonnais d’abord de voir Pausanias

Différer entre vous un hymen plein d’appas :

Mais ses empressements, ses soins pour Cléonice,

N’ont que trop découvert toute son injustice ;

Chacun voit, à regret, à quel rebut honteux

Vous expose l’ardeur de ses indignes feux.

Sparte, de cette injure avec vous offensée,

Seule à vous en venger n’est pas intéressée.

Les Grecs ne doivent plus connaître un Général

Qui s’allie en un sang à leur repos fatal ;

Et dans cette odieuse et funeste alliance,

Ce qu’il vous fait d’outrage est la commune offense ;

Contre lui hautement nous nous unirons tous...

DÉMARATE.

Ah, Seigneur ! ce n’est pas ce que je veux de vous.

Pausanias n’est point amant de Cléonice ;

C’est un bruit mal fondé qui lui fait injustice.

J’aurais tort de m’en plaindre, et je dois avouer

Qu’on ne peut pas avoir plus lieu de s’en louer :

Si l’hymen entre nous trop longtemps se diffère,

C’est moi qui l’en conjure ; il le veut pour me plaire ;

Et si pour Cléonice il fait voir quelqu’ardeur,

Tous ses empressements ne sont qu’en ma faveur.

J’ai souhaité de lui ce qu’il ose pour elle ;

Il s’empresserait moins, s’il m’était moins fidèle.

Sparte ni tous les Grecs n’ont rien à redouter...

ARISTIDE.

Vous aimez, et l’amour se plaît à se flatter ;

Craignez d’en croire trop ; gardez de vous méprendre.

DÉMARATE.

Des yeux intéressés se laissent peu surprendre,

Je réponds de son cœur ; et, sans trop me flatter,

Quand j’en ose répondre, on n’en doit pas douter.

Plût aux Dieux qu’à ma honte une heureuse rivale

M’ôtât, pour mon repos, cette gloire fatale !

Et qu’un refus injuste, et pour moi plein d’appas,

Pût d’un aveu honteux m’épargner l’embarras !

L’époux qui m’est offert brille d’un grand mérite ;

Rien n’en ternit l’éclat ; pour lui tout sollicite ;

Et sa propre personne, autant que sa grandeur,

N’a que trop de quoi plaire au plus superbe cœur.

Mais l’aveugle destin, qui dispose des âmes,

M’avait, avant ce choix, soumise à d’autres flammes,

Et du plus grand mérite un cœur est peu frappé,

Quand une fois d’ailleurs il est préoccupé.

Quelqu’éclat qu’ait pour moi l’hymen où l’on m’engage,

Je n’en vois qu’en tremblant le funeste avantage ;

Et si Pausanias fait qu’un autre a mes vœux,

Pour les tyranniser il est trop généreux.

J’espère qu’à moi-même il voudra bien me rendre ;

D’un héros tel que lui, c’est ce que j’ose attendre ;

Et c’est enfin, Seigneur, pour l’y bien disposer,

Ce qu’aucun mieux que vous ne lui peut proposer.

ARISTIDE.

Je n’examine point si cette ardeur extrême,

Ou cherche à m’éblouir, ou vous séduit vous-même ;

Ou si votre dépit, par un éclat si prompt,

D’un refus assuré veut prévenir l’affront.

Sans rien approfondir, je ne veux voir, Madame,

Que ce que vous m’ouvrez du secret de votre âme.

Je crois ce qui vous plaît, et veux, de bonne foi,

Répondre aux sentiments que vous avez de moi.

Ne précipitez rien, si vous m’en voulez croire ;

Quel que soit votre amour, ménagez votre gloire ;

Après tant de délai, peut-être encore un jour

Sauvera voue gloire ensemble et votre amour.

Évitez, s’il se peut, les reproches de Sparte ;

Et, du moins, attendez que Cléonice parte.

Pausanias, pour elle un peu trop généreux,

Pourrait bien entreprendre au-delà de vos vœux.

DÉMARATE.

Dites tout ; ma prière, en effet, vous fait peine :

J’exige trop de vous ; c’est un soin qui vous gêne ;

Vous cherchez doucement à vous en dispenser,

Et je veux bien, Seigneur, vous en débarrasser.

Je serai cet aveu sans secours de personne ;

L’ayant fait une fois, il n’a rien qui m’étonne ;

Je veux tout déclarer, et j’irai de ce pas.

ARISTIDE.

Vous n’irez pas bien loin ; voici Pausanias.

 

 

Scène III

 

PAUSANIAS, ARISTIDE, DÉMARATE, EURIANAX

 

PAUSANIAS.

À votre tour, Seigneur, fuyez-vous ma présence ?

J’allais vous assurer de ma reconnaissance.

ARISTIDE.

Vous me devez trop peu pour vous en souvenir.

Mais Démarate cherche à vous entretenir,

Seigneur ; et le secret qu’elle prétend vous dire

Doit fuir la multitude et veut qu’on se retire.

 

 

Scène IV

 

PAUSANIAS, DÉMARATE, EURIANAX

 

PAUSANIAS.

Quel est donc ce secret dont vous l’avez instruit,

Qui cherche tant l’éclat, les témoins et le bruit ?

M’en jugerez-vous digne, et pourrai-je prétendre,

Ensuite d’Aristide, à l’honneur de l’apprendre ?

DÉMARATE.

Aristide, Seigneur, ne l’a su que pour vous ;

J’ai cru que de moi-même il vous serait moins doux :

Mais il répond si mal à ce que je désire

Que j’ose me résoudre enfin à vous tout dire.

J’estime votre hymen, autant que je le doi :

L’honneur du choix de Sparte est précieux pour moi ;

C’est la plus haute gloire où je pouvais atteindre...

PAUSANIAS.

Je vous entends, Madame, et vous allez vous plaindre ;

C’est un mauvais moyen que de fâcheux éclats,

Que des plaintes...

DÉMARATE.

Seigneur, vous ne m’entendez pas.

À quelqu’excès d’honneur que votre hymen m’élève,

Je ne viens pas ici pour presser qu’il s’achève :

Loin d’avoir là-dessus rien à craindre de moi,

Je viens vous conjurer de dégager ma foi ;

Et c’est-là cet aveu que mon âme timide

Est contrainte à vous faire au refus d’Aristide.

PAUSANIAS.

Vous m’en voyez surpris ; c’est, sans doute, un aveu,

Madame, où j’avouerai que je m’attendais peu :

Mais, pouf me disposer a ce qui peut vous plaire,

Le secours d’Aristide était peu nécessaire.

Vous douteriez à tort de ma facilité ;

C’est sans peine...

DÉMARATE.

Ah, Seigneur ! je n’en ai pas douté.

PAUSANIAS.

Quoi que je perde en vous, je n’ose pas m’en plaindre :

Je ne dois rien vouloir qui puisse vous contraindre ;

Et j’aime mieux céder mon bonheur le plus doux,

Que d’oser, en tyran, être heureux malgré vous.

Il est aisé de voir, au désordre où vous êtes,

Que l’amour s’est mêlé du refus que vous faites ;

Et si rien, en secret, n’occupait votre cœur,

Peut-être mon hymen vous serait moins d’horreur.

Quel que soit cet amour, il peut tout se permettre ;

J’offre et je promets tout...

DÉMARATE.

Gardez de trop promettre,

Seigneur, et de m’offrir, en saveur de mes feux,

Plus que vous ne croyez, et plus que je ne veux.

Il n’est que trop vrai, j’aime, et d’un amour trop tendre ;

J’aime un ingrat, enfin, s’il faut vous tout apprendre ;

Un ingrat dont je prends contre moi l’intérêt,

Tout insensible encore et tout ingrat qu’il est.

PAUSANIAS.

Peut-il être un ingrat à ce point insensible ?

DÉMARATE.

S’il en peut être, hélas ! il n’est que trop possible ;

Et, pour être, en effet, le plus grand des ingrats,

C’est peu d’être insensible et de ne m’aimer pas.

Cet ingrat aime ailleurs, sans songer que je l’aime ;

Et, pour tout dire enfin, cet ingrat c’est vous-même.

PAUSANIAS.

Moi, Madame !

DÉMARATE.

Oui, Seigneur ; cessons de déguiser ;

Vous aimez Cléonice, et voulez l’épouser.

Ce feu, qui me trahit, menace votre tête

De l’éclat d’une affreuse et mortelle tempête :

Nos voisins envieux, nos alliés jaloux,

Ne cherchent qu’un prétexte à s’unir contre vous.

Sparte même, engagée au refus qui m’offense,

Croira de mon affront se devoir la vengeance ;

Et si j’ose me plaindre et soutenir mes droits,

J’armerai, contre vous, tous les Grecs à la fois.

Voilà pourquoi, Seigneur, lorsque je vous refuse,

Même pour me trahir, je vous prête une excuse,

Et pourquoi ce refus, qui vous sert et vous nuit,

Affecte tant l’éclat, les témoins et le bruit.

Je ne puis me venger, quoique trop offensée ;

Vous êtes en péril, ma colère est passée :

Dès qu’un ingrat si cher a besoin de secours,

Le dépit presse en vain, l’amour revient toujours.

Que Sparte, contre moi, tonne, éclate, foudroie,

À sa fureur, pour vous, je m’expose avec joie :

N’ayant plus nul espoir qui flatte mon amour,

Il m’en coûtera peu, m’en coûta-t-il le jour.

Vous me l’avez rendu trop peu digne d’envie ;

Mes vœux, en vous perdant, comptent pour rien la vie :

Je ne regarde plus que votre seul danger ;

Il m’y aisément pour vous en dégager,

Et veux bien, immolant tout mon bonheur au vôtre,

Périr pour vous sauver, dût-ce être pour une autre.

PAUSANIAS.

Ah, Madame ! faut-il que vous trouviez si bien

Le secret d’étonner un cœur comme le mien !

Que ne vous armez-vous d’un dépit légitime,

Contre un ingrat séduit et charmé de son crime ?

Et que ne cherchez-vous à pouvoir m’en punir,

Plutôt qu’à me forcer d’en vouloir revenir ?

Je sens mes vœux confus et mon âme interdite ;

Que vous m’embarrassez avec tant de mérite !

Que n’en avez-vous moins en effet, et pourquoi

Me montrez-vous si bien mon devoir malgré moi ?

Vous faites un effort qui m’en prescrit un autre ;

Ma générosité doit répondre à la vôtre,

Et n’oserait souffrir que, par des soins si doux,

Vous fissiez tout pour moi sans rien faire pour vous :

Il est juste, à mon tour, que même soin m’anime ;

Et peut-être, en effet, l’amour, qui fait mon crime,

N’a pas, de ma vertu, si bien su triompher,

Qu’il ne m’en reste encore assez pour l’étouffer :

Je sens que votre exemple à cet effort m’engage...

DÉMARATE.

C’est, sans doute, un effort digne d’un grand courage.

Rien n’est plus héroïque ; il le faut avouer...

PAUSANIAS.

Ne vous pressez pas tant encor de m’en louer :

L’effort est beau ; je sais que la gloire en est grande,

Que ma vertu le veut, que Sparte le demande ;

Je sais que je le dois : mais au trouble où je suis,

Je ne sais pas trop bien encor si je le puis.

DÉMARATE.

Si d’un espoir trop doux j’ai flatté ma tendresse,

Pardonnez-moi, Seigneur, ce reste de faiblesse :

L’espoir renaît sans peine ; il séduit aisément ;

Et tout trompeur qu’il est, il est toujours charmant.

Je ne veux-point vous faire aucune violence ;

Et si vous en trouvez la moindre en ma présence ;

Si l’effort de mes vœux, aux vôtres immolés,

Vous touche, en ma saveur, plus que vous ne voulez,

Je vous laisse, et renonce, en ma tendresse extrême,

À toucher votre cœur en dépit de lui-même.

Allez, Seigneur, sans voir ce que vous me coûtez,

Offrir ailleurs, en paix, ce cœur que vous m’ôtez ;

Oubliez, s’il se peut, qu’à tort il m’abandonne,

Et qu’il m’était mieux dû, peut-être, qu’à personne,

Si du plus tendre amour la plus fidèle ardeur

Pouvait jamais suffire à mériter un cœur.

 

 

Scène V

 

EURIANAX, PAUSANIAS

 

EURIANAX.

N’en est-ce point assez ? et serait-il possible

Qu’à cet illustre effort vous sussiez insensible ?

Se pourrait-il, Seigneur, qu’il vous fût reproché

D’avoir vu tant d’amour sans en être touché ?

Vous laisseriez-vous vaincre en grandeur de courage ?

Le trouble où je vous vois paraît d’heureux présage :

L’amour et la vertu, la gloire et le devoir,

Pour Démarate, enfin, semblent vous émouvoir.

PAUSANIAS.

Sans doute, Eurianax, un si grand sacrifice

Engage trop mon cœur à lui rendre justice :

Il le faut ; tout le veut ; Cléonice aussi bien

À trop d’horreur pour moi, pour en espérer rien.

Qu’elle parte à son gré ; renonçons à sa vue ;

Et tandis que je sens ma vertu revenue,

Hâtons-nous d’éloigner ses dangereux attraits ;

Allons lui dire adieu, pour ne la voir jamais.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ARISTIDE, PAUSANIAS

 

ARISTIDE.

Je détourne vos pas ; je sais où je m’expose :

Mais l’intérêt public va devant toute chose ;

Et c’est enfin, Seigneur, à ne vous rien celer,

Au nom de tous les Grecs que je viens vous parler.

PAUSANIAS.

Avec beaucoup d’ardeur le bien public vous touche,

Et tous les Grecs souvent parlent par votre bouche :

Mais je veux bien, Seigneur, me taire là-dessus,

Pour prix des derniers soins que vous m’avez rendus.

ARISTIDE.

Croyez qu’avez regret, Seigneur...

PAUSANIAS

Pour votre gloire,

Sans rien examiner, je consens à tout croire :

Je croirai, s’il le faut, que le superbe emploi

De voir un Général prendre de vous la loi ;

D’avoir, au nom des Grecs, des ordres à prescrire

Au Chef dont vous devez reconnaître l’empire,

Est un soin qui n’a rien qui vous flatte en secret,

Et dont vous vous chargez toujours avec regret :

Quoi qu’il en soit, enfin, sachons ce qu’on désire,

Et ce qu’au nom des Grecs vous avez à me dire.

ARISTIDE.

C’est un soin important qu’ils souhaitent de vous,

Pour votre propre gloire et pour le bien de tous.

Cléonice est toujours à craindre avec justice.

PAUSANIAS.

Les Grecs se mêlent-ils encor de Cléonice ?

Elle a la liberté ; j’en ai pu disposer.

ARISTIDE.

Oui ; mais les Grecs ont peur qu’elle en puisse abuser.

Ce que leur a coûté la haine de son père,

En fait craindre en la sille un reste héréditaire ;

Suspecte parmi nous, on veut qu’elle aille en paix,

Parmi nos ennemis, jouir de vos bienfaits,

Et que vous preniez soin, Seigneur, qu’en diligence

Elle quitte la Grèce, et, dès demain, Byzance.

PAUSANIAS.

L’ordre est pressant, sans doute, et surprenant pour moi.

Se peut-il que les Grecs, ces peuples sans effroi,

Eux qui, sous ma conduite avec tant d’assurance,

Ont bravé des Persans l’effroyable puissance ;

Eux de tant d’ennemis partout victorieux,

Soient capables de craindre une fille en ces lieux ?

Mais une fille, enfin, qui n’a pour toutes armes

Que ce que sa beauté lui peut donner de charmes,

Que d’innocents appas qu’elle fait éclater...

ARISTIDE.

Hé ! c’est par-là, Seigneur, qu’elle est à redouter.

La beauté quelquefois forme de grands orages ;

Elle est souvent l’écueil des plus fermes courages :

Des plus fiers ennemis tel a bravé l’effort,

Qui, contre de beaux yeux, n’est pas toujours si fort.

Quelque héros qu’on soit, on n’est pas insensible ;

Et fût-on mille fois à la guerre invincible,

Mille sois intrépide et mille fois vainqueur,

L’amour trouve aisément le faible d’un grand cœur.

PAUSANIAS.

Si c’est en Cléonice un crime d’être aimable,

Pour qui trouvez-vous tant sa beauté redoutable ?

Pour Cimon votre ami, craignez-vous ses appas ?

ARISTIDE.

Tout mon ami qu’il est, je n’en répondrais pas :

Mais si je puis, Seigneur, oser ne vous rien feindre,

Vous-même pourriez-vous n’y trouver rien à craindre ?

PAUSANIAS.

Un soin si curieux doit me surprendre fort.

ARISTIDE.

Je parle au nom des Grecs ; je vous l’ai dit d’abord.

PAUSANIAS.

Au nom des Grecs ou non, d’eux ou de vous, n’importe ;

La curiosité me paraît toujours forte.

Que les Grecs, sans prétendre à plus qu’il n’est permis,

Me demandent raison de ce qu’ils m’ont commis,

Du soin de soutenir leur gloire chancelante,

Du soin de ranimer leur liberté mourante,

Du soin de les tirer de cent périls pressants,

Du soin de vaincre enfin trois cent mille persans ;

C’est de quoi, s’il le faut, et sans peine et sans honte,

Le Général des Grecs est prêt à rendre compte :

Mais pour ce qui le passe en secret dans son cœur,

Quels que soient ses désirs, quelle qu’en soit l’ardeur ;

Qu’il s’engage à son gré, qu’il haïsse ou qu’il aime,

Il n’en prétend devoir de compte qu’à lui-même.

ARISTIDE.

Aucun des Grecs, Seigneur, n’a la témérité

De vouloir de leur Chef choquer la liberté :

Mais si vous êtes libre, ils prétendent tous l’être ;

Et, pour souffrir un Chef, ne sourirent point de maître.

Ils laissent votre cœur à son gré soupirer,

Contre un objet suspect laissez-les s’assurer.

S’ils craignent, vous devez d’autant moins vous en plaindre,

Que ce n’est que pour vous qu’ils ont le plus à craindre :

Leur soin part de leur zèle, et vous doit être doux ;

Ils ont peur d’avoir lieu d’oser rien contre vous,

De vous voir engager plus qu’ils ne voudraient croire,

De vous voir oublier peut-être votre gloire,

Et, pour leur Général, eux-mêmes de se voir

Pans la nécessité d’oublier leur devoir.

PAUSANIAS.

Sachez-vous, et les Grecs...

ARISTIDE.

Cessez de nous confondre ;

Ce n’est qu’aux Grecs, Seigneur, que vous devez répondre ;

Je vous parle pour eux. 

PAUSANIAS.

Puisque vous le voulez,

Je réponds donc aux Grecs pour qui vous me parlez.

Leur zèle va trop loin ; ils ont sujet de croire

Que je saurai, sans eux, avoir soin de ma gloire ;

Qu’ils ne se mêlent pas d’en prendre aucun souci,

Et quant à leur devoir j’en aurai soin aussi.

L’intérêt que j’y prends vaut bien que l’on s’y fie ;

Je réponds d’empêcher que personne l’oublie,

Ou de savoir, au moins par un prompt repentir,

Y ramener quiconque oserait en sortir.

Voilà ce que de moi les Grecs doivent attendre,

Et ce que, de ma part, vous leur pouvez apprendre.

ARISTIDE.

Si mon avis, Seigneur, peut ici se mêler...

PAUSANIAS.

Ce n’est qu’au nom des Grecs que vous devez parler ;

Et, n’ayant de leur part rien de plus à me dire,

Vous avez ma réponse, et cela doit suffire.

Je n’écoute plus rien ; vos foins sont superflus.

ARISTIDE.

Je vois pourquoi, Seigneur, vous ne m’écoutez plus.

 

 

Scène II

 

CLÉONICE, PAUSANIAS

 

CLÉONICE.

Après tant de bienfaits, et pour saveur dernière ;

Pourrai-je encor, Seigneur, vous faire une prière ? 

Pourrai-je à mon devoir vous faire consentir ?

PAUSANIAS.

Que ne pourrez-vous point ?

CLÉONICE.

Pourrai-je enfin partir ?

PAUSANIAS.

Vous-même avec les Grecs aussi d’intelligence !

Et vous me condamnez comme eux à votre absence !

Avec eux, contre moi, vous vous joignez si bien !

CLÉONICE.

Les Grecs sont leur devoir ; je sais aussi le mien.

PAUSANIAS.

Quoi, Madame ! à partir vous êtes déjà prête !

Et mon cœur ni ma main n’ont rien qui vous arrête !

À me fuir pour jamais vous trouvez tant d’appas !

CLÉONICE.

Seigneur, si vous m’aimez, ne m’en détournez pas.

PAUSANIAS.

Si je vous aime, ingrate ! ainsi, pour me confondre,

Aux soins de mon amour vous voulez donc répondre !

Vous voulez que toujours nous soyons ennemis !

Hé bien ! vous êtes libre et tout vous est permis.

Partez ; mais pour le prix d’un amour qui vous gêne,

Laissez-moi donc, au moins, un peu de votre haine.

CLÉONICE.

Hélas !

PAUSANIAS.

Vous soupirez ; me haïssez-vous tant ?

CLÉONICE.

On dit peu que l’on hait, Seigneur, en soupirant.

PAUSANIAS.

Puis-je oser demander pourquoi ce cœur soupire ?

CLÉONICE.

Ne me demandez rien, j’aurais peur d’en trop dire.

PAUSANIAS.

Ah ! dites tout, de grâce ; achevez cet aveu.

CLÉONICE.

Ma honte et mon silence en disent-ils trop peu ?

PAUSANIAS.

Si vous ne partiez point, j’oserais les entendre,

Et si j’en crois vos yeux, votre cœur devient tendre.

Je ne rencontre plus de haine en vos regards ;

Cependant, vous partez.

CLÉONICE.

Et c’est pourquoi je pars.

J’oublie, en vous voyant avec trop peu de peine,

Tout ce que je vous dois de colère et de haine.

Près de vous sur mon cœur j’ai trop peu de pouvoir,

Et je tâche, en fuyant, de sauver mon devoir.

Laissez-moi ménager quelque reste de gloire ;

Ma suite vous assure assez de la victoire :

Le péril est trop grand, et n’a que trop d’appas ;

Épargnez ma faiblesse, et n’en triomphez pas.

PAUSANIAS.

Laissez-la triompher, cette heureuse faiblesse,

De la sévérité du devoir qui vous presse.

CLÉONICE.

Puis-je trahir le sang à qui je dois le jour ?

Qui pourrait m’excuser ?

PAUSANIAS.

Que ne peut point l’amour ?

CLÉONICE.

Hé bien, Seigneur, hé bien ! contre un devoir sévère,

Si l’amour sert d’excuse aux sautes qu’il fait faire,

Il ne viendra qu’à vous de m’en convaincre bien,

Et sur votre devoir je réglerai le mien.

PAUSANIAS.

Il ne tiendrait qu’à moi !

CLÉONICE.

Non, Seigneur, qu’à vous-même.

Montrez-moi ce que doit un grand cœur, quand il aime 

Montrez-moi le premier, pour m’en faire une loi,

Même faiblesse en vous que vous voulez en moi ;

Montrez-moi, quelque gloire ici qui vous retienne,

Par l’oubli de la vôtre à négliger la mienne.

J’en croirai votre exemple, et je trouverai doux

Que vous m’autorisiez à faillir après vous ;

Puisque la Grèce en moi d’un fardeau se délivre,

J’oserai tout pour vous, si vous osez me suivre.

PAUSANIAS.

Oublier mon devoir !

CLÉONICE.

Hé ! vous souhaitez bien,

Seigneur, qu’en vous aimant j’oublie aussi le mien.

PAUSANIAS.

Ma foi s’est par serment engagée à la Grèce.

CLÉONICE.

J’ai fait serment aussi de vous haïr sans cesse.

PAUSANIAS.

Quoi ! trahir mon pays pour vous trop obéir !

CLÉONICE.

Le sang d’un père est-il plus facile à trahir ?

PAUSANIAS.

D’un si coupable effort voyez pour moi la honte.

CLÉONICE.

Et c’est de quoi, Seigneur, l’amour vous tiendra compte.

Un effort de vertu n’est pas effort pour vous ;

Votre cœur y suivrait son penchant le plus doux.

L’ardeur est pour la gloire aux grands cœurs naturelle,

Et l’amour ne doit rien de ce qu’on fait pour elle.

PAUSANIAS.

Considérez mon rang.

CLÉONICE.

Regardez en ces lieux

Combien, pour vous l’ôter, vous avez d’envieux ;

Vous êtes en péril toujours qu’on vous l’arrache ;

Et de plus, c’est un rang où ma haine s’attache ;

Il m’a coûté mon père, et sur lui mon courroux

Tombe exprès pour pouvoir se détourner de vous.

N’attendez pas ici que la Grèce vous l’ôte ;

La Perse peut vous rendre une grandeur plus hante :

Vous pouvez vous y faire un rang à votre choix ;

Elle a mille sujets plus grands que tous vos Rois.

Cessez, pour des ingrats, de vaincre et de combattre ;

Relevez le parti que vous venez d’abattre ;

Portez-y la victoire, et, par vos seuls exploits,

Changez du monde entier le sort jusqu’à deux fois.

Ce crime, au moins, s’il faut ainsi que l’on le nomme,

Est un illustre crime et digne d’un grand homme ;

Est digne d’un héros intrépide, fameux ;

Et, pour tout dire enfin, d’un héros amoureux.

PAUSANIAS.

Vous me pouvez aimer, et vous voulez, cruelle !

Voir flétrir ma vertu d’une tache éternelle !

Vous m’aimez, et voulez, pour prix de votre cœur,

Que de fout l’univers je mérite l’horreur !

Vous m’aimez, et l’amour dans votre âme inhumaine

Ne se peut empêcher d’agir comme la haine ;

Et dans les plus doux vœux que pour moi vous formez,

C’est même en ennemie encor que vous m’aimez !

Allez, Madame, en vain vous pressez ma faiblesse ;

La gloire est de mon cœur la première maîtresse ;

L’amour a dû toujours s’attendre à lui céder ;

On devrait avec elle, au moins, s’accommoder.

Malgré de vos appas la puissance infinie,

Je veux me révolter contre leur tyrannie,

M’affranchir de leur charme ; et pour m’en garantir,

Allez, ingrate ! allez ; hâtez-vous de partir.

Sauvez-moi de ces yeux dont la beauté funeste

Peut encor enchanter la vertu qui me reste,

De ces regards cruels que j’ai trouvé trop doux ;

Emportez, s’il se peut, ma faiblesse avec vous ;

Déracinez l’ardeur de ma fatale flamme ;

Rompez, brisez mes fers jusqu’au fond de mon âme ;

Arrachez-m’en les nœuds, dussiez-vous en ce jour

M’arracher mille sois le cœur avec l’amour.

CLÉONICE.

Ce grand effort m’apprend celui que je dois faire :

Votre vertu m’était un secours nécessaire ;

Il faut la contenter et mon devoir aussi ;

Il faut partir, enfin.

PAUSANIAS.

Et vous partez ainsi ?

CLÉONICE.

Il le faut bien, Seigneur ; vous me chassez vous-même.

PAUSANIAS.

Moi, Madame ? ah ! plutôt, c’est votre haine extrême ;

C’est elle qui vous chasse avec un si grand soin.

CLÉONICE.

Que n’est-il vrai, Seigneur ! je serais déjà loin.

PAUSANIAS.

Mais, qu’ai-je dit qui puisse à partir vous contraindre ?

CLÉONICE.

Ce que vous m’avez dit me sert trop pour m’en plaindre.

PAUSANIAS.

Mais encor qu’ai-je dit qui vous presse à tel point ?

CLÉONICE.

L’oubliez-vous sitôt ?

PAUSANIAS.

Ne l’oubliez-vous point ?

Quand vous ne pourriez même en perdre la mémoire,

Quoi que j’aye pu dire, avez-vous pu m’en croire,

Et ne pas pardonner, dans mon cœur qui se rend,

À ce dernier éclat d’un devoir expirant ?

C’en est fait, et je sens que l’ardeur qui m’emporte,

Se relâchait exprès pour devenir plus forte ;

Et que ce fier torrent qui de voit m’accabler,

N’interrompait son cours que pour le redoubler.

Disposez de mon cœur, vous avez la puissance

D’y mettre, à votre gré, le crime ou l’innocence.

La colère des Grecs ni la foudre des Dieux,

Ne l’ébranlent pas tant qu’un regard de vos yeux.

L’amour m’attache a vous ; le nœud dont il me lie

Est plus fort mille fois que grandeur ni Patrie :

Je trouverais, sans vous, la grandeur sans appas,

Et n’ai point de patrie où, vous ne serez pas.

Mais ne puis-je obtenir que, pour quitter la Grèce,

Vous attendiez, au moins, encor qu’on vous en presse ?

Je m’exile avec vous, s’il le faut, sans effroi ;

Demeurez, s’il se peut, pour régner avec moi ;

Laissez-moi voir encor si la Grèce propice

Peut vouloir qu’avec vous son Général s’unisse.

Résisteriez-vous seule à nos communs souhaits ?

CLÉONICE.

Ah ! la Grèce, Seigneur, ne le voudra jamais.

PAUSANIAS.

Oserai-je espérer qu’il ne tînt qu’à la Grèce ?

CLÉONICE.

Votre exemple autorise et me rend ma faiblesse.

Allez ; espérez tout ; vous m’apprenez trop bien,

Seigneur, que, quand on aime, on ne refuse rien.

 

 

Scène III

 

PAUSANIAS, DÉMARATE, CHARILE

 

DÉMARATE.

Pardonnez-moi le trouble où vous met ma présence,

Seigneur, et m’accordez un moment d’audience.

PAUSANIAS.

Parlez ; je vous dois tant qu’il me serait bien doux

De pouvoir, à mon tour, quelque chose pour vous.

DÉMARATE.

Votre intérêt, Seigneur, est le seul que j’embrasse ;

Ne craignez de ma part rien qui vous embarrasse : 

Vous avez pour garants ma tendresse et ma foi,

Qu’ayant à vous parler ce n’est jamais pour moi ;

C’est pour vous, pour vos jours que mes soins s’intéressent...

PAUSANIAS.

Mais savez-vous, Madame, à qui vos soins s’adressent ?

J’ai honte de surprendre encore à vos bontés

Des sentiments si doux et si peu mérités ;

Et pour leur prix, au moins, je veux bien vous apprendre

Combien j’en suis indigne avant que rien entendre.

Apprenez que je suis, en effet, malgré moi.

Plus ingrat que jamais à ce que je vous doi ;

Qu’avec un seul regard, presque sans résistance,

L’amour a triomphé de ma reconnaissance ;

Qu’enflammé, qu’enchaîné, que tout percé de coups,

Mon cœur n’a qu’un moment pour combattre pour vous ;

Que toute ma vertu, par la vôtre excitée,

S’est, en votre faveur, vainement révoltée ;

Que mes efforts n’ont fait que resserrer mes nœuds,

Qu’approfondir ma plaie et qu’irriter mes feux.

Abandonnez des jours dignes de votre haine.

DÉMARATE.

Je le vois bien, Seigneur, tous mes soins vous sont peine ;

Votre propre salut, pour qui j’ai tant d’effroi,

Vous deviendrait à charge à le tenir de moi :

Il vous coûterait trop, au prix d’un grand service,

De me devoir vos jours, et même Cléonice.

PAUSANIAS.

Cléonice ! on voudrait l’ôter à mon espoir ;

Puisqu’il vous plaît, Madame, il faut vous tout devoir.

Parlez ; par vos bontés, comblez mon injustice.

DÉMARATE.

Hé ! vous ne m’écoutez qu’au nom de Cléonice !

Vous pouviez à ma honte insulter un peu moins ;

Vous craignez de devoir votre vie à mes soins ;

Et rendant ma tendresse à moi-même fatale,

Vous n’appréhendez pas d’y devoir ma rivale.

N’importe ; il faut, Seigneur, en sacrifiant tout,

Pour confondre un ingrat, le servir jusqu’au bout.

Votre rival, piqué de perdre ce qu’il aime,

A cru qu’en même état je le ferais de même ;

Que mon dépit caché n’avait pas moins d’ardeur,

Et s’est ouvert à moi pour découvrir mon cœur.

J’ai d’abord, contre vous, feint, pour mieux vous défendre,

D’embrasser le parti qu’il me pressait de prendre.

J’ai juré votre perte et promis d’éclater ;

Avec moi cette nuit, il doit tout concerter ;

Et dès que j’aurai su ce qu’il veut entreprendre,

Soyez sur qu’aussitôt j’irai vous tout apprendre.

PAUSANIAS.

Dieux ! faut-il qu’un ingrat toujours vous doive tant ! 

Je vais faire garder Cléonice à l’instant.

DÉMARATE.

Quoi ! pour l’unique prix de ce dernier service,

Seigneur, vous me quittez déjà pour Cléonice !

PAUSANIAS.

Vous qui savez aimer, excusez un amant ;

Sa sûreté m’engage à cet empressement.

DÉMARATE.

Il n’est rien qui vous presse encor pour sa défense ;

On ne doit pas d’abord tenter la violence :

Mais votre empressement doit être à redouter,

Peut me rendre suspecte et tout précipiter :

Je ne réponds de rien, pour peu qu’on me soupçonne. 

PAUSANIAS.

Mon sort est en vos mains, et je vous l’abandonne.

Cependant, puisqu’il faut qu’on ne soupçonne rien,

On peut se défier d’un trop long entretien.

DÉMARATE.

Cette précaution ne saurait être vaine :

Mais, Seigneur, c’est un soin que j’oubliais sans peine ;

Vous n’y songez que trop.

PAUSANIAS.

Ah ! pour tant de bienfaits

Que ne puis-je...

DÉMARATE.

Épargnez d’inutiles souhaits ;

Ils redoublent ma honte et la gloire d’une autre :

Seigneur, je suis mon sort ; allez, suivez le vôtre ;

Le vôtre est d’être ingrat, et le mien de savoir

Et souffrir sans murmure et servir sans espoir.

Il s’en va donc, enfin.

 

 

Scène IV

 

DÉMARATE, CHARILE

 

CHARILE.

Il sort l’âme interdite ;

Il vous quitte confus.

DÉMARATE.

Mais enfin il me quitte ;

Il ne me peut souffrir ; et j’ai beau tout tenter,

Amour, services, soins, rien ne peut l’arrêter.

CHARILE.

J’admire que votre âme ait tant pu se contraindre.

DÉMARATE.

Tu l’as vu, jusqu’ici j’ai souffert sans me plaindre ;

J’ai pris d’extrêmes soins, fait les derniers efforts

Pour retenir l’ardeur de mes jaloux transports :

Mais crois-tu dans mon âme, à force de contrainte,

Mes transports étouffés, ma jalousie éteinte ?

Penses-tu qu’en effet, sous ce calme apparent,

Dans le fond de mon cœur l’orage soit moins grand ?

J’ai cru, par de grands soins, toucher un grand courage,

Regagner, par ces soins, doucement un volage,

Et donner à son cœur et laisser à sa foi

Des moyens et du temps pour revenir à moi.

Mais, perdant tout espoir, l’Amour même déchaîne

Un dépit, trop contraint, qui m’échappe et m’entraîne.

Un dépit à son comble à la fin parvenu,

Furieux, d’autant plus qu’il s’est plus retenu ;

Un dépit aussi sort que mon amour fut tendre,

Excite ma fureur et peut tout entreprendre.

De tant de soins perdus j’ai, du moins, profité

D’avoir mis ma vengeance en pleine sûreté.

Sans crainte et sans soupçon de mon dépit extrême,

Ma victime, à mes coups, vient s’offrir elle même,

Et sera de concert avecque ma fureur,

Pour m’aider à trouver le chemin de son cœur.

CHARILE.

Il mourra donc enfin, l’ingrat qui vous offense !

DÉMARATE.

Il mourra ! ce serait trop peu pour ma vengeance.

Il faut, pour le punir au gré de mon transport,

Quelque genre de peine au-dessus de la mort.

Dans un cœur trop charmé, tu viens de voir sans cesse

Ce que peut de l’Amour la dernière tendresse :

Dans un cœur outragé, viens, Charile, viens voir

Ce que peut, à son tour, l’Amour au désespoir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

EURIANAX, PAUSANIAS

 

EURIANAX.

Dans quel trouble, Seigneur, vous vois-je ici paraître ?

Ce grand courage ainsi peut-il se reconnaître ?

Quoi ! ce danger étonne un cœur si glorieux !

PAUSANIAS.

Quel danger ? que dis-tu, parle, et t’explique mieux.

EURIANAX.

Apprenez donc, Seigneur, qu’une troupe mutine,

Maîtresse de la ville, au palais s’achemine ;

Que dans la nuit tout cède, et que votre rival,

Même, sans qu’il paraisse, est nommé Général ;

Qu’il n’a qu’à se montrer pour recevoir l’Empire,

Et qu’en ces lieux, enfin, contre vous tout conspire.

PAUSANIAS.

Les mutins ont un Chef dont je prends peu d’effroi.

Aristide est ici le seul... Mais je le voi.

 

 

Scène II

 

ARISTIDE, PAUSANIAS, SOPHANE, EURIANAX

 

ARISTIDE.

Je me dérobe aux Grecs, et viens ici moi-même

Défendre en vous, Seigneur, l’honneur du rang suprême.

C’est en vain qu’à le perdre on peut se voir forcé ;

Le caractère, au moins, n’en peut être effacé :

Mon zèle encor pour vous des factieux m’écarte.

PAUSANIAS.

D’un zèle Athénien je juge en Roi de Sparte.

Je veux bien y répondre avec un libre aveu ;

Je l’estime beaucoup, et m’en défie un peu.

Voyons où des mutins l’audace peut s’étendre.

ARISTIDE.

Souffrez qu’auparavant j’ose vous tout apprendre :

J’ai des amis en soule à la porte arrêtés,

Qui m’ont suivi, sans bruit, de différents côtés ;

À vous garder ici mon ordre les engage.

PAUSANIAS.

Et tout cela par zèle et pour mon avantage ?

ARISTIDE.

Si vous en jugez bien, vous n’en sauriez douter ;

Pour vous, au moindre effort, tout est à redouter.

Craignez tout des mutins...

PAUSANIAS.

Quoi donc ! vous pouvez croire

Que, si je perds mon rang, je survive à ma gloire ;

Que je puisse ramper dans un destin plus bas !

Qu’ai-je à craindre, en tombant, que de ne périr pas 

Qu’un peuple ingrat achève et ma perte et son crime ;

D’un Chef qui l’a sauvé qu’il fasse sa victime,

Et m’ôte enfin la vie avec ma dignité,

Pour prix de mes travaux et de sa liberté.

ARISTIDE.

Encore un coup, craignez une fureur extrême ;

Et, si votre grand cœur ne craint rien pour vous-même,

Songez contre quel sang les Grecs sont animés,

Et, du moins, craignez tout pour ce que vous aimez.

PAUSANIAS.

Ah ! que vous savez bien chercher avec adresse

Par où mon cœur peut craindre, et trouver sa faiblesse !

Que votre ambition a de raffinement,

Et qu’elle se prévaut de mon égarement !

ARISTIDE.

Je n’ai rien épargné, Seigneur, je le confesse,

Pour mettre en mon pays l’Empire de la Grèce :

J’en obtiens l’avantage ; et, sans en rien garder,

Je ne veux que l’honneur de le pouvoir céder.

En faveur d’un ami mon estime en dispose :

Voilà l’ambition que mon cœur se propose ;

C’est le but de mes vœux et des soins que j’ai pris.

PAUSANIAS.

Sauvez-moi ce que j’aime, il n’importe à quel prix.

ARISTIDE.

Fiez-vous-en à moi, vos feux n’ont rien à craindre ;

La fureur des mutins par mes soins peut s’éteindre ;

Et pour vous rendre en paix maître de votre espoir,

Je veux les renvoyer au camp dans leur devoir ;

Je vais y donner ordre avecque diligence.

PAUSANIAS.

Cependant, Cléonice est-elle en assurance ?

ARISTIDE.

Sophane, ayez-en soin ; pour la garder, prenez

Tous les amis qu’ici nous avons amenés.

PAUSANIAS.

De grâce, en ma faveur, que votre soin redouble ;

Respectez son repos ; empêchez qu’on le trouble ;

De son appartement qu’on s’approche sans bruit,

Et qu’il n’arrive rien sans que j’en sois instruit.

 

 

Scène III

 

PAUSANIAS, EURIANAX

 

PAUSANIAS.

Je doute, Eurianax, si mon amour extrême

Doit, pour la bien garder, se fier qu’à moi-même.

Tout me paraît suspect ; mon cœur inquiété

Ne la peut croire encore assez en sûreté.

Cherchons nos vrais amis.

EURIANAX.

Le peu qui vous en reste

Garderait mal un bien qui vous est si funeste ;

Un bien pour qui l’amour vous fait tout oublier :

C’est à vos ennemis qu’il faut vous en fier.

Vous l’avez aux dépens d’une grandeur trop haute,

Pour craindre qu’Aristide endure qu’on vous l’ôte ;

Et son zèle avec joie à ce prix employé,

Pour servir mal vos feux, en est trop bien payé.

Il vous en doit coûter la grandeur souveraine,

Même à votre rival vous la cédez sans peine,

À l’ennemi mortel qui s’est cru tout permis...

PAUSANIAS.

Laisse mourir ma haine avec mes ennemis ;

Je cède un bien sans peine à qui n’y peut prétendre.

EURIANAX.

Quoi donc ! votre rival...

PAUSANIAS.

Je te vais tout apprendre ?

J’attendais Démarate, et devais cette nuit

Des plus secrets complots être par elle instruit.

Confus de tant d’efforts que l’amour lui fait faire,

Je me suis retiré plutôt qu’à l’ordinaire ;

Ordonnant que chez moi, sans rien considérer,

Démarate, en tout temps, eût liberté d’entrer.

Déjà las de veiller, et fatigué d’attendre,

Un sommeil inquiet m’était venu surprendre ;

Et des songes confus m’agitaient tour-à-tour,

Suivant tantôt ma haine et tantôt mon amour.

Je me croyais au bord d’un affreux précipice,

Où mon rival semblait entraîner Cléonice,

Lorsque, saisi de crainte, et d’horreur travaillé,

La voix de Démarate enfin m’a réveillé :

Seigneur, a-t-elle dit, tremblante, hors d’haleine,

Et, pour trop se presser, s’exprimant avec peine,

Vengez-vous d’un rival, d’un perfide ennemi ;

Le voici qui prétend vous surprendre endormi.

Sans suite, et déguisé, sur mes pas il s’avance ;

Hâtez-vous. J’ai voulu le joindre en diligence ;

Mais je ne sais comment, me trouvant sans clarté,

Et marchant au hasard parmi l’obscurité,

Mon rival, aveuglé de sa fureur extrême,

Au fer qui le cherchait s’est présenté lui-même ;

Et tombant sans parler ni faire aucun effort,

Un premier coup fatal a suffi pour sa mort,

Tant son âme étonnée à la hâte est partie,

Au premier jour ouvert à sortir de la vie.

Démarate a couru chercher de la clarté ;

Mais honteux d’un trépas qui m’a si peu coûté,

Et sentant dans mon cœur je ne sais quel murmure

Reprocher à mon bras cette vengeance obscure,

J’en ai sui le spectacle, et me suis retiré

Jusqu’ici dans le trouble où tu m’as rencontré.

Mais enfin il est temps que mon cœur se dégage

Des restes importuns d’une funeste image :

Je ne veux plus songer qu’à la félicité

Dont mes feux vont jouir avec tranquillité ;

Qu’à la douceur de vivre aimé de ce que j’aime,

Content, débarrassé des soins du rang suprême,

Et de passer enfin, au gré de mes désirs,

Du faîte des grandeurs au comble des plaisirs.

EURIANAX.

Quel changement, Seigneur, d’un cœur tel que le vôtre !

PAUSANIAS.

Un grand cœur, quand il aime, aime encor plus qu’un autre ;

Et les mêmes ardeurs, les mêmes sentiments

Qui font les grands héros, font les tendres amants.

N’attends pas de mon cœur de communes tendresses,

Ni rien que d’éclatant jusques dans mes faiblesses.

Mon courage, trop grand, ne se peut démentir ;

Mes fautes, mes erreurs, tout s’en doit ressentir ;

Et j’oserai porter, quoi qu’on en puisse croire,

Mon amour aussi loin que j’ai porté ma gloire.

 

 

Scène IV

 

PAUSANIAS, ARISTIDE, EURIANAX

 

PAUSANIAS.

Hé bien, qu’avez-vous fait ?

ARISTIDE.

Tout ce que j’ai promis.

Le tumulte est calmé ; les mutins sont soumis :

J’ai vu votre rival lui-même les conduire.

PAUSANIAS.

Mon rival !

ARISTIDE.

Il promet de ne jamais vous nuire.

PAUSANIAS.

Hé ! mon rival lui-même aussi vous a parlé ?

ARISTIDE.

Oui, Seigneur ; votre amour ne sera plus troublé ;

J’en ai pris sa parole, et, s’il s’osait dédire,

Je vous en suis garant ; cela vous doit suffire :

Du trouble où je vous vois vous devez revenir.

PAUSANIAS.

Je ne le puis cacher, j’ai peine à le bannir.

 

 

Scène V

 

PAUSANIAS, ARISTIDE, SOPHANE, EURIANAX

 

PAUSANIAS.

Mais, Sophane en ces lieux ! quel ordre vous rappelle ?

Vous quittez Cléonice !

SOPHANE.

Elle n’est pas chez elle,

Seigneur, et j’ai voulu la chercher vainement.

PAUSANIAS.

Cléonice n’est pas dans son appartement ?

Et vous n’avez point su ce qu’elle est devenue ?

SOPHANE.

En habit déguisé, pour passer inconnue,

Quelques-uns de vos gens, craignant les factieux ;

L’ont mise en sûreté chez Démarate...

PAUSANIAS.

Ô Dieux !

SOPHANE.

J’ai cherché Démarate, et je l’ai rencontrée ;

Mais elle ne s’est point avec moi déclarée.

Elle-même vous cherche avec empressement,

Et ne veut s’expliquer qu’avec vous seulement.

Vous la voyez.

 

 

Scène VI

 

PAUSANIAS, DÉMARATE, ARISTIDE, SOPHANE, EURIANAX

 

PAUSANIAS.

Madame, où est donc Cléonice ?

DÉMARATE.

Il est juste, il est temps que je vous éclaircisse.

Je vous aimais, Seigneur, et, pour vous regagner,

Je n’ai, vous le savez, voulu rien épargner...

PAUSANIAS.

Cléonice, il est vrai, m’a fait tout méconnaître,

Je le sais : mais enfin, Madame, où peut-elle être ?

DÉMARATE.

Laissez-moi m’expliquer, pour vous bien faire voir...

PAUSANIAS.

De grâce, expliquez-moi ce que je veux savoir ;

Tirez-moi des horreurs d’un embarras funeste ;

Parlez de Cléonice, et laissez tout le reste.

DÉMARATE.

Que vous pressez le coup qui vous doit accabler !

J’en tremble encor pour vous, commencez d’en trembler.

J’ai trompé Cléonice, en lui faisant entendre

Que contr’elle les Grecs voulaient tout entreprendre ;

Et qu’après tant de soins qui vous prouvaient ma foi,

Votre amour n’avait pu la confier qu’à moi.

PAUSANIAS.

Et qu’en avez-vous fait ?

DÉMARATE.

Déguisée et sans suite

Je l’ai secrètement jusques chez vous conduite.

PAUSANIAS.

Chez moi ?

DÉMARATE.

Dans votre chambre enfin, même en effet

Jusqu’en vos mains, voyez ce qu’elles en ont fait.

PAUSANIAS.

Qu’entends-je ?

DÉMARATE.

Entendez tout, il n’est plus temps de feindre ;

Mon dépit n’a pour vous que trop su se contraindre ;

Il n’a laissé que trop éclater mon amour,

Et c’est à ma vengeance à paraître à son tour.

Durant votre sommeil, m’avançant la première,

J’ai pris l’occasion d’éteindre la lumière.

Cléonice a, sans peur, suivi mes pas chez vous ;

J’ai ménagé ce temps pour l’offrir à vos coups.

Sous le nom d’un rival, par une erreur fatale,

J’ai forcé votre amour d’immoler ma rivale :

Par l’excès de vos feux j’ai su vous éblouir ;

Je me suis fait venger par qui m’a su trahir.

C’était peu, pour me faire une vengeance pleine,

D’armer, contre vos jours, la fureur et la haine :

J’ai pris soin d’oser plus que vous ôter le jour,

Et d’armer l’Amour même enfin contre l’Amour.

PAUSANIAS.

Ah, barbare !

DÉMARATE.

Éclatez ; suivez votre colère ;

Je me suis satisfaite, et veux vous satisfaire ;

J’ai mis votre rigueur en droit de tout oser ;

Ce dernier sacrifice a dû l’autoriser.

Il a rendu pour moi votre horreur légitime ;

Vous nous deviez enfin cette grande victime ;

Vous nous l’avez offerte, et je viens, sans effroi,

Vous offrir, à mon tour, celle que je vous doi.

Achevez ; vengez-vous, et vengez ma rivale ;

Que la mort rende, au moins, notre fortune égale,

Et que le même bras, du même fer armé,

Joigne un sang odieux à ce sang trop aimé.

Vous dédaignez, Seigneur, de vous rendre justice ;

Vous me refusez tout jusques à mon supplice :

Mais au refus du bras qui me veut négliger,

Le fer qui m’a vengée, au moins vous doit venger.

Elle fuit avec l’épée de Pausanias.

ARISTIDE.

Ô Dieux ! courons...

EURIANAX, arrêtant Aristide.

Seigneur, Sophane l’a suivie ;

Près d’elle il suffira pour assurer sa vie.

De grâce, demeurons près de Pausanias ;

À ses premiers transports ne l’abandonnons pas.

Fût-il votre ennemi, fût-il cent fois coupable,

Voyez où l’a réduit son amour déplorable.

ARISTIDE.

Je plains l’état funeste où ses malheurs l’ont mis,

Et les infortunés sont toujours mes amis :

Un affreux désespoir dans ses regards éclate.

Mais Sophane revient, et quitte Démarate.

 

 

Scène VII

 

SOPHANE, PAUSANIAS, ARISTIDE, EURIANAX

 

SOPHANE.

Avant qu’on l’ait pu joindre elle a fini son sort,

Et prévenu nos soins par une prompte mort.

D’un coup précipité mortellement frappée...

PAUSANIAS.

Donnez ; rendez-la-moi, cette fatale épée :

Je ne suis donc plus libre ? et, pour me voir souffrir,

On prétend m’ôter tout jusqu’au droit de mourir !

ARISTIDE.

Vivez, Seigneur...

PAUSANIAS.

Cruel ! quoi ! toujours me poursuivre !

Que vous ai-je donc fait, pour me forcer de vivre ?

Malgré nos différends et votre inimitié,

Suis-je trop peu puni pour vous faire pitié ?

Considérez l’excès du malheur qui m’accable.

Sur le point d’obtenir un objet adorable,

Un objet par l’amour à la haine arraché ;

Malgré le sang d’un père en ma faveur touché,

Pour qui de mon devoir j’ai perdu la mémoire,

Abandonné mon rang, sacrifié ma gloire ;

Pour qui j’ai tout trahi, pour qui j’ai tout quitté ;

Enfin, d’autant plus cher qu’il m’avait plus coûté :

Après tant de périls, tant de soins, tant d’alarmes,

Près de voir dans mes bras cet objet plein de charmes ;

Par une aveugle erreur, par un coup inhumain,

Je le perds, je l’immole, et de ma propre main !

Laissez mêler mon sang au sang de Cléonice.

Puisqu’il ne se peut plus que l’Amour nous unisse,

Ne nous séparez pas par un dernier effort,

Et nous laissez, au moins, rejoindre par la mort.

EURIANAX.

Vivez pour tous les Grecs.

PAUSANIAS.

Par un zèle barbare

Eurianax aussi contre moi se déclare ;

À l’horreur de la vie il veut me condamner,

Lorsque c’est mille fois pis que m’assassiner !

Croyez-vous, malgré moi, me sauver de moi-même ?

Non, en dépit de vous, je suivrai ce que j’aime ;

Et, pour nous réunir, malgré tout votre effort,

Tout désarmé qu’il est, l’Amour n’est que trop fort.

Défends-moi donc, Amour, de leur pitié cruelle ;

Aigris mon désespoir ; rends ma douleur mortelle :

Défais-moi d’une vie unie à tant d’horreurs ;

C’en est fait ; il m’exauce, et je sens que je meurs.

ARISTIDE.

Ses jours semblent finis ; je n’ose en rien attendre :

Mais ne négligeons rien des soins qu’on lui peut rendre.

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