Oscar (Eugène SCRIBE)

Comédie en trois actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 21 avril 1842.

 

Personnages

 

OSCAR BONNIVET, receveur général

JULIETTE, sa femme

GÉDÉON BONNIVET, son neveu

MANETTE, femme de chambre de Juliette

THÉRIGNY, jeune notaire

 

 

ACTE I

 

Un salon élégant.

 

 

Scène première

 

JULIETTE, THÉRIGNY

 

JULIETTE.

Monsieur de Thérigny, notre jeune notaire !... de si bonne heure chez moi !... C’est charmant et très dangereux !... On est bavard en province, et une visite aussi matinale va me compromettre.

THÉRIGNY.

Vous, Madame !... Vous savez bien que c’est impossible... Vous avez été jusqu’ici, impunément, la plus aimable et la plus jolie femme du département.

JULIETTE, vivement.

Silence !... Si les femmes vous entendaient !

THÉRIGNY.

Et puis, je viens pour affaires, tout uniment.

JULIETTE, souriant.

Tout uniment ?

THÉRIGNY.

Oui, Madame... par malheur !...

JULIETTE.

C’est très galant... Eh bien ! Monsieur ?

THÉRIGNY.

Eh bien ! Madame... cette belle campagne dont vous avez tant d’envie... à deux lieues de la ville ?...

JULIETTE.

Celle du préfet ?

THÉRIGNY.

Il veut s’en défaire.

JULIETTE.

En êtes-vous sûr ?

THÉRIGNY.

Il me l’a dit lui-même... Et comme plusieurs fois je vous avais entendu parler de cette propriété...

JULIETTE.

C’est mon rêve !... J’en ferais quelque chose de délicieux... mais il faut que mon mari veuille bien l’acheter...

THÉRIGNY.

Lui... fils d’un riche banquier et receveur général de notre département, peut bien, sans se gêner, et sur son superflu...

JULIETTE.

On n’en a jamais.

THÉRIGNY.

D’accord... Mais, enfin, il vous aime éperdument... il obéit à toutes vos volontés.

JULIETTE.

Pas tous les jours... Il y en a où j’ai tout crédit, où je puis tout demander, et d’autres où il faut...

THÉRIGNY.

Céder ?

JULIETTE.

Je ne cède jamais !

THÉRIGNY.

Que faites-vous, alors ?

JULIETTE.

J’attends ! ce qui est déjà beaucoup... C’est si ennuyeux d’attendre.

THÉRIGNY.

Je le sais, Madame, et plus qu’un autre ; car près de vous... il est depuis longtemps une personne dont je voudrais... dont je n’ose vous parler... votre jeune cousine... Athénaïs.

JULIETTE.

Est-il possible !... Vous, Monsieur, qui veniez pour me parler d’affaires... tout uniment.

THÉRIGNY.

Un amour pur, véritable... légitime...

JULIETTE.

Je m’en doute bien... Il ne peut pas y en avoir d’autres... par devant notaire !... Ainsi, Monsieur, vous aimez ma cousine ?...

THÉRIGNY.

Depuis les vacances dernières, depuis les trois mois qu’elle est venue passer ici.

JULIETTE.

Et malgré l’éloignement et son séjour à Paris ?...

THÉRIGNY.

J’y pense toujours... je la vois sans cesse près de moi, dans mon modeste ménage, qu’elle embellit.

JULIETTE.

C’est très bien... Mais vous ignorez que ma jolie petite cousine n’est pas riche... elle n’a que vingt mille francs de dot.

THÉRIGNY.

En vérité ?... Je croyais qu’elle n’avait rien.

JULIETTE.

Et vous venez me la demander en mariage ?

THÉRIGNY.

Oui, sans doute.

JULIETTE.

Votre charge est donc payée ?

THÉRIGNY.

Non, Madame. Je ne suis qu’un pauvre notaire de province.

JULIETTE.

Je le vois bien !... Ceux de Paris sont moins romanesques. Et savez-vous, Monsieur, que je vous trouve sublime, héroïque, admirable ! Épouser, sans fortune, une femme qui n’en a pas !

THÉRIGNY, avec joie.

Ainsi, vous serez pour moi ?

JULIETTE.

Certainement... Je le veux, je le dois... Et, dès aujourd’hui, vous seriez mon cousin... si cela ne dépendait que de moi.

THÉRIGNY.

N’êtes-vous pas la seule parente d’Athénaïs ?...

JULIETTE.

C’est vrai !... mais, depuis trois mois, mon mari a été nommé son tuteur... à cause de ces vingt mille francs dont je vous parlais tout à l’heure... Un riche négociant... un oncle qu’elle avait à New-York...

THÉRIGNY.

En vérité ?

JULIETTE.

Oui ! Il y a encore des oncles d’Amérique... ils sont rares... mais il y en a !... c’est peut-être le dernier. Cet oncle, dis-je, qui n’avait que deux héritiers, deux parents... au lieu de décéder intestat, ce qui lui aurait donné bien moins de peine, a tout laissé par testament à l’autre, et, à ma pauvre cousine, une chétive somme de vingt mille francs... pour laquelle, comme je vous l’ai dit, il a fallu lui nommer un tuteur, et le choix est tombé sur mon mari, qui même s’en défendait... Et c’est à lui, vous le voyez, qu’il faut vous adresser.

THÉRIGNY.

Pour cela, il me faudrait votre protection...

JULIETTE.

Qui vous est acquise... et je veux même que M. Bonnivet ajoute à la dot. Comme tuteur, il a ce droit.

THÉRIGNY.

Quoi ! Madame...

JULIETTE.

Soyez tranquille, il n’en abusera pas... car mon mari est un homme d’ordre, un homme de finance, qui a des sentiments exacts et réguliers comme ses livres de caisse. Il ne donne pas... il paie... excellent homme, du reste... mais chez qui l’économie est une telle vertu, que, quand on le force à être généreux, il en est honteux... il s’en excuse... il croit qu’il se dérange ! Aussi, et comme avant de penser à vos affaires, il faut que je m’occupe des miennes...

THÉRIGNY.

C’est trop juste.

JULIETTE.

Je réserve d’abord tous mes moyens d’attaque pour cette campagne avec ses circonstances et dépendances !... Deux lieues d’ici... impossible d’y aller à pied tous les jours... Il faudra donc de toute nécessité la calèche et les chevaux qu’il me refuse depuis si longtemps et que je désire... comme tout ce qu’on refuse... Ainsi, vous le voyez, Monsieur, il est trois choses que je veux, que je saurai obtenir... Votre mariage sera la troisième...

THÉRIGNY.

Et comment réussir ?

JULIETTE.

Cela me regarde... Silence ! c’est mon mari !

 

 

Scène II

 

THÉRIGNY, JULIETTE, OSCAR, entrant vivement

 

OSCAR, à part.

Dieu ! ma femme !... Je la croyais partie !

JULIETTE.

Eh ! mais... qu’avez-vous donc ?

OSCAR.

Tu m’avais quitté tout à l’heure pour aller au devant de notre oncle...

JULIETTE.

M. Gédéon Bonnivet, qui arrive ce matin par la malle-poste, et j’allais sortir quand j’ai rencontré M. Thérigny, notre ami, qui venait me parler pour vous d’une importante affaire.

OSCAR, troublé.

Je l’en remercie.

À part, et regardant avec inquiétude la petite porte à droite.

Si, pendant ce temps, on allait arriver !

Haut.

Nous en parlerons dans un autre moment, car notre oncle mérite des égards et des prévenances... Un inspecteur des finances à qui j’ai dû, dans le temps, ma place de receveur général.... Il est en tournée, et vient visiter toutes les caisses... à commencer par la mienne...

JULIETTE.

Ce n’est pas là, je l’espère, ce qui vous inquiète et vous tourmente depuis quelques jours.

OSCAR.

Non, certainement.

JULIETTE.

Alors, c’est un autre motif...

OSCAR, à part.

Elle se doute de quelque chose !...

Haut.

Aucun... aucun motif... mais il y a des moments où l’on est dans des dispositions d’esprit...

JULIETTE.

Fâcheuses... et il faut des idées gaies pour les distraire... Vous savez bien, cette délicieuse habitation du préfet... que j’avais tant d’envie de posséder... et vous de me donner...

OSCAR, toujours troublé et regardant la porte à droite.

Certainement... moi, d’abord, tout ce qui peut te faire plaisir... mais pour songer à une pareille folie... il aurait fallu que notre préfet consentit à s’en défaire... ce qu’il ne voudra jamais... il me l’a dit.

JULIETTE.

Et s’il y était décidé...

OSCAR.

Ce n’est pas possible...

JULIETTE.

C’est certain... Alors, Monsieur...

OSCAR, embarrassé.

Alors... alors... à coup sûr je ne dirais pas non... mais je ne dirais pas oui...

JULIETTE.

Eh bien ! que diriez-vous donc ?

OSCAR.

Je dirais qu’il faut voir.

JULIETTE.

C’est aussi notre avis, et voilà M. Thérigny, notre notaire, qui peut examiner, prendre tous les renseignements...

THÉRIGNY.

Avec grand plaisir... dès aujourd’hui, et quant au prix...

JULIETTE.

C’est vrai ! je n’y pensais pas.

THÉRIGNY.

Cinquante mille francs.

JULIETTE.

Ah ! c’est bien cher... n’est-ce pas, mon ami ?

OSCAR, avec impatience.

Oh ! le prix ! le prix, chère amie, ce n’est pas là ce qui m’arrête... parce que, une fois qu’on est bien décidé...

À part.

À ne pas acheter...

Haut.

Mais, mon oncle, mon oncle, qui ne trouvera personne à son arrivée !

JULIETTE.

C’est vrai.

Elle sonne. À Manette qui entre.

Manette, mon ombrelle et mon chapeau.

OSCAR.

Il y a bien loin d’ici aux malles-poste.

JULIETTE.

Très loin... surtout quand on va à pied... Ah ! si nous avions la voiture dont nous parlons depuis si longtemps !...

Geste d’Oscar.

Pas dans ce moment... ce n’est pas lorsque déjà vous achetez une campagne qu’il me viendrait à l’idée de vous demander... je n’y pense seulement pas... Me voilà prête, mon ami... prête à partir.

OSCAR.

Ce n’est pas sans peine.

JULIETTE.

Si vous veniez avec moi ?

OSCAR.

Y pensez-vous ?... C’est jour de recette... Et ma caisse, mes bordereaux ?...

JULIETTE.

C’est bien, c’est bien... je vous laisse, Monsieur Thérigny, votre bras.

Geste d’Oscar.

Ah ! il faut bien un cavalier quand on a, comme moi, un mari occupé... et qu’on n’a pas de voiture !...

Elle sort avec Thérigny.

 

 

Scène III

 

OSCAR, MANETTE, qui est debout, à l’écart

 

OSCAR.

Enfin, et grâce au ciel, me voilà seul !

Se retournant et apercevant Manette qui est immobile.

Qu’est-ce que tu fais là ?

MANETTE.

Moi ?

OSCAR.

Oui, toi.

MANETTE, le plumeau à la main.

Je range votre cabinet, comme je le fais tous les jours à cette heure-ci... À moins qu’aujourd’hui Monsieur n’ait des raisons particulières...

OSCAR.

Lesquelles ?

MANETTE.

Je n’en sais rien... Monsieur peut en avoir... il est le maître !.. et s’il veut absolument que madame s’en aille, lui qui la retient toujours... c’est qu’il a pour ça des motifs qui ne regardent personne.

OSCAR, à part.

Voyez-vous les domestiques... dès qu’une fois, par malheur, on s’expose à leur contrôle.

Haut.

Vous êtes folle, Manette, et je vous aurais déjà mise à la porte, si vos suppositions étaient vraies... mais comme elles ne le sont pas...

MANETTE, revenant du fond où elle a laissé son plumeau sur un meuble.

À la bonne heure... je le veux bien... et puisque Monsieur n’attend personne... puisqu’il n’a rien qui l’occupe...

OSCAR.

Non, sans doute.

MANETTE.

J’aurais avec le respect que je lui dois, une chose à lui demander ?

OSCAR.

Laquelle ?... parle vite !

MANETTE.

Est-il vrai, Monsieur, vous qui lisez tous les journaux, que le dix-septième léger soit revenu d’Afrique ?

OSCAR, étonné.

Pourquoi me demandes-tu cela ?

MANETTE.

Pour savoir... parce que Chanteloup, le garçon mercier qui est parti, il y a cinq ans, comme remplaçant de M. Thérigny, est dans ce régiment-là... et doit revenir d’Afrique pour m’épouser... si Abd-el-Kader le permet, et vous aussi, Monsieur.

OSCAR.

Eh bien ! on t’a dit vrai... le régiment a débarqué à Toulon, et d’ici à quelques jours il traversera notre ville... Et si tu es sage, fidèle, et surtout pas curieuse...

MANETTE, vivement.

Il y a donc quelque chose ?...

OSCAR, sévèrement.

Encore !...

MANETTE.

Pardon, Monsieur !... ça, n’est pas ma faute... j’aime à savoir... c’est plus fort que moi... Et quand on devrait me le rabattre sur mes gages... Après cela, Monsieur aurait des secrets, ce qui arrive dans les meilleures maisons et dans les meilleurs ménages, qu’il pourrait sans crainte me les confier. Je suis curieuse tant que je ne sais pas... mais une fois qu’on m’a dit... le silence et la discrétion me gagnent.

OSCAR, à part.

Elle veut être gagnée... c’est clair et facile...

Il met la main à son gousset.

Mais, si je lui donne quelque chose... c’est presque lui avouer... me mettre dans sa dépendance...

Haut.

Va-t’en !...

MANETTE.

Déjà !...

À part.

Il avait eu d’abord un bon mouvement... mais il n’a jamais de suite dans les idées... C’est égal... il a beau dire, il y a quelque chose... et je finirai par savoir...

OSCAR.

Je t’ai dit de me laisser... de t’en aller...

MANETTE.

C’est bien entendu... Monsieur... et je m’en vais...

OSCAR.

Eh bien ?

MANETTE.

Eh bien ! je prends mon plumeau.

Elle sort par la porte du fond, et Oscar court à la porte à gauche, dont il tire les verrous.

MANETTE, rouvrant la porte du fond.

Il a mis les verrous !

Oscar fait un pas vers la porte du fond, que Manette referme vivement, et dont Oscar tire également les verrous.

 

 

Scène IV

 

OSCAR, seul

 

Oh ! qu’on a de peine à être seul et à se soustraire à la domination de ses inférieurs !... Employés... commis... domestiques... dès qu’on a quelque chose que par hasard on veut cacher... il semble qu’ils aient tous intérêt à le découvrir... C’est une coalition permanente, et maintenant surtout...

On frappe à la porte de droite.

Ah ! il était temps... Une minute de plus, et nous étions surpris !...

Il va ouvrir avec mystère.

 

 

Scène V

 

OSCAR, GÉDÉON

 

OSCAR, l’embrassant.

Mon cher oncle !...

GÉDÉON.

Mon neveu !... comment, ce n’est que toi ?... Tant de précautions... une entrée si mystérieuse... Je me suis cru en bonne fortune... et destiné encore une fois aux grandes aventures...

OSCAR.

Est-ce que vous n’avez pas trouvé un mot de moi à la dernière poste ?

GÉDÉON.

Si vraiment.

OSCAR.

Et vous n’avez pas reconnu mon écriture ?

GÉDÉON.

Tout au plus !... « Laissez votre voiture dans la dernière maison du faubourg, arrivez à pied par la porte du jardin, qui sera ouverte, et de là par la petite salle basse... » Tout s’est exécuté de point en point... et me voici à ce rendez-vous, qui se trouve une réunion de famille... J’espérais mieux !

OSCAR.

Comment, mon oncle...

GÉDÉON.

Ta femme, par exemple... qui est charmante ! car elle est très jolie, ma petite nièce... et m’a rappelé la comtesse de Roquencourt, ma première passion... et puis...

OSCAR.

Oui, mon oncle... je sais que vous en avez eu beaucoup !...

GÉDÉON.

Quelques-unes... sous le Consulat... sous l’Empire surtout... C’était le bon temps !... le temps des conquêtes... Nous en faisions tous !... Par malheur, les conquêtes coûtent cher !... J’y ai laissé une partie de ma fortune... mais il m’en reste encore... ainsi que quelques moyens de séduction... de la philosophie, une seconde jeunesse... et de l’expérience !...

OSCAR.

Justement, mon oncle... c’est à cette expérience que je viens m’adresser... Une aventure que ma femme ignore et doit ignorer toujours...

GÉDÉON.

Une affaire d’honneur... je comprends... Tu me fais venir, pour être ton témoin.

OSCAR.

Eh ! non, mon oncle... Je sais que vous êtes brave !...

GÉDÉON.

Toujours le temps de l’Empire... D’ailleurs, c’est dans le sang... Nous descendons par les hommes de l’amiral Bonnivet, qui, à la cour de François Ier, fut une forte lame, et surtout un vert galant... un audacieux séducteur !...

OSCAR, soupirant.

C’est donc cela !... Et ça m’amène tout naturellement à la terrible aventure dont j’ai à vous parler...

GÉDÉON.

Je t’écoute.

OSCAR.

D’abord, vous le savez, je me suis marié... Une femme gentille, bonne... qui m’aime... qui m’adore !...

GÉDÉON.

Et toi ?...

OSCAR.

Moi !... Je l’aime comme un fou, et je suis le plus heureux des hommes !...

GÉDÉON.

Où est donc le terrible ?

OSCAR.

Attendez... attendez donc... Homme de finance et de bureau, ayant passé ma jeunesse dans les chiffres... ma femme est ma première passion.

GÉDÉON, riant.

Allons donc !... ta comtesse de Roquencourt...

OSCAR.

C’est comme je vous le dis...

GÉDÉON.

Diable ! je t’en fais compliment !... c’était bien commencer.

OSCAR.

Aussi, après mon mariage, c’était une adoration continuelle ; et pendant deux ans et demi, tous les instants que je ne passais pas à ma caisse, je les passais près de ma femme. J’étais cité dans le département comme le modèle des maris et des receveurs généraux. Toujours avec Juliette... en visites, en promenades... Tous les soirs, rentrés de bonne heure ; et comme on ne peut pas toujours causer, nous lisions... Je n’avais pas eu le temps jusqu’alors, et je me hâtais de faire connaissance avec la littérature nouvelle, qui venait de détrôner l’autre... Je lisais tous les soirs ce qu’il y avait de mieux... je veux dire ce qu’il y a de plus horrible !... Et moi qui, jusque-là, n’étais jamais sorti du classique ni de ma recette générale... ces orages du cœur, ces passions criminelles et délirantes... ces héros du drame moderne, qui, après avoir foulé aux pieds toutes les entraves sociales, se font sauter la cervelle au dénouement... tout cela, sauf le dénouement, me plaisait infiniment... À force de lire des forfaits, je me mis à en rêver... à force d’en rêver, j’aspirai à en commettre !...

GÉDÉON.

Ah ! mon Dieu !

OSCAR.

Et par un instinct ou un reste de moralité... je choisis de tous ces forfaits le plus honnête et le plus agréable.

GÉDÉON.

L’infidélité...

OSCAR.

Oui, mon oncle !... madame Bonnivet était charmante... mais c’était ma femme, c’était le paradis, mais un paradis terrestre et connu, tandis que les autres... les autres femmes, c’était un monde nouveau... un élysée fantastique, un paradis infernal !... À cette pensée, mon sein palpitait, et je m’écriais : Et moi aussi, je serai le héros de quelque drame brûlant et haletant ! Et alors la première héroïne qui s’offrit à mes yeux...

GÉDÉON.

Je devine, une femme mariée...

OSCAR.

Du tout !

GÉDÉON.

Une veuve... Il y en a de charmantes !

OSCAR.

C’est possible ! N’exigez pas de détails, je vous en supplie... la personne, l’époque... tout doit être un mystère profond.

GÉDÉON.

Du mystère, moi, j’en use peu... mais toi, tu as raison.

OSCAR.

Qu’il vous suffise de savoir que n’ayant pas le courage de me déclarer de vive voix, j’osai lui demander un rendez-vous dans un billet délirant qui finissait ainsi : « Ce soir, à dix heures, dans la grotte du parc, une minute de bonheur ou je meurs ! » À quoi elle répondit : « Oscar, je t’attends ! »

GÉDÉON.

Ô Oscar !

OSCAR, achevant.

Je t’attends ! Impossible de reculer... mon honneur était engagé... Qu’auriez-vous fait, si on vous avait écrit : « Ô Oscar !... »

GÉDÉON.

Tu me le demandes ! Dès qu’il s’agit d’un entraînement excentrique.

OSCAR.

Mais, non, j’avais beau faire, je n’étais pas entraîné... je n’aimais que ma femme ; et cependant vous ne comprendrez pas cela.

GÉDÉON.

Si vraiment, très bien.

OSCAR.

Aussi, j’étais surpris et embarrassé de mon bonheur... je ne croyais pas que les choses iraient si vite et si loin...

GÉDÉON.

Ah ! dame !... c’est ainsi dans l’école moderne.

OSCAR.

Et une heure avant ce fatal rendez-vous...

GÉDÉON.

Tu as renoncé ?

OSCAR.

Non !... j’ai été souper avec des amis pour m’étourdir, pour me donner du cœur... et après le Champagne... au moment de partir, une averse.

GÉDÉON.

C’était superbe !

OSCAR.

Pour vous... mais moi, je me promis bien que ce premier bonheur-là serait le dernier... et le ciel m’exauça, car ma nouvelle passion, forcée de quitter notre ville, partit sans me revoir.

GÉDÉON.

Eh bien ! tout est fini...

OSCAR.

Du tout... J’ignore comment cela se fait... mais depuis ce temps ma femme, autrefois si confiante, a maintenant des soupçons.

GÉDÉON.

En vérité !...

OSCAR.

Pour les dissiper... il faut bien aller au devant de ses volontés ou de ses moindres caprices, et j’augmente ainsi chaque jour le luxe de ma maison, je donne des dîners... des soirées... même des bals...

GÉDÉON.

Qu’importe ?... si tu le peux !

OSCAR.

Certainement je le peux... Mais les caprices... je veux dire les soupçons de ma femme, loin de diminuer, redoublent encore... Elle ne rêve depuis quelque temps que maison de campagne et équipage... Ici, en province !

GÉDÉON.

Il n’y a pas grand mal.

OSCAR.

Et puis ma femme est jeune et jolie... on l’entoure d’hommages... Le préfet même lui fait la cour... Il y a des préfets qui n’ont que cela à faire... Je sais bien que Juliette est sage, qu’elle a des principes... mais si elle découvrait... Et dans ce moment, mon cher oncle, tout va se découvrir si vous ne venez à mon aide.

GÉDÉON.

Parle donc vite, alors.

OSCAR, d’une voix étouffé.

Ah ! mon Dieu... taisez-vous !

GÉDÉON.

Qu’y a-t-il donc ?

OSCAR, l’oreille au guet.

La femme de chambre de ma femme, qui est si curieuse, si elle nous entendait...

Il va ouvrir la porte à droite.

Non... non... personne... Mais pour plus de sûreté...

Il met le verrou et revient.

Vous le voyez, mon oncle, l’inquiétude... la terreur... voilà comme je suis du matin au soir... Ce que c’est que de tromper sa femme !...

GÉDÉON.

Il est amusant !...

OSCAR.

Les préfets... les calèches... les maisons de campagne... Ah ! une femme que l’on trompe vous donne bien du mal !

GÉDÉON.

Il vaut mieux être trompé... c’est elle qui a toute la peine... Tu disais donc...

OSCAR, revenant à lui.

Qu’avant-hier, un incident affreux...

GÉDÉON.

Tu t’es trahi !

OSCAR.

À moitié... mais ce qui a failli me perdre peut, grâce à vous, me rendre le repos !... Dans ce fatal rendez-vous...

GÉDÉON.

Celui de la grotte ?

OSCAR.

Oui... En s’enfuyant... car elle s’est enfuie... Elle avait laissé en mes mains un nœud de ruban... Gage précieux que j’avais enfermé et cacheté dans un débris de son billet. Ces choses-là se font... et l’on a tort ! Quoi qu’il en soit n’oubliez pas ce nœud qui va devenir celui de l’horrible péripétie dans laquelle nous entrons... Donc, avant-hier, je m’habillais pour aller dîner chez le préfet avec ma femme, qui était prête, et je ne l’étais pas... Elle était charmante... une robe délicieuse... et elle venait me chercher... elle m’attendait. Moi, je m’impatientais... je sonnais... je demandais une cravate, et pour m’aider, elle ouvre ma commode, mes tiroirs... elle renverse tout...

GÉDÉON.

Et trouve le mystérieux souvenir...

OSCAR.

Juste... Elle me le présente d’un air défiant et curieux, me demandant avec ironie ce que contenait ce sachet si précieusement cacheté... Moi, tout troublé, je réponds : Chère amie, je l’ignore. Alors, dit-elle vivement, il y a un moyen de le savoir, et elle allait briser le cachet... lorsqu’une idée m’illumine, et me rappelant bien à point votre ancienne réputation de conquérant... Arrête, m’écriai-je !... c’est mon oncle... mon oncle Gédéon, qui à son dernier voyage m’a confié ce dépôt, me priant de le lui garder avec fidélité, et surtout discrétion...

GÉDÉON.

Pas trop mai pour un conscrit !...

OSCAR.

Savez-vous ce qu’elle me répond : Puisque votre oncle arrive après demain, je me charge de lui rendre moi-même ce mystérieux trésor, à condition qu’il me dira d’abord ce qu’il contient.

GÉDÉON.

Ah ! diable...

OSCAR.

Et ce n’est rien encore... Vous ne connaissez pas sa malice... Comme la dernière fois vous êtes venu par la malle, elle a voulu aller au devant de vous pour m’empêcher de vous prévenir... Et moi, à qui vous aviez écrit que vous arriviez en poste... Je n’ai rien dit, je n’ai pas montré votre lettre... mais j’ai laissé partir ma femme... et maintenant vous devinez le service que j’attends de vous !

GÉDÉON.

C’est convenu !... dès qu’il y va de ton bonheur et de ton repos.

OSCAR, l’embrassant.

Ah ! mon sauveur !

GÉDÉON.

À propos, je t’apporte les loyers de ta maison de Paris... dix mille francs que j’ai là en portefeuille !

OSCAR, à mi-voix.

Taisez-vous, on a marché.

GÉDÉON.

Tu as l’oreille fine...

OSCAR.

Je crois bien... l’habitude... C’est elle.

JULIETTE, en dehors, voulant ouvrir.

Mon ami, vous êtes enfermé ?

OSCAR.

Quand je le disais !

À Gédéon.

Partez, mon oncle...

Le rappelant.

Ah ! j’oubliais !... un nœud de ruban bleu et cerise... N’allez pas confondre.

GÉDÉON, à mi-voix.

Non... mon cher... bleu et cerise... Je connais ces situations-là.

JULIETTE, frappant en dehors.

Ouvrez-moi ! ouvrez donc !

OSCAR.

Vite... sortez par le jardin... allez reprendre votre voiture, et une entrée solennelle... Grand fracas, le fouet du postillon !

GÉDÉON, disparaissant.

Compte sur moi... Dans deux minutes, je suis ici.

Juliette, en dehors, frappe toujours.

OSCAR, allant ouvrir.

Voici, chère amie.

 

 

Scène VI

 

OSCAR, JULIETTE

 

JULIETTE.

En vérité , Monsieur, j’ai cru que vous ne vouliez pas m’ouvrir.

OSCAR.

J’achevais un compte assez embrouillé... Et, vous savez... quand je suis dans mes chiffres...

JULIETTE, avec défiance.

Ah ! vous calculiez ?... C’est singulier.

OSCAR.

Quoi donc ?

JULIETTE.

Je m’imaginais que vous étiez, ici, enfermé avec quelqu’un...

OSCAR, à part.

Elle devine tout.

JULIETTE.

Qui s’était enfui à mon approche...

OSCAR.

Comment peux-tu supposer...

JULIETTE, regardant avec défiance.

Cela n’a pas le sens commun, n’est-ce pas ?...

OSCAR, à part.

Elle se doute de quelque chose.

JULIETTE.

Mais ce jour-ci est, pour moi, un jour de contrariétés... Je viens des malles-poste attendre votre oncle...

OSCAR, jouant l’étonnement.

Ah ! mon Dieu !... est-ce qu’il n’est pas arrivé ?

JULIETTE, le regardant.

Comme vous dites cela ?

OSCAR.

Je dis ah ! mon Dieu !... comme un homme qui est surpris... parce que ce retard me surprend et vous fâche... à ce que je vois !

JULIETTE.

Certainement... car, malgré ses ridicules...

OSCAR, effrayé.

Taisez-vous donc...

JULIETTE, haussant la voix.

Je dis que, malgré ses ridicules, c’est votre oncle, et que je voulais être la première à l’embrasser.

OSCAR, à part.

Ou à l’interroger...

JULIETTE.

Ce retard m’inquiète, il n’est pas naturel.

OSCAR, à part.

C’est vrai !

JULIETTE, avec inquiétude.

À moins de quelque accident...

OSCAR, à part.

J’ai oublié de lui en recommander un...

Haut et gaiement.

Un Accident !... C’est cela même... il n’y a pas de doute... un accident...

JULIETTE.

Et vous me dites cela d’un air ravi et enchanté ?

OSCAR, à part.

Je n’y pensais plus... Dieu ! qu’il est difficile de tromper sa femme !...

MANETTE, dans la coulisse.

Monsieur !... Monsieur !...

OSCAR.

Tiens... tiens, calme-toi. Entends-tu le roulement d’une voiture... le fouet du postillon ?...

 

 

Scène VII

 

OSCAR, JULIETTE, MANETTE

 

MANETTE, entrant en sautant.

Une chaise de poste qui entre dans la cour... C’est M. Gédéon, votre oncle... Il se porte bien... il n’est pas changé... Il m’a embrassée en sautant de voiture... et un bruit... un tapage... Ce n’est pas celui-là qui fait des mystères...

OSCAR, à part.

Petite sotte !

JULIETTE.

Et qui donc en fait ici ?

MANETTE.

Personne... je voulais seulement vous dire... Le voilà !... le voilà !...

 

 

Scène VIII

 

OSCAR, JULIETTE, MANETTE, GÉDÉON

 

GÉDÉON, entrant vivement et en chantant.

« Où peut-on être mieux
« Qu’au sein de sa famille ?... »

Bonjour, mes parents... bonjour, mon neveu, et surtout ma nièce... J’aime les nièces...

JULIETTE.

Et elles vous le rendent bien.

OSCAR.

Je le crois sans peine !...

GÉDÉON.

Un oncle à succession !

JULIETTE, souriant.

C’est votre seul tort...

GÉDÉON.

Rassurez-vous... Mes torts diminuent tous les jours... et il faudra bientôt, je l’espère, m’aimer pour moi-même.

JULIETTE.

Je ne demande pas mieux... Confiance et franchise entières...à condition que vous nous donnerez l’exempte...

GÉDÉON, souriant.

De quoi s’agit-il ?... car je ne m’en doute pas !

JULIETTE.

D’une explication. Laissez-nous, Manette.

MANETTE.

Oui, Madame.

Elle cherche à ouvrir la porte de gauche.

JULIETTE.

Eh bien !

MANETTE, ôtant le verrou.

Tiens, c’est qu’on avait mis le verrou... Qu’est-ce qui met donc les verrous ici ?

 

 

Scène IX

 

OSCAR, JULIETTE, GÉDÉON

 

GÉDÉON.

Eh bien ! vous parliez d’une explication ?...

JULIETTE.

Que j’ai à vous demander.

GÉDÉON.

En tête-à-tête...

JULIETTE.

Non... devant témoin.

OSCAR, à part.

Elle ne perd pas de temps !

GÉDÉON.

Je suis à vos ordres !...

Chantant.

« Tout à l’amour, tout à l’honneur !
« D’un bon Français c’est la devise. »

Juliette qui pendant ce temps a été ouvrir une petite cassette placée sur une table, revient près de Gédéon avec un paquet cacheté.

OSCAR, bas, à Gédéon.

Bleu et cerise...

GÉDÉON, de même.

Sois donc tranquille.

JULIETTE, présentant le paquet à Gédéon.

Reconnaissez-vous cela, mon cher oncle ?

GÉDÉON, feignant l’étonnement.

Si je reconnais !

Regardant Oscar d’un air de reproche.

Comment, mon neveu... toi, qui m’avais promis de garder discrètement ce souvenir qui m’est cher !...

OSCAR, à sa femme.

Vous l’entendez... c’est bien à lui, et vous pouvez le lui rendre.

JULIETTE.

Un instant !... je suis très défiante...

À Gédéon.

Dites-moi alors, monsieur mon oncle, ce que contient ce mystérieux papier ?

GÉDÉON.

Mais, ma jolie nièce...

JULIETTE.

Vous hésitez...

GÉDÉON.

Nullement... mais on est discret ou on ne l’est pas.

JULIETTE.

Peu importe, avec sa nièce...

GÉDÉON.

Eh bien ! donc, ce papier contient un nœud de ruban... et ce ruban, autant que je me rappelle, doit être bleu et cerise.

JULIETTE, qui a décacheté vivement le paquet.

C’est vrai !

OSCAR, à mi-voix, à sa femme.

Vous le voyez !...

JULIETTE, après avoir remis le ruban à Gédéon.

Et il n’y a pas autre chose dans ce papier ?...

GÉDÉON, regardant Oscar.

Non, vraiment.

Il passe à la gauche de Juliette.

JULIETTE.

Cherchez bien.

OSCAR, à part.

Ô ciel !... je l’avais oublié !

GÉDÉON.

Je ne me rappelle rien.

JULIETTE.

Ce que j’y vois cependant est assez remarquable, et je vous prie de m’expliquer ces mots que je viens de lire : « Ô Oscar, je t’attends ! »

GÉDÉON, à part.

Le maladroit !

OSCAR, à part.

Le fatal papier qui m’avait servi d’enveloppe.

JULIETTE.

Il me semble qu’Oscar est le nom de mon mari ?

GÉDÉON.

C’est vrai ! mais ça n’empêche pas que ce ne soit aussi le mien.

JULIETTE.

Le vôtre ?

GÉDÉON.

Nom romantique dont je ne me servais que dans les occasions de même nature, mais qui m’appartient légitimement. Et la preuve, c’est qu’autrefois, dans ma jeunesse, je l’ai donné à mon neveu, en qualité de parrain !

OSCAR, à part.

Dieu !... si je pouvais l’embrasser !

JULIETTE, à Oscar.

Ah ! votre oncle est votre parrain !

OSCAR.

Oui, chère amie, et il m’a nommé...

GÉDÉON.

Oscar Bonnivet... toute la ville de Montpellier vous le dira.

JULIETTE, d’un air gracieux et lui rendant la lettre.

Montpellier est un peu loin... et j’aime mieux vous en croire sur parole.

Tendant la main à son mari.

Je n’ai plus de soupçons ?

OSCAR.

Ah ! chère amie !...

À part.

Pauvre femme ! comme je la trompe !

JULIETTE, à Gédéon.

Maintenant, mon cher oncle, pardonnez-moi les explications dont je vous ai assailli à votre entrée et dont je vous dois indemnité... Vous nous restez quelques jours ?

GÉDÉON.

Le plus longtemps possible.

JULIETTE.

Tant mieux, car je vous prépare une surprise, ainsi qu’à mon mari.

OSCAR.

Laquelle ?

JULIETTE.

Devinez !

 

 

Scène X

 

OSCAR, JULIETTE, GÉDÉON, MANETTE

 

MANETTE.

Le dîner est servi.

OSCAR, inquiet.

Je ne devine pas !

JULIETTE.

Une petite personne qui depuis six mois, depuis les vacances dernières, n’était pas venue nous voir.

OSCAR, à part.

Ô ciel !

Haut.

Athénaïs ?

JULIETTE.

Athénaïs de Beauregard... ma petite cousine, que vous trouviez très jolie, même avant qu’elle fût votre pupille.

OSCAR.

C’est-à-dire... oui, oui... elle n’est pas mal.

JULIETTE.

L’éloge est mince... je m’en rapporte à mon oncle, qui l’a vue à Paris et qui s’y connaît.

GÉDÉON.

Elle est ravissante, délicieuse !

OSCAR, à part.

Je suis sûr que je rougis !

JULIETTE, gaiement.

Eh bien ! Messieurs, je vous annonce que je l’attends.

OSCAR, hors de lui.

Elle revient !

GÉDÉON.

Je le savais, et j’en suis charmé... On m’avait dit à Paris que probablement je me rencontrerais ici avec elle.

JULIETTE.

Et une lettre que j’ai trouvée tout à l’heure à la poste m’apprend qu’elle arrive aujourd’hui.

OSCAR.

Aujourd’hui !...

JULIETTE.

Qu’avez-vous donc ?

OSCAR.

Moi, rien...

À part.

La recevoir devant ma femme... À mon embarras elle va tout deviner.

MANETTE, qui est debout au fond du théâtre.

Madame, je vous ai dit que le dîner...

JULIETTE.

Nous y allons.

À Gédéon.

Mon oncle, votre bras...

OSCAR, à part sur le devant du théâtre.

je voudrais être à cent pieds sous terre !... Qu’est-ce que je vais faire ?... qu’est-ce que je vais dire ?... Maintenant, surtout, qu’elle est ma pupille... Et mon oncle à qui je n’ai pas eu le temps de demander conseil !

MANETTE, près de lui.

Monsieur... le dîner...

OSCAR, avec impatience.

Je n’ai pas faim !

MANETTE, avec curiosité.

Pourquoi donc ?

OSCAR, vivement.

Si, si !... je meurs de faim.

À part.

Les maudits domestiques !

À Gédéon et à Juliette qui entrent dans la salle à manger.

Attendez-moi donc, je vous rejoins.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MANETTE, THÉRIGNY

 

MANETTE.

Oui, Monsieur, c’est lui ! je viens de le revoir.

THÉRIGNY.

Ce pauvre Chanteloup, mon remplaçant ?

MANETTE.

Lui-même !... c’est-à-dire, non, c’est bien autre chose ! Imaginez-vous que je servais monsieur et madame, qui dînent avec leur oncle... lorsque tout à coup, plan, rataplan, rataplan... je regarde par la fenêtre comme je fais toujours ; on courait sur la grande place, au devant d’un régiment... qui s’avançait tambour battant, tous jeunes gens, avec un vieux drapeau déchiré... C’était le dix-septième !... le régiment de Chanteloup... J’en ai laissé tomber mon assiette, et j’ai couru.

THÉRIGNY.

Et tu l’as revu ?...

MANETTE.

Je ne le reconnaissais pas ; mais lui, il m’a reconnue et m’a sauté au cou... Ah ! il est joliment bien, l’air martial, un peu noir, mais toujours fidèle ; il met l’a dit, avec un sentiment et une ardeur... Dame ! quand on revient d’Afrique... et puis un coup de sabre magnifique !

THÉRIGNY.

Mon pauvre remplaçant ! 

MANETTE.

Ça doit vous toucher, vous qui êtes censé l’avoir reçu...

THÉRIGNY.

Ce que je n’oublierai jamais... Et en son absence, je me suis chargé de sa petite fortune... je lui ai placé et arrondi ses deux mille francs, et maintenant, avec le capital et les intérêts pendant cinq ans...

MANETTE.

Ah ! mon Dieu ! il va être millionnaire !... et moi, qui n’ai toujours que mes cent écus de gages... ça va faire un mariage disproportionné...

THÉRIGNY.

On t’augmentera.

MANETTE.

Madame, peut-être... mais c’est monsieur qui tient les clés de la caisse, et si vous pouviez lui en dire un mot.

THÉRIGNY.

Ce n’est pas facile... j’ai moi-même autre chose à lui demander.

MANETTE.

Quoi donc ?

THÉRIGNY, souriant.

Tu le sauras, je l’espère !

MANETTE.

Et moi aussi... car ici on ne peut jamais rien savoir... Tout à l’heure encore, pendant le dîner, monsieur n’avait pas la tête à lui... il était tout rouge, tout pâle, demandait à boire quand son verre était plein... appelait son oncle ma femme, et sa femme mon oncle... Qu’est-ce que ça peut être ?

THÉRIGNY.

Je m’en doute.

MANETTE.

Il s’en doute, il est bien heureux !

THÉRIGNY, à part.

La maison de campagne qui déjà le tourmente.

MANETTE.

Les voici...

 

 

Scène II

 

MANETTE, THÉRIGNY, GÉDÉON, JULIETTE, OSCAR

 

GÉDÉON.

Vivent les receveurs généraux ! on fait chez eux des dîners de ministre.

JULIETTE.

Ah ! M. Thérigny...

À Gédéon.

Notre notaire, un des deux notaires de l’endroit, que je vous présente.

GÉDÉON.

Un notaire, bravo !... j’aime aussi les notaires.

JULIETTE, souriant.

Vous aimez tout le monde en sortant de table.

GÉDÉON.

C’est vrai, et j’aime surtout le café.

JULIETTE, à Manette.

Vite, Manette...

GÉDÉON, à Manette qui sort.

Bien chaud !... parce que le café,

Prenant la main d’Oscar.

c’est comme les amis.... il faut qu’il soit chaud... Et toi, je ne sais pas ce que tu as... tu es glacé, tu es stupide, tu es là comme un livre de caisse tout ouvert, et sans rien dire.

OSCAR.

Du tout, mon oncle, je suis comme à mon ordinaire.

GÉDÉON.

Alors, ma pauvre nièce...

OSCAR, à part.

Voilà une heure que je crains de voir arriver Athénaïs... à l’improviste !...

Haut.

Je voudrais bien vous parler... vous consulter...

JULIETTE, vivement.

Sur notre nouvelle campagne...

THÉRIGNY.

Dont je vous apporte le plan et les titres.

OSCAR, troublé.

Oui... oui... c’est cela.

GÉDÉON, voyant un domestique qui apporte un plateau.

Après le café... Aussi bien, j’ai aussi à vous parler d’affaires importantes qui me concernent... et puisque nous voici en famille... Restez, monsieur le notaire... vous n’êtes pas de trop... j’aurais besoin de vous.

JULIETTE.

Vous voulez aussi acheter une campagne...

THÉRIGNY.

La même, peut-être...

OSCAR, vivement.

Si c’est ainsi... je me retire.

GÉDÉON.

Eh ! non... c’est bien mieux que cela.

Tout le monde s’assied.

Vous saurez, mes amis, qu’après une jeunesse indéfiniment prolongée j’éprouve le vague besoin de donner ma démission...

OSCAR.

D’inspecteur des finances...

GÉDÉON, prenant le café.

Non... de ma vie aventureuse et conquérante. Je vote pour la réforme... je me marie !...

OSCAR et JULIETTE.

Vous, mon oncle ?

GÉDÉON.

Comme un philosophe ! comme un sage !... Je ne tiens pas à la fortune.

OSCAR.

Vous qui l’aimiez tant !...

GÉDÉON.

Pas plus que mes autres maîtresses... Comme je renonce à toutes... autant commencer par celle-là... J’avais une trentaine de mille livres de rente, dont l’Opéra m’a absorbé la moitié... le chant et la danse... tour à tour, ou simultanément... Et ce qui me reste, je veux l’offrir à une femme pauvre, mais belle, vertueuse ! C’est une économie... La vertu ne coûte rien.

OSCAR.

En vérité !...

GÉDÉON.

C’est comme je vous le dis.

JULIETTE, lui prenant la main.

C’est bien, mon oncle !... très bien !... Je ne m’y attendais pas.

OSCAR.

Ni moi non plus... Sans dot !

GÉDÉON.

Sans dot !... Je n’en veux pas... Qu’est-ce que l’or... de l’argent... des billets de banque... des inscriptions de rente ?... Nous ne voyons que cela au ministère des finances... Mais, la candeur, l’innocence !... voilà du nouveau dans l’administration !... de l’original, de l’imprévu ! Enfin... vous m’approuvez ?

OSCAR.

Certainement !

JULIETTE.

Et il nous tarde de voir notre nouvelle tante !

GÉDÉON.

Vous la verrez dès aujourd’hui... Ou, plutôt, vous la connaissez déjà !

OSCAR et JULIETTE.

Est-il possible !

GÉDÉON.

Bien mieux encore !... Elle dépend de vous, ou plutôt de votre mari... car c’est sa pupille...

JULIETTE, OSCAR et THÉRIGNY, à la fois.

Athénaïs !...

Tous se lèvent, excepté Gédéon.

GÉDÉON, les regardant.

Eh bien ! vous voilà tous trois stupéfaits !...

THÉRIGNY.

Monsieur...

JULIETTE, le retenant, et à demi-voix.

Silence !...

OSCAR.

Quoi ! mon oncle... Athénaïs de Beauregard...

GÉDÉON.

Que j’ai vue à Paris, et que je trouve charmante !...

OSCAR.

Est la... jeune personne...

GÉDÉON.

Que je veux épouser... que je te demande en mariage...

OSCAR.

À moi !...

À part.

Ah ! c’en est trop !... car après tout, c’est mon oncle...

Haut.

et je ne puis souffrir... je ne puis pas consentir...

GÉDÉON.

Et pourquoi pas s’il vous plaît ?

OSCAR, troublé.

Parce que... parce que...

GÉDÉON, le pressant.

Eh bien ! achève.

OSCAR, à part.

Il ne voit pas... il ne comprend pas... On a beau lui faire des signes...

Haut.

Parce que la différence d’âge et de caractère...

GÉDÉON.

Ça ne te regarde pas.

OSCAR.

Feront... qu’indubitablement... il arrivera malheur !...

GÉDÉON.

Ça me regarde... Et si tu hésites encore, après les services que je t’ai rendus...

JULIETTE.

Lesquels ?

OSCAR, à sa femme.

Aucun...

À Gédéon.

Je voulais seulement, dans votre intérêt, vous dire... vous apprendre... que c’était...

À voix basse.

c’était elle !...

GÉDÉON, avec impatience.

Qui donc ?

OSCAR, à voix basse.

La grotte mystérieuse... le ruban bleu...

GÉDÉON, stupéfait.

Et cerise !... Ô ciel...

JULIETTE, vivement.

Qu’y a-t-il ?... Vous changez de couleur ?...

GÉDÉON.

Du tout ! la couleur n’y fait rien. Mais... votre mari... qui, sans doute... se trompe... prétend... ou plutôt me donne à entendre...

OSCAR, voulant le faire taire.

Mon oncle !...

GÉDÉON.

Qu’on accusait cette jeune personne de quelque étourderie... quelque légèreté...

THÉRIGNY, s’avançant près d’Oscar.

C’est une imposture ! et je défie M. Bonnivet, ou qui que ce soit, de citer le moindre fait...

OSCAR, à part.

À l’autre, maintenant...

Haut.

Permettez, j’ai dit que je croyais...

GÉDÉON.

Alors, tu n’es donc pas sûr...

OSCAR.

Si vraiment !...

THÉRIGNY.

Alors... Monsieur... vous m’en donnerez à l’instant même... des preuves...

OSCAR.

Je ne le puis... Écoutez-moi...

THÉRIGNY.

Je n’écouterai rien... vous parlerez...

JULIETTE.

Eh ! oui, Monsieur, il faut parler !...

TOUS.

Parlez ! parlez !...

OSCAR, à part.

Dieu ! quelle situation !...

Haut.

Eh bien ! je ne sais rien... Épousez, mon oncle, épousez !

GÉDÉON.

Non, non, tu parleras !...

OSCAR.

Je ne connais rien... personnellement... mais j’ai entendu dire vaguement... confusément... et mon oncle aussi... qu’il y a quelques mois, dans un parc... une rencontre... un hasard innocent...

JULIETTE, vivement, et riant.

C’est-ce que cela ?... Calmez-vous... je sais ce que c’est...

OSCAR, à part, avec effroi.

Ah ! mon Dieu !...

JULIETTE.

Je croyais que cette plaisanterie ne serait jamais sue...

OSCAR, étonné.

Une plaisanterie !...

JULIETTE.

Eh ! oui, Monsieur... Mais dès qu’elle prend la moindre gravité, ou peut compromettre quelqu’un... je dois vous apprendre hautement l’anecdote tout entière...

OSCAR, à part.

À moi !... Voilà qui est curieux !...

JULIETTE.

Athénaïs, qui me confiait tout... me raconta un jour qu’elle avait trouvé dans son panier à ouvrage...

OSCAR, bas, à Gédéon.

C’est bien cela !...

JULIETTE.

Une lettre d’amour !... Une lettre où l’on osait lui demander un rendez-vous !...

GÉDÉON.

Et cette lettre...

JULIETTE.

Je ne l’ai pas lue... Dans un premier mouvement d’indignation, Athénaïs l’avait jetée au feu.

OSCAR, à part.

Je suis sauvé !

JULIETTE.

Et par discrétion, ou par égard, elle ne voulut jamais que nommer le coupable...

OSCAR, à part.

Très bien !...

JULIETTE.

Mais, moi, je voulais qu’il fût découvert et confondu !... et sans en rien dire à Athénaïs... le soir... car c’était le soir...

OSCAR, à part.

Elle croit me l’apprendre !...

JULIETTE.

Et par une nuit d’orage... j’envoyai au rendez-vous désigné une personne de confiance...

GÉDÉON.

Eh ! qui donc ?

JULIETTE.

Manette... ma servante...

OSCAR.

Grand Dieu !... quoi ! c’était...

GÉDÉON, riant.

Délicieux !...

JULIETTE.

Oui, Messieurs... Mais le temps était si affreux... que le séducteur avait manqué au rendez-vous... à ce que nous a dit Manette... et elle revint sans avoir trouvé personne.

OSCAR, à part.

La menteuse !...

GÉDÉON, riant.

Ah ! c’est impayable ! parce que mon neveu, qui croyait...

JULIETTE, vivement.

Quoi donc ?

OSCAR, vivement et à voix basse.

Silence !...

GÉDÉON, se reprenant et riant toujours.

Qui croyait... devoir me refuser son consentement... à moi, son oncle... et pour l’honneur de la famille... C’est bien... c’est très bien ! c’est d’un bon neveu !... mais, maintenant, l’orage, la grotte mystérieuse, la grotte d’Énée et de Didon... tout est expliqué... Et, alors, plus d’empêchements, plus d’obstacles... Tu ne peux plus me refuser ta signature et ta bénédiction de tuteur...

OSCAR, avec impatience.

Eh ! non, sans doute !...

THÉRIGNY.

Grand Dieu !...

À Juliette, à voix basse.

Vous l’entendez...

JULIETTE, de même.

Certainement.

GÉDÉON, bas, à Oscar.

Alors, dépêchons-nous... car l’empressement du petit notaire à te demander tout à l’heure des explications... m’est plus suspect... que tout le reste.

OSCAR, de même.

Vous croyez ?...

GÉDÉON, de même.

Je m’y connais mieux que toi...

Haut.

Passons dans ton cabinet, jeter le projet de contrat, que Monsieur rédigera dans la forme... car moi, qui suis riche... j’entends tout partager avec ma femme, qui ne l’est pas.

JULIETTE.

C’est trop généreux !

GÉDÉON.

Ainsi, monsieur le notaire, donation mutuelle... régime de la communauté, acquêts de la communauté, et d’autres protocoles auxquels je n’entends rien... Arrangez tout cela pour le mieux.

OSCAR, à part, plongé dans ses réflexions.

C’était Manette !...

GÉDÉON, qui s’est rapproché de la porte du cabinet.

Eh bien !... viens-tu ?

OSCAR, toujours rêvant.

Oui, mon oncle.

GÉDÉON.

Ô Oscar !... je t’attends !...

OSCAR, tressaillant.

Hein ?... quoi !...

À demi-voix.

Est-il possible de faire de ces plaisanteries-là...

GÉDÉON.

Je t’ai dit que j’étais pressé... j’ai une visite à faire aux autorités... Adieu, ma nièce... à tantôt... Et toi, mon neveu et mon tuteur... respectable tuteur !... hâtons-nous !...

Il sort avec Oscar par la porte à droite.

 

 

Scène III

 

JULIETTE, THÉRIGNY

 

THÉRIGNY.

Eh bien ! Madame ?...

JULIETTE.

Eh bien ! Monsieur ?...

THÉRIGNY.

Votre mari consent...

JULIETTE.

À qui la faute ?... À vous !... car, d’abord, il refusait... et c’est vous qui, par vos explications...

THÉRIGNY.

Pouvais-je ne pas les demander ?... pouvais-je seulement laisser planer l’ombre d’un soupçon sur celle que j’aime !...

JULIETTE.

Non, sans doute... L’intention était noble et louable... mais dans le monde, ce sont toujours les bonnes intentions qui nous perdent.

THÉRIGNY.

J’ai donc eu tort ?

JULIETTE.

Un tort qui vous vaut mon estime et ma protection !...

THÉRIGNY.

Vous êtes bien bonne... mais, en attendant, voilà un rival !...

JULIETTE.

Qui a cinquante ans !...

THÉRIGNY.

Et quinze mille livres de rente et une noblesse... un désintéressement...

JULIETTE.

Que je ne comprends pas, et qu’il n’a jamais eus... C’est jouer de malheur !...

THÉRIGNY.

C’est fait pour moi... car, enfin, votre mari lui a formellement donné sa parole...

JULIETTE.

Qu’il lui était impossible de refuser... mais il se peut qu’il la retire.

THÉRIGNY.

Et qui pourrait l’y contraindre... Qui pourrait nous sauver ?

JULIETTE, souriant.

De nouveaux alliés.

Elle sonne.

THÉRIGNY.

Que faites-vous ?

JULIETTE.

Je sonne Manette, ma femme de chambre.

THÉRIGNY.

Celle que vous avez envoyée à ce rendez-vous ?

JULIETTE.

N’en croyez pas un mot... Mariette est une honnête fille... qui ne va à aucun rendez-vous, pas même par procuration.

THÉRIGNY.

Et pourquoi, alors, avez-vous dit ?...

JULIETTE.

Pourquoi ?... Parce que le mensonge rapporte souvent plus que la vérité... Vous en aurez la preuve...

 

 

Scène IV

 

JULIETTE, THÉRIGNY, MANETTE

 

MANETTE.

Les caisses à chapeaux que Madame attendait de Paris, viennent d’arriver...

JULIETTE.

C’est bien... c’est bien... je les verrai plus tard.

THÉRIGNY.

Ah ! Madame., un pareil sacrifice !...

JULIETTE, souriant.

Oui, il y a comme cela, dans la vie, des moments d’héroïsme... l’amitié d’abord.

Haut.

Approche ici, Manette... Te plais-tu chez moi ? et tiens-tu à y rester ?

MANETTE.

Si on peut demander cela !... La meilleure maison de la ville... Et Madame est si généreuse et si bonne !... Pas d’humeur, pas de caprices... et cependant, plus que personne elle aurait droit à en avoir... Je m’en rapporte à monsieur...

JULIETTE, souriant.

Je te remercie !

Froidement.

Crois-tu aussi que je sois réellement la maîtresse ?

MANETTE, vivement et étendant la main.

Oui... quoique ça n’en ait pas l’air ; car monsieur, qui a le pouvoir et l’autorité en main, ne commande jamais que ce que Madame a dans l’idée.

JULIETTE.

Très bien !

MANETTE.

Et c’est si bien, que ce sera ainsi dans mon ménage... quand j’aurai épousé Chanteloup.

JULIETTE.

À merveille... Mais pour épouser Chanteloup, écoute-moi bien, il faut aujourd’hui m’obéir de point en point.

MANETTE.

C’est facile...

JULIETTE.

Sans répliquer, sans raisonner, et sans rien demander.

MANETTE.

C’est plus difficile, parce que j’aime à savoir... mais c’est égal.

JULIETTE.

Tu vas aller trouver ton maître, qui est dans son cabinet avec son oncle, à écrire un contrat de mariage... Tu t’approcheras de lui doucement, et lu lui diras à voix basse : « Je ne veux pas que ce mariage ait lieu, je vous le défends. »

MANETTE.

Moi !

JULIETTE.

Toi-même !

MANETTE.

J’irais dire à mon maître, à Monsieur votre mari, que je respecte et que j’honore...

JULIETTE, sévèrement.

Tu lui diras, ou sinon...

MANETTE.

Mais quand j’aurais cette audace... comment imaginer qu’il pourra m’entendre sans me mettre à la porte ?

JULIETTE, froidement.

Il t’écoutera avec égards...

MANETTE.

Moi !

JULIETTE.

Toi-même !... Et, s’il résistait, tu ajouteras : « Je vous le défends, ou je dis tout ! »

MANETTE, vivement.

Il y a donc un secret ?

JULIETTE, sévèrement.

Déjà !... Et nos conditions ?

MANETTE.

Ce n’est pas curiosité... mais dans l’intérêt de Madame. Ce qu’elle me charge de dire...

JULIETTE.

Est facile à retenir : « Je vous le défends... »

MANETTE.

« Ou je dis tout !... » Ça suppose que je sais quelque chose... et si je ne sais rien...

JULIETTE.

Cela produira exactement le même effet... Va vite, obéis.

MANETTE, s’approchant du cabinet.

Oui, Madame... C’est égal, voilà une commission bien extraordinaire... J’aurais autant aimé que Madame s’en chargeât elle-même.

Voyant la porte qui s’ouvre, et retournant vivement près de Juliette.

Le voici...

JULIETTE.

Raison de plus... Dis ce que je t’ai dit, rien de plus, rien de moins !... et ne sors pas de là...

À Thérigny.

Nous, Monsieur, occupons-nous de choses plus importantes.

THÉRIGNY, étonné.

De quoi donc ?

JULIETTE.

De cette maison de campagne dont nous n’avons pas encore parlé... et c’est là pourtant l’essentiel.

THÉRIGNY.

À vos ordres, Madame...

Tous deux s’asseyent près de la table à gauche, examinant les titres et les plans de la propriété.

 

 

Scène V

 

THÉRIGNY et JULIETTE, à gauche, MANETTE, OSCAR, sortant du cabinet à droite

 

OSCAR, parlant à la cantonade.

Eh ! oui, mon oncle... soyez donc tranquille, tout sera rédigé comme vous l’entendez.

À part.

Je n’ai jamais vu un empressement pareil.

Apercevant Manette.

Ciel ! Manette !... c’est la première fois que je la revois depuis que je sais, à n’en pouvoir douter, que... que c’est elle... Et se retrouver ainsi face à face !...

MANETTE.

Monsieur !

OSCAR, à part.

Ah ! mon Dieu ! elle approche !... Et ma femme qui est là...

MANETTE, avec embarras.

Monsieur...

OSCAR.

Plus de doute, elle veut me parler.

La regardant.

Et quel trouble !... quelle agitation !... Je n’avais jamais remarqué...

Haut, à Manette.

Je suis en affaire.

MANETTE.

Je n’ai qu’un mot à dire à Monsieur.

OSCAR, à part.

Si je refuse... elle est capable de faire une scène.

Lui faisant signe d’avancer près de lui, au bord du théâtre à droite.

Me voici !

MANETTE, à part.

Voilà le moment !... Comment est-ce que je vais m’y prendre ?

OSCAR, baissant les yeux et à mi-voix.

De quoi s’agît-il, Manette ?

MANETTE.

C’est que...

À part.

Je n’oserai jamais !...

Haut.

C’est que... je... je viens prévenir Monsieur que les percepteurs de la banlieue l’attendent au jardin.

OSCAR.

C’est bien !...

À part.

Je respire !

Haut.

Je vais m’y rendre...  

Il fait quelques pas.

MANETTE.

Monsieur...

OSCAR, se retournant.

Il y a autre chose, Manette ?

MANETTE.

Justement... Non pas que je veuille manquer de respect à Monsieur, qui doit savoir si je lui ai jamais parlé...

OSCAR, à mi-voix et vivement.

Non, Manette, non, je vous rends justice... et jusqu’à ce jour, j’apprécie votre discrétion... Mais dans ce moment, voyez-vous, j’ai des affaires à traiter avec M. Thérigny... un contrat de mariage.

MANETTE.

Précisément, c’est pour cela.

OSCAR, étonné.

Pour ce mariage...

MANETTE.

Oui, Monsieur.

À part.

Ma foi tant pis...

À mi-voix.

Il ne peut pas avoir lieu, je vous le défends !

OSCAR, atterré.

Ô ciel !

MANETTE.

Voilà le mot lâché !... Il va être furieux !

OSCAR, bas.

Vous me le défendez ? Manette... que signifient ces nouvelles rétentions, ces manières, ces exigences intolérables ? Et dans quel but, quelles raisons ?

MANETTE, de même.

Mes raisons, mes raisons... je vous le défends, je ne sors pas de là !

OSCAR.

Mais encore...

MANETTE.

Ou je dis tout !

OSCAR.

Plus bas... plus bas, malheureuse.

MANETTE.

Tiens !... on dirait qu’il a plus peur que moi.

OSCAR.

Certainement, je ne demanderais pas mieux ; mais mon oncle, qui est chez le préfet... et à qui j’ai promis...

MANETTE.

Dame ! voyez... Je dis tout !... je dis...

OSCAR, bas, et vivement.

C’est bien, c’est convenu... mais tais-toi !

À part.

Et ne pas oser la mettre à la porte, et me voir dans sa dépendance !

JULIETTE, se levant.

Qu’est-ce donc ?

OSCAR, montrant Thérigny.

C’est... ce... projet de contrat que j’apportais à Monsieur..

JULIETTE.

Et c’est là ce qui vous trouble à ce point ?

OSCAR, regardant Manette.

Certainement, parce que depuis la promisse faite à mon oncle... j’ai pensé, j’ai réfléchi que malgré sa fortune... il était d’un âge tel, que c’était compromettre le bonheur d’Athénaïs.

THÉRIGNY, avec joie.

Ô ciel !

JULIETTE.

C’est ce que nous disions.

OSCAR.

Et si vous pouvez m’aider à faire comprendre à mon oncle... Qu’est-ce que je demande, moi ?

Regardant toujours Manette.

que tout se passe à l’amiable et sans bruit... et que tout le monde soit satisfait.

JULIETTE.

À merveille ! Je m’en charge, et dès qu’il sera rentré... Mais vos percepteurs qui vous attendent au jardin.

OSCAR.

J’y vais.

S’approchant de Manette pendant que Thérigny et Juliette serrent les papiers qu’ils ont laissés sur la table à gauche.

Es-tu contente, despote ?

MANETTE, à part.

Ah ! une idée !...

Haut.

Pas tout à fait... et si pour mon mariage à moi, mes gages pouvaient seulement être augmentés d’une centaine de francs.

OSCAR.

Quoi ! tu voudrais encore...

MANETTE.

Oui, vraiment... ou je dis tout !

OSCAR, vivement.

C’est bon... cinq cents, six cents francs ; mais, tais-toi !

À part.

Ô ma dignité d’homme !

À Juliette, qui le regarde.

Je vais au jardin.

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène VI

 

THÉRIGNY, JULIETTE, MANETTE

 

MANETTE, le regardant sortir.

Tiens, tiens, c’est-y drôle !

THÉRIGNY.

Ah ! Madame, c’est magique, c’est incompréhensible !

JULIETTE.

Qu’importe ? si vous êtes heureux sans comprendre ! Mais vous n’avez pas de temps à perdre, suivez mon mari, et sans lui donner le temps de respirer... demandez-lui hardiment sa pupille en mariage.

THÉRIGNY.

Moi !

JULIETTE.

Il faut qu’à son retour votre rival trouve la place prise.

THÉRIGNY.

Et le moyen !... Je peux bien me mettre sur les rangs... mais forcer M. Bonnivet à m’agréer.

JULIETTE.

Cela me regarde ; je vais m’en occuper, ainsi que de mes affaires que j’ai un peu négligées pour vous.

THÉRIGNY.

Ah ! Madame, que de reconnaissance !

JULIETTE.

Allez, allez vite.

Thérigny sort après lui avoir baisé la main.

 

 

Scène VII

 

MANETTE, JULIETTE

 

JULIETTE, allant s’asseoir à la table à droite et écrivant.

Oui, quelques mots seulement de cette écriture inconnue, qu’il reconnaîtra sans peine.

MANETTE, qui se tient debout près d’elle, et qui plusieurs fois a essayé de parler.

Madame...

JULIETTE, toujours écrivant.

Eh bien ?

MANETTE.

Est-ce qu’on ne pourrait pas savoir... un peu, rien qu’un peu !

JULIETTE.

Impossible !... Je t’ai défendu les demandes.

Se levant.

Mais écoute ici.

MANETTE, avec joie.

Encore quelque chose !... tant mieux.

JULIETTE.

Voici une lettre que tu remettras tout à l’heure, mystérieusement, à monsieur.

MANETTE, ouvrant le billet qui n’est que plié.

Ça n’est pas difficile, et dès que vous n’y serez plus...

JULIETTE, l’arrêtant.

Non, pendant que je serai là, et sans que je m’en aperçoive.

MANETTE.

Par exemple ! voilà qui est trop fort !... Et si vous me disiez, du moins...

JULIETTE.

Silence !... C’est mon mari... songe à nos conventions.

 

 

Scène VIII

 

JULIETTE, passant à la gauche du théâtre, OSCAR, entrant du fond, MANETTE, se tenant à l’écart, à droite

 

OSCAR, entrant avec colère.

Cela n’a pas de nom ! c’est comme un fait exprès.

JULIETTE, avec douceur.

Qu’est-ce donc, mon ami ?

OSCAR.

Ils semblent tous se donner le mot pour demander Athénaïs en mariage.

JULIETTE, naïvement.

En vérité !... Et qui donc ?

OSCAR.

Vous ne vous en douteriez jamais... M. Thérigny, votre notaire !... Qu’est-ce que vous dites d’une pareille prétention ?

JULIETTE, froidement.

Moi ? rien... Cela vous regarde... Qu’avez-vous répondu ?

OSCAR.

Ce qu’on répond quand on ne sait que dire... quand on n’a pas d’idées... et qu’on attend qu’il vous en vienne... Je suis très flatté, je verrai... j’aurai l’honneur de vous en écrire...

MANETTE, à demi-voix.

Monsieur...

OSCAR, avec impatience.

Encore !

Manette lui montre la lettre qu’elle tient à la main pendant que Juliette remonte le théâtre. À demi-voix.

Une lettre ! devant ma femme !

MANETTE, de même.

Elle ne regarde pas.

OSCAR, de même.

C’est égal, je ne la prendrai pas !

JULIETTE, vivement.

Qu’est-ce ?

OSCAR.

Je dis que je vais tant bien que mal... répondre à ce M. Thérigny.

MANETTE, s’approchant de lui et à demi-voix.

Monsieur, je l’ai mise sur votre bureau.

OSCAR, lui faisant signe de s’en aller.

Eh ! je ne le vois que trop !

MANETTE, en s’en allant.

Dites donc, Monsieur...

Lui indiquant du doigt.

elle est là.

OSCAR.

Cette fille est d’une imprudence et d’une maladresse !...

MANETTE, en s’en allant, passant près de Juliette.

Est-ce bien comme cela ?

Juliette lui fait signe que oui, Manette sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

JULIETTE, OSCAR

 

OSCAR, allant s’asseoir à la table et cachant la lettre sous un tas de papiers.

Heureusement, ma femme n’a rien vu... Il y a un Dieu pour les maris.

Juliette, qui s’est levée, se trouve en ce moment derrière lui.

JULIETTE.

Eh bien ! Monsieur, vous n’écrivez pas ?

OSCAR, avec embarras.

Je... je cherchais une phrase et une plume !

JULIETTE, lui présentant une plume.

En voici une.

S’appuyant sur l’épaule de son mari.

Je ne vous gène pas ?

OSCAR.

Nullement.

JULIETTE.

Je voulais donc vous dire, pendant que vous écrivez... que cette campagne... celle du préfet, c’est lui-même qui m’en a donné l’idée... car il est très aimable... très galant pour moi...

OSCAR, cherchant à sourire.

Oui, l’on croirait presque qu’il vous fait la cour...

JULIETTE, riant.

On croirait juste !... Mais il perd son temps, car je lui ai dit sur-le-champ : « J’aime mon mari, et tant qu’il m’aimera, tant qu’il me sera fidèle... »

OSCAR, à part.

Ô ciel !

JULIETTE.

Si, par exemple, il en était autrement... oh ! alors...

Se reprenant.

Heureusement, il n’est pas question de cela, mais de cette campagne, qui est, dit-il, nécessaire à votre santé.

OSCAR, à part, et écrivant toujours.

Elle ne s’en ira pas !

JULIETTE.

Et je suis de son avis, car depuis quelque temps... Et, tenez, aujourd’hui, vous n’êtes pas bien !

OSCAR.

En effet... je ne me sens pas à mon aise...

JULIETTE.

Vous le voyez bien... l’air de la campagne... une campagne où vous iriez à votre aise... en calèche !... c’est là ce qu’il vous faut, et dès que votre santé en dépend... Si vous m’aimez, Monsieur...

OSCAR.

Peux-tu en douter ?

JULIETTE, avec tendresse.

Je ne vous quitte pas, d’abord, que vous n’ayez consenti...

OSCAR, à part.

Ah ! on dirait qu’elle devine les moments où je ne peux pas la refuser.

Haut.

Eh bien ! oui, oui... là... j’y consens... je te l’achète... je te la donne !...

JULIETTE, vivement.

Et la calèche aussi ?

OSCAR, avec impatience.

Et la calèche aussi.

JULIETTE.

Ah ! que tous êtes bon ! que vous êtes aimable !... Je vais le dire à tout le monde... à commencer par le notaire, qui est toujours ici, parce qu’il attend votre réponse.

OSCAR.

Dont je n’ai encore pu écrire deux lignes de suite.

JULIETTE.

C’est juste... je vous empêche... Adieu, mon ami.

OSCAR.

Adieu, ma bonne.

JULIETTE.

Je vous laisse... Adieu, Oscar.

OSCAR.

Adieu, Juliette...

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène X

 

OSCAR, GÉDÉON

 

OSCAR, respirant.

Enfin !...

Cherchant la lettre sous les papiers.

Voyons donc ce que cette malheureuse peut m’écrire...

GÉDÉON, entrant par le fond.

Me voici !... Vive la joie et le plaisir ! Je viens de voir le préfet et les autorités locales, à qui j’ai fait part de mon mariage...

OSCAR.

Ah ! mon Dieu !... impossible... impossible, à présent.

GÉDÉON.

Qu’est-ce que tu me dis là ?

OSCAR, lui donnant la lettre.

Lisez, mon oncle... lisez ce billet de Manette.

GÉDÉON.

« Ô Oscar !... » L’écriture de ce matin...

OSCAR.

Ce que c’est que d’apprendre à écrire aux femmes de chambre !

GÉDÉON, lisant.

« Ô Oscar ! M. Thérigny, le jeune notaire dont Chanteloup est le remplaçant... »

OSCAR.

C’est vrai !

GÉDÉON, lisant.

« M. de Thérigny me promet trois mille francs s’il épouse mademoiselle Athénaïs... » quand je le disais qu’il en était amoureux !...

OSCAR.

Qu’est-ce que cela me fait, lisez toujours !

GÉDÉON, lisant.

« Je vous prie donc, sans vous commander... »

OSCAR.

Quel style !

GÉDÉON.

« De la lui donner pour femme dès aujourd’hui... sinon... je dis tout à la vôtre. »

OSCAR.

Elle dit tout !... Vous l’entendez. Quel éclat !... quel bruit !... quel scandale ! Et le chapitre des représailles, dont ma femme me parlait tout à l’heure...

GÉDÉON.

Laisse-moi donc tranquille ?

OSCAR.

Et pour mon honneur, pour le repos de mon ménage... il faut absolument...

GÉDÉON.

Que je renonce au mien.

OSCAR.

Non ! Mais si vous tenez à vous marier, il y a tant d’autres femmes ! Pourquoi vous obstiner à celle-là, que vous connaissez à peine, et qui est sans fortune !

GÉDÉON.

Sans fortune !...

Avec une voix concentrée.

Elle a cinq cent mille francs !

OSCAR, vivement.

Du tout ! ce n’est pas elle qui a hérité, c’est son cousin...

GÉDÉON, appuyant.

C’est-à-dire... c’était...

OSCAR.

Que dites-vous ?...

GÉDÉON.

Il y a trois semaines, dans un duel à New-York pour une danseuse de l’Opéra qui révolutionne le congrès... il a reçu un coup d’épée... sans testament !

OSCAR.

Vous en êtes sûr ?

GÉDÉON.

J’étais aux affaires étrangères hier quand la nouvelle est arrivée... Pas d’autres parents, pas d’autre héritière qu’Athénaïs.

OSCAR.

Je comprends maintenant le désintéressement et la donation mutuelle...

GÉDÉON.

Tu l’as dit, et si tu me manques de parole, je ne suis plus obligé de tenir la mienne ni de garder le silence avec ta femme !

OSCAR, effrayé.

Mon oncle !...

GÉDÉON.

Décide-toi !

OSCAR.

Et que voulez-vous que je fasse ?... Comment me soustraire à la domination de ce tyran domestique... enhardi par ma faiblesse ?

GÉDÉON.

Rien de plus simple !... Le texte même de cette lettre prouve qu’il ne s’agit que d’une surenchère.

OSCAR.

Allons donc !

GÉDÉON.

Comme dans toutes les affaires de conscience ! Pour trois mille francs... elle est du parti opposé... En lui en donnant quatre elle sera du nôtre... et gardera le silence.

OSCAR.

Vous croyez ?...

GÉDÉON.

Je m’en charge, je prends tout sur moi.

OSCAR.

Ah ! mon oncle, mon bon oncle !... que de reconnaissance... Je suis seulement fâché de vous mettre ainsi en frais.

GÉDÉON.

Du tout... Ce n’est pas moi... c’est toi que cela regarde, et comme j’ai de l’argent à toi...

OSCAR.

Il me semble, cependant...

GÉDÉON.

Quoi donc ?

OSCAR.

Qui est-ce qui veut se marier ?... C’est vous !...

GÉDÉON.

D’accord... Mais, qui est-ce qui a fait la faute ? C’est toi !... Qui est-ce qui doit la payer ? C’est toi !

OSCAR.

Permettez...

GÉDÉON.

La voici !

 

 

Scène XI

 

MANETTE, OSCAR, GÉDÉON

 

MANETTE.

Monsieur ! Monsieur !

OSCAR.

Encore un événement !

GÉDÉON.

Silence et attention !

MANETTE.

Mademoiselle Athénaïs qui arrive... Elle est avec madame, qui me charge de vous en prévenir.

GÉDÉON, bas, à Oscar.

Tu vois qu’il n’y a pas de temps à perdre...

Haut.

C’est bien. Manette, approche ici.

MANETTE, approchant.

Monsieur a besoin de moi ?...

GÉDÉON.

Oui.

Bas, à Oscar, en examinant Manette.

Je n’avais pas remarqué... elle est très gentille, cette petite... Coquin !... tu n’es pas malheureux !...

OSCAR, bas.

Mon oncle, pouvez-vous avoir de pareilles pensées ?...

La regardant de côté.

Le fait est qu’elle n’est pas mal !

Se reprenant.

Avancez, avancez, Manette, mon oncle veut vous parler.

MANETTE, passant entre les deux.

Qu’est-ce qu’ils ont donc tous les deux ?

OSCAR, après un instant de silence.

J’ai lu votre lettre, Manette.

MANETTE.

Ah ! vous l’avez lue ?..

GÉDÉON, froidement.

Il l’a lue...

MANETTE.

Il l’a lue ?

GÉDÉON.

Et moi aussi.

OSCAR.

Je ne vous fais pas de reproches.

MANETTE.

Vous êtes bien bon, Monsieur.

OSCAR, timidement.

Ce qui est passé... est passé, Manette.

GÉDÉON.

N’en parlons plus !

MANETTE.

Ce n’est pas moi qui en ai parlé.

OSCAR.

Vous m’avez dit cependant : Je dirai tout.

MANETTE.

Je l’ai dit, c’est vrai !

GÉDÉON.

Mais elle n’en fera rien... car elle tient à épouser Chanteloup.

MANETTE.

Certainement.

GÉDÉON.

Et nous lui offrons...

OSCAR.

D’abord, six cents francs de gages...

MANETTE.

C’est convenu.

GÉDÉON.

Et, de plus, quatre mille francs.

MANETTE, stupéfaite.

Hein ?... À moi... quatre mille francs ?...

GÉDÉON.

Comptant !

Il ouvre son portefeuille.

OSCAR.

Si tu te tais... si tu ne dis rien.

GÉDÉON.

Si tu gardes un silence inviolable.

MANETTE, étendant la main.

Ah ! pour ce qui est de ça... Mais ce n’est pas possible !...

GÉDÉON, les lui présentant.

Les voici.

OSCAR, à mi-voix.

Mais tu promets de te taire ?... tu en sens la nécessité ?

GÉDÉON, de même.

Mieux que nous encore... puisqu’elle va se marier. Ainsi, pas un mot.

OSCAR.

Pas un mot.

MANETTE.

Je le jure !... et si un seul m’échappe...

GÉDÉON.

Ça suffit.

MANETTE, à Oscar.

Vous me connaissez.

OSCAR, avec joie.

Embrasse-moi...

Le repoussant.

Non... embrasse mon oncle...

GÉDÉON.

Très volontiers... car je te dois mon mariage...

OSCAR.

Et moi, mon repos... je n’ai plus rien à craindre. Je retrouve ma dignité d’homme, mon autorité de mari.

GÉDÉON.

Tu les as reconquises ?

OSCAR.

Et, comme vous le disiez, mon oncle, les conquêtes coûtent cher !... C’est égal.

GÉDÉON.

Tu dois en user ?...

OSCAR.

Et parler en maître... Je vais chez ma femme !

GÉDÉON.

Et moi, chez le notaire... chez l’autre.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène XII

 

MANETTE, seule, restant immobile an milieu du théâtre

 

Et n’y rien comprendre ! N’importe !

Élevant en l’air la main qui tient les billets.

Chanteloup !... Courons lui dire tout ce que je sais... ça ne sera pas long !...

Elle sort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

JULIETTE, MANETTE

 

MANETTE.

Oui, Madame, oui, vous aviez bien raison en me disant que je m’enrichirais, que j’épouserais Chanteloup.

JULIETTE.

Je suis ravie d’en être cause.

MANETTE.

Vous, Madame, et puis Monsieur, qui, d’abord, a doublé mes gages.

JULIETTE.

En vérité ?...

MANETTE.

Et puis Monsieur votre oncle, qui, après avoir lu ma lettre, c’est-à-dire la vôtre, m’a donné quatre mille francs... pour garder le silence que vous m’avez recommandé.  

JULIETTE.

Je comprends ! Et tu as accepté cet argent ?...

MANETTE.

En honnête fille, décidée à le gagner.

JULIETTE, riant.

Très bien... Je m’en vais le donner, alors...

MANETTE.

Encore une lettre ?... Je ne demande pas mieux !

JULIETTE.

Non !... De nouvelles instructions pour répondre...

MANETTE.

Oh ! non, Madame...

JULIETTE.

Je veux te charger seulement de dire...

MANETTE.

Je ne peux pas... Je suis obligée de virer de bord ; nous ne pouvons plus marcher de compagnie.

JULIETTE.

En quoi cela ?

MANETTE.

Avec vous, il faut dire ; avec eux, il ne faut pas dire. Vous comprenez, alors, que pour gagner mes nouveaux gages... je ne peux plus me charger de rien... que de me taire, si ça peut vous rendre service... parce que ça rentre dans mes engagements.

JULIETTE.

C’est juste ! Voilà mademoiselle Manette passée dans les rangs ennemis !

MANETTE.

Je prie Madame de ne pas m’en vouloir !

JULIETTE.

En aucune façon.

MANETTE.

Je viens de parler à Chanteloup de mes quatre mille francs, dont il est resté stupéfait, parce que me voilà plus riche que lui... et ce qu’il voudrait maintenant, ce serait de quitter le service et d’entrer ici, avec moi, à celui de Madame.

JULIETTE.

En vérité !

MANETTE.

Je n’en ai pas encore parlé à Monsieur... cela ira tout seul.

JULIETTE.

Voyez-vous cela !

MANETTE.

Mais cela dépend de Madame... et si elle voulait seulement dire quelques mots à Chanteloup... une bonne parole...

JULIETTE.

Moi, Manette, je suis comme vous, je suis vouée au silence... et pour cause !

MANETTE.

Oh ! je suis sûre que non...

JULIETTE.

Vous vous trompez...

MANETTE.

Madame est si bonne qu’elle consentira... sans cela et malgré moi...

JULIETTE.

Vous me quitterez ?

MANETTE, vivement.

Oh ! non, Madame, parce que l’affection... le dévouement... mais...

Timidement et baissant les yeux.

je dirai tout.

JULIETTE.

Oui-da !...

À part.

Je suis prise à mon tour.

Haut.

Et que direz-vous, s’il vous plaît ?

MANETTE.

Je dirai à Monsieur que c’est vous qui m’avez dit de lui dire : « Je dirai tout, tout !... »

JULIETTE, à part.

Elle a raison... cela seul en dirait beaucoup.

Haut.

C’est bien, Manette. Où est M. Chanteloup ?

MANETTE.

À sa caserne... à une demi lieue d’ici... mais j’irai le chercher.

JULIETTE.

Je vous le permets... Allez, et, ce soir, je rendrai réponse à vous et à lui...

MANETTE.

J’y vais à l’instant.

Timidement.

Je savais bien que Madame comprendrait...

JULIETTE, à Manette, qui sort.

À merveille ! je comprends !

À elle-même.

je comprends qu’il faut se hâter de frapper les grands coups, ou Manette deviendrait la maîtresse de la maison.

 

 

Scène II

 

THÉRIGNY, JULIETTE

 

THÉRIGNY.

Ah ! Madame !...

JULIETTE.

Eh bien ? quelles nouvelles ?

THÉRIGNY.

Désastreuses... Je me rendais chez votre mari pour savoir de lui cette réponse que j’attendais ! Il n’était pas seul ! Lui, votre oncle et mon confrère le notaire causaient avec tant de vivacité et d’abandon, qu’au moment où j’ouvrais la porte de son cabinet, ces paroles sont arrivées jusqu’à moi : « Oui, mon oncle, Athénaïs est maintenant à vous ! Je suis fort, je suis brave !... je ne crains plus rien !... » Ma présence l’a empêché de continuer, mais il a dit cela.

JULIETTE.

Et, malheureusement, il a dit vrai ! La fortune nous abandonne, tout nous trahit...

Souriant.

excepté Athénaïs que je viens de voir et qui est toujours pour nous... Mais Manette, sur laquelle je comptais pour agir sans me compromettre et pour tenir continuellement nos adversaires en échec...

THÉRIGNY.

Elle vous était si dévouée !

JULIETTE.

Elle est passée à l’ennemi, et je ne sais plus que faire !

THÉRIGNY.

Vous qui commandez aux événements et vous jouez des obstacles ! Ne vous ai-je pas vue ce matin, par un pouvoir magique et miraculeux, changer à votre gré les résolutions de votre mari ! Pour cela, il ne faut qu’un mot !

JULIETTE, réfléchissant.

C’est possible ! et ce mot, si je le disais, le forcerait peut-être à obéir... aujourd’hui encore... mais ce serait pour la dernière fois... Ce mot mystérieux qui fait ma force et par lequel je règne depuis six mois, ne sera pas plus tôt prononcé et connu, que le prestige sera dissipé, le talisman brisé... enfin, Monsieur, c’est abdiquer le pouvoir, et l’on y tient toujours.

THÉRIGNY.

Je ne vous comprends pas.

JULIETTE.

Je l’espère bien !

Écoutant.

C’est mon mari !

THÉRIGNY, vivement.

Vous nous protégerez... vous me sauverez !

JULIETTE, de même.

C’est tout mon désir... et pourtant...

Avec hésitation.

je ne sais... je ne réponds de rien... mais j’essaierai ! Partez ! Partez vite !

THÉRIGNY.

Je n’ai d’espoir qu’en vous !

Il sort.

 

 

Scène III

 

JULIETTE, OSCAR

 

OSCAR, à la cantonade.

Je n’entends pas qu’il en soit ainsi ! Et Manette, pourquoi n’est-elle pas là, quand je la demande ? Pourquoi s’est-elle absentée sans ma permission ?

JULIETTE, à part.

Quelle fermeté dans l’organe ! Thérigny a raison !... il n’a plus peur ! il a retrouvé l’aplomb et le pouvoir...

OSCAR, avec contentement.

Je renais ! je respire ! je viens de les gronder tous !... Il y a si longtemps que cela ne m’était arrivé !

Apercevant Juliette.

Ah ! c’est vous, chère amie ?

JULIETTE.

Moi-même... qui viens vous parler d’affaires.

OSCAR.

Je devine ! encore celle de la calèche et de la campagne !

JULIETTE.

Non pas !... celles-là sont accordées.

OSCAR, à part.

Bien malgré moi ! et si, maintenant, c’était à refaire...

Haut et s’asseyant.

Enfin, que voulez-vous, chère amie ? Parlez vite, car j’attends mon oncle, qui va venir avec les actes tout dressés, tout préparés, et qui n’attendent plus que ma signature.

JULIETTE.

Vous êtes donc décidé à ce mariage ?

OSCAR.

Il faut bien en finir !... c’est mon seul parent, c’est mon oncle... c’est ma famille... et pour mille autres raisons...

JULIETTE, vivement.

Lesquelles ?

OSCAR.

Des raisons trop longues à vous expliquer, et contre lesquelles il n’y a pas d’objections...

JULIETTE.

Il en est une cependant que je crois assez importante et que nous ne pouvions deviner... c’est que M. Thérigny est aimé !

OSCAR.

Cela ne fait rien à mon oncle.

JULIETTE.

Dans ce moment, où la passion l’empêche de raisonner ! mais, plus tard, il se repentira d’avoir épousé malgré elle une jeune personne qui, après tout, est sans avenir et sans fortune.

OSCAR, toujours assis et jouant avec sa tabatière.

Voilà comment les femmes jugent toujours au hasard...

D’un air de supériorité.

C’est qu’au contraire Athénaïs est très riche.

JULIETTE.

En vérité ?...

OSCAR, de même.

Une fortune immense... le cousin est mort... elle est seule héritière de cinq cent mille livres !...

JULIETTE, vivement.

Et votre oncle le savait ?

OSCAR, vivement.

Il sait toujours ce qu’il fait.

JULIETTE, à part.

Et c’est lui qui l’emporterait... et mon pauvre protégé... si amoureux, si désintéressé !... Ah ! ce n’est pas juste !... Allons, du courage ! de la générosité ! et même, au prix de mon pouvoir, sauvons son amour.

Haut et revenant près d’Oscar qui est toujours étendu dans le fauteuil.

Monsieur...

OSCAR, toujours goguenard.

Eh bien ! arrivons-nous enfin à cette terrible affaire dont vous avez à me parler ?

JULIETTE.

Oui... oui... m’y voici... Une affaire très embrouillée... très difficile...

OSCAR.

Pour vous autres femmes, qui n’entendez rien à tout cela et vous effrayez de tout... tandis que nous...

JULIETTE.

C’est pour cela que je m’adresse à vous, qui vous en tirerez beaucoup mieux que moi !...

OSCAR.

C’est probable !... Voyons, chère amie, de quoi s’agit-il ?

JULIETTE.

Je vous ai raconté ce matin, cette folie... vous savez... la grotte mystérieuse...

OSCAR, à part, et se levant vivement.

Ah ! mon Dieu ! nous y voilà encore !

JULIETTE, vivement, à part.

Ah ! mon règne commence !

Haut.

L’idée que j’avais eue d’envoyer cette petite Manette...

OSCAR, vivement.

Qui n’y trouva personne... elle vous l’a attesté.

JULIETTE.

Oui... mais il paraît qu’elle m’avait trompée... et la preuve, c’est qu’aujourd’hui, aujourd’hui même, Monsieur, elle a reçu de son séducteur une somme énorme... quatre mille francs.

OSCAR.

Ô ciel !...

JULIETTE.

Et il paraît que Chanteloup, son prétendu... un soldat...

OSCAR.

Qui revient d’Afrique...

JULIETTE

A voulu connaître d’où lui venait cette somme... et que la pauvre Manette, effrayée de ses menaces, lui a tout avoué... jusqu’au nom de son séducteur...

OSCAR.

Que vous savez ?...

JULIETTE.

Eh ! mon Dieu ! non... Mais cela ne tardera pas à être public... car, dans sa fureur, dans sa jalousie... Chanteloup veut le tuer... Manette me l’a dit... si on ne lui fait entendre raison... Et moi, que voulez-vous que je dise à ce soldat jaloux et brutal ?... Tandis que vous, Monsieur...

OSCAR.

Moi ?... De quoi voulez-vous que je lui parle ?

JULIETTE, froidement.

Vous lui parlerez morale, pardon et indulgence envers ceux qui en ont besoin... D’ailleurs, comme vous le disiez tout à l’heure, les hommes ont seuls l’intelligence et l’habitude des affaires... de celles-là, surtout...

Lui faisant la révérence.

et je vous laisse avec lui.

OSCAR, le retenant.

Ma femme !...

JULIETTE.

Que me voulez-vous ?

OSCAR, avec embarras.

Un mot encore... un seul !...

 

 

Scène IV

 

JULIETTE, OSCAR, GÉDÉON

 

GÉDÉON.

Me voici !... et tous nos actes que je t’apporte à signer.

Il les lui donne.

OSCAR, les prenant et les gardant à la main.

Tout à l’heure, mon oncle... tout à l’heure... je suis à vous... J’ai à parler à ma femme...

GÉDÉON.

Affaires de ménage...

OSCAR.

Comme vous dites.

GÉDÉON.

Je les respecte et les honore !... Voilà comme je serai... demain ! Et puisque vous êtes réunis, il vient d’arriver quelqu’un qui désire vous parler à tous les deux... un soldat.

OSCAR.

Ô ciel !...

GÉDÉON.

Que vient d’amener Manette.

JULIETTE, à son mari.

C’est Chanteloup !...

GÉDÉON.

Lui-même... il monte l’escalier.

OSCAR, bas, à Gédéon, pendant que sa femme remonte le théâtre.

Retenez-le... empêchez-le d’entrer, ou tout est perdu !...

GÉDÉON.

Comment cela ?

OSCAR.

Il sait tout !... Une scène effroyable... à laquelle il faut que je prépare ma femme.

GÉDÉON.

Je comprends... Toi qui voulais du drame... en voilà !...

OSCAR, avec impatience.

Eh ! mon oncle...

GÉDÉON.

C’est mon affaire... ça me regarde !...

Il sort par la porte du fond pendant que Juliette redescend le théâtre.

JULIETTE.

À nous deux ! maintenant...

 

 

Scène V

 

JULIETTE, OSCAR

 

OSCAR, à part, sur le devant du théâtre.

Pas d’autre moyen de salut !... Revenir au classique !... revenir à ma femme... tout lui avouer... D’autant plus, que dans l’instant, elle va tout savoir...

Se retournant vers Juliette, qui fait quelques pas pour sortir.

Chère amie...

JULIETTE.

Eh bien ! vous ne descendez point ?

OSCAR, troublé.

Pas encore... Je voulais, avant tout... vous parler... vous consulter...

JULIETTE, lui montrant les papiers qu’il tient à la main.

Sur ce contrat... sur ces papiers que vient de vous remettre votre oncle...

OSCAR, toujours dans la pins grand trouble.

Oui... chère amie... Votre avis, d’abord.

JULIETTE.

En vérité !... vous auriez quelque égard à mes prières...

OSCAR.

Moi ?... Mais tous mes désirs... vous le savez sont les vôtres... Témoin, ce matin, cette campagne... que j’ai été heureux de vous donner sur-le-champ... sans marchander... Et quant à ce jeune homme... et à son mariage...

JULIETTE.

Est-il possible ?... Ah ! que vous êtes bon et indulgent pour moi !

OSCAR.

Non... non... c’est moi au contraire qui ai besoin de toute ton indulgence...

JULIETTE.

Comment cela !... Expliquez-vous ?

OSCAR.

Ah ! c’est là le difficile !... Vois-tu bien, chère amie... je t’ai épousée par amour !... un amour que le temps n’a pas diminué... au contraire !...

JULIETTE.

Eh bien ! il n’y a pas de mal à cela...

OSCAR.

Non, sans doute... Mais cela est cause que je t’ai aimée avec un excès... un délire !... une passion exclusive qui était peut-être un tort !

JULIETTE.

C’est possible... mais il n’y a pas encore grand mal !...

OSCAR.

Si vraiment !... Un homme qui est en adoration continuelle devant sa femme... cela prête au ridicule, surtout en province.

JULIETTE.

En vérité !...

OSCAR.

Et par crainte des épigrammes... par amour-propre... pas autre chose... car, je te le jure, je ne l’aimais pas !...

JULIETTE.

Comment ! Monsieur ?...

OSCAR, vivement.

Un instant d’erreur et d’oubli... un seul instant... qui m’a pour jamais enlevé le repos !... Et la preuve, c’est qu’aujourd’hui... de moi-même, et sans que rien m’y oblige... accablé d’inquiétudes et de remords... j’ai mieux aimé tout avouer, et venir à tes pieds...

Il se jette à ses genoux.

JULIETTE, froidement.

Relevez-vous, Monsieur...

OSCAR.

Quoi !... pas un regard de colère !... et ce pardon...

JULIETTE, de même.

M’est d’autant plus facile que votre franchise autorise la mienne... et que, maintenant, je puis sans crainte vous dire à mon tour : Et moi aussi je suis coupable !...

OSCAR, se relevant.

Hein ?...

JULIETTE.

Jamais, sans vos aveux de tout à l’heure, vous n’auriez connu mon fatal secret !... jamais je n’aurais osé vous avouer que je vous avais trompé... et depuis longtemps...

OSCAR.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

JULIETTE.

Qu’il y a des ménages où l’on s’entend malgré soi !... Et entre nous, vous le voyez... il y avait encore sympathie !...

OSCAR.

Tu me trompes... tu n’es pas coupable !...

JULIETTE.

Bien plus que vous, Monsieur !... car vous m’avez trompée, dites-vous, pour une personne que vous n’aimiez pas, et moi, pour quelqu’un que j’aimais et que j’aime encore !...

OSCAR.

Comment !... la préfecture...

JULIETTE, vivement.

Non, Monsieur !... un autre !...

OSCAR.

Quoi !... là... sous mes yeux !... Et depuis quand ?

JULIETTE.

Il y a six mois, à peu près...

OSCAR, à part.

À la même époque que moi !

JULIETTE.

On me demandait, par une lettre brûlante, un rendez-vous...

OSCAR.

Comme moi !...

JULIETTE.

On m’indiquait, à la nuit tombante... la grotte du parc...

OSCAR.

Comme moi !...

JULIETTE.

À dix heures...

OSCAR.

Ah ! ce n’est pas possible !... Ma femme, vous vous moquez de moi !...

JULIETTE.

Depuis six mois entiers...

OSCAR, lui sautant au cou.

Quel bonheur !... Et Manette ?...

JULIETTE.

C’était moi...

OSCAR, tombant à genoux en poussant un cri.

Ah !... demande... ordonne... Désormais, obéissance absolue...

JULIETTE.

C’est ce que je voulais... pas autre chose !...

 

 

Scène VI

 

THÉRIGNY, sortant de la porte à gauche, JULIETTE, OSCAR, GÉDÉON, accourant par le fond

 

GÉDÉON.

Aux genoux de sa femme !... L’imprudent !...

Bas, à Oscar.

Tais-toi !... tais-toi !...

OSCAR.

Non, mon oncle, j’ai tout avoué...

GÉDÉON.

Est-ce qu’on avoue jamais ? Chanteloup ne savait rien...

OSCAR.

Mais, ma femme sait tout...

GÉDÉON.

Est-il possible ?

OSCAR, à demi-voix, et montrant Juliette.

Eh ! oui... Ô Oscar, je t’attends...

GÉDÉON.

Quoi ! c’était !...

JULIETTE.

Vous étiez contre moi, mon oncle, et après la guerre... (je crois, du moins, qu’on agissait ainsi au temps de l’empire) c’était toujours aux dépens de l’ennemi que le vainqueur récompensait et enrichissait ses alliés.

À Thérigny.

M. Thérigny, vous épouserez Athénaïs, puisque mon mari y consent...

GÉDÉON.

Comment ! morbleu !

JULIETTE.

Et vous aussi, mon oncle... car il est aimé... Chacun son tour !... Après tant de succès et de conquêtes, qu’importe un léger échec ?...

À Thérigny.

De plus, et pour les frais de la guerre, je vous avais promis une dot... vous avez cinq cent mille francs !...

THÉRIGNY.

Moi, Madame ?...

JULIETTE.

Rassurez-vous, ce n’est pas mon mari qui les donne...

OSCAR.

Heureusement !...

 

 

Scène VII

 

THÉRIGNY, JULIETTE, OSCAR, GÉDÉON, MANETTE

 

MANETTE.

Madame... Madame... me voilà, ainsi que Chanteloup, qui est en bas...

JULIETTE.

Nous serons charmés de le voir et de vous marier...

OSCAR, d’un air de joie.

Certainement... Manette, certainement...

MANETTE, avec assurance.

Et quant à la place que j’ai demandée ici pour lui... il va sans dire...

JULIETTE.

Qu’il n’y faut plus penser...

OSCAR.

Nous avons décidé, ma femme et moi... que la demande était inadmissible.

MANETTE, déconcertée.

Alors... s’il en est ainsi...

Bas, à Oscar.

je dirai tout...

OSCAR, à haute voix.

Dis-le !...

MANETTE, bas, à Juliette.

Madame, je dirai tout...

JULIETTE.

Dis-le !

MANETTE, allant à Gédéon.

Quoi ! Monsieur...

GÉDÉON.

Eh ! oui !... tu peux tout dire... on t’y autorise...

MANETTE, étonnée.

Ah çà !... il paraît qu’excepté moi, tout le monde est au fait...

OSCAR, à Gédéon.

Et moi, qui croyais tromper ma femme...

GÉDÉON.

C’était toi, au contraire, qui étais...

OSCAR, se tournant vers Juliette.

Et pourtant, en réalité, je n’étais pas coupable !...

JULIETTE.

Jugez, alors, Monsieur, si jamais vous l’étiez !... 

PDF