L’oncle d’Amérique (Eugène SCRIBE - Édouard MAZÈRES)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 14 mars 1826.
Personnages
DERSAN
ESTELLE, artiste
LOUISE, couturière
BONNICHON, conducteur de diligences
BARTHÉLÉMY, garçon sellier-carrossier
La scène se passe à Paris dans un appartement occupé par Estelle.
Un petit salon servant de chambre de travail à Estelle ; quelques bustes, quelques tableaux, un chevalet et autres objets formant l’atelier d’un peintre, et tout ce qu’il faut pour écrire, sur le premier plan, à gauche de l’acteur ; à droite, la porte d’un cabinet.
Scène première
BARTHÉLÉMY, ESTELLE, LOUISE
Estelle est occupée à peindre Louise, qui travaille à l’aiguille ; Barthélémy, avec le tablier de garçon sellier, est debout derrière la chaise d’Estelle, et la regarde peindre.
BARTHÉLÉMY.
Dieu ! que c’est ressemblant ! que c’est agréable de voir double les gens qu’on aime !
ESTELLE.
Vous trouvez, Barthélémy !
BARTHÉLÉMY.
Oh ! c’est mademoiselle Louise ; c’est elle-même ; on la reconnaîtrait les yeux fermés. Savez-vous, mademoiselle Estelle, que c’est un fameux honneur que vous laites-là à une petite couturière, de vouloir bien faire son portrait pour rien ?
LOUISE.
Vous, qui êtes déjà une artiste distinguée, et dont les tableaux se vendent si cher !
ESTELLE.
Tant mieux, mes bons amis ; ce sera mon présent de noces. Louise n’est-elle pas ma voisine ? ne demeurons-nous pas dans la même maison ? Il y a quelques mois d’ailleurs, quand j’étais encore plus pauvre que je ne le suis, elle me faisait mes robes pour rien : je m’acquitte aujourd’hui.
BARTHÉLÉMY.
C’est vrai ; entre artistes, ça se trouve toujours ; aussi, Mademoiselle, dépêchez-vous de devenir bien riche et de rouler carrosse. Alors vous vous adresserez à moi, qui suis sellier-carrossier, et vous verrez que je vous ferai du soigné ; car je suis dans les fameux, je m’en vante ; j’ai travaillé aux voitures du sacre.
ESTELLE.
Vraiment !
BARTHÉLÉMY.
Et voilà souvent ce qui me désole, c’est de passer ma vie dans les landaux et les calèches, et d’aller toujours à pied.
LOUISE.
Oh ! toi, Barthélémy, tu as toujours eu de l’ambition.
BARTHÉLÉMY.
Pour ce qui est de ça, j’en conviens. Ferme sur l’essieu. Il n’y a que ça qui donne du ressort. et si je veux m’élever, et être quelque chose, c’est pour toi seule ! Je voudrais, le jour de mes noces, te voir dans un tilbury de ma façon.
LOUISE.
Bah ! un tilbury !
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.
Pourquoi tant de cérémonie ?
Va, mon cher, pour un’ fill’ de bien,
Quand elle arrive à la mairie,
Cela suffit... l’ reste n’est rien.
Et m’sieur l’ mair’ qui tient la séance,
Souvent, du modeste sapin.
Voit descendre plus d’innocence
Qu’ des landaux du quartier d’Antin.
À Estelle.
Vous saurez, Mademoiselle, que c’est dans huit jours...
À Barthélémy.
Et je parie que tu n’as pas encore tous tes papiers, le consentement de tes parents.
BARTHÉLÉMY.
Ça ne sera pas long, j’en ai pas. Du côté paternel, rien, et de l’autre côté, un oncle, que je ne vois jamais ; je ne sais pas ce qu’il devient.
ESTELLE.
C’est dans le genre de mon oncle d’Amérique, dont nous parlions l’autre jour, n’est-ce pas, Louise ?
BARTHÉLÉMY.
Oh ! mais un oncle d’Amérique, ça vaut mieux ! ça revient toujours riche.
ESTELLE.
Oui, quand cela revient jamais ; et en attendant, le meilleur est de s’en passer, et de ne compter que sur soi.
BARTHÉLÉMY.
Vous avez bien raison ; car lorsqu’il faut faire son chemin, les parents, voyez-vous, les parents sont comme une cinquième roue à un carrosse ; jamais mon oncle ne m’a donné un sou. Aussi, toute ma famille, à moi, c’est ma pauvre nourrice, la mère Joseph, qui demeure avec moi, et qui m’aime tant, que mademoiselle Louise en serait jalouse. Elle assistera à la noce, et elle vous racontera ses campagnes ; car la mère Joseph, ma nourrice, a été vivandière, et pendant dix ans on l’a crue morte, et elle n’a reparu que depuis quelque temps. Mais vous entendrez tout cela ; car j’espère bien que vous voudrez bien, mam’selle Estelle, honorer aussi notre mariage.
ESTELLE.
Avec grand plaisir ; j’en éprouve tant à vous savoir heureux ! vous, du moins, vous pouvez l’être.
BARTHÉLÉMY.
Ah ! si vous le vouliez. Mademoiselle, il ne tiendrait qu’à vous.
ESTELLE.
Que voulez-vous dire ?
LOUISE.
Qu’il y a ici, n’est-ce pas, Barthélémy, un beau jeune homme qui ne demanderait pas mieux.
BARTHÉLÉMY.
Ce M. Dersan, qui vient si souvent pour faire faire son portrait, et qui n’est jamais content.
LOUISE.
Air de Turenne.
Tous les matins, depuis six s’maines,
Il vient poser... ça doit être ennuyeux !
Et vous r’commencez par douzaines
Les bouch’s, les fronts, les nez, les yeux.
BARTHÉLÉMY.
Y en a tant, et d’ si magnifiques,
Qu’avec c’ qui vous reste, je crois,
Vous pourriez fair’ pendant six mois
Des portraits pour tout’s vos pratiques.
ESTELLE.
Vous vous trompez ; monsieur Dersan est fort aimable, sans doute ; mais jamais je n’ai entendu de lui un seul mot qui pût me faire supposer...
LOUISE.
C’est qu’il n’ose pas parler...
BARTHÉLÉMY.
Mais il fait mieux que cela ; et si nous ne craignions pas de fâcher Mademoiselle, nous lui apprendrions bien des choses...
ESTELLE.
Et quoi donc ?
BARTHÉLÉMY.
Mademoiselle a bien du talent, sans doute ; mais elle n’est pas encore connue ; et ces portraits qu’elle vendait mille francs, c’est monsieur Dersan qui les faisait acheter par-dessous main.
ESTELLE.
Ô ciel !
LOUISE.
Ce joli appartement où il y a chambre à coucher, boudoir, salon et antichambre. Mademoiselle ne croit le payer que quatre cents francs ; il en vaut quinze ; c’est monsieur Dersan qui s’est entendu avec le propriétaire ; non pas qu’il nous en ait rien dit ; mais je le sais par la portière ; car on sait toujours tout par les portières.
ESTELLE.
Grands dieux ! que m’apprenez-vous là ? et quelle idée va-t-on avoir de moi ? Bien certainement je ne resterai pas un jour de plus dans cet appartement. Barthélémy, je vous en conjure, descendez dire à la portière qu’elle mette un écriteau, mais sur-le-champ, à l’instant même.
BARTHÉLÉMY.
Y pensez-vous ? ce n’était pas là notre intention ; et je me garderai bien d’y aller.
ESTELLE.
Aimez-vous mieux que j’y descende moi-même ?
BARTHÉLÉMY.
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
Écoutez bien... j’entends une voiture...
Monsieur Dersan !... c’est lui-même...
ESTELLE.
C’est lui !...
LOUISE.
Recarde donc, quelle aimable tournure !
Il est bien, lui... mais vois son tilbury !
BARTHÉLÉMY.
Est-il possibl’ de travailler ainsi !
Il faut qu’ du cuir on n’ait aucun usage !
Gn’y en a qui s’ van t’nt d’avoir étudié...
Et qui fraient mieux d’ racc’mmoder l’équipage
Des gens qui vont à pié.
Scène II
ESTELLE, puis DERSAN
ESTELLE.
Je ne reviens pas de ma surprise, lui, Dersan, m’aimer à ce point ! ah ! depuis que je le sais, j’ai encore plus besoin de courage qu’auparavant. C’est lui, le voici.
DERSAN.
Mille pardons, Mademoiselle, d’arriver aujourd’hui de meilleure heure qu’à l’ordinaire ; je venais vous prévenir que ce matin je ne pourrai prendre séance.
ESTELLE, froidement.
Il fallait envoyer, et ne pas vous donner la peine de venir.
DERSAN.
C’est que je voulais... parce que j’avais à vous parler, au sujet de cette affaire dont vous m’aviez chargé ; j’ai pris des informations sur cet oncle que vous aviez en Amérique ; j’ai idée qu’il est encore à Saint-Domingue, ou du moins qu’il y a laissé quelque fortune ; et peut-être alors auriez-vous des droits à l’indemnité qu’on accorde maintenant.
ESTELLE.
J’en doute ; mais en ce cas, quel indice, quelle preuve en avez-vous ?
DERSAN.
Aucune, jusqu’à présent. Mais j’espère en obtenir ; et je vous demanderai à venir vous rendre compte, chaque jour, du résultat de mes démarches. Le permettez-vous ?
ESTELLE.
Non, Monsieur.
DERSAN.
Ô ciel ! et pourquoi ?
ESTELLE.
Je quitte cette maison, cet appartement, dès aujourd’hui.
DERSAN.
Que dites-vous ? et pour quels motifs ?
ESTELLE.
Je n’ai pas besoin de vous les dire ; vous les connaissez mieux que moi, et j’aurais le droit de me plaindre d’une générosité qui me poursuit ainsi sans mon aveu.
DERSAN.
Vous savez tout.... eh bien ! oui, je n’ai pu vous voir sans vous aimer, sans admirer votre courage, votre résignation dans le malheur... Orpheline à dix-huit ans, sans appui, sans autres ressources que votre talent, vous aviez tout refusé de moi, et malgré ma fortune, je me voyais dans l’impuissance de vous secourir, si je n’avais eu l’idée de vous tromper.
Air.
Votre âme, et fière et généreuse,
Eût repoussé tous mes bienfaits ;
Et c’était pour vous rendre heureuse
Qu’en silence je vous trompais.
Si d’une femme on encourt la vengeance
En faisant son bonheur... eh bien !
Égalez la peine à l’offense ;
Vengez-vous en faisant le mien.
Je suis maître d’une fortune considérable, et quelles que soient les idées de ma famille, elle ne peut maintenant empêcher ce mariage.
ESTELLE.
Quoi ! vous ne craignez pas d’offrir votre main à une pauvre orpheline, à une artiste ? Jamais, Monsieur, je n’oublierai une telle marque d’estime. Mais je dois songer à mon tour à votre réputation, à votre avenir.
DERSAN.
Que dites-vous ?
ESTELLE.
Air de Coraly (d’Amédée de Beauplan).
Si j’oubliais mon indigence,
Et si j’osais vous épouser,
D’avoir recherché l’opulence
On viendrait bientôt m’accuser.
DERSAN.
Vous accuser !
ESTELLE.
C’est la règle commune...
Mais aux yeux du monde, je vais,
En refusant votre fortune,
Prouver que je la méritais.
DERSAN.
Dites plutôt que vous n’éprouvez rien pour moi, que mon amour n’a pu vous toucher.
ESTELLE.
Pourquoi me parler ainsi, quand vous savez, Monsieur, qu’il ne m’est pas permis de vous répondre ? Je vous ai dit ma résolution, je la crois noble, généreuse, digne de vous, enfin, et c’est pour avoir le courage de la tenir, que je quitte aujourd’hui cet appartement, et que je vous laisserai ignorer celui que je vais choisir.
Elle entre dans la chambre à droite.
Scène III
DERSAN, seul
Est-on plus malheureux ! elle m’aime, j’en suis sûr ! mais je connais son caractère. Rien au monde ne la fera manquer à ce qu’elle regarde comme un devoir : et je ne sais que résoudre, que flaire. Inventer encore quelque ruse, imaginer quelque expédient pour l’enrichir malgré elle ; mais maintenant qu’elle se méfie de moi, elle découvrira tout. Quant à son oncle de Saint-Domingue, il n’y faut pas penser ; j’avais sur moi des renseignements que je me suis bien gardé de lui montrer ; ce pauvre diable, nommé Dupré, est mort sans enfants, sans fortune ; voilà son extrait mortuaire, et il faut qu’Estelle renonce à tout espoir.
Air : Ainsi que vous, je veux, Mademoiselle.
Malgré mes vœux et ma tendresse,
Pour l’obtenir, aucun moyen...
Vous qui désirez la richesse,
Voyez quel destin est le mien.
La fortune en vain me protège ;
De ses faveurs pourquoi m’environner ?
Si je n’ai pas son plus beau privilège,
Si je n’ai pas le droit de la donner.
Hein ! qui vient là ?
Scène IV
DERSAN, BONNICHON
BONNICHON.
Merci, la portière, restez à votre loge ; puisqu’il y a du monde, je verrai sans vous l’appartement.
DERSAN.
Eh quoi ! elle l’aurait déjà mis à louer !
BONNICHON.
Ah ! diable ! rien qu’au premier coup d’œil, je vois que c’est trop beau pour moi ; ce n’est pas ce qu’il me fallait.
DERSAN, le regardant.
Eh mais ! il me semble que je connais cette figure-là, et que je l’ai vue autrefois dans la maison de mon père ; c’est Thomas.
BONNICHON.
Qui m’appelle ?
DERSAN.
Thomas Bonnichon, ancien cocher de M. Dersan ?
BONNICHON.
C’est cela même ; ma dernière maison ! M. Dersan, rue du Helder. Si je m’en souviens, il avait un fils et quatre chevaux.
DERSAN.
Il avait un fils, et tu ne te rappelles pas ?...
BONNICHON.
Quoi ! ce serait M. Jules, le fils de mon bon maître ! Qui vous aurait reconnu ? depuis dix ans ! Dieux ! comme les jeunes gens grandissent dans ce siècle-ci !
DERSAN.
Et qu’es-tu devenu, mon cher Bonnichon ?
BONNICHON.
Monsieur, j’étais las des maisons bourgeoises. À la mort de monsieur votre père, je suis entré dans l’administration publique, rue Notre-Dame-des-Victoires, les grandes messageries. J’avais quelques protections du côté des femmes ; j’ai été nommé conducteur de diligences.
DERSAN.
Diable ! un bel état...
BONNICHON.
Un état superbe, un poste élevé, toujours sur l’impériale, toujours en course, sans bouger de place ; voyageur sédentaire de Bordeaux à Paris et de Paris à Bordeaux, route de première classe, toujours du pavé, chéri des aubergistes et des marchands de comestibles, président-né des tables d’hôte, entouré d’égards, de considération et de pâtés, de Périgueux. Je passais mon temps à m’engraisser et à faire des réflexions philosophiques ; car que faire sur l’impériale, à moins d’y réfléchir ? Ah ! que de fois je me suis dit :
Air de Préville et Taconnet.
La diligence et les célérifères
M’offrent l’aspect des États policés :
Je vois d’abord, dans les fonctionnaires,
Les voyageurs, parfois un peu pressés,
Mais satisfaits, pourvu qu’ils soient placés.
Bon conducteur et fidèle à son poste.
Veillant toujours, de crainte de broncher,
Le ministre, c’est le cocher.
Et l’bon bourgeois est le cheval de poste
Qui ne dit rien, et qui fait tout marcher.
Hélas ! Monsieur, je vous parle du temps de ma gloire ! mais ce n’est plus ça ! la cabale, l’injustice... depuis quinze jours je suis à pied.
DERSAN.
Tu es destitué ?
BONNICHON.
Oui, Monsieur, sous prétexte que j’allais trop vite, et que je risquais de verser. C’est cependant comme cela qu’on arrive ; et je vous demande un peu, si l’on destituait tout ceux qui vont trop vite ? Vous me voyez tout démonté, tout démoralisé. J’ai bien un rendez-vous à deux heures, chez un de nos administrateurs, à qui je dois remettre une pétition ; mais je n’ai pas grand espoir ; et c’est le ciel qui m’a fait vous rencontrer ; car si vous daignez seulement vous intéresser à moi...
DERSAN.
Volontiers, mon cher Bonnichon ! quoique je sois peu disposé, dans ce moment, à protéger les autres.
BONNICHON.
Et qu’avez-vous, mon cher maître, qui peut vous inquiéter ? Ce n’est point la fortune ; ce ne sont point les amours. Quoi donc peut vous manquer ?
DERSAN, montrant les papiers qu’il tient à la main.
Ce qui me manque ? tiens, c’est un oncle, un oncle d’Amérique, dont j’aurais besoin, et voilà ce qui ne peut pas se trouver.
BONNICHON.
Et pourquoi donc, Monsieur ? à Paris on trouve tout.
Air : De sommeiller encor, ma chère.
Avec de bon billets de banque,
Tout est possible, en général ;
Pour trouver l’oncle qui vous manque
Vous avez là le principal.
Avec les parents les plus proches
On trouve peu d’écus comptants ;
Avec des écus dans ses poches
On trouve toujours des parents.
Moi, je suis là, disposez de moi ; je suis votre grand-père, votre oncle, tout ce qui pourra vous faire plaisir.
DERSAN.
Eh non ! ce n’est pas le mien ; mais celui d’une jeune orpheline que j’aime, que je voudrais enrichir malgré elle, et sans qu’elle s’en doutât.
BONNICHON.
Raison de plus ; du romanesque, de la sensibilité ; je suis votre homme.
DERSAN, à part.
Au fait, qu’elle idée ! ce M. Dupré n’était pas connu.
À Bonnichon.
Quoi ! vraiment, tu serais homme à arriver de Saint-Domingue ?
BONNICHON.
De Saint-Domingue, d’Haïti ! comme vous voudrez ; de plus loin encore, s’il le faut ; qu’est-ce que ça me fait ! moi qui ai l’habitude des voyages, ça me change d’élément, et voilà tout. J’arrive donc de Saint-Domingue, je reconnais ma nièce, je lui donne des millions, je vous enrichis, je vous marie, je vous bénis, et fouette cocher ; ça va tout seul, comme sur une route royale.
DERSAN.
Il a un ton d’assurance qui me persuade malgré moi.
BONNICHON.
Ajoutez à cela que je suis grand amateur de spectacle, et que je sais comment sont faits tous les oncles d’Amérique. D’abord, j’ai déjà le costume, car les oncles d’Amérique commencent toujours par reparaître déguisés aux yeux de leurs parents étonnés et attendris. Je suis donc déguisé ; j’ai le ton brusque et sans façon, je suis franc, loyal, j’ai une canne, je suis millionnaire, c’est-à-dire je n’ai pas le sou, mais...
DERSAN.
Tiens, ce portefeuille que je portais à mon agent de change, voilà dix mille francs.
BONNICHON, prenant.
Bien ; et le portefeuille aussi ! ils ont toujours un portefeuille. Quand on verra de l’argent, on ne doutera pas de la parenté ; ce sont les pièces à l’appui. Après la reconnaissance, vous serez le maître de me payer mes frais de représentation, si vous êtes content.
DERSAN.
Mais est-ce que tu sauras assez bien mentir ?
BONNICHON.
J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, Monsieur, que j’arrive de Bordeaux. Comment s’appelle-t-elle, ma nièce ?
DERSAN.
Estelle, Estelle Deschamps. Cet oncle se nommait Dupré ; tiens, voilà l’extrait mortuaire, et la lettre que j’ai reçue.
BONNICHON.
Bien, je vais étudier mon rôle ; d’ailleurs, vous me soufflerez.
DERSAN.
Moi, rester ici ! être témoin... je n’oserai jamais.
BONNICHON.
C’est juste, vous me feriez manquer ma réplique... Eh bien ! laissez-moi, et revenez dans un moment ; c’est l’affaire d’un quart d’heure, une demi-poste. Un peu de sang-froid, le menton dans la cravate, de la dignité, du tabac ; justement je viens d’acheter une tabatière en chrysocale. Je parlerai, je m’attendrirai, je raconterai mes naufrages ; je peux bien me passer au moins un naufrage, pour la vraisemblance. J’ouvrirai mes bras, elle s’y précipitera, et vous n’aurez plus qu’à marcher à l’autel, ou à vous y faire conduire en voiture, ce qui est bien plus commode.
DERSAN.
Allons, puisque je n’ai pas d’autres ressources, je m’abandonne à toi ; mais de la prudence, des ménagements.
BONNICHON.
Oui, Monsieur, nous irons d’abord au pas, ensuite le trot, et nous verrons ; ne vous éloignez pas.
DERSAN.
Je ne sors pas de la maison.
BONNICHON.
Dans un moment vous allez me trouver en famille.
DERSAN.
On vient ; c’est elle, sans doute.
BONNICHON.
Oui, mon cœur d’oncle me le dit, je l’entends qui parle déjà ; la nature...
DERSAN.
Adieu, je me sauve.
Scène V
BONNICHON, LOUISE
BONNICHON.
Allons, n’oublions pas que je suis oncle, oncle maternel, à ce que dit ce papier ! Pas trop de sentiment d’abord, mais ensuite... Silence ! voilà ma nièce...
LOUISE.
Que voulez-vous, Monsieur ?
BONNICHON.
Mademoiselle, je voudrais me faire peindre... Elle est gentille, ma nièce.
LOUISE.
Allons, encore une pratique... Je vais prévenir mademoiselle Estelle.
BONNICHON.
Comment ! est-ce que vous n’êtes pas ?...
À part.
La nature s’est trompée ; c’est égal, je reporterai ma tendresse sur l’autre.
LOUISE, appelant.
Venez, Mademoiselle, venez, encore de l’ouvrage.
BONNICHON.
Voyons, lisons mes titres. Je me souviens bien de tout ce qu’il m’a dit ; en route, marchons droit, et gare les ornières... Ah ! la voilà ; pour le coup, mon cœur ne me trompe pas. Diable ! c’est mieux, c’est beaucoup mieux ; au moins, voilà une nièce qui me fait honneur.
Scène VI
BONNICHON, LOUISE, ESTELLE
BONNICHON.
Mademoiselle, j’ai besoin de faire faire mon portrait, et je me suis décidé à venir vous trouver. Votre talent, votre réputation, votre nom même...
ESTELLE.
Mon nom !
BONNICHON.
Oui ; mademoiselle Estelle, n’est-ce pas ? C’est un nom que j’aime ! Mademoiselle, pouvez-vous m’expédier un peu vite ?
ESTELLE.
Est-ce en buste ?
BONNICHON.
Non, parbleu ! en pied, tout ce qu’il y a de phis beau, pendant que j’y suis.
LOUISE, lui donnant une chaise.
Si Monsieur veut s’asseoir ?
ESTELLE.
Je vais toujours faire une esquisse.
BONNICHON.
Je voudrais être représenté au milieu de ballots de sucre et de café, et puis autour de moi trois ou quatre cents nègres.
LOUISE.
Trois ou quatre cents nègres !
BONNICHON.
Oui, ma belle enfant ; je suis propriétaire en Amérique, à Saint-Domingue. C’est loin, n’est-ce pas ? on n’y va pas en poste.
Air de Partie carrée.
Négociant des plus intègres,
J’y suis fameux par mes plantations ;
J’ai là des champs, des maisons et des nègres
À peu près pour deux millions !
LOUISE.
Eh quoi ! des noirs ?
BONNICHON.
Un produit magnifique !
Va, la couleur n’y fait rien, mon entant :
Qu’il soit venu d’Europe où d’Amérique,
L’argent est toujours blanc.
LOUISE.
Mademoiselle, que c’est glorieux pour vous de faire un portrait qui ira en Amérique !
BONNICHON, à part.
Je crois que c’est le moment...
Haut.
Il faut bien que j’y retourne, puisque je n’ai plus de liens qui m’attachent à la France ; je ne suis que trop certain de la mort de ma pauvre sœur !
LOUISE.
Votre sœur ! Oh ! mon Dieu ! Mademoiselle, il avait une sœur, et il arrive de Saint-Domingue !
BONNICHON.
Oui, j’avais une sœur. Hélas ! elle n’est plus ; elle est morte ici, à Paris ! loin de son bon frère. J’aurais voulu la serrer dans mes bras, j’aurais voulu adopter sa fille.
ESTELLE.
Sa fille !
BONNICHON.
Cette chère Estelle Deschamps !
LOUISE.
Mademoiselle, c’est lui !
BONNICHON.
Que dites-vous ! vous seriez ?...
LOUISE.
Votre nièce...
ESTELLE.
Mon oncle !
BONNICHON.
Ma nièce, viens dans mes bras.
LOUISE.
Ah ! que c’est heureux !
BONNICHON, à part.
Voilà le moment de pleurer.
Haut.
Ma nièce, que je suis aise de te voir ! la joie, la sensibilité...
Apercevant Dersan.
Quel est ce Monsieur ?
Scène VII
BONNICHON, LOUISE, ESTELLE, DERSAN
LOUISE.
Ah ! monsieur Dersan, il y a bien du changement ; si vous saviez...
BONNICHON.
Monsieur vient sans doute pour un portrait ; j’en suis fâché pour vous, mais Mademoiselle ne fera plus de portraits, elle fera le mien encore. N’est-ce pas que tu feras le mien, ma chère Estelle ?
ESTELLE.
Oui, mon oncle !
DERSAN.
Votre oncle !
BONNICHON.
Oui, Monsieur ; elle a retrouvé un oncle qui l’aime, qui la chérit, qui l’enrichit.
À Estelle.
Viens, que je t’embrasse encore.
Bas.
C’est la règle ; on embrasse toujours deux fois.
ESTELLE.
Oui, monsieur Dersan, oui, cet oncle dont vous aviez demandé des nouvelles, le voilà ! vous concevez tout mon bonheur ! Enfin, il me sera donc permis de reconnaître...
Scène VIII
BONNICHON, LOUISE, ESTELLE, DERSAN, BARTHÉLEMY
LOUISE, allant à lui.
Ah ! Barthélémy, si tu savais !
BARTHÉLÉMY.
Qu’est-ce que vous avez donc, Louise ? vous avez l’air d’un cheval échappé.
LOUISE.
Mademoiselle a retrouvé son oncle d’Amérique !
BARTHÉLÉMY.
Son oncle d’Amérique !
LOUISE.
Il est arrivé d’Amérique avec des millions ! le voilà.
BARTHÉLÉMY.
De l’Amérique ! de Saint-Domingue, d’Haïti ? tiens, il n’est pas noir !... Eh bien ! est-ce que je me trompe ? c’est mon oncle Bonnichon !
BONNICHON.
Barthélémy !
BARTHÉLÉMY.
Mon oncle, mon cher oncle, Thomas Bonnichon ! quoi, c’est vous qui avez des millions ?
ESTELLE et DERSAN.
Son oncle !
DERSAN, bas.
Je suis perdu !
BONNICHON, de même.
Non, morbleu ! de l’audace ! je vais continuer mon rôle.
Haut.
Oui, mon garçon, oui, je suis millionnaire.
BARTHÉLÉMY.
Moi qui vous croyais mort ! pour le moins.
BONNICHON.
Air : Il me faudra quitter l’empire.
Oui, j’ai beaucoup voyagé... tu t’en doutes,
J’ai parcouru les mers.
BARTHÉLÉMY.
C’est étonnant !
Jadis, mon oncl’, vous couriez les grand’routes...
BONNICHON.
Pour réussir j’ai changé d’élément.
Et, s’il le faut, je te dirai comment.
D’abord, mon cher, ma fortune est très grande...
BARTHÉLÉMY.
Cela suffit, le reste est superflu ;
En fait d’ fortune, c’est un point convenu :
Arrivez-vous... jamais on ne demande
Par quel chemin vous èt’s venu.
ESTELLE.
Barthélémy, votre neveu ! comment cela se fait-il, vous qui étiez le frère de ma mère.
BONNICHON.
Sans contredit ! Mais je vais t’expliquer... j’avais plusieurs sœurs : l’une, qui a épousé M. Deschamps, était ta bonne mère ; la seconde, que tu n’as jamais connue, a épousé M. Barthélémy, un simple employé de roulage. La famille alors était pauvre ! moi-même, je n’étais connu que sous le nom de Thomas Bonnichon, qui était notre raison de commerce. Ce Barthélémy a donc eu, dans notre famille, une femme...
BARTHÉLÉMY.
Oui, une femme qui m’a eu, et qui, par conséquent, était ma mère. Ainsi, mademoiselle Estelle, les neveux et les nièces de nos oncles sont nos cousins et cousines ; donc, en tirant la conséquence, nous sommes cousins.
ESTELLE, froidement.
Oui, je le vois bien.
À part.
Quoi ! c’est là ma famille !
BONNICHON.
Mais n’importe, ma chère nièce, quoi qu’il arrive, quelle que soit notre famille, cela ne change rien à mes projets. En ta qualité d’artiste, tu ne dois pas être en fonds. Tiens voilà, pour commencer, dix mille francs que je te donne.
BARTHÉLÉMY, tendant la main.
Ah ! le bon oncle !... Eh bien ! et de l’autre côté ! et l’équilibre !...
Air : En amour comme en amitié.
Mon bon p’tit oncl’ je vous attends !
Plus que moi vous aimez vot’ nièce ;
Quand je me plains de vos sentiments,
Je tiens à la justic’ bien plus qu’à la richesse.
Traitez-nous donc également ;
C’est c’ que veut la délicatesse ;
Et si je suis exclu de vot’ tendresse,
Donnez-moi ma part en argent.
BONNICHON.
Laisse-moi donc tranquille ; est-ce que je ne suis pas le maître ?
À Estelle.
Ils sont à toi, à toi seule.
ESTELLE.
Je puis donc en disposer...
Elle prend le portefeuille.
Tenez, Barthélémy, partageons.
DERSAN et BONNICHON, à part.
Oh ! mon Dieu !
BARTHÉLÉMY.
Bien, Mademoiselle. Vous êtes digne d’être ma cousine ; je reconnais mon sang.
BONNICHON, bas, à Dersan.
Vous le voyez, Monsieur ; ce n’est pas ma faute.
DERSAN, bas.
Il paraît que je vais enrichir toute la famille.
BONNICHON, regardant la pendule, et à part.
Ah ! mon Dieu ! deux heures moins un quart ! il ne faut pas que la nature me fasse négliger les affaires ; et je dois porter à nos administrateurs une pétition, qui n’est pas encore faite !
Haut.
Je crois, ma chère nièce, que je puis ici, sans façon, écrire.
ESTELLE, montrant la chambre à droite.
Tenez, mon oncle, vous trouverez là ce qu’il faut...
BONNICHON.
Adieu, mon enfant, adieu, ma nièce ; je reviens dans l’instant.
Il entre dans la chambre à droite.
Scène IX
DERSAN, ESTELLE, BARTHÉLÉMY, LOUISE
DERSAN.
Quel bonheur est le mien ! et combien je prends part à l’heureux événement...
ESTELLE.
Ne vous en réjouissez pas ; il met au contraire entre nous un obstacle insurmontable.
DERSAN.
Que dites-vous ?
ESTELLE.
Restez, je m’expliquerai quand ils seront partis.
BARTHÉLÉMY, qui a causé bas avec Louise.
Oui, morbleu ! tu entends bien que je vais sur-le-champ donner congé à mon bourgeois ; est-ce que je peux rester à sa boutique ? est-ce que je peux travailler ? moi qui ai un oncle millionnaire !
Montrant les billets de banque.
Vois plutôt les certificats ; ohé ! ohé ! en avant les billets de banque !
ESTELLE.
Mon pauvre Barthélémy ! la fortune va vous faire perdre la tête.
BARTHÉLÉMY.
Non, ma cousine ; mais vous sentez bien que je ne peux plus rester dans les cabriolets ; on n’en fait plus maintenant, on en achète. Dieux ! ça va-t-il rouler ! les carrosses, les dîners, les parties, les spectacles et les femmes !
LOUISE.
Comment ! les femmes ! et notre mariage ?
BARTHÉLÉMY.
Ça n’empêche pas... parce que vous pensez bien, Louise, que notre mariage... certainement, j’y songerai.
LOUISE.
Ah ! mon Dieu, déjà, en un instant, se peut-il que la fortune l’ait ainsi changé ?
BARTHÉLÉMY.
Du tout, Louise ; c’est ce qui vous trompe ; je ne suis pas changé, je n’en suis pas plus fier ; et la preuve, c’est que... Depuis longtemps, monsieur Dersan, je me suis aperçu de vos assiduités auprès de Mademoiselle, qui, alors, n’était pas ma cousine ; mais qui, maintenant, est ma cousine... et croyez, monsieur Dersan, que pour ce qui est de mon consentement et de celui de mon oncle, je ferai mon possible ; parce que de vous à moi...
DERSAN.
Allons ! le voilà qui me protège.
BARTHÉLÉMY.
Mais le plus pressé, dans ce moment, est de quitter le tablier et de prendre un habit plus convenable, sans compter le lorgnon et les bijoux. Adieu, ma cousine ; adieu, monsieur Dersan ; adieu, mon cousin.
Air de la Pénélope de la Cité (de M. Ch. Plantade).
Je n’suis plus sellier !
Puisque la fortun’ me seconde.
Puisque j’ suis rentier,
Moi, je n’ dois plus aller à pied.
En cabriolet,
Quand j’ vas éclabousser tout l’ monde,
Qui se douterait
Que jadis mon père en vendait ?
Quand j’ vais m’y placer,
Comme j’aurai bonne tournure !
Pour me voir passer,
Comme chacun va se presser !
LOUISE.
J’ n’y dois plus penser.
Hélas ! cette maudit’ voiture
Va tout renverser.
Et not’ mariag’ vient de verser.
Ensemble.
BARTHÉLÉMY.
Je n’ suis plus sellier,
Puisque la fortun’ me seconde ;
Puisque j’ suis rentier,
Moi, je n’ dois plus aller à pied.
En cabriolet,
Quand j’ vas éclabousser tout l’ monde,
Qui se douterait
Que jadis mon père en vendait ?
LOUISE.
Il n’est plus sellier.
Puisque la fortun’ le seconde,
Puisqu’il est rentier,
Il ne doit plus aller à pied.
En cabriolet,
Il doit éclabousser tout l’ monde ;
Qui se douterait
Que jadis son père en vendait ?
Scène X
DERSAN, ESTELLE
DERSAN.
Ils s’éloignent ! eh bien ! parlez vite, que voulez-vous dire ?
ESTELLE.
Je n’ai plus rien à vous apprendre ; vous venez de le voir, vous venez de l’entendre : je vous donnerais un semblable parent ! Barthélémy serait le cousin de M. Dersan ! non, Monsieur, un pareil obstacle est encore plus terrible que celui de la fortune.
DERSAN.
Que dites-vous ?
ESTELLE.
Non pas que je rougisse de mes parents, ni de l’état qu’ils exercent.
Air nouveau.
Vivre avec eux, telle est ma destinée ;
Car loin de vous le sort les a placés.
En contractant un pareil hyménée,
Moi, je m’élève, et vous vous abaissez.
Oui, Monsieur, ce cœur qui vous aime
De votre honneur se montrera jaloux ;
Je n’aurai point de fierté pour moi-même,
Mais je dois en avoir pour vous.
DERSAN.
Quoi que vous puissiez dire, je ne vous quitte pas, je vous suivrai partout.
ESTELLE.
Non, Monsieur, il faut que je sorte, que je reporte ce tableau ; et s’il est vrai que vous ayez quelque amitié pour moi, la dernière preuve que j’en réclame est de m’obéir et de ne pas me suivre.
Elle sort par le fond.
Scène XI
DERSAN, puis BONNICHON
DERSAN.
Au diable les sentiments et la délicatesse ! me voilà moins avancé qu’auparavant ! Ah ! mon cher Bonnichon, si tu savais !
BONNICHON.
Je sais tout. Monsieur ; j’étais là, et j’ai tout entendu...
DERSAN.
Cet imbécile de Barthélémy qui s’avise d’être garçon carrossier !
BONNICHON.
Que voulez-vous, Monsieur, ce n’est pas ma faute ; notre famille a toujours été dans les voitures ! mais rien n’est désespéré : si je me suis donné une nièce, je peux bien m’ôter un neveu.
DERSAN.
Et comment feras-tu ?
BONNICHON.
C’est difficile, c’est une côte à monter ; et, pour comble de désespoir, il faut, dans ce moment, que j’aille à mon rendez-vous, rue Notre-dame-des-Victoires.
DERSAN.
Je vais t’y mener dans ma voiture.
BONNICHON.
Bien de l’honneur, et nous rêverons, en route, à la ruse qu’il faut employer. D’abord, mon neveu ne sait pas lire, ce qui est déjà une bonne avance ; et puis il a eu, de par le monde, une nourrice, la mère Joseph ; j’arrange tout cela de manière à lui prouver qu’il n’est pas de la famille ; après cela qui sait ! c’est peut-être vrai !... Mais qui vient là ?
Scène XII
DERSAN, BONNICHON, LOUISE, pleurant
LOUISE.
C’est horrible ! c’est indigne !
BONNICHON.
Allons ! qu’est-ce qu’elle a, celle-ci ?
LOUISE.
Ah ! monsieur Dersan ! il ne veut plus de moi ; il craint de se mésallier, à ce qu’il dit ; et tout cela parce qu’il est riche.
BONNICHON.
Vous l’entendez ; il n’était pas digne de ma fortune, et il mérite une leçon. Oui, Monsieur, tout en faisant nos affaires, la morale en chemin, ça ne peut pas nuire.
DERSAN.
Allons, ne te désole pas, d’autres te le feront oublier.
LOUISE, pleurant.
Jamais ! j’aurai d’autres amants, c’est probable, mais je ne les aimerai jamais comme celui-là ! Aussi c’est votre faute ; sans cette maudite fortune...
BONNICHON.
Rassure-toi, il n’en a plus ; il n’a plus rien.
LOUISE.
Puisqu’il est votre neveu.
BONNICHON.
Et s’il ne l’était pas ?
LOUISE.
Ô ciel !
BONNICHON.
Autant commencer par elle. Apprends donc... mais non ; je n’ai pas le temps, et tu le sauras plus tard. Venez Monsieur.
LOUISE, le retenant.
Ah çà ! vous en êtes bien sûr ? vous me le promettez ?
BONNICHON.
Je te répète qu’il est ruiné, déshérité, et s’il a jamais un sou de moi, je te donne cinquante mille francs de dot.
LOUISE.
Ah ! quel bonheur ! et quel bon oncle !
BONNICHON.
Air de Turenne.
Mais nous, Monsieur, changeons de batteries ;
Je vous réponds de tout sur mon honneur !
J’en jure ici par les Messageries,
Par ma place de conducteur.
Mes vœux ne sont pas illusoires ;
Nous reviendrons vainqueurs... et pourquoi non,
Quand nous marchons sous l’égide et le nom
De Notre-Dames-des-Victoires.
Il sort avec Dersan.
Scène XIII
LOUISE, puis BARTHÉLÉMY, en tenue très élégante
LOUISE.
Il se pourrait ! Barthélémy n’est pas plus riche que moi ! ah ! que c’est bien fait ! mais il n’est pas assez puni ; et je vais lui apprendre... Le voici.
BARTHÉLÉMY.
Air : Tra, la, la, tra, la, la.
J’ai d’ l’argent, (bis.)
Moi, j’ paye tout au comptant ;
Chez le marchand, (bis.)
On a d’ tout pour son argent :
L’habit, l’ chapeau, l’ pantalon,
La chain’, la montre et l’ lorgnon,
Tout est neuf, du bas en haut,
Et j’ suis un homm’ comme il faut.
J’ai d’ l’argent, etc.
J’ viens d’ dire au maîtr’ carrossier
Qu’il chercha un autre ouvrier ;
Moi, je n’ai plus maintenant
Besoin d’avoir du talent.
J’ai d’ l’argent, etc.
Il n’y a plus qu’une chose qui m’inquiète ; car quoique j’aie fait fortune, j’ai encore la duperie d’avoir de la délicatesse... c’est cette pauvre Louise que je vais retrouver dans les soupirs et dans les larmes ; c’est ennuyeux, et puis ça fait mal.
LOUISE, devant la glace, arrangeant ses cheveux.
Tra, la, la, tra, la, la.
BARTHÉLÉMY.
Hé bien ! elle chante à présent ! Mademoiselle Louise...
À part.
J’espère que ma tenue va l’éblouir.
LOUISE, se retournant à peine.
Ah ! c’est vous, monsieur Barthélémy... tra, la, la, tra, la, la.
BARTHÉLÉMY.
Oui, que c’est moi ; je viens du Palais-Royal, et à pied sec ; car j’ai acheté un cabriolet, un que j’avais fait moi-même ; on est très bien dedans ! c’est agréable, quand on n’est plus artiste, de s’asseoir et de rouler dans son ouvrage... Mais vous ne me dites pas comment vous me trouvez ?
LOUISE.
Ah dieux ! comme vous êtes mis simplement ; quelle différence avec ce jeune Anglais qui sort d’ici !
BARTHÉLÉMY.
Comment ! un Anglais !
LOUISE.
Celui qui tournait toujours autour de moi, et dont tu étais si jaloux, quand tu n’étais pas riche.
BARTHÉLÉMY.
Hé bien ! il sort d’ici ?
LOUISE.
Mieux que cela, il va revenir ; désolé de mes rigueurs, il m’a proposé de m’épouser.
BARTHÉLÉMY.
Et vous avez accepté ?
LOUISE.
Sur-le-champ ! tu m’as dit que c’était si beau d’être riche, que j’ai aussi voulu voir par moi-même.
BARTHÉLÉMY.
Il t’épouse, toi ! une couturière ?...
LOUISE.
Pourquoi pas ? tous les jours on épouse des marchandes de modes ; ainsi, à plus forte raison...
BARTHÉLÉMY.
Et moi, que tu ne devais jamais oublier ?
LOUISE.
Je ne sais pas comment ça s’est fait ! à mesure qu’il me parlait, mon amour pour toi s’en allait.
BARTHÉLÉMY.
Il s’en allait !
LOUISE.
Ah ! mon Dieu ! il s’en allait petit à petit, tant il y a que lorsque milord a fini par me dire que je serais milady, je ne t’aimais plus du tout.
BARTHÉLÉMY.
Et tu m’en fais l’aveu ! Milady ! toi, milady ! ah ! que les femmes sont ambitieuses ! non, non, on ne se figure pas combien il entre d’ambition dans le cœur d’une femme ! Louise, je ne vous ai jamais dit que je ne vous épouserais pas, vous devez vous le rappeler : je vous ai dit que je verrais, que j’y songerais ; c’était vous dire que je penserais à vous. Hé bien ! maintenant, c’est tout vu, c’est tout résolu, et plutôt que de te laisser enlever par cet Anglais, je suis prêt à t’épouser.
LOUISE.
Il n’est plus temps.
BARTHÉLÉMY.
Puisque je reviens à toi.
LOUISE.
Non, Monsieur, je veux être milady !
BARTHÉLÉMY.
Va, tu n’es guère patriote ! et si tu avais seulement un peu d’esprit national, ou un peu d’amour pour moi !... Louise, je t’en supplie ! veux-tu que je me mette à tes genoux ; malgré mon pantalon neuf, ça m’est égal.
LOUISE.
Eh bien ! Monsieur, je vous dirai, à mon tour, que je verrai ; mais c’est à une condition.
BARTHÉLÉMY.
Laquelle ?
LOUISE.
C’est que vous renoncerez sur-le-champ à tout ce qui peut vous revenir de la fortune de votre oncle.
BARTHÉLÉMY.
Y penses-tu ? puisque je la partagerai avec toi.
LOUISE.
Et moi, je n’en veux pas.
BARTHÉLÉMY.
Tiens, cette idée ! Pourquoi veux-tu m’ôter ma fortune ? Laisse-la-moi ! songe donc que je t’achèterai de beaux châles, des cachemires, des marabouts et des pendants d’oreille.
LOUISE.
Je n’en veux pas, je ne veux rien ; il faut que tu sois comme auparavant.
BARTHÉLÉMY.
Laisse-moi seulement dix mille livres de rentes.
LOUISE.
Pas un sou, où je vais retrouver milord.
BARTHÉLÉMY, haut.
Puisqu’il le faut !
Haut.
Allons, j’en garderai six sans lui rien dire.
LOUISE.
Air du vaudeville de l’Écu de six francs.
Décid’-toi... j’attends ta promesse...
BARTHÉLÉMY.
Te perdr’ ferait mon désespoir !
Mais aussi perdre ma richesse !...
LOUISE.
Allons, Monsieur, fait’s vot’ devoir !
BARTHÉLÉMY.
Dieux ! qu’il est cruel de déchoir !
J’y consens, puisque tu l’ réclames :
Plus d’ fortune, plus de crédit !
J’abandonn’ tout !... J’ai toujours dit
Que je s’ rais ruiné par les femmes.
LOUISE.
À la bonne heure ; voilà ce que je voulais entendre ! et tu as aussi bien fait.
BARTHÉLÉMY.
Et pourquoi ?
LOUISE.
Pourquoi ? tiens, voilà ton oncle qui va te l’apprendre.
Scène XIV
LOUISE, BARTHÉLÉMY, BONNICHON
BARTHÉLÉMY.
Comme il a l’air rêveur ! Mon oncle, j’ai à vous parler.
BONNICHON.
Ah ! c’est vous, monsieur Barthélémy ! j’avais aussi à vous entretenir.
BARTHÉLÉMY.
Tiens, ce ton solennel ! qu’est-ce qu’il lui prend donc, à mon oncle ?
BONNICHON.
Votre oncle ! je ne le suis plus ; non, Barthélémy, connais enfin la vérité ; tu n’es pas mon neveu !
LOUISE.
Voilà ce que tu ne savais pas.
BARTHÉLÉMY.
Laissez donc, est-ce que c’est possible ? une place de neveu, ça n’est pas comme les autres ! ça tient toujours ; il n’y a pas moyen de vous destituer.
BONNICHON.
C’est ce qui te trompe ! et s’il te faut des preuves, j’en ai là ; des preuves malheureusement irrécusables ; car je t’aimais, Barthélémy ; on n’est pas pendant vingt-cinq ans l’oncle de quelqu’un, sans commencer à s’y habituer ; mais, hélas ! il a fallu se rendre à l’évidence.
LOUISE.
Achevez, de grâce.
BONNICHON.
Apprenez donc qu’il a été changé en nourrice !
BARTHÉLÉMY.
Moi !
BONNICHON.
Toi-même ! je te défie de dire le contraire, tandis que j’ai là des témoignages, des attestations solennelles ! Vous saurez donc que la mère de Joseph, sa coupable nourrice, était vivandière.
BARTHÉLÉMY.
C’est vrai, je ne le nie pas ; elle aimait à nourrir les braves.
BONNICHON.
Depuis dix ans, elle avait disparu.
BARTHÉLÉMY.
C’est encore vrai.
BONNICHON.
Et l’on vient de recevoir de ses nouvelles ! Dans la dernière guerre d’Espagne, au siège de Pampelune, au moment où elle portait le rogomme à nos grenadiers, elle fut blessée d’un obus qui la renversa elle et ses provisions. Elle fit, avant de mourir, une déclaration qu’on vient de me communiquer, et dans laquelle elle avoue que le nommé Barthélémy Bonnichon n’est point Bonnichon Barthélémy, mais un enfant anonyme substitué par elle, dans le criminel espoir de continuer les mois de nourrice.
BARTHÉLÉMY.
La mère de Joseph aurait dit une chose comme ça ! ça n’est pas possible, et je vais le lui faire avouer à elle-même.
BONNICHON.
À elle-même !
BARTHÉLÉMY.
Oui, morbleu ! car il n’y a qu’une difficulté ; c’est qu’elle n’est pas morte, c’est qu’elle est revenue depuis deux mois, ici, à Paris, où je lui fais une pension alimentaire, ce qui équivaut à des mois de nourrice ; et nous allons voir.
BONNICHON, à part.
Dieux ! quel contretemps ! moi qui ne savais pas ça.
BARTHÉLÉMY.
Air : Un homme pour faire un tableau.
Pour prouver que j’ suis votr’ parent,
S’il faut une preuve authentique,
J’amèn’ ma nourrice à l’instant,
C’est devant elle que j’ m’explique.
S’il faut des titres, j’ai les miens ;
La mère Joseph, je m’en flatte,
En est un... et des plus anciens,
Car il a soixante ans de date.
Il sort avec Louise.
Scène XV
BONNICHON, seul
Il ne me manquait plus que cela ; me voilà dans un bel embarras ; d’autant que ma nièce est plus adroite que mon neveu, et que la découverte de cette ruse peut amener celle de la première ! Et monsieur Dersan qui va venir, monsieur Dersan, à qui j’ai promis un succès. Ma foi, essayons un nouveau moyen, il n’y a plus que celui-là qui puisse nous sauver.
Il se met à la table, et écrit.
Scène XVI
BONNICHON, à la table, écrivant, DERSAN
BONNICHON.
Monsieur Dersan !...
DERSAN.
Eh bien ! quelle nouvelle ?
BONNICHON, écrivant toujours.
Je suis à vous.
DERSAN.
Pendant que tu travaillais pour moi, j’ai agi en ta faveur. J’ai vu le directeur des Messageries, il m’a promis qu’on allait en délibérer au comité, et l’on doit envoyer la réponse ici, chez ta nièce.
BONNICHON, se levant après avoir cacheté la lettre.
Ah ! mon généreux protecteur ! croyez que ma reconnaissance et mon zèle... Pour commencer, notre affaire a manqué, la cause de la nature triomphe, et mon neveu est toujours mon neveu.
DERSAN.
J’en étais sûr.
BONNICHON.
Mais j’ai déjà rétabli nos affaires, une autre ruse qui doit réussir.
Montrant la lettre qu’il vient d’écrire.
Un beau jeune homme, un millionnaire qui me demande, à moi, la main de ma nièce ; il faudra bien qu’elle se prononce. Avez-vous là un de vos gens ! Holà ! quelqu’un !
DERSAN.
Mais que veux-tu faire ?
BONNICHON.
Je vous le dirai tout à l’heure.
Au domestique qui entre.
Tu vas, dans une demi-heure, remettre cette lettre pour moi chez le portier, afin qu’on me la monte ici quand nous serons tous réunis. Surprise, coup de théâtre, dénouement pathétique et lacrymal ! dépêche-toi.
DERSAN.
Explique-moi, au moins...
BONNICHON.
Comment ! Monsieur, vous ne comprenez pas tous les avantages de ma position ? Je suis un oncle d’Amérique ou je ne le suis pas ; or, je le suis, donc j’ai le droit de commander.
DERSAN.
Tu vas lui commander de m’épouser ?
BONNICHON.
Je m’en garderais bien ! vous ne connaissez pas le cœur humain ; je m’en vais, au contraire, le lui défendre, et vous allez voir... Les femmes ! dieux ! les femmes !... C’est elle, je l’entends... à votre réplique, et ne vous effrayez pas.
Scène XVII
BONNICHON, DERSAN, ESTELLE
BONNICHON, bien haut.
Oui, Monsieur, vous sortirez à l’instant !
DERSAN, à demi voix.
Qu’est-ce que tu veux que je réponde ?
BONNICHON, de même.
Ce que vous voudrez...
Haut.
Moi je parle en oncle, et en oncle irrité.
ESTELLE, s’avançant.
Eh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il ?
BONNICHON.
Ce Monsieur, que ce matin j’ai déjà vu chez toi, et qui vient de prime abord nous offrir sa main et vingt-cinq à trente mille livres de rentes ! c’est-à-dire que c’est avec un malheureux capital de cinq ou six cents mille francs qu’il se présente pour épouser la nièce d’un homme tel que moi ; aussi, Mademoiselle, je vous défends désormais, de le revoir et de lui parler.
ESTELLE.
Mon oncle... un pareil procédé...
BONNICHON.
Est le seul convenable ; car j’ai déclaré à Monsieur que j’avais d’autres vues sur toi ; un capitaliste étranger, un confrère de Saint-Domingue ; et comme il est trois ou quatre fois plus riche, c’est lui que nous préférons. C’est ce que je disais à Monsieur quand tu es entrée.
ESTELLE.
Qu’avez-vous fait !...
À Dersan.
Nous pouvez croire qu’un pareil motif...
DERSAN.
Dès que votre oncle le dit... dès que vous ne le désavouez pas.
ESTELLE.
Monsieur, je vous atteste...
DERSAN.
Épargnez-vous d’inutiles serments ; dans la situation où nous sommes maintenant, il n’y a qu’une seule preuve au monde qui eût pu me faire croire à votre tendresse...
ESTELLE.
Ô ciel !
DERSAN.
Et dès que vous hésitez à me la donner...
ESTELLE.
Ne le croyez pas, je n’hésite pas un instant.
BONNICHON.
À la bonne heure. Vous l’entendez, nous sommes décidés ; ma nièce épouse un jeune homme charmant, un élégant d’Haïti qui me demande sa main, et qui lui offre deux millions hypothéqués sur l’indemnité.
ESTELLE.
Serait-il vrai ?
BONNICHON.
J’attends de lui une lettre que je vous montrerai.
ESTELLE.
Ah ! que je suis heureuse ! il est donc un sacrifice que je peux vous faire ! et puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de dissiper vos soupçons... Dersan, voulez-vous ma main ? la voici.
DERSAN.
Ah ! vous comblez tous mes vœux.
BONNICHON, à part.
À merveille !...
Haut.
Et quel est le rôle que je joue ici ? vous croyez que, devant moi, je souffrirai...
ESTELLE.
Oui, mon oncle, vous vous laisserez fléchir, vous consentirez à mon mariage.
DERSAN.
Oui ; il va donner son consentement, n’est-il pas vrai ?
BONNICHON.
Non, Monsieur.
DERSAN, bas.
Veux-tu bien le donner ou je t’assomme !
BONNICHON.
Eh non, Monsieur...
À part.
Il n’est pas encore temps ; il faut que nous soyons en famille... Précisément, c’est mon neveu Barthélémy.
Scène XVIII
BONNICHON, DERSAN, ESTELLE, BARTHÉLÉMY et LOUISE
BARTHÉLÉMY.
Mon oncle, la mère Joseph est en bas, et elle vous attend ; car elle aime autant ne pas monter.
BONNICHON.
À l’autre, maintenant ; il s’agit bien de cela.
BARTHÉLÉMY.
Voici, en même temps, une lettre qu’on m’a remise en bas, à votre adresse.
BONNICHON.
Ah ! je sais ce que c’est ; remettez-la à votre cousine, à votre cousine qui brave mon autorité, et que désormais je déshérite en votre faveur ; mais je veux qu’elle voie du moins ce qu’elle refuse.
À Estelle, qui prend la lettre.
Lisez, Mademoiselle, c’est la lettre du jeune insulaire.
À Barthélémy.
C’est la portière qui, sans doute, te l’a donnée pour moi.
BARTHÉLÉMY.
Non ; c’est, comme j’arrivais, un homme en pantalon et en veste de velours bleu, avec la plaque des Messageries.
BONNICHON.
Ah ! mon Dieu ! c’est de la rue Notre-Dame-des-Victoires.
ESTELLE, qui a ouvert la lettre et qui l’a lue.
Qu’est-ce que cela veut dire ?... « Les administrateurs des Messageries royales, à monsieur Bonnichon... Monsieur, d’après la recommandation de monsieur Dersan, votre place de conducteur, qui vous avait été enlevée depuis quinze jours, vient de vous être rendue... »
BONNICHON.
Quel bonheur !...
À part.
Dieux ! qu’est-ce que je dis là ?
ESTELLE, continuant.
« Et vous êtes désormais attaché à la diligence de Lyon, qui part demain. » Qu’est-ce que cela signifie ?
BONNICHON.
Que vous n’avez plus besoin de mon consentement. Hélas ! Mademoiselle, je ne suis plus votre oncle.
À Barthélémy.
Et toi, mon garçon, je suis toujours le tien, Thomas Bonnichon conducteur.
BARTHÉLÉMY.
Vous ne venez donc pas d’Haïti ?
BONNICHON.
La diligence ne va pas jusque-là.
ESTELLE, à Dersan.
Quoi ! Monsieur, m’avoir trompée encore ?
DERSAN.
J’ai votre parole, et vous la tiendrez, ne fût-ce que pour m’empêcher de faire de nouvelles extravagances ; car je n’ai plus qu’une dernière folie à tenter, et si vous me refusez encore, j’y suis décidé ; c’est de me ruiner, pour que vous soyez aussi riche que moi.
ESTELLE.
Allons, je vois qu’il faut vous épouser pour sauver votre fortune.
DERSAN.
Est-ce là le seul motif ?
ESTELLE.
Vous savez bien le contraire.
BONNICHON.
Et comme, en qualité d’oncle, il faut que je marie quelqu’un,
À Barthélémy et à Louise.
mes enfants, je vous unis.
BARTHÉLÉMY.
Et la dot ?
DERSAN.
Les cinq mille francs que tu as reçus d’avance.
LOUISE.
Et le présent de noces ?
BONNICHON.
Il est resté en Amérique.
BARTHÉLÉMY.
Vous n’étiez qu’un parent de contrebande ?
BONNICHON.
Comme tu dis, et je ne suis pas le seul.
Vaudeville.
Air du vaudeville des Drapeaux.
BONNICHON.
Ici-bas, combien j’en vois
Qui devraient payer l’amende ;
Ici-bas, combien j’en vois
Passer sans payer les droits.
TOUS.
Ici-bas, combien j’en vois, etc.
BONNICHON.
On voit, dans plus d’un quartier,
Bien des parents de commande ;
Du premier jusqu’au dernier,
Souvent jusqu’à l’héritier...
Contrebande. (bis.)
Ici-bas, combien j’en vois
Qui devraient payer l’amende ;
Ici-bas, combien j’en vois
Passer sans payer les droits.
LOUISE.
Le public dit : Quel succès !
Voyez, que la foule est grande !
Mais le caissier, aux aguets,
Dit, en comptant les billets :
Contrebande. (bis.)
Ici-bas, combien j’en vois, etc.
DERSAN.
Une nymphe d’Opéra,
Fraîche comme sa guirlande.
De loin me charmait déjà...
Quand un Anglais murmura :
Contrebande. (bis.)
Ici-bas, combien j’en vois, etc.
BONNICHON.
En route, dans le Courrier,
Un jour, je lus Han d’Islande ;
Mais j’entendis un douanier :
Aux barrières s’écrier :
Contrebande. (bis.)
Ici-bas, combien j’en vois, etc.
BARTHÉLÉMY.
Sur le pont des Arts, hier,
L’invalide qui commande
Disait, rien qu’en voyant l’air
D’un bourgeois en habit vert :
Contrebande. (bis.)
Ici-bas, combien j’en vois, etc.
ESTELLE, au public.
Au Parnasse on fraude aussi ;
Les flibustiers vont par bande :
Et de cet ouvrage-ci.
On pourra dire aujourd’hui :
Contrebande. (bis.)
Laissez-le, pour cette fois.
Passer sans payer l’amende ;
Laissez-le, pour cette fois.
Passer sans payer les droits.