Oreste (VOLTAIRE)

Tragédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 12 janvier 1750.

 

Personnages

 

ORESTE, fils de Clytemnestre et d’Agamemnon

ÉLECTRE, sœur d’Oreste

IPHISE, sœur d’Oreste

CLYTEMNESTRE, épouse d’Égisthe

ÉGISTHE, tyran d’Argos

PYLADE, ami d’Oreste

PAMMÈNE, vieillard attaché à la famille d’Agamemnon

DIMAS, officier des gardes

SUITE

 

Le théâtre doit représenter le rivage de la mer ; un bois, un temple, un palais, et un tombeau, d’un côté ; et, de l’autre, Argos dans le lointain.

 

 

AVIS AU LECTEUR

 

L’auteur des ouvrages qu’on trouvera dans ce volume se croit obligé d’avertir encore les gens de lettres, et tous ceux qui se forment des cabinets de livres, que de toutes les éditions faites jusqu’ici, en Hollande et ailleurs, de ses prétendues Œuvres, il n’y en a pas une seule qui mérite la moindre attention , et qu’elles sont toutes remplies de pièces supposées ou défigurées.

Il n’y a guère d’années qu’on ne débite sous son nom des ouvrages qu’il n’a jamais vus ; et il apprend qu’il n’y a guère de mois où l’on ne lui impute dans les Mercures quelque pièce fugitive qu’il ne connaît pas davantage. Il se flatte que les lecteurs judicieux ne feront pas plus de cas de ces imputations continuelles que des critiques passionnées dont il entend dire qu’on remplit les ouvrages périodiques.

Il ne fera plus qu’une seule réflexion sur ces critiques : c’est que, depuis les Observations de l’académie sur le Cid, il n’y a pas eu une seule pièce de théâtre qui n’ait été critiquée, et qu’il n’y en a pas eu une seule qui l’ait bien été. Les Observations de l’académie sont, depuis plus de cent ans, la seule critique raisonnable qui ait paru, et la seule qui puisse passer à la postérité. La raison en est qu’elle fut composée avec beaucoup de temps et de soin par des hommes capables déjuger, et qui jugeaient sans partialité.

 

 

ÉPÎTRE À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MADAME LA DUCHESSE DU MAINE

 

Madame,

 

Vous avez vu passer ce siècle admirable, à la gloire duquel vous avez tant contribué par votre goût et par vos exemples ; ce siècle qui sert de modèle au nôtre en tant de choses, et peut-être de reproche, comme il en servira à tous les âges. C’est dans ces temps illustres que les Coudé, vos aïeux[1], couverts de tant de lauriers, cultivaient et encourageaient les arts ; où un Bossuet immortalisait les héros, et instruisait les rois ; où un Fénélon, le second des hommes dans l’éloquence[2], et le premier dans l’art de rendre la vertu aimable, enseignait avec tant de charmes la justice et l’humanité ; où les Racine, les Despréaux, présidaient aux belles-lettres, Lulli à la musique, Le Brun à la peinture. Tous ces arts, madame, furent accueillis surtout dans votre palais. Je me souviendrai toujours que, presque au sortir de l’enfance, j’eus le bonheur d’y entendre quelquefois un homme dans qui l’érudition la plus profonde n’avait point éteint le génie, et qui cultiva l’esprit de monseigneur le duc de Bourgogne, ainsi que le vôtre et celui de M. le duc du Maine ; travaux heureux dans lesquels il fut si puissamment secondé par la nature. Il prenait quelquefois devant votre altesse sérénissime un Sophocle, un Euripide ; il traduisait sur-le-champ en français une de leurs tragédies. L’admiration, l’enthousiasme dont il était saisi lui inspirait des expressions qui répondaient à la mâle et harmonieuse énergie des vers grecs, autant qu’il est possible d’en approcher dans la prose d’une langue à peine tirée de la barbarie, et qui, polie par tant de grands auteurs, manque encore pourtant de précision, de force, et d’abondance. On sait qu’il est impossible de faire passer dans aucune langue moderne la valeur des expressions grecques : elles peignent d’un trait ce qui exige trop de paroles chez tous les autres peuples ; un seul terme y suffit pour représenter ou une montagne toute couverte d’arbres chargés de feuilles, ou un dieu qui lance au loin ses traits, ou les sommets des rochers frappés souvent de la foudre. Non seulement cette langue avait l’avantage de remplir d’un mot l’imagination, mais chaque terme, comme on sait, avait une mélodie marquée, et charmait l’oreille, tandis qu’il étalait à l’esprit de grandes peintures. Voilà pourquoi toute traduction d’un poète grec est toujours faible, sèche, et indigente : c’est du caillou et de la brique avec quoi on veut imiter des palais de porphyre. Cependant M. de Malézieu, par des efforts que produisait un enthousiasme subit, et par un récit véhément, semblait suppléer à la pauvreté de la langue, et mettre dans sa déclamation toute l’âme des grands hommes d’Athènes. Permettez-moi, madame, de rappeler ici ce qu’il pensait de ce peuple inventeur, ingénieux, et sensible, qui enseigna tout aux Romains ses vainqueurs, et qui, longtemps après sa ruine et celle de l’empire romain, a servi encore à tirer l’Europe moderne de sa grossière ignorance.

Il connaissait Athènes mieux qu’aujourd’hui quelques voyageurs ne connaissent Rome après l’avoir vue. Ce nombre prodigieux de statues des plus grands maîtres, ces colonnes qui ornaient les marchés publics, ces monuments de génie et de grandeur, ce théâtre superbe et immense, bâti dans une grande place, entre la ville et la citadelle, où les ouvrages des Sophocle et des Euripide étaient écoutés par les Périclès et par les Socrate, et où des jeunes gens n’assistaient pas debout et en tumulte ; en un mot, tout ce que les Athéniens avaient fait pour les arts en tous les genres était présent à son esprit. Il était bien loin de penser comme ces hommes ridiculement austères, et ces faux politiques qui blâment encore les Athéniens d’avoir été trop somptueux dans leurs jeux publics, et qui ne savent pas que cette magnificence même enrichissait Athènes, en attirant dans son sein une foule d’étrangers qui venaient l’admirer, et prendre chez elle des leçons de vertu et d’éloquence.

Vous engageâtes, madame, cet homme d’un esprit presque universel à traduire, avec une fidélité pleine d’élégance et de force, l’Iphigénie en Tauride d’Euripide. On la représenta dans une tête qu’il eut l’honneur de donner à votre altesse sérénissime, fête digne de celle qui la recevait, et de celui qui en faisait les honneurs : vous y représentiez Iphigénie. Je fus témoin de ce spectacle : je n’avais alors nulle habitude de notre théâtre français ; il ne m’entra pas dans la tête qu’on pût mêler de la galanterie dans ce sujet tragique : je me livrai aux mœurs et aux coutumes de la Grèce d’autant plus aisément qu’à peine j’en connaissais d’autres ; j’admirai l’antique dans toute sa noble simplicité. Ce fut là ce qui me donna la première idée de faire la tragédie d’Œdipe, sans même avoir lu celle de Corneille. Je commençai par m’essayer, en traduisant la fameuse scène de Sophocle, qui contient la double confidence de Jocaste et d’Œdipe. Je la lus à quelques uns de mes amis qui fréquentaient les spectacles, et à quelques acteurs : ils m’assurèrent que ce morceau ne pourrait jamais réussir en France ; ils m’exhortèrent à lire Corneille qui l’avait soigneusement évité, et me dirent tous que si je ne mettais, à son exemple, une intrigue amoureuse dans Œdipe, les comédiens même ne pourraient pas se charger de mon ouvrage. Je lus donc l’Œdipe de Corneille qui, sans être mis au rang de Cinna et de Polyeucte, avait pourtant alors beaucoup de réputation. J’avoue que je fus révolté d’un bout à l’autre ; mais il fallut céder à l’exemple et à la mauvaise coutume. J’introduisis, au milieu de la terreur de ce chef-d’œuvre de l’antiquité, non pas une intrigue d’amour, l’idée m’en paraissait trop choquante, mais au moins le ressouvenir d’une passion éteinte. Je ne répéterai point ce que j’ai dit ailleurs sur ce sujet.

Votre altesse sérénissime se souvient que j’eus l’honneur de lire Œdipe devant elle. La scène de Sophocle ne fut assurément pas condamnée à ce tribunal ; mais vous, et M. le cardinal de Polignac, et M. de Malézieu, et tout ce qui composait votre cour, vous me blâmâtes universellement, et avec très grande raison, d’avoir prononcé le mot d’amour dans un ouvrage où Sophocle avait si bien réussi sans ce malheureux ornement étranger ; et ce qui seul avait fait recevoir ma pièce, fut précisément le seul défaut que vous condamnâtes.

Les comédiens jouèrent à regret Œdipe, dont ils n’espéraient rien. Le public fut entièrement de votre avis : tout ce qui était dans le goût de Sophocle fut applaudi généralement ; et ce qui ressentait un peu la passion de l’amour fut condamné de tous les critiques éclairés. En effet, madame, quelle place pour la galanterie que le parricide et l’inceste qui désolent une famille, et la contagion qui ravage un pays ! Et quel exemple plus frappant du ridicule de notre théâtre et du pouvoir de l’habitude, que Corneille, d’un côté, qui fait dire à Thésée,

 

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,

L’absence aux vrais amants est encor plus funeste ;

 

et moi qui, soixante ans après lui, viens faire parler une vieille Jocaste d’un vieil amour, et tout cela pour complaire au goût le plus fade et le plus faux qui ait jamais corrompu la littérature ?

Qu’une Phèdre, dont le caractère est le plus théâtral qu’on ait jamais vu, et qui est presque la seule que l’antiquité ait représentée amoureuse ; qu’une Phèdre, dis-je, étale les fureurs de cette passion funeste ; qu’une Roxane, dans l’oisiveté du sérail, s’abandonne à l’amour et à la jalousie ; qu’Ariane se plaigne au ciel et à la terre d’une infidélité cruelle ; qu’Orosmane tue ce qu’il adore : tout cela est vraiment tragique. L’amour furieux, criminel, malheureux, suivi de remords, arrache de nobles larmes. Point de milieu : il faut, ou que l’amour domine en tyran, ou qu’il ne paraisse pas ; il n’est point fait pour la seconde place. Mais que Néron se cache derrière une tapisserie pour entendre les discours de sa maîtresse et de son rival ; mais que le vieux Mithridate se serve d’une ruse comique pour savoir le secret d’une jeune personne aimée par ses deux enfants ; mais que Maxime, même dans la pièce de Cinna, si remplie de beautés mâles et vraies, ne découvre en lâche une conspiration si importante que parce qu’il est imbécilement amoureux d’une femme dont il devait connaître la passion pour Cinna, et qu’on donne pour raison,

 

...L’amour rend, tout permis ;

Un véritable amant ne connaît point d’amis :

 

mais qu’un vieux Sertorius aime je ne sais quelle Viriate, et qu’il soit assassiné par Perpenna, amoureux de cette Espagnole, tout cela est petit et puéril, il le faut dire hardiment ; et ces petitesses nous mettraient prodigieusement au-dessous des Athéniens, si nos grands maîtres n’avaient racheté ces défauts, qui sont de notre nation, par les sublimes beautés qui sont uniquement de leur génie.

Une chose à mon sens assez étrange, c’est que les grands poètes tragiques d’Athènes aient si souvent traité des sujets où la nature étale tout ce qu’elle a de touchant, une Électre, une Iphigénie, une Mérope, un Alcméon, et que nos grands modernes, négligeant de tels sujets, n’aient presque traité que l’amour, qui est souvent plus propre à la comédie qu’à la tragédie. Ils ont cru quelquefois ennoblir cet amour par la politique ; mais un amour qui n’est pas furieux est froid, et une politique qui n’est pas une ambition forcenée est plus froide encore. Des raisonnements politiques sont bons dans Polybe, dans Machiavel ; la galanterie est à sa place dans la comédie et dans des contes : mais rien de tout cela n’est digne du pathétique et de la grandeur de la tragédie.

Le goût de la galanterie avait, dans la tragédie, prévalu au point qu’une grande princesse[3], qui, par son esprit et par son rang, semblait fin quelque sorte excusable de croire que tout le monde devait penser comme elle, imagina qu’un adieu de Titus et de Bérénice était un sujet tragique : elle le donna à traiter aux deux maîtres de la scène. Aucun des deux n’avait jamais fait de pièce dans laquelle l’amour n’eût joué un principal ou un second rôle ; mais l’un n’avait jamais parlé au cœur que dans les seules scènes du Cid, qu’il avait imitées de l’espagnol ; l’autre, toujours élégant et tendre, était éloquent dans tous les genres, et savant dans cet art enchanteur de tirer de la plus petite situation les sentiments les plus délicats : aussi le premier fit de Titus et de Bérénice un des plus mauvais ouvrages qu’on connaisse au théâtre ; l’autre trouva le secret d’intéresser pendant cinq actes, sans autre fonds que ces paroles : Je vous aime, et je vous quitte. C’était, à la vérité, une pastorale entre un empereur, une reine, et un roi ; et une pastorale cent fois moins tragique que les scènes intéressantes du Pastor fido. Ce succès avait persuadé tout le public et tous les auteurs que l’amour seul devait être à jamais l’âme de toutes les tragédies.

Ce ne fut que dans un âge plus mûr que cet homme éloquent comprit qu’il était capable de mieux faire, et qu’il se repentit d’avoir affaibli la scène par tant de déclarations d’amour, par tant de sentiments de jalousie et de coquetterie, plus dignes, comme j’ai déjà osé le dire[4], de Ménandre que de Sophocle et d’Euripide. Il composa son chef-d’œuvre d’Athalie : mais quand il se fut ainsi détrompé lui-même, le public ne le fut pas encore. On ne put imaginer qu’une femme, un enfant, et un prêtre, pussent former une tragédie intéressante : l’ouvrage le plus approchant de la perfection qui soit jamais sorti de la main des hommes resta longtemps méprisé ; et son illustre auteur mourut avec le chagrin d’avoir vu son siècle, éclairé mais corrompu, ne pas rendre justice à son chef-d’œuvre.

Il est certain que si ce grand homme avait vécu, et s’il avait cultivé un talent qui seul avait fait sa fortune et sa gloire, et qu’il ne devait pas abandonner, il eût rendu au théâtre son ancienne pureté, il n’eût point avili, par des amours de ruelle, les grands sujets de l’antiquité. Il avait commencé l’Iphigénie en Tauride, et la galanterie n’entrait point dans son plan : il n’eût jamais rendu amoureux ni Agamemnon, ni Oreste, ni Électre, ni Téléphonte, ni Ajax ; mais ayant malheureusement quitté le théâtre avant que de l’épurer, tous ceux qui le suivirent imitèrent et outrèrent ses défauts, sans atteindre à aucune de ses beautés. La morale des opéra de Quinault entra dans presque toutes les scènes tragiques : tantôt c’est un Alcibiade[5], qui avoue que « dans ses tendres moments il a toujours éprouvé qu’un mortel peut goûter un bonheur achevé ; » tantôt c’est une Amestris, qui dit que

 

...La fille d’un grand roi

Brûle d’un feu secret, sans honte et sans effroi[6].

 

Ici un Agnonide

 

De la belle Chrysis en tout lieu suit les pas,

Adorateur constant de ses divins appas.

 

Le féroce Arminius, ce défenseur de la Germanie, proteste « qu’il vient lire son sort dans les yeux d’Isménie[7] ; » et vient dans le camp de Varus pour voir si les beaux yeux de cette Isménie « daignent lui montrer leur tendresse ordinaire[8]. » Dans Amasis, qui n’est autre chose que la Mérope chargée d’épisodes romanesques, une jeune héroïne, qui, depuis trois jours, a vu un moment dans une maison de campagne un jeune inconnu dont elle est éprise, s’écrie avec bienséance :

 

C’est ce même inconnu : pour mon repos, hélas !

Autant qu’il le devait il ne se cacha pas ;

Je le vis, j’en rougis ; mon âme en fut émue,

Et pour quelques moments qu’il s’offrit à ma vue, etc.[9]

 

Dans Athénaïs[10], un prince de Perse se déguise pour aller voir sa maîtresse à la cour d’un empereur romain. On croit lire enfin les romans de mademoiselle de Scudéri, qui peignait des bourgeois de Paris sous le nom de héros de l’antiquité.

Pour achever de fortifier la nation dans ce goût détestable, et qui nous rend ridicules aux yeux de tous les étrangers sensés, il arriva, par malheur, que M. de Longepierre, très zélé pour l’antiquité, mais qui ne connaissait pas assez notre théâtre, et qui ne travaillait pas assez ses vers, fit représenter son Électre. Il faut avouer qu’elle était dans le goût antique : une froide et malheureuse intrigue ne défigurait pas ce sujet terrible ; la pièce était simple et sans épisode : voilà ce qui lui valait avec raison la faveur déclarée de tant de personnes de la première considération, qui espéraient qu’enfin cette simplicité précieuse, qui avait fait le mérite des grands génies d’Athènes, pourrait être bien reçue à Paris, où elle avait été si négligée.

Vous étiez, madame, aussi bien que feu madame la princesse de Conti, à la tête de ceux qui se flattaient de cette espérance ; mais malheureusement les défauts de la pièce française l’emportèrent si fort sur les beautés qu’il avait empruntées de la Grèce, que vous avouâtes, à la représentation, que c’était une statue de Praxitèle défigurée par un moderne. Vous eûtes le courage d’abandonner ce qui en effet n’était pas digne d’être soutenu, sachant très bien que la faveur prodiguée aux mauvais ouvrages est aussi contraire aux progrès de l’esprit que le déchaînement contre les bons. Mais la chute de cette Électre fit en même temps grand tort aux partisans de l’antiquité : on se prévalut très mal à propos des défauts de la copie contre le mérite de l’original ; et, pour achever de corrompre le goût de la nation, on se persuada qu’il était impossible de soutenir, sans une intrigue amoureuse, et sans des aventures romanesques, ces sujets que les Grecs n’avaient jamais déshonorés par de tels épisodes ; on prétendit qu’on pouvait admirer les Grecs dans la lecture, mais qu’il était impossible de les imiter sans être condamné par son siècle : étrange contradiction ! car si en effet la lecture en plait, comment la représentation en peut-elle déplaire ?

Il ne faut pas, je l’avoue, s’attacher à imiter ce que les anciens avaient de défectueux et de faible : il est même très vraisemblable que les défauts où ils tombèrent furent relevés de leur temps. Je suis persuadé, madame, que les bons esprits d’Athènes condamnèrent, comme vous, quelques répétitions, quelques déclamations, dont Sophocle avait chargé son Électre ; ils durent remarquer qu’il ne fouillait pas assez dans le cœur humain. J’avouerai encore qu’il y a des beautés propres, non seulement à la langue grecque, mais aux mœurs, au climat, au temps, qu’il serait ridicule de vouloir transplanter parmi nous. Je n’ai point copié l’Électre de Sophocle, il s’en faut beaucoup ; j’en ai pris, autant que j’ai pu, tout l’esprit et toute la substance. Les fêtes que célébraient Égisthe et Clytemnestre, et qu’ils appelaient les festins d’Agamemnon, l’arrivée d’Oreste et de Pylade, l’urne dans laquelle on croit que sont renfermées les cendres d’Oreste, l’anneau d’Agamemnon, le caractère d’Électre, celui d’Iphise, qui est précisément la Chrysothémis de Sophocle, et surtout les remords de Clytemnestre, tout est puisé dans la tragédie grecque ; car lorsque celui qui fait à Clytemnestre le récit de la prétendue mort d’Oreste lui dit : « Eh quoi ! madame, cette mort vous afflige ? » Clytemnestre répond : « Je suis mère, et par là malheureuse ; une mère, quoique outragée, ne peut haïr son sang : » elle cherche même à se justifier devant Électre du meurtre d’Agamemnon : elle plaint sa fille ; et Euripide a poussé encore plus loin que Sophocle l’attendrissement et les larmes de Clytemnestre. Voilà ce qui fut applaudi chez le peuple le plus judicieux et le plus sensible de la terre : voilà ce que j’ai vu senti par tous les bons juges de notre nation. Rien n’est en effet plus dans la nature qu’une femme criminelle envers son époux, et qui se laisse attendrir par ses enfants, qui reçoit la pitié dans son cœur altier et farouche, qui s’irrite, qui reprend la dureté de son caractère quand on lui fait des reproches trop violents, et qui s’apaise ensuite par les soumissions et par les larmes : le germe de ce personnage était dans Sophocle et dans Euripide, et je l’ai  développé. Il n’appartient qu’à l’ignorance et à la présomption, qui en est la suite, de dire qu’il n’y a rien à imiter dans les anciens ; il n’y a point de beautés dont on ne trouve chez eux les semences.

Je me suis imposé surtout la loi de ne pas m’écarter de cette simplicité, tant recommandée par les Grecs, et si difficile à saisir : c’était là le vrai caractère de l’invention et du génie ; c’était l’essence du théâtre. Un personnage étranger, qui dans l’Œdipe ou dans Électre ferait un grand rôle, qui détournerait sur lui l’attention, serait un monstre aux yeux de quiconque connaît les anciens et la nature, dont ils ont été les premiers peintres. L’art et le génie consistent à trouver tout dans son sujet, et non pas à chercher hors de son sujet. Mais comment imiter cette pompe et cette magnificence vraiment tragique des vers de Sophocle, cette élégance, cette pureté, ce naturel, sans quoi un ouvrage (bien fait d’ailleurs) serait un mauvais ouvrage ?

J’ai donné au moins à ma nation quelque idée d’une tragédie sans amour, sans confidents, sans épisodes : le petit nombre des partisans du bon goût m’en sait gré ; les autres ne reviennent qu’à la longue, quand la fureur de parti, l’injustice de la persécution, et les ténèbres de l’ignorance, sont dissipées. C’est à vous, madame, à conserver les étincelles qui restent encore parmi nous de cette lumière précieuse que les anciens nous ont transmise. Nous leur devons tout ; aucun art n’est né parmi nous, tout y a été transplanté : mais la terre qui porte ces fruits étrangers s’épuise et se lasse ; et l’ancienne barbarie, aidée de la frivolité, percerait encore quelquefois malgré la culture ; les disciples d’Athènes et de Rome deviendraient des Goths et des Vandales, amollis par les mœurs des Sibarites, sans cette protection éclairée et attentive des personnes de votre rang. Quand la nature leur a donné ou du génie, ou l’amour du génie, elles encouragent notre nation, qui est plus faite pour imiter que pour inventer, et qui cherche toujours dans le sang de ses maîtres les leçons et les exemples dont elle a besoin. Tout ce que je désire, madame, c’est qu’il se trouve quelque génie qui achève ce que j’ai ébauché, qui tire le théâtre de cette mollesse et de cette afféterie où il est plongé, qui le rende respectable aux esprits les plus austères, digne du théâtre d’Athènes, digne du très petit nombre de chefs-d’œuvre que nous avons, et enfin du suffrage d’un esprit tel que le vôtre, et de ceux qui peuvent vous ressembler.

 

 

DISCOURS[11]

PRONONCÉ AU THÉÂTRE FRANÇAIS PAR UN DES ACTEURS, AVANT LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE LA TRAGÉDIE D’ORESTE (12 JANVIER 1750)

 

Messieurs, l’auteur de la tragédie que nous allons avoir l’honneur de vous donner n’a point la vanité téméraire de vouloir lutter contre la pièce d’Électre, justement honorée de vos suffrages, encore moins contre son confrère qu’il a souvent appelé son maître[12], et qui ne lui a inspiré qu’une noble émulation, également éloignée du découragement et de l’envie ; émulation compatible avec l’amitié, et telle que doivent la sentir les gens de lettres. Il a voulu seulement, messieurs, hasarder devant vous un tableau de l’antiquité ; quand vous aurez jugé cette faible esquisse d’un monument des siècles passés, vous reviendrez aux peintures plus brillantes et plus composées des célèbres modernes.

Les Athéniens, qui inventèrent ce grand art que les Français seuls sur la terre cultivèrent heureusement, encouragèrent trois de leurs citoyens à travailler sur le même sujet. Vous, messieurs, en qui l’on voit aujourd’hui revivre ce peuple aussi célèbre par son esprit que par son courage, vous qui avez son goût, vous aurez son équité. L’auteur, qui vous présente une imitation de l’antique, est bien plus sûr de trouver en vous des Athéniens, qu’il ne se flatte d’avoir rendu Sophocle. Vous savez que la Grèce, dans tous ses monuments, dans tous les genres de poésie et d’éloquence, voulait que les beautés fussent simples : vous trouverez ici cette simplicité, et vous devinerez les beautés de l’original, malgré les défauts de la copie ; vous daignerez vous prêter surtout à quelques usages des anciens Grecs ; ils sont dans les arts vos véritables ancêtres. La France, qui suit leurs traces, ne blâmera point leurs coutumes ; vous devez songer que déjà votre goût, surtout dans Les ouvrages dramatiques, sert de modèle aux autres nations. Il suffira un jour, pour être approuvé ailleurs, qu’on dise : Tel était le goût des Français ; c’est ainsi que pensait cette nation illustre. Nous vous demandons votre indulgence pour les mœurs de l’antiquité, au même titre que l’Europe, dans les siècles à venir, rendra justice à vos lumières.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

IPHISE, PAMMÈNE

 

IPHISE.

Est-il vrai, cher Pammène, et ce lieu solitaire,

Ce palais exécrable où languit ma misère,

Me verra-t-il goûter la funeste douceur

De mêler mes regrets aux larmes de ma sœur ?

La malheureuse Électre, à mes douleurs si chère,

Vient-elle avec Égisthe au tombeau de mon père ?

Égisthe ordonne-t-il qu’en ces solennités

Le sang d’Agamemnon paraisse à ses cotés ?

Serons-nous les témoins de la pompe inhumaine

Qui célèbre le crime, et que ce jour amène ?[13]

PAMMÈNE.

Ministre malheureux d’un temple abandonné,

Du fond de ces déserts où je suis confiné,

J’adresse au ciel des vœux pour le retour d’Oreste ;

Je pleure Agamemnon ; j’ignore tout le reste.

Ô respectable Iphise ! ô pur sang de mon roi !

Ce jour vient tous les ans répandre ici l’effroi.

Les desseins d’une cour en horreurs si fertile

Pénètrent rarement dans mon obscur asile.

Mais on dit qu’en effet Égisthe soupçonneux

Doit entraîner Électre à ces funèbres jeux ;

Qu’il ne souffrira plus qu’Électre en son absence

Appelle par ses cris Argos à la vengeance.

Il redoute sa plainte ; il craint que tous les cœurs

Ne réveillent leur haine au bruit de ses clameurs ;

Et, d’un œil vigilant, épiant sa conduite,

Il la traite en esclave, et la traîne à sa suite.

IPHISE.

Ma sœur esclave ! ô ciel ! ô sang d’Agamemnon !

Un barbare à ce point outrage encor ton nom !

Et Clytemnestre, hélas ! cette mère cruelle,

À permis cet affront, qui rejaillit sur elle ![14]

PAMMÈNE.

Peut-être votre sœur avec moins de fierté

Devait de son tyran braver l’autorité,

Et, n’ayant contre lui que d’impuissantes armes,

Mêler moins de reproche et d’orgueil à ses larmes.

Qu’a produit sa fierté ? que servent ses éclats ?

Elle irrite un barbare, et ne nous venge pas.

IPHISE.

On m’a laissé du moins, dans ce funeste asile,

Un destin sans opprobre, un malheur plus tranquille.

Mes mains peuvent d’un père honorer le tombeau,

Loin de ses ennemis, et loin de son bourreau :

Dans ce séjour de sang, dans ce désert si triste,

Je pleure en liberté, je hais en paix Égisthe.

Je ne suis condamnée à l’horreur de le voir

Que lorsque, rappelant le temps du désespoir,

Le soleil à regret ramène la journée

Où le ciel a permis ce barbare hyménée,

Où ce monstre, enivré du sang du roi des rois,

Où Clytemnestre...

 

 

Scène II

 

ÉLECTRE, IPHISE, PAMMÈNE

 

IPHISE.

Hélas ! est-ce vous que je vois,

Ma sœur ?...

ÉLECTRE.

Il est venu ce jour où l’on apprête

Les détestables jeux de leur coupable fête.

Électre leur esclave, Électre votre sœur,

Vous annonce en leur nom leur horrible bonheur.

IPHISE.

Un destin moins affreux permet que je vous voie ;

À ma douleur profonde il mêle un peu de joie ;

Et vos pleurs et les miens ensemble confondus...

ÉLECTRE.

Des pleurs ! ah ! ma faiblesse en a trop répandus.

Des pleurs ! ombre sacrée, ombre chère et sanglante,

Est-ce là le tribut qu’il faut qu’on te présente ?

C’est du sang que je dois, c’est du sang que tu veux :

C’est parmi les apprêts de tes indignes jeux,

Dans ce cruel triomphe où mon tyran m’entraîne,

Que, ranimant ma force, et soulevant ma chaîne

Mon bras, mon faible bras osera l’égorger

Au tombeau que sa rage ose encore outrager.

Quoi ! j’ai vu Clytemnestre, avec lui conjurée,

Lever sur son époux sa main trop assurée !

Et nous sur le tyran nous suspendons des coups

Que ma mère à mes yeux porta sur son époux !

Ô douleur ! ô vengeance ! ô vertu qui m’animes,

Pouvez-vous en ces lieux moins que n’ont pu les crimes ?

Nous seules désormais devons nous secourir :

Craignez-vous de frapper ? craignez-vous de mourir ?

Secondez de vos mains ma main désespérée ;

Fille de Clytemnestre, et rejeton d’Atrée,

Venez.

IPHISE.

Ah ! modérez ces transports impuissants ;

Commandez, chère Électre, au trouble de vos sens ;

Contre nos ennemis nous n’avons que des larmes :

Qui peut nous seconder ? comment trouver des armes ?

Comment frapper un roi de gardes entouré,

Vigilant, soupçonneux, par le crime éclairé ?

Hélas ! à nos regrets n’ajoutons point de craintes ;

Tremblez que le tyran n’ait écoulé vos plaintes.

ÉLECTRE.

Je veux qu’il les écoute ; oui, je veux dans son cœur[15]

Empoisonner sa joie, y porter ma douleur ;

Que mes cris jusqu’au ciel puissent se faire entendre ;

Qu’ils appellent la foudre, et la fassent descendre ;

Qu’ils réveillent cent rois indignes de ce nom,

Qui n’ont osé venger le sang d’Agamemnon.

Je vous pardonne, hélas ! cette douleur captive,

Ces faibles sentiments de votre âme craintive :

Il vous ménage au moins. De son indigne loi

Le joug appesanti n’est tombé que sur moi.

Vous n’êtes point esclave, et d’opprobres nourrie,

Vos yeux ne virent point ce parricide impie,

Ces vêtements de mort, ces apprêts, ce festin ;

Ce festin détestable, où, le fer à la main,

Clytemnestre... ma mère... ah ! cette horrible image

Est présente à mes yeux, présente à mon courage.

C’est là, c’est en ces lieux, où vous n’osez pleurer,

Où vos ressentiments n’osent se déclarer.

Que j’ai vu votre père, attiré dans le piège[16],

Se débattre et tomber sous leur main sacrilège.

Pammène, aux derniers cris, aux sanglots de ton roi,

Je crois te voir encore accourir avec moi ;

J’arrive. Quel objet ! une femme en furie

Recherchait dans son flanc les restes de sa vie.

Tu vis mon cher Oreste enlevé dans mes bras,

Entouré des dangers qu’il ne connaissait pas,

Près du corps tout sanglant de son malheureux père ;

À son secours encore il appelait sa mère.

Clytemnestre, appuyant mes soins officieux,

Sur ma tendre pitié daigna fermer les yeux ;

Et, s’arrêtant du moins au milieu de son crime,

Nous laissa loin d’Égisthe emporter la victime.

Oreste, dans ton sang consommant sa fureur,

Égisthe a-t-il détruit l’objet de sa terreur ?

Es-tu vivant encore ? as-tu suivi ton père ?

Je pleure Agamemnon ; je tremble pour un frère.

Mes mains portent des fers ; et mes yeux, pleins de pleurs,

N’ont vu que des forfaits et des persécuteurs.

PAMMÈNE.

Filles d’Agamemnon, race divine et chère

Dont j’ai vu la splendeur et l’horrible misère,

Permettez que ma voix puisse encore en vous deux

Réveiller cet espoir qui reste aux malheureux.

Avez-vous donc des dieux oublié les promesses ?

Avez-vous oublié que leurs mains vengeresses

Doivent conduire Oreste en cet affreux séjour,

Où sa sœur avec moi lui conserva le jour ?

Qu’il doit punir Égisthe au lieu même où vous êtes,

Sur ce même tombeau, dans ces mêmes retraites,

Dans ces jours de triomphe, où son lâche assassin

Insulte encore au roi dont il perça le sein ?

La parole des dieux n’est point vaine et trompeuse ;

Leurs desseins sont couverts d’une nuit ténébreuse ;

La peine suit le crime : elle arrive à pas lents.[17]

ÉLECTRE.

Dieux, qui la préparez, que vous tardez longtemps ![18]

IPHISE.

Vous le voyez, Pammène, Égisthe renouvelle

De son hymen sanglant la pompe criminelle.

ÉLECTRE.

Et mon frère, exilé de déserts en déserts,

Semble oublier son père, et négliger mes fers.

PAMMÈNE.

Comptez les temps ; voyez qu’il touche à peine l’âge

Où la force commence à se joindre au courage :

Espérez son retour, espérez dans les dieux.

ÉLECTRE.

Sage et prudent vieillard, oui, vous m’ouvrez les yeux.

Pardonnez à mon trouble, à mon impatience ;

Hélas ! vous me rendez un rayon d’espérance.

Qui pourrait de ces dieux encenser les autels,

S’ils voyaient sans pitié les malheurs des mortels,

Si le crime insolent, dans son heureuse ivresse,

Écrasait à loisir l’innocente faiblesse !

Dieux, vous rendrez Oreste aux larmes de sa sœur ;

Votre bras suspendu frappera l’oppresseur.

Oreste ! entends ma voix, celle de ta patrie,

Celle du sang versé qui t’appelle et qui crie :

Viens du fond des déserts, où tu fus élevé,

Où les maux exerçaient ton courage éprouvé.

Aux monstres des forêts ton bras fait-il la guerre ?

C’est aux monstres d’Argos, aux tyrans de la terre,

Aux meurtriers des rois, que tu dois t’adresser :

Viens, qu’Électre te guide au sein qu’il faut percer.

IPHISE.

Renfermez ces douleurs, et cette plainte amère ;

Votre mère paraît.

ÉLECTRE.

Ai-je encore une mère ?

 

 

Scène III

 

CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE, IPHISE

 

CLYTEMNESTRE.

Allez ; que l’on me laisse en ces lieux retirés :

Pammène, éloignez-vous; mes filles, demeurez.

IPHISE.

Hélas ! ce nom sacré dissipe mes alarmes.

ÉLECTRE.

Ce nom, jadis si saint, redouble encor mes larmes.

CLYTEMNESTRE.

J’ai voulu sur mon sort et sur vos intérêts

Vous dévoiler enfin mes sentiments secrets.

Je rends grâce au destin, dont la rigueur utile

De mon second époux rendit l’hymen stérile,

Et qui n’a pas formé, dans ce funeste flanc,

Un sang que j’aurais vu l’ennemi de mon sang.

Peut-être que je touche aux homes de ma vie ;

Et les chagrins secrets dont je fus poursuivie,

Dont toujours à vos yeux j’ai dérobé le cours,

Pourront précipiter le terme de mes jours.

Mes filles devant moi ne sont point étrangères ;

Même eu dépit d’Égisthe elles m’ont été chères :

Je n’ai point étouffé mes premiers sentiments,

Et, malgré la fureur de ses emportements,

Électre, dont l’enfance a consolé sa mère

Du sort d’Iphigénie et des rigueurs d’un père,

Électre, qui m’outrage, et qui brave mes lois,

Dans le fond de mon cœur n’a point perdu ses droits.

ÉLECTRE.

Qui ? vous, madame, ô ciel ! vous m’aimeriez encore ?

Quoi ! vous n’oubliez point ce sang qu’on déshonore ?

Ah ! si vous conservez des sentiments si chers,

Observez cette tombe, et regardez mes fers.

CLYTEMNESTRE.

Vous me faites frémir ; votre esprit inflexible

Se plaît à m’accabler d’un souvenir horrible ;

Vous portez le poignard dans ce cœur agité ;

Vous frappez une mère, et je l’ai mérité.

ÉLECTRE.

Eh bien ! vous désarmez une fille éperdue.

La nature en mon cœur est toujours entendue.

Ma mère, s’il le faut, je condamne à vos pieds

Ces reproches sanglants trop longtemps essuyés.

Aux fers de mon tyran par vous-même livrée,

D’Égisthe dans mon cœur je vous ai séparée.[19]

Ce sang que je vous dois ne saurait se trahir :

J’ai pleuré sur ma mère, et’ n’ai pu vous haïr.

Ah ! si le ciel enfin vous parle et vous éclaire,

S’il vous donne en secret un remords salutaire,

Ne le repoussez pas ; laissez-vous pénétrer

À la secrète voix qui vous daigne inspirer ;

Détachez vos destins des destins d’un perfide ;

Livrez-vous tout entière à ce dieu qui vous guide ;

Appelez votre fils ; qu’il revienne en ces lieux

Reprendre de vos mains le rang de ses aïeux,

Qu’il punisse un tyran, qu’il règne, qu’il vous aime,

Qu’il venge Agamemnon, ses filles, et vous-même ;

Faites venir Oreste.

CLYTEMNESTRE.

Électre, levez-vous ;

Ne parlez point d’Oreste, et craignez mon époux.

J’ai plaint les fers honteux dont vous êtes chargée ;

Mais d’un maître absolu la puissance outragée

Ne pouvait épargner qui ne l’épargne pas :

Et vous l’avez forcé d’appesantir son bras.

Moi-même, qui me vois sa première sujette,

Moi, qu’offensa toujours votre plainte indiscrète,

Qui tant de fois pour vous ai voulu le fléchir,

Je l’irritais encore au lieu de l’adoucir.

N’imputez qu’à vous seule un affront qui m’outrage ;

Pliez à votre état ce superbe courage ;

Apprenez d’une sœur comme il faut s’affliger,

Comme on cède au destin, quand on veut le changer.

Je voudrais dans le sein de ma famille entière

Finir un jour en paix ma fatale carrière ;

Mais, si vous vous hâtez, si vos soins imprudents

Appellent en ces lieux Oreste avant le temps,

Si d’Égisthe jamais il affronte la vue,

Vous hasardez sa vie, et vous êtes perdue ;

Et, malgré la pitié dont mes sens sont atteints.

Je dois à mon époux plus qu’au fils que je crains.

ÉLECTRE.

Lui, votre époux, ô ciel ! lui, ce monstre ? Ah ! ma mère,

Est-ce ainsi qu’en effet vous plaignez ma misère ?

À quoi vous sert, hélas ! ce remords passager ?

Ce sentiment si tendre était-il étranger ?

Vous menacez Électre, et votre fils lui-même !

À Iphise.

Ma sœur ! et c’est ainsi qu’une mère nous aime ?

À Clytemnestre.

Vous menacez Oreste !... Hélas ! loin d’espérer

Qu’un frère malheureux nous vienne délivrer,

J’ignore si le ciel a conservé sa vie ;

J’ignore si ce maître abominable, impie,

Votre époux, puisque ainsi vous l’osez appeler,

Ne s’est pas en secret hâté de l’immoler.

IPHISE.

Madame, croyez-nous ; je jure, j’en atteste

Les dieux dont nous sortons, et la mère d’Oreste,

Que, loin de l’appeler dans ce séjour de mort,

Nos yeux, nos tristes yeux sont fermés sur son sort.

Ma mère, ayez pitié de vos filles tremblantes,

De ce fils malheureux, de ses sœurs gémissantes ;

N’affligez plus Électre : on peut à ses douleurs

Pardonner le reproche, et permettre les pleurs.

ÉLECTRE.

Loin de leur pardonner, on nous défend la plainte ;

Quand je parle d’Oreste, on redouble ma crainte.

Je connais trop Égisthe et sa férocité ;

Et mon frère est perdu, puisqu’il est redouté.

CLYTEMNESTRE.

Votre frère est vivant, reprenez l’espérance ;

Mais s’il est en danger, c’est par votre imprudence.

Modérez vos fureurs, et sachez aujourd’hui,

Plus humble en vos chagrins, respecter mon ennui.

Vous pensez que je viens, heureuse et triomphante,

Conduire dans la joie une pompe éclatante :

Électre, cette fête est un jour de douleur ;

Vous pleurez dans les fers; et moi, dans ma grandeur.

Je sais quels vœux forma votre haine insensée.

N’implorez plus les dieux ; ils vous ont exaucée,

Laissez-moi respirer.

 

 

Scène IV

 

CLYTEMNESTRE

 

L’aspect de mes enfants

Dans mon cœur éperdu redouble mes tourments.

Hymen ! fatal hymen ! crime longtemps prospère,

Nœuds sanglants qu’ont formés le meurtre et l’adultère,

Pompe jadis trop chère à mes vœux égarés,

Quel est donc cet effroi dont vous me pénétrez ?

Mon bonheur est détruit, l’ivresse est dissipée ;

Une lumière horrible en ces lieux m’a frappée.

Qu’Égisthe est aveuglé, puisqu’il se croit heureux !

Tranquille, il me conduit à ces funèbres jeux ;

Il triomphe, et je sens succomber mon courage.

Pour la première fois je redoute un présage ;

Je crains Argos, Électre, et ses lugubres cris,

La Grèce, mes sujets, mon fils, mon propre fils.

Ah ! quelle destinée, et quel affreux supplice,

De former de son sang ce qu’il faut qu’on haïsse !

De n’oser prononcer sans des troubles cruels

Les noms les plus sacrés, les plus chers aux mortels !

Je chassai de mon cœur la nature outragée;

Je tremble au nom d’un fils : la nature est vengée.

 

 

Scène V

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE

 

CLYTEMNESTRE.

Ah ! trop cruel Égisthe, où guidiez-vous mes pas ?

Pourquoi revoir ces lieux consacrés au trépas ?

ÉGISTHE.

Quoi ! ces solennités qui vous étaient si chères,

Ces gages renaissants de nos destins prospères,

Deviendraient à vos yeux des objets de terreur !

Ce jour de notre hymen est-il un jour d’horreur ?

CLYTEMNESTRE.

Non ; mais ce lieu peut-être est pour nous redoutable.

Ma famille y répand une horreur qui m’accable.

À des tourments nouveaux tous mes sens sont ouverts.

Iphise dans les pleurs, Électre dans les fers,

Du sang versé par nous cette demeure empreinte,

Oreste, Agamemnon, tout me remplit de crainte.

ÉGISTHE.

Laissez gémir Iphise, et vous ressouvenez

Qu’après tous nos affronts, trop longtemps pardonnes,

L’impétueuse Électre a mérité l’outrage

Dont j’humilie enfin cet orgueilleux courage.

Je la traîne enchaînée, et je ne prétends pas

Que, de ses cris plaintifs alarmant mes états,

Dans Argos désormais sa dangereuse audace

Ose des dieux sur nous rappeler la menace,

D’Oreste aux mécontents promettre le retour.

On n’en parle que trop ; et, depuis plus d’un jour,

Partout le nom d’Oreste a blessé mon oreille ;

Et ma juste colère à ce bruit se réveille.

CLYTEMNESTRE.

Quel nom prononcez-vous ? tout mon cœur en frémit.

Ou prétend qu’en secret un oracle a prédit

Qu’un jour, en ce lieu même ou mon destin me guide,

Il porterait sur nous une main parricide.

Pourquoi tenter les dieux ? pourquoi vous présenter

Aux coups qu’il vous faut craindre, et qu’on peut éviter ?

ÉGISTHE.

Ne craignez rien d’Oreste, il est vrai qu’il respire ;

Mais, loin que dans le piège Oreste nous attire,

Lui-même à ma poursuite il ne peut échapper.

Déjà de toutes parts j’ai su l’envelopper.

Errant et poursuivi de rivage en rivage,

Il promène en tremblant son impuissante rage ;

Aux forêts d’Épidaure il s’est enfin caché.

D’Épidaure en secret le roi m’est attaché.

Plus que vous ne pensez on prend notre défense.

CLYSTEMNESTRE.

Mais quoi ! mon fils...

ÉGISTHE.

Je sais quelle est sa violence ;

Il est fier, implacable, aigri par son malheur ;

Digne du sang d’Atrée, il en a la fureur.

CLYTEMNESTRE.

Ah, seigneur ! elle est juste.

ÉGISTHE.

Il faut la rendre vaine.

Vous savez qu’en secret j’ai fait partir Plistène :

Il est dans Épidaure.

CLYTEMNESTRE.

À quel dessein ? pourquoi ?

ÉGISTHE.

Pour assurer mon trône et calmer votre effroi.

Oui, Plistène, mon fils, adopté par vous-même,

L’héritier de mon nom et de mon diadème,

Est trop intéressé, madame, à détourner

Des périls que toujours vous voulez soupçonner :

Il vous tient lieu de fils, n’en connaissez plus d’autre.

Vous savez, pour unir ma famille et la votre,

Qu’Électre eût pu prétendre à l’hymen de mon fils,

Si son cœur à vos lois eût été plus soumis,

Si vos soins avaient pu fléchir son caractère :

Mais je punis la sœur, et je cherche le frère ;

Plistène me seconde : en un mot, il vous sert.

Notre ennemi commun sans doute est découvert.

Vous frémissez, madame ?

CLYTEMNESTRE.

Ô nouvelles victimes !

Ne puis-je respirer qu’à force de grands crimes ?

Égisthe, vous savez qui j’ai privé du jour...

Le fils que j’ai nourri périrait à son tour !

Ah ! de mes jours usés le déplorable reste

Doit-il être acheté par un prix si funeste ?

ÉGISTHE.

Songez...[20]

CLYTEMNESTRE.

Souffrez du moins que j’implore une fois

Ce ciel dont si longtemps j’ai méprisé les lois.

ÉGISTHE.

Voulez-vous qu’à mes vœux il mette des obstacles ?

Qu’attendez-vous ici du ciel et des oracles ?

Au jour de notre hymen furent-ils écoutés ?

CLYTEMNESTRE.

Vous rappelez des temps dont ils sont irrités.

De mon cœur étonné vous voyez le tumulte.

L’amour brava les dieux, la crainte les consulte.

N’insultez point, seigneur, à mes sens affaiblis.

Le temps, qui change tout, a changé mes esprits ;

Et peut-être des dieux la main appesantie

Se plaît à subjuguer ma fierté démentie.

Je ne sens plus en moi ce courage emporté,

Qu’en ce palais sanglant j’avais trop écouté.

Ce n’est pas que pour vous mon amitié s’altère :

Il n’est point d’intérêt que mon cœur vous préfère ;

Mais une fille esclave, un fils abandonné,

Un fils mon ennemi, peut-être assassiné,

Et qui, s’il est vivant, me condamne et m’abhorre ;

L’idée en est horrible, et je suis mère encore.

ÉGISTHE.

Vous êtes mon épouse, et surtout vous régnez.

Rappelez Clytemnestre à mes yeux indignés.

Écoutez-vous du sang le dangereux murmure

Pour des enfants ingrats qui bravent la nature ?

Venez : votre repos doit sur eux remporter.

CLYTEMNESTRE.

Du repos dans le crime ! ah ! qui peut s’en flatter ?

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ORESTE, PYLADE

 

ORESTE.

Pylade, où sommes-nous ? en quels lieux t’a conduit

Le malheur obstiné du destin qui me suit ?

L’infortune d’Oreste environne ta vie.

Tout ce qu’a préparé ton amitié hardie,

Trésors, armes, soldats, a péri dans les mers.

Sans secours avec toi jeté dans ces déserts,

Tu n’as plus qu’un ami dont le destin t’opprime.

Le ciel nous ravit tout, hors l’espoir qui m’anime,

À peine as-tu caché sous ces rocs escarpés

Quelques tristes débris au naufrage échappés.

Connais-tu ce rivage où mon malheur m’arrête ?

PYLADE.

J’ignore en quels climats nous jette la tempête ;

Mais de notre destin pourquoi désespérer ?

Tu vis, il me suffit; tout doit me rassurer.

Un dieu dans Épidaure a conservé ta vie,

Que le barbare Égisthe a toujours poursuivie ;

Dans ton premier combat il a conduit tes mains,

Plistène sous tes coups a fini ses destins.

Marchons sous la faveur de ce dieu tutélaire,

Qui t’a livré le fils, qui t’a promis le père.[21]

ORESTE.

Je n’ai contre un tyran sur le trône affermi,

Dans ces lieux, inconnus, qu’Oreste et mon ami.

PYLADE.

C’est assez ; et du ciel je reconnais l’ouvrage.

Il nous a tout ravi par ce cruel naufrage,

Il veut seul accomplir ses augustes desseins ;

Pour ce grand sacrifice il ne veut que nos mains.

Tantôt de trente rois il arme la vengeance,

Tantôt trompant la terre, et frappant en silence.

Il veut, en signalant son pouvoir oublié,

N’armer que la nature et la seule amitié.

ORESTE.

Avec un tel secours bannissons nos alarmes ;

Je n’aurai pas besoin de plus puissantes armes.

As-tu dans ces rochers qui défendent ces bords,

Où nous avons pris terre après de longs efforts,

As-tu caché du moins ces cendres de Plistène,

Ces dépôts, ces témoins de vengeance et de haine,

Cette urne qui d’Égisthe a dû tromper les yeux ?

PYLADE.

Échappée au naufrage, elle est près de ces lieux.

Mes mains avec cette urne ont caché cette épée,

Qui dans le sang troyen fut autrefois trempée ;

Ce fer d’Agamemnon qui doit venger sa mort,

Ce fer qu’on enleva, quand, par un coup du sort,

Des mains des assassins ton enfance sauvée

Fut, loin des yeux d’Égisthe, en Phocide élevée.

L’anneau qui lui servait est encore en tes mains.

ORESTE.

Comment des dieux vengeurs accomplir les desseins ?

Comment porter encore aux mânes de mon père

En montrant l’épée qu’il porte.

Ce glaive qui frappa mon indigne adversaire ?

Mes pas étaient comptés par les ordres du ciel :

Lui-même a tout détruit ; un naufrage cruel

Sur ces bords ignorés nous jette à l’aventure.

Quel chemin peut conduire à cette cour impure,

À ce séjour de crime où j’ai reçu le jour ?

PYLADE.

Regarde ce palais, ce temple, cette tour,

Ce tombeau, ces cyprès, ce bois sombre et sauvage ;

De deuil et de grandeur tout offre ici l’image.

Mais un mortel s’avance en ces lieux retirés,

Triste, levant au ciel des yeux désespérés ;

Il paraît dans cet âge où l’humaine prudence

Sans doute a des malheurs la longue expérience :

Sur ton malheureux sort il pourra s’attendrir.

ORESTE.

Il gémit : tout mortel est donc né pour souffrir ![22]

 

 

Scène II

 

ORESTE, PYLADE, PAMMÈNE

 

PYLADE.

Ô qui que vous soyez, tournez vers nous la vue !

La terre où je vous parle est pour nous inconnue ;

Vous voyez deux amis et deux infortunés,

À la fureur des flots longtemps abandonnés.

Ce lieu nous doit-il être ou funeste ou propice ?

PAMMÈNE.

Je sers ici les dieux, j’implore leur justice ;

J’exerce en leur présence, en ma simplicité,

Les respectables droits de l’hospitalité.

Daignez, sous l’humble toit qu’habite ma vieillesse,

Mépriser des grands rois la superbe richesse :

Venez ; les malheureux me sont toujours sacrés.

ORESTE.

Sage et juste habitant de ces bords ignorés,

Que des dieux par nos mains la puissance immortelle

De votre piété récompense le zèle !

Quel asile est le votre, et quelles sont vos lois ?

Quel souverain commande aux lieux où je vous vois ?

PAMMÈNE.

Égisthe règne ici ; je suis sous sa puissance.

ORESTE.

Égisthe ? ciel ! ô crime ! ô terreur ! ô vengeance !

PYLADE.

Dans ce péril nouveau gardez de vous trahir.

ORESTE.

Égisthe ? justes dieux ! celui qui fît périr...

PAMMÈNE.

Lui-même.

ORESTE.

Et Clytemnestre après ce coup funeste...

PAMMÈNE.

Elle règne avec lui : l’univers sait le reste.

ORESTE.

Ce palais, ce tombeau...

PAMMÈNE.

Ce palais redouté

Est par Égisthe même en ce jour habité.

Mes yeux ont vu jadis élever cet ouvrage

Par une main plus digne, et pour un autre usage.

Ce tombeau (pardonnez si je pleure à ce nom)

Est celui de mou roi, du grand Agamemnon.

ORESTE.

Ah ! c’en est trop : le ciel épuise mon courage.

PYLADE, à Oreste.

Dérobe-lui les pleurs qui baignent ton visage.

PAMMÈNE, à Oreste qui se détourne.

Étranger généreux, vous vous attendrissez ;

Vous voulez retenir les pleurs que vous versez :

Hélas ! qu’en liberté votre cœur se déploie ;

Plaignez le fils des dieux, et le vainqueur de Troie :

Que des yeux étrangers pleurent au moins son sort,

Tandis que dans ces lieux on insulte à sa mort.

ORESTE.

Si je fus élevé loin de cette contrée,

Je n’en chéris pas moins les descendants d’Atrée.

Un Grec doit s’attendrir sur le sort des héros.

Je dois surtout... Électre est-elle dans Argos ?

PAMMÈNE.

Seigneur, elle est ici.

ORESTE.

Je veux, je cours...

PYLADE.

Arrête.

Tu vas braver les dieux, tu hasardes ta tête.

Que je te plains ![23]

À Pammène.

Daignez, respectable mortel,

Dans le temple voisin nous conduire à l’autel ;

C’est le premier devoir : il est temps que j’adore

Le dieu qui nous sauva sur la mer d’Épidaure.

ORESTE.

Menez-nous à ce temple, à ce tombeau sacré

Où repose un héros lâchement massacré :

Je dois à sa grande ombre un secret sacrifice.

PAMMÈNE.

Vous, seigneur ? ô destins ! ô céleste justice ![24]

Eh quoi ! deux étrangers ont un dessein si beau !

Ils viennent de mon maître honorer le tombeau !

Hélas ! le citoyen, timidement fidèle,

N’oserait en ces lieux imiter ce saint zèle.

Dès qu’Égisthe paraît, la piété, seigneur,

Tremble de se montrer, et rentre au fond du cœur.

Égisthe apporte ici le frein de l’esclavage.

Trop de danger vous suit.

ORESTE.

C’est ce qui m’encourage.

PAMMÈNE.

De tout ce que j’entends que mes sens sont saisis !

Je me tais... Mais, seigneur, mon maître avait un fils

Qui dans les bras d’Électre... Égisthe ici s’avance :

Clytemnestre le suit... évitez leur présence.

ORESTE.

Quoi ! c’est Égisthe ?

PYLADE.

Il faut vous cacher à ses yeux.

 

 

Scène III

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE, plus loin, PAMMÈNE, SUITE

 

ÉGISTHE, à Pammène.

À qui dans ce moment parliez-vous dans ces lieux ?

L’un de ces deux mortels porte sur son visage

L’empreinte des grandeurs et les traits du courage ;

Sa démarche, son air, son maintien, m’ont frappé :

Dans une douleur sombre il semble enveloppé ;

Quel est-il ? est-il né sous mon obéissance ?

PAMMÈNE.

Je connais son malheur, et non pas sa naissance.

Je devais des secours à ces deux étrangers,

Poussés par la tempête à travers ces rochers ;

S’ils ne me trompent point, la Grèce est leur patrie.

ÉGISTHE.

Répondez d’eux, Pammène : il y va de la vie.

CLYTEMNESTRE.

Eh quoi ! deux malheureux en ces lieux abordés

D’un œil si soupçonneux seraient-ils regardés ?

ÉGISTHE.

On murmure, on m’alarme, et tout me fait ombrage.

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! depuis quinze ans c’est là notre partage :

Nous craignons les mortels autant que l’on nous craint ;

Et c’est un des poisons dont mon cœur est atteint.

ÉGISTHE, à Pammène.

Allez, dis-je, et sachez quel lieu les a vus naître ;

Pourquoi près du palais ils ont osé paraître ;

De quel port ils partaient, et surtout quel dessein

Les guida sur ces mers dont je suis souverain.

 

 

Scène IV

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE

 

ÉGISTHE.

Clytemnestre, vos dieux ont gardé le silence :[25]

En moi seul désormais mettez votre espérance ;

Fiez-vous à mes soins ; vivez, régnez en paix,

Et d’un indigne fils ne me parlez jamais.

Quant au destin d’Électre, il est temps que j’y pense.

De nos nouveaux desseins j’ai pesé l’importance :[26]

Sans doute, elle est à craindre ; et je sais que son nom

Peut lui donner des droits au rang d’Agamemnon ;

Qu’un jour avec mon fils Électre en concurrence

Peut dans les mains du peuple emporter la balance.

Vous voulez qu’aujourd’hui je brise ses liens,

Que j’unisse par vous ses intérêts aux miens ?

Vous voulez terminer cette haine fatale,

Ces malheurs attachés aux enfants de Tantale ?

Parlez-lui ; mais craignons tous deux de partager

La honte d’un refus qu’il nous faudrait venger.

Je me flatte avec vous qu’un si triste esclavage

Doit plier de son cœur la fermeté sauvage ;

Que ce passage heureux, et si peu préparé,

Du rang le plus abject à ce premier degré,

Le poids de la raison qu’une mère autorise,

L’ambition surtout la rendra plus soumise.

Gardez qu’elle résiste à sa félicité :

Il reste un châtiment pour sa témérité.

Ici votre indulgence et le nom de son père

Nourrissent son orgueil au sein de la misère ;

Qu’elle craigne, madame, un sort plus rigoureux,

Un exil sans retour, et des fers plus honteux.

 

 

Scène V

 

CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE

 

CLYTEMNESTRE.

Ma fille, approchez-vous ; et d’un œil moins austère

Envisagez ces lieux, et surtout une mère.

Je gémis en secret, comme vous soupirez,

De l’avilissement où vos jours sont livrés ;

Quoiqu’il fût dû peut-être à votre injuste haine,

Je m’en afflige en mère, et m’en indigne en reine.

J’obtiens grâce pour vous ; vos droits vous sont rendus.

ÉLECTRE.

Ah, madame ! à vos pieds...

CLYTEMNESTRE.

Je veux faire encor plus.

ÉLECTRE.

Eh ! quoi ?

CLYTEMNESTRE.

De votre sang soutenir l’origine,

Du grand nom de Pélops réparer la ruine,

Réunir ses enfants trop longtemps divisés.

ÉLECTRE.

Ah ! parlez-vous d’Oreste ? achevez, disposez.

CLYTEMNESTRE.

Je parle de vous-même, et votre âme obstinée

À son propre intérêt doit être ramenée.

De tant d’abaissement c’est peu de vous tirer :

Électre, au trône un jour il vous faut aspirer.

Vous pouvez, si ce cœur connaît le vrai courage,

De Mycène et d’Argos espérer l’héritage :

C’est à vous de passer, des fers que vous portez,

À ce suprême rang des rois dont vous sortez.

D’Égisthe contre vous j’ai su fléchir la haine ;

Il veut vous voir en fille, il vous donne Plistène.

Plistène est d’Épidaure attendu chaque jour.

Votre hymen est fixé pour son heureux retour.

D’un brillant avenir goûtez déjà la gloire ;

Le passé n’est plus rien, perdez-en la mémoire.

ÉLECTRE.

À quel oubli, grands dieux ! ose-t-on m’inviter ?

Quel horrible avenir m’ose-t-on présenter ?

Ô sort ! ô derniers coups tombés sur ma famille !

Songez-vous au héros dont Électre est la fille,

Madame ? osez-vous bien, par un crime nouveau,

Abandonner Électre au fils de son bourreau ?

Le sang d’Agamemnon ! qui ? moi, la sœur d’Oreste !

Électre au fils d’Égisthe, au neveu de Thyeste !

Ah ! rendez-moi mes fers ; rendez-moi tout l’affront

Dont la main des tyrans a fait rougir mon front ;

Rendez-moi les horreurs de cette servitude,

Dont j’ai fait une épreuve et si longue et si rude.

L’opprobre est mon partage ; il convient à mon sort.

J’ai supporté la honte, et vu de près la mort.

Votre Égisthe cent fois m’en avait menacée ;

Mais enfin c’est par vous qu’elle m’est annoncée.

Cette mort à mes sens inspire moins d’effroi

Que les horribles vœux qu’on exige de moi.

Allez, de cet affront je vois trop bien la cause,

Je vois quels nouveaux fers un lâche me propose.

Vous n’avez plus de fils ; son assassin cruel

Craint les droits de ses sœurs au trône paternel :

Il veut forcer mes mains à seconder sa rage,

Assurer à Plistène un sanglant héritage,

Joindre un droit légitime aux droits des assassins,

Et m’unir aux forfaits par les nœuds les plus saints.

Ah ! si j’ai quelques droits, s’il est vrai qu’il les craigne,

Dans ce sang malheureux que sa main les éteigne ;

Qu’il achève, à vos yeux, de déchirer mon sein :

Et, si ce n’est assez, prêtez-lui votre main.

Frappez ; joignez Électre à son malheureux frère ;

Frappez, dis-je : à vos coups je connaîtrai ma mère.

CLYTEMNESTRE.

Ingrate, c’en est trop ; et toute ma pitié

Cède enfin, dans mon cœur, à ton inimitié.

Que n’ai-je point tenté ? que pouvais-je plus faire,

Pour fléchir, pour briser ton cruel caractère ?

Tendresse, châtiments, retour de mes bontés,

Tes reproches sanglants souvent même écoutés,

Raison, menace, amour, tout, jusqu’à la couronne,

Ou tu n’as d’autres droits que ceux que je te donne ;

J’ai prié, j’ai puni, j’ai pardonné sans fruit.

Va, j’abandonne Électre au malheur qui la suit ;

Va, je suis Clytemnestre, et surtout je suis reine.

Le sang d’Agamemnon n’a de droit qu’à ma haine.

C’est trop flatter la tienne, et, de ma faible main,

Caresser le serpent qui déchire mon sein.

Pleure, tonne, gémis, j’y suis indifférente :

Je ne verrai dans toi qu’une esclave imprudente,

Flottant entre la plainte et la témérité,

Sous la puissante main de son maître irrité.

Je t’aimais[27] malgré toi : l’aveu m’en est bien triste ;

Je ne suis plus pour toi que la femme d’Égisthe ;

Je ne suis plus ta mère ; et toi seule as rompu

Ces nœuds infortunés de ce cœur combattu,

Ces nœuds qu’en frémissant réclamait la nature,

Que ma fille déteste, et qu’il faut que j’abjure.

 

 

Scène VI

 

ÉLECTRE

 

Et c’est ma mère ! Ô ciel ! fut-il jamais pour moi,

Depuis la mort d’un père, un jour plus plein d’effroi ?

Hélas ! j’en ai trop dit : ce cœur, plein d’amertume,

Répandait, malgré lui, le fiel qui le consume.

Je m’emporte, il est vrai ; mais ne m’a-t-elle pas

D’Oreste, en ses discours, annoncé le trépas ?

On offre sa dépouille à sa sœur désolée !

De ces lieux tout sanglants la nature exilée,

Et qui ne laisse ici qu’un nom qui fait horreur,

Se renfermait pour lui tout entière en mon cœur.

S’il n’est plus, si ma mère à ce point m’a trahie,

À quoi bon ménager ma plus grande ennemie ?

Pourquoi ? pour obtenir, de ses tristes faveurs,

De ramper dans la cour de mes persécuteurs ?

Pour lever, en tremblant, aux dieux qui me trahissent.

Ces languissantes mains que mes chaînes flétrissent ?

Pour voir avec des yeux de larmes obscurcis,

Dans le lit de mon père, et sur son trône assis,

Ce monstre, ce tyran, ce ravisseur funeste,

Qui m’ôte encor ma mère, et me prive d’Oreste ?

 

 

Scène VII

 

ÉLECTRE, IPHISE

 

IPHISE.

Chère Électre, apaisez ces cris de la douleur.

ÉLECTRE.

Moi !

IPHISE.

Partagez ma joie.

ÉLECTRE.

Au comble du malheur,

Quelle funeste joie à nos cœurs étrangère !

IPHISE.

Espérons.

ÉLECTRE.

Non, pleurez ; si j’en crois une mère,

Oreste est mort, Iphise.

IPHISE.

Ah ! si j’en crois mes yeux,[28]

Oreste vit encore, Oreste est en ces lieux.

ÉLECTRE.

Grands dieux ! Oreste ! lui ? serait-il bien possible ?

Ah ! gardez d’abuser une âme trop sensible.

Oreste, dites-vous ?

IPHISE.

Oui.

ÉLECTRE.

D’un songe flatteur

Ne me présentez pas la dangereuse erreur.

Oreste ! poursuivez ; je succombe à l’atteinte

Des mouvements confus d’espérance et de crainte.

IPHISE.

Ma sœur, deux inconnus, qu’à travers mille morts

La main d’un dieu, sans doute, a jetés sur ces bords,

Recueillis par les soins du fidèle Pammène...

L’un des deux...

ÉLECTRE.

Je me meurs, et me soutiens à peine.

L’un des deux ?...

IPHISE.

Je l’ai vu ; quel feu brille en ses yeux !

Il avait l’air, le port, le front, des demi-dieux,

Tel qu’on peint le héros qui triompha de Troie ;

La même majesté sur son front se déploie.

À mes avides yeux soigneux de s’arracher,

Chez Pammène, en secret, il semble se cacher.

Interdite, et le cœur tout plein de son image,

J’ai couru vous chercher sur ce triste rivage,

Sous ces sombres cyprès, dans ce temple éloigné,

Enfin vers ce tombeau de nos larmes baigné.

Je l’ai vu, ce tombeau, couronné de guirlandes,[29]

De l’eau sainte arrosé, couvert encor d’offrandes ;

Des cheveux, si mes yeux ne se sont pas trompés,

Tels que ceux du héros dont mes sens sont frappés ;

Une épée, et c’est là ma plus ferme espérance ;[30]

C’est le signe éclatant du jour de la vengeance :

Et quel autre qu’un fils, qu’un frère, qu’un héros,

Suscité par les dieux pour le salut d’Argos,

Aurait osé braver ce tyran redoutable ?

C’est Oreste, sans doute ; il en est seul capable ;

C’est lui, le ciel l’envoie ; il m’en daigne avertir.

C’est l’éclair qui paraît, la foudre va partir.

ÉLECTRE.

Je vous crois ; j’attends tout ; mais n’est-ce point un piège

Que tend de mon tyran la fourbe sacrilège ?

Allons : de mon bonheur il me faut assurer.

Ces étrangers... Courons ; mon cœur va m’éclairer.

IPHISE.

Pammène m’avertit, Pammène nous conjure

De ne point approcher de sa retraite obscure.

Il y va de ses jours.

ÉLECTRE.

Ah ! que m’avez-vous dit ?

Non ; vous êtes trompée, et le ciel nous trahit.

Mon frère, après seize ans, rendu dans sa patrie.

Eût volé dans les bras qui sauvèrent sa vie ;

Il eût porté la joie à ce cœur désolé ;

Loin de vous fuir, Iphise, il vous aurait parlé.

Ce fer vous rassurait, et j’en suis alarmée.

Une mère cruelle est trop bien informée.

J’ai cru voir, et j’ai vu dans ses yeux interdits

Le barbare plaisir d’avoir perdu son fils.

N’importe, je conserve un reste d’espérance :

Ne m’abandonnez pas, ô dieux de la vengeance !

Pammène à mes transports pourra-t-il résister ?

Il faut qu’il parle : allons, rien ne peut m’arrêter.

IPHISE.

Vous vous perdez ; songez qu’un maître impitoyable

Nous obsède, nous suit d’un œil inévitable.

Si mon frère est venu, nous Talions découvrir ;

Ma sœur, en lui parlant, nous le faisons périr :

Et si ce n’est pas lui, notre recherche vaine

Irrite nos tyrans, met en danger Pammène.

Je revole au tombeau que je puis honorer :[31]

Clytemnestre du moins m’a permis d’y pleurer.

Cet étranger, ma sœur, y peut paraître encore ;

C’est un asile sûr ; et ce ciel que j’implore,

Ce ciel, dont votre audace accuse les rigueurs,

Pourra le rendre encore à vos cris, à mes pleurs.

Venez.

ÉLECTRE.

De quel espoir ma douleur est suivie !

Ah ! si vous me trompez, vous m’arrachez la vie !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ORESTE, PYLADE

 

Un esclave porte une urne, et un autre une épée.[32]

PYLADE.

Quoi ! verrai-je toujours ta grande âme égarée

Souffrir tous les tourments des descendants d’Atrée ?

De l’attendrissement passer à la fureur ?

ORESTE.

C’est le destin d’Oreste ; il est né pour l’horreur.

J’étais dans ce tombeau, lorsque ton œil fidèle

Veillait sur ces dépôts confiés à ton zèle ;

J’appelais en secret ces mânes indignés ;

Je leur offrais mes dons, de mes larmes baignés.

Une femme, vers moi courant désespérée,

Avec des cris affreux dans la tombe est entrée,

Comme si, dans ces lieux qu’habite la terreur,

Elle eût fui sous les coups de quelque dieu vengeur.

Elle a jeté sur moi sa vue épouvantée :

Elle a voulu parler ; sa voix s’est arrêtée.

J’ai vu soudain, j’ai vu les filles de l’enfer

Sortir, entre elle et moi, de l’abîme entr’ouvert.

Tueurs serpents, leurs flambeaux, leur voix sombre et terrible,

M’inspiraient un transport inconcevable, horrible,

Une fureur atroce ; et je sentais ma main

Se lever, malgré moi, prête à percer son sein :

Ma raison s’enfuyait de mon âme éperdue.

Cette femme, en tremblant, s’est soustraite à ma vue,

Sans s’adresser aux dieux, et sans les honorer ;

Elle semblait les craindre, et non les adorer.

Plus loin, versant des pleurs, une fille timide,

Sur la tombe et sur moi fixant un œil avide,

D’Oreste, en gémissant, a prononcé le nom.

 

 

Scène II

 

ORESTE, PYLADE, PAMMÈNE

 

ORESTE, à Pammène.

Ô vous, qui secourez le sang d’Agamemnon,

Vous, vers qui nos malheurs et nos dieux sont mes guides,

Parlez ; révélez-moi les destins des Atrides.

Qui sont ces deux objets dont l’un m’a fait horreur,

Et l’autre a dans mes sens fait passer la douleur ?

Ces deux femmes...

PAMMÈNE.

Seigneur, l’une était votre mère...

ORESTE.

Clytemnestre ! elle insulte aux mânes de mon père ?

PAMMÈNE.

Elle venait aux dieux, vengeurs des attentats,

Demander un pardon qu’elle n’obtiendra pas.

L’autre était votre sœur, la tendre et simple Iphise,

À qui de ce tombeau l’entrée était permise.

ORESTE.

Hélas ! que fait Électre ?

PAMMÈNE.

Elle croit votre mort ;

Elle pleure.

ORESTE.

Ah ! grands dieux qui conduisez mon sort,

Quoi ! vous ne voulez pas que ma bouche affligée

Console de mes sœurs la tendresse outragée !

Quoi ! toute ma famille, en ces lieux abhorrés,

Est un sujet de trouble à mes sens déchirés !

PAMMÈNE.

Obéissons aux dieux.

ORESTE.

Que cet ordre est sévère !

PAMMÈNE.

Ne vous en plaignez point ; cet ordre est salutaire :

La vengeance est pour eux. Ils ne prétendent pas

Qu’on touche à leur ouvrage, et qu’on aide leur bras :

Électre vous nuirait, loin de vous être utile ;

Son caractère ardent, son courage indocile,

Incapable de feindre et de rien ménager,

Servirait à vous perdre, au lieu de vous venger.

ORESTE.

Mais quoi ! les abuser par cette feinte horrible ?

PAMMÈNE.

N’oubliez point ces dieux, dont le secours sensible

Vous a rendu la vie au milieu du trépas.

Contre leurs volontés si vous faites un pas,

Ce moment vous dévoue à leur haine fatale :

Tremblez, malheureux fils d’Atrée et de Tantale,

Tremblez de voir sur vous, en ces lieux détestes,

Tomber tous les fléaux du sang dont vous sortez.

ORESTE.

Pourquoi nous imposer, par des lois inhumaines,

Et des devoirs nouveaux, et de nouvelles peines ?

Les mortels malheureux n’en ont-ils pas assez ?

Sous des fardeaux sans nombre ils vivent terrassés.

À quel prix, dieux puissants, avons-nous reçu l’être ?

N’importe, est-ce à l’esclave à condamner son maître ?

Obéissons, Pammène.

PAMMÈNE.

Il le faut, et je cours

Éblouir le barbare armé contre vos jours.

Je dirai qu’aujourd’hui le meurtrier d’Oreste

Doit remettre en ses mains cette cendre funeste.

ORESTE.

Allez donc. Je rougis même de le tromper.

PAMMÈNE.

Aveuglons la victime, afin de la frapper.

 

 

Scène III

 

ORESTE, PYLADE

 

PYLADE.

Apaise de tes sens le trouble involontaire,

Renferme dans ton cœur un secret nécessaire ;

Cher Oreste, crois-moi, des femmes et des pleurs

Du sang d’Agamemnon sont de faibles vengeurs.

ORESTE.

Trompons surtout Égisthe et ma coupable mère.

Qu’ils goûtent de ma mort la douceur passagère ;

Si pourtant une mère a pu porter jamais

Sur la cendre d’un fils des regards satisfaits !

PYLADE.

Attendons-les ici tous deux à leur passage.

 

 

Scène IV

 

ÉLECTRE, IPHISE, d’un côté, ORESTE, PYLADE, de l’autre, avec les esclaves qui portent l’urne et l’épée

 

ÉLECTRE.

L’espérance trompée accable et décourage.

Un seul mot de Pammène a fait évanouir

Ces songes imposteurs dont vous osiez jouir.

Ce jour faible et tremblant, qui consolait ma vue,

Laisse une horrible nuit sur mes yeux répandue.

Ah ! la vie est pour nous un cercle de douleur !

ORESTE, à Pylade.

Tu vois ces deux objets ; ils m’arrachent le cœur.

PYLADE.

Sous les lois des tyrans, tout gémit, tout s’attriste.

ORESTE.

La plainte doit régner dans l’empire d’Égisthe.

IPHISE, à Électre.

Voilà ces étrangers.

ÉLECTRE.

Présages douloureux !

Le nom d’Égisthe, ô ciel ! est prononcé par eux.

IPHISE.

L’un d’eux est ce héros dont les traits m’ont frappée.

ÉLECTRE.

Hélas ! ainsi que vous j’aurais été trompée.

À Oreste.

Eh ! qui donc êtes-vous, étrangers malheureux ?

Que venez-vous chercher sur ce rivage affreux ?

ORESTE.

Nous attendons ici les ordres, la présence,

Du roi qui tient Argos sous son obéissance.

ÉLECTRE.

Qui ? du roi ! quoi ! des Grecs osent donner ce nom

Au tyran qui versa le sang d’Agamemnon !

PYLADE.

Il règne ; c’est assez, et le ciel nous ordonne

Que, sans peser ses droits, nous respections son trône.

ÉLECTRE.

Maxime horrible et lâche ! Eh ! que demandez-vous

Au monstre ensanglanté qui règne ici sur nous ?

PYLADE.

Nous venons lui porter des nouvelles heureuses.

ÉLECTRE.

Elles sont donc pour nous inhumaines, affreuses ?

IPHISE, en voyant l’urne.

Quelle est cette urne, hélas ! ô surprise ! ô douleurs !

PYLADE.

Oreste...

ÉLECTRE.

Oreste ! ah dieux ! il est mort ; je me meurs.

ORESTE, à Pylade.

Qu’avons-nous fait, ami ? peut-on les méconnaître

À l’excès des douleurs que nous voyons paraître ?

Tout mon sang se soulève. Ah, princesse ! ah ! vivez.

ÉLECTRE.

Moi, vivre ! Oreste est mort. Barbares, achevez.

IPHISE.

Hélas ! d’Agamemnon vous voyez ce qui reste,

Ses deux, filles, les sœurs du malheureux Oreste.

ORESTE.

Électre ! Iphise ! où suis-je ? impitoyables dieux !

À celui qui porte l’urne.

Ôtez ces monuments ; éloignez de leurs yeux

Cette urne dont l’aspect...

ÉLECTRE, revenant à elle, et courant vers l’urne.

Cruel, qu’osez-vous dire ?

Ah ! ne m’en privez pas ; et devant que j’expire,

Laissez, laissez toucher à mes tremblantes mains

Ces restes échappés à des dieux inhumains.

Donnez.

Elle prend l’urne et l’embrasse.

ORESTE.

Que faites-vous ? cessez.

PYLADE.

Le seul Égisthe

Dut recevoir de nous ce monument si triste.

ÉLECTRE.

Qu’entends-je ? ô nouveau crime ! ô désastres plus grands !

Les cendres de mon frère aux mains de mes tyrans !

Des meurtriers d’Oreste, ô ciel ! suis-je entourée ?

ORESTE.

De ce reproche affreux mon âme déchirée

Ne peut plus...

ÉLECTRE.

Et c’est vous qui partagez mes pleurs ?

Au nom du fils des rois, au nom des dieux vengeurs,

S’il n’est pas mort par vous, si vos mains généreuses

Ont daigné recueillir ses cendres malheureuses...

ORESTE.

Ah dieux !...

ÉLECTRE.

Si vous plaignez son trépas et ma mort,

Répondez-moi ; comment avez-vous su son sort ?

Étiez-vous son ami ? dites-moi qui vous êtes,

Vous surtout, dont les traits... Vos bouches sont muettes ;

Quand vous m’assassinez, vous êtes attendris !

ORESTE.

C’en est trop, et les dieux sont trop bien obéis.

ÉLECTRE.

Que dites-vous ?

ORESTE.

Laissez ces dépouilles horribles.

ÉLECTRE.

Tous les cœurs aujourd’hui seront-ils inflexibles ?

Non, fatal étranger, je ne rendrai jamais

Ces présents douloureux que la pitié m’a faits ;

C’est Oreste, c’est lui... Vois sa sœur expirante

L’embrasser en mourant de sa main défaillante.

ORESTE.

Je n’y résiste plus. Dieux inhumains, tonnez.

Électre...

ÉLECTRE.

Eh bien ?

ORESTE.

Je dois...

PYLADE.

Ciel !

ÉLECTRE.

Poursuis.

ORESTE.

Apprenez...

 

 

Scène V

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE, ORESTE, PYLADE, ÉLECTRE, IPHISE, PAMMÈNE, GARDES

 

ÉGISTHE.

Quel spectacle ! ô fortune à mes lois asservie !

Pammène, est-il donc vrai ? mon rival est sans vie ?

Vous ne me trompiez point, sa douleur m’en instruit.

ÉLECTRE.

Ô rage ! ô dernier jour !

ORESTE.

Où me vois-je réduit ?

ÉGISTHE.

Qu’on ôte de ses mains ces dépouilles d’Oreste.

On prend l’urne des mains d’Électre.

ÉLECTRE.

Barbare, arrache-moi le seul bien qui me reste :

Tigre, avec cette cendre arrache-moi le cœur,

Joins le père aux enfants, joins le frère à la sœur.

Monstre heureux, à tes pieds vois toutes tes victimes,

Jouis de ton bonheur, jouis de tous tes crimes.

Contemplez avec lui des spectacles si doux,

Mère trop inhumaine ; ils sont dignes de vous.

Iphise l’emmène.

 

 

Scène VI

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE, ORESTE, PYLADE, GARDES

 

CLYTEMNESTRE.

Que me faut-il entendre !

ÉGISTHE.

Elle en sera punie.

Qu’elle se plaigne au ciel, ce ciel me justifie ;

Sans me charger du meurtre, il l’a du moins permis !

Nos jours sont assurés, nos trônes affermis.

Voilà donc ces deux Grecs échappés du naufrage,

De qui je dois payer le zèle et le courage ?

ORESTE.

C’est nous-mêmes : j’ai dû vous offrir ces présents,

D’un important trépas gages intéressants,

Ce glaive, cet anneau : vous devez les connaître ;[33]

Agamemnon les eut quand il fut votre maître ;

Oreste les portait.

CLYTEMNESTRE.

Quoi ! c’est vous que mon fils...

ÉGISTHE.

Si vous lavez vaincu, je vous en dois le prix.

De quel sang êtes-vous ? qui vois-je en vous paraître ?

ORESTE.

Mon nom n’est point connu... Seigneur, il pourra l’être.

Mon père aux champs troyens a signalé son bras,

Aux yeux de tous ces rois vengeurs de Ménélas.

Il périt dans ces temps de malheurs et de gloire

Qui des Grecs triomphants ont suivi la victoire.

Ma mère m’abandonne, et je suis sans secours ;

Des ennemis cruels ont poursuivi mes jours.

Cet ami me tient lieu de fortune et de père.

J’ai recherché l’honneur et bravé la misère.

Seigneur, tel est mon sort.

ÉGISTHE.

Dites-moi dans quels lieux

Votre bras m’a vengé de ce prince odieux.

ORESTE.

Dans les champs d’Hermione, au tombeau d’Achémore,

Dans un bois qui conduit au temple d’Épidaure.

ÉGISTHE.

Mais le roi d’Épidaure avait proscrit ses jours ;

D’où vient qu’à ses bienfaits vous n’avez point recours ?

ORESTE.

Je chéris la vengeance, et je hais l’infamie.

Ma main d’un ennemi n’a point vendu la vie.

Des intérêts secrets, seigneur, m’avaient conduit :

Cet ami les connut ; il en fut seul instruit.

Sans implorer des rois, je venge ma querelle.

Je suis loin de vanter ma victoire et mon zèle ;

Pardonnez. Je frissonne à tout ce que je voi ;

Seigneur... d’Agamemnon la veuve est devant moi...

Peut-être je la sers, peut-être je l’offense :

Il ne m’appartient pas de braver sa présence.

Je sors...[34]

ÉGISTHE.

Non, demeurez.

CLYTEMNESTRE.

Qu’il s’écarte, seigneur ;

Son aspect me remplit d’épouvante et d’horreur.

C’est lui que j’ai trouvé dans la demeure sombre

Où d’un roi malheureux repose la grande ombre.

Les déités du Styx marchaient à ses cotés.

ÉGISTHE.

Qui ! vous ?... qu’osiez-vous faire en ces lieux écartés ?

ORESTE.

J’allais, comme la reine, implorer la clémence

De ces mânes sanglants qui demandent vengeance.

Le sang qu’on a versé doit s’expier, seigneur.

CLYTEMNESTRE.

Chaque mot est un trait enfoncé dans mon cœur.

Éloignez de mes yeux cet assassin d’Oreste.

ORESTE.

Cet Oreste, dit-on, dut vous être funeste :

On disait que proscrit, errant, et malheureux,

De haïr une mère il eut le droit affreux.

CLYTEMNESTRE.

Il naquit pour verser le sang qui le fît naître.

Tel fut le sort d’Oreste, et son dessein peut-être.

De sa mort cependant mes sens sont pénétrés.

Vous me faites frémir, vous qui m’en délivrez.

ORESTE.

Qui ? lui, madame ? un fils armé contre sa mère ![35]

Ah ! qui peut effacer ce sacré caractère ?

Il respectait son sang... peut-être il eût voulu...

CLYTEMNESTRE.

Ah ciel !

ÉGISTHE.

Que dites-vous ? où l’aviez-vous connu ?

PYLADE.

Il se perd... Aisément les malheureux s’unissent ;

Trop promptement liés, promptement ils s’aigrissent ;

Nous le vîmes dans Delphe.

ORESTE.

Oui... j’y sus son dessein.

ÉGISTHE.

Eh bien ! quel était-il ?

ORESTE.

De vous percer le sein.

ÉGISTHE.

Je connaissais sa rage, et je l’ai méprisée ;

Mais de ce nom d’Oreste Électre autorisée

Semblait tenir encor tout l’état partagé ;

C’est d’Électre surtout que vous m’avez vengé

Elle a mis aujourd’hui le comble à ses offenses :

Comptez-la désormais parmi vos récompenses.

Oui, ce superbe objet contre moi conjuré,

Ce cœur enflé d’orgueil, et de haine enivré,

Qui même de mon fils dédaigna l’alliance,

Digne sœur d’un barbare avide de vengeance,

Je la mets dans vos fers ; elle va vous servir :

C’est m’acquitter vers vous bien moins que la punir.

Si de Priam jadis la race malheureuse

Traîna chez ses vainqueurs une chaîne honteuse,

Le sang d’Agamemnon peut servir à son tour.

CLYTEMNESTRE.

Qui ? moi, je souffrirais !...

ÉGISTHE.

Eh ! madame, en ce jour,

Défendez-vous encor ce sang qui vous déteste ?

N’épargnez point Électre, ayant proscrit Oreste.

À Oreste.

Vous... laissez cette rendre à mon juste courroux.

ORESTE.

J’accepte vos présents ; cette cendre est à vous.

CLYTEMNESTRE.

Non, c’est pousser trop loin la haine et la vengeance ;

Qu’il parte, qu’il emporte une autre récompense.

Vous-même, croyez-moi, quittons ces tristes bords,

Qui n’offrent à mes yeux que les cendres des morts.

Osons-nous préparer ce festin sanguinaire

Entre l’urne du fils et la tombe du père ?

Osons-nous appeler à nos solennités

Les dieux de ma famille à qui vous insultez,

Et livrer, dans les jeux d’une pompe funeste,

Le sang de Clytemnestre au meurtrier d’Oreste ?

Non : trop d’horreur ici s’obstine à me troubler ;

Quand je connais la crainte, Égisthe peut trembler.

Ce meurtrier m’accable ; et je sens que sa vue

A porté dans mon cœur un poison qui me tue.

Je cède, et je voudrais, dans ce mortel effroi,

Me cacher à la terre, et, s’il se peut, à moi.

Elle sort.

ÉGISTHE, à Oreste.

Demeurez. Attendez que le temps la désarme.

La nature un moment jette un cri qui l’alarme ;

Mais bientôt dans un cœur à la raison rendu,

L’intérêt parle en maître, et seul est entendu.

En ces lieux avec nous célébrez la journée

De son couronnement et de mon hyménée.

À sa suite.

Et vous... dans Épidaure allez chercher mon fils ;

Qu’il vienne confirmer tout ce qu’ils m’ont appris.

 

 

Scène VII

 

ORESTE, PYLADE

 

ORESTE.

Va, tu verras Oreste à tes pompes cruelles ;

Va, j’ensanglanterai la fête où tu m’appelles.

PYLADE.

Dans tous ces entretiens que je tremble pour vous !

Je crains votre tendresse, et plus votre courroux ;

Dans ses émotions je vois votre âme altière,

À l’aspect du tyran, s’élançant tout entière ;

Tout prêt de l’insulter, tout prêt de vous trahir ;

Au nom d’Agamemnon vous m’avez fait frémir.

ORESTE.

Ah ! Clytemnestre encor trouble plus mon courage.

Dans mon cœur déchiré quel douloureux partage !

As-tu vu dans ses yeux, sur son front interdit,

Les combats qu’en son âme excitait mon récit ?

Je les éprouvais tous ; ma voix était tremblante.

Ma mère en me voyant s’effraie et m’épouvante.

Le meurtre de mon père, et mes sœurs à venger,

Un barbare à punir, la reine à ménager,

Électre, son tyran ; mon sang qui se soulève ;

Que de tourments secrets ! ô dieu terrible, achève !

Précipite un moment trop lent pour ma fureur,

Ce moment de vengeance, et que prévient mon cœur !

Quand pourrai-je servir ma tendresse et ma haine,

Mêler le sang d’Égisthe aux cendres de Plistène,

Immoler ce tyran, le montrer à ma sœur

Expirant sous mes coups, pour la tirer d’erreur ?

 

 

Scène VIII

 

ORESTE, PYLADE, PAMMÈNE

 

ORESTE.

Qu’as-tu fait, cher Pammène ? as-tu quelque espérance ?

PAMMÈNE.

Seigneur, depuis ce jour fatal à votre enfance,

Où j’ai vu dans ces lieux votre père égorgé,

Jamais plus de périls ne vous ont assiégé.

ORESTE.

Comment ?

PYLADE.

Quoi ! pour Oreste aurai-je à craindre encore ?

PAMMÈNE.

Il arrive à l’instant un courrier d’Épidaure ;

Il est avec Égisthe ; il glace mes esprits :

Égisthe est informé de la mort de son fils.

PYLADE.

Ciel !

ORESTE.

Sait-il que ce fils, élevé dans le crime,

Du fils d’Agamemnon est tombé la victime ?

PAMMÈNE.

On parle de sa mort, on ne dit rien de plus ;

Mais de nouveaux avis sont encore attendus.

On se tait à la cour, on cache à la contrée

Que d’un de ses tyrans la Grèce est délivrée.

Égisthe, avec la reine en secret renfermé,

Écoute ce récit, qui n’est pas confirmé ;

Et c’est ce que j’apprends d’un serviteur fidèle,

Qui, pour le sang des rois comme moi plein de zèle,

Gémissant et caché, traîne encor ses vieux ans

Dans un service ingrat à la cour des tyrans.

ORESTE.

De la vengeance au moins j’ai goûté les prémices ;

Mes mains ont commencé mes justes sacrifices :

Les dieux permettront-ils que je n’achève pas ?

Cher Pylade, est-ce en vain qu’ils ont armé mon bras ?

Par des bienfaits trompeurs exerçant leur colère,

M’ont-ils donné le fils, pour me livrer au père ?

Marchons ; notre péril doit nous déterminer :

Qui ne craint point la mort est sûr de la donner.

Avant qu’un jour plus grand puisse éclairer sa rage,

Je veux de ce moment saisir tout l’avantage.

PAMMÈNE.

Eh bien ! il faut paraître ; il faut vous découvrir

À ceux qui pour leur roi sauront du moins mourir :

Il en est, j’en réponds, cachés dans ces asiles ;

Plus ils sont inconnus, plus ils seront utiles.

PYLADE.

Allons ; et si les noms d’Oreste et de sa sœur,

Si l’indignation contre l’usurpateur,

Le tombeau de ton père, et l’aspect de sa cendre,

Les dieux qui t’ont conduit, ne peuvent te défendre,

S’il faut qu’Oreste meure en ces lieux abhorrés,

Je t’ai voué mes jours, ils te sont consacrés.

Nous périrons unis ; c’est l’espoir qui me reste ;

Pylade à tes cotés mourra digne d’Oreste.

PAMMÈNE.

Ciel ! ne frappe que moi ; mais daigne, en ta pitié,

Protéger son courage, et servir l’amitié.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ORESTE, PYLADE

 

ORESTE.

De Pammène, il est vrai, la sage vigilance[36]

D’Égisthe pour un temps trompe la défiance ;

On lui dit que les dieux, de Tantale ennemis,

Frappaient en même temps les derniers de ses fils.

Peut-être que le ciel, qui pour nous se déclare,

Répand l’aveuglement sur les yeux du barbare.

Mais tu vois ce tombeau si cher à ma douleur ;

Ma main l’avait chargé de mon glaive vengeur ;[37]

Ce fer est enlevé par des mains sacrilèges.

L’asile de la mort n’a plus de privilèges,

Et je crains que ce glaive, à mon tyran porté,

Ne lui donne sur nous quelque affreuse clarté.

Précipitons l’instant où je veux le surprendre.

PYLADE.

Pammène veille à tout, sans doute il faut l’attendre.

Dès que nous aurons vu, dans ces bois écartés,

Le peu de vos sujets à vous suivre excités,

Par trois divers chemins retrouvons-nous ensemble,

Non loin de cette tombe, au lieu qui nous rassemble.

ORESTE.

Allons... Pylade, ah ciel ! ah, trop barbare loi !

Ma rigueur assassine un cœur qui vit pour moi !

Quoi ! j’abandonne Électre à sa douleur mortelle !

PYLADE.

Tu l’as juré, poursuis, et ne redoute qu’elle.

Électre peut te perdre, et ne peut te servir ;

Les yeux de tes tyrans sont tout prêts de s’ouvrir :

Renferme cette amour et si sainte et si pure.

Doit-on craindre en ces lieux de dompter la nature ?

Ah ! de quels sentiments te laisses-tu troubler ?

Il faut venger Électre, et non la consoler.

ORESTE.

Pylade, elle s’avance, et me cherche peut-être.

PYLADE.

Ses pas sont épiés ; garde-toi de paraître.

Va, j’observerai tout avec empressement :

Les yeux de l’amitié se trompent rarement.

 

 

Scène II

 

ÉLECTRE, IPHISE, PYLADE

 

ÉLECTRE.

Le perfide... il échappe à ma vue indignée.

En proie à ma fureur, et de larmes baignée,

Je reste sans vengeance, ainsi que sans espoir.

À Pylade.

Toi, qui semblés frémir, et qui n’oses me voir,

Toi, compagnon du crime, apprends-moi donc, barbare,

Où va cet assassin, de mon sang trop avare ;

Ce maître à qui je suis, qu’un tyran m’a donné.

PYLADE.

Il remplit un devoir par le ciel ordonné ;

Il obéit aux dieux : imitez-le, madame.

Les arrêts du destin trompent souvent notre âme ;

Il conduit les mortels, il dirige leurs pas

Par des chemins secrets qu’ils ne connaissent pas ;

Il plonge dans l’abîme, et bientôt en retire ;

Il accable de fers, il élève à l’empire ;

Il fait trouver la vie au milieu des tombeaux.

Gardez de succomber à vos tourments nouveaux :

Soumettez-vous ; c’est tout ce que je puis vous dire.

 

 

Scène III

 

ÉLECTRE, IPHISE

 

ÉLECTRE.

Ses discours ont accru la fureur qui m’inspire.

Que veut-il ? prétend-il que je doive souffrir

L’abominable affront dont on m’ose couvrir ?

La mort d’Agamemnon, l’assassinat d’un frère,

N’avaient donc pu combler ma profonde misère !

Après quinze ans de maux et d’opprobres soufferts,

De l’assassin d’Oreste il faut porter les fers,

Et, pressée en tout temps d’une main meurtrière,

Servir tous les bourreaux de ma famille entière !

Glaive affreux, fer sanglant, qu’un outrage nouveau

Exposait en triomphe à ce sacré tombeau,

Fer éteint du sang d’Oreste, exécrable trophée,

Qui trompas un moment ma douleur étouffée !

Toi qui n’es qu’un outrage à la cendre des morts,

Sers un projet plus digne, et mes justes efforts.

Égisthe, m’a-ton dit, s’enferme avec la reine ;

De quelque nouveau crime il prépare la scène ;

Pour fuir la main d’Électre, il prend de nouveaux soins ;

À l’assassin d’Oreste on peut aller du moins.

Je ne puis me baigner dans le sang des deux traîtres :

Allons, je vais du moins punir un de mes maîtres.[38]

IPHISE.

Est-il bien vrai qu’Oreste ait péri de sa main ?

J’avais cru voir en lui le cœur le plus humain ;

Il partageait ici notre douleur amère ;[39]

Je l’ai vu révérer la cendre de mon père.

ÉLECTRE.

Ma mère en fait autant : les coupables mortels

Se baignent dans le sang, et tremblent aux autels ;

Ils passent, sans rougir, du crime au sacrifice.

Est-ce ainsi que des dieux on trompe la justice ?

Il ne trompera pas mon courage irrité.

Quoi ! de ce meurtre affreux ne s’est-il pas vanté ?

Égisthe au meurtrier ne m’a-t-il pas donnée ?

Ne suis-je pas enfin la preuve infortunée,

La victime, le prix de ces noirs attentats,

Dont vous osez douter, quand je meurs dans vos bras,

Quand Oreste au tombeau m’appelle avec son père ?

Ma sœur, ah ! si jamais Électre vous fut chère,

Ayez du moins pitié de mon dernier moment :

Il faut qu’il soit terrible ; il faut qu’il soit sanglant.

Allez ; informez-vous de ce que fait Pammène,

Et si le meurtrier n’est point avec la reine.

La cruelle a, dit-on, flatté mes ennemis ;

Tranquille, elle a reçu l’assassin de son fils ;

On l’a vu partager (et ce crime est croyable)

De son indigne époux la joie impitoyable.

Une mère ! ah, grands dieux !... ah ! je veux de ma main,

À ses yeux, dans ses bras, immoler l’assassin ;

Je le veux.

IPHISE.

Vos douleurs lui font trop d’injustice ;

L’aspect du meurtrier est pour elle un supplice.

Ma sœur, au nom des dieux, ne précipitez rien.

Je vais avec Pammène avoir un entretien.

Électre, ou je m’abuse, ou l’on s’obstine à taire,

À cacher à nos yeux un important mystère.

Peut-être on craint en vous ces éclats douloureux,

Imprudence excusable au cœur des malheureux :

On se cache de vous ; Pammène vous évite ;

J’ignore comme vous quel projet il médite :

Laissez-moi lui parler, laissez-moi vous servir.

Ne vous préparez pas un nouveau repentir.

 

 

Scène IV

 

ÉLECTRE

 

Un repentir ! qui ? moi ! mes mains désespérées[40]

Dans ce grand abandon seront plus assurées.

Euménides, venez, soyez ici mes dieux ;

Vous connaissez trop bien ces détestables lieux,

Ce palais, plus rempli de malheurs et de crimes

Que vos gouffres profonds regorgeant de victimes :

Filles de la vengeance, armez-vous, armez-moi ;

Venez avec la mort, qui marche avec l’effroi ;

Que vos fers, vos flambeaux, vos glaives étincellent ;

Oreste, Agamemnon, Électre, vous appellent :

Les voici, je les vois, et les vois sans terreur ;

L’aspect de mes tyrans m’inspirait plus d’horreur.

Ah ! le barbare approche ; il vient ; ses pas impies

Sont à mes yeux vengeurs entourés des furies.

L’enfer me le désigne, et le livre à mon bras.

 

 

Scène V

 

ÉLECTRE, dans le fond, ORESTE, d’un autre coté

 

ORESTE.

Où suis-je ? C’est ici qu’on adressa mes pas.

Ô ma patrie ! ô terre à tous les miens fatale !

Redoutable berceau des enfants de Tantale,

Famille des héros et des grands criminels,

Les malheurs de ton sang seront-ils éternels ?

L’horreur qui règne ici m’environne et m’accable.

De quoi suis-je puni ? de quoi suis-je coupable ?

Au sort de mes aïeux ne pourrai-je échapper ?

ÉLECTRE, avançant un peu du fond du théâtre.

Qui m’arrête ? et d’où vient que je crains de frapper ?

Avançons.

ORESTE.

Quelle voix ici s’est fait entendre ?

Père, époux malheureux, chère et terrible cendre,

Est-ce toi qui gémis, ombre d’Agamemnon ?

ÉLECTRE.

Juste ciel ! est-ce à lui de prononcer ce nom ?[41]

ORESTE.

Ô malheureuse Électre !

ÉLECTRE.

Il me nomme, il soupire !

Les remords en ces lieux ont-ils donc quelque empire ?

Qu’importe des remords à mon juste courroux ?

Elle avance vers Oreste.

Frappons... Meurs, malheureux !

ORESTE, lui saisissant le bras.

Justes dieux ! est-ce vous,

Chère Électre ?

ÉLECTRE.

Qu’entends-je ?

ORESTE.

Hélas ! qu’alliez-vous faire ?

ÉLECTRE.

J’allais verser ton sang ; j’allais venger mon frère.

ORESTE, la regardant avec attendrissement.

Le venger ! et sur qui ?

ÉLECTRE.

Son aspect, ses accents,

Ont fait trembler mon bras, ont fait frémir mes sens.

Quoi ! c’est vous dont je suis l’esclave malheureuse !

ORESTE.

C’est moi qui suis à vous.

ÉLECTRE.

Ô vengeance trompeuse !

D’où vient qu’en vous parlant tout mon cœur est changé ?

ORESTE.

Sœur d’Oreste...

ÉLECTRE.

Achevez.

ORESTE.

Où me suis-je engagé ?

ÉLECTRE.

Ah ! ne me trompez plus, parlez ; il faut m’apprendre

L’excès du crime affreux que j’allais entreprendre.

Par pitié, répondez, éclairez-moi, parlez.

ORESTE.

Je ne puis... fuyez-moi.

ÉLECTRE.

Qui ? moi vous fuir !

ORESTE.

Tremblez.

ÉLECTRE.

Pourquoi ?

ORESTE.

Je suis... Cessez. Gardez qu’on ne vous voie.

ÉLECTRE.

Ah ! vous me remplissez de terreur et de joie !

ORESTE.

Si vous aimez un frère...

ÉLECTRE.

Oui, je l’aime ; oui, je crois

Voir les traits de mon père, entendre encor sa voix ;

La nature nous parle, et perce ce mystère ;

Ne lui résistez pas : oui, vous êtes mon frère,

Vous l’êtes, je vous vois, je vous embrasse ; hélas !

Cher Oreste, et ta sœur a voulu ton trépas !

ORESTE, en l’embrassant.

Le ciel menace en vain, la nature l’emporte ;

Un dieu me retenait ; mais Électre est plus forte.

ÉLECTRE.

Il t’a rendu ta sœur, et tu crains son courroux !

ORESTE.

Ses ordres menaçants me dérobaient à vous.

Est-il barbare assez pour punir ma faiblesse ?

ÉLECTRE.

Ta faiblesse est vertu : partage mon ivresse.

À quoi m’exposais-tu, cruel ? à t’immoler.

ORESTE.

J’ai trahi mon serment.

ÉLECTRE.

Tu l’as dû violer.

ORESTE.

C’est le secret des dieux.

ÉLECTRE.

C’est moi qui te l’arrache,

Moi, qu’un serment plus saint à leur vengeance attache ;

Que crains-tu ?

ORESTE.

Les horreurs où je suis destiné,

Les oracles, ces lieux, ce sang dont je suis né.

ÉLECTRE.

Ce sang va s’épurer : viens punir le coupable ;

Les oracles, les dieux, tout nous est favorable ;

Ils ont paré mes coups, ils vont guider les tiens.

 

 

Scène VI

 

ÉLECTRE, ORESTE, PYLADE, PAMMÈNE

 

ÉLECTRE.

Ah ! venez et joignez tous vos transports aux miens.

Unissez-vous à moi, chers amis de mon frère.

PYLADE, à Oreste.

Quoi ! vous avez trahi ce dangereux mystère !

Pouvez-vous...

ORESTE.

Si le ciel veut se faire obéir,

Qu’il me donne des lois que je puisse accomplir.

ÉLECTRE, à Pylade.

Quoi ! vous lui reprochez de finir ma misère ?

Cruel ! par quelle loi, par quel ordre sévère,

De mes persécuteurs prenant les sentiments,

Dérobiez-vous Oreste à mes embrassements ?

À quoi m’exposiez-vous ? Quelle rigueur étrange...

PYLADE.

Je voulais le sauver : qu’il vive, et qu’il vous venge.

PAMMÈNE.

Princesse, on vous observe en ces lieux détestés ;

On entend vos soupirs, et vos pas sont comptés.

Mes amis inconnus, et dont l’humble fortune

Trompe de nos tyrans la recherche importune,

Ont adoré leur maître : il était secondé ;

Tout était prêt, madame, et tout est hasardé.

ÉLECTRE.

Mais Égisthe en effet ne m’a-t-il pas livrée

À la main qu’il croyait de mon sang altérée ?

À Oreste.

Mon sort à vos destins n’est-il pas asservi ?

Oui, vous êtes mon maître : Égisthe est obéi.

Du barbare une fois la volonté m’est chère.

Tout est ici pour nous.

PAMMÈNE.

Tout vous devient contraire.

Égisthe est alarmé, redoutez son transport :

Ses soupçons, croyez-moi, sont un arrêt de mort.

Séparons-nous.

PYLADE, à Pammène.

Va, cours, ami fidèle et sage,

Rassemble tes amis, achève ton ouvrage.

Les moments nous sont chers ; il est temps d’éclater.

 

 

Scène VII

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE, ORESTE, PYLADE, GARDES

 

ÉGISTHE.

Ministres de mes lois, hâtez-vous d’arrêter,

Dans l’horreur des cachots de plonger ces deux traîtres.

ORESTE.

Autrefois dans Argos il régnait d’autres maîtres,

Qui connaissaient les droits de l’hospitalité.

PYLADE.

Égisthe, contre toi qu’avons-nous attenté ?

De ce héros au moins respecte la jeunesse.

ÉGISTHE.

Allez, et secondez ma fureur vengeresse.

Quoi donc ! à mon aspect vous semblez tous frémir ?

Allez, dis-je, et gardez de me désobéir :

Qu’on les traîne.

ÉLECTRE.

Arrêtez ! Osez-vous bien, barbare...

Arrêtez ! le ciel même est de leur sang avare ;

Ils sont tous deux sacrés... On les entraîne... ah dieux !

ÉGISTHE.

Électre, frémissez pour vous comme pour eux ;

Perfide, en m’éclairant redoutez ma colère.

 

 

Scène VIII

 

ÉLECTRE, CLYTEMNESTRE

 

ÉLECTRE.

Ah ! daignez m’écouter ; et si vous êtes mère,

Si j’ose rappeler vos premiers sentiments,

Pardonnez pour jamais mes vains emportements,

D’une douleur sans borne effet inévitable ;

Hélas ! dans les tourments la plainte est excusable.

Pour ces deux étrangers laissez-vous attendrir :

Peut-être que dans eux le ciel vous daigne offrir

La seule occasion d’expier des offenses

Dont vous avez tant craint les terribles vengeances ;

Peut-être, en les sauvant, tout peut se réparer.

CLYTEMNESTRE.

Quel intérêt pour eux vous peut donc inspirer ?

ÉLECTRE.

Vous voyez que les dieux ont respecté leur vie ;

Ils les ont arrachés à la mer en furie ;

Le ciel vous les confie, et vous répondez d’eux.

L’un d’eux... si vous saviez... tous deux sont malheureux.

Sommes-nous dans Argos, ou bien dans la Tauride,

Où de meurtres sacrés une prêtresse avide,

Du sang des étrangers fait fumer son autel ?

Eh bien ! pour les ravir tous deux au coup mortel,

Que faut-il ? Ordonnez, j’épouserai Plistène ;

Parlez, j’embrasserai cette effroyable chaîne :

Ma mort suivra l’hymen ; mais je veux l’achever :

J’obéis, j’y consens.

CLYTEMNESTRE.

Voulez-vous me braver ?

Ou bien ignorez-vous qu’une main ennemie

Du malheureux Plistène a terminé la vie ?

ÉLECTRE.

Quoi donc ! le ciel est juste ! Égisthe perd un fils ?

CLYTEMNESTRE.

De joie à ce discours je vois vos sens saisis !

ÉLECTRE.

Ah ! dans le désespoir où mon âme se noie,

Mon cœur ne peut goûter une funeste joie ;

Non, je n’insulte point au sort d’un malheureux,

Et le sang innocent n’est pas ce que je veux.

Sauvez ces étrangers ; mon âme intimidée

Ne voit point d’autre objet, et n’a point d’autre idée.

CLYTEMNESTRE.

Va, je t’entends trop bien ; tu m’as trop confirmé

Les soupçons dont Égisthe était tant alarmé.

Ta bouche est de mon sort l’interprète funeste ;

Tu n’en as que trop dit, l’un des deux est Oreste.

ÉLECTRE.

Eh bien ! s’il était vrai, si le ciel l’eût permis...

Si dans vos mains, madame, il mettait votre fils...

CLYTEMNESTRE.

Ô moment redouté ! que faut-il que je fasse ?

ÉLECTRE.

Quoi ! vous hésiteriez à demander sa grâce !

Lui ! votre fils ! ô ciel !... quoi ! ses périls passés...

Il est mort ; c’en est fait, puisque vous balancez.

CLYTEMNESTRE.

Je ne balance point : va, ta fureur nouvelle

Ne peut même affaiblir ma honte maternelle ;

Je le prends sous ma garde : il pourra m’en punir...

Son nom seul me prépare un cruel avenir...

N’importe... Je suis mère, il suffît; inhumaine,

J’aime encor mes enfants... tu peux garder ta haine.

ÉLECTRE.

Non, madame, à jamais je suis a vos genoux.

Ciel, enfin tes faveurs égalent ton courroux :

Tu veux changer les cœurs, tu veux sauver mon frère,

Et, pour comble de biens, tu m’as rendu ma mère.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ÉLECTRE

 

On m’interdit l’accès de cette affreuse enceinte :

Je cours, je viens, j’attends, je me meurs dans la crainte,

En vain je tends aux dieux ces bras chargés de fers ;

Iphise ne vient point ; les chemins sont ouverts :

La voici ; je frémis.

 

 

Scène II

 

ÉLECTRE, IPHISE

 

ÉLECTRE.

Que faut-il que j’espère ?

Qu’a-t-on fait ? Clytemnestre ose-t-elle être mère ?

Ah ! si... Mais un tyran l’asservit aux forfaits.

Peut-elle réparer les malheurs qu’elle a faits ?

En a-t-elle la force ? en a-t-elle l’idée ?

Parlez. Désespérez mon âme intimidée ;

Achevez mon trépas.

IPHISE.

J’espère, mais je crains.

Égisthe a des avis, mais ils sont incertains ;

Il s’égare ; il ne sait, dans son trouble funeste,

S’il tient entre ses mains le malheureux Oreste ;

Il n’a que des soupçons, qu’il n’a point éclaircis ;

Et Clytemnestre au moins n’a point nommé son fils.

Elle le voit, l’entend ; ce moment la rappelle

Aux premiers sentiments d’une âme maternelle ;

Ce sang prêt à couler parle à ses sens surpris,

Épouvantés d’horreur, et d’amour attendris.

J’observais sur son front tout l’effort d’une mère,

Qui tremble de parler, et qui craint de se taire.

Elle défend les jours de ces infortunés,

Destinés au trépas sitôt que soupçonnés ;

Aux fureurs d’un époux à peine elle résiste ;

Elle retient le bras de l’implacable Égisthe.

Croyez-moi, si son fils avait été nommé,

Le crime, le malheur, eût été consommé.

Oreste n’était plus.

ÉLECTRE.

Ô comble de misère !

Je le trahis peut-être en implorant ma mère.

Son trouble irritera ce monstre furieux.

La nature en tout temps est funeste en ces lieux.

Je crains également sa voix et son silence.

Mais le péril croissait ; j’étais sans espérance.

Que fait Pammène ?

IPHISE.

Il a, dans nos dangers pressants,

Ranimé la lenteur de ses débiles ans ;

L’infortune lui donne une force nouvelle ;

Il parle à nos amis, il excite leur zèle ;

Ceux même dont Égisthe est toujours entouré

À ce grand nom d’Oreste ont déjà murmuré.

J’ai vu de vieux soldats, qui servaient sous le père,

S’attendrir sur le fils, et frémir de colère :

Tant aux cœurs des humains la justice et les lois

Même aux plus endurcis font entendre leur voix !

ÉLECTRE.

Grands dieux ! si j’avais pu dans ces âmes tremblantes

Enflammer leurs vertus à peine renaissantes,

Jeter dans leurs esprits, trop faiblement touchés,

Tous ces emportements qu’on m’a tant reprochés !

Si mon frère, abordé sur cette terre impie,

M’eût confié plus tôt le secret de sa vie !

Si du moins jusqu’au bout Pammène avait tenté...

 

 

Scène III

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE, IPHISE, GARDES

 

ÉGISTHE.

Qu’on saisisse Pammène, et qu’il soit confronté

Avec ces étrangers destinés au supplice ;

Il est leur confident, leur ami, leur complice.

Dans quel piège effroyable ils allaient me jeter !

L’un des deux est Oreste, en pouvez-vous douter ?

À Clytemnestre.

Cessez de vous tromper, cessez de le défendre.

Je vois tout, et trop bien. Cette urne, cette cendre,

C’est celle de mon fils ; un père gémissant

Tient de son assassin cet horrible présent.

CLYTEMNESTRE.

Croyez-vous...

ÉGISTHE.

Oui, j’en crois cette haine jurée

Entre tous les enfants de Thyeste et d’Atrée ;

J’en crois le temps, les lieux marqués par cette mort,

Et ma soif de venger son déplorable sort,

Et les fureurs d’Électre, et les larmes d’Iphise,

Et l’indigne pitié dont votre âme est surprise.

Oreste vit encore, et j’ai perdu mon fils !

Le détestable Oreste en mes mains est remis ;

Et, quel qu’il soit des deux, juste dans ma colère,

Je l’immole à mon fils, je l’immole à sa mère.

CLYTEMNESTRE.

Eh bien ! ce sacrifice est horrible à mes yeux.

ÉGISTHE.

À vous ?

CLYTEMNESTRE.

Assez de sang a coulé dans ces lieux.

Je prétends mettre un terme au cours des homicides,

À la fatalité du sang des Pélopides.

Si mon fils, après tout, n’est pas entre vos mains,

Pourquoi verser du sang sur des bruits incertains ?

Pourquoi vouloir sans fruit la mort de l’innocence ?

Seigneur, si c’est mon fils, j’embrasse sa défense.

Oui, j’obtiendrai sa grâce, en dussé-je périr.

ÉGISTHE.

Je dois la refuser, afin de vous servir.

Redoutez la pitié qu’en votre âme on excite.

Tout ce qui vous fléchit me révolte et m’irrite.

L’un des deux est Oreste, et tous deux vont périr.

Je ne puis balancer, je n’ai point à choisir.

À moi, soldats.

IPHISE.

Seigneur, quoi ! sa famille entière

Perdra-t-elle à vos pieds ses cris et sa prière ?

Elle se jette à ses pieds.

Avec moi, chère Électre, embrassez ses genoux :

Votre audace vous perd.

ÉLECTRE.

Où me réduisez-vous ?

Quel affront pour Oreste, et quel excès de honte !

Elle me fait horreur... Eh bien ! je la surmonte.

Eh bien ! j’ai donc connu la bassesse et l’effroi !

Je fais ce que jamais je n’aurais fait pour moi.

Sans se mettre à genoux.

Cruel ! si ton courroux peut épargner mon frère,

(Je ne puis oublier le meurtre de mon père,

Mais je pourrais du moins, muette à ton aspect,

Me forcer au silence, et peut-être au respect ;)

Que je demeure esclave, et que mon frère vive.

ÉGISTHE.

Je vais frapper ton frère, et tu vivras captive :

Ma vengeance est entière ; au bord de son cercueil,

Je te vois, sans effet, abaisser ton orgueil.

CLYTEMNESTRE.

Égisthe, c’en est trop ; c’est trop braver peut-être

Et la veuve et le sang, du roi qui fut ton maître.

Je défendrai mon fils ; et, malgré tes fureurs,

Tu trouveras sa mère encor plus que ses sœurs.

Que veux-tu ? ta grandeur, que rien ne peut détruire,

Oreste en ta puissance, et qui ne peut te nuire,

Électre enfin soumise, et prête à te servir,

Iphise à tes genoux, rien ne peut te fléchir !

Va, de tes cruautés je fus assez complice ;

Je t’ai fait en ces lieux un trop grand sacrifice.

Faut-il, pour t’affermir dans ce funeste rang,

T’abandonner encor le plus pur de mon sang ?

N’aurai-je donc jamais qu’un époux parricide ?

L’un massacre ma fille aux campagnes d’Aulide ;

L’autre m’arrache un fils, et l’égorgé à mes yeux,

Sur la cendre du père, à l’aspect de ses dieux.

Tombe avec moi plutôt ce fatal diadème,

Odieux à la Grèce, et pesant à moi-même !

Je t’aimai, tu le sais, c’est un de mes forfaits ;

Et le crime subsiste ainsi que mes bienfaits.

Mais enfin de mon sang mes mains seront avares :

Je l’ai trop prodigué pour des époux barbares ;

J’arrêterai ton bras levé pour le verser.

Tremble, tu me connais... tremble de m’offenser.

Nos nœuds me sont sacrés, et ta grandeur m’est chère ;

Mais Oreste est mon fils ; arrête, et crains sa mère.

ÉLECTRE.

Vous passez mon espoir. Non, madame, jamais

Le fond de votre cœur n’a conçu les forfaits.

Continuez, vengez vos enfants et mon père.

ÉGISTHE.

Vous comblez la mesure, esclave téméraire.

Quoi donc ! d’Agamemnon la veuve et les enfants

Arrêteraient mes coups par des cris menaçants !

Quel démon vous aveugle, ô reine malheureuse ?

Et de qui prenez-vous la défense odieuse ?

Contre qui ? juste ciel !... Obéissez, courez :

Que tous deux dans l’instant à la mort soient livrés.

 

 

Scène IV

 

ÉGISTHE, CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE, IPHISE, DIMAS

 

DIMAS.

Seigneur !

ÉGISTHE.

Parlez. Quel est ce désordre funeste ?

Vous vous troublez !

DIMAS.

On vient de découvrir Oreste.

IPHISE.

Qui, lui ?

CLYTEMNESTRE.

Mon fils ?

ÉLECTRE.

Mon frère ?

ÉGISTHE.

Eh bien ! est-il puni ?[42]

DIMAS.

Il ne l’est pas encor.

ÉGISTHE.

Je suis désobéi !

DIMAS.

Oreste s’est nommé dès qu’il a vu Pammène.

Pylade, cet ami qui partage sa chaîne,

Montre aux soldats émus le fils d’Agamemnon ;

Et je crains la pitié pour cet auguste nom.

ÉGISTHE.

Allons, je vais paraître, et presser leur supplice.

Qui n’ose me venger sentira ma justice.

Vous, retenez ses sœurs ; et vous, suivez mes pas.

Le sang d’Agamemnon ne m’épouvante pas.

Quels mortels et quels dieux pourraient sauver Oreste

Du père de Plistène, et du fils de Thyeste ?

 

 

Scène V

 

CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE, IPHISE

 

IPHISE.

Suivez-le, montrez-vous, ne craignez rien, parlez,

Portez les derniers coups dans les cœurs ébranlés.

ÉLECTRE.

Au nom de la nature, achevez votre ouvrage ;

De Clytemnestre enfin déployez le courage.

Volez, conduisez-nous.

CLYTEMNESTRE.

Mes filles, ces soldats

Me respectent à peine, et retiennent vos pas.

Demeurez ; c’est à moi, dans ce moment si triste,

De répondre des jours et d’Oreste et d’Égisthe :

Je suis épouse et mère ; et je veux à-la-fois,

Si j’en puis être digne, en remplir tous les droits.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

ÉLECTRE, IPHISE

 

IPHISE.

Ah ! le dieu qui nous perd en sa rigueur persiste ;

En défendant Oreste, elle ménage Égisthe.

Les cris de la pitié, du sang, et des remords,

Seront contre un tyran d’inutiles efforts.

Égisthe furieux, et brûlant de vengeance,

Consomme ses forfaits pour sa propre défense ;

Il condamne, il est maître ; il frappe, il faut périr.

ÉLECTRE.

Et j’ai pu le prier avant que de mourir !

Je descends dans la tombe avec cette infamie,

Avec le désespoir de m’être démentie !

J’ai supplié ce monstre, et j’ai hâté ses coups.

Tout ce qui dut servir s’est tourné contre nous.

Que font tous ces amis dont se vantait Pammène ;

Ces peuples dont Égisthe a soulevé la haine ;

Ces dieux qui de mon frère armaient le bras vengeur,

Et qui lui défendaient de consoler sa sœur ;

Ces filles de la nuit, dont les mains infernales

Secouaient leurs flambeaux sous ces voûtes fatales ?

Quoi ! la nature entière, en ce jour de terreur,

Paraissait à ma voix s’armer en ma faveur ;

Et tout est pour Égisthe, et mon frère est sans vie ;

Et les dieux, les mortels, et l’enfer, m’ont trahie !

 

 

Scène VII

 

ÉLECTRE, PYLADE, IPHISE, SOLDATS

 

ÉLECTRE.

En est-ce fait, Pylade ?

PYLADE.

Oui, tout est accompli,

Tout change ; Électre est libre, et le ciel obéi.

ÉLECTRE.

Comment ?

PYLADE.

Oreste règne, et c’est lui qui m’envoie.

IPHISE.

Justes dieux !

ÉLECTRE.

Je succombe à l’excès de ma joie.

Oreste ! est-il possible ?

PYLADE.

Oreste, tout puissant,

Va venger sa famille et le sang innocent.

ÉLECTRE.

Quel miracle a produit un destin si prospère ?

PYLADE.

Son courage, son nom, le nom de votre père,

Le votre, vos vertus, l’excès de vos malheurs,

La pitié, la justice, un dieu qui parle aux cœurs.

Par les ordres d’Égisthe on amenait à peine,

Pour mourir avec nous, le fidèle Pammène ;

Tout un peuple suivait, morne, glacé d’horreur :

J’entrevoyais sa rage à travers sa terreur ;

La garde retenait leurs fureurs interdites.

Oreste se tournant vers ses fiers satellites :

« Immolez, a-t-il dit, le dernier de vos rois ;

« L’osez-vous ? » À ces mots, au son de cette voix,

À ce front ou brillait la majesté suprême,

Nous avons tous cru voir Agamemnon lui-même,

Qui, perçant du tombeau les gouffres éternels,

Revenait en ces lieux commander aux mortels.

Je parle : tout s’émeut ; l’amitié persuade :

On respecte les nœuds d’Oreste et de Pylade :

Des soldats avançaient pour nous envelopper,

Ils ont levé le bras, et n’ont osé frapper :

Nous sommes entourés d’une foule attendrie ;

Le zèle s’enhardit, l’amour devient furie.

Dans les bras de ce peuple Oreste était porté.

Égisthe avec les siens, d’un pas précipité,

Vole, croit le punir, arrive, et voit son maître.

J’ai vu tout son orgueil à l’instant disparaître,

Ses esclaves le fuir, ses amis le quitter,

Dans sa confusion ses soldats l’insulter.

Ô jour d’un grand exemple ! ô justice suprême !

Des fers que nous portions il est chargé lui-même.

La seule Clytemnestre accompagne ses pas,

Le protège, l’arrache aux fureurs des soldats,

Se jette au milieu d’eux, et d’un front intrépide

À la fureur commune enlève le perfide,

Le tient entre ses bras, s’expose à tous les coups,

Et conjure son fils d’épargner son époux.

Oreste parle au peuple ; il respecte sa mère ;

Il remplit les devoirs et de fils et de frère.

À peine délivré du fer de l’ennemi,

C’est un roi triomphant sur son trône affermi.

IPHISE.

Courons, venez orner ce triomphe d’un frère ;

Voyons Oreste heureux, et consolons ma mère.

ÉLECTRE.

Quel bonheur inouï, par les dieux envoyé !

Protecteur de mon sang, héros de l’amitié,

Venez.

PYLADE, à sa suite.

Brisez, amis, ces chaînes si cruelles ;

Fers, tombez de ses mains ; le sceptre est fait pour elles.

On lui ôte ses chaînes.

 

 

Scène VIII

 

ÉLECTRE, IPHISE, PYLADE, PAMMÈNE

 

ÉLECTRE.

Ah ! Pammène, où trouver mon frère, mon vengeur ?

Pourquoi ne vient-il pas ?

PAMMÈNE.

Ce moment de terreur

Est destiné, madame, à ce grand sacrifice

Que la cendre d’un père attend de sa justice :

Tel est l’ordre qu’il suit. Cette tombe est l’autel

Où sa main doit verser le sang du criminel.

Daignez l’attendre ici, tandis qu’il venge un père.

Ce devoir redoutable est juste et nécessaire ;

Mais ce spectacle horrible aurait souillé vos yeux.

Vous connaissez les lois qu’Argos tient de ses dieux :

Elles ne souffrent point que vos mains innocentes

Avant le temps prescrit pressent ses mains sanglantes.

IPHISE.

Mais que fait Clytemnestre en ces moments d’horreur ?

Voyons-la.

PAMMÈNE.

Clytemnestre, en proie a sa fureur,

De son indigne époux défend encor la vie ;

Elle oppose a son fils une main trop hardie.[43]

ÉLECTRE.

Elle défend Égisthe... elle de qui le bras

A sur Agamemnon... Dieux, ne le souffrez pas !

PAMMÈNE.

On dit que dans ce trouble on voit les Euménides

Sourdes à la prière, et de meurtres avides,

Ministres des arrêts prononcés par le sort

Marcher autour d’Oreste, en appelant la mort.[44]

IPHISE.

Jour terrible et sanglant, soyez un jour de grâce ;

Terminez les malheurs attachés à ma race.

Ah, ma sœur ! ah, Pylade ! entendez-vous ces cris ?

ÉLECTRE.

C’est ma mère !

PAMMÈNE.

Elle-même.

CLYTEMNESTRE, derrière la scène.

Arrête !

IPHISE.

Ciel !

CLYTEMNESTRE, derrière la scène.

Mon fils !

ÉLECTRE.

Il frappe Égisthe. Achève, et sois inexorable ;

Venge-nous, venge-la ; tranche un nœud si coupable :

Immole entre ses bras cet infâme assassin ;

Frappe, dis-je.

CLYTEMNESTRE.

Mon fils !... j’expire de ta main.

PYLADE.

Ô destinée !

IPHISE.

Ô crime !

ÉLECTRE.

Ah ! trop malheureux frère !

Quel forfait a puni les forfaits de ma mère !

Jour à jamais affreux !

 

 

Scène IX

 

ÉLECTRE, IPHISE, PYLADE, PAMMÈNE, ORESTE

 

ORESTE.

Ô terre, entr’ouvre-toi !

Clytemnestre, Tantale, Atrée, attendez-moi !

Je vous suis aux enfers, éternelles victimes ;

Je dispute avec vous de tourments et de crimes.

ÉLECTRE.

Qu’avez-vous fait, cruel ?

ORESTE.

Elle a voulu sauver...

Et les frappant tous deux... Je ne puis achever.

ÉLECTRE.

Quoi ! de la main d’un fils ? quoi ! par ce coup funeste,

Vous...

ORESTE.

Non, ce n’est pas moi ; non, ce n’est point Oreste ;

Un pouvoir effroyable a seul conduit mes coups.

Exécrable instrument d’un éternel courroux,

Banni de mon pays par le meurtre d’un père,[45]

Banni du monde entier par celui de ma mère,

Patrie, états, parents, que je remplis d’effroi,

Innocence, amitié, tout est perdu pour moi !

Soleil, qu’épouvanta cette affreuse contrée,

Soleil, qui reculas pour le festin d’Atrée,

Tu luis encor pour moi ! tu luis pour ces climats !

Dans l’éternelle nuit tu ne nous plonges pas !

Dieux, tyrans éternels, puissance impitoyable,[46]

Dieux qui me punissez, qui m’avez fait coupable !

Eh bien ! quel est l’exil que vous me destinez ?

Quel est le nouveau crime ou vous me condamnez ?

Parlez... Vous prononcez le nom de la Tauride :

J’y cours, j’y vais trouver la prêtresse homicide,

Qui n’offre que du sang à des dieux en courroux,

À des dieux moins cruels, moins barbares que vous.

ÉLECTRE.

Demeurez : conjurez leur justice et leur haine.

PYLADE.

Je te suivrai partout où leur fureur t’entraîne.

Que l’amitié triomphe, en ce jour odieux,

Des malheurs des mortels, et du courroux des dieux !

 


[1] La duchesse du Maine était fille de Henri-Jules de Condé, nommé communément monsieur le Prince.

[2] Le premier était Bossuet.

[3] Henriette d’Angleterre.

[4] Voir la préface de Nanine, mais c’est Térence et non Ménandre qui y est nommé.

[5] Dans l’Alcibiade de Campistron, acte I, scène 8, on lit :

Dans ces tendres instants j’ai toujours éprouvé

Qu’un mortel peut sentir un bonheur achevé.

[6] Id.l., II, 7.

[7] Arminius, tragédie de Campistron, acte II, scène 2.

[8] Id., ibid.

[9] Amasis, tragédie de La Grange-Chancel, acte I, scène 7.

[10] Athénaïs, tragédie de La Grange-Chancel, jouée en 1699, reprise en 1736.

[11] Ce discours a été imprimé pour la première fois en 1814, par M. Decroix , dans le volume intitulé : Commentaire sur le théâtre de M. de Voltaire, par M. de La Harpe, in-8°.

[12] Crébillon.

[13] Édition de 1760 :

PAMMÈNE.

Ô respectable Iphise ! ô fille de mon roi !

Relégué comme vous dans ce séjour d’effroi,

Les secrets d’une cour en horreurs si fertile

Pénètrent rarement dans mon obscur asile,

Etc.

[14] Iphise continue,

Peut-être que ma sœur,

Etc.

et parle seule jusqu’à la fin de la scène.

[15] Ah ! plutôt dans les maux où mon cœur est en proie,

Puissent mes cris troubler leur odieuse joie !

(Électre de Longepierre, I, 2.)

[16] ...C’est ici qu’arrêté dans le piège,

Mon père succomba sous un fer sacrilège.

(Ibid. I, 1.)

[17] Le temps auprès des dieux ne prescrit point le crime :

Leur bras sait tôt ou tard atteindre sa victime ;

Ce bras sur le coupable est toujours étendu,

Et va frapper un coup si longtemps attendu.

(Ibid. II, 1.)

[18] Var.

IPHISE.

Dieux qui la préparez, que vous tardez longtemps !

Auprès de ce tombeau je languis désolée ;

Ma sœur plus malheureuse, à la cour exilée,

Ma sœur est dans les fers ; et l’oppresseur en paix,

Indignement heureux, jouit de ses forfaits.

ÉLECTRE.

Vous le voyez, Pammène ; Égisthe renouvelle

De son hymen sanglant la pompe criminelle,

Et mon frère exilé de déserts en déserts,

Etc.

Cette variante n’est tout au plus qu’une seconde leçon. On voit par une lettre à mademoiselle Clairon, du 12 janvier 1750, que le rôle d’Électre contenait ces vers :

Sans trouble, sans remords, Égisthe renouvelle

De son hymen affreux la pompe criminelle...

Vous vous trompiez, ma sœur ; hélas ! tout nous trahit.

La même lettre contient un autre vers pour un autre passage.

[19] On lit dans l’Électre de Crébillon, acte I, scène 6 :

Ah ! je ne vous hais pas ; et malgré ma misère,

Malgré les pleurs encor dont j’arrose ces lieux,

Ce n’est que du tyran que je me plains aux dieux.

[20] Var.

ÉGISTHE.

Songez...

CLYTEMNESTRE.

Non, laissez-moi, dans ce trouble mortel.

Consulter de ces lieux l’oracle solennel.

ÉGISTHE.

Madame, à mes desseins mettra-t-il des obstacles ?...

...

[21] Var.

Qui t’a livré le fils, qui t’a promis le père,

Qui veille sur le juste, et venge les forfaits.

ORESTE.

Ce dieu, dans sa colère, a repris ses bienfaits ;

Sa faveur est trompeuse, et dans toi je contemple

Des changements du sort un déplorable exemple.

As-tu, dans ces rochers qui défendent ces bords,

Où nous avons pris terre après de longs efforts,

As-tu caché cette urne et ces marques funèbres,

Qu’en des lieux détestés, par le crime célèbres,

Dans ce champ de Mycène où régnaient mes aïeux,

Nous devions apporter par les ordres des dieux,

Cette urne qui contient les cendres de Plistène,

Ces dépôts, ces témoins de vengeance et de haine,

Qui devaient d’un tyran tromper les yeux cruels ?

PYLADE.

Oui, j’ai rempli ces soins.

ORESTE.

Ô décrets éternels !

Quel fruit tirerons-nous de cette obéissance ?

Ami, qu’est devenu le jour de la vengeance ?

Reverrai-je jamais ce palais, ce séjour,

Ce lieu cher et terrible où j’ai reçu le jour ?

Où marcher, où trouver cette sœur généreuse

Dont la Grèce a vanté la vertu courageuse,

Que l’on admire, hélas ! qu’on n’ose secourir,

Qui conserva ma vie, et m’apprit à souffrir ;

Qui, digne en tous les temps d’un père magnanime,

N’a jamais succombé sous la main qui l’opprime ?

Quoi donc ! tant de héros, tant de rois, tant d’états,

Ont combattu dix ans pour venger Ménélas ?

Agamemnon périt, et la Grèce est tranquille ?

Dans l’univers entier son fils n’a point d’asile ;

Et j’eusse été sans toi, sans ta tendre amitié,

Aux plus vils des mortels un objet de pitié :

Mais le ciel me soutient quand il me persécute ;

Il m’a donné Pylade, et ne veut point ma chute :

Il m’a fait vaincre au moins un indigne ennemi,

Et la mort de mon père est vengée à demi.

Mais que nous servira cette cendre funeste

Que nous devions offrir pour la cendre d’Oreste ?

Quel chemin peut conduire à cette affreuse cour ?

PYLADE.

Regarde ce palais,

Etc.

[22] Var.

Il gémit : tout mortel est-il né pour souffrir !

[23] Var. Que je te crains !

[24] Var.

PAMMÈNE.

Vous, seigneur ! ô destins ! ô céleste justice !

Vous, lui sacrifier ! Parmi ses ennemis,

Je me tais... Mais, seigneur, mon maître avait un fils.

[25] Var.

ÉGISTHE.

Vous l’avez donc voulu ; votre crainte inquiète

À des dieux vainement consulté l’interprète ;

Leur silence ne sert qu’à vous désespérer :

Mais Égisthe vous parle, et doit vous rassurer.

À vous-même opposée, et par vos vœux trahie,

Craignant la mort d’un fils et redoutant sa vie,

Votre esprit ébranlé ne peut se raffermir.

Ah ! ne consultez point, sur un sombre avenir,

Des confidents des dieux l’incertaine réponse.

Ma main fait nos destins, et ma voix les annonce.

Fiez-vous à mes soins,

Etc.

[26] Var.

De vos nouveaux desseins,

Etc.

[27] C’est ainsi qu’on lit dans les éditions de 1750, 1751, 1752, 1754, 1766, 1768 (in-4), 1775, et sans doute dans beaucoup d’autres. Les éditeurs de Kehl ont mis : Je t’aimai.

[28] Crébillon dans son Électre, IV, 1 :

Il est mort ; cependant si j’en crois à mes yeux,

Oreste vit encore, Oreste est en ces lieux.

[29] On lit dans l’Électre de Crébillon, IV, 2 :

Le tombeau de mon père encor mouille de pleurs ;

Qui les aurait versés ? qui l’eût couvert de fleurs ?

[30] Crébillon a dit, IV, 1 :

Un fer, signe certain qu’une main se prépare

À venger ce grand roi des fureurs d’un barbare.

Quelle main s’arme encor contre ses ennemis ?

Qui jure ainsi leur mort, si ce n’est pas son fils ?

[31] Var.

Venez à ce tombeau, vous pouvez l’honorer ;

Et l’on ne vous a pas défendu d’y pleurer.

Cet étranger,

Etc.

[32] Scène première de l’édition de 1750, qui répond aux trois premières scènes de cette édition.

 

ORESTE, PYLADE, PAMMÈNE.

 

Un esclave, dans l’enfoncement, porte une urne et une épée.

PAMMÈNE.

Que béni soit le jour si longtemps attendu,

Ou le fils de mon maître, à nos larmes rendu,

Vient, digne de sa race et de sa destinée,

Venger d’Agamemnon la cendre profanée !

Je crains que le tyran, par son trouble averti,

Ne détourne un destin déjà trop pressenti.

Il n’a fait qu’entrevoir et son juge et son maître,

Et sa rage a déjà semblé le reconnaître,

Il s’informe, il s’agite, il veut surtout vous voir :

Vous-même vous mêlez la crainte à mon espoir.

De vos ordres secrets exécuteur fidèle,

Je sonde les esprits, j’encourage leur zèle ;

Des sujets gémissants consolant la douleur,

Je leur montre de loin leur maître et leur vainqueur.

La race des vrais rois tôt ou tard est chérie ;

Le cœur s’ouvre aux grands noms d’Oreste et de patrie.

Tout semble autour de moi sortir d’un long sommeil,

La vengeance assoupie est au jour du réveil,

Et le peu d’habitants de ces tristes retraites

Lève les mains au ciel, et demande où vous êtes.

Mais je frémis de voir Oreste en ce désert,

Sans armes, sans soldats, prêt d’être découvert.

D’un barbare ennemi l’active vigilance

Peut prévenir d’un coup votre juste vengeance ;

Et contre ce tyran, sur le trône affermi,

Vous n’amenez, hélas ! qu’Oreste et son ami.

PYLADE.

C’est assez, et du ciel je reconnais l’ouvrage :

Il nous a tout ravi par ce cruel naufrage ;

Il veut seul accomplir ses augustes desseins ;

Pour ce grand sacrifice il ne veut que nos mains.

Tantôt de trente rois il arme la vengeance,

Tantôt trompant la terre, et frappant en silence,

Il veut, en signalant son pouvoir oublié,

N’armer que la nature et la seule amitié.

ORESTE.

Avec un tel secours, Oreste est sans alarmes.

Je n’aurai pas besoin de plus puissantes armes.*

PYLADE.

Prends garde, cher Oreste, à ne pas t’égarer

Au sentier qu’un dieu même a daigné te montrer.

Prends garde à tes serments, à cet ordre suprême

De cacher ton retour à cette sœur qui t’aime ;

Ton repos, ton bonheur, ton règne est à ce prix.

 

* Ces deux vers ont été placés dans la première scène du second acte.

Commande à tes transports, dissimule, obéis ;

Il la faut abuser encor plus que sa mère.

PAMMÈNE.

Remerciez les dieux de cet ordre sévère.

À peine j’ai trompé ses transports indiscrets :

Déjà portant partout ses pleurs et ses regrets,

Appelant à grands cris son vengeur et son frère,

Et courant sur vos pas dans ce lieu solitaire,

Elle m’interrogeait et me faisait trembler.

La nature en secret semblait lui révéler,

Par un pressentiment trop tendre et trop funeste,

Que le ciel en ses bras remet son cher Oreste.

Son cœur trop plein de vous ne peut se contenir.

ORESTE.

Quelle contrainte, ô dieux ! puis-je la soutenir ?

PYLADE.

Vous balancez ! songez aux menaces terribles

Que vous faisaient ces dieux dont les secours sensibles

Vous ont rendu la vie au milieu du trépas.

Contre leurs volontés si vous faites un pas,

Ce moment vous dévoue à leur haine fatale.

Tremblez, malheureux fils d’Atrée et de Tantale,

Tremblez de voir sur vous, dans ces lieux détestés

Tomber tous ces fléaux du sang dont vous sortez.

ORESTE.

Quel est donc, cher ami, le destin qui nous guide ?

Quel pouvoir invincible à tous nos pas préside ?

Moi, sacrilège ! moi, si j’écoute un instant

La voix du sang qui parle à ce cœur gémissant !

Ô justice éternelle, abîme impénétrable,

Ne distinguez-vous point le faible et le coupable,

Le mortel qui s’égare ou qui brave vos lois,

Qui trahit la nature, ou qui cède à sa voix ?

 

N’importe : est-ce à l’esclave à condamner son maître ?**

Le ciel ne nous doit rien quand il nous donne l’être.

J’obéis, je me tais. Nous avons apporté

Cette urne, cet anneau, ce fer ensanglanté :

Il suffit ; offrons-les loin d’Électre affligée.

Allons, je la verrai quand je l’aurai vengée

À Pammène.

Va préparer les cœurs au grand événement

Que je dois consommer, et que la Grèce attend.

Trompe surtout Égisthe et ma coupable mère :

Qu’ils goûtent de ma mort la douceur passagère

Si pourtant une mère a pu porter jamais

Sur la cendre d’un fils des regards satisfaits.

Va, nous les attendrons tous deux à leur passage.

 

Scène II

 

ÉLECTRE, IPHISE, d’un côté, ORESTE, PYLADE, de l’autre,
avec l’esclave qui porte L’urne et l’épée

 

 

 

ÉLECTRE, à Iphise.

L’espérance trompée accable et décourage.

Un seul mot de Pammène a fait évanouir

Ces songes imposteurs dont vous osiez jouir.

Ce jour faible et tremblant qui consolait ma vue

Laisse une horrible nuit sur mes yeux répandue.

Ah ! la vie est pour nous un cercle de douleurs.

ORESTE, à Pylade.

Quelle est cette princesse et cette esclave en pleurs ?

 

** Ce vers se retrouve dans la seconde scène du troisième acte.

 

IPHISE, à Électre.

D’une erreur trop flatteuse, ô suite trop cruelle !

ÉLECTRE.

Oreste, cher Oreste ! en vain je vous rappelle,

En vain pour vous revoir j’ai prolongé mes jours.

ORESTE.

Quels accents ! Elle appelle Oreste à son secours.

IPHISE, à Électre.

Voilà ces étrangers.

ÉLECTRE, à Iphise.

Que ses traits m’ont frappée !

Hélas ! ainsi que vous j’aurais été trompée.

À Oreste.

Eh ! qui donc êtes-vous, étrangers malheureux ;

Et qu’osez-vous chercher sur ce rivage affreux ?

PYLADE.

Nous attendons ici les ordres, la présence

Du roi qui tient Argos sous son obéissance.

ÉLECTRE.

Qui ? du roi ? quoi ! des Grecs osent donner ce nom

Au tyran qui versa le sang d’Agamemnon !

ORESTE.

Cher Pylade, à ces mots, aux douleurs qui la pressent,

Aux pleurs qu’elle répand tous mes troubles renaissent,

Ah ! c’est Électre.

ÉLECTRE.

Hélas ! vous voyez qui je suis :

On reconnaît Électre à ses affreux ennuis.

IPHISE.

Du vainqueur d’Ilion voilà le triste reste,

Ses deux filles, les sœurs du malheureux Oreste.

ORESTE.

Ciel ! soutiens mon courage.

ÉLECTRE.

Eh ! que demandez-vous

Au tyran dont le bras s’est déployé sur nous ?

PYLADE.

Je lui viens annoncer un destin trop propice.

ORESTE.

Que ne puis je du voire adoucir l’injustice !

Je vous plains toutes deux : je déteste un devoir

Qui me force à combler votre long désespoir.

IPHISE.

Serait-il donc pour nous encor quelque infortune ?

ÉLECTRE.

Parlez, délivrez-nous d’une vie importune.

PYLADE.

Oreste...

ÉLECTRE.

Eh bien ! Oreste ?...

ORESTE.

Où suis-je ?

IPHISE, en voyant l’urne.

Dieux vengeurs !...

ÉLECTRE.

Cette cendre... on se tait... mon frère... Je me meurs.

IPHISE.

Il n’est donc plus ! faut-il voir encor la lumière !

ORESTE, à Pylade.

Elle semble toucher à son heure dernière.

Ah ! pourquoi l’ai-je vue, impitoyables dieux !

À celui qui porte l’urne.

Ôtez ce monument, gardez pour d’autres yeux,

Etc.

[33] Var.

Ce glaive, cet anneau... vous devez le connaître :

Agamemnon l’avait quand il fut votre maître.

 

CLYTEMNESTRE.

Quoi ! ce serait par vous qu’au tombeau descendu...

ÉGISTHE.

Si vous m’avez servi, le prix vous en est dû.

De quel sang êtes-vous ?

[34] Var.

ORESTE.

Souffrez...

ÉGISTHE.

Non, demeurez.

CLYTEMNESTRE.

Qu’il s’écarte, seigneur ;

Cette urne, ce récit, nie remplissent d’horreur.

Le ciel veille sur vous, il soutient votre empire ;

Rendez grâce, et souffrez qu’une mère soupire.

ORESTE.

Madame... j’avais cru que, proscrit dans ces lieux,

Le fils d’Agamemnon vous était odieux.

CLYTEMNESTRE.

Je ne vous cache point qu’il me fut redoutable.

ORESTE.

À vous ?

CLYTEMNESTRE.

Il était né pour devenir coupable.

ORESTE.

Envers qui ?

CLYTEMNESTRE.

Vous savez qu’errant et malheureux,

De haïr une mère il eut le droit affreux ;

Né pour souiller sa main du sang qui l’a fait naître.

...

[35] Un fils peut-il si loin étendre ses fureurs ?

Une mère à ses yeux, madame, est toujours mère,

La nature aisément désarme sa colère.

(Électre de Longepierre, IV, 1.)

[36] Var. De Pammène, il est vrai, l’adroite vigilance.

[37] Var. Où ma main frémissante offrit ce fer vengeur.

[38] Var.

Allons, je vais du moins punir un de mes maîtres.

IPHISE.

Je suis loin de blâmer des douleurs que je sens ;

Mais souffrez mes raisons dans vos emportements.

Tout parle ici d’Oreste : on prétend qu’il respire,

Et le trouble du roi semble encor nous le dire.

Vous avez vu Pammène avec cet étranger,

Lui parler en secret, l’attendre, le chercher.

Pammène, de nos maux consolateur utile,

Au milieu des regrets vieillit dans cet asile,

Jusqu’à tant de bassesse a-t-il pu s’oublier ?

Est-il d’intelligence avec le meurtrier ?

ÉLECTRE.

Que m’importe un vieillard qu’on aura pu séduire ?

Tout nous trahit, ma sœur, tout sert à m’en instruire.

Ce cruel étranger lui-même avec éclat

Ne s’est-il pas vanté de son assassinat ?

Égisthe au meurtrier ne m’a-t-il pas donnée ?

Etc.

[39] Voltaire, dans sa lettre à d’Argental du 17 avril 1761, au lieu de ce vers et des trois qui suivent, en transcrit quatre qu’il n’a pourtant admis dans aucune édition.

[40] Var.

ÉLECTRE, seule.

Mes tyrans de Pammène ont vaincu la faiblesse ;

Le courage s’épuise et manque à la vieillesse.

Que peut contre la force un vain reste de foi ?

Pour moi, pour ma vengeance, il ne reste que moi.

Eh bien ! c’en est assez ; mes mains désespérées

Dans ce grand abandon seront plus assurées.

Euménides, venez : soyez ici mes dieux ;

Accourez de l’enfer en ces horribles lieux ;

En ces lieux plus cruels et plus remplis de crimes

Que vos gouffres profonds regorgeant de victimes !

[41] Var.

ÉLECTRE.

Juste ciel ! est-ce à lui de prononcer ce nom ?

D’où vient qu’il s’attendrit ? je l’entends qui soupire ;

Les remords en ces lieux ont-ils donc quelque empire ?

Qu’importent des remords à l’horreur où je suis ?

Elle avance vers Oreste.

Le voilà seul... frappons. Meurs, traître... je ne puis...

ORESTE.

Ciel ! Électre, est-ce vous, furieuse, tremblante ?

ÉLECTRE.

Ah ! je crois voir en vous un dieu qui m’épouvante.

Assassin de mon frère, oui, j’ai voulu ta mort :

J’ai fait, pour te frapper, un impuissant effort.

Ce fer m’est échappé, tu braves ma colère,

Je cède à ton génie, et je trahis mon frère.

ORESTE.

Ah ! loin de le trahir... Où me suis-je engagé ?

ÉLECTRE.

Sitôt que je vous vois, tout mon cœur est changé.

Quoi ! c’est vous qui tantôt me remplissiez d’alarmes ?

ORESTE.

C’est moi qui de mon sang voudrais payer vos larmes.

ÉLECTRE.

Le nom d’Agamemnon vient de vous échapper :

Juste ciel ! à ce point ai-je pu me tromper ?

Ah ! ne me trompez pins, parlez, il faut m’apprendre

L’excès du crime affreux que j’allais entreprendre.

Par pitié, répondez, éclairez-moi, parlez.

ORESTE.

Ô sœur du tendre Oreste, évitez-moi, tremblez !

ÉLECTRE.

Pourquoi ?

ORESTE.

Cessez... Je suis... Gardez qu’on ne vous voie.

[42] Var.

ÉGISTHE.

Eh bien ! est-il puni ?

DIMAS.

Paraissez ; c’est à vous, seigneur, d’être obéi.

Oreste s’est nommé dès qu’il a vu Pammène.

[43] Var.

PAMMÈNE.

Elle oppose à son fils une main trop hardie.

Pour ce grand criminel qui touche à son trépas

Elle demande grâce, et ne l’obtiendra pas.

On dit que dans ce trouble on voit les Euménides,

Sourdes à la prière, et de meurtres avides,

Ministres des arrêts prononcés par le sort,

Marcher autour d’Oreste, en appelant la mort.

IPHISE.

Jour terrible et sanglant !...

[44] Quoique cette catastrophe, imitée de Sophocle, soit, sans aucune comparaison, beaucoup plus théâtrale et plus tragique que l’autre manière dont on a joué la fin de la pièce, cependant j’ai été obligé de préférer sur le théâtre cette seconde leçon, toute faible qu’elle est, à la première. Rien n’est plus aisé et plus commun parmi nous que de jeter du ridicule sur une action théâtrale à laquelle on n’est pas accoutumé. Les cris de Clytemnestre, qui faisaient frémir les Athéniens, auraient pu, sur un théâtre mal construit, et confusément rempli de jeunes gens, faire rire des Français ; et c’est ce que prétendait une cabale un peu violente. Cette action théâtrale a fait beaucoup d’effet à Versailles, parce que la scène, quoique trop étroite, était libre, et que le fond, plus rapproché, laissait entendre Clytemnestre avec plus de terreur, et ; rendait sa mort plus présente ; mais je doute que l’exécution eut pu réussir à Paris.

Voici donc la manière dont on a gâté la fin de la pièce de Sophocle :

On dit que dans ce trouble on voit les Euménides,

Sourdes à la prière, et de vengeance avides,

Ministres des arrêts prononcés par le sort,

Marcher autour d’Oreste en appelant la mort.

IPHISE.

Il vient : il est vengé ; je le vois.

ÉLECTRE.

Cher Oreste,

Je peux vous embrasser. Dieux ! quel accueil funeste,

Quels regards effrayants !

ORESTE.

Ô terre, entr’ouvre-toi :

Clytemnestre, Tantale, Atrée, attendez-moi :

Je vous suis aux enfers, éternelles victimes,

Etc.

[45] Dans une édition publiée chez Duchesne, conforme à la représentation, on lit :

Banni de mon pays par le meurtre d’un père,

Banni de mon pays pour celui de ma mère,

Enfer que je mérite, ouvre-toi sous mes pas.

ÉLECTRE, lui tendant les mains.

Mon frère !

PYLADE.

Mon ami !

ORESTE.

Cessez, n’approchez pas,

N’étendez point vos mains aux mains de ce coupable ;

Ne souillez point vos yeux de ma vue effroyable...

Je n’ai plus de parents, ni d’amis, ni de dieux.

Tout est perdu pour moi. Je ne vois en ces lieux

Que des monstres d’enfers et ma mère sanglante,

Celle qui m’a nourri sous mes mains expirante !

La voyez-vous ? tremblez : j’entends ses derniers cris.

ÉLECTRE.

Hélas ! d’Agamemnon je ne vois que le fils.

Je t’aimerai toujours, cher et coupable Oreste.

ORESTE.

Dieux qui m’avez sauvé le jour que je déteste,

Quel est l’exil nouveau que vous me prescrivez ?

Quel est le nouveau crime...

Dans le manuscrit de la comédie française, deux vers présentent une leçon différente :

Enfers, que je mérite, ouvrez-vous sous mes pas...

...

Ne tendez point vos mains aux mains de ce coupable.

[46] Édition de 1750 :

Eh bien ! dieux de l’enfer, puissance impitoyable.

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