Panthéon-Courcelles (Georges COURTELINE)

Fantaisie musicale en une scène.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Grand Guignol, le 2 novembre 1899.

 

Personnages

 

PREMIER RÉCITANT

DEUXIÈME RÉCITANT

PREMIER VOYAGEUR (le Cuirassier)

DEUXIÈME VOYAGEUR

TROISIÈME VOYAGEUR (le Garçon boucher)

QUATRIÈME VOYAGEUR

PREMIÈRE VIERGE

DEUXIÈME VIERGE

LE COCHER

 

 

Une impériale d’omnibus à côté d’un bec de gaz, au fond deux nuages sur lesquels se tiennent deux vierges avec une harpe et une lyre.

PREMIER RÉCITANT.

Qu’est-ce qu’il y a un ?

LES VIERGES.

Il y a un Dieu, un seul Dieu, qui règne dans les cieux.

DEUXIÈME RÉCITANT.

Oui, il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux, mais du Panthéon à Courcelles par la ligne Courcelles-Panthéon, il y a des stations plus nombreuses que ne le furent jamais les astres en un firmament constellé.

PREMIER RÉCITANT.

Des solitudes silencieuses de la place du Panthéon, l’omnibus Panthéon-Courcelles s’est mis en route pour Levallois. Au petit trot des deux coursiers qui le remorquent à leurs derrières, il dégringole la rue Soufflot, arrive au boulevard Saint-Michel... et y fait une première halte ! Halte brève, suffisante pourtant. L’omnibus Panthéon-Courcelles y a puisé de nouvelles forces. Tel un cerf, il traverse le boulevard Saint-Michel ; tel une flèche, il enfile la rue de Médicis, le long de la grille du Luxembourg ; et les voyageurs satisfaits, qui se voient déjà à Courcelles, se frottent les mains d’un air de jubilation. Or ils ne sont qu’à l’Odéon et l’omnibus, ô étonnement ! pleure de nouveau sur son frein et s’arrête.

DEUXIÈME RÉCITANT.

Qu’est-ce qu’il y a deux ?

LE CHŒUR.

Du Panthéon à l’Odéon, il y a deux stations : la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard.

LES VIERGES.

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.

PREMIER RÉCITANT.

Cependant l’omnibus Panthéon-Courcelles descend la rue de l’Odéon. Il penche sur sa droite un peu, en sorte que les voyageurs de l’impériale, à la fois inquiets et charmés, voient venir la minute prochaine, où ils seront précipités entre les bras des petites blanchisseuses de fin aperçues au passage, blondes et dépeignées, au-dessus de la couche de craie embarbouillant à mi-hauteur les vitres des blanchisseries. Entre une haie de riches chasubles où des ors se relèvent en bosse et le remous sans fin du cortège qui mène à sa demeure dernière la dépouille mortelle du professeur Piton, membre de l’Académie française et de plusieurs autres sociétés, il gagne l’église Saint-Sulpice dont le portail ouvre un large bec sur le sanglot d’un dies irae, atteint le centre du parvis et s’arrête.

DEUXIÈME RÉCITANT.

Qu’est-ce qu’il y a trois ?

LE CHŒUR.

Du Panthéon à Saint-Sulpice il y a trois stations : la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station du parvis Saint-Sulpice.

LES VIERGES.

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.

PREMIER RÉCITANT.

Le cocher de l’omnibus Panthéon-Courcelles est un précieux automédon. Habile à l’égal d’Hippolyte en l’art de conduire les chevaux, d’un coup de fouet il a enveloppé les siens ; et aussitôt les nobles bêtes ont tendu leurs cuisses d’acajou, toutes ridées de leur puissant effort. Hue ! Coupée de ruelles étroites où bat encore le cœur du Paris d’autrefois, la rue du Vieux-Colombier s’offre à leur valeur indomptable. Ils en dévorent la chaussée sur une longueur de vingt-cinq maisons dont treize à gauche et douze seulement à droite, après quoi, ô douceur des repos bien gagnés, ils s’arc-boutent du sabot au pavé et s’arrêtent.

DEUXIÈME RÉCITANT.

Qu’est-ce qu’il y a quatre ?

LE CHŒUR.

Du Panthéon à la rue du Vieux-Colombier il y a quatre stations : la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de la place Saint-Sulpice et la station de la Croix-Rouge.

LES VIERGES.

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.

PREMIER RÉCITANT.

L’omnibus Panthéon-Courcelles a ceci de particulier qu’il ne saurait apercevoir une rue sans s’y précipiter tête basse, un kiosque ou un urinoir sans en faire immédiatement le tour. Il est imprévu et loufoque et rappelle par certains côtés cet étonnant chemin de fer de Sceaux qui se minait le tempérament à courir après sa queue dans l’espoir de la rattraper. Par bonheur il a de l’usage, il sent qu’on n’entre pas chez les gens sans frapper et c’est ainsi qu’ayant enfin atteint le boulevard Saint-Germain, une fois encore il s’arrête. Qu’est-ce qu’il y a cinq ?

DEUXIÈME RÉCITANT.

Il y a cinq stations.

PREMIER VOYAGEUR.

La station du boulevard Saint-Michel.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

La station de la rue de Vaugirard.

TROISIÈME VOYAGEUR.

La station de la place Saint-Sulpice.

QUATRIÈME VOYAGEUR.

La station de la Croix-Rouge.

LE COCHER.

Et la station de la rue du Bac.

DEUXIÈME RÉCITANT.

Oui, mais comme de la rue du Bac, où il y a une station, au pont de la Concorde, où il y en a une autre, il y a au coin de la rue de Bellechasse une station intermédiaire...

LE CHŒUR.

Du Panthéon au pont de la Concorde, par l’omnibus Panthéon-Courcelles.

DEUXIÈME RÉCITANT.

Qu’est-ce qu’il y a sept ?

LE CHŒUR.

Il y a sept stations. La station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, la station de la rue du Bac, la station de la rue Bellechasse et la station du quai d’Orsay.

LES VOYAGEURS, à tour de rôle.

Mais... mais... mais... mais...

LES VIERGES.

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.

PREMIER RÉCITANT.

Vert quant aux feux, vert quant aux flancs, l’omnibus Panthéon-Courcelles s’est payé le luxe d’une plate-forme, dont il dodeline par les chemins, semblable à ces vieilles rigolotes qui remuent pompeusement le derrière pour donner à entendre qu’elles ne sont pas déjà si mouche et que, mon Dieu, à l’occasion elles joueraient encore des épinettes avec un certain agrément. Mais il n’y a pas un mot de vrai. Quarante-huit fois les roues de derrière ont évolué sur elles-mêmes, soixante-trois fois celles de devant, en raison de leur diamètre moindre, et déjà au bas de l’omnibus un contrôleur est apparu, questionnant un cuirassier sur l’important point de savoir si c’est lui « qui est le militaire ». Car la fatalité a placé une station à chaque extrémité du pont de la Concorde, l’un en amont, l’autre en aval, la rivière coulant entre elles deux.

DEUXIÈME RÉCITANT.

Car s’il n’y a qu’un Dieu qui règne dans les cieux, du Panthéon à la place de la Concorde il y a exactement huit stations.

PREMIÈRE VIERGE.

La station du boulevard Saint-Michel.

DEUXIÈME VIERGE.

La station de la rue de Vaugirard.

PREMIÈRE VIERGE.

La station de la place Saint-Sulpice.

DEUXIÈME VIERGE.

La station de la Croix-Rouge.

PREMIÈRE VIERGE.

La station de la rue du Bac.

DEUXIÈME VIERGE.

La station de la rue de Bellechasse.

PREMIÈRE VIERGE.

La station du quai d’Orsay.

DEUXIÈME VIERGE.

Et la station du cours la Reine.

LES VIERGES.

Mais il n’y a qu’un Dieu, un seul Dieu, un seul Dieu qui règne dans les cieux.

PREMIER RÉCITANT.

De même il n’y a qu’un Dieu qui règne dans les cieux, de même il n’y a qu’une station de la place de la Concorde à la place de la Madeleine ; la station de la rue Royale. Seulement, de la place de la Madeleine à la place Saint-Augustin il y en a une seconde ; la station du boulevard Malesherbes ! À cette heure, une morne tristesse est peinte sur le visage des pauvres voyageurs. Vous avez raison, pauvres gens, laissez s’éteindre au fond de vos âmes la fleur douce, la fleur parfumée des consolantes illusions ! Et toi, fils de Mars et de Bellone, cuirassier aux mains gantées de blanc, toi qui sous l’acier qui te sied, portes un cœur à l’abri des molles défaillances, croise avec résignation tes bras sur ta large poitrine, et, entendant sous ta culotte, gémir hélas ! une fois de plus, le frein d’arrêt de l’omnibus qui te portait à tes amours, renonce à goûter les lèvres de Margot au coin du boulevard extérieur où il y a encore une station.

DEUXIÈME RÉCITANT.

Car du Panthéon à Courcelles, par la ligne Courcelles-Panthéon, qu’est-ce qu’il y a onze ?

LE CHŒUR.

Du Panthéon à Courcelles, par la ligne Courcelles-Panthéon, il y a onze stations : la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, la station de la rue du Bac, la station de la rue Bellechasse, la station du quai d’Orsay, la station du cours la Reine, la station de la rue Royale, la station du boulevard Malesherbes et la station du boulevard extérieur !

ENSEMBLE.

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.

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