L'oiseau blessé (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois sur le théâtre de la Renaissance, le 7 décembre 1908.

 

Personnages

 

SALVIÈRE, 45 ans

VILLERAT, 46 ans

ROLAND, 21 ans

BOMBEL, 28 ans

SARDIN, 25 ans

VALETS DE PIED

YVONNE JANSON, 23 ans

MADELEINE SALVIÈRE, 32 ans

MADAME JANSON, 55 ans

JEANNINE LEROY, 24 ans

MADAME VILLERAT, 35 ans

MADAME LAHONCE, 30 ans

VIRGINIE

 

À Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Une pièce dans un petit appartement bourgeois, à Montmartre. Par la baie, on aperçoit le panorama de Paris.

 

 

Scène première

 

ROLAND, MADAME JANSON

 

ROLAND.

Viens voir, maman, c’est splendide !

MADAME JANSON.

Quoi ?

ROLAND.

Cette vue sur Paris au coucher du soleil.

MADAME JANSON.

Ça m’est égal.

ROLAND.

Tu es fâchée ?

MADAME JANSON.

Non. Mais tu m’agaces.

ROLAND.

Qu’est-ce que je fais pour t’agacer, maman ?

MADAME JANSON.

Toujours la même chose... Tu ne t’inquiètes de rien, tu as l’air rassuré, tu es calme... Toi et ta sœur, vous m’exaspérez avec cette tranquillité et votre façon de prendre les choses... Depuis deux ans, nous allons de catastrophe en catastrophe... Oh ! je t’en prie, tais toi, n’essaye pas de m’arrêter, tu ne m’empocheras pas de dire ce que je pense.

ROLAND.

Nous avons tout dit... Il est convenu qu’on n’en parlera plus. Tu l’as promis.

MADAME JANSON.

Je l’ai promis, en effet, mais j’ai eu tort. Je ne pourrai jamais me retenir.

ROLAND, riant.

Voyons, maman...

MADAME JANSON.

C’est une absurdité d’avoir quitté les environs de Nantes pour venir habiter la butte Montmartre... Comment allons-nous vivre à Paris avec ma petite pension viagère ? Quand gagneras-tu de l’argent ? Nous étions parfaitement là-bas, à une demi-heure de la ville par le tramway... Tu pouvais suivre les cours de l’École de droit... Personne n’était au courant de notre existence ni de cette affreuse histoire d’Yvonne... Tu ne la trouves pas affreuse ? Vraiment ?...

ROLAND.

Je n’ai rien dit.

MADAME JANSON.

Tu es sublime... Ça arrive peut-être dans toutes les familles ?

ROLAND.

Dans beaucoup.

MADAME JANSON.

En tout cas, ce n’était jamais arrivé dans la nôtre. Je sais que tu en prends facilement ton parti et que tu as des idées très larges... Mais moi, que veux-tu ? je suis d’un temps où les jeunes filles de la bourgeoisie n’avaient pas d’enfants avant leur mariage, ou bien, quand elles en avaient, c’était considéré comme un désastre... tu entends... comme un désastre... Aujourd’hui, ce n’est plus pour vous qu’un petit incident de la vie courante...

ROLAND.

Tu vas trop loin.

MADAME JANSON.

Yvonne a commis une faute impardonnable et dont je ne me consolerai jamais... Pauvre enfant ! pauvre enfant ! Dieu veuille qu’elle ne l’expie pas un jour cruellement ! Comment une pareille aventure a-t-elle pu arriver, avec l’éducation que ta sœur avait reçue ? Je ne le comprends pas encore. C’est inouï !... Mais avoue au moins que c’est inouï !

ROLAND.

Tu sais bien qu’au fond, je suis aussi navré que toi.

MADAME JANSON.

Je ne la surveillais peut-être pas assez. Ce maudit Georges m’avait demandé sa main. Je le traitais en fiancé. Qui peut concevoir de pareilles horreurs ? Tiens, il y a des heures où je me félicite presque d’avoir perdu ton père... Voilà où j’en suis... Car il aurait été capable de les tuer tous les deux... c’était un homme très violent.

ROLAND.

Nous aurions été bien avancés.

MADAME JANSON, après un temps.

Et où est-il, maintenant, Georges ? Est-il de retour de ce voyage ?

ROLAND.

Pas encore.

MADAME JANSON.

Tu as de ses nouvelles ?

ROLAND.

De temps en temps.

MADAME JANSON.

De bonnes nouvelles ?

ROLAND.

Oui.

MADAME JANSON.

Regarde-moi. Tu crois toujours qu’il épousera Yvonne ?

ROLAND.

Je n’en doute pas.

MADAME JANSON.

Et Yvonne ?

ROLAND.

Yvonne non plus. Georges s’est heurté brusquement au refus de son père ; il ne s’y attendait pas. Mais il obtiendra son consentement, c’est certain.

MADAME JANSON.

Il n’en a plus besoin, puisque nous avons une nouvelle loi. Elle est monstrueuse, cette nouvelle loi, mais puisqu’elle existe, il faut s’en servir.

ROLAND.

On s’en servira, ne te tourmente pas, et laisse-nous agir, Yvonne et moi. Nous en sortirons honorablement, je te le promets. Rien n’est désespéré, personne n’est mort. Au contraire, il y a quelqu’un qui en a profité pour naître. Tu n’es donc pas contente d’avoir un petit-fils ?

MADAME JANSON.

Quand ce petit-fils aura un père, alors, oui, je serai contente... je serai même heureuse. Mais tu ne me feras pas prendre en souriant une situation qui est douloureuse, qui est tragique, qui entraîne notre déshonneur... mais oui... oui... notre déshonneur. J’ai sur ce sujet des idées plus simples que les tiennes et je considère que l’honneur ne nous sera rendu que lorsque ta sœur aura épousé le père de son enfant. Ce n’est peut-être pas une conception très profonde ni très subtile, mais elle m’a suffi jusqu’à présent pour rester une honnête femme.

ROLAND, l’embrassant.

Je suis de ton avis, là !

MADAME JANSON.

Je l’espère. Ta sœur n’est donc pas encore revenue ? Pourquoi reste-t-elle si longtemps dehors ?

ROLAND.

Elle est allée faire des emplettes pour le petit.

MADAME JANSON.

Je n’aime guère à la savoir seule dans Paris. Il n’y a pas de mystère là-dessous ?

ROLAND.

Aucun.

MADAME JANSON.

Vous me dites bien tout ?

ROLAND.

Tout.

MADAME JANSON.

Bon. Alors, quand Yvonne rentrera, tu me préviendras... j’entends le petit qui se réveille...

Elle sort à droite.

 

 

Scène II

 

ROLAND, YVONNE

 

YVONNE, entr’ouvrant la porte de gauche et guettant la sortie de sa mère.

Chut ! c’est moi... Maman n’est pas là ?

ROLAND.

Non. Nous sommes seuls. Eh bien ?

YVONNE.

Eh bien, je l’ai vu... J’en étais sûre, qu’il était à Paris... j’en étais sûre... Il habite chez son cousin, un monsieur dont il me parlait tout le temps, monsieur Raymond Salvière. Il paraît que c’est un homme célèbre...

ROLAND.

Oh ! Je le connais de nom... Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?

YVONNE.

D’abord... tu penses qu’il a été étonné de me voir ! Il me croyait encore à Nantes, en train de l’attendre... Il voulait me demander des explications... Je l’ai arrêté... « Des explications, c’est à toi de m’en donner... Parle, je t’écoute... Je ne sortirai pas d’ici avant de savoir à quoi m’en tenir... et pourquoi tu as inventé cette histoire de voyage... » Il a compris que je ne plaisantais pas... Et alors, il s’est mis à me raconter des mensonges sur ses parents, sur leur position, sur son avenir... Il rougissait, il n’osait pas me regarder en face. Je sentais qu’il cherchait ses mots pour me dire quelque chose... Puis, il a commencé à balbutier une proposition d’argent... Alors, à mon tour, j’ai compris, je l’ai regardé dans les yeux, je lui ai mis la main sur l’épaule, comme ça, et je lui ai dit : « Tu te maries, tu es un lâche. Adieu. »

ROLAND.

Ce n’est pas possible !... Ce n’est pas possible !... Ce serait abominable !

YVONNE.

Il a été forcé de me l’avouer...

ROLAND.

Ma pauvre chérie... ma pauvre chérie... Mais quel gredin !... Il va avoir affaire à moi, je t’en donne ma parole !...

YVONNE.

Non, laisse-le tranquille pour le moment... J’ai besoin de réfléchir... et surtout de me reposer... Je n’en peux plus...

Elle tombe sur une chaise.

Je suis revenue à pied, figure-toi... J’avais oublié mon porte-monnaie... je n’avais pas le sou... Je ne tiens plus sur mes jambes...

ROLAND.

Tu es toute pâle... qu’est-ce que tu as ? Veux-tu que j’appelle ?

YVONNE.

Non, c’est passé... Ça va mieux... ça va très bien... Est-ce que je suis encore pâle ?

ROLAND.

Plus du tout... Continue... Que t’a répondu Georges ?

YVONNE.

Comme je prenais la porte, il a essayé de me retenir... Il m’a dit qu’il allait m’envoyer son cousin pour s’entendre avec moi, puisque je ne voulais pas être raisonnable.

ROLAND.

C’est un mensonge de plus. Je ne vois pas bien monsieur Raymond Salvière se dérangeant pour ça.

YVONNE.

Moi non plus. Aussi, je suis partie sans même tourner la tête, et voilà. C’est fini... Et sais-tu l’impression que j’ai ? Elle est assez curieuse et elle est réconfortante... J’ai l’impression que si j’ai commis une faute, une faute très grave, je viens presque de la réparer en étant courageuse, en étant énergique, en ne faisant pas de scène... et, par conséquent, je ne mérite plus de reproches.

ROLAND.

Ah ! je ne songe pas à t’en faire... Je ne songe qu’à ton chagrin, pauvre petite !

YVONNE.

Je n’ai pas de chagrin, je n’ai même plus de colère... Car, depuis longtemps, je ne l’aime plus... J’avais deviné que c’était un petit misérable... Si je tenais à être sa femme, c’est pour le petit, plus tard, et pour maman qui va être navrée...

ROLAND.

Moi aussi, je suis navré !...

YVONNE.

Mais toi, tu es un homme, ça n’est pas sérieux... Tu ne m’en veux pas, au moins ?

ROLAND.

Non, ma chérie, non... va !

YVONNE.

Tu pardonnes à ta petite sœur ?

ROLAND.

Oui, je te pardonne, mais c’est terrible tout de même.

YVONNE.

Tiens ! il me semble maintenant que c’était inévitable, tant j’ai été niaise et sans défense ! Non ! j’ai été trop naïve et trop crédule... Tant pis pour moi ! Dans la vie, on doit se défendre. Je tâcherai de le faire mieux à l’avenir... Seulement, voilà... Faut-il raconter ça à maman tout de suite ?

ROLAND, menaçant.

Pas avant que je n’aie vu Georges !

YVONNE.

Non... non... je ne le veux pas... plus tard.

ROLAND.

Laisse !

YVONNE.

Je t’expliquerai mon plan... Tu verras, nous nous en tirerons... Nous sommes jeunes, nous sommes d’accord... On est frère et sœur, un s’aime bien, n’est-ce pas ? Alors, nous allons tâcher de gagner notre vie et d’être très heureux. Quant à maman, on lui dira la vérité un de ces jours, ce n’est pas la peine de se presser. Et, en attendant, devant elle, ayons l’air de gens enchantés de l’existence.

Voyant entrer madame Janson, changeant de ton.

J’ai envie d’aller au théâtre, ce soir... entendre de la musique... Qu’est-ce qu’on joue à l’Opéra-Comique ?

 

 

Scène III

 

ROLAND, YVONNE, MADAME JANSON, puis VIRGINIE

 

MADAME JANSON.

Comment ! tu as envie daller au théâtre, ce soir ?

YVONNE.

Mais oui, maman. Quel mal y a-t-il ?

MADAME JANSON.

Il n’y a aucun mal, mais, il me semble que ce n’est guère le moment.

YVONNE.

Et pourquoi ?

MADAME JANSON.

Pour mille raisons que tu sais aussi bien que moi... Tu es donc d’humeur à t’amuser.

YVONNE.

Je suis toujours d’humeur à m’amuser.

MADAME JANSON.

Tu as de la chance... Dis-moi ? Est-ce que par hasard tu aurais reçu des nouvelles de... ?

YVONNE.

De qui ?

MADAME JANSON.

Ah ! tu es insupportable... Tu ne veux rien me dire, ne me dis rien. Tu ne veux pas me confier tes secrets, je ne te les demanderai plus.

YVONNE.

Ne te fâche pas : je n’ai pas de secrets.

MADAME JANSON.

Tu es contente ?

YVONNE.

Très contente. Tu vois, je ris.

MADAME JANSON.

Bon ! Bon ! Alors, tout va bien ?

YVONNE.

Tout va bien, maman.

MADAME JANSON, à Roland.

C’est vrai, ça ?

ROLAND.

C’est vrai.

Entre Virginie.

VIRGINIE.

Un monsieur et une dame désirent voir mademoiselle.

YVONNE.

Moi ?

VIRGINIE.

Oui, mademoiselle... Voici leurs cartes.

YVONNE.

Ah ! Eh bien, dites que je n’y suis pas.

MADAME JANSON.

Qui est-ce donc ?

YVONNE.

Tu ne les connais pas, moi non plus, d’ailleurs. Nous n’allons pas recevoir des gens que nous ne connaissons pas.

Bas à Roland pendant que madame Janson prend les cartes.

C’est le cousin de Georges.

ROLAND, même jeu.

J’ai compris.

MADAME JANSON.

Raymond Salvière... Il est avec une dame, dites-vous, Virginie ?

VIRGINIE.

Ce doit être sa femme.

MADAME JANSON.

On peut toujours voir ; si j’allais moi-même...

ROLAND, après un signe à Yvonne.

Non... pas toi... moi... D’abord, moi, je le connais ce monsieur...

MADAME JANSON.

Toi ?

ROLAND.

Tiens ! c’est l’auteur de ce livre que je suis en train de lire, sur la jeunesse française et sur la jeunesse anglaise... C’est un très beau livre dont tout le monde parle en ce moment, et à propos duquel les étudiants anglais viennent d’offrir un banquet à monsieur Salvière, et monsieur Salvière a prononcé un discours qui est un événement... Tu vois que je le connais très bien.

MADAME JANSON.

Et à propos de quoi vient-il ici, monsieur Salvière ?

ROLAND, souriant.

Il a peut-être appris que j’avais acheté son livre, alors il vient me voir.

MADAME JANSON.

Sois sérieux...

YVONNE.

Ce qu’il y a de plus simple, c’est de laisser Roland le recevoir. N’est-ce pas, Roland ?

ROLAND.

Oui... oui... tu as raison... laissez-moi...

YVONNE, insistant, un peu nerveuse.

Viens, maman, je t’en prie...

MADAME JANSON.

On me cache encore quelque chose. Mais il est écrit qu’avec vous, je ne saurai jamais rien.

YVONNE, bas à Roland, avant de sortir.

Moi, je ne veux pas le voir, tu entends... c’est fini... c’est fini !...

Elle sort avec sa mère.

ROLAND, à Virginie.

Faites entrer ce monsieur et cette dame.

À sa mère en la conduisant à droite avec Yvonne.

Je te raconterai tout, je te le promets.

Entrent, une seconde après la sortie d’Yvonne et de madame Janson, monsieur et madame Salvière.

 

 

Scène IV

 

SALVIÈRE, MADELEINE, ROLAND

 

ROLAND.

Ma sœur, monsieur, m’a prié de l’excuser auprès de vous et de vous recevoir à sa place. Elle est un peu souffrante... Madame...

Il s’incline.

SALVIÈRE.

Mademoiselle Janson était chez moi tout à l’heure. J’ai beaucoup regretté de ne pas m’y trouver en même temps qu’elle... J’aurais été, ainsi que ma femme.

Il présente du geste Madeleine.

Charmé de faire sa connaissance.

ROLAND.

Ma sœur a eu tort, évidemment, de se présenter chez vous, sans avoir l’honneur de vous connaître... mais...

SALVIÈRE, l’arrêtant.

Ce n’est pas ce que je veux dire, monsieur. Si j’avais su ce que je sais aujourd’hui, et ce que je ne sais que d’aujourd’hui, il y a longtemps que je serais venu vous voir ainsi que mademoiselle Janson, croyez-le bien.

MADELEINE.

Certes, oui... Mon cousin ne nous a mis au courant que tout à l’heure, quand nous sommes rentrés à la maison, au moment même où votre sœur en sortait.

ROLAND.

Ah ! vous ignoriez... ?

MADELEINE.

Tout, absolument tout. Nous fréquentons assez peu Georges, quoiqu’il soit notre propre parent, il habite la province, nous, Paris, il nous avait demandé l’hospitalité pour quelques jours à l’occasion de son...

Elle s’arrête.

ROLAND.

Oh ! je sais, madame... de son mariage. Ma sœur n’a pas de secrets pour moi.

SALVIÈRE.

Et c’est précisément, monsieur, au sujet de ce mariage que mon cousin m’a chargé d’une mission auprès de mademoiselle... Yvonne, n’est-ce pas ?

ROLAND.

Yvonne, oui, monsieur. Elle s’attend, en effet, à des propositions... elle vient de me le dire... mais elle est très fermement résolue à ne pas même les discuter, quelles qu’elles soient. Elle accepte la situation actuelle sans se plaindre, sans récriminer, sans chercher à causer le moindre scandale.

SALVIÈRE.

Ah ! Et vous, monsieur !

ROLAND.

Moi ?... Moi, c’est autre chose. Je n’ai pas encore pris de résolution, mais je ne pense pas que je serai aussi résigné.

SALVIÈRE.

Je ne vous le reproche pas. Mais dans ces conditions-là, verriez-vous un inconvénient à ce que j’aie quelques minutes d’entretien avec mademoiselle Yvonne ?

ROLAND.

Je doute qu’elle y consente.

SALVIÈRE.

Demandez-le-lui toujours... Il ne peut en résulter rien de désobligeant pour elle, je vous assure. Si vous me connaissiez davantage...

Il aperçoit le livre qui est sur la table et s’arrête en regardant Roland.

Ah ! mais...

ROLAND.

Vous voyez, je vous connais... et je suis très fier de vous connaître.

SALVIÈRE.

À part mon amour-propre d’auteur, je suis heureux de cette circonstance qui va mettre entre nous plus de familiarité.

ROLAND.

Vous vous moquez, monsieur.

SALVIÈRE.

Non ! non ! un auteur se lie aisément avec un de ses lecteurs. Vous verrez cela quand vous ferez des livres... Mais vous êtes bien jeune pour une lecture de cette sorte... Quel âge avez-vous, si je ne suis pas indiscret ?

ROLAND.

Vingt et un ans.

MADELEINE.

Et mademoiselle Yvonne ?

ROLAND.

Vingt-trois. Mais je suis l’aîné tout de même.

SALVIÈRE.

Vous êtes très gentil et je ne vous dis pas ça seulement parce que vous avez acheté une de mes œuvres.

ROLAND.

Je les connais toutes. Et je viens de lire aussi le beau discours que vous avez prononcé devant les étudiants.

SALVIÈRE.

Alors ne résistez plus, et allez me chercher mademoiselle Yvonne... Où est-elle ?

ROLAND.

Ici, avec ma mère.

SALVIÈRE.

Allez ! Allez !

ROLAND, souriant.

Oui, monsieur, j’y vais.

Il sort à droite.

 

 

Scène V

 

SALVIÈRE, MADELEINE

 

MADELEINE.

Il a l’air fort distingué, ce jeune homme, très fin. Si sa sœur lui ressemble, la conduite de Georges est encore plus odieuse... Je m’attendais, d’après ce qu’il nous a dit, à une famille de petits artisans de province, sans grande éducation... Ce n’est pas ça du tout.

SALVIÈRE.

En effet... D’ailleurs, le père était fonctionnaire... employé à Nantes, dans les bureaux de la Préfecture... Oui, je me rappelle... Il me semble que Georges m’a raconté ça vaguement tout à l’heure.

MADELEINE.

Il est tout de même étrange qu’une jeune fille élevée dans un pareil milieu se soit laissé séduire aussi facilement.

SALVIÈRE.

Mais d’abord nous ne savons pas si elle a été séduite facilement.

MADELEINE.

C’est vrai. Nous sommes donc chez la mère, ici ?

SALVIÈRE.

Oui.

MADELEINE.

Ton cousin ne nous a rien dit de tout cela... Il est vraiment d’une inconscience !

SALVIÈRE.

Oui, c’est un petit drôle. Seulement, je ne sais pas trop quoi dire à cette jeune fille... C’est une démarche que tu aurais dû faire sans moi.

MADELEINE.

Au contraire... il s’agit de questions d’argent... d’intérêts... Il vaut bien mieux que ce soit toi qui t’expliques avec elle... et même seul avec elle... Je vous laisserai causer ensemble.

SALVIÈRE, apercevant la porte qui s’ouvre.

Ah !

Entrent Yvonne et Roland.

 

 

Scène VI

 

SALVIÈRE, MADELEINE, ROLAND, YVONNE

 

SALVIÈRE, à Yvonne.

Excusez mon insistance, mademoiselle... Votre frère a dû vous assurer qu’il n’y avait dans la démarche que j’ai accepté de faire auprès de vous que de la sympathie et de l’intérêt...

Présentant.

Ma femme...

YVONNE.

Madame...

MADELEINE.

Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous serrer la main ?

YVONNE.

Avec plaisir, madame.

À Salvière.

Roland m’a appris, en effet, que vous veniez de la part de votre cousin... Ce qui me surprend, c’est que Georges envoie quelqu’un me dire ce qu’il pouvait si bien me dire lui-même.

SALVIÈRE.

Il paraît que vous l’avez quitté un peu brusquement.

YVONNE, riant.

Ça, c’est vrai.

SALVIÈRE.

Alors, tout s’explique.

YVONNE.

Et en quoi consiste cette démarche ?

SALVIÈRE.

Je vais vous le dire, si vous m’y autorisez.

MADELEINE, à Roland.

Y a-t-il indiscrétion, monsieur, à vous demander de vouloir bien me présenter à madame votre mère ?

ROLAND.

Aucune indiscrétion, certes... Maman sera charmée... Je vous conduis, madame.

Sortent Madeleine et Roland.

 

 

Scène VII

 

SALVIÈRE, YVONNE

 

YVONNE.

Je vous écoute, monsieur.

SALVIÈRE.

Mon cousin, mademoiselle, m’a raconté aussitôt après votre départ l’explication que vous veniez d’avoir ensemble... Il m’a appris en même temps ce que j’ignorais, c’est-à-dire ses engagements avec vous... votre histoire en un mot...

YVONNE.

Il a eu de l’aplomb de vous raconter ça.

SALVIÈRE.

Il a beaucoup d’aplomb... Après m’avoir fait ce récit, il m’a supplié de vous transmettre une proposition...

YVONNE.

Si ce n’était pas vous, monsieur, je ne l’écouterais même pas, tellement je suis décidée d’avance à ne pas l’accepter. Mais mon frère m’a affirmé que vous étiez un monsieur très bien et qu’il vous admirait beaucoup. Alors, je vous écoute...

SALVIÈRE.

Trop aimable, mademoiselle... Voici. Mon cousin vous propose de vous faire une rente, réversible sur la tête de votre enfant... vous comprenez... réversible...

YVONNE.

Je comprends parfaitement...

SALVIÈRE.

Le chiffre de cette rente serait fixé à l’amiable entre vous et lui. Je crois qu’il n’y aurait pas de difficultés de ce côté-là.

YVONNE.

Il est bien bon.

SALVIÈRE.

Cependant, il y met une condition.

YVONNE.

Ah ! ah ! Quelle est cette condition ?

SALVIÈRE.

C’est que vous retournerez à Nantes, où vous avez habité jusqu’ici... Nantes ou les environs, je ne sais pas au juste...

YVONNE.

Il a la prétention de me fixer mon domicile... C’est très drôle... Vous permettez que je rie ?

SALVIÈRE.

Je vous en prie.

YVONNE.

Je vois que ma présence à Paris lui est plutôt désagréable... Sa fiancée habite Paris, n’est-ce pas ?

SALVIÈRE.

Oui. Et que dois-je lui répondre ?

YVONNE.

Tout simplement que je ne veux plus avoir avec lui aucun rapport, que je n’ai pas besoin qu’il me fasse une rente, et que je logerai où bon me semblera... où bon me semblera.

SALVIÈRE.

Bien.

YVONNE.

Quant à son fils, je me charge moi-même de l’élever et je m’arrangerai de façon qu’il n’aura jamais la curiosité de faire la connaissance de son père. Voilà, monsieur, ce que je vous prie de répondre à votre cousin.

Elle se lève.

SALVIÈRE, se levant aussi et en souriant.

Vous me congédiez, mademoiselle ?

YVONNE.

C’est que je suppose que vous n’avez plus rien à me dire.

SALVIÈRE.

Il me reste à vous dire, mademoiselle, que, lorsque Georges a eu fini de me raconter sa petite histoire, je lui ai déclaré qu’il se conduisait avec vous d’une façon absolument déloyale et répugnante.

YVONNE.

Vous lui avez dit répugnante ?

SALVIÈRE.

En propre terme.

YVONNE.

Asseyez-vous, alors, ne vous en allez pas tout de suite... Je suis très contente. Mais vous ne me dites pas ça pour me faire plaisir ?

SALVIÈRE.

Non... non...

YVONNE.

Bon. Ça me console un peu. Vous êtes un brave homme, vous, ce n’est pas comme votre cousin. Je parie qu’il fait un riche mariage ?

SALVIÈRE.

Un beau mariage, oui.

YVONNE.

Il est capable d’être heureux.

SALVIÈRE.

Non, il ne sera pas heureux.

YVONNE.

Vous me le promettez ?

SALVIÈRE.

Je vous le promets.

YVONNE.

Hein ! pourtant ! Moi, je ne crois guère au remords : je crois plutôt que les mauvaises actions qu’ils commettent, les hommes finissent par les oublier.

SALVIÈRE.

C’est vrai, quelquefois.

YVONNE.

Et les bonnes, est-ce qu’ils les oublient ?

SALVIÈRE.

Plus rarement.

YVONNE.

Je serais curieuse de savoir ce que Georges vous a dit pour expliquer sa conduite à mon égard ?

SALVIÈRE.

Il a invoqué sa famille, le refus de son père, son avenir.

YVONNE.

Quel menteur !... Et contre moi, j’espère qu’il ne vous a rien dit ? Ce serait le comble ! Car il n’a pas un reproche, pas le plus petit à m’adresser... Quand j’ai compris que j’allais avoir un bébé, j’aurais pu aller trouver sa famille et exiger le mariage immédiat, sous peine de scandale, comme c’était mon droit, comme c’était peut-être mon devoir... Il m’a suppliée de ne pas le faire, je ne l’ai pas fait... J’ai attendu que, soi-disant, il eût préparé son père à cette idée... Et moi, alors, il m’a bien fallu avouer ma situation à maman et à mon frère... Je vous jure que c’est une heure que je n’oublierai pas et quoi qu’il m’arrive maintenant, il ne m’arrivera jamais quelque chose de plus cruel. Je suis parée, comme disent les marins de chez nous... Je suis Bretonne.

SALVIÈRE, ému.

Oui... oui...

YVONNE.

Je vous raconte ça parce que je ne veux pas que vous ayez de moi une mauvaise opinion... Et vous savez que le mariage, il me l’avait promis cent fois, il me l’avait promis dès le premier jour... Il était mon fiancé, il m’avait fait la cour, il avait demandé ma main à ma mère, car je suis d’aussi bonne famille que lui, et je suis aussi bien élevée que lui... J’ai l’air comme ça un peu libre, parce que mon père est mort quand nous étions très jeunes et que maman nous a laissé faire un peu ce que nous voulions... Mais cela n’empêche pas d’être une honnête fille... Jamais, avant Georges, un garçon ne m’avait dit un mot que ma mère n’aurait pas pu entendre... Lui, je l’ai aimé tout de suite... et je me suis donnée à lui sans crainte, comme si j’étais déjà sa femme... Voilà ma petite histoire, monsieur ; je ne vous la raconte pas très bien, mais je vous jure que je vous dis la vérité. Et, maintenant, soyez franc, quelle opinion avez-vous de moi ?

SALVIÈRE.

Je pense, mademoiselle Yvonne, que vous êtes une personne pleine de cœur et de la plus jolie fierté ; que l’homme qui vous abandonne est un pitoyable égoïste qui ne vous méritait pas et que vous aurez un jour votre revanche.

YVONNE.

Et madame Salvière, est-ce qu’elle est de cet avis-là ?

SALVIÈRE.

N’en doutez pas, et elle aura bientôt, comme moi, une très vive sympathie pour vous.

YVONNE.

Elle est bien belle... et puis elle a une figure distinguée... Elle va admirablement avec vous : vous faites un beau ménage... Vous devez être heureux tous les deux ?

SALVIÈRE.

Nous sommes très heureux.

YVONNE.

Vous dites bien ça. Un sent que c’est vrai. Tant mieux ! Et y a-t-il longtemps que vous êtes mariés ?

SALVIÈRE.

Sept ans.

YVONNE.

Combien avez-vous d’enfants ?

SALVIÈRE.

Nous n’avons pas d’enfant.

YVONNE.

C’est dommage... mais enfin, ce n’est pas fini.

SALVIÈRE, riant.

Je ne suis pas venu ici pour m’amuser, mais je ne peux pas m’empêcher de rire.

YVONNE.

Riez... riez... ne vous gênez pas... Moi aussi, j’étais partie pour être très gaie, mais je me suis arrêtée en chemin, il y avait de quoi.

SALVIÈRE.

Je vous dirai à mon tour : ce n’est pas fini.

YVONNE.

Oh ! je ne me désespère pas, remarquez... D’abord, c’est bizarre : il y a deux femmes en moi.

SALVIÈRE.

Il doit même y en avoir plus.

YVONNE.

C’est possible, mais je n’en connais que deux. L’une est absolument dégoûtée de la vie, et pour un oui ou pour un non, elle se jetterait à l’eau...

SALVIÈRE.

J’aime mieux l’autre...

YVONNE.

L’autre, ma foi, se dit qu’elle est jeune. Elle a envie de jouir de la vie, de chercher à être heureuse, de se défendre, de lutter...

SALVIÈRE.

C’est celle-là qui a raison.

YVONNE.

Oui, je crois qu’elle empêchera sa camarade de se noyer. Ça me fait beaucoup de plaisir de causer avec vous... Et vous ?

SALVIÈRE.

Moi, je suis charmé.

YVONNE.

Vrai ?

SALVIÈRE.

Vrai. Alors, puisque nous voilà bien ensemble, dites-moi un peu ce qu’il y a dans cette petite tête... Pourquoi n’acceptez-vous pas ce que vous offre Georges ?

YVONNE.

Parce que je ne veux pas retourner à Nantes. Je veux rester à Paris. C’est convenu avec mon frère. La rente de ma mère nous suffira jusqu’à ce que nous gagnions notre vie tous les deux, ce qui ne tardera pas. Roland est très instruit et moi je ne suis pas aussi ignorante que j’en ai l’air.

SALVIÈRE.

Vous n’en avez pas l’air.

YVONNE.

Oh ! si ! je n’ai pas la physionomie grave des personnes qui ont reçu une instruction supérieure... Mais j’ai beaucoup travaillé et j’ai beaucoup lu. J’aurais pu passer mon brevet, je savais tout ce qu’il faut... Je ne l’ai pas fait, parce que je ne me destinais pas à l’enseignement... Avec mon caractère, j’aurais été une institutrice déplorable, et mes élèves ne m’auraient pas prise au sérieux... Je me connais très bien : je sais pour quoi j’ai des dispositions et pour quoi je n’en ai pas.

SALVIÈRE.

Vous avez infiniment de bon sens et, en effet, je ne vous vois pas en institutrice. Mais, dites-moi, pour quelle carrière vous sentez-vous de l’aptitude, une inclination ?... Y avez-vous déjà songé ? Allons ! faites-moi vos confidences pendant que nous sommes en train !...

YVONNE.

Oh ! c’est bien grave de vous dire ça !

SALVIÈRE.

Bah !

YVONNE.

C’est un gros secret que je n’ai pas osé avouer à Roland... Et ce sera même très dur de le lui avouer... Et, vous comprenez, du moment que je ne le dis pas à mon frère...

SALVIÈRE.

Vous ne voulez pas me le dire à moi qui ne suis qu’un étranger... Mais d’abord, il me semble que je ne suis plus tout à fait un étranger pour vous... Ensuite, j’ai peut-être une certaine expérience de la vie de Paris, que vous n’avez pas encore, ni vous ni votre frère : je peux donc vous donner un conseil, je peux même vous aider... et je vous assure en outre que je suis très discret et que je ne raconterai à personne ce que vous allez me faire l’amitié de me dire tout de suite.

YVONNE.

Je veux bien. Vous m’inspirez une grande confiance.

SALVIÈRE.

Je la mérite.

YVONNE.

Je le crois... alors voici... Pour commencer, je suis partie de ce principe qu’après l’aventure qui m’était arrivée, il fallait renoncer aux professions régulières...

SALVIÈRE.

Qu’appelez-vous les professions régulières ?

YVONNE.

Par exemple, l’enseignement dont nous venons de parler... les Postes... les leçons de piano... – oui, je suis assez bonne musicienne – la comptabilité dans une maison de banque ou de commerce... Qu’est-ce que j’aurais fait là dedans avec un enfant à élever ?... Et puis, il me faudrait donner des explications... ou bien mentir. Je n’aime pas mentir... Quand une jeune fille a commis une faute, elle ne doit pas s’en vanter, certes, il n’y a pas de quoi, mais elle ne doit pas en rougir non plus, il est trop tard. Elle doit en supporter les conséquences carrément et tâcher de se bien conduire à l’avenir. Est-ce que vous ne pensez pas comme moi ?

SALVIÈRE.

Je pense comme vous à un degré qui m’épouvante.

YVONNE.

Je n’espère pas davantage pouvoir me marier un jour. Les gens qui épousent des jeunes filles dans ma position, on en entend parler quelquefois, mais on ne les rencontre jamais. Ce sont des hasards sur lesquels on ne doit pas compter, à moins d’être une imbécile... Et c’est fâcheux, parce que, moi, j’aurais été une excellente femme légitime. Ce misérable Georges ne s’imagine pas comme il aurait été heureux avec moi... Enfin ! n’en parlons plus... Parlons de mon idée.

SALVIÈRE.

Voyons-la, votre idée...

YVONNE.

Mon idée, c’est, à un moment donné, quand j’aurai travaillé, quand je serai bien sûre d’avoir les dispositions que je crois avoir, mon idée, est d’entrer au théâtre. Qu’en dites-vous ?

SALVIÈRE.

Ça ne me paraît pas impossible, au premier abord...

YVONNE.

Mais très difficile, n’est-ce pas.

SALVIÈRE.

Très difficile, d’après ce que j’entends dire autour de moi.

YVONNE.

Soyez franc. À votre avis, est-ce que j’ai ce qu’on appelle un physique de théâtre ?

SALVIÈRE.

Oui... à condition, bien entendu...

YVONNE.

Oui, à condition de ne pas vouloir jouer la tragédie.

SALVIÈRE.

Voilà.

YVONNE.

D’ailleurs, ça, j’en serais incapable...

SALVIÈRE.

Il n’y a pas de mal. Nous manquons d’actrices qui soient incapables de jouer la tragédie.

YVONNE.

Oh ! remarquez que je ne me fais pas d’illusions. Je sais parfaitement qu’on ne s’improvise pas acteur et qu’il faut beaucoup de travail.

SALVIÈRE.

Avez-vous déjà des relations dans le monde des théâtres ?

YVONNE.

Aucune... Et vous ?

SALVIÈRE.

Pas davantage. Je connais bien quelques femmes du monde qui jouent la comédie...

YVONNE.

Mais elles ne voudraient pas me donner des leçons.

SALVIÈRE.

Elles feraient même bien d’en prendre. Voulez-vous me charger de vous trouver un professeur ?

YVONNE.

Vous feriez ça ?

SALVIÈRE.

Tout de suite.

YVONNE.

Quel bonheur !

SALVIÈRE.

Je vous présenterai à lui comme une jeune fille du monde qui veut faire de la comédie de salon. Il vous parlera... il vous fera probablement réciter quelque chose... et, au bout d’un certain nombre de leçons, vous déciderez vous-même si vous devez ou non continuer.

YVONNE.

Oui... oui, voilà ce qu’il faut faire. Quelle bonne idée ! Un professeur, un professeur intelligent doit me dire tout de suite si j’ai la vocation... Je lui réciterai n’importe quoi... Je sais beaucoup de vers par cœur... Il m’arrivait souvent, à la campagne, en me promenant, de réciter à haute voix des fables de La Fontaine... Je les connais presque toutes... Et vous aussi, bien entendu...

SALVIÈRE.

Bien entendu. Mais je ne pourrais pas les réciter de mémoire, malheureusement.

YVONNE.

J’adore les fables de La Fontaine... et surtout celles qu’on n’apprend pas habituellement dans les écoles et qui sont presque inconnues. Ce sont les plus jolies. Je n’aime pas les enfantillages comme « Maître Corbeau », par exemple... Ça ne signifie rien... Vous ne trouvez pas ?

SALVIÈRE.

Oui, je trouve... et, ce qu’il y a d’affreux, c’est que je ne me rappelle que celles-là...

YVONNE.

Je vous indiquerai les autres, si vous voulez.

SALVIÈRE.

Je crois bien... Et quelle est celle que vous direz au professeur ?

YVONNE.

Je chercherai... Je commencerai par une très courte, ça vaut toujours mieux...

SALVIÈRE, souriant.

Le Renard et les Raisins... Je me rappelle qu’elle est très courte.

YVONNE.

Non... Je lui dirai... voyons... oui... L’Oiseau blessé d’une flèche.

SALVIÈRE.

Ah !

YVONNE.

Vous la connaissez, n’est-ce pas ?

SALVIÈRE.

Non, figurez-vous !

YVONNE.

Elle n’a que dix vers, mais il n’y a rien de plus émouvant, du moins, à mon avis.

SALVIÈRE.

Ah ! j’y suis... C’est celle qui commence par :

Il faut autant qu’on peut obliger tout le monde.

YVONNE.

Mais non, ça, c’est La Colombe et la Fourmi.

SALVIÈRE.

Alors, récitez-moi L’Oiseau blessé.

YVONNE.

Oh ! non...

SALVIÈRE.

Puisque ça n’a que dix vers.

YVONNE.

Ça ne fait rien. Je ne m’y attendais pas.

SALVIÈRE.

Allons ! ne vous faites pas prier...

YVONNE.

Oh ! mon Dieu... pour dix vers... n’importe... je suis émue... C’est déjà en public...

Se levant.

L’OISEAU BLESSÉ D’UNE FLÈCHE

Mortellement atteint d’une flèche empennée
Un oiseau déplorait sa triste destinée,
Et disait, en souffrant un surcroît de douleur :
« Faut-il contribuer à son propre malheur !
Cruels humains, vous tirez de nos ailes
De quoi faire voler ces machines mortelles.
Mais ne vous moquez point, engeance sans pitié :
Souvent il vous arrive un sort comme le nôtre ;
Des enfants de Japet toujours une moitié
Fournira des armes à l’autre. »

Allant tout de suite à lui après avoir fini. Timidement.

Et voilà !

SALVIÈRE, lui prenant les mains.

Il n’y a rien de plus joli, de plus délicat.

YVONNE.

Ça vous plaît ?

SALVIÈRE.

Infiniment. Et vous le dites avec un goût parfait, avec une émotion légère, un peu comme si vous parliez de vous.

YVONNE.

Oh ! que je suis contente !... Mais vous, vous êtes sincère, au moins ?... Oui... oui... je vois que vous êtes sincère... J’ai presque envie de pleurer... Je me retiens parce que ce serait ridicule, mais vous l’avez échappé belle... Alors, vous pensez que le professeur m’engagera à continuer ?

SALVIÈRE.

Le professeur, s’il n’est pas bête, vous demandera de lui apprendre à réciter les fables de La Fontaine.

YVONNE.

Ne vous moquez pas... Mais tout ça ne prouve pas que j’ai des dispositions pour le théâtre.

SALVIÈRE.

Voyons, il me vient une idée... qui serait un moyen, je ne dis pas de vous faire connaître, mais de vous mettre en rapport avec des gens qui pourraient vous être utiles.

YVONNE.

Oh ! dites, dites, ce doit être une bonne idée !

SALVIÈRE.

Mais d’abord, je ne ferai rien sans le consentement de votre mère, et de votre frère aussi, qui est le chef de la famille...

YVONNE.

Pardon, je suis l’aînée.

SALVIÈRE.

Lui aussi, il me l’a dit.

YVONNE.

J’aurai son consentement, je vous le promets... Quelle est l’idée ?...

SALVIÈRE.

Ce serait de vous faire réciter des fables devant quelques personnes bien choisies, ou bien dans une représentation mondaine... On y est moins difficile qu’au théâtre, on y risque moins et, en même temps, on y est en vue, ça a un certain retentissement... Enfin ! on peut toujours essayer.

YVONNE.

Je crois bien. Mais c’est le rêve, ça, c’est le rêve !

SALVIÈRE.

J’ai un de mes amis qui est ministre pour le moment et qui donne une grande soirée diplomatique dans quelques jours. On jouera la comédie... il y aura des chanteurs... des danseuses... Voulez-vous que je lui demande devons inscrire sur son programme ?

YVONNE.

Oh ! Ce serait beau... mais je n’ose pas... J’ai que peur ! Un ministre ? Quel ministre ? Comment s’appelle-t-il ?

SALVIÈRE.

Villerat.

YVONNE.

Oh ! je le connais de nom... Villerat... c’est le ministre des Affaires étrangères... Et c’est un de vos amis ?

SALVIÈRE.

Nous avons été au collège ensemble...

YVONNE, le regardant.

C’est vrai qu’avec votre air simple vous êtes un grand personnage, je n’y pensais plus.

SALVIÈRE, riant.

Non, mademoiselle Yvonne, rassurez-vous... Moi, je ne suis rien et vous pouvez continuer à me parler sans crainte.

YVONNE.

Vous êtes tout de même un monsieur qui a fait un livre épatant et dont le portrait est dans les journaux... Et quand a-t-elle lieu, la soirée ?

SALVIÈRE.

Le quinze...

YVONNE.

Pourvu qu’il accepte, votre ami le ministre ?

SALVIÈRE.

Il acceptera, je m’y engage.

YVONNE.

Quand je pense que j’étais tout à l’heure dans un désarroi affreux et que me voilà maintenant presque gaie, avec un gros espoir au cœur et, en tout cas, en pleine illusion... Et, grâce à vous, tout ça, grâce à vous... Je ne l’oublierai pas... Vous aurez une grosse influence sur ma vie.

Elle lui tend les deux mains.

SALVIÈRE.

Vous êtes une petite Bretonne superstitieuse.

YVONNE.

Vous verrez que je ne me trompe pas, monsieur Salvière... et, en tout cas, moi je vous suis très reconnaissante... ainsi qu’à madame Salvière...

Elle va à la parle de droite et l’ouvre. Paraît Madeleine. Yvonne, à Madeleine.

Oh ! madame, monsieur Salvière vient de me rendre un grand service.

MADELEINE.

Il a eu raison, mademoiselle...

SALVIÈRE.

Mais tout ça, à condition, bien entendu, que nous ayons l’autorisation...

YVONNE.

Nous allons l’avoir tout de suite... Je vais d’abord en parler à mon frère.

SALVIÈRE.

Eh bien, je vous attends...

Sort Yvonne vers la droite.

 

 

Scène VIII

 

SALVIÈRE, MADELEINE

 

MADELEINE, souriant.

Quel est ce grand service ?

SALVIÈRE.

Fort peu de chose en réalité... Figure-toi que cette jeune fille a la vague ambition d’entrer au théâtre...

MADELEINE, même jeu.

Au théâtre ? Elle veut être actrice ?...

SALVIÈRE.

Il paraît...

MADELEINE, toujours très gaiement.

Et c’est de théâtre que vous avez parlé si longtemps ? Allons ! Ça n’a pas été aussi tragique que je le craignais... Tu ne voulais pas venir... tu vois que tu avais tort... Et les propositions de Georges ?

SALVIÈRE.

Elle ne les accepte pas... Et j’ai l’impression qu’elle est sincère... C’est une personne qui a dans l’esprit un mélange de bon sens, de gravité et d’incohérence qui n’est pas sans charme. Je m’explique parfaitement l’aventure qui lui est arrivée !... Enfin ! Nous sommes très bien ensemble : elle m’a fait ses petites confidences et, pour me montrer ses aptitudes, elle m’a récité une fable de La Fontaine. Et, ma foi, si bien, que j’ai l’intention d’en parler à Villerat pour sa prochaine soirée... à moins que tu ne me désapprouves.

MADELEINE.

Du tout... du tout... C’est très amusant... Elle la récité une fable de La Fontaine !... Et nous qui nous imaginions tomber en plein drame !... C’est comme ce jeune homme, avec qui je viens de causer quelques instants... Certes, il est distingué... mais il est terriblement calme et froid pour une situation pareille... La mère est la seule des trois qui me paraisse normale : c’est une bonne femme... Ah çà ! Pourquoi ris-tu ?

SALVIÈRE.

Je ris de l’espèce de déception que tu éprouves. Tu as été profondément émue quand notre cousin t’a raconté cette histoire et alors, tu t’attendais à voir une famille en larmes et des gens traduisant leur désespoir avec des gestes pathétiques. Et voilà que tu es sur le point de ne plus l’intéresser à eux parce qu’ils s’expriment naturellement.

MADELEINE.

Dis tout de suite que je suis théâtrale et romanesque !

SALVIÈRE.

Non, tu as au contraire la pitié la plus profonde et la plus franche, et il y a peu de femmes aussi délicatement sensibles que toi... Mais ton imagination a construit un drame et la réalité t’en donne un autre. Alors, tu es surprise. Attends un peu : le vrai est peut-être, au fond, plus poignant que celui que tu te figurais. La vie impose quelquefois le drame à des êtres très simples, et même comiques.

Entrent Roland et Yvonne.

 

 

Scène IX

 

SALVIÈRE, MADELEINE, ROLAND, YVONNE

 

YVONNE, entrant, à Roland.

Dis à monsieur Salvière que tu consens.

ROLAND, souriant.

Je consens.

SALVIÈRE.

Alors, mademoiselle, voilà qui est convenu. Je vous enverrai un petit mot dès que j’aurai vu le ministre.

YVONNE.

Merci encore, monsieur Salvière...

À Madeleine.

Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance, madame.

SALVIÈRE.

Il n’y a qu’un moyen, c’est de ne plus nous en parler jamais... Au revoir, mademoiselle Yvonne... Au revoir, cher monsieur...

ROLAND, s’inclinant.

Monsieur... Madame...

Sortent Madeleine et Salvière.

 

 

Scène X

 

ROLAND, YVONNE

 

YVONNE.

Crois-tu, hein ?

Le regardant.

C’est curieux, tu n’as pas l’air enchanté...

ROLAND.

Non. Car tu me révèles tout à coup des goûts, un genre d’ambition, que je ne te soupçonnais pas... Je te croyais résignée à une vie modeste, comme moi...

YVONNE.

Pourvu que je sois honnête et que je reste auprès de vous, est-ce que ce n’est pas l’essentiel ?

ROLAND.

C’est l’essentiel, en effet. Mais je n’en suis pas aussi sûr que tout à l’heure.

YVONNE.

Oh ! Roland... ce n’est pas gentil ce que tu dis... Regarde-moi bien. Je n’ai pas d’autre désir que celui de gagner ma vie et de vivre entre maman et toi... Je sais que j’ai un frère à qui je causerais une grande douleur si, à partir de maintenant, je ne me conduisais pas d’une façon irréprochable, et alors, Roland, tu dois être sûr que je me conduirai d’une façon irréprochable. Dis-moi que tu en es sûr ?

ROLAND.

J’en suis convaincu, Yvonne.

YVONNE.

Non... non... je veux que tu en sois sûr. Dis que tu en es sûr !

ROLAND, l’embrassant.

Eh bien, j’en suis sûr.

YVONNE.

Et, maintenant, mon avis est qu’il faut tout raconter à maman, Georges... les fables... enfin tout... On ne peut pas continuer à lui faire des cachotteries, n’est-ce pas ?

ROLAND.

Évidemment.

YVONNE, voyant entrer madame Janson.

Laisse-moi faire.

 

 

Scène XI

 

ROLAND, YVONNE, MADAME JANSON

 

MADAME JANSON.

Ils sont partis... Bon ! Écoutez-moi, mes enfants, je viens de prendre une résolution énergique... Et je veux enfin savoir à quoi m’en tenir... Vous me cachez quelque chose depuis ce matin.

YVONNE.

Oui, maman, nous te cachions quelque chose... nous te le cachions dans ton intérêt et pour ne pas te faire de la peine.

MADAME JANSON.

Qu’est-ce que c’est encore, mon Dieu !...

YVONNE.

Mais nous allons te le dire, bien franchement... Assieds-toi là, maman.

Elle la fait asseoir. Yvonne et Roland se mettent de chaque coté de madame Janson.

MADAME JANSON.

Que de précautions !... Mes enfants, vous m’épouvantez...

YVONNE.

Au fond, ce n’est pas très grave... Mais il vaut mieux te le dire... n’est-ce pas, Roland ?

ROLAND.

Oui... oui...

MADAME JANSON.

Mais dépêche-toi, malheureuse ! Tu ne vois pas dans quel état je suis !

YVONNE.

Voici, maman... Georges...

Elle s’arrête.

MADAME JANSON.

Eh bien, Georges... quoi ?...

YVONNE.

Il se marie, mais pas avec moi.

MADAME JANSON, atterrée.

Oh !

ROLAND, la prenant dans ses bras.

Maman, je t’en prie... voyons... il faut se résigner... C’est un gros malheur, mais enfin...

MADAME JANSON.

C’est affreux !... affreux !...

Elle pleure.

ROLAND.

Ne pleure pas.

MADAME JANSON.

C’était mon dernier espoir, ce mariage... Mes enfants, je suis désespérée...

YVONNE.

Non, maman, non... On va se débrouiller, Roland et moi, tu vas voir... Moi, d’abord, je vais dire des fables au ministère des Affaires étrangères... dans quelques jours... C’est une grosse chance !...

MADAME JANSON.

Des fables !... Ah ! tu te consoles facilement...

ROLAND.

Puisqu’on n’y peut rien !

MADAME JANSON, avec un signe à droite.

Et ce pauvre petit ! Est-ce que vous y pensez ?

ROLAND.

Nous ne pensons qu’à lui...

MADAME JANSON.

Il sera toute sa vie un enfant naturel !...

ROLAND.

Ça lui est bien égal pour le moment.

MADAME JANSON.

Il n’aura jamais de père !

YVONNE.

Il a une grand’mère, il a une mère, il a un oncle... On ne peut pas tout avoir...

Elle embrasse madame Janson.

 

 

ACTE II

 

Un petit salon donnant sur les grands salons du ministère des Affaires étrangères. La représentation reste invisible, ainsi que la fête, devinée seulement à travers les portes, quand elles s’ouvrent, et à des applaudissements.

 

 

Scène première

 

MADAME VILLERAT, SARDIN, puis MADAME LAHONCE, puis SALVIÈRE

 

MADAME VILLERAT, à Sardin.

Vous serez bien gentil d’expliquer ça de façon qu’on ne me questionne pas trop...

SARDIN.

Soyez tranquille.

MADAME VILLERAT.

On croit déjà qu’il s’agit d’un événement...

SARDIN, riant.

Oui... on devient très nerveux, au ministère.

MADAME LAHONCE, entrant.

Votre mari n’est pas là, chère amie... Qu’est-ce qui se passe donc ?

MADAME VILLERAT.

Mais rien, chère amie.. J’étais en train de recommander à Sardin... Une simple réunion de deux ou trois membres du Cabinet, après la séance de la Chambre, voilà tout... Le ministre sera ici dans une demi-heure au plus tard... Répandez cela, Sardin... hein ? adroitement.

SARDIN.

Comptez sur moi, madame... D’ailleurs, je l’ai déjà dit à Bombel qui vient d’envoyer une petite note à son journal, pour mettre les choses au point...

MADAME LAHONCE, à Salvière qui entre.

Bonsoir, Salvière...

SALVIÈRE.

Mes hommages, madame...

Se retournant.

Bonsoir, mon cher Sardin.

Il lui tend la main.

SARDIN.

Tous mes respects, mon cher maître...

Il s’éloigne.

 

 

Scène II

 

SALVIÈRE, MADAME VILLERAT, MADAME LAHONCE, puis BOMBEL

 

SALVIÈRE.

Ce jeune homme est très respectueux...

MADAME VILLERAT.

Parce qu’il vous appelle « mon cher maître » ? Mais il a raison. Je vous appellerais « mon cher maître », si nous n’étions pas si bons amis.

SALVIÈRE.

Je ne le souffrirais pas.

MADAME VILLERAT.

Que vous disait donc l’ambassadeur d’Italie avec qui vous sembliez en grande conversation ?...

SALVIÈRE.

Je l’ai déjà oublié.

MADAME VILLERAT.

C’est-à-dire qu’il vous faisait des compliments sur votre livre, comme tout le monde.

SALVIÈRE.

Juste.

MADAME VILLERAT.

Il m’en a parlé hier avec une véritable admiration.

MADAME LAHONCE.

Il serait le seul...

SALVIÈRE, à madame Lahonce.

Trop aimable... À propos, j’oubliais de vous demander des nouvelles de votre mari.

MADAME LAHONCE.

J’en ai reçu hier : il est encore absent pour un mois... Je vous avoue que le temps me paraît interminable... C’est effrayant pour les femmes, ces missions à l’étranger.

MADAME VILLERAT.

Lahonce en reviendra couvert de gloire, et vous aussi par conséquent.

À Salvière.

Eh bien ! Je ne vois pas Madeleine. J’espère qu’elle ne me fait pas faux bond ?

SALVIÈRE.

Elle me suit. Elle est allée chercher la jeune personne que vous avez aperçue chez moi.

MADAME VILLERAT.

Je compte toujours sur elle et sur ses fables, qu’elle dit d’une façon charmante...

À madame Lahonce.

Vous étiez l’autre soir chez Salvière, je crois... N’est-ce pas qu’elle est charmante, cette jeune fille ?

MADAME LAHONCE, en souriant.

Oui... oui, charmante et très originale... Mais est-ce une jeune fille ou une jeune femme ? ou bien les deux à la fois ?

SALVIÈRE.

C’est une jeune fille.

MADAME LAHONCE.

Je ne l’avais jamais rencontrée chez vous.

SALVIÈRE.

Vous l’y rencontrerez maintenant.

MADAME LAHONCE.

Oh ! je ne vous demande pas qui elle est...

SALVIÈRE.

Mais je serais capable de vous le dire... Pourquoi souriez-vous ?...

MADAME VILLERAT.

Oui, c’est un peu méchant, ça... Et Salvière ne le mérite pas. Car il n’a pas souri tout à l’heure quand l’absence de votre mari vous paraissait si longue... si longue !...

SALVIÈRE.

Je n’ai pas bronché, vous me rendrez cette justice...

MADAME LAHONCE, riant.

Bon ! nous sommes quittes...

MADAME VILLERAT, se retournant.

Ah ! Bombel... je suis contente de vous voir...

BOMBEL, lui baisant la main.

Mille fois aimable, madame...

S’inclinant devant madame Lahonce.

Madame.

À Salvière.

Bonsoir, mon cher maître...

MADAME VILLERAT, à Bombel.

Sardin vous a mis au courant.

BOMBEL.

Oui... je vous remercie, mais je le savais... je l’ai su en même temps que le ministre. À la suite de l’interpellation Garbier, sur la politique étrangère, Villerat a réuni trois ou quatre de ses collègues pour causer de la situation... Le bruit s’est répandu dune démission partielle du Cabinet. Ça ne tient pas debout. J’exécuterai ça demain en dix lignes. L’incident ne vaut pas davantage.

MADAME VILLERAT, se levant.

Vous avez raison et je vous remercie, cher monsieur Bombel. Voyez cependant le ministre quand il arrivera.

BOMBEL.

C’est entendu.

MADAME VILLERAT.

Maintenant, je vais au secours de Sardin qui doit être en train de faire des gaffes...

À madame Lahonce.

Venez m’aider, chère amie...

Elle sort avec madame Lahonce.

 

 

Scène III

 

SALVIÈRE, BOMBEL

 

BOMBEL.

Vous savez qu’il est question de vous, en ce moment...

SALVIÈRE.

Où cela ?

BOMBEL.

En haut lieu. Villerat va prononcer votre nom, je le tiens de la meilleure source.

SALVIÈRE.

Villerat est mou ami intime : il prononce mon nom très souvent.

BOMBEL.

Pas au même sujet. Vous ne devinez pas ? L’interpellation de tantôt... Deux ambassades sans titulaires dans huit jours... peut-être avant...

SALVIÈRE.

Eh bien ?

BOMBEL.

Eh bien, vos travaux d’histoire, vos discours, vos grandes relations à l’étranger... votre situation en France, enfin tout ce qui fait de vous un des hommes les plus en vue d’aujourd’hui vous désigne pour une de ces ambassades, si vous faites un signe.

SALVIÈRE.

Bombel, je ne vous en veux pas, car votre intention n’est pas mauvaise, mais j’espère que vous n’allez pas mettre ce genre de plaisanterie dans votre journal. Je sais bien que la politique étrangère comporte une certaine gaieté...

BOMBEL.

Ce n’est pas une plaisanterie... D’ailleurs, l’idée de vous offrir une ambassade est de moi. C’est moi qui l’ai suggérée à Villerat, il y a quelques jours. Le ministre ne vous a pas consulté, je le sais aussi. Car l’idée de ne pas vous consulter est également de moi.

SALVIÈRE.

Elle est excellente, celle-là !

BOMBEL.

Vous me répondrez que vous n’êtes pas de la carrière, mais ça m’est égal. Il est bon, à l’occasion, que la France soit représentée par nos illustrations nationales ou par des individus de haute valeur, comme vous... Ne faites pas le modeste...

SALVIÈRE.

Je le voudrais que vous ne m’en laisseriez pas le temps.

BOMBEL.

Et non seulement vous êtes un écrivain de bonne race, et un esprit supérieur, mais vous appartenez à une famille de vieux bourgeois parisiens, et vous avez la grosse fortune. Madame Salvière est en outre une des femmes les plus distinguées de la société française. Elle montrera à l’étranger que toute aristocratie n’a pas disparu chez nous... Je vous dévoile là les éléments de l’article que je vous consacrerai...

SALVIÈRE, riant.

J’ai bien compris.

BOMBEL.

Vous serez ambassadeur avant trois mois, et vous ne vous en doutiez pas il y a cinq minutes.

SALVIÈRE, même jeu.

Et je n’en suis même pas absolument certain.

BOMBEL.

Oui... oui... je devine que vous me prenez pour un petit jeune homme qui veut faire le malin...

SALVIÈRE.

Moi ! Bombel, je vous donne ma parole d’honneur qu’il y a peu d’hommes, aujourd’hui, que j’admire autant que vous. Je suis votre aîné d’au moins dix ans, et je me fais, à côté de vous, l’effet d’un petit garçon qui ignore tout de l’existence. Vous êtes comme ça une vingtaine de jeunes gens qui êtes destinés à vous partager Paris, et parmi ces vingt-là, c’est vous le plus fort. Et ce que j’admire surtout en vous, c’est que vous n’êtes pas l’arriviste forcené, l’ambitieux au teint plombé et aux pommettes saillantes ; vous êtes un gaillard très décidé à jouir de la vie. Vous faites la politique étrangère dans un journal du matin, mais vous faites aussi la critique dramatique dans un journal du soir, et vous tenez ainsi un monde dans chaque main. Vous êtes donc un être admirable, Bombel, mais je vous en supplie, ne faites pas d’article sur moi.

BOMBEL.

Et que répondrez-vous au ministre s’il vous offre une ambassade ?

SALVIÈRE.

Je lui répondrai : « Prenez Bombel », ou plutôt : « Prends Bombel », car je le tutoie.

BOMBEL, lui serrant la main.

Merci, mon cher maître... mais c’est trop. Pas avant deux ans, mais dans deux ans, je compte sur vous... Ah ! voici madame Salvière... plus délicieusement élégante et plus belle que jamais.

Il va lui baiser la main.

 

 

Scène IV

 

SALVIÈRE, BOMBEL, YVONNE, MADELEINE, MADAME VILLERAT

 

MADAME VILLERAT, à Yvonne.

Je vous ai réservé ce petit salon, en attendant votre tour. Vous serez là comme chez vous.

YVONNE.

Je suis très intimidée, madame.

MADELEINE.

Vous aurez beaucoup de succès, mademoiselle Yvonne, c’est moi qui vous le prédis...

À son mari.

N’est-ce pas, Raymond, qu’elle aura beaucoup de succès ?

SALVIÈRE.

Elle ne peut pas y échapper...

Yvonne revient, après avoir serré la main de Salvière, auprès de Madeleine et de madame Villerat.

BOMBEL, bas, à Salvière.

C’est une artiste, cette charmante petite personne ?

SALVIÈRE, même jeu.

Non, c’est une jeune fille qui va réciter des fables.

BOMBEL.

Des fables de qui ?

SALVIÈRE.

De La Fontaine.

BOMBEL.

Est-ce qu’elle se destine au théâtre ?

SALVIÈRE.

Je le crois.

BOMBEL.

Alors, présentez-moi... comme critique dramatique...

SALVIÈRE.

Ah ! oui...

Il va vers Yvonne.

Mademoiselle, permettez-moi de vous présenter monsieur Bombel... un très distingué journaliste...

YVONNE.

Monsieur...

SALVIÈRE.

Qui est chargé de la politique étrangère dans un des principaux journaux du matin.

YVONNE, s’inclinant respectueusement.

Ah !

BOMBEL.

Permettez... Je suis aussi critique dramatique...

SALVIÈRE.

Chut ! ne dites pas tout à la fois...

Présentant Yvonne.

Mademoiselle Yvonne Janson.

MADAME VILLERAT.

Mais je n’y pensais plus... Il va falloir intervertir l’ordre du programme, car notre chanteuse est enrhumée... Il ne nous reste plus que les danses, la comédie et les fables. On ne peut pas commencer par la comédie, je compte trop sur les fables pour les risquer au début ? D’un autre côté, les danses... qu’en dites-vous ? Monsieur Bombel, peut-on commencer par les danses ?

BOMBEL.

Il n’y a pas à hésiter... Les danses d’abord, pendant qu’on se place... Le bruit ne gène pas les danseuses, puis les fables et la comédie pour finir...

MADAME VILLERAT.

Vous avez raison. Voilà qui est entendu... Merci, Bombel... Il n’y a qu’à prévenir les artistes qui jouent dans la comédie...

BOMBEL.

Voulez-vous que je m’en charge, madame ?

MADAME VILLERAT.

Je n’osais pas vous le demander... Toutes ces dames sont arrivées ; il ne nous manque que mademoiselle Jeannine Leroy...

Paraît Jeannine Leroy.

 

 

Scène V

 

SALVIÈRE, BOMBEL, YVONNE, MADELEINE, MADAME VILLERAT, JEANNINE LEROY, puis SARDIN et MADAME LAHONCE

 

JEANNINE.

Je ne suis pas en retard, madame ?

MADAME VILLERAT.

Du tout, mademoiselle...

BOMBEL, à Jeannine.

Bonsoir, chère amie.

JEANNINE.

Bonsoir, Bombel.

MADAME VILLERAT, à Salvière et à Madeleine.

Mademoiselle Jeannine Leroy, une des plus brillantes élèves du Conservatoire.

À Jeannine.

Monsieur Bombel va vous expliquer un petit changement survenu dans notre programme à la dernière heure.

Apercevant Yvonne restée timidement à l’écart.

Au fait, ces dames ne se connaissent pas...

BOMBEL.

Voulez-vous me permettre ?...

MADAME VILLERAT.

Faites les présentations, Bombel, c’est cela.

BOMBEL, prenant Jeannine par la main et la conduisant à Yvonne.

Mademoiselle Jeannine Leroy, artiste... Mademoiselle Yvonne Janson, artiste également.

YVONNE, serrant la main que lui tend Jeannine.

Oh ! non, pas moi... Moi, je ne suis pas artiste, malheureusement, tandis que vous, mademoiselle, vous êtes au Conservatoire... Oh ! c’est beau.

JEANNINE.

Je n’y suis plus, mademoiselle, j’en suis sortie cette année.

BOMBEL.

Avec un premier prix.

YVONNE.

Un premier prix !... C’est magnifique !

JEANNINE.

Mais non, Bombel... vous vous trompez. Je ne l’ai pas eu, le premier prix... je l’ai raté. Vous ne vous rappelez pas le scandale que ça a fait quand je ne l’avais pas, le premier prix ?...

BOMBEL.

Oui... oui... j’y suis. Ça a été une injustice abominable. Dans quoi avez-vous concouru déjà ?

JEANNINE.

Dans Les Imprécations de Camille.

YVONNE, étonnée et la regardant.

Vous avez concouru en tragédie... vous !

JEANNINE.

Cela vous étonne, mais j’avais eu, pour la première fois, l’idée de jouer les Imprécations en comédie... et même en comédie moderne.

BOMBEL.

Je me rappelle maintenant : c’était exquis.

JEANNINE.

Et au lieu de crier comme une furieuse les vers fameux : « Rome ! Tunique objet... etc. » je les disais à Horace entre cuir et chair, avec un mélange d’indignation contenue et de fureur froide... Et j’ai raté mon premier prix. Mais, en y réfléchissant maintenant, j’aime mieux ça... parce que j’aurais été obligée d’entrer à la Comédie-Française ou à l’Odéon, et que, toute ma vie, la route m’aurait été barrée par les chefs d’emplois ; tandis que je vais débuter au Tréteau de Bacchus, où je jouerai tous les jours... Et vous, mademoiselle, que jouez-vous, ce soir ?

YVONNE.

Oh ! ce n’est pas la peine d’en parler. Je dis seulement une ou deux fables de La Fontaine.

JEANNINE, poliment.

Ça ne peut manquer d’être délicieux, mademoiselle.

YVONNE.

Vous me donnerez votre avis, n’est-ce pas ?

JEANNINE.

Je vous le promets.

YVONNE.

Mais franchement ?

JEANNINE.

Très franchement. Quand vous me connaîtrez davantage, ce qui, j’espère, ne tardera pas, vous verrez que je suis la franchise même... J’aperçois une camarade, vous permettez que je vous quitte un instant ?

Revenant.

La Fontaine, c’est « Maître Corbeau », n’est-ce pas ?

YVONNE.

Oui, mademoiselle.

JEANNINE.

C’est bien ce que je pensais.

Elle s’éloigne en souriant à Yvonne.

BOMBEL, à Yvonne.

Vous savez qu’elle a du talent tout de même.

YVONNE.

Oh ! tant mieux... Elle m’est très sympathique...

SARDIN, entrant au fond, à madame Villerat.

Le ministre est arrivé. Il dit qu’on peut commencer.

BOMBEL.

Les danseuses sont prêtes ?

SARDIN.

Tout est prêt.

BOMBEL.

Allons, mesdames, quand il vous plaira...

À Yvonne.

Je viendrai vous chercher dès que ce sera votre tour...

YVONNE, à Salvière et à Madeleine.

Restez un peu avec moi... Je suis émue, vous ne pouvez pas vous figurer...

MADAME LAHONCE, apparaissant à gauche, à Madeleine.

Allons voir un instant les danseuses, voulez-vous, Madeleine ? J’ai retenu des places dans le fond... Ce sont les meilleures, parce qu’on peut aller et venir pendant la représentation.

SALVIÈRE, à Madeleine.

C’est gentil pour les artistes ce qu’elle dit là.

MADAME LAHONCE.

J’ai des places aussi pour vous, Salvière.

SALVIÈRE.

Je vous rejoins...

À Madeleine.

Je tiens un instant compagnie à cette enfant qui meurt de peur.

MADELEINE.

Veux-tu que je reste aussi ?

SALVIÈRE.

Avec plaisir.

MADAME LAHONCE.

Ah ! non... et moi alors, je serais seule... Venez, venez !

MADELEINE, à Salvière.

Nous te retrouverons tout à l’heure...

MADAME LAHONCE.

Mais oui, nous le retrouverons toujours.

Elles sortent. Madame Villerat est sortie avec Bombel et Sardin quelques répliques plus haut.

 

 

Scène VI

 

SALVIÈRE, YVONNE, puis BOMBEL

 

YVONNE.

Dites-moi ? Ce n’est pas une inconséquence que j’ai commise, au moins ?

SALVIÈRE.

Vous ? Et en quoi faisant ?

YVONNE.

En vous priant de rester un peu avec moi... Il ma semblé que cette dame me regardait de côté.

SALVIÈRE.

Cette dame vous regardait de côté et même de travers, parce que vous êtes très jolie et que notre amitié l’intrigue. Ne vous en occupez pas. Mais ne comptez pas trop sur elle pour vous applaudir tout à l’heure. Ne craignez rien, il y en aura d’autres. Pour ce qui est de me retenir auprès de vous, un instant, vous n’avez fait qu’user de votre droit strict, puisqu’il est convenu que je suis votre parrain...

YVONNE.

Ça, c’est encore une inconséquence, car madame Salvière ne le sait pas, et c’est un petit secret entre nous deux. Nous avons eu tort...

SALVIÈRE.

Oui, mais il est trop tard. Quand on a un parrain, c’est pour la vie.

YVONNE.

N’importe, il va falloir que je me surveille davantage... et que je devienne sérieuse... Aussi, vous allez me quitter, vous êtes resté assez longtemps... D’ailleurs, j’ai besoin de repasser ma fable. Vous voyez, je n’ai que le temps... Allons ! laissez-moi... et allez-vous-en.

SALVIÈRE.

Oui... oui... je vous laisse... Mais auparavant, il faut que je vous demande un petit renseignement.

YVONNE.

Dépêchez-vous.

SALVIÈRE.

Est-ce que vous avez de l’amitié pour moi ?

YVONNE.

Cette question est absurde. J’ai une très grande amitié pour vous... Oui... je vous aime vraiment beaucoup, sans parler de la reconnaissance que je vous dois...

SALVIÈRE.

En somme, vous m’aimez comme un monsieur d’un certain âge qui veut bien s’occuper de votre avenir.

YVONNE.

C’est très méchant ce que vous dites-là... D’abord, vous savez parfaitement que vous n’êtes pas ce qu’on appelle un monsieur d’un certain âge... Vous savez bien que vous êtes jeune, beau garçon, et qu’en outre vous êtes un monsieur célèbre et admiré, vous savez tout cela, mais vous avez voulu vous faire faire des compliments.

SALVIÈRE.

Je les accepte, mais je ne vous les demandais pas.

YNONNE.

Mais si, vous me les demandiez, je commence à vous connaître.

SALVIÈRE, qui s’est éloigné, revenant sur ses pas.

Yvonne ?

YVONNE.

Quoi ?

SALVIÈRE.

Je dois vous prévenir loyalement que la première fois que nous nous trouverons seuls ensemble, comme cela nous est déjà arrivé, je vous prendrai dans mes bras et je vous embrasserai indéfiniment.

YVONNE.

Mais j’en étais sûre, que vous en arriveriez-là !... J’en étais bien sûre... C’est bête ce que vous venez de faire... Vous savez, c’est très bête... et ça me cause un gros chagrin...

SALVIÈRE.

Et pourquoi ?

YVONNE.

Parce que ça me prouve d’abord que vous n’avez aucune affection, et ensuite que vous n’avez aucune estime pour moi... Non ! aucune estime, car vous n’allez pas me dire que vous n’aimez pas votre femme, n’est-ce pas ? qu’elle n’est pas belle, qu’elle n’est pas séduisante, et que vous n’en êtes pas très amoureux ? Ça se voit d’ailleurs... Et moi, alors, vous me prendriez comme ça, négligemment... comme on goûte une liqueur inconnue, mais dont la couleur vous plaît... Mon parrain, je ne suis pas une personne aussi insignifiante que ça... Vous m’avez dit plusieurs fois que je vous amusais, et je sais bien qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous amuser davantage. Mais moi, je ne suis pas sûre de m’amuser autant que vous... surtout après.

SALVIÈRE.

C’est bien. Oh ! c’est bien, n’en parlons plus... Je me suis conduit comme un imbécile...

YVONNE.

Pas comme un imbécile, mais comme un homme ordinaire.

SALVIÈRE.

Et vous m’avez répondu, vous, avec beaucoup de sang-froid, par des raisons d’une justesse et d’une cruauté définitives.

YVONNE.

Allons bon ! voilà que vous êtes fâché, maintenant ?

SALVIÈRE.

J’ai l’air fâché ?

YVONNE.

Vous êtes furieux ! oui... oui... et vous cherchez à me dire des choses désagréables.

SALVIÈRE.

J’ai beau chercher, je ne trouve pas.

YVONNE.

Vous, vous devez être très mauvais et très brutal, avec les femmes...

SALVIÈRE.

Moi ?

YVONNE.

Oui, vous... En ce moment-ci, vous cherchez à me faire pleurer... et comme vous n’y arrivez pas, ça vous agace... et vous m’en voulez beaucoup... Si vous croyez que c’est gentil ! Et vous me faites une scène pareille, ce soir, quand je vais paraître en public, quand je suis toute émue... Non... vrai ! Je suis dans un joli état pour dire Le Lièvre et les Grenouilles... Tenez ! j’ai envie de pleurer, vous êtes content ?

SALVIÈRE, s’approchant d’elle et très cordialement.

Ma petite Yvonne, ma petite Yvonne, je ne le ferai plus, je vous le jure... Mais ne pleurez pas... Je redeviens votre parrain, un vieux parrain qui vous aimera désormais d’une façon chaste et inoffensive, et qui vous donnera des étrennes au Jour de l’An... Je vous ai proposé de vous embrasser quand nous serions seuls ; je vous embrasserai quand il y aura du monde, voilà tout... et sur le front... jamais que sur le front... Je vous le promets, je vous en donne ma parole d’honneur.

YVONNE.

Votre promesse me suffit.

SALVIÈRE, près d’elle et lui touchant les cheveux de ses lèvres.

C’est oublié ? Vous me pardonnez ?

YVONNE, le regardant.

Oui... je vous pardonne...

Entre Bombel.

BOMBEL.

Mademoiselle, ça va être à vous, et je viens vous chercher...

YVONNE.

Là ! je suis prête.

BOMBEL.

Voulez-vous me permettre de vous offrir le bras ?

Elle sort au bras de Bombel, après avoir jeté un coup d’œil à Salvière.

 

 

Scène VII

 

SALVIÈRE seul, puis MADELEINE et MADAME LAHONCE

 

SALVIÈRE, seul.

Qu’est-ce qu’elle pense, cette petite ? Et moi, qui fais le malin, qu’est-ce que je pense aussi ?

Il sort.

MADELEINE, arrivant avec madame Lahonce.

Rapprochons-nous : de là-bas, on n’entend rien...

Elle regarde comme cherchant son mari.

MADAME LAHONCE.

Vous cherchez votre mari... Tenez... il est là...

Elle désigne la droite.

 

 

Scène VII

 

MADELEINE, MADAME LAHONCE

 

MADAME LAHONCE, retenant Madeleine qui se dirige vers la droite.

Ma chère, je n’ai pas de conseils à vous donner... Vous êtes la sagesse même et le modèle des épouses... Nous vous admirons toutes, c’est entendu... Mais permettez-moi de vous dire que, dans la circonstance, vous ne faites pas assez attention, je vous assure...

MADELEINE, avec bonne humeur.

Vous allez encore me parler de mon mari et de cette jeune fille, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas la première. Depuis que l’on a aperçu mademoiselle Janson chez moi, c’est à qui cherchera à m’ouvrir les yeux... Je vous remercie toutes, et vous, ma chère, en particulier, pour tout le mal que vous vous donnez ce soir... Mais croyez-moi et rassurez-vous, il n’y a pas l’ombre d’un danger.

MADAME LAHONCE.

Vous avez une belle confiance !

MADELEINE.

J’aime mon mari, et lui, s’il ne m’aime pas, il imite du moins l’amour avec une telle perfection que je suis bien excusable de m’y laisser prendre... Alors, pourquoi voulez-vous que je m’inquiète, que je me torture, parce qu’une jeune femme passe près de nous, même une jeune femme comme celle-là, d’une grâce originale et singulière, je le reconnais... Raymond la regarde parfois en souriant drôlement... je sais bien, mais qu’est-ce que ça prouve ? Et puis, qu’est-ce que c’est que le sourire d’un homme ?... On a ça pour rien...

Elle se penche pour essayer d’écouter à travers la portière.

MADAME LAHONCE.

Vous êtes dans un état d’esprit excellent, ma chère, et je regrette de l’avoir troublé. Mais je n’ai parlé que dans votre intérêt. L’homme le plus sûr et le plus fidèle a besoin de surveillance.

MADELEINE.

Surveiller, c’est déjà être trompée...

Revenant un peu en scène.

Bah ! le jour où il faudra sérieusement me défendre, eh bien, je me défendrai... En attendant, j’aime mieux m’en rapporter à mon destin... Raymond et moi, nous nous sommes épousés par amour, et j’ai consolidé notre union de tant d’espoirs, de tant de dévouement, de sentiments si profonds, qu’elle résistera longtemps, je l’espère, aux petites femmes qui passent... C’est un trésor qu’on n’emportera pas facilement... il est bien lourd ! La seule qui l’ait essayé autrefois a dû y renoncer très vite... Je m’en étais d’ailleurs aperçue à temps et j’avais fait tout ce qu’il fallait faire... Aujourd’hui, elle me donne des conseils de sœur et c’est une de mes meilleures amies.

Lui tendant la main

Sans rancune.

MADAME LAHONCE.

Madeleine... Vous plaisantez ! vous me faites beaucoup de peine...

MADELEINE.

Je n’y pensais plus, vous voyez comme c’était peu de chose...

Applaudissements.

Seulement, avec tout ça, vous m’avez fait manquer les fables.

MADAME LAHONCE.

Est-ce que c’est fini ?

MADELEINE, qui s’est rapprochée du fond.

Presque...

MADAME LAHONCE.

Écoutons la fin, alors.

Tendant l’oreille.

Oui, c’est gentil, ça s’entend toujours avec plaisir, mais ça n’a rien d’extraordinaire...

Nouveaux applaudissements. Madeleine et madame Lahonce applaudissent aussi.

C’est un succès, décidément.

 

 

Scène IX

 

MADELEINE, MADAME LAHONCE, YVONNE, BOMBEL, JEANNINE

 

BOMBEL, rentrant avec Yvonne.

Très grand succès, de la meilleure qualité... Vous avez été divine, mademoiselle, divine !...

YVONNE.

Vous êtes trop indulgent... N’importe, je suis très contente...

JEANNINE.

Désormais, ma chère, vous pouvez dire que vous n’êtes plus une inconnue... Ce que vous avez fait est très bien.

YVONNE, lui prenant la main.

Merci, mademoiselle, merci...

JEANNINE.

Ça va même être très dur de jouer la comédie après ça... enfin ! il faut gagner sa vie... Mais, je ne suis pas jalouse de votre succès, au contraire... Je vous trouve beaucoup de talent...

MADAME LAHONCE.

Nous venons de vous applaudir, mademoiselle...

YVONNE.

Oh ! madame... je suis confuse...

À Madeleine, timidement.

Ça n’a pas été trop mal, madame ?

MADELEINE.

Ça a été on ne peut mieux, mademoiselle Yvonne, et je suis très heureuse de votre succès.

YVONNE.

Je vous le dois, madame, ainsi qu’à M. Salvière.

MADELEINE.

Je vais voir la fin du spectacle, et puis nous vous reconduirons chez vous, si vous voulez.

YVONNE.

Je n’osais pas vous le demander.

MADELEINE.

À tout à l’heure, alors...

Madeleine et madame Lahonce sortent.

 

 

Scène X

 

BOMBEL, YVONNE, JEANNINE, puis SALVIÈRE

 

JEANNINE.

Bombel, vous lui ferez un article, n’est-ce pas ? Elle le mérite.

BOMBEL, à Yvonne.

C’est promis.

YVONNE.

Oh ! quelle chance !

JEANNINE.

Un article où vous pourrez également parler de moi, je ne vous en empêche pas.

BOMBEL.

Vous savez que je suis un ami, Jeannine, et qu’on peut compter sur moi...

À Yvonne.

Maintenant, voyons, vous, parlez-moi comme à un camarade... Vous voulez faire du théâtre ?

YVONNE.

C’est mon rêve... Mais c’est si difficile !

Salvière paraît par la droite sur cette réplique.

BOMBEL.

Ça dépend. Voici ma carte. Venez me voir au journal de cinq à six : nous en causerons sérieusement...

YVONNE.

Oh ! Je n’oserai jamais...

JEANNINE.

Je vous accompagnerai... J’irai vous prendre chez vous. On peut aller vous prendre chez vous ?

YVONNE.

Mais je crois bien !

JEANNINE.

Je me sauve... je vais manquer mon entrée... Ne vous en allez pas sans me donner votre adresse, n’est-ce pas, mademoiselle ?

BOMBEL, à Salvière qui s’est avancé.

Nous allons la lancer ! Et ça ne sera pas long !...

JEANNINE.

Venez-vous, Bombel ?

BOMBEL.

Voilà, chère amie...

Il lui offre son bras. Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

SALVIÈRE, YVONNE

 

SALVIÈRE.

Écoutez, Yvonne, ce n’est plus le moment de nous dire des gentillesses ou des subtilités... et de nous parler à demi-mot... Je ne veux pas que vous alliez retrouver ce garçon... je ne veux pas que vous tombiez dans ce monde de cabotines... Vous comprenez, maintenant ? Je vous aime... Je veux vous garder près de moi, dans ma vie... L’existence que vous demandez au théâtre, je vous la ferai, moi, plus large et plus brillante ! Qu’est-ce que vous souhaitez ? Qu’est-ce que vous rêvez ? Dites-le-moi !... Répondez-moi !

YVONNE.

Vous, tenez ! vous... Vous allez, pour un caprice, pour un petit caprice de rien du tout, bouleverser votre vie et la mienne... détruire votre bonheur... blesser votre femme... car un jour elle apprendra tout, forcément, fatalement, si elle ne s’en doute pas déjà... et ce jour-là, il vous faudra choisir entre elle et moi, et vous n’hésiterez guère !... Et, d’abord, vous ferez bien de ne pas hésiter... Seulement, moi, je serai flambée !... Si vous croyez que je m’illusionne sur le genre de sentiments que je vous inspire !

SALVIÈRE.

Mais non, vous ne les connaissez pas !... Et moi-même, avant de vous avoir vue désirée, fêtée et guettée, comme ce soir, moi-même je les croyais plus frivoles... Oui... oui... je croyais ne ressentir pour vous que le désir passager et brutal, le besoin d’avoir à moi un instant vos grands yeux et votre corps svelte... Eh bien, non, ce n’est pas cela... c’est quelque chose de plus profond, de plus tenace qui m’a pris... C’est toute votre personne et l’atmosphère de votre existence... C’est votre fantaisie, votre insouciance du malheur, ce mélange de gaieté et de fatalisme, les bonds hardis et gracieux que vous faites à travers la vie, comme une petite bête de proie... oui... c’est tout cela qui était nouveau pour moi... et qui s’est emparé de mon imagination... Vous voyez, Yvonne, que je vous offre mieux qu’un caprice !

YVONNE.

Une liaison avec vous !... Non, non, ce serait trop grave, trop dangereux... Vous ne me connaissez pas, vous ne savez pas ce que vous risquez... Je me suis résignée une fois à être trahie parce que j’étais jeune et que j’ignorais mon propre caractère... mais aujourd’hui, je me sens très combative, tout d’un coup, presque méchante, presque cruelle...

SALVIÈRE.

Vous, vous êtes douce comme une petite tigresse.

YVONNE.

Non, j’ai trop d’affection pour vous. Je ne veux pas être forcée de vous faire souffrir.

SALVIÈRE.

Je n’ai jamais souffert, justement : ça me manque beaucoup, ça me rend incapable d’un tas de choses.

YVONNE.

Prenez-en une autre que moi.

SALVIÈRE.

Si vous croyez que je vais souffrir avec la première venue !

YVONNE.

Et puis, vous êtes extraordinaire, tout de même ! Qui vous dit que je veuille avoir un amant ? Et s’il me plaît de rester sage désormais, tranquille, dans ma famille, entre ma mère et mon frère, et en élevant mon enfant ! C’est vrai, ça !... Ne dirait-on pas que je suis obligée de prendre un amant, sous prétexte que j’ai commis une première faute ? Eh bien, je n’en prendrai pas d’amant... je n’en prendrai plus jamais ! Vous m’entendez ? Ni vous, ni personne !

SALVIÈRE.

Alors, restez à Nantes et épousez un petit employé ! Comme parrain, je me charge de la dot ! Mais ne restez pas à Paris, ne fréquentez pas les élèves du Conservatoire et n’allez pas courir dans les journaux !... Seulement, vous avez eu du succès ce soir, vous êtes grisée, et vous flambez ! Demain, quand vous lirez votre nom imprimé, vous en serez toute frémissante ! Je vous regardais tout à l’heure pendant que vous jouiez et que tous les yeux étaient fixés sur vous... l’ardeur de vivre faisait battre votre cœur et vous donnait la fièvre, et moi qui vous connais, qui vous désire et qui vous aime, je devinais vos sentiments profonds ! Osez donc me dire en face, à moi, que vous ne songez qu’à la vie de famille et à la sagesse ! Non, Yvonne, non, trop tard !... Vous avez été meurtrie, vous avez été humiliée, vous avez été trahie, et, que vous en ayez ou non conscience, vous ne l’avez pas oublié, vous n’y êtes pas résignée et vous voulez prendre votre revanche ! Eh bien, prenez-la sur moi ! Ça m’est égal !

YVONNE.

Raymond, ne faisons pas cette folie... il est encore temps... ne nous voyons plus... Non... non... Je ne veux pas... je ne veux pas.

SALVIÈRE.

Alors, je serai très malheureux.

YVONNE.

Mais je ne le veux pas non plus, que vous soyez malheureux. Je ne sais pas quoi faire, moi, je ne sais pas quoi faire... Allez-vous-en, Raymond... je vous en supplie... Voici quelqu’un... allez-vous-en !

Entre Villerat.

 

 

Scène XII

 

SALVIÈRE, YVONNE, VILLERAT

 

VILLERAT, à Salvière.

Ah ! je te cherchais...

À Yvonne.

Mademoiselle, permettez-moi de vous féliciter bien sincèrement... Vous avez été parfaite, exquise... et nous vous reverrons, je l’espère.

YVONNE.

Monsieur le ministre, vraiment je suis touchée...

VILLERAT.

Et je remercie mon ami Salvière de m avoir donné la primeur de votre talent...

Voyant qu’elle va s’éloigner.

Vous ne partez pas tout de suite, n’est-ce pas ?

YVONNE.

Je suis à vos ordres, monsieur le ministre.

Elle s’éloigne.

 

 

Scène XIII

 

SALVIÈRE, VILLERAT

 

VILLERAT.

Oui, je te cherchais, voici pourquoi... Nous aurons demain une conversation plus sérieuse, mais je vais t’en toucher deux mots ce soir... Tu connais la séance de la Chambre ?

SALVIÈRE.

Bombel vient de me mettre au courant.

VILLERAT.

Il s’agit d’éviter une série d’interpellations et de couper court à l’incident... Nous n’étions pas d’accord au Conseil sur le titulaire d’une des deux ambassades qui se sont trouvées tout d’un coup vacantes... Alors, j’ai eu une idée... J’ai jeté ton nom... Il a fait le meilleur effet... Tu n’es attaché à aucun parti, tu n’as pas de passé, tu es entouré, à juste titre, d’une considération universelle... Tu es l’homme de la situation... Demain, je te conduis chez le président du Conseil, c’est une affaire faite... et dans huit jours tu quittes Paris. Tu acceptes, naturellement ?

SALVIÈRE.

Je te remercie d’avoir songé à moi, et cela ne m’étonne pas de ton amitié, mais je n’accepte pas...

VLLERAT.

Allons donc ! Ce n’est pas possible !... Répète-moi ça ! Tu refuses ?

SALVIÈRE.

Oh ! d’une façon catégorique, et j’ai pour cela de très bonnes et de très solides raisons...

VILLERAT.

Je voudrais bien les connaître... Ce n’est pas la première fois que je te parle, et que je parle à ta femme de cette éventualité... Nous n’attendions que l’occasion. Nous étions d’accord tous les trois... Tu m’as dit cent fois que la carrière diplomatique était la seule qui aurait pu l’intéresser... Qu’est-ce qu’il y a de changé ?

SALVIÈRE.

Quand je disais cela, j’étais plus jeune. J’avais une certaine ambition qui m’a passé avec l’âge, avec la réflexion et avec le travail...

VILLERAT.

En voilà des raisons !... Tu n’es qu’un égoïste ! Ah ! si tu étais pauvre !...

SALVIÈRE.

Si j’étais pauvre, je te demanderais une place. Tu me la donnerais parce que tu es mon ami, mais ce ne serait pas une ambassade... Tiens ! sais-tu à quoi je m’exposerais en acceptant ?... Dès demain, tes amis me couvriraient de fleurs, et Bombel, entre autres, qui m’a déjà raconté quelques passages de son article. Seulement, tu n’as pas que des amis...

VILLERAT.

Personne n’osera s’attaquer à toi.

SALVIÈRE.

On n’osera pas le premier jour, mais dès le second on insinuera que je suis un amateur et que je vais compromettre la paix par mes maladresses ; puis l’on déclarera que mes livres ne sont pas de moi et que je paye les journaux pour en faire l’éloge, et me voilà tombé dans la polémique. On me mêle à des scandales, on me donne des maîtresses, un amant à ma femme, j’ai volé ma fortune, je t’ai acheté et je suis tout de même vendu... Et je quitte Paris sous des huées ! Jamais je ne consentirai à aller représenter la France dans ces conditions-là !

VILLERAT.

On en a dit bien d’autres sur moi !

SALVIÈRE.

Mais toi, lu es un homme politique et ça consolide ta situation.

VILLERAT.

Toi aussi, tu avais des opinions politiques, autrefois.

SALVIÈRE.

C’est pour ça que je n’en ai plus.

VILLERAT.

C’est curieux : nous sommes dans un temps où on ne pense qu’à soi... Tu ne te demandes même pas si tu ne rendrais pas, en acceptant, un grand service à ton pays.

SALVIÈRE.

Prouve-moi seulement que je ne lui ferais pas de mal et j’accepte tout de suite...

VILLERAT.

Il n’y a rien à faire avec les gens comme toi... Tu as eu la vie trop douce... tu n’as pas lutté dans ta jeunesse... tu n’as à te venger de personne, tu ne veux pas compromettre ta réputation et tu n’as rien à te reprocher : tu ne seras jamais un homme d’action.

Voyant arriver au fond Madeleine.

Par exemple, je ne suis pas fâché de savoir ce que dira ta femme !

SALVIÈRE.

Oh ! non, ça n’en finirait plus... Pas un mot de ça devant elle, je t’en prie...

VILLERAT.

Bon ! bon !

 

 

Scène XIV

 

SALVIÈRE, VILLERAT, MADELEINE, puis BOMBEL

 

MADELEINE.

Partons-nous, Raymond ?

À Villerat.

Nous allons nous retirer, cher ami... La comédie est terminée et elle a été parfaite, comme toute votre soirée...

À Salvière.

J’ai promis à Yvonne de la reconduire... Veux-tu la chercher dans toute cette foule ?... Tiens ! Je crois qu’elle est là-bas... avec M. Bombel... et quelques jeunes gens... Va...

SALVIÈRE.

Tu m’attends ici ?

MADELEINE.

Oui...

Salvière s’éloigne. À Villerat.

Et vous, que faisiez-vous là avec Raymond, au lieu d’écouter la comédie ?

VILLERAT.

Ma foi, nous bavardions... Mais je me conduis très mal, vous avez raison.

Paraît Bombel.

 

 

Scène XV

 

VILLERAT, MADELEINE, BOMBEL

 

BOMBEL.

Eh bien, que vous disais-je, mon cher ministre ?... Ne faites pas le discret et surtout devant madame Salvière... Je viens d’apprendre ce que vous avez dit ce soir au président du Conseil...

VILLERAT.

Vous vous trompez, Bombel.

BOMBEL.

Vous savez, mon cher ministre, que je me trompe rarement. Salvière est nommé, n’est-ce pas ?

VILLERAT.

Mais non, mais non !... Que diable ! comme vous y allez !

BOMBEL.

Il sera nommé demain, c’est la même chose...

MADELEINE, étonnée.

Nommé où ?

BOMBEL.

Ah bah ! vous ne le saviez pas encore !... Salvière est ambassadeur à la place de Brécourt !... Je suis le premier à vous l’annoncer, comme toujours.

À Villerat.

Je causerai avec vous, avant d’aller au journal, si vous le permettez, mon cher ministre.

À Madeleine.

Madame, mes hommages et respectueux compliments...

VILLERAT, allant à lui et à part.

Il y a un accroc. Pas un mot ce soir...

BOMBEL.

Un accroc !...

VILLERAT.

Oui.

BOMBEL, changeant de ton.

Je m’en doutais...

Il s’éloigne.

 

 

Scène XVI

 

VILLERAT, MADELEINE

 

MADELEINE.

Il y a un mystère ?

VILLERAT.

Aucun. Bombel est un bavard, vous le connaissez aussi bien que moi.

MADELEINE.

Évidemment, il est plus bavard que vous... sans reproche.

VILLERAT.

Vous m’en voulez de ma discrétion ?

MADELEINE.

Non, certes. Mais je me demande pourquoi vous êtes discret, surtout avec moi, et dans une affaire qui concerne si directement mon mari. Vous m’avez, vous et lui, habituée à plus de confiance.

VILLERAT.

Raymond est un animal de m’attirer cette petite dispute avec vous... et je ne vois pas pourquoi je vous ferais froncer les sourcils plus longtemps... D’ailleurs, il s’agit de tirer ce gaillard-là de son égoïsme et de son indolence, et vous allez m’aider, au contraire. Car, c’est lui qui a refusé.

MADELEINE.

Lui ? Quand a-t-il refusé ?

VILLERAT.

À l’instant.

MADELEINE.

Vous le lui avez offert d’une façon positive ?

VILLERAT.

Tout ce qu’il y a de plus positive... Il aurait été nommé immédiatement.

MADELEINE.

Je suis stupéfaite !...

VILLERAT.

Je l’ai été autant que vous... Vous vous rappelez certaines de nos conversations d’autrefois ?...

MADELEINE.

Une ambassade !... Mais c’était son ambition !...

VILLERAT.

Je le sais bien.

MADELEINE.

C’est d’ailleurs la situation pour laquelle il est tout désigné... il s’y préparait depuis longtemps... Je ne peux pas croire qu’il y ait brusquement renoncé ! Il me l’aurait dit... il m’aurait consultée... Quelles raisons vous a-t-il données de ce refus ?

VILLERAT.

Des raisons d’ordre général et qui ne m’ont pas paru bien solides, je vous l’avoue.

MADELEINE.

Mais encore ?

VILLERAT.

Les travaux, une crainte de l’opinion qui n’est pas dans son caractère et qui m’a étonné de sa part... En somme, j’ai cru comprendre qu’il ne voulait pas se mêler de politique et qu’il préférait rester à Paris.

MADELEINE, agitée.

Oui... oui... oh ! c’est cela !... Et c’est lui, n’est-ce pas, qui vous avait recommandé de ne me rien dire ?

VILLERAT.

En effet... en effet... Mais qu’est-ce que vous avez ?... Voyons, Madeleine !... Je sens qu’il y a quelque chose... Confiez-vous à moi !... Je suis votre ami.

MADELEINE, touchant le bras de Villerat, changeant de ton.

Eh bien ! Voulez-vous que je vous la dise, la vraie raison de son refus, ou plutôt voulez-vous que je vous la montre ?

Le faisant retourner vers le fond.

Tenez, regardez ! C’est cette petite femme qui est là près de lui et dont il cherche à frôler la main !

VILLERAT.

Allons donc ! cette petite actrice ? Vous plaisantez !

MADELEINE.

Elle n’est pas encore sa maîtresse, j’en suis convaincue, j’en suis même sûre ! Mais vous voyez l’influence qu’elle a déjà sur lui ! Allez, celle-là, c’est l’ennemie ! la vraie ! celle que toute femme trop heureuse finit toujours par rencontrer dans sa vie !

VILLERAT.

C’est possible, mais je connais mon amie Madeleine... et personne ne lui résistera... C’est une victorieuse. Raymond sera ambassadeur demain matin.

MADELEINE.

Jusqu’à présent, oui, j’ai été la plus forte. Mais, je peux vous le dire, à vous qui êtes mon ami et devant qui je n’ai pas besoin d’être orgueilleuse, cette fois-ci je me sens menacée. Je suis plus belle qu’elle, peut-être, mais c’est une créature d’une autre classe que moi... Elle est plus nerveuse et plus âpre... enfin, elle a dans les yeux et dans le sang quelque chose que je n’ai pas... et par quoi elle peut me vaincre.

VILLERAT.

Je l’en défie !

MADELEINE.

N’importe, nous verrons. Je ne suis pas de celles qui gémissent et qui désertent, et je vais tâcher de défendre le foyer, le mari et le maître. Et si je succombe, Villerat, je vous jure que ce ne sera pas sans avoir opposé une belle résistance.

VILLERAT, la regardant.

Belle, c’est le mot.

 

 

Scène XVII

 

VILLERAT, MADELEINE, SALVIÈRE, BOMBEL, JEANNINE, YVONNE, MADAME LAHONCE, MADAME VILLERAT

 

JEANNINE, entourée, un peu au fond.

Ça n’a pas été trop mal, n’est-ce pas ?

YVONNE.

C’est beau de jouer la comédie comme ça !

SALVIÈRE, à Bombel, à mi-voix.

Et vous, pas de plaisanteries dans les journaux, n’est-ce pas ?

BOMBEL.

C’est promis, que diable !

SALVIÈRE, à Villerat et à Madeleine.

Qu’est-ce que vous racontez là, tous les deux ?

VILLERAT.

Tu ne le sauras jamais.

Il serre la main de Madeleine et revient à Salvière.

SALVIÈRE, bas, à Villerat.

J’espère que tu n’as pas bavardé.

VILLERAT.

N’aie pas peur.

SALVIÈRE.

Ta parole ?

VILLERAT.

Ma parole.

SALVIÈRE, revenant à Madeleine près d’Yvonne à ce moment.

Partons-nous ?

MADELEINE.

Comme tu voudras.

SALVIÈRE.

Il paraît que tu as promis à cette enfant de la reconduire dans sa famille ?

MADELEINE.

À moins que tu n’y voies un inconvénient.

SALVIÈRE.

Au contraire... C’est beaucoup plus convenable.

MADELEINE, à madame Lahonce.

Je l’emmène avec moi, dans ma voiture. Vous voyez, je suis bien tranquille !...

MADAME LAHONCE.

Et moi donc !

MADELEINE, à Villerat.

Nous sommes alliés, Villerat ? Vous ne me trahirez pas ?

VILLERAT.

J’ai déjà trahi Raymond, ça suffit pour la soirée.

MADELEINE.

Venez-vous, Yvonne ?

YVONNE.

Oui, madame, je crois bien.

MADELEINE, souriant.

Elle est encore plus jolie et plus animée que d’habitude !... Le succès !

SALVIÈRE, même jeu.

Voilà ! Et elle nous traitera désormais avec la dernière arrogance.

YVONNE, riant.

Oh ! monsieur Salvière...

MADELEINE.

Non... non... elle sera toujours très gentille, j’en suis certaine...

Départs. Poignées de main.

 

 

ACTE III

 

Le cabinet de travail de Salvière, dans son hôtel, très élégant.

 

 

Scène première

 

SALVIÈRE, LE DOMESTIQUE, puis BOMBEL

 

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Bombel demande si Monsieur peut le recevoir.

SALVIÈRE.

Ah ! oui, qu’il entre !

Sort le domestique, à Bombel qui entre.

Je vous téléphonais, justement...

BOMBEL.

Bonjour, Salvière... Vous me téléphoniez ?

SALVIÈRE.

Pour vous demander ce que c’est que ce dîner de ce soir... D’abord, je ne sais pas si je suis libre... et puis je ne veux pas aller dîner dans ces conditions sans connaître les convives... C’est absurde !... Quand avez-vous vu mademoiselle Janson ?

BOMBEL.

Yvonne ?

SALVIÈRE, agacé.

Oui, enfin... Yvonne... Elle me demande de dîner avec elle sans me donner aucun détail... Vous l’avez vue aujourd’hui ?

BOMBEL.

Je sors de chez elle.

SALVIÈRE.

Ah !

BOMBEL.

Elle m’a prié de vous rappeler qu’elle avait rendez-vous cet après-midi avec madame Salvière et madame Villerat, ici, pour des conférences, des auditions...

SALVIÈRE.

Elle n’avait pas dû recevoir mon mot. Bon ! Après ?

BOMBEL.

Quant à ce diner, il a été improvisé hier soir... Nous étions chez Bernay... le comte de Bernay qui est maintenant avec Jeannine Leroy... Je ne vous ai pas raconté comment ils s’étaient mis ensemble ? C’est délicieux... L’autre soir...

SALVIÈRE.

Non, plus tard. Ils sont ensemble, c’est tout ce qu’il faut... Alors, ce dîner ?

BOMBEL.

Voici. Je savais que madame Salvière va ce soir à l’Opéra, avec le ministre... Vous, vous ne devez aller la rejoindre que vers la fin du spectacle...

SALVIÈRE.

C’est abominable d’être renseigné comme ça... Et vous avez raconté, naturellement, que j’étais libre...

BOMBEL.

Nous parlions de choses et d’autres, c’est venu dans la conversation. Alors, Yvonne s’est écriée : « Tiens ! mais alors, nous pourrions tous dîner au cabaret » « Avec plaisir, a répondu Bernay, il y a si longtemps que je désire faire la connaissance de Salvière. » « Moi, je l’adore », a répondu Jeannine. Vous voyez comme c’est simple !

SALVIÈRE.

Et alors, Bernay, Jeannine et tous leurs amis connaissent mes relations avec Yvonne ?... Vous devriez pourtant savoir que je suis marié, que diable, vous qui êtes si bien renseigné ! Et puis, quelle drôle d’idée d’aller parler de ma femme dans ces endroits-là. Mais il y a des choses que vous ne comprendrez jamais, vous êtes trop spirituel pour ça !

BOMBEL.

Ne vous alarmez pas, mon cher. Il y a à Paris, pour ce genre de situations, une admirable complicité... Il est possible que Bernay et quelques intimes se doutent de vos relations avec Yvonne... Eh bien, après ? Ils sont discrets, ils ont du tact... et surtout, et c’est ce qui les empêche de faire des gaffes, ils n’y attachent pas d’importance, ils trouvent ça naturel... ils sont tous dans la même situation que vous. Mon cher, à Paris, un homme qui trompe sa femme a tout à craindre de ceux qui l’ignorent : il n’a rien à craindre de ceux qui le savent.

SALVIÈRE, un temps.

Alors, Bombel, puisque vous êtes si Parisien, vous allez me renseigner sur un détail qui n’a aucune gravité, bien entendu, et qui ne m’intéresse qu’à titre purement documentaire et comme simple observateur.

BOMBEL.

À vos ordres, mon cher maître.

SALVIÈRE.

Avec qui Yvonne me trompe-t-elle ?

BOMBEL.

Avec personne. Il est clair qu’elle vous tromperait, que je vous ferais exactement la même réponse. Ce serait à vous de devinera mon visage, à mon sourire, à ce je ne sais quoi, que je vous induis en erreur. Mais regardez-moi !... Vous ne pouvez pas vous méprendre à mon air loyal. Yvonne ne vous trompe pas.

SALVIÈRE.

Pas même avec vous ?

BOMBEL.

Pas même. J’y ai songé, je ne vous le cache pas. Mais j’ai trop d’estime pour vous et, d’ailleurs, elle vous adore.

SALVIÈRE.

N’allez pas trop loin.

BOMBEL.

Oh ! ce n’est pas elle qui me l’a dit.

SALVIÈRE.

Vous me rassurez.

BOMBEL.

Yvonne ? Vous savez le sentiment qu’elle m’inspire, Yvonne ? L’admiration ! ou plutôt une curiosité voisine de l’admiration. Elle a un goût parfait. Elle est l’amie d’un homme célèbre et très millionnaire, et elle ne l’étalé pas, elle est la simplicité même. Elle est reçue chez vous. Elle connaît votre femme. Elle est avec elle déférente et timide. Elle ne vous compromet pas. Vous êtes peut-être amoureux fou d’elle, et moi, Bombel, je ne m’en suis pas encore aperçu. Enfin, mon cher, votre liaison est un chef-d’œuvre. Mes compliments.

LE DOMESTIQUE, ouvrant la porte.

Mademoiselle Janson.

BOMBEL.

Quelle entre...

Se reprenant.

Pardon !

SALVIÈRE.

Ça ne fait rien. Qu’elle entre tout de même !

Paraît Yvonne.

 

 

Scène II

 

SALVIÈRE, BOMBEL, YVONNE

 

YVONNE.

Bonjour, messieurs...

À Salvière.

Je viens de recevoir votre mot à l’instant... et j’accours, vous voyez, j’accours.

BOMBEL.

Et moi, je vous laisse. À ce soir ?

SALVIÈRE.

Nous allons arranger ça. Yvonne vous donnera la réponse ou je vous téléphonerai. Au revoir, Bombel.

BOMBEL.

Au revoir, Yvonne.

YVONNE.

Au revoir, Bombel...

Sort Bombel.

 

 

Scène III

 

SALVIÈRE, YVONNE, LE DOMESTIQUE un instant, puis VILLERAT

 

SALVIÈRE, allant vivement à elle.

Je ne veux pas que tu ailles à ce dîner, je ne veux pas !

YVONNE, l’arrêtant.

Avant de me faire une scène, vous seriez bien aimable de demander si madame Salvière est là. J’ai rendez-vous avec elle ainsi qu’avec madame Villerat, à trois heures, pour organiser une représentation à laquelle je dois prêter mon concours. Il est trois heures moins le quart. Si votre femme est chez elle, j’aurai le regret de vous quitter et vous me ferez votre scène à un autre moment.

SALVIÈRE, au domestique qu’il vient de sonner.

Madame est-elle rentrée ?

LE DOMESTIQUE.

Pas encore, monsieur.

SALVIÈRE.

Dès qu’elle rentrera, veuillez la prévenir que mademoiselle est arrivée.

YVONNE.

Et que je me tiens à sa disposition.

LE DOMESTIQUE.

Bien, mademoiselle.

Il sort.

YVONNE, à Salvière.

Je ne veux pas avoir l’air de me cacher, vous comprenez, ni que vous puissiez me reprocher un jour de vous avoir compromis.

SALVIÈRE.

Sois tranquille.

YVONNE.

Ainsi, rappelez-vous que je viens aujourd’hui vous prier de vous occuper de mon frère...

SALVIÈRE.

C’est entendu.

YVONNE.

Il faut lui trouver une place, à mon petit Roland, une bonne place...

SALVIÈRE.

Je la lui trouverai.

YVONNE.

Je lui ai dit que vous l’attendiez cet après-midi.

SALVIÈRE.

Je l’attends... je l’attends...

YVONNE.

Maintenant, je suis à vous pour la scène.

SALVIÈRE.

Veux-tu me dire ce que je t’ai fait pour que tu prennes avec moi cet air de martyre ?

YVONNE.

J’ai mon air habituel, il me semble.

SALVIÈRE.

Habituel avec moi.

YVONNE.

Enfin, vous ne voulez pas que j’aille dîner avec ces gens, n’en parlons plus. Je n’irai pas.

SALVIÈRE.

Je ne veux pas pour le moment, parce que je suis en colère... Mais tout à l’heure, je le voudrai si tu le veux toi-même et si tu ne te décides à me sourire qu’à cette condition-là.

YVONNE, souriant.

Vous ne vous imaginez pas quelle différence il y a entre vous de bonne humeur et vous bougon. Ce n’est plus le même homme, il y a un abîme.

SALVIÈRE.

L’abîme, c’est toi...

YVONNE.

Alors, vous permettez que j’aille à ce dîner ?

SALVIÈRE.

Je t’en supplie... et, au besoin, je te l’ordonne.

YVONNE.

Et vous viendrez aussi ? Je tiens beaucoup à ce que vous y veniez.

SALVIÈRE.

J’irai. Je m’arrangerai pour ça. Deux ou trois histoires à inventer, quelques visites, cinq ou six coups de téléphone, trois rendez-vous à contremander et le temps de me mettre un habit. Rien de plus simple. Je suis à toi.

YVONNE.

Et dire que vous êtes convaincu que je ne vous aime pas !

SALVIÈRE.

Dieu me garde de me poser jamais une question aussi absurde !

YVONNE.

Tout ça parce que je ne suis pas expansive, que je ne prononce pas de grands mots à tort et à travers et que je suis un peu méfiante. C’est curieux qu’avec toute votre intelligence vous ne compreniez pas le caractère d’une simple petite femme comme moi. Mais je vous aime bien, vous savez, et je suis très heureuse. Qu’est-ce que vous pouvez demander de plus ?

SALVIÈRE.

Rien, certes... Tu as pour moi une espèce d’affection et des sentiments obscurs que tu traduis admirablement par l’expression : « Je vous aime bien. » Et, en effet, je ne t’en demande pas davantage. Mais comprends donc que moi qui t’aime, moi qui ne peux plus, hélas ! me passer de toi, je suis au supplice de te savoir errante dans Paris, avec l’un ou l’autre, à la recherche d’un plaisir, d’une distraction ou d’une aventure !... Tu m’échappes sans cesse, je ne suis pas relié à ta vie ! Je n’ai de toi que les rares minutes que nous passons ensemble dans des endroits hasardeux où je vais en me cachant et où tu arrives en pensant à autre chose ! Tu me répondras que ce n’est pas de ta faute si je suis marié...

YVONNE.

Dame ! Moi, je ne vous empêche pas de m’accompagner partout, au contraire.

SALVIÈRE.

Tu sais bien que c’est impossible et que je n’ai pas le droit, qu’en tout cas je ne me crois pas le droit d’afficher une maîtresse... Je ne me crois pas non plus le droit de tromper ma femme, mais, celui-là, je l’ai pris à mes risques et périls et entraîné par la fatalité de notre rencontre...

YVONNE.

Oh ! je ne vous reproche pas d’aimer votre femme. Au contraire, je trouve ça très bien. Vous aimez votre femme, vous avez une maîtresse. C’est à vous de vous débrouiller là dedans.

SALVIÈRE.

Ne me rends donc pas la situation encore plus délicate, encore plus compliquée, ne me la rends pas douloureuse avec tes vagabondages !...

YVONNE.

Mes vagabondages ! Mais, vraiment, ne dirait-on pas que je mène une vie scandaleuse ! Vous semblez oublier que moi aussi j’ai des ménagements à garder, que je vis dans ma famille, entre ma mère et mon frère, et que j’élève mon enfant ! Vous me parlez d’une façon blessante et que je ne mérite pas, Raymond. Je vous prie de vous arrêter...

SALVIÈRE.

Oui... je m’arrête... je m’arrête... et je me demande pourquoi je te dis des choses dont la prodigieuse inutilité m’apparaît avec éclat... Tu as raison ! tu as raison. Ne me réponds même plus quand je t’interrogerai... et, lorsque tu me verras jaloux comme aujourd’hui, contente-toi de me regarder avec les yeux que tu as maintenant... Je comprendrai.

YVONNE.

Alors, je suis toujours ta petite Yvonne, qui est gentille, au fond, sans l’ombre dune méchanceté ni d’une arrière-pensée, avoue-le !

SALVIÈRE.

C’est vrai... tu n’es pas méchante. Tu te contentes de suivre ta jeunesse et d’obéir à ton goût de la vie... S’il me fallait dire de quoi est faite notre liaison, et ce qu’elle contient, j’en serais incapable... Elle contient peut-être un désastre et peut-être la plus commune des aventures... Tu es une lumineuse petite comète qui décrit autour de moi une trajectoire dont j’ignore la loi.

YVONNE.

J’aime bien quand vous me parlez comme ça, car je comprends.

SALVIÈRE.

Tu as de la chance.

Entre le domestique.

LE DOMESTIQUE.

Ces dames viennent d’arriver et attendent mademoiselle Janson.

YVONNE.

Alors, monsieur, je vous quitte et merci pour mon protégé.

Entre Villerat par la porte laissée ouverte par le domestique.

VILLERAT.

C’est moi... J’ai accompagné ma femme parce que j’ai un mot à te dire.

Il lui serre la main.

Mademoiselle, on vous attend avec impatience... Je sais de quoi il s’agit et nous comptons beaucoup sur vous.

YVONNE.

Je ferai de mon mieux, monsieur le ministre.

Elle sort après avoir salué. Le valet de pied la suit.

 

 

Scène IV

 

SALVIÈRE, VILLERAT

 

VILLERAT.

J’ai reçu ce matin le travail que je t’avais demandé et je l’ai déjà lu... C’est tout ce qu’il y a de plus remarquable, c’est ce qu’on a fait de mieux sur la question. Tu me rends un service éminent.

SALVIÈRE.

J’en suis enchanté.

VILLERAT.

Voyons, Raymond, soyons sérieux... J’ai besoin de toi, nous avons tous besoin de toi. Ce que tu m’as répondu, il y a un mois, n’est plus valable... L’incident Brécourt s’est prolongé plus que je ne croyais, ce qui m’a permis de retarder le choix de son successeur, mais il va falloir pourtant que je me décide.

Regardant la porte par laquelle Yvonne est sortie.

Tiens, je vais te parler sans ménagements et quoique tu ne m’aies pas fait tes confidences. Mais je suis ton ami et j’en abuse. Ah çà ! vas-tu renoncer, pour une créature très séduisante, j’en conviens, mais frivole et superficielle, vas-tu renoncer à une haute ambition et peut-être à une carrière glorieuse ? Quand retrouveras-tu une occasion pareille à celle que je t’offre ? Tu es aujourd’hui l’homme de la situation, le seras-tu encore demain, avec la politique brusque et incertaine que nous avons ? Réfléchis, mon cher ami, je t’en conjure. Songe aussi à ta femme que tant de hasards peuvent mettre au courant de ta liaison, dont on commence à parler, tu le sais bien... Ton bonheur, celui de Madeleine, sont à la merci de la plus vulgaire imprudence... J’en suis épouvanté pour vous deux...

SALVIÈRE.

Crois-tu que ce que tu me dis-là, je ne me le répète pas tous les jours, et avec plus de force et plus d’amertume, je te le jure ! Car si je suis en train de me noyer, je me noie avec lucidité, avec la conscience de l’acte imbécile et puéril que j’accomplis ! Je sais que, d’un coup de talon vigoureux, je pourrais remontera la surface, respirer et me sauver... Non ! j’attends... je raisonne... et je me noie...

VILLERAT.

Mais donne le coup de talon !... Reprends-toi... Il te faut une seconde d’énergie !

SALVIÈRE.

Pas davantage, mais quand sonnera l’heure qui contient cette seconde ? Et quel est le jour qui contient cette heure-là ? Ce qu’il y a de plus bizarre, c’est que je ne suis pas la proie d’une de ces passions foudroyantes qui vous prennent tout, cœur, sens et cerveau... Non... c’est plutôt une fascination, quelque chose qui tient de la magie et de la fièvre. Cette fille est venue à un moment de ma vie où j’étais dans l’ordre, dans le silence, dans le travail... Mon existence était rangée autour de moi avec une harmonie parfaite et je me préparais à vieillir en paix, tout à coup, une petite fée m’est apparue, la fée de la fantaisie et du désordre, et elle m’a dit : « Tu es trop tranquille pour ton âge. Si ça continue, tu vas être heureux et il ne faut pas. »

VILLERAT.

Et tu préfères être malheureux ?

SALVIÈRE.

Elle ne m’a pas laissé le choix.

VILLERAT.

Elle ne t’aime pas !

SALVIÈRE.

Elle ne s’est pas encore préoccupée de ce détail.

VILLERAT.

Est-ce qu’elle te trompe ?

SALVIÈRE.

Pas même. Elle s’amuse, elle est enchantée de la vie, elle est très gentille. Elle ne me fait souffrir que lorsqu’elle ne peut pas faire autrement, et elle ne reste avec moi que parce que je ne lui dis pas de s’en aller. Car le jour où je lui déclarerais que notre liaison est terminée, et que j’en ai assez, elle disparaîtrait tout de suite, le sourire sur les lèvres, sans l’ombre d’un regret, et elle passerait à un autre exercice. Aussi, est-il probable que je ne le lui dirai pas avant longtemps.

VILLERAT.

Et ta femme ?

SALVIÈRE.

Eh bien ?

VILLERAT.

Tu ne l’aimes donc plus ?

SALVIÈRE.

Si je ne l’aimais plus, ce serait trop simple. Mais ma tendresse pour elle ne s’est ni transformée ni amoindrie... J’aurais horreur que ma folie lui coûtât une larme !... C’est comme une maladie que je fais à côté d’elle sans qu’elle s’en aperçoive... Il me faut lui cacher mon inquiétude, mes rechutes, mes frissons de fièvre... C’est très dur quelquefois, très dur... Tu vois, mon bon ami, que je suis dans un triste état et que, pour peu que cela dure encore quelques semaines, je ne serai même plus capable d’être ambassadeur.

VILLERAT.

Ne crois pas ça. Bref, résumons-nous... Tu as vingt-quatre heures pour te décider...

SALVIÈRE.

Oui... oui... je réfléchirai... Merci... Je te rendrai réponse ce soir...

VILLERAT.

Définitivement, n’est-ce pas ?

Entre Madeleine.

 

 

Scène V

 

SALVIÈRE, VILLERAT, MADELEINE

 

MADELEINE.

Je ne suis pas de trop ?

VILLERAT.

Je félicitais Raymond de son travail...

MADELEINE.

Il est bien, n’est-ce pas ?

VILLERAT.

Supérieur, supérieur...

MADELEINE, à Villerat.

Louise me prie de vous dire quelle rentre au ministère...

VILLERAT.

À merveille.

MADELEINE, à Salvière.

Tu n’as rien de particulier à faire dire à Yvonne pour son frère ?

SALVIÈRE.

Sinon que je reste ici et que je l’attends.

MADELEINE.

Alors, elle va accompagner madame Villerat et elle reviendra me mettre au courant de ce qu’on aura décidé.

SALVIÈRE.

C’est parfait...

Le domestique entre avec une carte. Salvière y jette un coup d’œil.

Ah ! bon...

À Madeleine.

C’est le jeune Roland, justement.

VILLERAT.

Moi, mes amis, je suis pressé, je vous quitte... À ce soir, à l’Opéra. Vous, Madeleine, vous dînez avec nous, n’est-ce pas ?

Il serre la main de Salvière et sort.

MADELEINE.

Tu vas recevoir M. Janson ?

SALVIÈRE.

Oui...

Au domestique.

Faites entrer...

À Madeleine.

Reste donc... je ne sais pas trop quoi lui dire à ce garçon...

MADELEINE.

Jai une idée, moi... Si on parlait de lui à Villerat !

SALVIÈRE.

En effet.

 

 

Scène VI

 

SALVIÈRE, MADELEINE, ROLAND

 

SALVIÈRE.

Entrez, cher monsieur Roland, entrez...

ROLAND, timidement.

Monsieur... madame, je vous présente mes hommages.

MADELEINE.

Bonjour, cher monsieur... Comment se porte madame votre mère ?

ROLAND.

Fort bien, madame, je vous remercie.

MADELEINE.

Vous me rappellerez à son souvenir.

ROLAND.

Je n’y manquerai pas, madame.

MADELEINE.

J’irai même lui faire une visite un de ces jours, si je ne dois pas la déranger.

ROLAND.

Elle en sera trop honorée.

MADELEINE.

Elle demeure maintenant ?... Yvonne m’a dit l’adresse, je ne me souviens plus.

ROLAND.

Avenue de Villiers, 92.

MADELEINE.

Vous avez déménagé récemment ?

ROLAND.

La semaine dernière...

À Salvière.

Ma sœur m’a dit de votre part, monsieur, que vous désiriez me voir... Croyez bien que, sans cela, je ne me serais pas permis de vous déranger.

SALVIÈRE.

Vous ne me dérangez pas le moins du monde, je suis très heureux de vous voir... Nous parlions, il y a quelque temps, de votre avenir, de vos études... Votre sœur m’a demandé si je pouvais vous trouver une occupation, une place, qui vous permît de les continuer dans de meilleures conditions et je lui ai promis de m’en occuper... Ma femme a même eu une idée excellente qui est de vous présenter à notre ami Villerat.

MADELEINE.

C’est ce qu’il y a de plus pratique.

ROLAND.

Je vous remercie, monsieur, et je suis très touché de l’intérêt que vous me témoignez. Mais je regrette qu’Yvonne ne m’ait pas expliqué de quoi il s’agissait. Je lui aurais dit ce que... Car il y a certaines choses dont elle ne se rend pas parfaitement compte et dont il vaudrait mieux que... qu’elle me laissât la direction...

SALVIÈRE.

Elle a pour vous une tendresse infinie...

ROLAND.

Je l’aime aussi de tout mon cœur, mais nous n’avons pas toujours les mêmes idées... D’ailleurs, elle ne sait pas ce que je veux faire. Il faut, avant tout, que je termine mes études de droit. Après quoi, je tâcherai de gagner ma vie... moi-même.

SALVIÈRE.

Et quand vos études seront-elles finies ?

ROLAND.

L’année prochaine. D’ici là, les petits travaux que j’ai déjà trouvés à faire le soir et le peu que ma mère pourra me donner me suffiront, je pense. Une chambre très modeste au quartier Latin, ce n’est pas bien cher.

MADELEINE.

Comment ! Vous n’allez pas demeurer avec votre mère et votre sœur ? Mais elles seront navrées !

ROLAND.

J’aurai quelque peine à le faire admettre à ma mère, mais Yvonne le comprendra plus facilement.

MADELEINE.

Tiens ! Pourquoi ?

ROLAND, gêné.

Parce que... parce que... elle va faire du théâtre... C’est très honorable, certes, mais c’est une chose à laquelle je n’étais pas préparé et que je n’approuve pas aussi complètement qu’il le faudrait pour que nous ayons la même intimité qu’autrefois... Elle est obligée à des démarches... à des relations où ma présence ne pourrait que la gêner... et, nécessairement, je ne serais plus mêlé à sa vie...

Regardant très discrètement Salvière.

Alors, quand un frère et une sœur ne peuvent plus tout se dire, il vaut peut-être mieux qu’ils ne se disent plus rien...

Un temps.

Je vous demanderai la permission de me retirer, madame.

MADELEINE.

Oui... monsieur... oui... à bientôt.

SALVIÈRE.

Au revoir, Roland...

Il lui serre la main.

ROLAND.

Au revoir, monsieur Salvière... Madame...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

SALVIÈRE, MADELEINE

 

MADELEINE.

Je me figure que c’est un très honnête homme, ce garçon-là.

SALVIÈRE.

Moi aussi...

MADELEINE.

Et il ne me paraît pas extrêmement flatté que sa sœur se destine au théâtre...

Un temps.

Veux-tu mon opinion ?

SALVIÈRE.

Donne.

MADELEINE.

Eh bien ! je crains qu’il ne soit au courant des petits potins qui commencent à courir sur elle.

SALVIÈRE.

Ah ! et lesquels ?

MADELEINE.

Leur origine, c’est l’article un peu trop enthousiaste que Bombel lui a consacré... Et on en a conclu, étant données les mœurs de Bombel...

SALVIÈRE.

Tout cela ne me semble pas d’une gravité exceptionnelle.

MADELEINE.

Je n’y attache pas d’autre importance... Tu vois que je la reçois très bien... Tu ne peux pas me reprocher de ne pas la recevoir très bien ?... D’ailleurs, à Paris, la loi des relations, c’est l’indulgence... Et tant que je n’aurai pas de certitude...

Un temps.

Il y a encore un autre potin qui court sur elle...

SALVIÈRE.

Voyons l’autre potin.

MADELEINE, riant.

Au fait, non, non... ce n’est pas la peine... il est trop bête... Je regrette de l’avoir dit ça.

SALVIÈRE, répétant.

Voyons l’autre potin.

MADELEINE, toujours gaiement.

Non... non... tune le sauras pas... non, décidément...

SALVIÈRE.

Tu serais joliment attrapée si je n’insistais pas... et tu me le dirais tout de même.

MADELEINE.

C’est vrai, pourtant.

SALVIÈRE.

Alors, je vais être bon et j’insiste...

MADELEINE.

Tu as raison, car c’est un potin qui te concerne.

SALVIÈRE.

Je m’en doutais... Alors, il n’y a pas que Bombel. Moi aussi ? C’est beaucoup... Tu ne trouves pas ?

MADELEINE.

Non, on ne parle pas de Bombel... on ne parle que de toi. Je disais Bombel tout à l’heure pour m’entraîner.

SALVIÈRE

Tu tiens à ce que je te réponde ?

MADELEINE.

J’aimerais mieux... Dame ! Mets-toi à ma place.

SALVIÈRE.

Alors, je te dirai que c’était fatal. C’est nous qui avons présenté Yvonne dans le monde... Elle est jolie... je suis familier avec elle, tu as beaucoup d’amies... Si personne ne t’avait dit qu’elle était ma maîtresse, j’en aurais été un peu humilié. Cette humiliation m’a été épargnée. Dieu en soit loué !

MADELEINE.

Elle t’a été épargnée, tu peux le dire.

SALVIÈRE.

Es-tu satisfaite de ma réponse ?

MADELEINE, se rapprochant de lui et quittant le ton enjoué.

Oui... oui... Raymond... et je l’attendais avec plus d’anxiété que tu ne crois.

SALVIÈRE.

Tu avoues donc que tu me soupçonnais ? Et à quel propos ? Sur quel indice, voyons ? Est-ce qu’il y a moins d’affection entre nous, moins de tendresse, moins d’amour ? Est-ce que je mène la vie pittoresque et accidentée de l’homme marié qui a une maîtresse ? As-tu surpris dans les poches de mes vestons des billets suspects ? Est-ce que je te raconte que j’assiste à des banquets d’anciens camarades ? T’ai-je dit une seule fois que tu devrais aller plus souvent voir ta mère ? Vient-il chez nous des chasseurs de restaurants ou de cercles ? Est-ce que je te fais plus de cadeaux que d’habitude ? Enfin ! y a-t-il dans notre existence un seul des indices distinctifs et traditionnels à quoi l’on reconnaît qu’un homme du monde trompe sa femme ?

MADELEINE, secouant la tête.

Quand une femme appartient à un homme comme je t’appartiens, c’est à des signes plus mystérieux qu’elle sent son amour menacé... C’est souvent même à des nuances si légères, si subtiles, qu’elle est seule à les distinguer... C’est à une ombre qui passe dans le regard... à un sourire, à une impatience... ou à un de ces pressentiments douloureux qui sont, pour celles qui aiment, de claires visions de l’avenir !...

SALVIÈRE, allant à Madeleine et lui prenant la main, un peu agacé.

Allons ! voyons !... en voilà assez !... Dis-moi le fond de ta pensée tout de suite... Dis-moi ce que tu veux me dire !... Si tu sais, ou si tu crois savoir quelque chose, parle franchement. Ce sera plus digne de toi et nous nous expliquerons. Mais ne nous énervons pas avec des sous-entendus et n’essaye pas de m’attraper avec les petits pièges que j’aperçois derrière chacune de tes phrases. Crois-tu qu’Yvonne soit ma maîtresse ? Dis oui ou non, nettement. Je saurai au moins sur quoi te répondre.

MADELEINE.

Je n’en ai aucune preuve et je n’en ai jamais cherché. La vérité, si je dois la connaître un jour, ce sera par le hasard ou par toi... Mais, pourtant, ce dont je suis sûre, c’est qu’un homme, surtout un homme de ta valeur et de ta trempe, n’abandonne pas tout à coup, sans des raisons profondes, l’ambition de toute sa vie... Et tu as refusé les propositions de Villerat... Comment je l’ai appris ? Oh ! peu importe... C’est un fait, ça, c’est un fait. Tu les as refusées en dehors de moi et sans me consulter... Et pourquoi ? si ce n’est pas pour rester auprès d’Yvonne... C’est l’évidence... c’est l’évidence. D’ailleurs, tu n’as jamais été attiré vers une femme comme vers celle-là. Oh ! ne le nie pas... Si tu le niais, ça prouverait que tu ne t’en rends pas compte toi-même, toi si clairvoyant ! Tout en elle t’intéresse, son caractère, ses malheurs, ou plutôt ses aventures, ses moindres gestes... Tu la trouves originale, vivante. Et elle, penses-tu qu’elle n’ait pas remarqué l’effet qu’elle produit sur toi ? Elle ne sera pas longue à en profiter, sois tranquille ! Elle aussi, elle a changé. Ce n’est plus la petite fille résignée et courageuse que nous avons connue... Elle est embusquée et elle te guette... tu es le seul à ne pas t’en apercevoir... Mais tu es une proie joliment tentante pour elle !

SALVIÈRE.

N’en fais tout de même pas un prodige d’hypocrisie et de dissimulation. Je t’assure que tu exagères.

MADELEINE.

Oh ! tu la défendras toujours, naturellement.

SALVIÈRE, agacé.

Mais non, je ne la défends pas ! Que veux-tu que je te dise pour te rassurer ? Qu’elle est devenue une créature sans cœur ? Une sale petite rosse ? Qu’elle rendra malheureux tous les imbéciles qui tomberont entre ses mains ? Je veux bien, moi, je veux bien, qu’est-ce que ça me fait ? N’en parlons plus ! Veux-tu que nous cessions de la recevoir ! Je ne demande pas mieux !

MADELEINE, allant à lui, lui prenant le bras, vivement.

Raymond ! Raymond ! cette femme te tient, j’en suis bien sûre... je l’ai deviné... Et tu en souffres ! oui... tu en souffres !

SALVIÈRE.

Tu construis un roman, je t’assure, ma chérie... Et avec quoi ? Avec rien ! rien !

MADELEINE.

Oh ! tais-toi, tais-toi !... Je te pardonne, quoi que tu aies fait... parce que je sais que tu as été entraîné, affolé... que tu n’as pas été maître de toi et parce qu’il n’est pas possible que tu ne m’aimes plus, n’est-ce pas ? Il n’est pas possible que je ne compte plus pour toi ! Ce n’est pas un égarement d’une heure qui a pu te faire oublier tout ce qu’il y a eu entre nous... l’épouse que j’ai été, nos rêves, tant d’espérances communes, des années d’une intimité complète, sans une seconde de défaillance, sans secret !... Ton bonheur, ton plaisir, c’est toute mon existence... Ton égoïsme même n’a rien à me reprocher !... Alors, il faut m’écouter : quand il s’agit de toi, je suis la compagne attentive et lucide qui ne peut pas se tromper. Eh bien ! il faut que nous partions, que nous quittions Paris... Et tu sais bien que je ne dis pas ça parce que je tiens à être ambassadrice ? Ah ! Dieu non ! Mais ce que je ne veux pas, c’est que tu te réveilles un jour malheureux et désabusé, avec l’affreux remords d’avoir manqué ta vie ! Tu souffrirais trop ! Et c’est là que tu vas, tu le sens, si tu ne rentres pas dans ton vrai destin par un acte de volonté, par un effort sur toi-même, que tu me dois et que je mérite... Enfin ! enfin ! entre cette femme et moi , tu ne peux pas hésiter... et s’il est nécessaire d’en sacrifier une, tu n’as pas le droit de me choisir !

SALVIÈRE.

Je n’ai pas à hésiter, je te le jure... Tu es tout pour moi. Je n’aime que toi... Je n’ai jamais cessé de t’aimer... Entre Yvonne et moi, il n’y a rien eu... rien... Tu me parles de la sacrifier... Ah ! je t’affirme que c’est un sacrifice qui ne lui serait pas bien pénible, car je lui suis complètement indifférent... et moi, j’ai eu peut-être, je le reconnais, une heure de tentation, de vertige... une espèce de curiosité vite déçue... vite déçue... Et c’est fini ! c’est fini ! Mais, cependant, tu as eu raison de me parler comme tu viens de le faire... Je traversais, depuis quelque temps, sans savoir pourquoi, une crise de dégoût, de paresse... de doute... Ma volonté devenait indécise... comme lointaine. Tu m’as dit ce qu’il fallait me dire et au moment où mon esprit avait besoin d’une forte et loyale influence comme la tienne. Et tu as été, une fois de plus, celle qu’on trouve aux heures décisives de la vie et qui vous donne les conseils du cœur Va, je t’aime !

Il la prend dans ses bras et l’embrasse avec passion. Après un temps.

Maintenant, je vais aller voir Villerat... et je vais accepter.

Entre le domestique. Au domestique.

Qu’y a-t-il ?

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle Janson revient du ministère et demande si madame a quelque chose à lui dire.

SALVIÈRE, après avoir échangé un coup d’œil avec Madeleine.

Priez-la d’attendre.

Sort le domestique.

MADELEINE.

Je ne veux pas la voir. Je n’ai plus de haine contre elle. Qu’elle disparaisse de ma vie, c’est tout ce que je lui demande... Je te prie de le lui dire... oui... toi... Il faudra toujours que tu aies une explication avec elle... J’aime mieux que ce soit ici.

SALVIÈRE, réfléchissant.

Oui... laisse-moi avec elle... ce sera plus simple et plus vite fini. Va... Rapporte-t’en à moi et n’aie pas peur, ce ne sera pas un drame.

MADELEINE.

Je descends chez moi.

SALVIÈRE.

Quand tu reviendras, elle ne sera plus là.

Sort Madeleine. Salvière appelle le domestique et lui dit.

Priez mademoiselle Janson de vouloir bien monter ici.

Sort le domestique.

SALVIÈRE, seul.

Allons ! il faut arracher ça tout de suite... J’allais à l’abîme !...

Entre Yvonne.

 

 

Scène VII

 

SALVIÈRE, YVONNE

 

YVONNE.

Tiens ! vous êtes seul ?... Je croyais que madame Salvière était avec vous ?

SALVIÈRE.

Elle est sortie... J’ai à vous parler, Yvonne. J’ai quelque chose d’assez grave à vous dire... Je ne vous le dirais pas si je n’étais pas sûr d’avance de ne vous causer aucun chagrin... de ne vous causer, en tout cas, qu’une petite peine passagère qui s’effacera vite sous votre jeunesse.

YVONNE, étonnée.

Je vous écoute, mon ami, qu’est-ce qu’il y a ?

SALVIÈRE.

Voici, ma chère Yvonne... Un hasard a appris à ma femme nos relations.

YVONNE, très doucement.

Madame Salvière sait que... je suis votre maîtresse ?

SALVIÈRE.

Oui.

YVONNE, sans un geste et gravement.

Ça devait arriver : c’était inévitable. Je l’avais prévu.

SALVIÈRE.

Nous l’avions tous prévu. Alors, voyez-vous, il faut... il faut nous séparer, c’est nécessaire.

Regardant Yvonne restée immobile.

Oui, ça vous est parfaitement égal, c’est bien ce que je pensais... Oh ! je vous le dis sans amertume, Yvonne, ce n’est pas un reproche. Il y a eu entre nous l’éternel malentendu. Je vous demandais ce que je cherchais et non pas ce que vous pouviez me donner... et vous, vous auriez préféré un amant plus jeune et plus léger que moi... Mais, en moi, ce que vous aurez désormais, Yvonne, si ce n’est plus un amant, ce sera un grand ami... et, comme ami, je crois que je serai très bien et que vous ne trouverez jamais mieux, vous verrez.

YVONNE, la gorge serrée.

Eh bien, alors... adieu... Raymond... adieu... je... je m’en vais.

SALVIÈRE.

Adieu, Yvonne.

Il lui tend la main qu’elle lui prend machinalement.

Vous pleurez ?...

YVONNE.

Non... non... je ne sais pas...

SALVIÈRE, lui gardant la main.

Si, si, vous pleurez... Et c’est très gentil ce que vous faites là... Voilà ma petite vanité satisfaite...

La voyant chanceler, il la retient.

Qu’est-ce que vous avez ?

YVONNE.

Rien... rien... laissez-moi... laissez-moi partir...

Elle tombe en sanglotant sur une chaise.

SALVIÈRE, allant la relever et la prenant dans ses bras.

Voyons... Yvonne... voyons... il ne faut pas sangloter... Mais qu’est-ce qui vous arrive !... Je ne comprends pas... je ne comprends pas... Regardez-moi... Ce n’est pas grave... ce serait grave si vous m’aimiez... mais puisque vous ne m’aimez pas !... Répondez-moi... répondez-moi donc... Vous n’allez pas me dire que vous m’aimez ?... Ce n’est pas possible...

Elle est dans ses bras, toute palpitante. Il la retient.

Mais si tu m’aimais, petite malheureuse, pourquoi étais-tu coquette, sournoise et sauvage ? Pourquoi ne me répondais-tu pas quand je te disais que je t’aimais ? Pourquoi me regardais-tu avec des yeux indifférents et puérils au lieu de me montrer les yeux que tu as en ce moment et à qui les larmes vont si bien ?... Dis ? pourquoi ? pourquoi ?

YVONNE.

Oui... c’est de ma faute, ce qui arrive... c’est de ma faute... Mais je venais d’être si meurtrie et je m’étais tellement raidie contre mon malheur, que je n’ai pas osé me livrer et me montrer à vous comme j’étais... J’avais peur que vous en abusiez... D’abord, moi, je ne sais pas dire que j’aime... mais il me semble que vous auriez dû le deviner... Car enfin, je me suis donnée à vous... Et vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi ? Vous savez pourtant bien que ce n’est pas par intérêt. Alors, c’est sans raison, n’est-ce pas ? en songeant à autre chose ?... Ça ne m’étonnerait pas d’ailleurs que vous ayez pensé ça... Qu’est-ce que j’étais pour vous ? Une petite créature sans cœur et sans conscience, qui n’a jamais réfléchi à la vie, qui n’attache d’importance à rien... qui ne peut pas souffrir... Oh ! je me rappelle vos paroles, une petite bête... une petite bête de proie... Ah ! Raymond, vous vous êtes cruellement trompé sur moi ! Je vous avais aimé tout de suite, au contraire, parce que je sortais d’une crise où j’avais été humiliée et blessée et que je vous voyais tout à coup devant moi, souriant et ému, et me témoignant une sympathie subite. Et maintenant, il n’y a pas de femme plus malheureuse et plus triste que moi !

SALVIÈRE.

C’est effrayant ce que tu me dis là... Alors, quand tu me paraissais perverse et acharnée contre moi, je me trompais... Oui... oui... je me trompais ! Tu n’es pas la femme que je croyais, en effet... J’ai été d’une inintelligence et d’une frivolité qui m’épouvantent... et, quoi qu’il m’arrive, je n’aurai pas ce que je mérite. Je me demandais ce qu’il y avait dans notre liaison, une aventure banale ou un désastre ; je suis fixé, je suis fixé... Et, d’ailleurs, tu m’avais prévenu, la première fois... Tu m’avais dit : « Il y a deux femmes en moi. » Et tu avais raison, tu avais une clairvoyance admirable... De ces deux femmes l’une était frémissante et pleine de colère sous les coups qu’elle venait de recevoir, et l’autre était celle que j’ai là sous les yeux, tremblante, blessée et douloureuse.

YVONNE.

Ah ! Je n’aurai plus jamais de chance... c’est fini, à présent... Quand je pense à ce qui m’est déjà arrivé et je n’ai pas vingt-cinq ans !... Mais c’est naturel, c’est juste en somme. J’ai trop mal commencé ma vie.

SALVIÈRE.

Tais-toi !... tu n’es qu’une enfant... une enfant que je n’abandonnerai pas... Ah ! comme j’aurais été fort devant ton indifférence, devant ta colère... Mais devant ta résignation et devant tes larmes, je suis désarmé. Nous ne nous quitterons pas. Non... non... je te le promets.

YVONNE.

Vous m’aimez encore, Raymond, c’est vrai ?... Non... pourtant, non... je ne le crois pas... Votre femme l’emportera toujours... C’est elle que vous aimez, je ne suis pas de taille à lutter contre elle... Je suis perdue... perdue... Laissez-moi m’en aller... Je vais tout quitter... Paris... le théâtre... Qu’est-ce que je suis venue y faire, à Paris ?... Adieu, Raymond !

Elle s’éloigne.

SALVIÈRE.

Non... non... tu ne t’en iras pas... Je ne veux pas que tu sois désespérée... Je ne veux pas avoir joué ce rôle dans ta vie... ce me serait un remords trop amer. Et puis, tu es délicieuse dans ta douleur et dans tes larmes... délicieuse et nouvelle pour moi... C’est très grave ce qui arrive, c’est très grave... Laisse-moi réfléchir, maintenant... Ne me dis plus rien... Laisse-moi seul...

Yvonne lui embrasse les mains passionnément et sort.

 

 

Scène IX

 

SALVIÈRE, MADELEINE

 

Madeleine a entr’ouvert la porte pendant qu’Yvonne embrasse les mains de Salvière. Elle n’apparaît en scène que lorsque Yvonne a disparu et que Salvière s’est retourné. Il aperçoit Madeleine et s’arrête.

MADELEINE.

Je rentre à l’instant et juste pour la voir t’embrassant la main avec amour et soumission. Ah ! elle est plus forte que moi... elle est très forte, te voilà repris. Ce que tu m’as dit tout à l’heure ne compte plus... Tu as oublié ! Tu es à elle de nouveau !...

SALVIÈRE.

Écoute-moi, Madeleine... Ne t’alarme pas... écoute-moi, je t’en supplie. Ce que je t’ai dit tout à l’heure, rien ne me le fera oublier... Mais je reconnais que je viens d’être ému sincèrement par Yvonne... oui... oui... Je m’attendais à trouver une femme indifférente et insolente et j’ai vu une pauvre créature brisée de douleur...

MADELEINE.

Oui... oui... Elle t’a bien joué la comédie !

SALVIÈRE.

Si elle m’avait joué la comédie, c’est contre elle que la comédie se serait retournée ! Car pendant qu’elle pleurait et qu’elle m’apparaissait si différente de ce que j’imaginais, c’est une chose presque triste à dire, mais tout ce qui m’avait d’abord attiré vers elle, tout ce qui me l’avait fait un instant désirer – oh ! tu vois, je te fais ma confession entière – l’espèce de vertige et de fièvre qu’elle me communiquait, tout cela tombait peu à peu... et il ne restait plus en moi qu’un seul sentiment : la pitié... Oui... la pitié... pour une enfant abandonnée et lamentable. Et si elle a pu croire que je l’aimais, c’est que je lui ai menti !

MADELEINE.

Tu lui as menti ou bien c’est à moi que tu mens pour essayer de conserver ta maîtresse sous mes yeux et presque avec mon consentement ! Comment veux-tu que j’accepte une situation pareille ? Aucune femme ne l’accepterait à ma place... Aucune !... aucune ! C’est impossible ! C’est monstrueux !... Tiens ! Raymond, ce que je vois, ce que je sens, c’est que cette femme t’est nécessaire et que tu n’oses pas me l’avouer ni peut-être te l’avouer à toi-même... Car, du moment que tu ne la quittes pas aujourd’hui, que tu ne la quittes pas tout de suite, tu ne la quitteras plus !... C’est fini ! Je m’en vais... je suis vaincue !

SALVIÈRE.

Alors, qu’est-ce que tu demandes ? Qu’est-ce que tu exiges ? Que je brise cette enfant entre mes doigts comme j’ai failli le faire tout à l’heure et que j’en jette les morceaux à tes pieds ? Eh bien, cela, tu ne l’obtiendras jamais de moi !... Je t’aime uniquement, je n’aime que toi, et elle, je la sacrifierai, c’est entendu. Mais je veux au moins choisir l’heure et l’occasion du sacrifice ! Je ne veux plus la revoir éperdue devant moi, avec ses yeux désespérés, ses larmes... C’est une vision intolérable... Non ! non ! je ne pourrais pas... Ne me le demande pas, ce n’est pas possible... pas possible !

MADELEINE.

Eh bien, alors, puisque tu ne peux pas la quitter... garde-la ! garde-la !...

Elle sort.

 

 

ACTE IV

 

Chez madame Janson. Un salon très élégant, sans luxe apparent.

 

 

Scène première

 

YVONNE, MADAME JANSON

 

YVONNE.

Et c’est hier soir seulement que Roland t’a annoncé cette résolution ?

MADAME JANSON.

Pendant le dîner...

YVONNE.

Il ne t’en avait jamais parlé avant ?

MADAME JANSON.

Jamais... Et à toi ?

YVONNE.

À moi non plus... Quelles raisons t’a-t-il données ?

MADAME JANSON.

Il prétend que nous demeurons trop loin de l’École de droit, que ça le gène pour suivre ses cours...

YVONNE.

C’est curieux ! Il aurait pu nous consulter avant de se décider... Je vais lui parler... Où est-il ? Je ne l’ai pas vu de la matinée.

MADAME JANSON.

Il est sorti de très bonne heure, pendant que tu dormais encore... Tu es rentrée très tard, hier soir... Il était plus de minuit.

YVONNE.

Ce dîner a duré longtemps... puis, nous sommes allés faire un tour au théâtre...

MADAME JANSON.

Tu ne quittes plus les théâtres, maintenant... Mon Dieu, mon Dieu ! que de changements depuis les trois ou quatre mois que nous sommes à Paris ! J’en suis épouvantée...

YVONNE.

Il n’y a pas de quoi, il me semble.

MADAME JANSON.

Parce que tu commences à gagner de l’argent et que nous sommes mieux logés ? Mais dans quelle incertitude et dans quel désordre vivons-nous ? Je ne veux pas revenir sur le passé, ma pauvre enfant, mais au moins qu’il te serve de leçon !

YVONNE.

Sois tranquille, maman.

MADAME JANSON.

Enfin ! toi, au moins, tu es contente de ta nouvelle existence ?

YVONNE.

Très contente. Je suis presque lancée... on me demande souvent pour jouer des petites comédies de salon dans le monde. J’ai appris trois ou quatre choses où je ne suis pas trop mal. Tu ne sais donc pas que ta fille a du succès ?

MADAME JANSON.

J’ai lu ça dans les journaux. Mais je ne te cache pas que toutes les fois que je vois ton nom imprimé, ça me fait peur.

YVONNE.

Pourquoi ?

MADAME JANSON.

Parce que... jamais je ne m’étais figuré que notre nom pourrait être dans un journal. Alors, moi, que veux-tu, dès qu’il m’arrive quelque chose que je n’avais pas prévu, même si c’est heureux, j’ai peur !

YVONNE, l’embrassant.

Eh bien, n’aie pas peur.

MADAME JANSON.

Tous ces gens que tu es obligée de fréquenter, est-ce qu’ils ne t’entraînent pas trop ?

YVONNE.

Mais non. D’ailleurs, il le faut bien. C’est eux qui me procurent mes cachets, qui me font des relations.

MADAME JANSON.

Monsieur et madame Salvière, je comprends. Voilà des personnes distinguées, voilà de bonnes fréquentations... Mais ce monsieur Bombel... surtout cette demoiselle qui vient te chercher à chaque instant...

YVONNE.

Jeannine Leroy ?

MADAME JANSON.

Oui.

YVONNE.

Mais, maman, elle a failli avoir un premier prix du Conservatoire. Te rends-tu compte de ce que c’est qu’une femme qui a presque obtenu un premier prix au Conservatoire ?

MADAME JANSON.

Non, ma fille. Mais, à tout hasard, j’aime mieux que ce soit elle que toi.

Entre Virginie.

VIRGINIE.

Mademoiselle, c’est monsieur Bombel et mademoiselle Jeannine Leroy.

MADAME JANSON.

Allons, bon !... Qu’est-ce qu’ils te veulent encore ?

YVONNE.

Ils viennent me voir, maman... Faites entrer, Virginie...

À sa mère.

Ne t’en vas pas. Puisque tu les connais, tu peux bien leur dire bonjour... Ce sont des camarades. Il ne faut pas être des sauvages, à Paris, si on veut faire son chemin.

Entrent Bombel et Jeannine Leroy.

 

 

Scène II

 

YVONNE, MADAME JANSON, BOMBEL, JEANNINE

 

BOMBEL.

Madame, mes hommages.

JEANNINE.

Bonjour, madame... Bonjour, Yvonne.

MADAME JANSON.

Comment allez-vous, mademoiselle ?

JEANNINE.

Très bien, madame... Et le petit ? Je venais vous demander de ses nouvelles... Yvonne m’a dit hier qu’il était un peu enrhumé.

MADAME JANSON.

Ça n’a rien été, je vous remercie... Vous aimez-les enfants ?

JEANNINE.

Je les adore... Mon rêve, c’est d’en avoir un. Enfin, ça viendra, j’espère.

MADAME JANSON, avec un mouvement.

Ne vous pressez pas trop. Vous permettez que je vous laisse avec Yvonne. Vous devez avoir à causer... Au revoir, monsieur Bombel.

BOMBEL.

Au revoir, madame.

 

 

Scène III

 

YVONNE, BOMBEL, JEANNINE

 

BOMBEL, à Yvonne.

Ah ! vous nous avez bien lâchés, hier soir !

JEANNINE.

Oui, pourquoi nous as-tu lâchés ?

YVONNE.

Je ne me rappelle plus... Ah ! oui, j’étais souffrante.

BOMBEL.

Non, je crois qu’elle a préféré dîner seule avec Sal...

YVONNE.

Chut ! voyons, Bombel...

JEANNINE.

Fais attention, elle a une famille. C’est inouï, le peu d’importance que tu attaches aux familles ! On voit bien que tu n’en as pas.

BOMBEL.

J’en ai une dans le Midi...

S’avançant vers Yvonne, d’un air gracieux, lui tendant, la joue.

Eh bien ! on ne me remercie pas ?

YVONNE.

De quoi ?

BOMBEL.

Vous n’avez pas lu les journaux ?

YVONNE.

Non, pas encore.

JEANNINE.

Tu crois qu’on n’a que ça à faire, toi ?

À Yvonne.

Au fait, tu es peut-être étonnée que je tutoie Bombel, maintenant ?

YVONNE.

Non, ça me paraît tout naturel.

JEANNINE.

Il n’y a pas de raison, parole ! On a décidé de se tutoyer depuis hier, voilà tout. C’est plus commode.

YVONNE.

Pourquoi ?

JEANNINE.

Pour les relations.

YVONNE.

Bon.

BOMBEL, qui a tiré un journal de sa poche.

Lisez... au courrier des théâtres... cette petite note... Et de qui est-elle, cette petite note ?

JEANNINE.

De toi.

BOMBEL, lisant.

« On annonce l’engagement, dans un de nos meilleurs théâtres de genre – cherchez sur la ligne des boulevards – de mademoiselle Yvonne Janson, dont la société parisienne a déjà apprécié maintes fois le fin et original talent. Ce sera un des débuts sensationnels de la saison prochaine. »

YVONNE.

Pourquoi avez-vous imprimé ça, puisque ce n’est pas vrai ?

BOMBEL.

Pour que ça le devienne.

YVONNE.

C’est gentil.

Haut.

Tiens, Jeannine, un écho sur toi. Tu pars donc en tournée ?

JEANNINE.

Oui, ces jours-ci, et c’est à ce sujet que nous sommes venus te parler, Bombel et moi. Connais-tu Lambrède ?

YVONNE.

Non.

JEANNINE.

C’est un type très connu, pourtant. C’est lui qui a organisé les plus belles tournées, dans le monde entier, tu sais... Eh bien, Lambrède t’a entendue à ta dernière soirée... Il te trouve l’étoffe d’une artiste épatante. Il nous a dit, à Bombel et à moi : « Si elle travaillait, cette petite, elle irait très loin. Elle devrait partir avec nous ; on l’emmènerait un peu partout, on lui ferait jouer des tas de rôles, on la préparerait pour Paris et l’hiver prochain, on la lancerait... » Voilà ce qu’il a dit, Lambrède, et moi, à ta place, je n’hésiterais pas. Tu ne trouveras jamais mieux que lui, comme professeur. J’ajoute – c’est l’essentiel – que tu ne serais pas obligée de tromper Salvière. Lambrède n’y tient pas. C’est un artiste.

YVONNE.

Merci, Jeannine, d’avoir pensé à moi. Je ne dis pas non... Il faudra voir.

JEANNINE.

Voilà tout ce que j’avais à te raconter. Maintenant, je m’en vais, j’ai des tas de courses à faire.

BOMBEL.

Et moi, il faut que je passe au journal avant midi. Et puis, il faut que je voie Salvière...

À Yvonne.

Au fait, vous n’avez rien à lui faire dire, à Salvière ? Je vais chez lui, de ce pas.

YVONNE, réfléchissant.

Si !... Vous seriez bien gentil de lui demander si je pourrais le voir cet après-midi ou même ce matin... Il comprendra pourquoi.

BOMBEL, souriant.

Moi aussi, je comprends pourquoi.

YVONNE.

Vous ne comprenez pas du tout.

Entre Roland.

JEANNINE.

Tiens ! monsieur Roland...

Lui tendant la main.

Ça va ?

ROLAND.

Merci, mademoiselle.

JEANNINE.

Nous sortions, justement... Au revoir... Dites donc, monsieur Roland ? On ne dînera donc jamais ensemble ?

ROLAND.

Je suis si occupé !

JEANNINE.

Enfin, vous ne voulez pas, n’en parlons plus... Ce sera pour une de ces années.

ROLAND.

Voilà.

BOMBEL, lui serrant la main.

Au revoir.

JEANNINE, à Yvonne.

On te verra, ce soir ?

YVONNE.

Je pense.

Sortent Bombel et Jeannine.

 

 

Scène IV

 

YVONNE, ROLAND

 

YVONNE, après un silence.

Eh bien ! tu ne m’embrasses pas ?

ROLAND, l’embrassant.

Mais si !

YVONNE.

Maman vient de m’apprendre ta résolution, Roland. Je suis très étonnée que tu ne m’aies pas consultée. Ça me fait beaucoup de chagrin. Pourquoi ne veux-tu plus demeurer avec nous ?

ROLAND.

Je suis revenu précisément ce matin pour te le dire, Yvonne.

YVONNE.

Ah !

ROLAND.

Tu ne devines pas un peu ?

YVONNE.

Non.

ROLAND.

Je suis très gène, Yvonne, car c’est un sujet bien délicat entre frère et sœur. Mais nos deux existences ont été si intimes et si mêlées, tu m’as montré tant de confiance à certaines heures presque tragiques de ta vie, et moi, à ces moments-là, je t’ai montré tant d’affection, que je puise dans ces souvenirs le courage de cette conversation.

YVONNE.

Mon petit Roland, mon petit Roland, comme tu as l’air ému !

ROLAND.

Je suis très ému.

YVONNE.

Va ! nous nous aimons trop pour nous dire jamais quoi que ce soit de méchant Alors, tu peux me parler, ne te gène pas. Ne nous considérons pas, si tu veux, comme un frère et une sœur, mais comme deux frères, ou deux sœurs.

ROLAND, un léger temps.

Yvonne, j’ai vu madame Salvière hier soir.

YVONNE.

Je le sais bien.

ROLAND.

Non... Je l’avais vue dans l’après-midi, en effet, avec son mari, mais je l’ai revue dans la soirée... seule.

YVONNE.

À quel propos ?

ROLAND.

Elle m’avait envoyé un mot pour me prier de passer chez elle.

YVONNE.

Toi ?

ROLAND.

Moi... oui.

YVONNE.

Et qu’est-ce qu’elle avait à te dire ?

ROLAND.

Qu’elle allait probablement, à cause de toi, se séparer de son mari.

YVONNE.

Se séparer de son mari !

ROLAND.

Oui, Yvonne.

YVONNE.

À cause de moi ? Là, Roland, je t’affirme que je ne comprends pas.

ROLAND.

Oh ! je t’en prie, ne nie pas un fait que je connaissais et que madame Salvière n’avait pas à craindre de me révéler... car aux premiers mots, elle avait deviné que j’étais au courant. Et j’étais attristé, humilié, à un point que tu ne soupçonnes pas.

YVONNE.

Je ne nie pas ce fait... Tu sauras un jour que j’ai assez d’excuses pour n’en avoir pas honte, que j’ai été, en tout cas, désintéressée et sincère, et que je n’ai commis aucune vilenie... Mais il n’est pas question de ça. Ce que je nie, tu entends, ce que je nie, c’est d’avoir forcé monsieur Salvière à une explication qui l’aurait amené à se séparer de sa femme. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Il est impossible que madame Salvière t’ait affirmé une chose pareille.

ROLAND.

C’est que tu ignores ce qui s’est passé entre elle et son mari, après ton départ.

YVONNE.

S’il y avait eu quoi que ce soit de grave, je l’aurais su... dès hier soir... Et, d’ailleurs, je vais le savoir tout à l’heure. Tu avoueras, en tout cas, qu’il est étrange que madame Salvière te raconte ces choses-là, à toi !

ROLAND.

Elle se défend. Elle m’appelle à son secours. Est-elle tenue envers toi à de la délicatesse ? à des ménagements ? à des précautions ? Tu lui as brisé son ménage, détruit son bonheur, quand elle ne t’avait apporté, elle, que du secours et de la sympathie ! Et, en se défendant contre toi par tous les moyens, non seulement elle est dans son droit le plus strict, mais encore elle fait son devoir d’honnête femme.

YVONNE.

Autant me dire que, moi, je suis une fille perdue !

ROLAND.

Non, non, ma petite Yvonne... non, ma chérie, non... Si tu savais quelle tendresse et quelle indulgence j’ai pour toi ! Comme je comprends ce qu’il y a eu de fatal dans ta vie et d’irraisonné, et que tu n’es pas entièrement responsable des malheurs qui nous frappent. Je sais bien que malgré tes fautes, ma pauvre chérie, tu es loyale, tu es droite, tu es franche, tu es courageuse, capable, par conséquent, de te racheter par une brave et jolie action... C’est cette action que je te demande, Yvonne, que je te supplie d’accomplir... Vois-tu, il faut prendre toi-même l’initiative d’une rupture avec monsieur Salvière, d’une rupture définitive et immédiate...

YVONNE.

Qu’est-ce que tu me demandes, Roland ? Ah ! tu es sévère... On voit que tu es jeune, que tu n’as jamais souffert, et surtout que tu n’as jamais aimé... Quand tu auras un peu plus d’expérience de la vie, tu tiendras un autre langage et tu apprendras que ce n’est pas avec des considérations de droit et de devoir, ou de justice, qu’on arrange les choses de l’amour... J’ai eu tort, je ne dis pas, mais maintenant, il est trop tard. J’aime et je suis aimée, ou du moins, je le crois... Et pour cela, je n’ai rien fait de vilain, tu entends, rien ! Je n’ai pas essayé d’enlever à madame Salvière son mari. C’est lui qui est venu à moi en me disant qu’il m’aimait... Et je l’aimais aussi... Évidemment, il aurait mieux valu être une héroïne. Je n’ai pas été une héroïne, j’en conviens, mais je te souhaite de ne pas rencontrer dans ta vie de femmes plus perverses et plus indignes que moi !

ROLAND.

Je n’insiste pas, Yvonne. Tu as trop de bonnes raisons, je vois, et je suis trop jeune, en effet, pour les comprendre. Seulement, que veux-tu, je suis ton frère et je me fais peut-être une idée exagérée des devoirs que tu as envers maman et envers moi. Je m’étais habitué à la pensée de te garder entre nous deux, de te faire oublier, à force d’affection, et d’oublier moi-même ton premier malheur et ta première faute... Tu as raison, tu as raison, je ne connais pas la vie.

YVONNE.

Ne sois pas triste, mon petit Roland !

ROLAND.

Si je pouvais être un frère comme celui de Jeannine Leroy, par exemple, je ne serais pas triste, au contraire, et tes défaillances m’apparaîtraient comme indispensables au bonheur de notre famille. Hélas ! je ne suis pas ce frère-là, et je ne tiens pas à le devenir. Quant à être témoin de ta nouvelle existence ou de faire semblant de l’ignorer, non, non, je n’en ai pas le courage. Alors, nous ne nous verrons plus. Adieu, Yvonne.

YVONNE, allant à lui et lui prenant les mains.

Mon petit Roland, tu ne sais pas dans quelle situation affreuse tu me places ! Ah ! que je suis punie !... Laisse-moi le temps de réfléchir, je t’en supplie ? Ne t’en vas pas tout de suite ! Ne nous séparons pas. Qu’est-ce qui me resterait ?

ROLAND, l’embrassant.

Ma pauvre petite sœur !

Entre Virginie.

VIRGINIE, à Yvonne.

Monsieur Salvière.

ROLAND, avec un mouvement.

Ah !

Il fait mine de s’éloigner.

YVONNE.

Je te reverrai tout à l’heure, n’est-ce pas ? Tu déjeunes ici ?

ROLAND, après une hésitation.

Oui.

Il sort à droite. Yvonne fait signe à Virginie d’introduire.

 

 

Scène V

 

SALVIÈRE, YVONNE

 

SALVIÈRE.

Je quitte Bombel... Qu’y a-t-il donc ?

YVONNE, doucement.

Pourquoi ne m’avez-vous pas raconté hier soir ce qui s’était passé entre votre femme et vous ?... Oh ! je le sais par Roland, que madame Salvière a fait appeler et à qui elle a dit qu’elle allait probablement se séparer de vous... Est-ce vrai ? est-ce vrai ?

SALVIÈRE.

Je suis en effet, maintenant, vis-à-vis de ma femme, dans une situation assez tendue, et je n’ai pas la moindre idée de ce qui va arriver. Mais ne vous en préoccupez pas, laissez-moi agir... Ne vous inquiétez de rien. La promesse que je vous ai faite hier, je la tiendrai.

YVONNE.

Il ne faut pas la tenir parce que vous me l’avez faite, mais parce que vous m’aimez et que vous désirez me garder.

SALVIÈRE, lui prenant les mains.

Mais c’est pour cela que je la tiendrai... Que vous a dit votre frère ?

YVONNE.

Je viens d’avoir avec lui une scène très pénible, très douloureuse. Ah ! que de gens veulent nous séparer, Raymond ! que de menaces il y a contre nous ! Mais vous saurez résister, n’est-ce pas ? Ce ne vous sera pas difficile, allez ! Car je veux me contenter désormais d’une place toute petite auprès de vous. J’y ai bien réfléchi. Jusqu’ici, j’ai été trop encombrante : je n’ai pas été une maîtresse assez discrète, assez cachée, pour un homme comme vous. Mais ce n’est pas de ma faute. Vous auriez dû me le dire, au lieu d’approuver tous mes caprices.

SALVIÈRE.

Rien de ce qui arrive n’est de votre faute, Yvonne... Et, quand je me rappelle les circonstances où nous nous sommes rencontrés, votre courage, votre sourire, votre hardie résistance au malheur, enfin quand je me rappelle tout ce qui, en vous, m’a charmé et ému, je me dis qu’en effet, il y a un coupable dans cette aventure, mais que le coupable, c’est moi !

YVONNE.

Vous, Raymond, vous ? Et pourquoi ?

SALVIÈRE.

Parce que c’est moi d’abord qui vous ai troublée, qui vous ai prise, qui ai profité du désarroi de votre existence et qui, sans le vouloir, vous ai peut-être préparé pour l’avenir des regrets et de l’amertume... Ah ! tenez, je me suis mal conduit avec vous. Je n’aurais jamais dû vous dire que je vous aimais !

YVONNE.

Puisque je vous aimais aussi, nous aurions souffert tous les deux : ce n’était pas nécessaire.

SALVIÈRE.

Vous ne m’aimiez pas, alors. Vous ne m’avez aimé que lorsque je me suis emparé de vous et que vous avez trouvé en moi un amant sincère. Mais j’ai eu tort, j’ai eu tort... Je n’avais plus l’âge où l’amour a tous les droits. Tenez, Yvonne, ce que j’aurais dû faire, c’eût été simplement de vous venir en aide, comme à une enfant malheureuse, de vous donner la main pour traverser la vie avec confiance et avec joie, de comprendre mieux l’être délicat et nerveux que vous étiez et que le hasard mettait entre mes mains. J’ai abusé de mon expérience et de ma force, je n’ai pas été désintéressé. J’en souffrirai, il le faut... Hélas ! je vous aimais, ce n’est pas une excuse, évidemment, mais c’est tout de même une bien grosse raison.

YVONNE.

Oui, c’est vrai, vous m’avez aimée, je le sens. Mais je ne suis plus sûre que vous m’aimiez encore... Non, non, j’ai beau me cacher la vérité, en vous regardant, en vous écoutant, elle m’arrive au cœur malgré vous.

SALVIÈRE.

Non, Yvonne, j’ai pour vous de si tendres sentiments, de si sincères, de si profonds, que vous ne pouvez douter de moi, que vous ne pouvez savoir le chagrin, la douleur que j’éprouverais si jamais vous pensiez à moi avec amertume !

YVONNE.

Oh ! je le sais bien que vous êtes sincère et que, hier soir, pendant ces quelques heures que nous avons passées ensemble, vous avez été tendre et charmant... Mais cependant, non, non, vous n’étiez plus le même. Qu’est-ce que vous pensiez ? Je l’ignore... Ah ! il y a toujours un des deux qui ne sait pas ce que l’autre pense : c’est celui qui aime... Pourtant, je l’ai un peu deviné... Ce n’est plus à moi que vous songiez, c’est à votre ménage, à votre femme, à tout ce que je suis venue troubler.

SALVIÈRE.

Je songeais que vous m’aurez créé le plus exquis, le plus jeune souvenir de ma vie... que vous avez en moi l’ami fidèle et intime qui n’oubliera pas... voilà à quoi je songeais.

YVONNE.

C’est gentil ce que vous me dites là, Raymond. Seulement, allez, je comprends... Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis bête quelquefois... Mais je sais très bien ce qui va arriver, ce qui est fatal, et je n’ose pas me l’avouer à moi-même, carrément, courageusement. J’ai toujours été comme ça, d’ailleurs. Je ne suis courageuse et énergique que lorsqu’il est trop tard et que j’ai fait toutes les bêtises. Alors, par exemple, ça va bien. Je me retrouve, je me reprends. Avec ce caractère-là, on n’est jamais heureux, c’est vrai, mais au moins, on ne se jette pas à l’eau. C’est une compensation. Oui, Raymond, oui, c’est fatal. Il faudra que nous nous séparions un jour, peut-être bientôt, vous y serez forcé, je le sais, je le sais... Ah ! une femme légitime, comme c’est fort ! J’ai failli en être une, moi aussi... C’est fini... Vous rappelez-vous, Raymond, quand je vous ai dit que vous auriez une grosse influence sur ma vie et que vous m’avez traitée de petite Bretonne superstitieuse ?

SALVIÈRE, ému, et lui prenant la main.

Oui, Yvonne, oui...

YVONNE.

Et quand je vous ai récité une fable...

Des enfants de Japet, toujours une moitié,
Fournira des armes à l’autre...

Tenez, maintenant, à votre tour, laissez-moi réfléchir, laissez-moi seule. Ne me dites plus rien... J’ai compris...

VIRGINIE, entrant.

C’est madame Salvière.

YVONNE, avec un mouvement.

Madame Salvière ?

VIRGINIE.

Oui, mademoiselle.

SALVIÈRE.

Vous lui avez dit que j’étais ici ?

VIRGINIE.

Je n’ai encore rien dit, monsieur. D’abord, ce n’est ni monsieur ni mademoiselle que madame Salvière a demandés, c’est madame Janson.

YVONNE.

Ma mère ?

VIRGINIE.

Oui, mademoiselle... Faut-il prévenir madame ?

YVONNE.

Attendez...

Prenant Salvière à part.

Raymond, Raymond, je vous en supplie, empochez madame Salvière de voir ma mère... Vous comprenez ce qu’elle vient faire, n’est-ce pas ? ce qu’elle vient lui dire ?...

SALVIÈRE, même jeu.

Soyez tranquille... Laissez-moi avec elle...

Il fait un signe à Virginie.

YVONNE, sortant à droite.

Ah bien, il ne manquerait plus que ça !

Entre Madeleine.

 

 

Scène VI

 

SALVIÈRE, MADELEINE

 

MADELEINE.

Oh ! je ne suis pas étonnée de te rencontrer chez elle.

SALVIÈRE.

Tu vois que je ne me cache pas.

MADELEINE.

Je ne venais pas t’y chercher. Ta présence, d’ailleurs, ne me révèle rien. Depuis hier, je n’ai plus d’illusions sur ta sincérité.

SALVIÈRE.

Mais moi, Madeleine, j’en ai encore sur ta générosité et je sais que tu ne viens pas dénoncer une fille à sa mère. D’ailleurs, je te connais et je t’en défie !

Attendant à la porte et appelant.

Virginie !

VIRGINIE.

Monsieur ?...

SALVIÈRE.

Veuillez demander à madame Janson si elle peut recevoir madame Salvière.

VIRGINIE.

Bien, monsieur...

Elle traverse la scène et sort à droite.

SALVIÈRE.

Tu es libre, maintenant. Je te laisse.

MADELEINE, allant virement à lui.

Ne t’en vas pas... Tu peux rester. Mais tu dois deviner dans quel état je suis ! quelle obscurité il y a depuis hier dans mon esprit ! N’avoir plus confiance en toi est une douleur que je n’avais pas prévue et à laquelle je n’étais pas préparée. Je ne peux pas la conserver plus longtemps... Je venais ici pour tâcher de connaître tes intentions véritables à l’égard de cette femme... ta pensée intime que tu me caches et que je ne devine pas. Je venais savoir si sa mère était d’accord avec elle et avec toi... Et puis, je serais partie. Tu n’aurais plus trouvé en moi de résistance, je me serais inclinée.

SALVIÈRE.

Comme tu te tortures ! Comme tu t’appliques à douter ! Et tu es plus victorieuse que tu ne crois !

MADELEINE.

Victorieuse, moi ! Et quand même je l’emporterais sur elle, maintenant, quand même tu la quitterais un jour, comme tu dis... tu n’en auras pas moins ressenti pour elle une tendresse, une émotion d’une qualité particulière et rare, que tu n’as jamais éprouvée pour moi, et qui t’empêchera de l’oublier.

SALVIÈRE.

C’est possible... Mais ce souvenir et cette émotion seront liés à la douleur que je t’ai infligée, à l’angoisse où je t’ai vue. Et mon amour pour toi les absorbera peu à peu et s’en agrandira encore.

MADELEINE.

Oui... oui, je le crois, je le crois... Certes, Yvonne est intéressante, mais je le suis, moi aussi, je t’assure... Et, moi aussi, j’ai souffert depuis qu’elle est entre toi et moi. Et qui sait si je ne souffrirai pas plus longtemps qu’elle !

Entre madame Janson.

 

 

Scène VII

 

SALVIÈRE, MADELEINE, MADAME JANSON

 

MADAME JANSON.

Excusez-moi, madame, je vous ai fait un peu attendre... Mais il m’arrive une chose !...

À Madeleine.

Roland m’avait fait prévoir votre bonne visite. Vous vous portez bien, j’espère ? Vous êtes heureuse ?

MADELEINE.

Et vous, madame, comment allez-vous ?

MADAME JANSON.

Mal, chère madame... C’est-à-dire que physiquement, je vais aussi bien que possible, mais moralement, je commence à perdre la tête, avec ces enfants. Paris me les a bien changés... Vous ne savez pas ce que vient de m’annoncer Yvonne ? Elle part avec une troupe d’artistes... C’est cette maudite petite fille du Conservatoire qui me l’a débauchée, j’en suis sûre, avec ce M. Bombel... Elle ne les quitte plus...

MADELEINE.

Voilà une résolution bien subite ?

MADAME JANSON.

Ça lui a pris il y a cinq minutes, madame. Jamais elle ne m’en avait parlé.

MADELEINE.

Et M. Roland, que dit-il de cela ?

MADAME JANSON.

Mais c’est épouvantable ! au lieu de la retenir, il approuve sa sœur, figurez-vous, et ils sont en train de s’embrasser, ces deux malheureux ! Je vous donne ma parole, madame, que, depuis quelque temps, je ne comprends plus rien à ce qui se passe autour de moi... Ah ! le Conservatoire ! Ah ! les journalistes !... C’est eux qui font tout le mal.

MADELEINE, se levant.

Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Yvonne a du talent et elle deviendra certainement une artiste charmante. Maintenant, madame, nous vous quittons... Nous sommes venus prendre de vos nouvelles et nous allons vous faire nos adieux.

MADAME JANSON, étonnée.

Vos adieux ?

SALVIÈRE.

Oui, madame, nous quittons Paris...

MADAME JANSON.

Vous quittez Paris, monsieur Salvière !

MADELEINE.

Mon mari vient d’accepter une situation à l’étranger... Il sera nommé aujourd’hui.

Lui tendant la main.

Au revoir, madame.

MADAME JANSON.

Oh ! restez encore une minute, je vous en prie. Il faut que les enfants vous fassent aussi leurs adieux et vous remercient...

Allant à la porte.

Roland ! Yvonne ! Venez !

Entre Roland.

 

 

Scène VIII

 

SALVIÈRE, MADELEINE, MADAME JANSON, ROLAND

 

ROLAND.

Quoi donc, mère ? Ah !

À Madeleine.

Madame.

MADAME JANSON.

Tu ne sais pas ? monsieur Salvière s’en va... très loin. Il est nommé à l’étranger.

SALVIÈRE, lui tendant la main.

Oui, Roland... Mais nous nous reverrons...

ROLAND.

Je l’espère, monsieur.

MADAME JANSON.

Eh bien, pourquoi ta sœur ne vient-elle pas ?

ROLAND, embarrassé.

Je ne sais pas.

MADAME JANSON.

Yvonne !...

Elle sort un instant.

Yvonne !...

De la porte.

Pourquoi ne viens-tu pas ?

À Roland, remarquant l’embarras des assistants.

M’expliqueras-tu ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

MADELEINE, vivement, à Roland.

Allez chercher Yvonne, monsieur Roland, je vous en prie.

ROLAND, après l’avoir regardée.

Oui, madame.

MADAME JANSON, à Salvière.

Je vous demande pardon... C’est à croire qu’elle est un peu folle !

 

 

Scène IX

 

SALVIÈRE, MADELEINE, MADAME JANSON, ROLAND, YVONNE

 

MADELEINE, à Yvonne.

Nous vous dérangeons peut-être, mademoiselle ? Mais nous n’avons pas voulu quitter Paris sans vous serrer la main.

YVONNE, doucement.

Merci, madame... Moi aussi, je m’en vais... je vais faire une tournée... en Europe... apprendre mon métier et tâcher de devenir artiste... Je n’oublierai jamais les bontés que vous avez eues pour moi.

MADELEINE.

Bonne chance, mademoiselle.

SALVIÈRE, lui tendant la main.

Au revoir, Yvonne.

Yvonne prend sa main sans répondre, la garde un instant, puis le quitte et va vers Roland.

MADAME JANSON, à Salvière.

Au fait... Je ne vous le demande pas ? Qu’est-ce que vous êtes nommé ?

SALVIÈRE.

Ambassadeur, madame.

MADAME JANSON.

Je suis bien contente, monsieur Salvière, si ça vous fait plaisir. 

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