Oréno (Nicolas-Paul DUPORT - Félix-Auguste DUVERT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 7 juin 1826.

 

Personnages

 

ORÉNO, nègre libre

CHARLES, jeune matelot

LOUISE, jeune créole

 

La Scène se passe près de Cayor, dans le Sénégal.

 

Le Théâtre représente l’intérieur de la case d’Oréno ; une table, une chaise et un petit banc en bois à droite, une autre petite table à gauche en composent le mobilier ; au fond une porte, à gauche une autre porte communiquant à une seconde pièce.

 

 

Scène première

 

ORÉNO, seul

 

Il arrive de dehors et porte un panier.

Ouf ! il y a loin d’ici à la ville, et je ne sais pas comment ça se fait ; mais il me semble que je ne suis plus si jeune qu’autrefois... Quand j’ai bien travaillé toute la matinée ; que j’ai porté mes paniers à Cayor ; que j’en suis revenu à pied, et qu’il faut encore que je m’occupe de mon ménage, je suis tout surpris de me sentir fatigué... Il y a quinze ans, je ne m’en serais pas aperçu... c’est drôle, comme les caractères changent. Lorsque je n’étais pas encore de retour dans mon pays, que j’étais sous les ordres de ce bon M. Lefort, le chef des planteurs de mon ancien maître, au Cap-Vert, où je m’étais engagé à servir pendant vingt ans. pour remplacer mon père qui était déjà trop vieux pour travailler, j’étais d’une activité, j’avais un zèle !... Eh bien ! à présent je n’ai d’autre maître que moi ; ça m’ennuie de me servir moi-même... parce que je n’ai plus personne là pour me dire : « C’est bien, Jean-Marie, c’est très bien va, mon garçon, va » ; et j’allais... Mais ici, que je suis seul, je suis obligé de me faire des compliments ou des reproches à moi-même, et ça ne fait plus le même effet, parce que je prévois trop ce que je vais me dire ; et il était si bon pour moi, M. Lefort ! Ah ! c’était un bon blanc ! Après que je l’eus soigné dans sa grande maladie, non content de m’affranchir, il me donna encore de l’argent pour retourner dans mon pays et pour m’acheter cette petite habitation qui s’est joliment agrandie ; car je suis presque riche à présent, grâce à mon travail, à mes économies.

Il pousse un soupir.

Mais à quoi me sert d’être riche ?... Quand je travaillais, c’était pas par avarice ; mais j’avais mon idée... Le pauvre cher homme !... il a quitté le Sénégal ; il est retourné en France... C’est bien naturel il y est né... Mais je me disais « Si Dieu faisait qu’il fût pauvre... et qu’il ne fût pas mort !... »

Air de Téniers.

Il reviendrait, et m’dirait : Jean-Marie,
J’suis malheureux, j’viens m’adresser à toi ;
C’que tu possèd’s (non jamais ça n’ s’oublie),
Tu l’tiens de moi, rends-le moi, c’est à moi...
Il me l’dirait plus gentiment, je pense,
Mais après tout, je lui répondrais : oui,
Mes premiers biens, j’les tiens d’sa bienfaisance ;
Il a semé, la récolte est à lui,

Cependant il y a bien longtemps qu’il est parti : je ne le verrai sans doute plus...

S’essuyant les yeux.

Ah ! mon Dieu ! pourquoi que je me dis des choses comme ça ?... quand je suis seul, je ne sais que me conter un tas de petites... drôleries... qui me font pleurer... Mais, voyons, il faut que je range ma case... Il doit venir aujourd’hui une petite domestique... j’en ai parlé au marché de Cayor ; on doit me l’envoyer... Ça doit être amusant d’être maître, parce qu’on dit : « Venez là... faites ça... apportez ça... emportez ça... » et puis, quand on est de mauvaise humeur, on sait à qui s’adresser ; au lieu que moi, quand je suis en colère, je suis obligé de m’en prendre. à ma chaise, à ma table... et ça les abîme...

En élevant la voix.

Mais quand j’aurai une domestique... oh ! oh ! je ne fais plus rien.

On entend frapper à la porte.

Je crois qu’on frappe ;... qu’est-ce qui est là ?

LOUISE, en dehors.

La personne qui vient pour servir monsieur.

ORÉNO.

Tiens, c’est déjà ma domestique... Entrez.

LOUISE, de même.

C’est que je ne peux pas.

ORÉNO.

Tournez la clé... Tiens, elle m’enferme, à présent... Ah ! si elle est déjà maladroite comme ça... ça ne me va pas.

Haut.

Vous m’enfermez, tournez de l’autre côté.

Il va ouvrir la porte, en la tirant à lui, de façon à se trouver derrière.

 

 

Scène II

 

ORÉNO, LOUISE, tenant un paquet

 

ORÉNO.

Entrez.

LOUISE.

Me voilà, monsieur.

ORÉNO referme la porte, toujours sans regarder Louise ; en se retournant, il la regarde et dit à part.

Ah ! mon Dieu ! c’est une blanche !

Haut.

Je vous demande bien pardon, mam’zelle, j’ai cru que c’était ma domestique.

LOUISE.

Oui, monsieur, c’est moi aussi... Je viens de la part du marché...

ORÉNO.

Comment ! c’est vous qui venez pour...

LOUISE.

Oui, monsieur...

ORÉNO.

Ah çà !... mais il paraît que vous êtes blanche.

LOUISE

Oui, monsieur.

ORÉNO.

C’est ce qu’il me semble... ça va me paraître drôle, à moi.

LOUISE.

Si je vous conviens, monsieur, la couleur n’y fait rien.

Air d’Aristippe.

Je vous en prie, ah ! devenez mon maître ;
Par un refus, n’allez pas m’alarmer ;
Quoique blanche, je puis peut-être
Parvenir à me faire aimer ;
À mon visage on peut s’accoutumer.

ORÉNO.

Mais à la vill’ déjà j’vous ai connue,
J’avais déjà r’marqué votre air si doux ;
Et c’est au point qu’après vous avoir vue,
Quand je rentrais, je me parlais de vous.

LOUISE.

Ainsi vous m’acceptez pour votre domestique ?

ORÉNO, balbutiant et ôtant son chapeau.

Pour... ma domestique ?... avec beaucoup de plaisir, mam’zelle, vous êtes bien honnête...

LOUISE.

On m’a dit que vous étiez un homme bon, respectable.

ORÉNO.

Oh ! pour ce qu’est de ça, mam’zelle, vous pouvez aller aux informations ; Jean-Marie Oréno, tout le monde vous répondra de ma moralité ; je suis connu : quand on est resté quinze ans au service du même maître, et qu’il n’a jamais eu à se plaindre...

À part.

Ah çà ! mais je dis des bêtises ; puisque c’est moi qui suis le maître, c’est à moi à l’interroger.

Haut.

Comment vous appelez-vous, mam’zelle, s’il vous plait ?

LOUISE.

Louise, pour vous servir.

ORÉNO.

Je sais bien que c’est pour me servir... Et d’où sortez-vous, sans vous offenser ?

LOUISE.

De chez personne. Privée de mes parents dès mon bas âge, j’ai été élevée par une bonne négresse qui était ma nourrice.

Air : L’univers fléchit sous ma loi.

De mon malheur elle eut pitié,
Sa pauvreté recueillit mon enfance ;
Avec quels soins son amitiés
Embellit pour moi l’indigence !
Pendant quinze ans son amour protecteur
Fut mon seul appui sur la terre ;
J’n’aimais qu’elle, et sans sa couleur
J’aurais cru qu’elle était ma mère.

Elle m’a appris à lire, et ne m’aurait jamais abandonnée, si je n’avais pas eu le malheur de la perdre il y a quelque temps.

ORÉNO.

Pauvre petite !

LOUISE.

Seule dans ce pays où je ne connais personne, n’ayant plus de ressources, il a bien fallu songer à faire quelque chose.

ORÉNO.

C’est vrai qu’est-ce qu’une fille peut faire seule ?

Désignant la chambre à droite.

Tenez, voici la chambre où vous reposerez ; je vais y porter votre petit paquet en attendant...

Il prend le paquet.

Oh ! comme il est léger !...

À part.

Pauvre enfant ça n’est pas riche ! ça n’est pas riche du tout !

Il dépose le paquet dans l’autre chambre.

LOUISE, à part.

Il a l’air bien bon : je commence à me rassurer.

ORÉNO.

Tenez, mam’zelle Louise, si vous le voulez, vous n’aurez jamais d’autre maître que moi.

LOUISE.

Je l’espère, monsieur.

ORÉNO.

Ne m’appelez donc pas monsieur ; ça me semble tout drôle d’être appelé monsieur.

LOUISE.

Comment voulez-vous que je dise ?

ORÉNO.

Eh bien !... appelez-moi tout bonnement... mon maître... enfin quelque chose d’amical... comme vous voudrez.

À part.

C’est qu’elle est gentille, gentille.

Air du vaudeville d’Elle et Lui.

Ell’ doit êtr’ bien obéissante,
Et... son petit pied est charmant ;
Son air me plaît, sa voix m’enchante...

LOUISE.

Mais pourquoi donc m’examiner autant. (bis.)

ORÉNO.

En blancheur rien ne la surpasse,
Son p’tit minois est bien joli ;
Quelle gentilless’ ! quelle grâce !
Comm’ je vais être bien servi...    }
(bis.)
Ah ! que j’vais être bien servi !     }

 

 

Scène III

 

ORÉNO, LOUISE, CHARLES

 

Charles, pendant le couplet, passe seulement sa tête à travers la porte.

CHARLES.

Ah ! elle est là !

LOUISE, l’apercevant.

Oh ! mon Dieu !

ORÉNO, surpris.

Eh bien ! qu’est-ce que vous avez ?

LOUISE.

C’est que... je... je croyais avoir entendu quelqu’un.

ORÉNO.

Il n’y a personne... jamais pers.

Il aperçoit la tête de Charles.

Qui est là ?

CHARLES.

Moi.

ORÉNO.

Qui êtes-vous ?

CHARLES.

Est-ce à moi que vous parlez ?

ORÉNO.

Oui, qu’est-ce que vous voulez ?

CHARLES.

Moi ?... rien.

ORÉNO.

Pourquoi venez-vous ici ?

CHARLES.

Moi ?... je me promène...

ORÉNO.

On ne se promène pas dans les cases.

CHARLES.

Je ne suis pas dedans.

ORÉNO.

Mais votre tête y est ; pourquoi ouvrez-vous ma porte ?

CHARLES.

C’était pour voir... Si ça vous contrarie, on s’en va.

ORÉNO.

Eh bien !... allez-vous-en.

CHARLES.

Moi ?

ORÉNO.

Oui, vous.

CHARLES.

Ça vous contrarie donc, alors ? oh ! si ça vous contrarie, dites-le... je m’en vais...

À part.

C’est égal, je sais qu’elle est là.

Il retire sa tête.

ORÉNO, à part.

Encore un blanc !

Haut.

J’ai cru qu’il n’en finirait pas.

Il poussé la porte.

CHARLES, ouvrant la porte entièrement.

Dites donc, faut-il fermer la porte ?

ORÉNO.

Comment !... encore ?

CHARLES.

C’est que si vous le voulez on la laissera ouverte.

ORÉNO.

Eh non... ?

CHARLES.

C’est pour savoir...

À Louise.

Au revoir, mam’zelle !

LOUISE, un peu troublée.

Au revoir, monsieur.

Charles disparaît.

 

 

Scène IV

 

ORÉNO, LOUISE

 

ORÉNO, allant s’assurer si la porte est fermée.

Comment ! au revoir ? par exemple !... si j’ai une domestique pour qu’il la revoie...

À Louise.

Est-ce que vous connaissez ce jeune homme-là, mam’zelle Louise ?

LOUISE, avec embarras.

Je ne sais pas qui il est...

ORÉNO.

Il arrive sans doute du Cap, où il y a tant de Français... Est-ce que vous ne l’aviez pas encore vu ?

LOUISE.

Pardon, monsieur, il m’a rencontrée plusieurs fois quand j’allais puiser de l’eau à la fontaine des Pélicans.

ORÉNO.

C’est lui qui vous a rencontrée ?... c’est pas vous... j’aime mieux ça.

Prenant un air important.

D’abord, je n’aime pas que les domestiques se dérangent, ni qu’ils aient des fréquentations avec les blancs.

À part.

C’est ce que nous disait toujours M. Lefort... Ah ! ah ! c’est que je sais être le maître chez moi.

Haut.

Mais, à propos, avez-vous déjeuné, mam’zelle ? c’est que je n’ai pas déjeuné, moi.

LOUISE.

Je suis à vos ordres, monsieur.

ORÉNO.

Si vous n’avez pas faim, j’attendrai... Nous déjeunerons plus tard.

LOUISE.

Dites-moi où il faut mettre le couvert.

ORÉNO.

Ah ! comme ça va m’amuser de regarder mettre mon couvert !

Il va s’asseoir sur sa chaise.

Tenez, apportez la table là... mais attendez, elle est trop lourde pour vous.

Il se lève et va chercher la table.

Maintenant, placez les assiettes.

LOUISE.

Où les trouverai-je ?

ORÉNO, désignant la chambre à gauche.

Là-dedans... Il y en a deux avec deux jattes, parce que, voulant prendre une domestique, j’ai monté mon ménage.

LOUISE.

Ah !

Rêvant, à part.

Pourquoi donc que je songe toujours à ce jeune homme ?

ORÉNO, à part, en fixant Louise.

Je parie qu’elle pense à sa nourrice dans ce moment-ci... Pauvre enfant !

Il va machinalement chercher les deux assiettes, les deux jattes, et met le couvert.

LOUISE, toujours rêveuse.

Qu’est-ce qu’il venait chercher ?

ORÉNO, à part, mettant le couvert.

Pauvre jeunesse !... réduite à servir !... Quelqu’un lui assurerait un sort, qui l’épouserait... vraiment ça serait une bonne action ; et il me semble que  cette bonne action là me ferait plaisir, à moi.

Air : Vaudeville de Michel et Christine.

Ensemble.

ORÉNO.

Mais j’ai peur,
Oui, j’ai peur.
De lui parler de tendresse ;
Si c’était un’ négresse
Il m’sembl’ que j’aurais moins d’frayeur.

LOUISE.

Oui, j’ai peur,
J’ai bien peur,
Et j’ai tort d’y songer sans cesse,
C’souv’nir qui m’intéresse,
Malgré moi vient troubler mon cœur.

ORÉNO.

Approchez-vous, ma domestique,
Votre déjeuner est servi.
Voilà vot’ plac’ que j’vous indique !

LOUISE.

Comment ! que je me mette ici ?

ORÉNO.

Obéissez !... ne suis-je pas le maître ?

LOUISE.

Mais la distanc’ que l’sort mit entre nous ?

ORÉNO.

Rapprochons-la, j’ prétends m’mettre auprès de vous...
Si vous voulez bien le permettre.

Ensemble.

LOUISE.

Oui, j’ai peur, etc.

ORÉNO.

Mais j’ai peur, etc.

 

 

Scène V

 

ORÉNO, LOUISE, CHARLES

 

CHARLES.

Cette fois-ci, c’est moi.

ORÉNO.

C’était encore vous, tout à l’heure...

CHARLES.

Je vous salue, mam’zelle, ainsi que toute la société.

ORÉNO.

Voyons, qu’est-ce que vous voulez définitivement ?

CHARLES.

Ah ! ce que je veux, ce n’est pas ce qui m’embarrasse, morbleu !... Tout à l’heure je ne savais pas trop ce que je voulais ; mais j’y ai réfléchi depuis. Je viens pour vous parler à vous, à vous seul.

À Louise qui va pour sortir.

Est-ce que vous sortez, mam’zelle ?... Je ne veux parler qu’à lui seul ; mais vous n’êtes pas de trop.

ORÉNO.

Mais si vous ne voulez parler qu’à moi ?

CHARLES.

Oh ! quand il y en a pour un, il y en a bien pour deux.

LOUISE, fait une révérence et s’en va en disant.

N’importe, je me retire.

À part.

Je ne sais pas pourquoi, mais je voudrais bien savoir ce qu’il a à lui dire.

Elle sort.

ORÉNO, regardant Louise partir, à part.

Elle s’en va... c’est bien de sa part... Je vois que ce que j’avais cru...

 

 

Scène VI

 

CHARLES, ORÉNO

 

CHARLES.

C’est pas l’embarras, je n’aime pas causer d’affaires devant des femmes ; parce que, ventrebleu !...

À part.

Ali ! que je suis dissimulé...

ORÉNO.

Ah !... mais voyons, je vous écoute.

CHARLES.

Bon... Je vous dirai donc que j’ai appris à la ville que vous aviez besoin de quelqu’un.

ORÉNO.

Oui, j’avais besoin d’une petite servante.

CHARLES.

C’est ça... Eh bien ! me voilà, corbleu !

ORÉNO.

Comment, vous voilà ? pourquoi faire ?

CHARLES.

Dame ! si vous avez besoin de quelqu’un.

ORÉNO.

Si c’est pour ça que vous êtes venu interrompre mon déjeuner... Je suis déjà bien assez servi... j’ai ce qu’il me faut.

CHARLES.

Vraiment ! déjà ?

ORÉNO.

Cette petite blanche que vous avez vue là.

CHARLES.

Cette petite ?... Monsieur Oréno... cette jeunesse !... ce n’est pas que je veuille lui nuire, moi, mais ce n’est pas en état de faire la grosse besogne, c’est trop faible... Il vous faut un homme, un grand jeune homme, corbleu, taillé en force ; comme moi, par exemple... tel que vous me voyez... vous regardez bien ?... tel que vous me voyez, je suis dans le cas de porter... cinq cents...

ORÉNO.

Cinq cents !

CHARLES.

Oui, en plusieurs fois.

ORÉNO

Il paraîtrait qu’il est bien fort.

CHARLES.

Dame ! quand on a servi dans la marine... car je quitte mon bâtiment pour entrer à votre service, j’espère que c’est du dévouement... Et puis un autre avantage, indépendamment de la force, je sais lire et écrire.

ORÉNO.

Ah ! ah ! c’est bon cela... Laissez-moi, laissez-moi... Voilà que je réfléchis.

À part.

Ah çà ! mais voyons... Si j’épouse ma petite servante... alors je ne serai plus servi... Je veux cependant que quelqu’un me serve ; car enfin j’aurai beau être le maître, ma femme sera la maîtresse.

CHARLES.

Eh bien !... les réflexions ?

ORÉNO.

Eh bien !... nous verrons... je vous prendrai peut-être.

CHARLES.

C’est bon, voilà qui est dit.

ORÉNO.

Je ne vous dis pas que c’est dit... je vous dis que je vous prendrai peut-être.

CHARLES.

C’est tout ce que je demandais ; au moins je suis sûr maintenant que vous me prendrez peut-être... Et la partie des gages ?...

ORÉNO.

Soixante francs par an, argent de France.

CHARLES.

Va pour soixante mille bombes.

ORÉNO.

Je ne dis pas soixante mille bombes.

CHARLES.

J’entends bien, soixante francs... voilà qui est convenu.

ORÉNO.

Ainsi vous êtes mon domestique.

CHARLES.

Bien entendu.

ORÉNO.

Et quand j’aurai besoin que vous m’écriviez quelque chose...

CHARLES.

Alors, je serai votre secrétaire.

ORÉNO.

Non, je ne veux qu’un domestique... Mais quand je vous ferai écrire...

CHARLES.

Je serai votre secrétaire.

ORÉNO.

Je ne veux pas de secrétaire.

CHARLES.

Alors, je n’écrirai donc pas ?

ORÉNO.

Si, puisque vous êtes mon domestique.

CHARLES.

Mais je serai donc votre secrétaire !

ORÉNO.

Comment ?... c’est donc un secrétaire celui qui écrit ?

CHARLES.

Mais dame !

ORÉNO.

Eh bien ! voilà ma maison qui commence à se monter... à présent je vais être joliment servi, j’espère.

CHARLES, prenant sur la table une calebasse et se servant à boire.

Avez-vous quelque chose à m’ordonner ?

Il boit.

ORÉNO.

Mais c’est du vin, ça.

CHARLES.

Je m’en doutais...il est bien bon ; mais dites-moi donc... à propos, pendant que je fais vos affaires, je ne peux pas faire les miennes.

ORÉNO.

C’est vrai.

CHARLES.

Eh bien ! il faut que vous me fassiez le plaisir d’aller tout de suite jusqu’au village, ici près, avertir un de mes amis qui m’attend que je ne reviendrai pas, et qu’il peut s’en retourner.

ORÉNO.

À quoi le reconnaîtrai-je ?

CHARLES.

Un petit, habillé comme moi en matelot... C’est un blanc, il sera facile de le distinguer... il n’y a que des noirs au village.

ORÉNO.

Bien... il ne vous faut rien autre chose ?

CHARLES.

Non.

ORÉNO.

J’y cours.

Il sort.

CHARLES, regardant sortir Oréno.

Il est bon enfant le bourgeois.

 

 

Scène VII

 

CHARLES, seul

 

Le voilà parti.

Il tire sa pipe et son briquet, et bat le briquet en parlant.

Maintenant, il faut que je profite de son absence pour savoir où j’en suis avec mam’zelle Louise. Mais, j’y songe, n’ faut pas fumer ici, parce que la pipe ça a une odeur c’est pourtant du fameux tabac... Le difficile n’est pas de l’aimer, cette bonne Louise, d’en être fou, d’en perdre la tête... c’est de le lui dire... Devant une jolie fille, je suis plus tremblant que devant un corsaire d’Alger... Ah çà ! mais il ne faut pas perdre mon temps à bavarder tout seul, corbleu !... faut pas jurer avec elle par exemple, car on dit qu’il y a des femmes qui n’aiment pas ça.

Appelant.

Mamzelle Louise ! mam’zelle Louise !

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, CHARLES

 

LOUISE.

Qu’est-ce qui me demande ?

CHARLES.

C’est moi, mam’zelle... Je m’appelle M. Charles.

LOUISE, à part.

Ah ! mon Dieu ! me voilà seule avec ce jeune homme !

CHARLES.

C’est pour vous dire, mam’zelle, que me voilà votre... camarade, en attendant mieux.

LOUISE.

Comment ?

CHARLES.

Oui, je suis entré au service du bourgeois... Ainsi nous voilà dans la même condition.

LOUISE, témoignant de l’inquiétude.

Mais où donc est-il notre maître ?

CHARLES.

Soyez tranquille ; je l’ai envoyé en course...

À part.

Dieu ! comment lui dire ?...

Haut.

Vous souvenez-vous, mam’zelle, de m’avoir vu à la fontaine des Pélicans ?

LOUISE.

Oui, monsieur.

Air : Vous voyez que je pense à vous (des Maris ont tort.)

Je me souviens qu’à la fontaine,
J’vous vis pour la première fois ;
Vous m’avez regardée à peine,
Mais vous m’fit’s un salut, je crois.
(bis.)
Debout, immobile, en silence,
Vous aviez l’air tout interdit...
(bis.)
Voilà comm’ nous fîm’s connaissance,
Mais je crois qu’vous n’m’avez rien dit.
(bis.)

CHARLES.

Ne vous souvenez-vous que d’ça, mam’zelle ?

LOUISE.

Même air.

Je me souviens qu’à la fontaine,
Un autre jour, pour m’obliger,
Vous vous êtes donné la peine
D’prend’ ma cruche et d’vous en charger.
(bis.)
Quand j’vous quittai, c’te complaisance
Me revint toujours à l’esprit.
(bis.)
Et d’puis c’temps-là sans cess’ j’y pense,
Et c’pendant vous n’m’avez rien dit.
(bis.)

CHARLES.

Je n’vous ai rien dit, c’est vrai ; mais je parlais aux autres jeunes filles qui venaient à la fontaine, je les faisais jaser sur vous parce que je me sentais plus hardi avec elles ; et le plus drôle c’est que notre destinée se ressemble.

LOUISE, se rapprochant de lui.

Vous êtes malheureux ?

CHARLES.

Pas auprès de vous, mam’zelle... du reste, même position ; blanc et blanche, orphelin et orpheline... tous deux sans fortune, je crois bien... Par exemple, la différence... c’est que vous n’êtes pas marin, et moi je le suis.

LOUISE.

Vous êtes marin ?

CHARLES.

Matelot... toujours par suite des circonstances.

LOUISE.

Ah ! mon dieu !... et quelles circonstances, vous ont fait tomber...

CHARLES.

Sur le mât de perroquet ?... voici : Mon père était employé chez un riche habitant de Saint-Louis du Sénégal ; de retour en France ; il s’y maria ; mais son bonheur fut court. Je perdis ma mère et bientôt lui même... j’étais bien jeune. on m’a nommé des tuteurs, à cause d’un petit héritage ; l’héritage a amené des procès ; les tuteurs ont pris des procureurs et finalement de tuteurs en procureurs, il n’y a plus eu d’héritage alors les tuteurs et les procureurs m’ont laissé là... Je me suis engagé à bord d’un corsaire, pour y faire ma fortune en qualité de mousse ; j’ai monté en grade en grandissant ; ma bonne conduite m’a fait avoir de l’avancement, et maintenant je suis matelot en attendant mieux... Mais depuis quinze jours nous avons relâché sur les côtes du Sénégal ; mam’zelle je vous ai vue... je vous...

À part.

C’est drôle, le mot est là... je suis sûr qu’il y est... le je sens... impossible de le lâcher.

Haut.

Enfin, suffit, n’y pouvant plus tenir, je me suis échappé ; j’ai été à votre ancien domicile,  où j’ai appris... et me voilà !

LOUISE.

Quoi ! monsieur, vous voulez rester dans ce pays ! quelle est votre espérance ?

CHARLES.

Quelle est mon espérance ?

À part.

Je crois que c’est le moment de me risquer. Allons ! je me risque...

Haut.

Eh bien ! mam’zelle, mon espérance...

 

 

Scène IX

 

CHARLES, LOUISE, ORÉNO

 

ORÉNO, essouffle et chargé d’un paquet.

Ouf !

LOUISE.

C’est notre maître.

CHARLES, à part.

Justement, il arrive au moment où je me risquais.

ORÉNO, d’un air soupçonneux.

Ah ça ! mais ils étaient bien près l’un de l’autre.

CHARLES, à Oréno.

Ah ! vous voilà déjà revenu.

ORÉNO.

Oui, j’ai couru.

CHARLES.

Avez-vous trouvé ?

ORÉNO.

Le petit ?... je l’ai trouvé.

CHARLES.

Vous avez fait ma commission ?

ORÉNO.

Oui... Il m’a dit comme ça, que si vous ne reveniez pas, qu’il ne voudrait pas être à votre place... Je lui ai dit que c’était malhonnête, parce que votre place était bonne ; que vous étiez mon domestique-secrétaire.

CHARLES.

C’est bien, c’est bien... Mais qu’est-ce que vous portez donc là ?

ORÉNO.

Ça ? rien... c’est des emplettes pour moi.

CHARLES.

Pour vous ?

ORÉNO, bas à Charles, le tirant à l’écart.

C’est-à-dire pour ma domestique.

CHARLES.

Ah !

ORÉNO.

Oui ; et vous, voilà tout ce qu’il vous faut pour écrire.

CHARLES.

Vous avez bien fait... Ainsi ce paquet-là c’est pour moi...

Il le prend.

et celui-ci pour mam’zelle Louise.

ORÉNO.

Oui, mam’zelle, c’est moi qu’apporte ça.

LOUISE.

Ah ! monsieur, que je vous remercie !... La jolie robe !...

CHARLES, à part.

Il est galant, le bourgeois.

ORÉNO.

Maintenant, si nous songions à reprendre le déjeuner, parce que je sens...

CHARLES.

C’est juste ; si notre maître le veut, mettons-nous à table.

ORÉNO.

Moi, je vais prendre la chaise, je suis le maître ; vous, mettez-vous sur le banc ; il est bien étroit : mais dame ! je ne savais pas que nous serions si nombreux.

Charles s’assied sur un petit banc, avec Louise, et paraît enchanté d’être si près d’elle.

Qu’est-ce que je vais vous servir ?

Regardant Louise et Charles.

Mais dites-moi donc, mes domestiques, vous êtes bien près l’un de l’autre.

CHARLES.

C’est la faute du banc, il n’est pas plus grand.

ORÉNO.

C’est vrai.

CHARLES, à Louise.

Je suis bien heureux, mam’zelle Louise.

ORÉNO.

Ah bien ! moi, je veux me mettre sur le banc.

CHARLES.

Il n’y a plus de place.

ORÉNO.

En se serrant un peu ; mais, au fait, prenez la chaise, vous.

CHARLES.

Moi, je suis bien là ; ne faites donc pas de cérémonie avec moi.

ORÉNO.

C’est pas ça... c’est... Mettez-vous sur la chaise ; j’aime mieux ça... je le veux.

CHARLES, à Louise, sans écouter Oréno.

Vous ne mangez pas, mam’zelle Louise.

LOUISE.

Notre maître vous parle.

ORÉNO.

Oui, oui, mettez-vous donc sur la chaise.

CHARLES.

Comme vous voudrez.

Il se lève ainsi qu’Oréno pour changer de place.

Dites donc, bourgeois, aimez-vous la musique ?

ORÉNO.

Si j’aime la musique ?... le tambour... oh ! oui.

CHARLES.

Eh bien ! puisque mam’zelle Louise ne mange pas, elle va nous chanter quelque chose... une petite chanson.

ORÉNO.

Je le veux bien.

Il s’assied près de Louise qui se lève elle-même presqu’aussitôt pour chanter et Oréno se trouve seul sur le banc.

CHARLES, à Louise.

Allons, mam’zelle, le maître le veut.

Pendant que Louise chante, Charles se fait verser plusieurs fois à boire par Oréno, qui mime l’air de Louise, saute et paraît transporté de ravissement.

LOUISE.

Je vais vous chanter un air que m’a appris un bon nègre qui revenait de l’île Bourbon.

Air.

Maître à moi se fâche et menace ;
Bien souvent lui lever son bras ;
Quand a frappé... douleur se passe,
Pauvre noir lui chanter tout bas :

Pas toujours souffrir ;
Vient jour de plaisir ;
Oublier la peine.
Alors dansera,
Zora chantera,
Gourde sera pleine ;
Et puis maître à moi
Est bon, sais pourquoi.
Il a p’tit’ maîtresse,
Aussi ses enfants
Sont pas beaucoup blancs ;
Leur mère est négresse.

Maître à nous, négresse il aime,
À raison, s’y connaît vraiment.
Noir visage gentil tout d’même,
Et plus gentil qu’visage blanc.

Deuxième couplet.

Négresse toujours
Fidèle en amours ;

Pas jamais volage,
Tresser beau panier,
Ou joli collier ;
Soigner le ménage.
Et si maître blanc
Rentre bien méchant,
Colère est à craindre ;
Toujours obéir,
Quelquefois souffrir,
Mais jamais se plaindre.

Maître à nous, négresse il aime, etc.

ORÉNO, allant caresser Louise et répétant les derniers mots.

Oh ! je n’y tiens plus.

À part.

Il faut que je l’épouse, il faut que je l’épouse.

CHARLES, à part.

Avec tout ça ma déclaration n’est pas encore faite, et si le capitaine me savait ici... Il faut se dépêcher.

ORÉNO, à part.

L’embarras, c’est de me déclarer, et de vive voix, je n’ose jamais parler. Oh ! si je savais écrire !. mais, à propos, qu’est-ce que je dis donc ?

Appelant.

Mon secrétaire !

CHARLES.

Plaît-il ?

ORÉNO, d’un air de confidence.

Attendez.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

À Louise.

Vous avez une bell’ coiffure,
Puis un’ robe d’un tissu charmant ;
Je désir’ que de c’te parure
Vous fassiez usage à l’instant.

LOUISE, faisant une révérence.

J’obéis... mon maître m’en prie ;

À part.

Pour moi c’est un double plaisir.
L’un est bien ais’ de me voir obéir
Et l’autr’ me trouv’ra plus jolie.

Louise sort.

 

 

Scène X

 

ORÉNO, CHARLES

 

ORÉNO.

C’est une fameuse ruse que je viens d’employer là.

CHARLES.

Oui, c’est diablement malin ; oh ! quand vous vous y mettez.

ORÉNO.

Maintenant, mon secrétaire, il faut que je vous fasse une confidence... Je suis amoureux !... Ouf !

CHARLES.

Amoureux ?... Eh bien tant mieux pour vous monsieur Oréno, quand on est riche et qu’on peut faire le bonheur d’un quelqu’un qui vous aime.

ORÉNO.

Oui, mais je ne sais pas encore si elle m’aime.

CHARLES.

Tiens, c’est comme moi. Contez-moi donc ça... je vous conterai mon histoire après.

ORÉNO.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai pas encore osé lui faire ma déclaration.

CHARLES.

Comme moi.

ORÉNO.

Quand je la vois, ça m’embrouille, et je deviens tout...

CHARLES.

Comme moi.

ORÉNO.

Tout bête.

CHARLES.

Moi ça ne va pas jusque-là, mais pas bien loin.

ORÉNO.

Et il me semble que je serai plus hardi auprès d’elle quand elle n’y sera pas. Puisque je n’ose pas parler de mon amour, j’ai pensé à l’écrire ; et comme vous êtes mon secrétaire...

CHARLES.

Vite, vite, l’écritoire, le papier, les plumes... Elle sait donc lire ?

ORÉNO.

Elle m’a dit qu’elle savait lire.

Charles se place auprès de la petite table qui est à la droite du théâtre, et sur laquelle Oréno a apporté tout ce qu’il faut pour écrire.

J’vas dicter... écrivez ; vous y êtes ? Mettez d’abord en tête : Mam’zelle Louise.

CHARLES, se levant.

C’est mam’zelle Louise que vous aimez ?

ORÉNO.

Oui, c’est elle ; j’en suis bien sûr, ça vous étonne ?

CHARLES, ému.

Moi ? non... mais.

ORÉNO.

Ah ! je veux la rendre si heureuse ! Elle est pauvre, eh bien ! tout ce que j’ai sera à elle ; elle n’a pas de famille, je lui servirai de père !...

CHARLES, à part.

Si ce n’était que ça !

ORÉNO.

Je la servirai comme son esclave, et vous aussi ; nous la servirons tous les deux.

CHARLES, à part, soupirant.

Allons, c’est pour son bonheur.

ORÉNO.

Écrivez.

CHARLES, à part.

C’est bien dur cependant d’être le secrétaire de son rival.

ORÉNO.

Vous avez mis : Mamzelle Louise.

CHARLES.

C’est fait...

ORÉNO.

Je vous aime.

CHARLES, à part.

J’aurais cherché peut-être longtemps, moi, pour écrire ça ; lui, il va au fait tout de suite.

ORÉNO, se grattant la tête.

Attendez, parce qu’il faut que ce soit bien tourné.

CHARLES.

Est-ce tourné ?

ORÉNO, dictant.

Je vous offre mon cœur et ma main. Vous avez mis : ma main.

CHARLES.

Oui.

ORÉNO.

Bien.

Dictant.

Et ce que je possède est à vous tout d’même.

CHARLES.

C’est écrit...

Se levant.

Voici votre lettre.

ORÉNO.

Non ; c’est que je n’oserais jamais la remettre moi-même.

CHARLES.

Ah : c’est trop fort ! mille canonnades ?... et si vous comptez sur moi...

ORÉNO.

Air du vaudeville des Scythes.

Vous me r’fusez ce bon office...
Ah ! c’est bien mal, monsieur, mais cependant
J’aurais le droit d’exiger ce service.

CHARLES.

Vous ne l’avez plus à présent...
C’matin encor, vous le pouviez peut-être,
À vous servir je m’étais engagé ;
Mais maintenant vous n’êtes plus mon maître,
Car dès ce moment je vous donn’ vot’ congé.

ORÉNO.

Comment ?

CHARLES.

Oui, je quitte votre service.

ORÉNO, à part.

Je vois ce que c’est... Je connais sa raison, il aime mam’zelle Louise...

Avec colère.

Si c’était vrai !

S’apitoyant.

Dame ! c’est bien naturel, il l’a vue.

Haut à Charles, brusquement.

Allez-vous-en tout de suite.

CHARLES.

Oui, M. Oréno, mais...

ORÉNO.

Tout de suite, tout de suite ; mais attendez... il faut régler nos comptes ; j’ai été domestique, je sais ce que c’est.

Il tire sa bourse.

CHARLES.

Laissez donc...

ORÉNO.

Si, si, voyons... À soixante francs par an... il y a une heure que vous êtes chez moi... ça fait...

CHARLES, remontant la scène.

Ça fait... ça ne fait rien.

ORÉNO.

Mais où allez-vous aller ?

CHARLES

Rejoindre mon corsaire : il en arrivera ce qui pourra... mon affaire n’est pas bonne... c’est égal... Adieu, M. Oréno.

ORÉNO.

Adieu...

À part.

Pauvre garçon !

Il se retourne et revoit Charles hésitant encore à partir et regardant du côté de la chambre de Louise.

Eh bien !

CHARLES.

Adieu, M. Oréno... Dites donc, est-ce que je pourrais pas souhaiter le bonsoir à mam’zelle Louise ?

ORÉNO.

Non, non... partez... partez à l’instant.

CHARLES, à part.

Il faut pourtant que je la revoie... Comment faire ?

Haut.

Dites donc, M. Oréno, si cependant ça peut vous faire plaisir, je remettrai votre lettre.

ORÉNO, avec joie.

Vraiment !...

Changeant de ton.

Ah ! non, je ne veux plus.

CHARLES.

Je m’en irai après.

ORÉNO.

Tout de suite après ?

CHARLES.

C’est convenu.

ORÉNO.

Vous me le jurez ?

CHARLES.

Foi de marin.

ORÉNO.

Oh ! oui, parlez pour moi... on n’ose pas se faire valoir soi-même... Je ne suis pas encore très vieux... et puis, j’étais beau garçon autrefois ; je n’oserais pas le dire moi-même. Ma couleur pourrait bien l’effaroucher aussi un peu ; mais vous lui rappellerez sa chanson sans faire semblant de rien.

« Visage noir gentil tout d’même,
« Et plus gentil qu’visage blanc. »

CHARLES, à part.

Je l’ai juré, je tiendrai parole ; faut être honnête.

ORÉNO, avec bonté.

Mais un service en vaut un autre, et tandis que vous parlerez pour moi à mam’zelle Louise, je parlerai pour vous à votre capitaine.

CHARLES.

Avec ça qu’il vous écoutera.

ORÉNO.

Soyez tranquille, je le supplierai tant... mais la voilà.

 

 

Scène XI

 

ORÉNO, CHARLES, LOUISE

 

Ensemble.

Air : Duo du Maçon.

LOUISE.

Me voilà ! (bis.)
Suis-je bien comm’ cela ?
Cette parure-là
Peut être vous plaira.

CHARLES, présentant la lettre à Louise.

La voilà ! (bis.)
Mam’zell’ prenez cela.
Voyons à c’t écrit-là
C’que vot’ cœur répondra.

ORÉNO, s’en allant.

La voilà ! (bis.)
Pourquoi tremblé-j’ comm’ ça ?
Ah ! je voudrais déjà
Savoir ce qu’ell’ dira.

 

 

Scène XII

 

CHARLES, LOUISE

 

LOUISE, à part, regardant Charles.

Il m’écrit, et cependant il est près de moi.

CHARLES.

Je vous en prie, lisez, mam’zelle.

LOUISE.

Air de l’Angélus (de Romagnesi)

Vous voulez, j’obéis enfin.

Lisant.

« Mam’zelle Louise, je vous aime.
« J’vous offre mon cœur et ma main ;
« C’que j’ possèd’ est à vous tout d’même »

À part.

Ah ! grand dieu ! mon trouble est extrême.

À Charles.

Monsieur, c’que contient cet écrit
Ne doit pas beaucoup me surprendre,
Vous n’me l’aviez pas encor dit,
Et j’avais déjà cru l’entendre.

CHARLES, vivement.

Est-il possible...

Changeant de ton.

Mais pardon, mam’zelle Louise, j’oubliais de vous dire que c’est not’ maître qui vous adresse ce billet ; moi, je l’ai écrit sous sa dictée.

LOUISE, piquée.

Il n’est pas de vous ?

CHARLES.

C’est de la part de M. Oréno que je viens... Il m’a chargé de vous dire qu’il voulait de vous pour sa femme, qu’il ferait votre bonheur... qu’il avait été beau garçon autrefois... Il est riche... il vous aime...

S’oubliant.

Ah ! s’il vous aimait autant...

À part.

Mon Dieu ! que c’est donc difficile de vanter son rival, surtout un rival de cette couleur-là ! on ne sait que dire.

LOUISE, très émue.

Ah ! c’est notre maître qui vous envoie ?... c’est d’un bon cœur ce que vous faites-là. Eh bien monsieur, dites-lui que je l’aime aussi, que je l’aime beaucoup... mais que je ne veux pas me marier, que je ne veux pas être riche.

CHARLES, s’essuyant les yeux.

Vous l’aimez ?... tant mieux...tant mieux pour lui, s’entend ; plus tard vous consentirez sans doute à l’épouser... quand on s’aime...Au surplus, je ne serai pas à la noce, puisque demain je serai bien loin.

LOUISE.

Comment ?

CHARLES.

Oui, mam’zelle, j’ai déserté pour vous : j’ai quitté mon bâtiment sans permission, et du moment qu’on m’aura repris, mon procès sera bientôt fait. Ces procureurs-là sont encore plus expéditifs que ceux de France... C’est l’affaire de trois mots alignements. en joue... bien le bonsoir.

LOUISE.

Il serait vrai ?

CHARLES.

Voilà ma position, mam’zelle... elle n’est pas belle, ma position... Et ce que vous ne savez pas, c’est que M. Oréno est allé trouver mon capitaine. Il croit bien faire, not’ maître ; mais ça va faire découvrir ma retraite : je l’ai laissé aller, je tiens si peu à la vie... Adieu, mam’zelle.

LOUISE, retenant Charles qui veut s’éloigner.

Je vous en prie, ne partez pas.

D’un air embarrassé.

Ce n’est pas not’ maître que j’aime.

CHARLES, vivement.

Qui donc ?... est-ce quelqu’un de la maison ?

LOUISE.

Oui.

CHARLES.

Alors... c’est donc moi ?

LOUISE.

Oui... mais fuyez bien loin... Si votre capitaine...

Elle se jette dans ses bras.

Air : Ah ! si madame nous voyait !

Ah ! de grâce sauvez vos jours ;
On peut venir et vous surprendre,
Partez, fuyez sans plus attendre...
Qui viendrait à votre secours ?
Éloignez-vous, je vous en prie,
Car on peut venir en ces lieux.

CHARLES, se jetant à ses genoux.

Maintenant je tiens à la vie,
Ah ! qu’ça rend poltron d’être heureux ?

 

 

Scène XIII

 

CHARLES, LOUISE, ORÉNO

 

ORÉNO, entrant tout effaré.

Que vient de me dire le capitaine ! c’est lui, le fils de mon bienfaiteur !

CHARLES, saisi de peur, toujours à genoux.

Pardon, M. Oréno, ne croyez point...

LOUISE, à Oréno, d’un air suppliant.

Ne le dénoncez pas.

ORÉNO, en délire, caressant Charles et se jetant à ses pieds.

Pardon, pardon, mon cher maître.

Il lui baise les mains.

Pardon.

CHARLES, surpris.

Ah çà ! qu’est-ce qu’il a donc ? Voilà qu’il me demande pardon et qu’il m’appelle son cher maître.

ORÉNO, de même.

Oh ! j’aurais donné tout mon sang pour vous sauver.

CHARLES.

Mais je n’y suis pas du tout.

LOUISE.

Qu’est-il donc arrivé ?

ORÉNO.

Eh ! savais-je que vous étiez le fils de M. Lefort ?... Le capitaine m’a tout appris... les malheurs de votre famille... votre désertion... Alors j’ai dit que je venais demander grâce pour vous. Le capitaine m’a répondu fort poliment que ça ne se pouvait pas ; il m’a demandé où vous étiez : j’ai répondu à mon tour que je n’en savais rien, et que personne n’avait le droit de venir vous chercher chez moi.

CHARLES.

Aïe !

ORÉNO.

C’est égal, il n’en a pas tenu compte, et il a commandé à six beaux soldats... des beaux hommes, ma foi... d’aller vous rejoindre pour vous fusiller.

LOUISE.

Grand Dieu !

ORÉNO.

Et ils sont partis.

Avec un air de joie.

Ah !

CHARLES.

Eh bien ! ça vous a donc fait plaisir... de les voir partir ?

ORÉNO.

Ça m’a pas fait plaisir de les voir partir... mais ça m’a fait plaisir de voir le capitaine... Je lui ai dit que je paierais tout ce qu’il voudrait pour qu’on vous trouvât un remplaçant.

CHARLES.

Un remplaçant pour être fusillé ! ça n’est pas facile à trouver.

ORÉNO.

Nous nous sommes arrangés : je lui ai remis le prix de votre engagement, et vous êtes libre enfin.

Air : Époux imprudent, fils rebelle.

À Louise.

Oui, oui, mam’zell’, n’craignez rien pour sa vie.

CHARLES.

Il se pourrait ! je n’suis plus déserteur.

ORÉNO.

Ah ! n’me r’merciez pas j’vous en prie ;
N’êt’s-vous pas l’fils d’mon bienfaiteur.
Vous êt’s le fils d’mon bienfaiteur.
J’lui dois la fortune que j’ai faite ;
Ah ! je suis heureux, mes enfants,
De retrouver après vingt ans
Le moyen de payer ma dette.

CHARLES.

Comment vous avez payé ?... quel digne homme !... vous êtes mon sauveur !

Il le presse dans ses bras.

ORÉNO.

Et j’ai pu me faire servir par vous !

CHARLES.

Ah ! de ce côté-là, vous pouvez avoir la conscience en repos.

ORÉNO.

C’est moi qui veux vous servir... votre père n’est plus là...

Il essuie une larme.

Tout ce qui est ici vous appartient, prenez-le.

CHARLES.

Ah ! voilà de tout ce que vous m’offrez la seule chose que j’accepte.

Il prend la main de Louise qu’il baise avec transport.

Vous pouvez garder le reste.

ORÉNO.

Eh bien ! soyez mes enfants, et quand vous voudrez repartir pour votre pays, Oréno vous y suivra.

Vaudeville.

Air : Beau petit mam’zell’ Zizi (de l’Île des Noirs).

Vous me retrac’rez l’image
D’un bon maître que j’aimais ;
Dans votre petit ménage
Tous deux soyez heureux... mais
Ah ! ne me quittez jamais.

LOUISE et CHARLES.

Nous ne vous quit’rons jamais.

ENSEMBLE.

Non jamais, jamais, jamais.

LOUISE, au Public.

Messieurs, l’bon noir vous invite
À l’visiter souvent, mais
Comm’ sa case est bien petite ;
Il a fait placer exprès
Un parterre tout auprès.
V’nez ! vous n’le gên’
rez jamais.

ENSEMBLE.

Non, vous n’nous gênerez jamais.
Non, jamais, jamais, jamais.

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