Oropaste (Claude BOYER)
Sous-titre : le faux Tonaxare
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 17 novembre 1662.
Personnages
OROPASTE ou le faux Tonaxare, Roi de Perse
PATISITE, frère d’Oropaste
MÉGABISE, père d’Oropaste
DARIE, prince de Perse, Amant d’Hésione
ZOPIRE, prince de Perse, Amant d’Araminte
HÉSIONE, sœur du vrai Tonaxare
ARAMINTE, sœur de Darie
CLÉONE, confidente d’Hésione
MITROBATE, capitaine des Gardes du Roi
GARDES
La scène est à Suse dans le Palais Royal.
À MONSEIGNEUR LE DUC D’ESPERNON
Monseigneur,
Le Faux Tonaxare s’était donné à vous, avant qu’il eût droit d’aspirer à cet honneur par l’approbation publique ; La Fortune s’est enfin déclarée pour lui, après avoir été balancée par le malheur du siècle, qui tombe insensiblement dans le dégoût des Pièces sérieuses. Le don que je vous en avais fait a consacré mon Ouvrage, et l’ambition de vous plaire a tellement relevé le courage à mon Héros, qu’il a paru sur le Théâtre avec une fierté qui a étonné ses ennemis, et qui m’a donné l’assurance de le mettre sous la protection d’un des plus illustres Noms de l’Europe. Comme il est vrai, Monseigneur, que dans cette Auguste Maison, dont vous soutenez aujourd’hui toute la gloire, on a toujours vu des Actions de justice et de générosité ; C’est chez vous que le Faux Tonaxare a trouvé un glorieux asile contre ses persécuteurs. Vous avez hérité de ces grandes Qualités, qui ont immortalisé la mémoire de vos Ancêtres. On peut bien vous contester quelques biens de la Fortune, quoiqu’ils vous soient acquis naturellement par le Privilège de Successions légitimes ; on ne peut jamais vous disputer ces Vertus héroïques que vous avez tirées de l’exemple de vos aïeux, ou pour mieux dire que vous avez puisées dans le fonds de votre Sang. L’incertitude du Tribunal des Hommes peut mettre en quelque péril une partie de ce vaste héritage qui vous est dû ; mais rien ne peut diminuer ces biens précieux du Cœur et de l’Esprit, qui sont le premier caractère de la haute Naissance, et le principe de la véritable Grandeur. Cet amour, Monseigneur, et ce rare talent que vous avez pour les belles Sciences, et qui font tant d’honneur aux conditions relevées ; Cette généreuse franchise, et cette probité inaltérable dans un Siècle plein d’infidélité et de corruption ; Ce zèle abandonné, qui vous fait sacrifier toutes choses à la gloire de l’amitié ; Cette haute magnificence dont vous nous faites voir des essais, qui dans l’affermissement de votre fortune promettent des éclats dignes de l’Illustre Héritier de la Maison d’Espernon ; Cette valeur enfin qui est comme naturelle à tous ceux de votre Sang, et que vous avez signalée en beaucoup d’occasions ; Voilà, Monseigneur, votre principal héritage, voilà les avantages que vous possédez sans rien attendre de la faveur, et sans rien craindre de l’injustice : C’est par là qu’il faut estimer la grandeur de votre fortune ; et ce sont enfin ces grandes Qualités qui m’obligent à vous donner ce que j’ai de moins indigne de vous être offert : Le Faux Tonaxare est ce que j’ai de plus précieux et de plus estimable, puisqu’il a l’honneur de votre suffrage : Agréez donc, Monseigneur, cette marque de mes profonds respects, et la protestation que je vous fais d’être toute ma vie avec plus d’attachement et de fidélité que personne du monde,
Monseigneur.
Votre très humble et très obéissant Serviteur,
BOYER.
AU LECTEUR
Je suis obligé de t’avertir que le nom de Tonaxare n’est pas un nom inventé, comme quelques-uns ont cru ; Ce même prince frère de Cambise, est appelé Mergis par Justin, Smerdis par Hérodote, et Tonaxaris par Xénophon. J’ai cru te devoir cet avis, afin que tu ne juges pas de moi sur l’exemple de quelques auteurs de ce temps, qui prenant la licence de prêter un nom véritable à un sujet chimérique, pourraient faire croire que j’ai donné un nom inventé à un sujet historique.
ACTE I
Scène première
ZOPIRE, DARIE, CLÉONE
ZOPIRE, à Cléone.
Avertis promptement la Princesse Hésione,
C’est un avis pressant qu’il faut que je lui donne :
À Darie.
Oui, Seigneur, c’est d’Égypte, et du Camp du feu Roi,
Que je reviens ici plein de trouble et d’effroi.
DARIE.
Hors d’état de combattre, ayant quitté l’Armée,
La Victoire, ou la Paix, y semblait confirmée.
Le sort a-t-il changé ? craint-on nos ennemis ?
Quoique de ma blessure encore mal remis,
J’irai...
ZOPIRE.
C’est d’autres maux que je viens vous instruire ;
Par l’ordre de nos chefs, ce qu’on craint pour l’Empire,
Avant que voir le Roi, doit paraître à vos yeux.
Mais le Roi pourrait bien nous surprendre en ces lieux.
DARIE.
Non, non, depuis six mois maître de la Couronne,
Soit orgueil, soit coutume, il cache sa personne :
Zopire, tu sais bien comme il aimait ma Sœur,
Comme il m’offrit la sienne, et toute sa faveur ;
Maintenant sur le Trône, il fuit ma confidence,
Et tout son procédé marque son inconstance.
Il manque, l’infidèle, à ce qu’il m’a promis,
Il trahit mon amour, il trahit ses amis,
Et sans considérer le rang, ni le mérite,
Il m’ose dans son cœur préférer Patisite ;
Comme si pour me perdre, un infâme Démon
Avait pris sur le Trône, et sa place, et son nom.
ZOPIRE.
Plus que vous dans l’effroi que ce discours me donne,
Le procédé du Roi me surprend, et m’étonne ;
Cette infidélité dont il use envers vous,
Ce changement si grand, si remarqué de tous,
Le rendant si contraire à ce qu’il devrait être,
M’ouvrent les yeux, Darie, et va faire connaître
Un malheur mille fois plus digne d’être craint,
Que tous ceux dont je vois que votre amour se plaint.
La Princesse paraît ; Darie, en sa présence
De mon retour d’Égypte apprenez l’importance ;
Pour en juger sans trouble, et mieux que je ne fais,
Rendez à votre esprit une profonde paix.
Mais que vois-je, grands Dieux, Mégabise avec elle ?
DARIE.
Soupçonnez-vous, Zopire, un sujet si fidèle ?
ZOPIRE.
Il doit m’être suspect, et dans toute la Cour
Il devait le dernier apprendre mon retour.
Scène II
MÉGABISE, ZOPIRE, HÉSIONE, ARAMINTE, DARIE, CLÉONE
MÉGABISE.
Un grand trouble paraît dessus votre visage,
Zopire, dans ces lieux je vous fais quelque ombrage,
La Princesse m’a dit que vous étiez ici,
Et par d’autres avis j’en étais éclairci.
ZOPIRE.
Seigneur...
MÉGABISE.
J’ai tout appris d’un des chefs de l’armée ;
Et de pareils soupçons l’âme toute alarmée,
Je viens pour m’éclaircir dans ces obscurités,
Et peut-être y chercher de fatales clartés.
Laissez-moi prévenir le rapport de Zopire,
Madame ; mon discours vous pourra mieux instruire :
Il a des intérêts qui ne sont pas pour nous,
Et mon zèle est entier pour l’Empire, et pour vous.
ZOPIRE.
Parlez, et je suis prêt à vous prêter silence.
DARIE, à Mégabise.
Si vous craignez ici ma Sœur et ma présence...
MÉGABISE.
Non, non, Prince, arrêtez, et vous Princesse aussi.
HÉSIONE, à Cléone.
Vois si l’on nous écoute, et que nul n’entre ici.
MÉGABISE, tous étant assis.
Pardon, si le discours que je m’en vais vous faire,
Retraçant les malheurs du feu Roi votre Frère,
Rappelle dans votre âme un cruel souvenir,
Que peut-être le temps commençait d’en bannir.
L’Égypte allait tomber sous le joug de Cambise,
Et l’Afrique au seul bruit de ses armes soumise,
Déjà de toutes parts nous envoyait ses Rois
Reconnaître Cambise, et recevoir ses lois :
Il était tout rempli de l’heur de sa victoire,
Quand le Ciel se servit, pour confondre sa gloire,
Montrer notre faiblesse, et son divin pouvoir,
Du plus faible moyen qu’on puisse concevoir.
Un songe à ce vainqueur, à ce foudre de Guerre,
À ce maître absolu des trois parts de la Terre,
Ôta tout le repos, et lui fit souhaiter
Le sort des malheureux qu’il venait de dompter :
De cent vaines frayeurs son cœur devint la proie ;
Ses progrès le troublaient, loin d’exciter sa joie ;
Tout lui devint suspect, et ses timidités
Abaissant son orgueil à cent indignités,
Il flattait le soldat, et se donnait la gêne
Pour gagner l’amitié du moindre capitaine.
HÉSIONE.
Quel songe si fatal a pu par tant d’effroi
Ébranler tout d’un coup l’âme d’un si grand Roi ?
MÉGABISE.
Un songe, où le Roi vit par une indigne audace
Tonaxare son Frère oser prendre sa place,
Couronné dedans Bactre arracher de sa main
Le titre glorieux du pouvoir souverain :
Le Roi, sans consulter que sa fureur timide,
Veut qu’il meure, et choisit pour ce noir parricide
Préxaspe, et Patisite.
DARIE.
Et Patisite, ô Dieux !
Votre fils, Mégabise ?
MÉGABISE.
Oui, ce Fils odieux :
Hélas ! j’avais deux Fils, dont l’un périt dans l’onde,
Lui qui fut autrefois l’amour de tout le monde ;
L’autre à tant de forfaits osa s’abandonner,
Que du meurtre du Prince on l’ose soupçonner.
Oui, ce Fils est partout en si mauvaise estime,
Que plusieurs l’ont jugé capable de ce crime.
HÉSIONE.
Et mon Frère Cambise, ô honte ! ô lâcheté !
A passé sur un songe à cette cruauté ?
MÉGABISE.
C’est sur ce bruit qu’on croit Préxaspe, et son complice,
Avoir fait du vrai Prince un sanglant sacrifice ;
Et que Préxaspe étant retourné près du Roi,
Avait par ce rapport apaisé son effroi.
Cambise en cet état n’avait rien de contraire
Que le secret remords du meurtre de son Frère,
Lorsqu’il apprend qu’à Bactre on avait couronné
Celui que par son ordre il croit assassiné :
Son cœur en est frappé comme d’un coup de foudre ;
Confus, et ne sachant que croire et que résoudre ;
À ce mortel avis plein de trouble et d’effroi,
Je suis trahi (dit-il) enfin mon Frère est Roi.
Ô trop funeste effet d’un songe inévitable !
Je n’ai pu prévenir ce malheur effroyable.
Qu’on amène Préxaspe. Alors s’abandonnant
À tout ce qu’a d’affreux, de cruel, d’étonnant,
La crainte, la douleur, le désespoir, la rage,
Il querelle les Dieux, et lui-même il s’outrage,
Il s’aveugle à tel point, que courant en fureur
Pour porter à Préxaspe un poignard dans le cœur,
Il tombe, et se blessant sans sentir sa blessure,
Il faut mourir, Préxaspe, après ton imposture :
Quoi, perfide, est-ce ainsi que tu m’as obéi ?
Traître, mon Frère vit, c’est toi qui m’as trahi.
Là voulant contenter la fureur qui le presse,
Comme il lève le bras, il tombe de faiblesse.
Écoutez ce qui reste. Après un peu d’effroi,
Préxaspe se remet, approche, et parle au Roi.
Ton Frère est mort (dit-il) et notre obéissance
N’a que trop bien servi ta vaine défiance ;
Patisite, avec moi, par un coup plein d’horreur,
A dans Bactre immolé ce prince à ta frayeur.
Je te l’ai déjà dit ; et si maintenant Suse
Prend un autre pour lui, Patisite l’abuse ;
Oropaste son Frère, a tous les traits du tien,
Et l’un et l’autre en tout se ressemblent si bien,
Qu’on s’est mépris cent fois à cette ressemblance :
Un si juste rapport confondant leur naissance,
L’assassinat connu de nous deux seulement,
Son départ la nuit même, et ton éloignement,
Ont rendu Patisite à ce point téméraire,
Qu’il a fait couronner son Frère pour ton Frère.
Voilà ce que Cambise apprit avant sa mort.
ARAMINTE.
Dieux ! qu’entends-je ?
HÉSIONE.
Ah ! mon Frère.
DARIE.
Ah ! funeste rapport.
À Mégabise.
Ainsi sous la faveur de cet horrible crime,
Votre Fils prend le nom du Prince légitime.
MÉGABISE.
Suspendez votre avis sur ce mortel abus ;
Ce cher Fils a-t-il pu vous tromper, s’il n’est plus ?
Ah ! s’il vivait encore, son zèle et son courage...
HÉSIONE.
Mégabise, à ton Fils je dois ce témoignage ;
Je lui donnai des pleurs sur le bruit de sa mort :
Il avait des vertus dignes d’un autre sort.
Préxaspe cependant l’accuse d’imposture.
MÉGABISE.
Et Cambise en mourant nous a fait même injure ;
Il croit Préxaspe ; et lors sentant son sort finir,
Par la perte du sang qu’il ne peut retenir,
Triste, accablé, rêvant à cette ressemblance :
Tu me trahis (dit-il) tu braves ma prudence,
Fier destin. À ces mots il pousse avec effort
Le reste de son sang qui fait place à la mort.
Il est mort tout confus de la mort de son Frère,
Convaincu par l’aveu qu’un traître osa lui faire.
Vous vous troublez, Madame ; et vos yeux me font voir
Princes, dedans votre âme un secret désespoir.
Je vois naître en vos cœurs l’horreur d’un si grand crime ;
Si Préxaspe a dit vrai, l’horreur est légitime,
Mes Fils ôtent au Trône un juste Successeur ;
L’un est un assassin, l’autre est un imposteur :
Il est temps de parler, cessez de vous contraindre,
Quoique je sois leur père, agissez sans rien craindre.
Je ne vous presse point par l’espoir seulement
De sonder jusqu’où va votre ressentiment :
S’il est vrai que mes Fils aient poussé leur audace,
L’un à perdre son Roi, l’autre à prendre sa place ;
J’atteste tous les Dieux, que je vais sur mon sang
Venger la mort du Prince, et l’honneur de son rang.
Vous savez à quel point j’aimai toujours la gloire,
Et combien de Cyrus je chéris la mémoire,
Ses faveurs m’ont fait grand, sans lui je n’étais rien,
Et son sang me sera bien plus cher que le mien.
DARIE.
Mégabise, il est temps de suivre ce beau zèle,
Signalez promptement une ardeur si fidèle ;
Préxaspe a publié que Tonaxare est mort,
Et Cambise en mourant confirme son rapport.
Allons...
MÉGABISE.
Avant que croire et Préxaspe, et Cambise,
Sachez de quoi l’Armée est encor plus surprise.
Tous se ressouvenant de ces derniers combats,
Où mon Fils Oropaste, avec mille Soldats,
En entrant dans l’Égypte, aux yeux de tout le monde,
Par la chute d’un Pont, avait péri dans l’onde,
On se défie, on doute, et plusieurs sont d’accord
Que le Prince est vivant, et qu’Oropaste est mort :
Quelques-uns sur ce point sont d’un avis contraire ;
Ainsi dans le Conseil tout choix est téméraire,
Préxaspe interrogé sur un tel différent,
Dément tout le discours qu’il fit au Roi mourant,
Et leur dit que voulant éviter sa colère,
Il s’était fait l’auteur de la mort de son Frère.
Par là tout notre Camp est toujours divisé.
Zopire, vous voyez si j’ai rien déguisé.
Madame, c’est à vous à finir ce partage ;
Je ne veux point ici forcer votre suffrage :
Je sors, et jure encor, si le Prince n’est plus,
D’immoler tout mon sang au vrai sang de Cyrus :
Mais aussi sauvez-vous d’un effroyable crime ;
Gardez-vous d’attenter sur un Roi légitime ;
Madame, pensez bien à ce grand intérêt,
Prononcez, et ma main souscrit à votre Arrêt.
Scène III
HÉSIONE, ZOPIRE, DARIE, ARAMINTE
HÉSIONE.
Ah ! Zopire, est-il vrai ce qu’a dit Mégabise ?
ZOPIRE.
Madame, vous voyez mon trouble et ma surprise,
Non qu’on puisse douter de tout ce qu’il a dit ;
Son rapport est fidèle, et j’en suis interdit.
Mégabise sait tout, quel conseil faut-il prendre ?
DARIE.
Zopire, en doutez-vous, il faut tout entreprendre,
Venger la mort du Prince, et le rang souverain,
Achever en secret un si noble dessein ;
Vous voyez qu’affectant un zèle trop sincère,
Mégabise a caché l’ambition d’un père ;
Et que pour voir un Fils régner impunément,
Il tâche d’éblouir notre ressentiment :
N’en doutez plus, Zopire : Ah ! mon cher Tonaxare,
Victime des fureurs d’un Frère trop barbare,
Si mon amour trahi murmurait contre toi,
Et t’osait reprocher de me manquer de foi,
Pardonne-moi, belle ombre, un transport téméraire,
Donne ce que j’ai fait à ce que je vais faire,
Et qu’un remords suivi d’une juste fureur,
Répare les transports d’une fatale erreur.
Allons, Zopire, allons.
ZOPIRE.
Où courez-vous, Darie ?
DARIE.
Égorger l’imposteur, avant qu’il s’en défie :
Lui voulez-vous donner le temps de s’assurer,
D’assembler ses amis, ou de se retirer ?
ZOPIRE.
Croyez-vous Mégabise avec tant d’imprudence,
Qu’il laisse en liberté toute notre vengeance ?
Peut-être qu’il m’attend pour me faire arrêter ;
S’il veut nous prévenir, pouvons-nous l’éviter ?
Ah ! plutôt consultons ce que nous devons faire.
Madame, vous devez connaître votre Frère :
Quelle marque avez-vous pour juger son trépas,
Que qui règne dans Suse, aujourd’hui ne l’est pas ?
Sur quelle preuve entière, et qui nous satisfasse,
Croirons-nous qu’il soit mort, qu’un autre ait pris sa place ?
Tous nos Chefs partagés ont résout seulement
D’en venir prendre ici plus d’éclaircissement :
Pour prétexte, le Camp vers le Prince m’envoie
De son couronnement lui témoigner la joie ;
Mais je viens pour vous voir, et sur votre rapport
Lui rendre mon hommage, ou lui donner la mort.
HÉSIONE.
Hélas ! quelles clartés de moi peut-on attendre ?
Si l’on tient pour suspect ce que je viens d’apprendre :
Si le Roi, dont le Ciel vous a caché le sort,
Mérite par mon choix, ou l’hommage, ou la mort ?
Réglez ce choix aveugle, et montrez-moi vous-même
Zopire, ce qu’il faut que j’abhorre, ou que j’aime.
DARIE.
Haïssez l’imposture, et ne vous trompez plus.
ARAMINTE.
Gardez de faire outrage au vrai sang de Cyrus.
DARIE.
Préxaspe l’a versé.
ARAMINTE.
S’il l’a dit à Cambise,
Son désaveu dément sa première surprise ;
La peur l’a fait parler.
DARIE.
Oui la dernière fois ;
Criminel, pour avoir versé le sang des Rois,
Il a voulu cacher son crime, et l’a dû faire,
Par crainte, ou pour gagner Patisite, et son Frère.
ARAMINTE.
Ces soupçons mal fondés sont ici superflus,
Puisqu’on est assuré qu’Oropaste n’est plus.
Vous savez que ce mage a péri dedans l’onde,
Et sa perte parut aux yeux de tout le monde.
DARIE.
Combien en a-t-on vus avoir passé pour morts,
Que l’onde encor vivant a vomi sur ses bords ?
ARAMINTE.
Vos injustes soupçons ont besoin d’un miracle.
DARIE.
Un Roi mourant l’a cru, sa foi vaut un Oracle.
ARAMINTE.
Ce Roi même en mourant, de son Frère jaloux,
A plus loin que sa vie étendu son courroux.
HÉSIONE.
Donc il est résolu, Destin inexorable,
Qu’une éternelle nuit me rende misérable !
Père de la Clarté, Dieu des Perses, Soleil,
Vis-tu jamais un cœur dans un trouble pareil ?
Mon Frère ne vit plus, et je vois son image,
Oropaste n’est plus, et je vois son visage ;
Et tout ce que je vois incertain et douteux,
M’empêche de les voir, et les montre tous deux.
Quoi, faut-il à nos yeux laisser régner un traître ?
Mais faut-il le punir, et ne le pas connaître ?
Cher Frère, que mon sort est digne de pitié !
Ou l’amitié du sang s’oppose à l’amitié,
Ou l’ennemi caché sous l’image d’un Frère
Allume ma vengeance, et retient ma colère ;
Ou craignant de trop craindre, et de trop attenter,
Tout incertain qu’il est, mon cœur n’ose douter.
Ô vous qui me voyez dans cet affreux abîme,
Où l’amour est injuste, où la haine est un crime,
Répandez quelque jour sur tant d’obscurité.
ZOPIRE.
C’est de vous que l’État attend quelque clarté ;
Et pour mieux éclaircir cette étrange aventure,
Il faut dans votre cœur consulter la Nature.
HÉSIONE.
Si mes yeux sont trompés, que me dira mon cœur ?
DARIE.
Madame, il vous dira que c’est un imposteur,
Que du vrai Tonaxare ayant la ressemblance,
Sa conduite en fait voir toute la différence.
Vous voyez qu’il trahit ma Sœur, moi-même, et vous,
Qu’il trahit les beaux feux qu’il fit naître entre nous,
Et que d’un Roi si cher dont il porte l’image,
Il n’en a retenu que l’ombre, et le visage.
HÉSIONE.
C’est assez, et c’est trop d’en avoir à la fois
Tous les traits apparents, l’air, la taille, et la voix.
DARIE.
De si contraires mœurs font voir son imposture.
HÉSIONE.
Mais des traits si pareils étonnent la nature.
DARIE.
N’ayant point observé, pleine de votre erreur,
Que comme le vrai Prince, un si lâche imposteur,
Vous n’avez pu, Madame, en voir la différence.
ARAMINTE.
Faudra-t-il sur ce choix croire votre vengeance ?
DARIE.
Faudra-t-il déférer à votre aveuglement ?
Ma Sœur, songez plutôt à venger votre Amant.
ARAMINTE.
Je prendrais le hasard dans un sort si bizarre,
D’aimer un imposteur, pour sauver Tonaxare.
DARIE, à Araminte.
Ce grand zèle vous trouble, et n’agit que pour vous.
HÉSIONE, à Darie.
J’estime votre ardeur. J’aime votre courroux.
Conservez-moi mon Frère ; et vous, perdez un traître.
Mais faisons nos efforts afin de le connaître ;
Allons-y travailler chacun de son côté.
ARAMINTE.
Je n’en désire point de plus grande clarté,
Mon amour me suffit pour le croire son Frère.
DARIE.
Pour le croire imposteur, c’est trop de ma colère.
ZOPIRE, à Araminte.
Vous aimez trop le Roi, pour en croire à vos yeux.
ARAMINTE.
Un Roi, votre Rival, vous peut-être odieux.
ZOPIRE.
Croyez moins votre amour.
ARAMINTE.
Croyez moins votre haine.
ZOPIRE.
Le temps...
ARAMINTE.
Rien sur ce choix ne me rend incertaine.
HÉSIONE.
Araminte, et vous Prince, arrêtez ce transport ;
Voyons qui des deux règne, ou qui des deux est mort.
Cependant déguisons cette grande entreprise ;
Surtout cachons-la bien aux yeux de Mégabise,
Quoique de sa vertu j’ose tout présumer,
Un Fils dessus le Trône a de quoi le charmer.
Si ce Fils nous trahit, tâchons de le surprendre,
Et cherchons en secret le moyen d’entreprendre.
Scène IV
CLÉONE, HÉSIONE, ARAMINTE, DARIE, ZOPIRE, LE ROI
CLÉONE.
Madame, le Roi vient.
HÉSIONE.
Ah ! nous sommes trahis ;
Peut-être Mégabise...
ARAMINTE.
Assurez vos esprits :
Je réponds de sa foi, ne craignez rien, Madame.
DARIE, en s’en allant, à Hésione.
Princesse, sauvez-vous des ruses d’un infâme.
ARAMINTE, en s’en allant.
Gardez-vous bien de croire un Amant furieux ;
Consultez seulement votre cœur, et vos yeux.
CLÉONE.
Il entre.
LE ROI.
Ah ! Chère Sœur, sur ce triste visage
Je vois d’un mal secret le funeste présage :
Mais si vous vous plaignez d’un sort trop vigoureux,
J’en connais, chère Sœur, qui sont plus malheureux.
Forcé par la rigueur des Lois du Diadème,
De manquer à Darie, à ma Sœur, à moi-même,
Perfide, ingrat, je suis au point où je me vois,
Plus à plaindre que ceux qui se plaignent de moi :
Malgré moi ma parole autre part vous engage :
Si Darie emporta ce superbe avantage,
Ne vous étonnez pas d’un si grand changement ;
Ma Sœur, j’étais alors Ami, Sujet, Amant ;
Alors aimant tous deux, notre amitié fidèle
Se fit de nos deux Sœurs une offre mutuelle :
Mais le rang où je suis rompt cette égalité,
Et me doit dispenser de ma fidélité ;
Je m’imposai ce joug en prenant la Couronne,
Et forcé de payer la main qui me la donne...
HÉSIONE.
La main qui vous la donne ? À quel secours, Seigneur,
Devez-vous votre Sceptre, et tout votre bonheur ?
Qui vous a mieux servi que l’illustre Darie ?
LE ROI.
Un bras à qui je dois et le sceptre, et la vie ;
Patisite, ma Sœur, il fut mon seul appui.
HÉSIONE.
Patisite, Seigneur ?
LE ROI.
Je perdais tout sans lui.
HÉSIONE.
Et je serais le prix du lâche Patisite ?
LE ROI.
Sachez ce qu’il a fait, pour voir ce qu’il mérite.
Je périssais sans lui, par l’ordre du feu Roi :
Oui Cambise, qu’un songe avait rempli d’effroi,
Où je lui paraissais par une audace extrême
Arracher de sa main la puissance suprême,
Prend cette vision pour un avis du sort,
Et voulant prévenir ce malheur par ma mort,
Il destine à ce coup Préxaspe et Patisite :
Mais par quelque intérêt dont on le sollicite,
Lui que je haïssais comme un Homme sans foi,
Patisite m’épargne, et me couronne Roi.
Pour soutenir mon zèle et ma reconnaissance,
Soyez de mon salut l’illustre récompense.
HÉSIONE.
Quoi, Seigneur, pensez-vous être quitte envers lui
Par le présent d’un bien usurpé sur autrui ?
Voudrait-il me devoir à cette perfidie,
Et faut-il le payer en trahissant Darie ?
LE ROI.
Ah ! que ne voyez-vous, chère et divine Sœur,
Les efforts que mon zèle a faits en sa faveur ;
Ce choix dont votre amour fait un malheur extrême,
Vous ferait plus souffrir pour moi, que pour vous-même.
HÉSIONE.
Je puis donc espérer, et vous m’aimez assez,
Pour ne me dire pas, ma Sœur obéissez :
De ce seul mot dépend le salut de Darie ;
Ou prenez plus de soin d’une si chère vie,
Ou bien souvenez-vous de cet illustre jour
Où le nœud d’amitié fit celui de l’amour,
Quand vous donnant sa Sœur pour obtenir la vôtre,
Par ce don mutuel l’un s’acquitta vers l’autre :
Il se fera justice, et malgré tant d’ardeur,
Il saura se venger, et reprendre sa Sœur.
LE ROI.
Ce n’est pas ce malheur qui doit faire ma peine ;
Je crains peu sa vengeance, et crains trop votre haine.
HÉSIONE.
Araminte pour vous est-elle sans pouvoir ?
Ah ! si vous renoncez à ce charmant espoir,
Puis-je au moins espérer du secours de mes larmes...
LE ROI.
Ah ! trop aimable Sœur, que vos pleurs ont de charmes !
Que je cède sans peine à ce juste désir,
Vers qui déjà mon cœur penchait avec plaisir !
HÉSIONE.
Je rends grâce à mes pleurs qui m’ont rendu mon Frère.
LE ROI.
Je vous rends encor plus que votre amour n’espère :
Je vous aime, Hésione, avecque tant d’ardeur,
Que vous m’êtes bien plus que ne m’est une Sœur.
HÉSIONE.
Vous m’en donnez, Seigneur, une puissante preuve.
LE ROI.
Non, non, sachez qu’au point où mon amour se trouve,
Si je dis que ses feux surpassent l’amitié,
Ce langage imparfait n’en dit que la moitié :
Ce que je sens pour vous de tendresse et de zèle,
Me peut rendre à l’Empire, à moi-même, infidèle ;
Et quand je vous fais voir des transports si puissants,
Je ne dis pas encor tout le feu que sens.
Ah ! que ne m’aimez-vous autant que je vous aime !
HÉSIONE.
Si vous m’aimez beaucoup, ma tendresse est extrême.
LE ROI.
Charmé de cet amour et si plein, et si grand,
J’en attends un bonheur dont l’excès me surprend :
Je n’en puis dire assez, et je crains d’en trop dire.
HÉSIONE.
Vous n’en direz jamais autant que j’en désire.
LE ROI.
Mais si brûlant d’amour...
HÉSIONE.
Que dites-vous, Seigneur ?
LE ROI.
J’avais presque oublié que vous étiez ma Sœur,
Et dans l’emportement d’un si tendre langage...
Adieu, peut-être un jour j’en dirai davantage.
HÉSIONE.
Tu m’en as dit assez pour me combler d’effroi ;
Suivons, et découvrons tout ce que je prévois.
ACTE II
Scène première
MÉGABISE, ZOPIRE
MÉGABISE.
Prince, ne doutez plus d’un zèle trop sincère,
Je serai bon Sujet, malgré l’amour de père ;
Je le répète encor, et vous le savez bien,
Que le sang de Cyrus m’est plus cher que le mien.
De grâce, sauvez-moi d’un trouble qui me gêne,
Ne laissez plus mon âme étonnée incertaine ;
Qu’avez-vous décidé du sort de notre Roi ?
ZOPIRE.
Tout semblait confirmer le trouble où je vous vois :
Mais nos cœurs qu’agitait une faible apparence,
Vers Tonaxare enfin ont fait choir la balance ;
Et sans vouloir pousser nos clartés plus avant,
Nous avons tous conclu que le Prince est vivant.
MÉGABISE, avec transport de joie.
Ah ! Zopire... Mais Dieux !
ZOPIRE.
Quelle douleur vous presse ?
MÉGABISE.
Souffrez que ce soupir échappe à ma tendresse ;
La nature n’a pu retenir ce transport ;
Si le Prince est vivant, hélas ! mon Fils est mort :
Dans ce Fils précieux je trouvais trop de charmes,
Pour me contraindre encor à retenir mes larmes ;
Et ce que j’ai forcé par un zèle inhumain,
Ne se peut plus cacher, quand le mal est certain.
ZOPIRE.
Voulez-vous voir un Fils vivre et régner en traître ?
Le voir vivre à nos yeux par la mort de son Maître ?
Votre zèle tantôt s’expliquait autrement.
MÉGABISE.
J’ai toujours même zèle, et même sentiment :
Mais enfin je flottais dans cette incertitude,
Et dans le double espoir de mon inquiétude,
Quelque horreur que me fit le titre d’imposteur,
Le doute de sa mort consolait ma douleur.
Vous donc à qui je dois cette triste lumière,
Donnez-m’en promptement une assurance entière ;
Je n’ai semé tantôt que des obscurités :
Avez-vous éclairci ces sombres vérités,
Et m’en donnerez-vous une marque fidèle ?
ZOPIRE.
Seigneur, nous croyons tout ce que veut notre zèle ;
Et n’ayant pas de quoi convaincre nos esprits,
On donne au bruit commun la mort de votre Fils.
MÉGABISE.
Et vous n’en avez point une preuve plus claire ?
ZOPIRE.
On veut laisser au temps éclaircir ce mystère,
Et croyant ce qui sert au repos de l’État,
Épargner à vos Fils l’horreur d’un attentat.
MÉGABISE.
Quoi, j’attendrai du temps cette reconnaissance ?
Ah ! secours trop cruel à mon impatience.
Prince, je me plaignait d’avoir trop de clarté ;
Mais rien n’est si cruel que cette obscurité :
Voir mon Fils, ou mon Roi, sans les pouvoir connaître ;
Quoi, d’un doute éternel je dois trahir mon maître ;
Ou soupçonnant mes Fils, les voir avec effroi,
L’un l’imposteur, et l’autre assassin de son Roi ?
Quoi, dans un même objet une erreur immortelle
Mêlera Tonaxare avec un infidèle,
Et ce mélange affreux confondra dans mon cœur
La haine et l’amitié, le respect et l’horreur ?
Sauvez-moi du tourment de cette incertitude.
ZOPIRE.
Mais si pour vous guérir de cette inquiétude,
Vous découvrez enfin que votre Fils est mort,
Épargnez-vous...
MÉGABISE.
Non, non, je veux savoir son sort.
Pour le Prince plutôt épargnons nos alarmes :
Si mon Fils a péri, mon Fils aura mes larmes,
Au moins un mal certain bornera ma douleur,
Et sans cesse douter est un plus grand malheur.
En père sur le Trône un Prince légitime,
Si je plains un Fils mort, l’autre s’épargne un crime,
Et l’un d’eux au tombeau me rend moins malheureux,
Que s’il devait le Trône au crime de tous deux.
ZOPIRE.
Mais si trop de clarté dans un sort si contraire
Accable de douleur un misérable père,
Et si de notre erreur votre espoir détrompé
Vous montre votre Fils sur un Trône usurpé...
MÉGABISE.
Alors sans écouter la voix de la Nature,
J’arracherai du Trône un monstre d’imposture,
Par la flamme et le fer j’ôterai cet abus,
Je vengerai sur lui le Fils du grand Cyrus,
Et ne le regardant que sous le nom de traître...
ZOPIRE.
Faites donc vos efforts afin de le connaître :
Votre Fils ne saurait se cacher à vos yeux.
MÉGABISE.
Depuis trois ans d’absence éloigné de ces lieux,
Du vrai Prince, et de lui, la juste ressemblance,
Le bruit de son trépas, une si longue absence...
ZOPIRE.
Un père a des clartés qui peuvent aisément...
MÉGABISE.
Mais trop de passion prévient son jugement :
S’il aime à voir un Fils vivre avec un empire,
Sur la moindre apparence il croit ce qu’il désire ;
Ou de trop de pitié se laissant prévenir,
Il n’ose croire en vie un Fils qu’il doit punir.
Vous dont le zèle agit avec tant de prudence,
Aidez-moi pour hâter cette reconnaissance :
À deux lâches sujets ce secret est commis ;
Préxaspe a le cœur bas, Patisite est mon Fils,
Nous les ferons parler par force, ou par adresse.
ZOPIRE.
Allez, Seigneur, allez, même désir me presse.
MÉGABISE.
Vous m’avez vu tantôt avec sincérité,
Malgré l’amour du sang, dire la vérité ;
Adieu, songez, Zopire, à répondre à mon zèle.
ZOPIRE, seul.
Va, l’intérêt d’un Fils te peut rendre infidèle,
Et père que Cyrus n’a plus de successeur,
Tu veux à ce cher Fils conserver cet honneur :
Je t’ai vu hautement condamner tant d’audace ;
On s’en plaint, mais le sang obtient toujours sa grâce.
Moi-même quand je vois mon rival dans mon Roi,
Je crains que mon amour éblouisse ma foi,
Et que préoccupé de l’ardeur qui me presse,
Pour perdre ce Rival... Mais je vois la Princesse.
Scène II
ARAMINTE, ZOPIRE
ARAMINTE.
Quoi, Zopire, est-ce ainsi qu’un Prince fait sa Cour ?
Je viens de voir le Roi, qui sait votre retour.
ZOPIRE.
Nul ne pouvant sans ordre approcher sa personne,
Je l’attends de son Frère, et sa lenteur m’étonne.
ARAMINTE.
Son Frère ?
ZOPIRE.
Patisite.
ARAMINTE.
Ah ! Zopire, je vois
Que vous avez déjà pris parti contre moi.
ZOPIRE.
Ce n’est pas mon dessein de vous êtes contraire.
ARAMINTE.
Pourquoi donc appeler Patisite son Frère ?
Qu’avez-vous découvert pour le croire imposteur ?
ZOPIRE.
Rien de nouveau.
ARAMINTE.
Quoi donc, vous promettant sa Sœur,
Darie a fait passer son erreur dans votre âme ?
Il faut perdre un rival qui nuit à votre flamme :
Votre cœur, qui semblait ne prendre aucun parti,
Plein d’un si doux espoir, s’est bientôt démenti.
ZOPIRE.
Nommez-vous mon Rival un Amant qui vous quitte,
Ingrat à votre Frère, ami de Patisite ?
Si tantôt j’ai douté sans rien examiner,
Voyant qu’il vous trahit, je le dois soupçonner :
Si c’était ce héros qui vous rendit les armes,
Pourrait-il sur le Trône échapper à vos charmes ?
Vos yeux ne souffrent point un pareil changement,
Et qui l’est une fois, est toujours votre Amant.
ARAMINTE.
Son infidélité m’est encore inconnue.
ZOPIRE.
Depuis six mois qu’il règne, à peine il vous a vue .
ARAMINTE.
Nos Rois à leurs sujets se font voir rarement.
ZOPIRE.
L’Amour doit de ses lois dispenser un Amant.
ARAMINTE.
De ces devoirs d’amant mon amour le dispense ;
J’aime à lui voir donner aux soins de sa puissance,
Tout ce qu’avant régner il donnait à ses feux ;
Un grand Roi peut régner, sans faire l’amoureux :
Tout son temps, tous ses soins sont dus à la Couronne.
ZOPIRE.
Ainsi vous souffrirez qu’un Roi vous abandonne.
ARAMINTE.
J’y consens, si l’État demande un autre choix.
ZOPIRE.
Même vous l’aimerez, s’il vit sous d’autres Lois.
ARAMINTE.
Ah ! c’est trop me presser.
ZOPIRE.
Expliquez-vous, Madame,
Vous-même faites-lui son destin dans votre âme ;
En père que le Roi vous dérobe son cœur,
Ou c’est un infidèle, ou c’est un imposteur :
Qu’en ce trouble il échappe à la haine d’un autre ;
Mais sans incertitude il mérite la vôtre.
Respecte qui voudra le sang du grand Cyrus,
C’est à vous à venger la honte d’un refus,
Et vous déterminant par votre propre outrage
À perdre quel qu’il soit, Tonaxare, ou le Mage.
ARAMINTE.
Je le devrais, Zopire, et peut-être qu’un jour
Ma haine avec honneur vengera mon amour.
ZOPIRE.
Prenez l’occasion de venger votre injure,
On doute, on le soupçonne, on s’assemble, on conjure ;
C’est une occasion qui s’offre rarement
D’engager le public dans son ressentiment.
ARAMINTE.
Darie, et vous, usez de cette politique ;
Et moi, loin de me joindre à la haine publique,
Voyant un Roi trahi des plus grands de la Cour,
La pitié qu’il me fait redouble mon amour.
Il est honteux de suivre une injuste querelle.
ZOPIRE.
Il est bien plus d’aimer un fourbe, un infidèle.
ARAMINTE.
Il l’est tel que je l’aime, et l’orgueil de mon cœur
Est trop incompatible avec un imposteur ;
J’aime un Roi plein d’honneur, de majesté, de gloire,
Et tel qu’il me paraît, tel chacun le doit croire ;
Je ne hasarde point la gloire de mon choix,
Et mon choix est toujours ce qu’il fut autrefois :
Tant que j’aurai des yeux, le Roi sera le même.
ZOPIRE.
Vous croyez moins vos yeux, que votre cœur qui l’aime.
ARAMINTE.
Qu’importe que je croie, ou mes yeux, ou mon cœur.
ZOPIRE.
Il importe beaucoup que vous sortiez d’erreur.
ARAMINTE.
Il importe encor plus de sauver votre maître.
ZOPIRE.
Quoi, Madame, au péril de soutenir un traître.
ARAMINTE.
Je crains moins qu’un grand crime un si charmant abus ;
J’aurai soin de ma gloire : Adieu, n’en parlons plus ;
Quel qu’il soit, Roi, Sujet, ou le Prince, ou le Mage,
De peur de le trahir, j’aimerai son image.
ZOPIRE, seul.
Son image, grands Dieux, à quelle indignité,
Ambitieux Amour, fais-tu choir ta fierté ?
Son Prince la trahit, et cette aveugle Amante
Aime qui que ce soit qui le lui représente.
Sauvons-la, mon amour, du tort qu’elle se fait ;
Effaçons et brisons cet aimable Portrait ;
Un monstre sous cette ombre échappe à ma vengeance ;
Déchirons tous les traits de cette ressemblance,
Et d’un auguste Trône abattons promptement
Ce fantôme adoré par notre aveuglement.
Mais je vois Patisite, il faut jouer d’adresse.
Scène III
PATISITE, ZOPIRE
PATISITE.
Je vous ai fait attendre, excusez ma paresse,
Vous verrez Tonaxare, il s’apprête à venir,
Et demain en secret veut vous entretenir.
Mais que dit-on au Camp de l’illustre entreprise
Qui le couronna Roi du vivant de Cambise ?
ZOPIRE.
Ce coup parut hardi, mais il fut estimé.
PATISITE.
Vous me flattez, je sais que plusieurs l’ont blâmé ;
Mais ils ont ignoré que ce Roi trop timide
Conçut contre son Frère une horreur parricide :
Me voyant gouverneur, et puissant dans ces lieux,
(Bactre ayant couronné ce Héros glorieux)
Je le reçus dans Suse, et crus le devoir faire,
Pour le mettre à couvert des fureurs de son Frère ;
Son trépas a rendu cet attentat heureux.
ZOPIRE.
Mais pourquoi hasarder un coup si dangereux,
Pour servir, au péril d’une perte certaine,
Un Prince dont j’ai su que vous aviez la haine ?
J’admire ce beau zèle : aussi cette faveur
Vous fait ami du Prince, et maître de son cœur ;
Il ne vous traite pas en sujet, mais en Frère :
Même... Mais ce discours pourrait bien vous déplaire.
PATISITE.
Quels discours ? justes Dieux !
ZOPIRE, bas.
Il paraît interdit.
PATISITE.
Ah ! de grâce achevez.
ZOPIRE.
Préxaspe m’a tout dit.
PATISITE.
Préxaspe ?
ZOPIRE.
Instruit par lui d’un secret d’importance,
Pourrai-je point prétendre à votre confidence ?
Il m’en a jugé digne, approuvez son dessein.
Patisite, sans peur, ouvrez-moi votre sein ;
Je ne viens pas ici pour vous être contraire,
Je fus, et suis encore ami de votre Frère.
PATISITE.
De mon Frère !
ZOPIRE.
Oropaste.
PATISITE.
Et ne savez-vous pas
Qu’il périt dedans l’onde en nos derniers combats ?
ZOPIRE.
On l’a vu mille fois depuis cette journée.
PATISITE.
De grâce, apprenez-moi quelle est sa destinée.
ZOPIRE.
Je l’attendais de vous ; mais un secret si cher
Qui n’a pu l’obtenir, ne doit pas l’arracher.
PATISITE.
Zopire, à ce discours je ne puis rien comprendre.
ZOPIRE.
Le Roi vient, et de lui vous pourrez tout apprendre.
PATISITE.
Que m’apprendra le Roi ?
ZOPIRE.
Que votre Frère vit.
Poussons-le jusqu’au bout, il chancelle, il pâlit.
Ne le celez plus.
PATISITE.
Zopire, on vous abuse.
ZOPIRE.
On le voit tous les jours.
PATISITE.
Où ?
ZOPIRE.
Dans Suse.
PATISITE.
Dans Suse ?
ZOPIRE.
Dans ce Palais. Cessez de vous cachez à moi.
PATISITE.
Dans ce Palais ? ô Dieux !
ZOPIRE.
Le voici.
PATISITE.
Qui ?
ZOPIRE.
Le Roi.
PATISITE.
Hélas !
ZOPIRE.
J’en ai trop dit, pour m’en pouvoir dédire.
Scène IV
PATISITE, LE ROI, ZOPIRE, SUITE
PATISITE.
Seigneur.
LE ROI.
Qu’est-ce ?
ZOPIRE.
Ordonnez, Seigneur, qu’on se retire.
LE ROI.
Laissez-nous seuls. D’où vient le trouble où je vous vois
Patisite ?
ZOPIRE.
Seigneur, ce trouble vient de moi,
Il craint, et soupçonnant la foi que je lui donne,
Un secret qu’on m’a dit, le surprend et l’étonne :
Montrez pour l’assurer, en m’ouvrant ce secret,
Qu’on le peut confier à mon zèle discret.
Le Roi sait qui je suis, Patisite, et peut-être
M’estime-t-il assez pour le faire connaître :
Confessez devant lui que votre Frère vit.
Plus vous vous contraignez, plus votre effroi le dit.
PATISITE, bas.
Ah ! nous sommes perdus.
LE ROI.
C’est donc vous, ô Zopire,
Qu’obsède le Démon ennemi de l’Empire,
Qui venez achever, plein de cette fureur,
Que Cambise en mourant versa dans votre cœur,
Sur le Fils de Cyrus l’horrible parricide
Que refusa Préxaspe à sa rage timide.
C’est donc vous, qui venez sur un lâche rapport
M’accuser d’imposture, et me donner la mort,
Et faire de ma tête à sa haine promise
Un sanglant sacrifice aux mânes de Cambise.
Cessez à votre tour de faire le surpris,
Araminte devait s’acquérir à ce prix ;
Grâce aux Dieux, dans un Camp qui m’était si contraire,
Mon seul rival a craint la rage de mon Frère :
Au défaut des amis, que j’ai moins soupçonnés,
Il m’en restait, Zopire, aux lieux d’où vous venez.
On vient de m’avertir du dessein qui vous mène,
Osez les démentir.
PATISITE, bas.
Je puis reprendre haleine.
ZOPIRE.
Je ne vous demande point d’où vous avez appris
Ce qui s’est fait au Camp, et l’emploi que j’ai pris,
Puisque pour ma douleur, et pour ma honte extrême,
Je vois que c’est enfin de l’ingrate que j’aime :
C’est là tout le sujet de mon étonnement.
LE ROI.
Je pourrais vous laisser dans cet aveuglement ;
Mais à la vérité je rends ce témoignage ;
Préxaspe m’a tout dit.
ZOPIRE.
Préxaspe ?
LE ROI.
Ce partage
Que fit un faux rapport aussitôt démenti,
Se dissipa dès lors que vous fûtes parti ;
Et du consentement des plus grands de l’Armée,
En faveur de son Roi justement alarmée,
Préxaspe vient ici pour vous désabuser...
ZOPIRE.
Pour moi son témoignage est trop à mépriser :
Qui peut tromper son Roi, n’est croyable à personne.
PATISITE.
Quoi, Seigneur, souffrez-vous qu’encore il vous soupçonne,
Après l’avoir vous-même avec tant de bonté
Instruit de son erreur, et de la vérité ?
ZOPIRE.
Oui, oui, le Roi le souffre, et fait que je m’abuse,
On ne m’abuse point, je n’en fais point d’excuse ;
De ces perplexités que mon âme ressent,
La fortune est coupable, et Zopire innocent :
C’est le crime du sort, dont l’injuste colère
A si bien confondu notre Prince, et ton Frère,
Que dans l’obscurité que me fait ce rapport,
Je ne sais plus qui règne, ou qui des deux est mort :
Que sais-je à qui je parle ? Ah ! si c’était le Mage...
À part.
Zopire, il ne faut plus démentir ton courage.
J’ai feint pour te connaître, et sans rien ménager,
J’ai mon Roi, mon Pays, ma Maîtresse, à venger ;
J’ai résolu ta mort, et de cette entreprise
J’en fais gloire devant le Frère de Cambise ;
Je cherche ici des yeux pour conduire ma main,
Prends, prends tes sûretés, si tu crains mon dessein.
PATISITE.
Ah ! Seigneur, punissez ce discours téméraire.
LE ROI.
Je ne sens point l’affront qui s’adresse à ton Frère.
Non, non, garde, Zopire, un si noble dessein,
Mais choisis de bons yeux pour conduire ta main ;
Ton zèle me ravit, si ton erreur m’offense ;
Adieu, je veux demain te donner audience.
ZOPIRE, en s’en allant.
Si le trouble de l’un m’avait presque éclairci,
La fermeté de l’autre augmente mon souci.
Scène V
PATISITE, LE ROI
PATISITE.
Ah ! que c’est comme il faut savoir régner, mon Frère,
Je ne me repens point d’un projet téméraire ;
Tant d’orgueil soutenu par tant de fermeté,
Me fait bien augurer de votre Royauté :
Zopire m’a surpris, je n’ai pu m’en défendre.
LE ROI.
Zopire également a droit de me surprendre,
Et je ne retiens plus le désordre, et l’ennui,
Qu’un orgueil nécessaire a forcé devant lui.
Mon Frère, nous touchons la fatale journée
Qui met au jour l’horreur de notre destinée,
Et va faire de nous par un soudain revers
Un spectacle effroyable aux yeux de l’Univers.
PATISITE.
Si Préxaspe est pour nous, que craignez-vous mon Frère ?
LE ROI.
Tu vois quel jugement Zopire vient de faire ;
Il peut nuire beaucoup, et servir faiblement,
Et quoi qu’il m’ait promis je crains son changement.
PATISITE.
Hé bien, il le faut perdre, ôtons-lui l’avantage
De porter contre nous un puissant témoignage.
LE ROI.
Son retour dans ces lieux déjà connu de tous,
Ferait parler sa mort hautement contre nous.
Plus Préxaspe est à craindre, et plus je m’en défie,
Et moins il m’est permis d’attenter à sa vie,
Par la même raison, qui m’oblige aujourd’hui
De caresser Zopire, en craignant tout de lui.
Mon Frère, je me vois dans une conjoncture
Où je me dois garder de tout ce qui m’assure,
Où je dois m’exposer à tout ce que je crains,
Où peut-être mon père armant nos assassins,
Pour venger tout l’état, se doit mettre à leur tête,
Et lancer contre nous la première tempête.
PATISITE.
En vous montrant à lui, prévenez cet effort ;
En père sur le Trône un Fils qu’il a cru mort...
LE ROI.
Il en sera charmé, je sais combien il m’aime,
Mais toujours pour nos Rois son zèle fut extrême ;
Dans l’effroyable état où ton crime m’a mis,
Je me vois sans parents, sans Dieux, et sans Amis.
PATISITE.
Fuyons, mon Frère.
LE ROI.
Où fuir, si nos propres cohortes
Pour nous assassiner sont peut-être à nos portes ?
Où fuir, est-ce en Égypte où Cambise a parlé ?
Est-ce à Bactre, où par toi son Prince est immolé ?
Pour de tels criminels la Terre est sans asile ;
Point de salut pour nous qu’en cette seule Ville.
PATISITE.
Tout y veut notre mort, tous vont au même but.
LE ROI.
Hors du Trône pour nous il n’est point de salut.
PATISITE.
Ah ! c’est là que fondra la première tempête.
LE ROI.
C’est là que nous devons hasarder notre tête.
PATISITE.
Ce n’est pas l’exposer, en effet c’est périr.
LE ROI.
Fuir du Trône est toujours beaucoup plus que mourir.
PATISITE.
Ne pouvant le garder, il faut bien s’en défaire.
LE ROI.
Mon rang ne souffre point un départ volontaire.
PATISITE.
Quel sera donc enfin votre sort, et le mien ?
LE ROI.
Ou régner, ou mourir, ou Roi, mon Frère, ou rien :
Mais au milieu des flots, et si près de l’orage,
Apprends que je ne perds ni conseil, ni courage.
PATISITE.
Quel sera ce conseil ?
LE ROI.
Suffit d’avoir régné :
Le Trône a des clartés qui me l’ont enseigné.
Meurs, indigne terreur, meurs, dans cette aventure
Mon rang est affermi par la seule imposture ;
Je garderai par elle et ma Couronne et moi ;
Pour l’être, il me suffit d’avoir passé pour Roi.
PATISITE.
Mais aimant la Princesse, et passant pour son Frère,
Cet Hymen met au jour ce que vous voulez taire ;
Il aimait Araminte, et vous la méprisez ;
J’étais son ennemi, vous me favorisez ;
Vous trahissez Darie, en aimant Hésione.
LE ROI.
Je veux par cet Hymen affermir ma couronne ;
Et je verrai les Dieux forcés de m’épargner,
Si je mêle mon sang au sang qui fait régner.
L’exemple de Cambise autorise ma flamme,
Et rien n’est contre moi, si sa Sœur est ma Femme,
Je te la destinais, n’osant parler pour moi ;
Mais n’ayant pu forcer l’horreur qu’elle a pour toi,
J’ai parlé pour moi-même, et pour combler ma peine,
L’aveu de mon amour vient d’allumer sa haine.
PATISITE.
Qu’avez-vous fait hélas ! tout est perdu pour nous,
Mon intérêt n’est rien, et j’en suis peu jaloux.
C’est par là que le sort contre vous se déclare ;
Changez, mon Frère, aimez comme eût fait Tonaxare.
LE ROI.
Je le vois bien, ton cœur n’a pas encor dompté
Les lâches mouvements de sa timidité ;
Que je change, mon Frère, et par cette inconstance
Redouble des Persans la juste défiance !
Je suivrai ma carrière, et j’irai jusqu’au bout ;
Un Roi doit tout oser, lorsqu’il doit craindre tout ;
C’est cette fermeté qui fait trembler l’envie ;
Ce n’est point en changeant qu’un Roi se justifie ;
Dans l’état où je suis qui change est découvert,
Qui flatte est soupçonné, qui se dément se perd.
Il faut absolument que j’obtienne Hésione ;
J’ai tort d’avoir parlé voyant qu’on me soupçonne,
Mais j’ignorais le bruit qui met mon crime au jour,
Et n’osant maintenant démentir mon amour,
Puisque Hésione sait le secret de mon âme,
Poussons jusques au bout l’audace de ma flamme ;
Je suis amant, mon Frère, autant qu’ambitieux,
Et l’amour est pour moi le plus puissant des Dieux.
C’est pour lui, c’est par lui que je serai Monarque :
Mais ce n’est pas assez d’en retenir la marque,
Je veux l’être, mon Frère ; en effet je le suis,
Je sens ce qu’un Roi sent, ce qu’il peut je le puis :
Assis dessus le Trône, orné d’un Diadème,
Je me sens élever au-dessus de moi-même,
Je sens mon sang monter au-dessus de mon sang ;
Tout mon sort à mes yeux s’efface par mon rang ;
Je ne suis plus le faux, mais le vrai Tonaxare,
Je soutiens tout l’éclat d’un mérite si rare,
Et comme de son nom je me sens revêtu,
De toute se grandeur, de toute sa vertu.
Après m’avoir donné toute sa ressemblance,
Vous auriez tort, grands Dieux, de m’ôter sa puissance ;
Pour remplir mon destin, je me veux oublier,
Et je veux être Roi pour vous justifier.
Sous l’ombre d’un si noble et si beau caractère,
Ai-je encor quelque trait qui te marque ton Frère ?
Suis-je pas Roi de Perse ?
PATISITE.
Oui, vous l’êtes, Seigneur ;
Mais vous êtes mon Frère, et c’est un imposteur.
LE ROI.
Ah ! si tu me crois tel, cesse de me connaître,
Cache ce que je suis à ce que je veux être ;
Accoutume tes yeux à tromper ta raison,
Et tâche d’oublier ma naissance et mon nom.
Plein de ce sentiment qui me cache à moi-même,
Enflé de tout l’orgueil qu’inspire un Diadème,
Seul je m’oppose aux traits des Hommes et des Dieux :
Plus Roi, que jamais Roi ne parut à leurs yeux,
Qui m’osera traiter d’imposteur et de traître,
Ou s’il l’ose penser, me le faire paraître,
Voyant tout Tonaxare à mon front, à ma voix,
Et voyant dans ma main la foudre de nos Rois ?
Allons, c’est trop longtemps leur cacher ma personne,
Par cette fermeté qu’inspire la Couronne,
Je veux faire trembler ceux qui m’approcheront,
Et confondre tous ceux qui me soupçonneront.
Mitrobate.
MITROBATE.
Seigneur.
LE ROI.
Allez en diligence
Publier qu’un chacun peut avoir audience,
Et qu’indifféremment le Palais s’ouvre à tous.
Fortune, désarmé, je me livre à tes coups,
Il faut en m’exposant, que je me justifie ;
Plus un Roi s’abandonne, et moins on s’en défie ;
L’impudence elle seule a fait des innocents,
Et c’est le seul recours des crimes impuissants.
ACTE III
Scène première
MÉGABISE, seul
J’ai beau me déguiser, la Nature est trop forte,
Malgré tous mes serments ma tendresse l’emporte :
Devoir trop écouté, comme un espoir si doux,
Beau zèle pour mon Roi, je ne suis plus à vous.
Quand je vois qu’on s’apprête à perdre un Fils que j’aime,
Quand je me le figure avec un Diadème,
Tout mon sang révolté contre tout mon devoir
S’obstine à retenir un si charmant espoir.
Ah ! si le Ciel rendait ce Fils à ma tendresse...
Mais d’où naît en mon cœur cette prompte allégresse ?
Il vit, ce Fils qu’enfin le Ciel m’a redonné,
Oropaste est vivant, glorieux, couronné ;
Même ce que pour lui vient m’offrir ma mémoire,
Tout ce qu’il eut jadis d’innocence et de gloire,
M’ose presque assurer qu’il règne avec honneur.
Mais règne-t-il ainsi, s’il règne en imposteur ?
Dieux ! si par quelque droit apparent, légitime,
Je pouvais à mon zèle excuser ce grand crime...
De quoi te flattes-tu, père trop malheureux ?
Tu voudrais te tromper, tu crois ce que tu veux.
Quoi qu’il en soit, pressons cette reconnaissance ;
Le sang et le devoir brûlent d’impatience ;
Voyons si c’est mon Fils, si je le puis savoir,
Ces clartés règleront le sang et le devoir.
Mais Patisite vient ; s’il s’obstine à se taire,
Je sais bien le moyen d’arracher ce mystère.
Scène II
MÉGABISE, PATISITE
MÉGABISE.
Mon Fils, veux-tu toujours te défier de moi,
Et m’ôter la douceur d’être Père d’un Roi ?
PATISITE.
Voudriez-vous, Seigneur, d’un Fils de qui l’audace
Du Prince légitime occuperait la place ?
MÉGABISE.
Quoi, me veux-tu toujours cacher ce grand bonheur ?
PATISITE.
Dois-je, pour vous tromper, confirmer cette erreur ?
Seigneur, sauvez plutôt Tonaxare et l’Empire ;
On sème de faux bruits, et peut-être on conspire.
Je ne vous dirai point en faveur d’un grand Roi,
Qu’en prenant son parti vous agissez pour moi,
Je sais que mes malheurs m’ôtent votre tendresse.
MÉGABISE.
Et loin qu’en ta faveur mon zèle s’intéresse,
Tous tes crimes passés confirment notre erreur,
Et pour un Roi qui t’aime, inspirent même horreur ;
Tu fais tous les malheurs dont le Ciel le menace.
PATISITE.
Moi ?
MÉGABISE.
Toi, qui fus toujours l’opprobre de ma race,
Toi, qu’employa Cambise à ses lâches forfaits.
Quand on voit que le Roi t’accable de bienfaits,
Et qu’il trahit Darie, Araminte, Hésione,
Quand on voit qu’il te doit la vie et la Couronne,
Par ces dérèglements, tout l’État affligé,
Le croit pour son honneur plutôt mort que changé.
Nomme ce sentiment, ou justice, ou furie ;
On croit le Prince mort, quand il te doit la vie,
Et voyant qu’il te met si haut dans sa faveur,
Il passe aux yeux de tous pour un usurpateur ;
Les honneurs qu’il te fait souillent son innocence,
Et son sort est suspect, quand on voit ta puissance.
Perds l’espoir du secours que tu cherches en moi ;
Le sang ne peut m’ôter l’horreur que j’ai pour toi ;
Quand un cruel destin me priva de ton Frère,
Sache qu’il m’enleva toute l’amour de Père.
PATISITE.
Est-ce là le secours que j’osais espérer ?
MÉGABISE.
Est-ce le seul secours où tu dois aspirer ?
Détruis tous les soupçons qu’ont fait naître tes crimes ;
Donne au rang que tu tiens des soutiens légitimes ;
Rends-toi le digne appui du grand Roi des Persans ;
Donne-lui, si tu peux, des conseils innocents.
Mais je condamne en vain ta lâche politique,
Tu ne puis fuir les traits de la haine publique,
Et dût-on dans ta chute envelopper le Roi,
Qu’il périsse ce Fils trop indigne de moi ;
Puisqu’une aveugle ardeur vous lie et vous assemble,
Tombez, tombez tous deux, et périssez ensemble.
Bas.
Il s’ébranle, achevons. Tu changes de couleur ;
Ce trouble te fait voir digne de ton malheur.
PATISITE.
Je ne tremble, Seigneur, que pour un Roi que j’aime,
Pour un Roi qui vous est bien plus cher que vous-même.
MÉGABISE.
Dis plutôt pour un Roi dont les dérèglements
Excitent contre lui tous ces grands mouvements ;
Pour un Roi qui trahit et sa gloire, et l’Empire,
Pour un Roi contre qui tout le monde conspire :
Je viens t’en avertir, malgré l’amour du Roi,
Un reste d’amitié m’intéresse pour toi.
PATISITE.
Ah ! Seigneur.
MÉGABISE.
Tout est prêt pour ce grand sacrifice.
PATISITE.
Permettrez-vous, Seigneur, que mon Frère périsse ?
MÉGABISE.
Ton Frère ?
PATISITE.
Il faut enfin vous ouvrir un secret
Que depuis trop longtemps je vous cache à regret.
Oui ce Fils si chéri, pour vous si plein de charmes,
Ce Fils dont le trépas vous coûte tant de larmes,
Pour devenir monarque, est sorti du tombeau :
Périra-t-il, Seigneur, dans un dessein si beau ?
MÉGABISE.
Qu’entends-je, justes Dieux ! Oropaste est en vie ;
Et l’erreur de sa mort de tant d’heur est suivie,
Que je vois sur le Trône un Fils que j’ai cru mort.
PATISITE.
Je ne puis vous cacher la gloire de son sort ;
Et pour vous épargner un sanglant parricide...
MÉGABISE.
Mais quoi, dois-je applaudir au crime d’un perfide ?
Lâche, par ce secret penses-tu m’éblouir ?
La peur t’a fait parler, et vient de te trahir.
En recouvrant un Fils, traître, je le confesse,
Je n’ai pu retenir ma joie et ma tendresse :
Mais en me le rendant, tu me rends mon effroi ;
Si mon Fils n’est pas mort, qu’as-tu fait de mon Roi ?
Tu l’as donc immolé par l’ordre de Cambise,
Exécrable instrument d’une horrible entreprise,
Quoi, mon sang le bourreau d’un sang si précieux ?
Va, monstre de fureur, te cacher à mes yeux.
PATISITE.
Est-ce un crime si grand que mon obéissance ?
L’ordre du souverain sauve notre innocence ;
Il demanda mon bras, j’ai dû le lui prêter,
Et le crime à lui seul se doit tout imputer.
MÉGABISE.
La volonté du Roi peut consacrer le crime ;
Mais quand un sang si pur doit être sa victime,
Qui peut prêter son bras à ce coup inhumain,
Doit laver en mourant le crime de sa main :
Mais ton âme trop basse, au crime accoutumée,
De ces nobles devoirs est trop mal informée.
Pour te venger d’un Prince animé contre toi,
Tu suivis tes fureurs plus que l’ordre du Roi :
Mais tu fais pis encor ; pour te venger d’un Frère,
Qui méritait lui seul la tendresse de Père,
Tu souilles son mérite en élevant son rang,
Et corromps en ce Fils le plus pur de mon sang.
PATISITE.
Pour un Fils couronné, pour sa reconnaissance,
Est-ce ainsi...
MÉGABISE.
Ton trépas sera ta récompense.
Scène III
PATISITE, LE ROI, MÉGABISE
PATISITE.
Ah ! mon Frère, empêchez...
LE ROI, à Patisite,
Qu’oses-tu dire ?
Bas.
Ô Dieux !
Qu’est-ce qui contre un Fils vous rend si furieux,
Mégabise ?
MÉGABISE.
Un aveu dont l’horreur m’épouvante,
Qui rend son trépas juste, et ma rage innocente.
LE ROI.
Quel est donc cet aveu, Patisite ?
PATISITE.
Seigneur...
LE ROI.
Parle, et surmonte enfin cette indigne frayeur.
MÉGABISE.
Il vient de m’annoncer que vous êtes son Frère,
Que Tonaxare est mort, que je suis votre Père.
LE ROI.
Et Patisite aussi conspire contre moi ?
Te repends-tu déjà d’avoir servi ton Roi ?
Après m’avoir sauvé des fureurs de Cambise,
Oses-tu contre moi soulever Mégabise,
Et corrompre, en faveur de quelques factieux,
Un bras dont j’attendais un secours glorieux ?
Monté dans un haut rang par ma reconnaissance,
Veux-tu m’ôter mon nom, le Trône et l’innocence ?
Je viens donc à propos, perfide, et je vois bien
Que j’avais lieu de craindre un si long entretien,
Et que ton père enfin aurait assez d’adresse
Pour savoir contre moi surprendre ta faiblesse,
Quelle fureur t’oblige à me traiter ainsi ?
Parle, et rends sur ce point mon esprit éclairci.
PATISITE.
Mon zèle vous trahit, Seigneur, voyant un Père
Éclater contre vous avec tant de colère,
Et le voyant s’entendre avec nos ennemis,
J’ai voulu l’apaiser, en vous nommant son Fils :
J’ai cru l’intéresser par un devoir si tendre.
LE ROI.
Et loin qu’à cet appas il se laisse surprendre,
Je le vois, ce grand cœur, par un noble transport,
Dessus son propre Fils vouloir venger ma mort.
Que ne te dois-je point pour un zèle si rare !
Embrasse, et reconnais ton ami Tonaxare.
Patisite, pour moi trop de peur t’a surpris ;
Ton Père m’aime assez sans passer pour son Fils ;
Et sans le vain secours d’une erreur volontaire,
Crois qu’il aime son Roi plus qu’il n’aima ton Frère.
MÉGABISE.
En vain ta fermeté m’étonne, et m’éblouit ;
Patisite a parlé, sa crainte m’a tout dit ;
Et ce nuage épais qu’oppose l’imposture,
Ne saurait te cacher aux yeux de la Nature :
Je reconnais mon sang, oui mon Fils voit le jour,
Ce cher Fils qui jadis fut toute mon amour.
Hélas ! puisqu’à mes yeux le Destin te renvoie,
Pourquoi par ton forfait m’en ôtes-tu la joie ?
Que n’ai-je la douceur de voir revivre un Fils,
Innocent, glorieux, et tel qu’il fut jadis ?
N’as-tu passé pour mort que pour revivre en traître,
Et pour régner ici par la mort de ton Maître ?
Ton sort en périssant fut plus noble, et plus beau :
Sors du Trône, imposteur, et retourne au tombeau.
LE ROI.
Seigneur, quelques clartés que le sang vous inspire,
Quoi que dans sa frayeur il ait osé vous dire,
Je pourrais m’obstiner à déguiser mon rang,
Passer pour le vrai Roi, démentir votre sang,
Et par ma fermeté vous forcer de me croire :
Mais je suis votre Fils, et j’en aime la gloire,
Et je garde toujours malgré votre courroux,
Un respect qui me rend assez digne de vous.
Je ne puis plus longtemps, dans un cœur si sincère,
Souffrir la lâcheté d’avoir trompé mon Père ;
Et quoiqu’en me cachant je puisse vivre en Roi,
Je ne veux point qu’un père ignore que c’est moi.
Quoi, je suis votre Fils, je ne puis m’en défendre ;
Mais après cet aveu, Seigneur, daignez m’entendre,
Apprenez par quel sort le Ciel m’a couronné,
Et je rentre au tombeau, si je suis condamné.
Le Ciel m’ayant sauvé de l’horrible aventure
Qui sous un pont brisé faisait ma sépulture,
Et les soins d’un pasteur me retirant de l’eau,
Je me vis par miracle échappé du tombeau.
D’abord pour vous tirer de cette erreur mortelle,
J’allais rendre ce Fils à l’amour paternelle,
Quand je trouve mon Frère en qui soudain je vois
Un air sombre, et mêlé de tristesse et d’effroi.
Mon Frère, en m’embrassant, Dieux ! (dit-il) quelle joie ?
Cher Frère, se peut-il qu’encor je te revoie ?
Là j’apprends aussitôt que le Prince était mort
Par l’ordre de Cambise, et non par son effort ;
Il me cache son crime, et m’inspire l’audace
De passer pour le Prince, et de remplir sa place.
Étant alors dans Bactre, éloigné de vos yeux,
Je fus tenté de prendre un nom si glorieux :
Mais mon cœur détestait le crime et l’imposture.
Dans Bactre cependant tout le monde murmure,
On blâme la conduite et l’absence du Roi ;
Je passe pour son Frère, on vient s’offrir à moi,
On me met sur le Trône, et quoi que j’ose dire,
Malgré ma résistance, on m’attache à l’Empire.
Me voilà Roi dans Bactre, et pour remplir mon sort,
J’apprends bientôt après que Cambise était mort.
Dans Suse, comme à Bactre, on m’offre la Couronne :
Mais ce n’est pas assez, mon pays me la donne,
Je suis Mède, Seigneur, et la Perse autrefois
Sujette à la Médie, a reconnu ses Lois ?
Notre sceptre est son vol, et non son héritage ;
Cyrus en dépouilla notre Prince Astiage ;
Je dois venger mon maître, et reprendre aujourd’hui
Un Empire usurpé sur son peuple, et sur lui.
Mais c’est peu, pour venger mon Maître et ma patrie,
Que le sort m’ait donné le sceptre de Médie,
La Perse a vu périr le dernier de ses Rois,
Attendrons-nous, Seigneur, qu’on fasse un autre choix ?
Semblable à Tonaxare, et sa parfaite image,
Le Ciel m’a-t-il en vain donné cet avantage ?
Notre rapport confond son sort avec le mien,
Et comme de son sort, j’hérite de son bien.
Si sa Sœur après lui peut encor y prétendre,
En lui donnant la main, je m’offre à le lui rendre,
Et prétends devenir par ce choix glorieux,
Juste envers tout le monde, et quitte envers les Dieux.
MÉGABISE.
Ah ! sentiments mêlés de joie et de murmure,
Qui vaincra de vous deux, ô devoir ! ô Nature !
Contre l’amour du sang, zèle trop impuissant,
Ne m’importune plus, mon Fils est innocent.
Mon Fils, je vois enfin quelle est ton innocence,
Et je sens ma fureur perdre sa violence :
Mais Tonaxare est mort, ce grand Prince n’est plus ;
Je vois dans le tombeau le reste de Cyrus,
Et quoique avec honneur tu remplisses sa place,
Rien ne peut à mon zèle excuser tant d’audace.
LE ROI.
Hé bien, suivez l’ardeur d’un zèle si puissant,
Vengez un Prince mort sur un Fils innocent,
Mon Trône est mon forfait, Seigneur, je l’abandonne ;
Mais je quitte la vie avecque la Couronne ;
Il faut cesser de vivre, en cessant d’être Roi,
Je perds tout sans le Trône, et tout est contre moi :
De toute autre grandeur la mienne indépendante
Ne craindrait en autrui qu’une haine impuissante ;
Mais je consens qu’un père ordonne de mon sort,
Et si vous le voulez, j’ai mérité la mort.
MÉGABISE.
Ah ! mon Fils, c’en est trop, c’est trop de déférence,
Tu dois à ta grandeur la vie et l’innocence ;
Et si tu dois enfin ou régner, ou mourir,
Règne, et qu’un si beau sort t’empêche de périr.
En descendant du Trône, et te faisant connaître,
Garde-toi de me rendre et ton juge, et ton Maître,
Et m’assujettissant le sort d’un souverain,
Dans un Père indulgent, crains un zèle inhumain.
Tout le sang de Cyrus est cher à ma mémoire,
Dérobe à ma douleur et ta vie, et ta gloire,
Demeure sur le Trône, et gardant ton pouvoir,
Sauve-toi des fureurs d’un barbare devoir.
LE ROI.
Seigneur, ce digne aveu redouble mon courage,
Et je ne dois rien craindre avec votre suffrage.
MÉGABISE.
J’admire ton grand cœur, mais plus j’en suis charmé,
Plus le péril d’un Fils tient un Père alarmé.
Je te vois sur le haut d’un affreux précipice,
Où t’élève du Sort l’infidèle caprice ;
Ton destin est illustre, éclatant, glorieux,
Innocent envers moi, sans crime envers les Dieux :
Mais vois quelles terreurs ébranlent ta puissance,
Tout le monde déjà te croit sans innocence.
Peux-tu dans cet état régner sans quelque effroi ?
Qui se croit imposteur, peut-il se croire Roi ?
La plus haute fortune est de mauvaise augure,
Quand je la vois mêlée avecque l’imposture ;
Cette ombre seulement souille la Royauté,
Et ces déguisements corrompent sa fierté.
Tu me vantes en vain un règne légitime ;
Ton Trône me paraît sur le bord d’un abîme,
La seule ressemblance, une erreur seulement,
En est tout le soutien, l’espoir, le fondement ;
Si tu le veux garder, je le vois qu’il chancelle ;
Si tu l’oses quitter, ta retraite est mortelle ;
Incertain quel des deux tu te dois épargner,
Ou l’affront de tomber, ou l’horreur de régner.
Peux-tu dans cet état répondre de toi-même ?
LE ROI.
Je réponds de mon cœur dans ce péril extrême ;
Et s’il faut périr par la haine des Dieux,
Je trouve sur le Trône un tombeau glorieux.
Mais pourquoi s’alarmer d’une vaine chimère ?
C’est assez pour régner d’avoir l’aveu d’un Père ;
De tout ce qui semblait effroyable pour nous,
Je ne craignais, Seigneur, que votre seul courroux ;
Je crains peu maintenant et Darie, et Zopire ;
Soit intérêt d’amour, ou zèle pour l’Empire,
Ils peuvent concevoir des soupçons contre moi ;
Mais la peur d’immoler leur légitime Roi,
Ne peut, sans le secours de votre intelligence,
Démêler leur vrai Roi d’avec sa ressemblance.
Préxaspe est seul à craindre, il sait tout le secret,
Et je crains les effets d’un remords indiscret ;
Je viens de voir ce lâche abandonner son âme
Au trouble dangereux d’un repentir infâme :
Pour empêcher l’effet que j’en puis redouter,
En secret, et sans bruit, je l’ai fait arrêter ;
Je ne puis autrement le forcer au silence ;
Mais je me rends suspect par cette violence :
Vous qui sur son esprit avez quelque pouvoir,
Par des moyens plus doux, calmez son désespoir.
MÉGABISE.
Ne crains rien, je saurai te le rendre fidèle,
Et tu verras bientôt les effets de mon zèle.
Adieu. Vis en Monarque, et règne sans effroi.
LE ROI.
Je vous réponds de tout, si Préxaspe est pour moi.
Scène IV
LE ROI, PATISITE
LE ROI.
Hé bien, mon Frère, vois ce que peut le courage,
C’est à lui que je dois ce dernier avantage,
J’ai convaincu mon Père, et par ma fermeté
J’ai réparé l’effet de ta timidité.
Enfin tout est pour moi, je n’ai plus rien à craindre :
Toi, bannis ces frayeurs dont j’ai lieu de me plaindre,
Et songe, si ta peur alarme encor ton Roi,
Qu’il peut tout hasarder, pour régner sans effroi.
PATISITE.
Non, non, ne craignez rien, cette peur criminelle,
Ce remords qui me rend à moi-même infidèle,
Ne sera désormais qu’un remords impuissant,
Puisque votre vertu rend mon crime innocent.
Mon Père étant pour nous, je n’ai plus rien à dire,
Réglez à votre gré vos vœux, et votre Empire ;
Vous pouvez tout oser avec tant de vertu.
LE ROI.
Mais d’un trouble éternel mon cœur est combattu.
J’aime, et plus que le Trône Hésione m’est chère ;
Si j’ose ici régner, je passe pour son Frère ;
Je ne puis l’obtenir, à moins que d’être Roi,
Et cette erreur pour elle, est un crime pour moi.
Je dirai bien plus, dans mon ardeur extrême,
Je sens quelque remords à tromper ce que j’aime ?
Et fussé-je en état de remplir mes désirs,
Aurai-je quelque gloire à voler ses soupirs ?
Injuste usurpateur du cœur de ma Princesse,
C’est sous le nom d’autrui que j’aurai sa tendresse ;
Et l’adorant toujours, sans espoir de retour,
J’aurai tout ce que j’aime, et non pas son amour.
PATISITE.
Loin de vous attacher à cet amour extrême,
Étouffer ces ardeurs, cachez-les à vous-même.
LE ROI.
Je puis bien conserver le titre d’imposteur,
Mais non pas démentir l’aveu de mon ardeur ;
Ce serait détromper l’État, et ma Princesse,
Ma flamme est trop connue, il faut qu’elle paraisse,
Elle vient. Laisse-nous.
Scène V
LE ROI, HÉSIONE
LE ROI.
Venez, venez, ma Sœur,
Par votre injuste haine achevez mon malheur..
Un bruit qu’ont répandu la fureur, et l’envie,
Attaque insolemment et mon Trône, et ma vie ;
Joignez à ces soupçons qu’on sème dans ma Cour
Tous ceux que vous inspire un malheureux amour.
HÉSIONE.
Hélas ! c’est cet amour, c’est lui seul qu’il faut craindre,
C’est de lui seul, Seigneur, que vous devez vous plaindre ;
Si cet amour paraît, tout est perdu pour vous ;
Je le cache avec soin aux yeux de vos jaloux,
N’aigrissez pas vos maux par la haine mortelle
Que va jeter sur vous cette ardeur criminelle ;
Souffrez à mon amant ses innocents désirs.
LE ROI.
Quoi ma Sœur, quoi Darie, aura tous vos soupirs ?
HÉSIONE.
Je songe à le sauver, aussi bien que mon Frère.
LE ROI.
Faites donc pour ma vie un effort nécessaire,
Cruel à votre amour, mais dont l’illustre éclat
Ne laisse aucun prétexte à troubler cet État.
On confond mon destin avec celui d’un autre ;
Et l’on ne peut jamais vous contester le vôtre ;
L’erreur qu’on a semée a de quoi me trahir,
Mais sans incertitude on vous doit obéir.
Le Peuple prévenu d’une erreur indiscrète,
S’ébranle par la peur de vous laisser Sujette,
Et perdra le respect pour le Trône, et pour moi,
S’il n’y voit ce qu’il croit, le seul sang de son Roi.
HÉSIONE.
Seigneur, dites plutôt que cette horrible inceste
Va confirmer à tous un soupçon si funeste,
Et qu’un Prince noirci de ce crime odieux
Armerait contre lui les hommes, et les Dieux.
LE ROI.
Quel crime d’imiter l’exemple de Cambise,
Que la Coutume approuve, et le Trône autorise ?
HÉSIONE.
L’exemple de Cambise est trop blâmé de tous,
Pour en faire à ce crime un exemple pour vous.
LE ROI.
Il est vrai, chère Sœur, je le blâmai moi-même :
Mais las ! si vous m’aimiez autant que je vous aime,
Vous vous troubleriez moins d’un si doux sentiment !
J’en fus un peu surpris dans son commencement ;
Je ne sais quoi d’abord s’éleva dans mon âme,
Qui s’opposait aux noms d’hymen, d’amour, de flamme ;
À vous les adresser je sentais quelque horreur ;
Mais la raison bientôt dissipa cette erreur ;
L’opinion l’enfante, et non pas la Nature,
Laissez dessus le peuple agir son imposture ;
Vous, ma Sœur, dissipez ce faible sentiment :
Qu’ai-je d’incompatible avec le nom d’Amant ?
Si le nœud de l’amour est dans la ressemblance,
Si c’est l’égalité des mœurs de la naissance,
Qui des parfaits Amants fait toute la douceur,
Où la trouve-t-on mieux qu’entre un Frère et sa Sœur ?
Si le Ciel par le nœud de l’amour fraternelle
A mis entre nous deux une union si belle,
Nos sentiments sont-ils différents à ce point,
Que vous trouviez un crime où je n’en trouve point ?
Ah ! qu’il est doux d’aimer, quand une flamme pure
Seconde les transports qu’inspire la Nature !
Que l’étreinte en amour est forte, alors qu’un cœur
Trouve en un même objet, et sa femme, et sa Sœur !
Tournez-y votre esprit, de l’ardeur pour un Frère
À celle que je veux, on n’a qu’un pas à faire ;
Ce pas vous mène au Trône, et vous fera goûter...
HÉSIONE.
Ah ! c’est trop me contraindre, et trop vous écouter,
Quoiqu’ici la coutume autorise ces flammes,
L’idée en est toujours horrible aux belles âmes ;
Et lorsque je vous vois en surmonter l’horreur,
Mille soupçons mortels s’emparent de mon cœur.
LE ROI.
Puisque par amour votre courroux redouble,
Je laisse à la raison à dissiper ce trouble ;
Votre amour pour Darie a trop d’emportement,
Et le temps calmera ce premier mouvement.
HÉSIONE, seule.
Va, plutôt que souffrir ces ardeurs criminelles,
Entrez dedans mon cœur, inimitiés mortelles.
Mes trop justes soupçons j’en crois votre rapport,
Oropaste est vivant, et Tonaxare est mort ;
Un traître a pris sa place, et j’entends la nature
Murmurer dans mon cœur contre cette imposture,
Et m’oser reprocher, pour comble de mes maux,
D’avoir sous sa figure embrassé ses bourreaux.
Mortel ressentiment d’une mortelle offense,
Sèche mes pleurs, il faut courir à la vengeance.
Scène VI
DARIE, HÉSIONE
DARIE.
Madame, qu’avez-vous ?
HÉSIONE.
Ah ! Prince, ma douleur
Vous éclaircit assez de tout notre malheur.
DARIE.
Le Roi s’obstine-t-il à trahir notre flamme ?
HÉSIONE.
Tant de rage et d’effroi s’est saisi de mon âme...
Mais ce lieu m’est suspect, il faut se ménager :
Suivez-moi, Prince, il faut mourir, ou nous venger.
ACTE IV
Scène première
MÉGABISE, PATISITE
MÉGABISE.
Je dois te l’avouer, sa passion m’étonne ;
Mais ton Frère peut tout, s’il épouse Hésione ;
Il pourrait se trahir, s’il démentait son choix,
Et se rend moins suspect, en imitant nos Rois.
PATISITE.
On s’en plaint hautement sur cette conjecture.
MÉGABISE.
Non, non, c’est assez bas que la Cour en murmure.
PATISITE.
On se cache, et par là bien loin d’être assuré,
Craignez...
MÉGABISE.
Hé quoi, toujours tremblant, désespéré ?
Augure mieux d’un Roi qui peut régner sans crime,
Dont la vertu s’est fait un Trône légitime ;
Cache à mes yeux un trouble à sa gloire mortel ;
Quand je vois tes frayeurs, je le crois criminel ;
Tes remords vont parler contre son innocence,
Et le rendre suspect d’une injuste puissance.
Ne crains plus son amour, et ne t’alarme point,
Mon Fils, et le feu Roi, s’accordent en ce point ;
Plus un Prince entreprend, et moins on le soupçonne ;
Il serait moins hardi, s’il volait la couronne :
Mais changer ses Amis, sa Maîtresse, et les Lois,
Oser aimer sa Sœur, il n’appartient qu’aux Rois.
PATISITE.
Mais aigri de ce choix, l’impétueux Darie,
Joignant à ses soupçons la jalouse furie,
Suivra tous les transports d’un amour maltraité :
Mon Frère cependant se croit en sûreté,
Et croit de son orgueil l’audace assez heureuse...
MÉGABISE.
Cette fierté me plaît, mais elle est dangereuse.
Je viens de voir Darie, et j’ai vu qu’avec moi
Il tâche à déguiser ce qu’il pense du Roi :
Par ces déguisements je vois sa défiance,
Et voyant ses soupçons, je crains sa violence ;
Darie a des transports qu’on ne peut surmonter.
Avertis-en ton Frère, il le faut arrêter.
PATISITE.
Il paraît, mais il parle à la Sœur de Darie.
MÉGABISE.
Fais-lui voir un péril qui menace sa vie ;
Et s’il perd trop de temps dans un long entretien,
Ose tout sans son ordre, et ne ménage rien.
Scène II
LE ROI, ARAMINTE
LE ROI.
Hé bien, déclarez-vous ma mortelle ennemie ;
Triomphez d’un amant suspect de perfidie,
Et d’un Roi malheureux qu’on traite d’imposteur.
ARAMINTE.
Dites plutôt d’un Prince amoureux de sa Sœur ;
Le Ciel ne me saurait offrir une vengeance
Pareille au châtiment qui suit votre inconstance.
Quoique suspect à tous, un soupçon si honteux
Vous fait moins d’ennemis que l’horreur de vos feux ;
C’est de vos trahisons la digne récompense,
Le crime suit le crime, et la peine l’offense.
LE ROI.
Cet amour supposé vous venge faiblement :
J’ose épouser ma Sœur, sans être son Amant ;
Et si votre belle âme à la vengeance aspire,
C’est ici qu’elle doit jouir de mon martyre :
Pour le bien de l’État, devenant son Époux,
Je ne perds pas l’ardeur que j’eus toujours pour vous,
Esclave d’un devoir qui m’emporte vers elle,
Mais plus esclave encor de mon amour fidèle,
Tonaxare en secret plein de trouble et d’effroi,
Désavoue et dément tout ce que fait le Roi.
Voilà quel est mon sort.
ARAMINTE.
Quoi, Seigneur, quelle marque
Doit ici séparer mon amant d’un Monarque ;
Et quel devoir du Trône a donc pu vous charmer,
Jusqu’à le préférer à celui de m’aimer ?
Cette gloire autrefois vous parut sans seconde,
Je valais à vos yeux tous les Sceptres du Monde ;
Et sitôt qu’on vous voit sur le Trône des Rois,
Mon choix perd son mérite, et mon amour ses droits.
Est-ce que vos grandeurs vous ôtent la mémoire ?
Est-ce que mon amour fait tort à votre gloire ?
Mon alliance est-elle digne de ce rang.
Et régner est-ce trop pour celles de mon sang ?
LE ROI.
Non, et sans regarder ce que le sang vous donne,
Le Ciel, ou mon amour, vous doit une Couronne ;
Et si par des faux bruits un Démon trop jaloux,
Me veut ôter un rang que je garde pour vous,
Voulant vous faire part de ce pouvoir suprême,
J’épouserai ma Sœur en dépit de moi-même ;
Son suffrage, et sa main, assurent mon pouvoir.
Voyez à quels efforts m’oblige ce devoir,
Voyez jusques où va la contrainte mortelle
Que l’amour, et la gloire, exigent de mon zèle.
Pour l’État, et pour vous, je surmonte l’horreur
Que je sens en secret pour l’hymen d’une Sœur :
Mais si l’État m’oblige à l’hymen d’Hésione,
Mon cœur vous est acquis plutôt qu’à la couronne ;
Si vous m’aimez, je veux donner en même jour
Hésione à l’État, et vous à mon amour :
Souffrez un double hymen que la Perse autorise,
Que mon amour vous place au Trône de Cambise,
Et que je puisse assis entre vous et ma Sœur
Lui donner une main, à vous l’autre, et le cœur.
ARAMINTE.
Ah ! que ce sentiment tient peu du caractère
Du Prince généreux, et de l’Amant sincère !
Princesse, ouvre les yeux, et connais ton malheur :
Va, perfide...
LE ROI.
Achevez, et dites imposteur :
Avec mes ennemis soyez d’intelligence ;
Appuyez un faux bruit qui sert votre vengeance.
Ne connaissez-vous plus cet amant plein d’ardeur ?
ARAMINTE.
Que n’est-il à mes yeux ce qu’il est à mon cœur !
Mais qu’est-il devenu, cet Amant si fidèle ?
LE ROI.
Vous laissez-vous surprendre à cet erreur mortelle ?
Hélas ! si vous m’aimiez, vous me connaîtriez mieux ;
Le changement du cœur a passé jusqu’aux yeux ;
L’intérêt de Darie a corrompu votre âme.
ARAMINTE.
Non, non, ingrat, mon cœur garde toute sa flamme ;
Et quand tous vos amis osent vous soupçonner,
Rien ne peut m’obliger à vous abandonner.
LE ROI.
Qui sont-ils ces amis ?
ARAMINTE.
Ce n’est pas pour vous plaire
Que je viens vous donner un avis nécessaire,
Ni pour prendre un cœur que je n’estime plus :
Je donne cet avis au sang du grand Cyrus,
Pour lui seul je trahis Itapherne, Zopire,
Hésione, mon Frère, et peut-être l’Empire.
LE ROI.
Que dites-vous, Princesse ?
ARAMINTE.
Ils jurent votre mort ;
Gobrias, Otanès, secondent leur effort ;
Et ce zèle aveuglant bientôt un plus grand nombre,
Leur va faire immoler Tonaxare à son ombre.
Ingrat, songez à vous, mais sans vous emporter,
C’est pour vous seulement qu’ils osent attenter ;
Ils servent Tonaxare, et n’en veulent qu’au Mage.
Quand je vous avertis, malgré ce grand outrage,
Jugez si ce parti fut indigne d’un Roi,
Et qui l’a mieux servi, d’Hésione, ou de moi.
Scène III
LE ROI, seul
Qu’est-ceci, d’où me vient cet avis salutaire ?
Est-ce amour, est-ce haine, est-ce zèle, ou colère ?
Est-ce pour m’avertir, est-ce pour m’alarmer ?
Je connais son grand cœur, j’en dois tout présumer.
Si cet avis est vrai, quel conseil faut-il prendre ?
Les prévenir, s’armer : Non, il faut les attendre ;
Si j’ai trompé des yeux par l’amour éclairés,
Seul je puis éblouir les yeux des conjurés :
Ils aiment leur vrai Roi, s’ils haïssent le Mage.
Cache-toi dans toi-même, et dessous son image,
Et sans redouter, ne songe qu’à régner.
Sans doute que le Ciel résout de t’épargner ;
La Sœur vient t’avertir, lorsque le Frère attente ;
Pousse donc vite au port ta fortune flottante.
Cessez enfin, grands Dieux, de douter de mes droits ;
Le Sort, et la Vertu, peuvent faire des Rois ;
Le premier me couronne en dépit de moi-même,
Et l’autre m’a rendu digne du Diadème.
Par des titres si beaux, conservant mon pouvoir,
Dieux, ne m’alarmez plus, faites votre devoir.
Scène IV
MITROBATE, LE ROI, HÉSIONE
MITROBATE.
La Princesse...
LE ROI.
Qu’elle entre. Heureuse ressemblance,
Seule soutiens ici toute mon espérance.
Mitrobate, sortez.
HÉSIONE, bas.
Tâchons adroitement
De donner plus de jour à mon ressentiment.
LE ROI.
Ma Sœur, de toutes parts le bruit se fortifie,
Que dans Bactre le Roi me fit ôter la vie ;
Et que par Patisite, en mon lieu supposé,
Son Frère règne ici sur un peuple abusé.
Quelque rapport de voix, de taille, et de visage,
Qu’on trouvait entre nous avant la mort du Mage,
Appuient ces faux bruits, qu’en expirant, le Roi,
Pour me perdre aujourd’hui, fit semer contre moi.
Déjà mes ennemis croyant cette aventure,
Sur l’Hymen que je presse augmentent le murmure.
Dans un si grand péril qui menace mes jours,
Votre zèle vient-il m’apporter du secours ?
J’ai besoin de conseil, et soupçonnant tout autre,
Sur ce sujet, ma Sœur, je ne veux que le vôtre.
HÉSIONE.
Il vous faut un conseil dans cette extrémité
Plein de prudence autant que de fidélité ;
Et l’esprit d’une fille a sur cette matière
Trop peu d’expérience, et trop peu de lumière.
Je venais seulement vous offrir sur ce bruit,
Ce qui dépend d’un zèle ardent, et mal instruit :
Mais enfin s’il s’agit de vos jours, de l’Empire,
Pour en délibérer, faites venir Zopire,
Anaxandre, Itapherne, Otanès, Gobrias...
LE ROI.
Darie, et ceux encor qui lui prêtent leur bras ;
Qu’ils viennent tout fumants de rage et de colère
Faire choir à vos pieds le sang de votre Frère.
Vous l’avez résolu, vous-même.
HÉSIONE.
Moi, Seigneur ?
LE ROI.
Oui, vous-même, Princesse, oui vous-même, ma Sœur.
C’est là votre dessein, et je veux bien le suivre ;
Qui ne sait pas mourir, est indigne de vivre ;
Et ce n’est pas savoir mourir quand il le faut,
Lorsque les Dieux ont mis notre destin si haut,
Qu’il faut pour s’assurer, par un trait de furie,
D’un déluge de sang inonder sa patrie.
Ma Sœur, quand tout le monde à nous nuire est d’accord,
Qui veut vivre à ce prix, a mérité la mort.
Périsse un sang fatal au salut de l’Empire.
Gardes, faites venir Itapherne, Zopire,
Anaxandre, Darie, Otanès, Gobrias,
Et quiconque avec eux a juré mon trépas.
HÉSIONE.
Ah ! Gardes, arrêtez, je reconnais mon Frère,
Pardonnez mon erreur, je ne puis vous le taire :
Darie, et ceux encor que vous avez nommés,
Pour venger votre mort, contre vous sont armés :
Ils attendent mon ordre, et de nouveaux indices,
Mais je condamne enfin ma haine, et ses complices.
LE ROI.
Je crains peu tous les traits de leur faible courroux ;
Vous êtes seule à craindre, et je ne crains que vous ;
Vous êtes ma Princesse, et toute ma puissance
Serait contre vos traits sans force, et sans défense.
Quittez, quittez enfin le soin de m’épargner ;
Que m’importe, ma Sœur, de vivre et de régner,
Si je perds tout l’espoir de mon amour extrême,
Et si je suis haï parce que je vous aime ?
HÉSIONE.
Je ne hais rien en vous que cette injuste ardeur,
Et que ce nom d’amant de votre Sœur :
J’aimerais ce beau feu de tout autre qu’un Frère ;
Changez, changez de nom, si vous me voulez plaire.
Fussiez-vous, Oropaste, à la place du Roi,
Je croirais cette ardeur moins honteuse pour moi :
Oropaste autrefois eut toute mon estime,
Et de pareils Héros peuvent m’aimer sans crime :
Mais mon Frère lui-même...
LE ROI.
Ah ! Princesse.
HÉSIONE.
Ah ! Seigneur.
LE ROI.
Que ne suis-je Oropaste avec tant de bonheur !
HÉSIONE.
Ah ! que ne pouvez-vous cesser d’être mon Frère !
LE ROI.
Peut-être que je suis cet amant téméraire ;
Oui sans doute, Princesse...
HÉSIONE.
Ah ! s’il est vrai, grands Dieux...
LE ROI.
Ah ! je vous vois frémir de ce nom odieux :
Je suis toujours haï, quelque nom que je prenne ;
N’en est-il point qui puisse adoucir votre haine ?
De grâce, apprenez-moi, malgré tant de courroux,
Ce qu’il faut que je sois pour être aimé de vous.
Songez à mon amour plutôt qu’à me connaître ;
C’est votre amant, c’est tout ce que je veux être.
Que s’il faut que mon sort suive enfin votre choix ;
Examinez cet air, ces yeux, et cette voix.
HÉSIONE.
Tels les eurent toujours, Oropaste, et mon Frère.
LE ROI.
Malgré notre rapport, le choix s’en pouvait faire,
Et jamais on a vu deux hommes sous les cieux...
Mais vous fermez l’oreille, et détournez les yeux.
HÉSIONE.
Si vous voyant tous deux, on a pris l’un pour l’autre,
Puis-je en n’en voyant qu’un, savoir si c’est le nôtre,
Et le connaître, après que j’ai durant six mois
Si bien accoutumé son visage et sa voix,
Que quand ils auraient eu bien moins de ressemblance,
Mes sens n’en pourraient plus faire la différence ?
Aussi je ne veux plus sur ce discernement
De mes sens éblouis suivre le jugement ;
Je détourne l’oreille, et fermant la paupière,
J’abandonne mon âme à sa propre lumière :
Il faut pour s’éclaircir dans cette sombre erreur,
En chercher la clarté au fond de votre cœur,
Et fuyant du dehors la trompeuse apparence,
Sur les diversités en voir la différence.
LE ROI.
Ah ! Princesse, s’il faut vous régler là-dessus...
HÉSIONE.
Je connaîtrai bientôt que mon Frère n’est plus.
Darie est maltraitée, sa Sœur abandonnée,
On me parle aujourd’hui d’amour, et d’hyménée ;
Ces traits avec mon Frère ont-ils quelque rapport
Qui m’aient pu jusqu’ici faire ignorer sa mort,
Et caresser au lieu d’un si rare mérite,
L’Ami, le Protecteur, le sang de Patisite ?
Et d’un Frère si cher, fantôme injurieux,
Qui veux porter au cœur l’imposture des yeux,
Penses-tu que ce cœur instruit par la Nature,
Au lieu de Tonaxare, embrasse sa figure ?
Perfide, il te fallait d’un faux nom revêtu,
De qui tu pris le nom, prendre aussi la vertu,
Et faire dans ton sein, en égorgeant mon Frère,
Couler l’illustre sang que la Perse révère.
Ô Cyrus, je connais le destin de ton Fils,
J’ai trouvé ses bourreaux, aux armes, mes Amis,
Il faut venger un Frère, et recouvrer l’Empire.
LE ROI.
Arrête, à ce grand coup tu peux seule suffire :
Si tu me crois encore un fourbe, un imposteur,
Prends toi-même ce fer, et me perce le cœur.
HÉSIONE.
En vain pour m’éblouir encore avec ta feinte,
Tu te pares ici d’une vertu contrainte ;
Donne, donne ce fer, et comme sa grandeur,
Prends du vrai Tonaxare et la force, et le cœur,
Pour recevoir ici, sans manquer d’assurance,
De tes lâches forfaits la juste récompense.
Meurs.
LE ROI.
Frappe, parricide.
HÉSIONE.
Hélas ! mon Frère, hélas !
Que me laissez-vous faire !
LE ROI.
Achève, vois-tu pas
Que c’est un fourbe à qui s’adressent tes caresses ?
HÉSIONE.
Ne vous dérobez plus, mon Frère à mes tendresses :
Après ce que j’ai fait pour m’assurer de vous,
Je vous connais assez, pour vous montrer à tous.
LE ROI.
J’attends de votre zèle un secours plus utile ;
Épargnez-nous le sang d’une guerre civile ;
Je vois des mécontents, qui ne quitteront pas
Ce prétexte à pouvoir soulever nos États,
Si quelque grand effet, su de toute la Terre,
Ne leur ôte l’espoir de me faire la guerre :
Ce coup dépend de vous.
HÉSIONE.
Daignez le proposer,
Seigneur, que faut-il faire ?
LE ROI.
Il me faut épouser :
Nul ne pourra plus disputer la Couronne,
Quand je serai le Frère, et l’Époux d’Hésione ;
Cet Hymen que j’avais prudemment projeté,
Devient par mon malheur une nécessité.
HÉSIONE.
Nul malheur n’a rendu cet hymen nécessaire ;
On ne doutera plus que vous êtes mon Frère,
Quand Préxaspe en public exposant votre sort,
J’irai par mon hommage appuyer son rapport.
Scène V
HÉSIONE, LE ROI, CLÉONE
CLÉONE.
Madame secourez le malheureux Darie ;
Dans votre chambre même on attente à sa vie.
HÉSIONE.
Qui ?
CLÉONE.
Les Gardes du Roi.
HÉSIONE.
Vos Gardes ? Ah ! Seigneur.
LE ROI.
Ma Sœur, c’est sans mon ordre, empêchons ce malheur :
Dis-moi qui les conduit.
CLÉONE.
Seigneur, c’est Patisite.
Scène VI
MÉGABISE, PATISITE, LE ROI, HÉSIONE, CLÉONE
MÉGABISE.
Seigneur, j’entre sans ordre, et mon zèle m’invite
À vous donner avis du plus noir attentat
Que la rage ait jamais formé contre un État.
Mon Fils, sans différer, craignant quelque surprise,
Sans ordre a fait choisir le Chef de l’entreprise,
Et l’on doit l’amener à Votre Majesté
Pour recevoir le prix de sa témérité.
HÉSIONE.
Quel est ce criminel ?
PATISITE.
C’est Darie, et le traître
A quelque compagnon que vous pouvez connaître.
HÉSIONE.
Si vous le connaissez, pour prévenir ses coups,
Pourquoi, sans différer, ne le saisissez-vous ?
PATISITE.
Vous en souffririez trop.
HÉSIONE.
Moi ?
PATISITE.
Vous.
HÉSIONE.
Quelle impudence !
Je ne m’étonne plus, voyant tant d’insolence,
Si votre nouveau règne a dans si peu de temps
Sous un tel favori fait tant de mécontents :
Si chez moi sans respect il attaque Darie,
Qui pourra désormais éviter sa furie ?
PATISITE.
Nul de ceux qui voudront assassiner le Roi.
LE ROI.
Patisite...
PATISITE.
Seigneur, si l’on s’en prend à moi,
C’est par le seul chagrin de voir que votre vie
Peut braver par mes soins les fureurs de l’envie.
Pourquoi dissimuler un si noir attentat ?
Flatter ce parricide est un crime d’État ;
Sa rage...
HÉSIONE.
Ah ! c’en est trop, vous connaissez l’offense ;
Seigneur, c’est votre Sœur qui demande vengeance.
LE ROI.
Son zèle a fait son crime, excusez-en l’ardeur.
HÉSIONE.
Est-ce zèle envers vous d’outrager votre Sœur ?
Cléone a dit l’affront, vous en voyez la suite ;
L’outrage à votre Sœur venant de Patisite,
Est tel, que pour laver un affront de ce rang,
L’infâme qui l’a fait, n’a pas assez de sang.
LE ROI.
Pour s’emporter si fort, l’injure est bien légère.
HÉSIONE.
S’en émouvoir si peu, c’est être mauvais Frère :
En foule mes soupçons reviennent dans mon cœur.
LE ROI.
Encore des soupçons ? Ah ! c’en est trop, ma Sœur.
HÉSIONE.
Montrez si je la suis en vengeant mon injure :
C’est maintenant qu’il faut que parle la Nature ;
Sa voix doit m’éclaircir de cette trahison ;
Il faut ou le défendre, ou m’en rendre raison,
Et je rends grâce au Sort, qui vous rend nécessaire,
De paraître à nos yeux, ou son Frère, ou mon Frère.
LE ROI.
Quoi si je l’abandonne à votre cruauté,
Connaîtrez-vous un Frère à cette lâcheté ?
Dois-je autant de rigueur à qui je dois la vie,
Quand mon Frère ordonna qu’elle me fut ravie ?
HÉSIONE.
Vous l’en avez payé, s’il fit lors son devoir :
Mais c’est trop l’épargner, et trop peu s’émouvoir,
Depuis son insolence, un véritable Frère
Aurait porté cent coups au sein du téméraire.
Va, nous ne sommes point sortis d’un même flanc :
On le voit aussitôt qu’on fait tort au bon sang,
Dans toute la maison, comme de veine en veine,
Répandre avec l’affront, la vengeance, et la haine.
Je te vois insensible au trait qu’il m’a lancé,
Et j’ai plus à venger que je n’avais pensé.
LE ROI.
Ah ! c’en est trop enfin, ma patience est lasse ;
Je flatte qui s’abuse, et non pas qui menace.
Il est temps de montrer que je suis votre Roi,
Et puisque vous osez vous défier de moi,
Gardez à votre tour que je ne vous soupçonne ;
Vous pouvez après moi prétendre à la Couronne ;
Vous, et votre Darie...
PATISITE.
Il n’en faut plus douter ;
C’est leur ambition qui les fait attenter.
LE ROI.
Ah ! ce n’est pas de vous que je le veux apprendre :
Rentrez dans le respect que vous devez lui rendre.
Non pour trop déférer à son in juste erreur,
Mais pour me contenter, je vous livre à ma Sœur ;
À Hésione.
Vous-même faites-vous raison de son injure.
MÉGABISE.
Que faites-vous, Seigneur ? Ah ! fatale aventure,
Seigneur, livrer mon Fils, le livrer au trépas,
Pour avoir prévenu de si noirs attentats ?
N’imputez qu’à moi seul tout ce qu’il vient de faire.
LE ROI.
On pardonne à votre âge un zèle téméraire.
MÉGABISE.
Ah ! plutôt pardonnez l’ardeur qui l’a trahi.
Bas.
Avez-vous oublié ?
LE ROI.
Je veux être obéi :
Qu’on ne m’en parle plus. Vous, délivrez Darie,
À Mégabise.
Ce sera votre peine ; et s’il a quelque envie
De m’attaquer encor après ce traitement,
Il verra que je suis juste autant que clément.
Scène VII
HÉSIONE, LE ROI, PATISITE
HÉSIONE.
Après ce traitement, je réponds de Darie.
PATISITE.
Quoi, Seigneur, me livrer aux traits de sa furie ?
Si vous m’abandonnez, où sera mon espoir ?
LE ROI.
Adieu, ma Sœur.
PATISITE.
Seigneur...
LE ROI, aux gardes.
Faites votre devoir.
PATISITE.
Seigneur...
LE ROI.
Suivez.
PATISITE.
Ah ! lâche, abandonner ton Frère.
LE ROI, bas à Patisite.
Que dis-tu, malheureux ?
PATISITE.
Éclate ma colère ;
Achevons, puisque enfin le mot en est lâché.
Oui, Madame, apprenez ce qu’il vous tient caché ;
Si par ses lâchetés je dois cesser de vivre,
Je veux que cet ingrat soit forcé de me suivre :
Je l’ai mis sur le Trône, et ma main l’a fait Roi ;
Mais il faut qu’il en sorte, et qu’il tombe avec moi :
Sachez donc mon destin, et celui d’un perfide,
Il est un imposteur, je suis un parricide.
LE ROI.
Ah ! lâche.
PATISITE.
Et pour tout dire, et ne vous celer rien,
Il se dit votre Frère, et le traître est le mien :
Madame, cette main a fait périr le vôtre.
LE ROI.
Vous, Patisite, aussi ?
PATISITE.
Moi, plutôt que tout autre.
HÉSIONE.
Ah ! traître.
PATISITE.
Je le suis, et bourreau de mon Roi ;
Mais l’étant pour mon Frère, il l’est autant que moi ;
Commandez qu’il me suive, et vengez-vous, Madame,
Nous sommes même sang.
LE ROI.
Je suis ton Frère, infâme :
Est-ce ainsi qu’on le prouve, en désirant ma mort ?
HÉSIONE.
Mon Frère, sa fureur éclaircit votre sort :
C’est, c’est un criminel, sans espoir, sans refuge,
Qui mourant, avec lui veut entraîner son Juge ;
Mais je vous vengerai.
PATISITE.
Quoi, l’on ne me croit pas ?
Ah ! malheur mille fois pire que le trépas.
Le coupable à la mort envoya son complice ;
Assis dessus son Trône, il verra mon supplice,
Ô rage ! ô désespoir !
HÉSIONE.
Qu’on l’ôte de mes yeux.
LE ROI.
Ma Sœur, faites cesser ces bruits injurieux.
HÉSIONE.
Seigneur, ce digne éclat que vous venez de faire
Convaincra tout l’État que vous êtes mon Frère ;
Et si mon Hymen sert à le désabuser,
Mon Frère m’est trop cher pour lui rien refuser.
ACTE V
Scène première
LE ROI, PATISITE, UN GARDE
LE GARDE.
On le gardait, Seigneur, dans la Chambre prochaine.
LE ROI.
Il est trop criminel, pour différer sa peine.
LE GARDE.
Le voici.
LE ROI.
Laisse-nous, afin qu’en liberté
Il m’apprenne le but de sa témérité.
PATISITE.
Quoi, perfide, en ce lieu ? d’où te vient cette audace ?
Viens-tu, pour me braver, au fort de ma disgrâce,
Triompher de ma rage, et de mon désespoir ?
LE ROI.
Lâche, je le pourrais, sans blesser mon devoir :
Après ce que ta rage a fait pour me détruire,
La voyant en état de ne pouvoir plus nuire,
Rire de ta faiblesse est le moins que je dois.
PATISITE.
Tout faible que je suis, je puis autant que toi :
Malgré ton imposture, et ton audace extrême,
Si je t’ai des Persans donné le Diadème,
Pour les désabuser encor avant ma mort,
Pour te faire périr, je me sens assez fort.
Suse, Suse, apprendra, malgré ton impudence,
En quelles mains j’ai mis la suprême Puissance ;
Et tu sauras, ingrat, périssant avec moi,
Si c’est pour me livrer, que je t’avais fait Roi.
LE ROI.
J’excuse ta fureur, et pardonne à ta crainte
Les transports outrageux de cette injuste plainte,
Et t’aime encor assez, pour te désabuser
De tout ce qui te sert à les autoriser :
Tu crois m’avoir fait Roi ?
PATISITE.
Si je le crois ? Ah ! traître.
LE ROI.
Parle sans t’emporter.
PATISITE.
Toi sans te méconnaître.
LE ROI.
Lâche, je me connais, et te connais aussi ;
De ton sort, et du mien, tu vas être éclairci.
Depuis le jour fatal que je sortis de l’onde,
Loin des soins de la Cour, dans une paix profonde,
Roi de mes passions, maître de mes désirs,
Je songeais à goûter de solides plaisirs,
Quand pour tes intérêts, ta criminelle audace,
D’un Prince assassiné me vint offrir la place,
Et pour te conserver quelque rang dans l’État,
Voulut m’envelopper dedans ton attentat,
Et me faire acheter la suprême Puissance,
En m’ôtant le repos avecque l’innocence.
Mais quand tu me l’offris, ai-je su que ta main
Avait tranché les jours de notre Souverain ?
Tu me cachas ton crime, et le pouvoir suprême
Me fut donné dans Bactre en dépit de moi-même ;
Je le dois à l’erreur de ce Peuple mutin,
Ou plutôt je le dois au bizarre Destin,
Qui se voulant jouer de la Toute-Puissance,
Confond le vrai Monarque avec sa ressemblance.
PATISITE.
Je ne m’étonne plus, si fier d’un si beau sort,
Tu veux, pour mieux régner, précipiter ma mort :
Ce que j’ai fait pour toi, quelque nom qu’on lui donne,
Sur ton ingrate tête a fait choir la Couronne ;
Qui nous a donné tout, et nous peut tout ôter,
Est un fardeau bien rude, et pénible à porter ;
On croit sortir des fers, quand on peut s’en défaire.
La Princesse outragée a demandé ton Frère,
Et tu croyais, ingrat, me livrant à ses coups,
Ta lâche politique autant que son courroux :
Si cette occasion ne se fut présentée,
Ma perte était remise, et non pas évitée.
LE ROI.
Cesse de mesurer mes sentiments aux tiens,
Ce sont tes procédés, lâche, voici les miens.
Dans l’essai dangereux où m’a mis Hésione,
J’ai fait pour ton salut plus que pour ma Couronne.
PATISITE.
Me livrer à sa haine, est-ce me secourir ?
LE ROI.
Oui, quand te protéger était me découvrir ;
Quand sans la détromper, je n’ai pu te défendre :
Mais le péril t’aveugle, et je ne puis comprendre
Qu’après avoir montré tant d’adresse et de cœur,
En faisant pour un Roi passer un imposteur,
Qu’après un si grand coup, on t’ait vu dans la suite
Montrer tant de faiblesse, et si peu de conduite.
Par de feintes rigueurs ton courage s’abat :
T’avoir osé trahir, c’est mon grand coup d’État ;
Ce qu’en me couronnant ton crime n’a pu faire,
Apprends que je l’ai fait en trahissant mon Frère ;
Mon sang abandonné, mon Frère maltraité,
D’un voile plus épais couvrent la vérité :
J’ai vaincu la Nature, elle-même s’en loue ;
Par cette trahison que mon cœur désavoue,
J’ai cessé, me montrant insensible pour toi,
D’être Frère un moment, pour être toujours Roi.
Crois-tu qu’en te livrant, un Frère t’abandonne ?
J’aurais su prévenir les fureurs d’Hésione ;
Maintenant tout me force à prononcer ta mort :
Sous ce voile sanglant il faut cacher mon sort ;
Je ne puis m’opposer au coup qui te menace,
Et mon Père lui seul peut demander ta grâce.
Le voici qui paraît.
Scène II
MÉGABISE, LE ROI, PATISITE
MÉGABISE.
Ah ! mon Fils. Ah ! mon Fils.
La Princesse est pour toi, tu n’as plus d’ennemis :
Ta générosité désarme sa colère ;
Elle te croit le sien, quand tu livres ton Frère ;
Elle te fait son juge, et son ressentiment
De son crime à toi seul laisse le châtiment.
LE ROI.
Je crains que c’est ici l’épreuve dangereuse
D’une Princesse adroite autant que généreuse :
En me livrant mon Frère, elle veut m’éprouver ;
Ses soupçons renaîtront, si je l’ose sauver.
MÉGABISE.
Qu’il périsse plutôt, cet ingrat, ce perfide,
Qui dans l’emportement de sa rage timide,
En t’osant découvrir, t’a presque assassiné.
PATISITE.
Quoi, de mon Père aussi je suis abandonné ?
MÉGABISE.
Malgré tes lâchetés j’ai demandé ta vie.
Mais je consens enfin qu’elle te soit ravie,
Si c’est par ton trépas qu’il le faut secourir.
PATISITE.
Moi qui le fais régner, me fera-t-il périr ?
MÉGABISE.
Si tu te veux vanter de l’avoir fait Monarque,
Il faut par ton trépas m’en donner une marque,
Te dédire en mourant : Il te devra ce rang,
Quand son Trône sera cimenté par ton sang ;
Alors que rendant l’âme au milieu des supplices,
Faisant de sa grandeur tes plus chères délices,
Tu diras, il est Roi, content avec raison,
D’assurer en mourant le Sceptre à ta Maison.
Que ne m’est-il permis de prendre ici ta place,
Et de faire en mourant la gloire de ma race :
Que je serais heureux, si mon sang répandu
Faisait régner un Fils que le Ciel m’a rendu !
Si tu ne goûtes pas de si hautes maximes,
Purge au moins par ta mort ma race de tes crimes ;
En n’osant t’immoler pour soutenir son rang,
Cache dans le tombeau l’opprobre de mon sang.
Lâche, si ton trépas est un coup nécessaire,
Tu devrais épargner à ton malheureux Père
Ce funeste entretien, où par un triste effort
Il faut presser un Fils à me donner sa mort.
PATISITE.
Des honneurs de la mort qu’un autre s’éblouisse.
Périsse tout mon sang, s’il faut que je périsse.
MÉGABISE.
Et tu t’étonneras après ce sentiment,
Si tu reçois de nous le même traitement ?
PATISITE.
J’imite tes fureurs, et m’ayant fait paraître
Qu’il n’agit plus en Frère, il faut cesser de l’être :
Qu’il périsse, et qu’il perde un rang qu’il tient de moi.
MÉGABISE.
Perfide, ouvre les yeux, et reconnais ton Roi.
Tout ton Frère a péri par ta fureur extrême,
Et tu vois en ce lieu Tonaxare lui-même,
Non celui qui dans Bactre est tombé sous ta main ;
Mais un que le hasard a fait ton Souverain,
Dont le cœur égalant la haute destinée,
Embrasse sa fortune, et la tient enchaînée
Avec tant de rigueur, qu’elle-même aujourd’hui
Ne saurait lui ravir ce qu’elle a fait pour lui.
Fut-elle mille fois encor plus inconstante,
Je l’empêcherai bien qu’elle ne se démente.
Préxaspe en ce moment publie en ma faveur
Qu’en lui le Prince Règne, et non un imposteur :
Si son rapport est faible, en public Hésione
L’épousant dès demain, assure sa Couronne.
LE ROI.
Quoi, Préxaspe...
MÉGABISE.
Oui, mon Fils, après de longs efforts,
J’ai vaincu sa frayeur, et dompté ses remords,
Et l’engageant enfin à ce faux témoignage...
LE ROI.
Que ne vous dois-je point ?
À Patasite.
En faut-il davantage ?
Confesse maintenant...
PATISITE.
Ô succès fortuné !
LE ROI.
Et tu te vanteras de m’avoir couronné ?
PATISITE.
J’ai commencé ; le Sort achève mon ouvrage.
LE ROI.
Ce n’est toi, ni le Sort.
PATISITE.
Et qui donc ?
LE ROI.
Mon courage,
Mon Père, qui ? Le Ciel, qui pour venger nos Rois,
D’un Roi qui dans la Perse a transporté nos droits,
A couronné ma tête, et veut que la Médie
Possède encor un coup l’Empire de l’Asie.
PATISITE.
La Couronne n’est pas pour ceux de notre sang.
LE ROI.
La Couronne est pour ceux qui méritent ce rang ;
Et je crois que les Dieux la firent pour ma tête,
Quand je vois qu’elle y tient malgré cette tempête.
PATISITE.
Ce grand cœur jusqu’ici nous était inconnu.
LE ROI.
Et sans l’illustre rang où je suis parvenu,
Il le serait encor, bien que ce soit le même
Qui me faisait agir avant le Diadème ;
Mais les mêmes vertus ont plus, ou moins d’éclat,
Selon les divers rangs qu’elles ont dans l’État ;
Et dans un lieu plus bas tel à peine on remarque,
Qui serait un Héros, s’il devenait Monarque.
Je vois que j’étais né pour régner ; que sais-tu,
Toi qui crois que le sang sert tant à la vertu,
Si ce rapport n’a point, pour confondre ton crime,
Trompé les assassins du Prince légitime ?
Peut-être que ton Frère a péri par ta main ;
Du moins tremble toujours sur un sort incertain ;
Et puisque enfin Préxaspe, ou l’Hymen d’Hésione,
Peuvent sans ton secours m’assurer la Couronne,
Respecte en moi l’ouvrage, et la faveur des Dieux.
MÉGABISE.
Ô Père fortuné d’un Fils si glorieux !
Pardonnez-moi, grands Dieux, si l’amour de mon maître
Cède à l’amour d’un Fils qui mérite de l’être.
À Patisite.
Toi, cesse de trembler auprès d’un si grand Roi.
LE ROI.
Seigneur, tout mon destin n’a besoin que de moi ;
Je ne crains de sa part ni rage, ni faiblesse ;
Élevé sur un Trône où j’attends ma Princesse...
Elle vient : Laissons-là, je vois qu’elle réduit
Un des plus dangereux dont la haine me nuit.
MÉGABISE.
Moi, je vais de Préxaspe appuyer le suffrage.
Scène III
ZOPIRE, HÉSIONE
ZOPIRE.
Darie en a conçu tant de honte et de rage,
Qu’il n’ose en cet état se montrer à vos yeux.
HÉSIONE.
Qu’il me cache à jamais ces transports furieux.
À ce qu’a fait mon Frère est-il si peu sensible ?
ZOPIRE.
Qu’a-t-il fait qui d’un Roi soit la marque infaillible ?
S’exposer à la mort pour vous tirer d’erreur,
Sent le désespéré, le fourbe, l’imposteur ;
Non le vrai Roi, qui plein de juste confiance
En de pareils malheurs agit avec prudence,
Prend toute une autre voie, ou laisse faire au temps.
HÉSIONE.
Tout est suspect, Zopire, aux esprits mécontents.
Par quelle plus hardie et forte expérience
Pouvait-il mieux montrer sa pleine confiance ?
Il s’expose à mes coups, me présente son sein,
Et laisse à la Nature à retenir ma main :
Il y pouvait périr, une âme criminelle,
Pour s’offrir à la mort, a trop d’horreur pour elle.
ZOPIRE.
Quand par ce seul moyen il la peut éviter,
C’est la craindre en effet que de s’y présenter :
Voyant dessous ses pas creuser des précipices,
Il veut par cette adresse échapper aux supplices,
Et par ce faux mépris qu’il a fait du trépas,
Surprendre votre cœur, se sauver dans vos bras,
Et s’y mettre à couvert de l’horreur de l’horrible tempête
Qu’il voit de toutes parts éclater sur sa tête.
Si Darie en reçoit un si doux traitement,
Le laissant sur sa foi dans son emportement,
Nous voyons son adresse, il craint, puisqu’il le flatte.
HÉSIONE.
Puisqu’il pardonne, il craint ? il faut donc, âme ingrate,
Que pour cesser de craindre, en lui donnant la mort,
Il montre qu’il est né maître de tout son sort :
À ces marques en lui, connaîtra-t-il mon Frère ?
ZOPIRE.
Donnant à son amour ce qu’il a voulu faire,
Le Prince eut pardonné, mais non si promptement,
Forçant, pour nous tromper, tout son ressentiment,
Il contrefait le Roi, mais plus il semble l’être,
Plus son déguisement le doit faire connaître.
HÉSIONE.
Me livrer Patisite, est-ce déguiser ?
ZOPIRE.
Il n’est pas en état de vous rien refuser.
HÉSIONE.
Je ne croirai jamais qu’il ait livré son Frère.
ZOPIRE.
L’imposteur régnerait par le sang de son Père,
Par le mien, par le vôtre, et de tout cet État,
S’il espérait par là couvrir son attentat.
HÉSIONE.
Enfin je le vois bien, on a su vous séduire ;
Darie, et votre amour, ont sur vous tant d’empire,
Qu’au lieu de condamner son aveugle fureur,
Vous suivez son parti, pour obtenir sa Sœur.
Mais que prétend Darie ? ose-t-il entreprendre
Sur un Roi qui m’est cher, et que je veux défendre ?
Qu’il sache, et vous aussi, malgré lui, malgré vous,
Que pour sauver mon Roi, j’en ferai mon époux.
ZOPIRE.
Votre époux ?
HÉSIONE.
J’ose tout pour défendre sa vie.
ZOPIRE.
Hélas ! que deviendra l’infortuné Darie ?
HÉSIONE.
Dois-je aimer un ingrat qui veut perdre son Roi,
Et qui trahit mon Frère, est-il digne de moi ?
Dites-lui de ma part, ou qu’il suive mon Frère,
Ou qu’il souffre un hymen que je crois nécessaire ;
Quelque horreur que le sang me donne pour ce choix,
Tout devient glorieux pour le salut des Rois.
ZOPIRE.
Dites, dites plutôt, que sous ce zèle extrême
Vous tâchez de cacher la soif du Diadème :
Mais nous ferons périr, pour sauver votre honneur,
L’indigne ambition qui flatte votre cœur.
Scène IV
ZOPIRE, DARIE, HÉSIONE, CLÉONE
DARIE, en traversant le Théâtre.
À moi, Zopire.
ZOPIRE.
Allons.
HÉSIONE.
Ô Dieux ! qu’allez-vous faire ?
CLÉONE.
Ne les empêchez pas de venger votre Frère.
HÉSIONE.
Mon Frère ! que me dit cet air triste et confus ?
Que fait mon Frère ?
CLÉONE.
Hélas ! votre Frère n’est plus.
HÉSIONE.
Quoi, mon Frère n’est plus ? ô honte ! ô perfidie !
Voilà ce que j’ai craint des fureurs de Darie.
CLÉONE.
Ah ! Madame, écoutez : Darie a trop de cœur,
Et fut toujours des Rois l’illustre défenseur.
HÉSIONE.
Explique-toi.
CLÉONE.
Suivant un gros de populace,
J’ai pour vous obéir couru jusqu’à la place,
Où Préxaspe déjà paraissant sur la tour,
Demandait audience au Peuple d’alentour.
Persans (s’écria-t-il d’une voix effroyable)
Le sang du grand Cyrus, cette race adorable,
Périt sans successeur : Patisite avec moi,
Pour couronner son Frère, a fait périr son Roi.
J’ai caché jusqu’ici cet attentat horrible,
Mais je ne puis forcer un remords invincible ;
Mégabise adorant un Fils, quoique imposteur,
M’obligeait de tromper la Perse en sa faveur ;
Il avait corrompu mon suffrage et mon zèle ;
Mais à lui, comme à moi, mon remords infidèle
Me force d’avouer mon crime aux yeux de tous :
Vengez votre Monarque, allez, qu’attendez-vous ?
Il se tait ; et voyant cette troupe flottante
Par l’agitation d’une foi chancelante :
Doutez (dit-il) doutez d’un traître comme moi ;
Mais enfin par ma mort assurez votre foi :
Voici de votre Roi la première vengeance.
À ces mots, furieux de la Tour il s’élance :
On en jette aussitôt d’épouvantables cris ;
Il tombe sur sa tête, et son sanglant débris
Éclate loin du corps, et le laisse sans vie.
HÉSIONE.
Ha ! mon cher Frère, hélas ! Ah ! Zopire, ah ! Darie.
Pardon, si j’ai voulu dans mon aveuglement
Contre un traître arrêter votre ressentiment !
Je vais vous seconder. Et toi dans ces alarmes,
Cher Frère, épargne-moi les plaintes et les larmes,
Prends du sang pour du sang, il te vengera mieux,
Paye-toi par ma main, plutôt que par mes yeux.
De ces derniers moments que l’imposteur respire,
J’en dois compte à Cyrus, à la gloire, à l’Empire,
À tant de vœux trahis, à tant de maux soufferts,
À Zopire, à Darie, aux Dieux, à l’Univers.
Scène V
ARAMINTE, HÉSIONE, CLÉONE
ARAMINTE.
Madame, où courez-vous ?
HÉSIONE.
Je cours à la vengeance ;
Mon Frère est mort, Préxaspe a rompu le silence :
Son rapport en public a fini notre erreur.
ARAMINTE.
Ah ! non, non, gardez-vous de croire un imposteur ;
Préxaspe s’est puni d’un rapport téméraire,
Il est mort du remords de trahir votre Frère,
Et d’avoir lâchement parlé contre son Roi :
Darie, et ses amis, ont corrompu sa foi.
J’ai vu tantôt mon Frère avec tant de furie,
Solliciter Préxaspe, et menacer sa vie,
Qu’il vient d’en obtenir ce lâche et faux rapport
Dont lui-même aussitôt s’est puni par sa mort.
HÉSIONE.
Hélas ! il m’en souvient, troublé de sa disgrâce,
Votre Frère tantôt m’en a fait la menace.
Préxaspe (m’a-t-il dit) Préxaspe est tout pour nous.
Prévenons promptement son désespoir jaloux.
Scène VI
ZOPIRE, ARAMINTE, HÉSIONE, CLÉONE
ZOPIRE.
Madame, c’en est fait.
HÉSIONE.
Quoi ?
ZOPIRE.
Mon trouble est extrême.
Que vous dirai-je ? un fourbe, ou le Prince lui-même,
Oropaste, ou le Roi, vient d’être assassiné.
HÉSIONE.
Traîtres, qu’avez-vous fait ?
ARAMINTE.
Ah ! Prince infortuné.
ZOPIRE.
Le rapport de Préxaspe autorise ce crime,
Et sa mort en public rend ce coup légitime.
HÉSIONE.
Quoi qu’il en soit enfin, mon Frère ne vit plus.
ZOPIRE.
Je ne sais que vous dire en un sort si confus :
Et ce qui sur ce point m’étonne davantage,
C’est qu’un fourbe soit mort avec tant de courage :
Mais pour en mieux juger, apprenez son malheur.
Le Roi voyant cesser une fatale erreur,
Et croyant que Préxaspe au milieu de la place
Détruisait de faux bruits qui causait sa disgrâce,
Il goûtait en repos la gloire de son sort,
Quand il nous voit entrer, et par un prompt effort
Fondre dedans sa Chambre avec tant de furie,
Qu’il juge en même temps qu’on en veut à sa vie.
Le Roi, sans se troubler, soutient nos premiers coups,
Et d’un air animé d’orgueil et de courroux,
Comme il se voit surpris avec peu de défense,
Menace, et fait valoir la suprême Puissance.
Nous criant aussitôt, périsse l’imposteur,
Ses Gardes ont d’abord senti notre fureur,
Et nos seconds efforts font périr Patisite.
Le Roi frémit du coup, son courage s’irrite,
Il ramasse sa force, et toute la fierté
Qu’oppose aux grands périls l’auguste Majesté ;
On voit ses yeux briller d’une noble furie,
Qui fait presque trembler l’intrépide Darie,
Seul il se mêle, il frappe, il attaque, il poursuit.
Le vaillant Mégabise accourt à ce grand bruit ;
Plein d’un zèle sanglant il n’épargne personne,
Et comme à tant d’ardeur son zèle s’abandonne,
Il donne à même temps, et reçoit mille coups,
En s’écriant partout, traîtres, que faites-vous ?
Vous tuez votre Roi, malheureux parricides.
Cette voix nous étonne, et nous rend plus timides ;
Lui qui voit en tombant les effets de sa foi,
Meurt avec quelque espoir d’avoir sauvé son Roi.
Cependant sur le Roi je vois fondre Darie ;
Le Roi nous fait trembler, en défendant sa vie :
Mais son courage enfin par le nombre accablé,
Soutient tout son malheur sans en être troublé.
Il semble... Mais voici qui vous dira le reste.
Scène VII
HÉSIONE, ARAMINTE, DARIE, ZOPIRE, CLÉONE
HÉSIONE.
Viens vanter les effets de ta rage funeste,
Ton lâche étonnement nous dit ta trahison.
DARIE.
Non, non, d’un imposteur je vous ai fait raison.
HÉSIONE.
Ton trouble et ta douleur nous le font bien paraître.
DARIE.
Hélas ! n’en doutez point.
HÉSIONE.
Qui te l’a fait connaître,
Cruel ? est-ce Préxaspe, après qu’il t’a fait voir
L’effet de son remords par un prompt désespoir ?
D’un mensonge arraché par ta jalouse rage,
Ton amour a-t-il cru tirer un avantage ?
Viens-tu me demander mon amour et ma foi.
Tout souillé, tout sanglant du meurtre de ton Roi ?
DARIE.
Il a parlé, Madame, et malgré ma furie
J’ai voulu lui laisser quelque reste de vie,
Pour pouvoir par lui-même être instruit de son sort :
Il m’en a fait enfin un sincère rapport,
L’imposteur est connu, mais sa triste aventure
Fais cesser dans mon cœur l’horreur de l’imposture.
Princesse, pour finir un sort si glorieux,
Il veut avant mourir, l’exporter à vos yeux ;
On l’amène.
Scène VIII
HÉSIONE, ARAMINTE, DARIE, ZOPIRE, LE ROI , CLÉONE
HÉSIONE.
Et je vois hélas ! que c’est mon Frère.
ARAMINTE.
Ah ! Seigneur.
LE ROI.
De ces noms la gloire m’est bien chère :
Mais ils honorent trop un fourbe, un imposteur.
Changez cette pitié, cette amour, en fureur,
Votre Frère n’est plus, et j’occupais sa place.
HÉSIONE.
Que dis-tu, malheureux ?
ARAMINTE.
Ah ! fatale disgrâce.
LE ROI.
Mon Frère ayant péri d’un coup précipité,
Malgré lui dans sa mort, cachait la vérité,
Et mon Père lui-même était un infidèle ;
L’intérêt de son sang l’emportait sur son zèle ;
Il voulait vous tromper même en perdant le jour :
Mais je n’ai pu tromper l’objet de mon amour.
Semblable au vrai Monarque, et ce rapport extrême
M’ayant fait Roi dans Bactre en dépit de moi-même ;
Étant Mède, et pouvant, pour reprendre nos droits,
Dérober aux Persans le Sceptre de nos Rois,
Innocent du trépas d’un Prince légitime,
Le Sort, et ma vertu, m’ont fait régner sans crime,
Et par un titre encor et plus juste, et plus doux,
J’ai régné pour me rendre un peu digne de vous.
Adieu, Madame, adieu, je sens que ma faiblesse
Me va faire expirer aux yeux de ma Princesse ;
Emporte-moi, de grâce, épargne à ces beaux yeux
De ce sanglant trépas le spectacle odieux.
HÉSIONE.
Tout imposteur qu’il est, j’en ai l’âme attendrie.
DARIE.
Hé bien, Princesse...
HÉSIONE.
Enfin sa mort vous justifie.
ZOPIRE.
Madame...
ARAMINTE.
Je rougis de mon aveuglement,
DARIE, à Hésione.
Votre Frère est vengé.
ZOPIRE, à Araminte.
J’ai vengé votre Amant.
ARAMINTE.
Par ma douleur jugez de ma reconnaissance.
HÉSIONE.
Ma main sera le prix d’une illustre vengeance :
Mais avant que payer sa flamme, et votre foi,
Allons calmer le Peuple, et lui donner un Roi.