Oreste et les furies (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX)

Mélodrame en trois scènes.

 

Personnages

 

ORESTE
LES FURIES, personnages muets

L’OMBRE DE CLITEMNESTRE, personnage muet

 

Le Théâtre représente le Temple d’Apollon. On y voit arriver Oreste, un poignard ensanglante à la main. Les Furies entrent après lui. Après chaque alinéa, on doit entendre une musique analogue aux sentiments qui agitent Oreste.

 

 

PRÉFACE

 

C’est en lisant les Euménides d’Eschyle, que j’ai conçu l’idée de ce Mélodrame. Voici en peu de mots l’analyse de cette Tragédie.

 

ACTE I.

 

« Le Théâtre représente l’entrée du Temple d’Apollon à Delphes. On y voit une vieille Pythonisse qui fait d’abord une assez longue énumération des Divinités fatidiques, et annonce qu’elle va leur rendre des hommages. À peine entrée dans le Temple, elle en sort à l’instant, effrayée de l’aspect et des discours d’un mortel, dont la main toute sanglante tient une épée nue, et qui embrasse l’Autel d’Apollon. La Pithonisse a vu les Euménides endormies autour de cet homme : ce spectacle l’a glacée de terreur, et elle fuit pour s’y dérober. Le Théâtre change et représente l’intérieur du Temple : Apollon et Oreste y paraissent ; celui-ci est environné des Furies qui en effet dorment autour de lui : Apollon l’exhorte à fuir pendant leur sommeil, à se réfugier dans le Temple de Minerve, et le rassure sur les suites de son Parricide, lui disant qu’il n’a rien fait que par ses ordres. Oreste profite de ce conseil et s’en va sous la conduite de Mercure. L’ombre de Clitemnestre lui succède ; cette ombre voyant les Euménides endormies se plaint de ce qu’elles la laissent sans vengeance, et cherche à les éveiller par ses reproches réitérés.
Les Euménides lui répondent par un vain bruit, c’est-à-dire, en ronflant à plusieurs reprises, à la fin elles s’éveillent. Ne voyant plus Oreste et se doutant bien qu’Apollon l’a fait évader, elles se plaignent de ce qu’un jeune Dieu s’est plu à tromper de vieilles Déesses, et finissent par dire que ce jeune Dieu veut en vain soustraire un parricide à leur poursuite.

 

ACTE II.

 

Cet Acte ne renferme qu’une scène, exemple assez commun chez les anciens, elle est entre les Euménides et Apollon. Celui-ci ordonne d’abord à ces Déesses de sortir de son Temple ; il joint à cet ordre les injures les plus fortes qu’il leur adresse en face. Les Euménides, sans trop répondre à ses injures, lui reprochent d’avoir reçu Oreste dans son Temple, et d’avoir été l’unique instigateur de son crime. Apollon en convient. Oui, dit-il, je lui ai commandé de venger son père : il annonce ensuite aux Furies que Minerve jugera cette cause ; après un débat fort vif, dont le crime d’Oreste est toujours le sujet, les Euménides sortent en disant qu’Apollon protège en vain Oreste, qu’elles suivront celui-ci partout, et que partout il les verra sur les traces.

 

ACTE III.

 

Le Théâtre représente la ville d’Athènes et le Temple de Minerve. Oreste est venu dans ce Temple par ordre d’Apollon : il s’y prosterne, au pied des Autels de Minerve et attend qu’elle daigne prononcer sur son fort. Les Euménides entrent, elles aperçoivent Oreste qui embrasse la statue de Pallas. Elles l’investissent et lui font les menaces les plus terribles. Oreste peu alarmé répond que son crime n’est pas inexpiable, qu’il s’est déjà purifié dans le Temple d’Apollon, que Minerve entend sa prière, et que son secours le délivrera des tourments qui le déchirent. Les Euménides lui répliquent qu’il a tort de compter sur la protection d’Apollon et de Minerve, que rien ne peut le soustraire à leurs fureurs ; et voilà qu’elles entonnent un hymne infernal, dont le ton prophétique et sombre a quelque chose de si effrayant, qu’on croit entendre les hurlements du Tartare. Je ne connais rien, chez aucun Poète, soit ancien, soit moderne, d’aussi horriblement beau, que le Chœur de ce troisième Acte.

 

ACTE IV.

 

Le quatrième Acte ressemble au commencement d’une autre Pièce, quoiqu’il soit la suite de la même. Minerve y descend du Ciel dans son Temple ; elle interroge Oreste, qu’elle voit au pied de la Statue ; et les Euménides, qu’elle ne connaît pas. Celles-ci apprennent à Minerve qui elles font ; elles lui apprennent que leur ministère est de ne laisser aucune retraite aux parricides, et qu’elles poursuivent Oreste, qui vient d’égorger sa mère. Minerve répond, qu’Oreste peut se défendre puisqu’il est accusé. Oreste alors dit à Minerve, que pour se purifier de son crime, il a reçu sur son corps des effusions de sang et d’eau : il lui révèle ensuite qu’il est fils d’Agamemnon ; et lui avoue qu’il a poignardé sa mère, pour venger son père, qu’elle avait assassiné dans le bain. Il ajoute enfin, qu’Apollon conduisit son bras. Le crime paraît trop grand à Minerve, pour qu’elle ose le juger. En conséquence, elle dit qu’elle va établir un Tribunal, qui aura seul le droit d’en décider. Ce Tribunal est l’Aréopage. Vous, Euménides ; vous, Oreste, ajoute-t-elle, fournissez les preuves et les témoins ; je choisirai les plus éclairés et les plus intègres des Athéniens, pour leur confier cette Cause. Minerve et Oreste s’en vont, et les Euménides restent seules hors du Temple de Minerve. Là, elles exhalent avec énergie leur courroux, sur ce qu’on leur enlève le droit, qu’elles eurent toujours, de punir les crimes des Mortels.

 

ACTE V.

 

Cet Acte n’est autre chose qu’un long plaidoyer : les Juges sont assemblés, Apollon vient servir de témoin et d’Avocat à Oreste : les Furies se déclarent ses accusatrices, et commençant par l’interroger : est-il vrai, lui dit la principale Euménide, que tu aies poignardé ta mère ?

ORESTE.

Je l’ai poignardée, j’en conviens.

L’EUMÉNIDE.

C’est un aveu bien important.

ORESTE.

N’en prenez pas d’avantage, je n’en suis point alarmé.

L’EUMÉNIDE.

De quelle manière lui donnas-tu la mort ?

ORESTE.

En lui enfonçant mon poignard dans la gorge.

L’EUMÉNIDE.

Qui te la conseillé ? Qui te l’a persuadé ?

ORESTE.

Les Oracles d’Apollon : il l’attestera lui-même.

L’EUMÉNIDE.

A-t-il pu t’ordonner un parricide ?

ORESTE.

Je ne vois pas encore que je doive m’en repentir, etc. etc.

Il se tourne ensuite vers Apollon, et le prie de déclarer si le meurtre de sa mère est légitime : Apollon cherche à l’excuser autant qu’il peut. Un des moyens les plus éloquents qu’il emploie, est une peinture fort vive de la mort d’Agamemnon, qui semblait, dit-il, n’avoir échappé aux dangers du siège de Troyes, que pour venir tomber dans le piège que lui tendait son épouse. Les Euménides répliquent à tout, de la manière la plus énergique : il n’y a point de raisonnements d’Apollon, quelques sorts qu’ils soient, qu’elles ne réduisent en poudre. Cependant, après que la question a été longtemps agitée de part et d’autre ; après que les Avocats, pour et contre, ont déployé tout ce qu’ils avaient d’adresse et de véhémence ; et que même, selon l’usage, ils se sont dit de bonnes injures ; Minerve fait recueillir les suffrages, qui se trouvent en nombre égal, et Oreste est déclaré absous. Il se retire en remerciant beaucoup Apollon et Minerve, et en vouant une amitié éternelle aux citoyens d’Athènes. Les Euménides indignées, pour se venger de l’injure qu’on leur a faite, menacent de répandre sur cette contrée, les flots d’un venin contagieux. Minerve les apaise, en leur promettant des Autels et un culte, et en le leur faisant promettre par les Magistrats et le Peuple. »
Le P. Brumoy, dans son Théâtre des Grecs, trouve cette Pièce si bizarre, qu’il croit devoir n’en dire que peu de chose : ce sont ses propres termes. Le P. Brumoy est bienheureux de ne la trouver que bizarre. J’ai autant de respect pour son jugement, que pour le génie des anciens tragiques ; mais j’avoue que cette Pièce m’a inspiré des sentiments bien différents des siens. Eh quoi ! un fils poignarde sa mère, sur la foi de je ne sais quel oracle ; ce fils parricide, est absous ensuite par un Tribunal que préside la Divinité de la Sagesse, et par conséquent tout composé de Sages : et il sera permis à un Père Jésuite, de ne trouver que bizarre le Jugement de ces Sages prétendus ? Et il sera permis à l’honnête homme, d’absoudre à son tour le parricide dans le tribunal de son cœur ? Non, non : ce forfait a beau avoir été ordonné par Apollon, les Dieux de l’ancien Paganisme, que leurs nombreuses faiblesses rapprochaient de l’humanité, ces Dieux étaient assez semblables aux Rois : c’est les honorer les uns et les autres, que de leur désobéir, quand ils commandent un crime. La conscience dans ces cas là, est le plus sûr oracle, et celle de l’homme vertueux ne le trompe jamais.
Les reproches que je fais ici à Eschyle, tombent autant sur les Euménides, qui sont la suite des Co-Ephores, que sur les Co-Ephores même, et les deux Électres du Théâtre des Grecs ; tout le monde connaît ce sujet terrible d’Électre. Les trois Tragiques d’Athènes l’ont traité, chacun à sa manière ; et d’après son propre génie, il n’est pas étonnant qu’ils se soient réunis pour faire chacun une Tragédie, d’une action où se trouvent réunis tous les grands ressorts de la terreur et de la pitié. Mais croirait-on que tous trois commettant la même faute, font assassiner Clitemnestre par son fils, celui-ci le voulant bien, et la connaissant à merveille ? Eschyle même, garde si peu de mesure là-dessus, qu’il est permis de croire, que tout homme qui lirait sans frissonner, et fans que le livre lui échappât des mains, (le quatrième Acte des Co-Ephores), ne serait pas digne d’avoir une mère. Vous avez tué votre époux, dit Oreste à Clitemnestre, dans la cinquième Scène du quatrième Acte, mourez de la main d’un fils. Euripide, et surtout Sophocle, ont beau chercher à adoucir l’horreur de cette catastrophe, en donnant à Oreste un grand caractère de religion, et en rappelant aussi souvent qu’ils le peuvent, qu’Oreste est poussé par les Dieux à ce parricide ; est-il rien qui puisse excuser un parricide ?
C’est la juste horreur que m’ont inspirée ces atrocités nombreuses, qui m’a mis la plume à la main, et m’a dicté le Mélodrame que j’ose aujourd’hui présenter au Public. Jamais Ouvrage n’a été enfanté plus vite. Une matinée m’a suffi pour en tracer le plan, et pour en écrire les Scènes. Ce n’est point pour me targuer d’une vaine facilité, que j’entre dans ce détail frivole. Je veux seulement prouver, que l’indignation quelquefois inspire mieux les Poètes, que toutes les Muses ensemble ; et jamais, peut-être, Ouvrage n’aurait mieux mérité que le mien, d’avoir pour épigraphe le facit indignatio versum, si je ne lui avais point donné la seule qui lui convienne.
Deux Auteurs célèbres ont traité parmi nous le sujet très difficile d’Électre. Le premier est Crébillon, homme qui avait le génie brut d’Eschyle qu’il n’a jamais admiré[1] ; l’autre est Voltaire, qui avait le bon esprit d’admirer beaucoup Sophocle, et le don plus heureux encore de l’imiter. M. de Rochefort, si connu par son estimable traduction d’Homère, a donné aussi, depuis peu une Tragédie d’Électre. Je ne parle point de celle de Longepierre qui n’est qu’une faible imitation de Sophocle, vide d’action et d’intérêt. Dans toutes ces Pièces Oreste tue sa mère sans le vouloir ou sans la connaître, et paraît presque innocent de ce meurtre, quoiqu’il en soit tout dégoûtant. On doit savoir gré à ces Auteurs d’avoir pieusement jeté un voile sur un Spectacle qu’il est impossible que des yeux mortels soutiennent sans verser du sang, au lieu de larmes. Ce voile cependant n’est-il pas quelquefois un peu trop Diaphane, comme dans Crébillon ? Et malgré les talents du Peintre, l’horrible nudité du crime n’y paraît-elle pas un peu trop à travers la draperie ? Quoiqu’il en soit, mon dessein à moi se montrant, je crois, tout entier dans la pièce que je donne, ne saurait passer pour équivoque ; il a été d’inspirer à mes Lecteurs la plus grande horreur pour le parricide ; il a été surtout de leur bien persuader qu’après un tel crime, on doit s’attendre à être éternellement poursuivi par les Furies ; à les voir, à les entendre sans cesse autour de soi, enfin à souffrir vivant tous les tourments du Tartare ; et sûrement je suis venu à bout de ce dessein, si, comme je l’ai dit plus haut, une indignation profonde tient lieu des talents qu’on n’a pas ; et si la haine la plus vigoureuse du crime, est suffisante pour le rendre odieux.
Eh ! quel autre dessein auraient pu m’inspirer les Euménides d’Eschyle ? Le Poète, dans cette Pièce, me montrera Oreste, se retirant absous d’un crime en horreur à toutes les Nations du monde ; d’un crime, puni en France par la roue et le feu ; d’un crime, contre lequel les Grecs eux-mêmes et les Romains n’avaient point décerné de supplice ;que même, ils n’avaient point nommé dans leur Code criminel, n’imaginant pas qu’il fût possible. J’entendrai Oreste répondre, quand on l’accuse, qu’il ne croit pas avoir lieu de se repentir ; et je ne sentirai pas, à cette abominable lecture, toutes les facultés de mon âme se soulever contre une telle violation des Lois divines et humaines ! Il est certain que les Athéniens eurent horreur de Minerve, lorsqu’ils l’entendirent absoudre le parricide Oreste ; et cette anecdote serait fausse, que pour l’honneur de l’humanité, j’aimerais à la croire véritable. On me dira que dans le cinquième Acte des Euménides, il y a des allusions que les Athéniens durent trouver piquantes ; que l’Aréopage, entr’autres, y est loué d’une manière fine et délicate. Que m’importe, qu’un autre cherche à deviner ce qu’Eschyle a voulu dire ? Je m’attache à ce qu’il a dit. Quand on fait ainsi des allusions, soit pour flatter des Rois ou des Magistrats, soit pour flétrir quelque tyran subalterne ; il faudrait bien prendre garde de ne pas sacrifier les bienséances théâtrales, au désir que l’on a de plaire aux uns et d’humilier les autres. La vertu se trouve presque toujours offensée de ce sacrifice : et en effet, qu’arrive-t-il de là ? Le tyran que l’on a voulu insulter, périt ; les Magistrats ou les Rois que l’on a voulu flatter, meurent ; deux mille ans après, on ne se souvient plus de ce qu’ils furent, ni de ce qu’ils voulurent être ; et quand on lit le Drame qui avait été fait pour eux, on n’y voit que la vertu, qui ne meurt jamais ; on n’y voit, dis-je, que cette Vierge sacrée, foulée aux pieds par le Poète, et lâchement immolée à des intérêts d’un moment. Je pourrais citer parmi nous plus d’un exemple de cette condescendance criminelle ; mais j’oublie qu’une Préface n’est point un Ouvrage de Morale, et que peut-être celui que je publie n’en devrait point avoir.

 

 

Scène première

 

ORESTE, LES FURIES

 

ORESTE.

J’ai beau prier les Dieux, j’ai beau leur faire des sacrifices, rien ne les apaise, rien n’assoupit mes remords, rien surtout, rien n’éloigne de moi ces implacables furies, ce sont les lois irrévocables du sort qui les enchaînent  sur les traces des parricides... Jamais elles ne me quitteront.
C’est Apollon qui me commanda ce meurtre, je suis dans son Temple, j’y suis venu pour l’implorer ; Apollon sera moins sourd que les autres Dieux.

Il se tourne vers la Statue d Apollon.

Ô Apollon ! tu m’as ordonné de tuer ma mère. J’ai traîné ma mère par ses longs cheveux sur la place où mon père avait péri, et j’ai plongé ce fer trois fois dans le sein de ma mère, je me suis purifié ensuite par le sang d’un jeune taureau que j’ai fait rejaillit sur moi ; toutes les cérémonies de l’expiation, je les ai suivies ; je dois être pur à tes yeux ; Apollon ! Ô Apollon ! Entends mes veux, délivre-moi des tourments qui me déchirent, délivre-moi surtout de l’aspect horrible de ces Divinités infernales.
J’ai beau l’invoquer à grands cris, il ne m’entend pas ou feint de ne pas m’entendre... Eh ! que peut-il faire pour toi... Oreste ; rentre en toi-même, interroge-toi, si tu l’oses : tu as tué ta mère... ta mère !... Les sages Auteurs de nos lois n’ont point décerné de supplice contre ce crime, n’imaginant pas que jamais un mortel pût s’en rendre coupable. Monstre exécrable ! Fils dénaturé ! penses-tu que des sacrifices, quelque nombreux qu’ils soient, puissent laver un pareil forfait ? Penses-tu que le sang des victimes en rejaillissant sur tes habits et sur tes mains impies, y puisse effacer jamais les taches ineffaçables du sang d’une mère ?
Elle était criminelle, et les Dieux m’ont ordonné de la punir. Était-ce à toi, faible mortel, à venger les puissances célestes ! Les Dieux n’ont-ils pas une foudre pour punir ceux qui les offensent ?... Les Dieux t’ont voulu éprouver fans doute... Peuvent-ils commander le crime ?... Ils cesseraient d’être Dieux.
Haï des Dieux et des hommes, en horreur surtout à moi-même, que devenir ! mourons... Ce poignard est teint encore d’un sang qui dût m’être sacré. Mourons... et que tout le mien se mêle à celui que j’ai répandu.

Il se veut tuer : les Furies l’arrêtent et le désarment.

Pourquoi m’arrêtez-vous, impitoyables Déesses ? Est-ce pour me faire mourir à chaque instant de ma vie, qu’en cet instant vous la prolongez ? Ah ! plongez, plongez vous-mêmes ce fer dans mon sein.

Il tombe à leurs genoux.

Inexorables Déesses ! laissez-vous fléchir une fois.

Il se relève.

Elles lancent sur moi des regards où règnent à la fois le mépris et l’horreur. On dirait... on dirait qu’elles ont peur de moi : c’est le criminel d’ordinaire qui frémit à l’aspect de ses bourreaux, et mes bourreaux frémissent à ma vue.
Si du moins elles daignaient me répondre ! j’ai beau les interroger ; elles s’obstinent à se taire, et voilà mon plus cruel tourment. Quelque effroyables que pussent être leurs discours, je me les figure cent fois plus effroyables encore. Malheureux ! tant que tu vivras, nous serons sur ta trace : par tout nous t’assiégerons de notre présence terrible et de nos regards plus redoutables que l’éclair et plus meurtriers que la foudre. Lasses enfin de te poursuivre, nous nous jetterons sur toi, comme trois Lionnes affamées, nous dévorerons tes membres, nous boirons ton sang, nous te précipiterons au fond du Tartare, et c’est là que, pour dernier supplice, tu habiteras éternellement avec les scélérats qui te ressemblent. Voilà, voilà les menaces horribles que je crois sans cesse entendre sortir de leur bouche, souffrant ainsi sans cesse de tout ce qu’elles ne me disent pas, leurs paroles me tueraient sans doute, et leur silence, me laissant vivre, me tue bien davantage que si elles me faisaient mourir.

Elles s’asseyent sur les marches de l’autel d’Apollon, et s’endorment peu-à-peu.

Mais il semble que leur fureur s’apaise. Les voilà assises sur les marches de l’Autel ; elles s’y endorment... Si je les étouffais pendant leur sommeil ! si je les tuais, en les serrant dans mes bras homicides ! Les tuer ! que dis tu ? Elles sont immortelles. Bourreau de Clitemnestre, tu ne parles que de tuer : le meurtre est ton seul talent ; les assassinats sont tes jeux, et pour tes délassements, il te faut des parricides.
Quoiqu’inséparables des criminels, elles sont exemptes de crime, et Morphée ne dédaigne point de rafraichir leurs paupières... Voyons si moi-même je pourrai goûter un peu de repos.

Il s’assied.

Quelle douce fraîcheur vient se mêler au feu qui me dévore ! le Ciel enfin s’apaiserait-il ? Il semble qu’une rosée bienfaisante pénètre peu à peu mes vêtements : l’humidité de ce siège...

Il se lève et regarde le siège sur lequel il était assis.

Dieux ! que vois-je ! Il est tout couvert de sang ! c’est moi, c’est moi seul qui l’ai souillé de la sorte : je distille, je sue du sang ; c’est du sang que je vois partout ; au lieu d’air c’est du sang que je respire ; c’est du sang peut-être... oui, c’est du sang qu’il a plu sur moi. Le Ciel peut-il avoir pour moi d’autre rosée ? J’ai eu soif du sang de ma mère, et les Dieux me nourrissent, et les Dieux m’abreuvent de sang.

Fuyons, tandis qu’elles dorment, fuyons, et peut-être j’en serai délivré.

À peine il est sorti du Temple, qu’une Furie s’éveille ; ne le voyant plus elle réveille ses compagnes. Les trois Déesses expriment par une pantomime très animée le chagrin qu’elles ressentent de l’avoir perdu. Elles cherchent partout dans le Temple, et sortent enfin en suivant les traces du sang qu’Oreste laisse après lui.

 

 

Scène II

 

ORESTE, LES FURIES

 

Le Théâtre représente le Palais des Rois d’Argos.

ORESTE.

Elles dormaient quand j’ai fui... Qui leur a pu découvrir ma trace ?

Il regarde autour de lui.

Je vois du sang. Ah ! le fil d’Ariane est moins sûr qu’un pareil indice : je ne puis faire un pas qui n’atteste que je suis un parricide.
Et vous, Électre ! vous Pilade ! qui m’avez poussé avec les Dieux au meurtre de ma mère, à présent que le cris me est commis, pourquoi me fuyez-vous ? Pourquoi vous ai-je tendu en vain mes bras ensanglantés ? Pourquoi n’ai-je pu un moment vous serrer contre mon sein, et mourir dans le vôtre de l’excès de mes remords ? Vous avez détourné la vue avec horreur, quand j’ai passé près de vous : si la foudre fut tombée à vos pieds, vous n’auriez pas montré plus d’effroi... Ma rencontre est devenue funeste ; les Dieux ont imprimé sur mon front un signe de terreur, qui fait qu’il n’est point d’yeux mortels qui puissent soutenir ma présence. Plus d’ami pour moi, plus de sœur, plus de mère surtout, plus de mère : je suis seul dans l’Univers, seul... avec les furies.
Mais pourquoi depuis mon forfait, la lumière semble-t-elle avoir été dérobée à ma vue ? N’ayant point osé lever les yeux vers le Soleil, j’ignore s’il éclaire encore te monde ; les crimes de mes aïeux l’ont jadis fait reculer d’effroi ; a-t-il reculé pour les miens ? Où ces filles de la nuit, en s’emparant de moi, m’ont-elles environné de leurs ténèbres ? Un crêpe sanglant pèse sur mes paupières... Deviendrais-je aveugle comme Tiréfias ?... Ah ! je serais trop heureux...
Où suis-je donc ? Qui pourra m’apprendre eu quels lieux je suis venu me réfugier, pour éviter leur poursuite ? Peut-être en examinant de près ces portiques...

Il les considère avec attention.

Qu’aperçois-je ! Ô découverte affreuse ! je suis dans le Palais des Rois d’Argos, dans le Palais de mes Pères... Fuyons ; je ne puis, j’éprouve un charme horrible à me retrouver dans le lieu de ma naissance. Les souvenirs les plus touchants viennent s’y retracer à ma mémoire et m’y retiennent malgré moi... C’est ici qu’étant encore enfant, mon père me prit dans ses bras, et m’élevant vers les Cieux, m’offrit aux Dieux immortels, avant que de partir pour Troyes. C’est là, qu’après une longue absence, Électre me reconnut, et que se livrant à sa joie, et me pressant des plus douces étreintes... Ô souvenir délicieux, qu’empoisonne le souvenir le plus terrible.

Les Furies allument leurs flambeaux.

Mais quelle lumière inconnue éclaire peu à peu ce Palais ? Des flambeaux étincellent dans les mains des Furies... Ah ! c’est la clarté des Enfers mille fois plus affreuse que les ténèbres... Le voile est tombé de mes yeux, qu’aperçois-je ?... La place où... Je frémis... C’est-là que tombant à mes genoux et que me découvrant son sein, elle me dit : Ô mon fils ! mon cher fils ! Perceras-tu ce sein qui t’a allaité ? Ce sein qui t’a nourri ?... Je crois voir encore ce sein disparaître tout-à-coup sous le sang qui l’inonde ; je crois voir ces traits défigurés, ces yeux éteints, ce front pâle.

L’ombre de Clitemnestre paraît : Les Furies entraînent Oreste près d’elle, et lui montrent du doigt sa blessure qui saigne encore.

Que vois-je, ô Dieux !... Tout ce que j’ai cru voir... L’illusion s’est réalisée... Voilà ce front pâle, ces yeux éteints, ces traits défigurés, et ce sein caché encore sous le sang qui l’inonde... Barbares Euménides ! ne m’avez-vous rendu la lumière que pour me montrer cet objet... Vous vous plaisez à tourmenter ma vie par les images les plus terribles ; mais je saurai bien trouver la mort sans vous.

L’ombre disparaît... Oreste sort, et les Furies courent après lui.

 

 

Scène III

 

ORESTE, LES FURIES

 

Le Théâtre représente des roches escarpées où gravit Oreste, suivi par les Furies, qui les gravissent aussi.

ORESTE.

Rien ne pourra donc jamais me délivrer des Furies !... J’ai couru après mon crime, me réfugier dans le bois consacré à la fille d’Inachus, et qui avoisine Mycènes, et les Furies m’ont suivi dans le bois consacré à la fille d’Inachus et qui avoisine Mycènes. J’ai pénétré dans les Temples d’Apollon, de Junon et de Minerve, et les Furies m’ont suivi dans les Temples d’Apollon, de Junon et de Minerve. Le Palais des Rois d’Argos m’a revu sous ses portiques, et les Furies m’ont suivi sous ses portiques. Me voilà maintenant sur des roches escarpées, errant de précipices en précipices et les Furies me suivent de précipices en précipices. Neptune baigne de ses flots le pied de cette montagne : voyons si elles me suivront : dans les flots de Neptune.

Il lève les yeux au Ciel.

Soleil ! tu peux te, montrer, s’il est vrai que, de peur de me voir, tu aies voilé ton visage.

Il se précipice dans la mer, et les Furies s’y précipitent après lui.


[1] Voyez la Préface de l’Électre de Crébillon, à laquelle Voltaire a si bien répondu dans celle de Zulime.

PDF