L’École des filles (MONTFLEURY)

Comédie en cinq actes, et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1666.

 

Personnages

 

DOM JUAN, amant de Léonor

LÉONOR, sœur de Dom Maurice

DOM MAURICE

DOM CARLOS, amant de Léonor

ISABELLE

FABIAN, valet de Dom Juan

HÉLÈNE, suivante de Léonor

 

La scène est à Tolède.

 

 

À MONSIEUR DREUX,

CONSEILLER DU ROI  EN TOUS SES CONSEILS, et son Avocat-général en sa Chambre des Comptes

 

Monsieur,

 

Je suis presque assuré que tous ceux qui verront ici votre nom, diront que je devais rendre cet ouvrage plus parfait, ou le présenter à une personne moins éclairée ; que je ne devais pas joindre cette faute à celles dont j’ai rempli cette pièce, et que le soin de cacher mes  défauts devait m’être plus cher que l’empressement de vous donner de si faibles marques de mon zèle. Mais, quoique j’aie prévu ce reproche, je n’ai pu m’empêcher de m’y exposer ; et la passion que j’avais de vous donner quelques marques de ma reconnaissance, m’a fait passer par-dessus toutes sortes de confédérations. Oui, Monsieur, j’avoue que votre générosité, dont vous m’avez donné de si obligeantes marques, ni a piqué de ressentiment, et que l’envie de répondre à des bontés  si peu méritées, m’a fait vaincre le scrupule de vous faire un présent si peu considérable. Car enfin, je savais avec toute la France, que vous avez une connaissance si parfaite de toutes choses, et que vous en faites un discernement si judicieux et si sain, que les fautes les plus légères ne peuvent se cacher à vos yeux ; que vous êtes tous les jours dans des occupations si sérieuses et si relevées, que c’est signaler son imprudence que de vous offrir une pièce qui l’est si peu, et que la dignité d’une charge dont vous vous acquittez avec tant d’honneur et de gloire, ne vous laisse point de moments à donner à ces sortes de bagatelles : mais la permission que vous m’avez si généreusement accordée de vous présenter celle-ci, m’a fait espérer qu’elle pourrait vous divertir sans vous déplaire, et que vous la regarderiez comme une marque du respect et de la passion avec laquelle je veux être,

 

Monsieur,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur,

 

DE MONTELEURY.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DOM JUAN, FABIAN

 

FABIAN, courant après son maître.

Monsieur, Monsieur !

DOM JUAN.

Hé bien ? Ta sottise est extrême.

FABIAN.

Nous chercherons bien loin, marchant toujours de même.

Depuis le point du jour, si je m’en souviens bien,

Vous marchez comme un Basque ; et moi, las comme un chien,

Je cours, tout de mon mieux, le grand trot pour vous suivre,

Et vous saurez, de plus, que j’aime fort à vivre,

Et que, s’il faut mourir, Monsieur, j’ai fait serment

De mourir à mon aise, et non pas en courant.

DOM JUAN.

Hé bien ! présentement tu peux reprendre haleine.

FABIAN.

Qui peut vous obliger à prendre tant de peine ?

Auriez-vous en ce lieu quelque assignation ?

Vous y venez-vous battre, ou vous promener ?

DOM JUAN.

Non.

FABIAN.

Ah ! Monsieur, je voudrais que ce fût pour vous battre ;

Car dans l’occasion je fais le diable à quatre.

Tel que vous me voyez, Monsieur, assurément,

Je sais, sans me vanter, dégainer vertement ;

Quand il est question de faire un coup d’épée...

DOM JUAN.

Je le crois : mais enfin, ta créance est trompée,

Et je viens en ces lieux pour un emploi plus doux.

FABIAN.

Lorsque j’ai vu venir Dom Fernand droit à vous,

Que vous l’avez suivi jusques à sa demeure,

Allant allez bon train, je croyais, ou je meure,

Que vous aviez querelle, et vouliez en secret...

DOM JUAN.

Non, non ; il me voulait faire voir son portrait,

Je ne sais qui l’a fait ; mais ce qu’on en peut dire,

C’est qu’enfin l’ouvrier mérite qu’on l’admire.

Dom Fernand le connaît si bien, qu’il m’a promis

Que je pourrais l’avoir, étant de ses amis ;

Qu’il fera mon portrait : il l’en priera lui même.

Ah ! si j’avais celui de la Beauté que j’aime !

Ce serait à mes maux un remède bien doux.

FABIAN.

C’est ce qui vous forçait à sortir de chez vous,

Lorsque devant le jour... ?

DOM JUAN.

Non ; une autre pensée

Tenait, avec plaisir, mon âme embarrassée ;

Et je ne suis sorti dès que j’ai vu le jour,

Que pour voir en ce lieu l’objet de mon amour.

FABIAN.

L’objet de votre amour ! comment donc Isabelle

Est-elle de retour ?

DOM JUAN.

Hélas ! ce n’est pas elle,

Sous de plus douces lois mon cœur est engagé ;

J’aime ailleurs, en un mot, et mon cœur est changé.

FABIAN.

C’est fort bien fait à vous. Et votre mariage ?

Ne savez-vous pas bien que l’honneur vous engage... ?

DOM JUAN.

Oui, je sais qu’Isabelle arrivera demain,

Et que l’on me destine à lui donner la main.

Mais, quoi ! ces unions que l’intérêt fait faire,

Si l’amour ne s’en mêle, ont de la peine à plaire :

Et d’un tourment égal l’on se plaint tour-à-tour.

Quand l’intérêt nous joint en dépit de l’amour.

FABIAN.

Ma foi, c’est un abus ; et de plus, Isabelle,

Outre qu’elle a du bien, est passablement belle.

Épousez-la, Monsieur. Quand on est indigent,

L’amour nous vient toujours plutôt que de l’argent.

La maxime du temps, sur ce point, est commode ;

L’on épouse le bien, et l’on vit à sa mode.

DOM JUAN.

L’espoir d’avoir du bien a de charmants appas ;

Mais l’horreur d’être joint à ce qu’on n’aime pas,

Se jetant dans un cœur, n’y laisse rien de tendre.

Se marier ainsi, Fabian, c est se vendre :

Qu’en dis-tu ?

FABIAN.

Moi, qui suis assez peu scrupuleux,

Je me vendrais, Monsieur, plutôt que d’être gueux.

N’avoir que de l’amour, ce n’est pas de quoi rire ;

Et de plus, entre nous, quoi que vous puissiez dire,

Pour vingt-mille ducats, et trois ans défrayé,

Si vous êtes vendu, vous êtes bien payé,

Du moins, c’est mon avis ; et si votre Isabelle

S’aperçoit une fois de l’état qu’on fait d’elle ;

Et qu’à votre mépris elle oppose le sien,

Vous n’êtes pas trop sur de vous vendre aussi bien.

DOM JUAN.

Quoi qu’il en soit, l’amour est trop fort sur mon âme,

Je sens pour Léonor une secrète flamme ;

Comme elle ignore encor cet hymen concerné,

Elle souffre mes soins avec quelque bonté.

Mais, hélas ! que je crains le retour d’Isabelle !

FABIAN.

Quoi ! c’est pour Léonor ? La peste qu’elle est belle !

Mais a-t-elle du bien ?

DOM JUAN.

Qu’importe ?

FABIAN.

Il vous en faut.

Vous savez bien que c’est votre plus grand défaut.

Le père d’Isabelle aime votre famille,

Et, pour vous agrandir, vous destine sa fille ;

Et quant à Léonor...

DOM JUAN.

Mais enfin j’aime mieux

Avoir moins de richesse, et me voir plus heureux ;

Je ne sais pas encor quels biens elle possède ;

Mais depuis quatre mois qu’on la voit à Tolède,

Elle a vécu toujours avec assez d’éclat.

Son frère, dont j’ignore et le bien et l’état,

Est venu s’établir dans ces lieux avec elle ;

Elle a bien des appas ; mais, outre qu’elle est belle,

Elle a l’esprit si vif, si subtil, si présent,

Si prêt à se tirer d’un pas embarrassant,

Que son adresse, enfin, me semble incomparable.

FABIAN.

La belle qualité d’être matoise en diable !

DOM JUAN.

Léonor bien souvent a de quoi l’occuper :

Son frère ne croit pas qu’on le puisse tromper.

Sans rien approfondir, il croit que l’apparence

Lui peut donner de tout l’entière connaissance ;

Et croit, en décidant de tout ce qu’il résout,

Qu’on ne trompe que ceux qui raffinent sur tout ;

Qu’il faut de bonne-foi juger de chaque chose ;

Que ceux qui font trompés bien louvent en sont cause ;

Et dit, quoique souvent il se fasse duper,

Qu’il faut être bien fin pour pouvoir l’attraper.

Enfin, si quelquefois son frère l’embarrasse,

Elle sait s’en tirer de la meilleure grâce...

FABIAN.

Vous aurez votre tour, et vous pourrez savoir...

DOM JUAN.

Je le crains peu. Je dois dedans ce lieu la voir.

FABIAN.

Monsieur, j’entends du bruit, je crois...

DOM JUAN.

C’est elle-même.

 

 

Scène II

 

LÉONOR, DOM JUAN, FABIAN, HÉLÈNE

 

LÉONOR.

J’aperçois Dom Juan...

DOM JUAN.

Mon bonheur est extrême,

Puisque je peux parler à l’objet de mes vœux.

LÉONOR.

Dom Juan est exact.

DOM JUAN.

Il est plus amoureux,

Madame ; et vous voyez, dans ce qu’il fait paraître,

Le moindre effet d’un feu que vous avez fait naître :

Sa flamme...

LÉONOR.

Il n’est plus temps de rien dissimuler,

Ma douleur est un mal qu’en vain je veux celer ;

Je vous ai souvent dit qu’à Séville, mon frère,

Avait rendu ses soins à ma flamme contraire,

Et qu’avant qu’il se fût établi dans ces lieux,

Il voulait me donner un époux odieux ;

J’avais, en le quittant, conçu quelque espérance,

Et croyais qu’il pourrait guérir par mon absence ;

Mais il est à Tolède, et mon frère aujourd’hui

Dit qu’il s’est engagé de me donner à lui,

Et que sur sa parole il a donné la sienne ;

Que sur sa volonté je dois régler la mienne.

En vain je lui résiste, il veut que dès demain

J’obéisse à son ordre et lui donne la main.

Jugez donc de l’excès du mal qui me possède,

Si contre cet hymen l’amour est sans remède.

DOM JUAN.

Ô dieux ! quel est son nom ?

LÉONOR.

Son nom est Dom Carlos.

DOM JUAN.

Je ne le connais point ; mais enfin, son repos

Lui coûtera bien cher, si son amour aspire...

LÉONOR.

Cherchez d’autres moyens pour finir mon martyre ;

Songez qu’on me marie, et qu’enfin mon souci...

FABIAN, bas à Dom Juan.

Que ne lui dites-vous qu’on vous marie aussi ?

DOM JUAN.

Tais-toi. Puis-je songer à ce malheur extrême,

Sans mourir de douleur en perdant ce que j’aime ?

Hélas ! si vous m’aimiez, on tâcherait en vain

De donner votre cœur en offrant votre main,

L’Amour ne permet pas, jaloux de sa puissance,

Qu’un cœur qu’il a fournis souffre de violence,

Madame ; et le pouvoir d’un frère est trop borné

Pour disposer d’un cœur que l’Amour a donné.

LÉONOR.

Non, non ; j’ai sur ce point quelque mesure à prendre.

DOM JUAN.

Qui peut vous obliger... ?

LÉONOR.

Je m’en vais vous l’apprendre ;

La Fortune, à son gré disposant de ses biens,

En fut, depuis longtemps, avare pour les miens.

Mon frère s’est acquis du bien par son adresse,

Et je sais que le moindre effort de sa tendresse

Sera de les vouloir partager avec moi,

Si je prends ses avis pour engager ma foi.

Son âge, et cet espoir que sans cesse il m’inspire,

Dessus mes volontés lui donnent quelque empire ;

Il me croit, se flattant d’un pouvoir absolu,

Prête d’exécuter ce qu’il a résolu ;

Et, sur un peu d’espoir réglant ma complaisance,

Je l’ai toujours flatté de cette déférence.

DOM JUAN.

Faut-il que l’intérêt sur des feux innocents... !

LÉONOR.

Laissez-moi ménager son esprit et le temps,

Et souffrez que mon cœur, qui renonce à tous autres,

Songe à mes intérêts sans négliger les vôtres.

Quels que soient ses projets, nous en viendrons à bout ;

Ne vous alarmez point, je vous réponds de tout.

Mon frère, qui de tout ne prend que l’apparence,

Ne soupçonne nos cœurs d’aucune intelligence ;

Et c’est dedans nos maux quelque chose de doux,

Que sa bizarre humeur ne craigne rien de nous.

DOM JUAN.

Souvenez-vous, du moins...

LÉONOR.

Ô dieux ! je suis perdue,

J’aperçois Dom Carlos, il m’aura reconnue.

Adieu. Pour me tirer d’un si grand embarras,

Tâchez de l’empêcher qu’il ne suive mes pas.

 

 

Scène III

 

DOM JUAN, LÉONOR, DOM CARLOS, FABIAN, HÉLÈNE

 

DOM CARLOS.

Me trompez-vous, mes yeux ?

LÉONOR.

La crainte me transporte.

DOM JUAN.

Demeurez...

LÉONOR.

Non ; je vais rentrer par l’autre porte.

DOM JUAN.

Feignons, pour l’arrêter...

FABIAN.

Que veut-il faire encor ?

Observons-le de loin...

Il se retire dans un coin du théâtre.

DOM CARLOS.

Oui, oui ; c’est Léonor.

Suivons-la : je verrai si j’ai pu me méprendre.

DOM JUAN, mettant l’épée à la main.

À moi, mon Cavalier ; c’est bien vous faire attendre.

DOM CARLOS.

Moi, faire attendre ?

DOM JUAN.

Vous. Vous faites le surpris !

FABIAN, dans un coin du théâtre.

Que lui va-t-il conter ?

DOM CARLOS.

Sans doute je le suis ;

Mais votre esprit s’égare, ou votre âme est trompée.

DOM JUAN.

En vain vous esquivez, il faut tirer l’épée.

DOM CARLOS.

D’accord ; mais que je sache au moins quel différend...

DOM JUAN.

Il vous sied assez mal de faire l’ignorant.

Vous savez que je suis amoureux d’Isabelle,

Que je dois l’épouser, que je brûle pour elle ;

Et cependant j’ai su que souvent en secret

Vous lui rendez visite en amant fort discret.

Avant que de m’ôter cet objet de ma flamme,

Quoi qu’il puisse arriver, il faut m’arracher l’âme.

Par trois diverses fois je vous l’ai fait savoir,

Et que ce n’était pas m’obliger que la voir ;

Je vous ai déjà fait porter deux fois parole,

Et vous m’avez, manqué ; mais ce qui m’en console,

C’est que, ce même jour, ce fer me vengera.

FABIAN.

Où diable a-t-il péché tout ce qu’il lui dit là ?

DOM CARLOS.

L’étrange opinion ! si j’ai vu de ma vie...

DOM JUAN.

Vous me croyez encor payer de raillerie ?

Défendez-vous, vous dis-je, ou mes ressentiments...

DOM CARLOS, tirant l’épée.

Puisqu’à vous détromper je perds ici le temps...

FABIAN, à part.

De peur de les troubler, je vais les laisser battre.

 

 

Scène IV

 

DOM JUAN, DOM CARLOS, DOM MAURICE

 

DOM MAURICE.

N’est-ce pas Dom Carlos qui fait le diable à quatre ?

Je ne me trompe point. Holà, Messieurs, holà !

Quoi ! vous homicidez ! quel désordre est cela !

DOM CARLOS.

Je lui veux faire voir...

DOM MAURICE.

Vous vous battez, beau-frère,

Comme si vous n’aviez rien autre chose à faire !

Recommencer encor ! quel désordre est ceci !

DOM JUAN, bas.

Léonor est chez elle, et tout a réussi.

DOM MAURICE.

Ne saurait-on savoir, beau-frère presque nôtre,

Quels font vos différends ?

DOM CARLOS.

Il m’a pris pour un autre,

Et m’a voulu forcer de me battre avec lui.

DOM MAURICE.

Voyez-vous !

DOM CARLOS.

Je ne l’ai jamais vu qu’aujourd’hui,

Et cependant il veut qu’auprès d’une Isabelle

Je détruise ses feux, et sois amoureux d’elle.

DOM MAURICE, en riant.

Bon !...

DOM JUAN.

Ce n’est donc pas vous, et je me suis mépris ;

L’on ne vous nomme pas Dom Lope de Solis ?

DOM MAURICE.

Dom Lope de Solis ?

DOM JUAN.

Oui.

DOM MAURICE.

Trêve de colère.

Diable ! quel quiproquo vous avez pensez faire !

Son nom est Dom Carlos, et c’est l’époux futur

De ma sœur.

DOM JUAN.

Lui, Carlos ?...

DOM MAURICE.

Il n’est rien de si sûr.

DOM JUAN.

Non, non ; par ce moyen vous croyez me distraire :

Mais...

DOM MAURICE.

Vous verrez encor qu’il n’en voudra rien croire.

DOM JUAN.

Quoi donc ! c’est lui qui doit épouser votre sœur ?

DOM MAURICE.

Oui, c’est lui-même, lui.

DOM JUAN.

Pardonnez à l’erreur

Qui m’a fait attaquer, avec trop d’imprudence,

Un bras dont je voudrais avoir pris la défense :

J’ai du regret de voir qu’après m’être mépris...

DOM MAURICE.

Allez, embrassez-vous, et soyez bons amis ;

Soyez une autre fois plus prudent que vous n’êtes,

Dom Juan et surtout, mettez mieux vos lunettes.

DOM JUAN.

À vous dire le vrai, je suis au désespoir...

DOM MAURICE.

Hé bien ! n’en parlons plus...

DOM JUAN.

Adieu.

DOM MAURICE.

Jusqu’au revoir.

 

 

Scène V

 

DOM CARLOS, DOM MAURICE

 

DOM CARLOS, à part.

Oui, sans doute, c’était l’effet d’un tour d’adresse.

Ah ! c’était Léonor !

DOM MAURICE.

Quelle douleur vous presse ?

DOM CARLOS, bas.

Oui, c’était elle-même, il n’en faut plus douter ;

Ce Dom Juan n’a feint que pour mieux m’arrêter.

DOM MAURICE.

Que dites-vous tout bas ?

DOM CARLOS.

Que sa feinte colère,

Sous un jeu concerté, marque quelque mystère,

Et que par mon abord son esprit interdit...

DOM MAURICE.

Hé ! point, il s’est mépris : ne vous l’a-t-il pas dit ?

J’en réponds corps pour corps, rien n’est si véritable ;

Vous êtes quelquefois soupçonneux comme un diable,

Beau-frère, et vous avez en vous cela de mal.

DOM CARLOS.

Mon courroux, s’il a feint, lui peut être fatal.

DOM MAURICE.

Quels font donc vos soupçons ? Dites, de quel mystère

L’accusez-vous ?

DOM CARLOS.

Étant presque votre beau-frère !

Je vous puis librement rendre compte de tout.

DOM MAURICE.

Oui, je vais écouter de l’un à l’autre bout.

DOM CARLOS.

Sachez qu’à mon abord une dame voilée,

Qu’il avait près de lui, s’en est soudain allée ;

J’ai cru la reconnaître, et ne me trompe pas ;

Et pour m’en éclaircir j’allais suivre ses pas,

Lorsqu’il m’a fièrement contraint de me défendre.

DOM MAURICE.

De quoi vous mêliez-vous ? Vous pouviez vous méprendre ;

C’est être, à mon avis, un peu trop curieux.

Et vous avez grand tort...

DOM CARLOS.

Mais enfin, à mes yeux !

Je sais quelle est la dame, et la chose me touche.

DOM MAURICE.

Hé bien ! peut-on savoir son nom de votre bouche ?

DOM CARLOS, à part.

Dois-je lui découvrir...

DOM MAURICE.

Vous parlez bas encor ?

DOM CARLOS.

Si je ne suis trompé, c’était...

DOM MAURICE.

Qui ?

DOM CARLOS.

Léonor.

Comme mon intérêt se trouve joint au vôtre,

Si la chose est ainsi...

DOM MAURICE.

Bon ! en voici d’une autre !

DOM CARLOS.

Vous en riez, au lieu de me donner les mains.

DOM MAURICE.

Ma foi, les plus grands fous ne sont pas les plus fins.

La pauvre enfant, bien loin d’y chercher d’artifice,

En matière d’amour est tellement novice,

Que personne que vous n’aurait de ces soupçons.

Ne prendrez-vous jamais un peu de nos leçons ?

Et ne devez-vous pas étant mal en cervelle,

D’un cerveau plus mûri vous faire un bon modèle ?

D’une bizarre humeur le dangereux poison

Fait chez vous si souvent éclipser la raison,

Que cela va quasi jusqu’à l’extravagance.

DOM CARLOS.

C’est l’ordinaire effet d’un feu qui prend naissance ;

Si j’avais moins d’amour, un semblable soupçon...

DOM MAURICE.

Il faut le détremper dans un peu de raison,

Se soumettre soi-même aux règles qu’elle impose,

Prendre, sans raffiner, le bon de chaque chose,

Et, se laissant conduire à sa sincérité,

Regarder les objets toujours du bon côté ;

Car, quoiqu’à raffiner tout votre soin s’occupe,

Vous faites tant le fin, que vous en êtes dupe ;

Et vous feriez bien mieux d’en user comme moi.

DOM CARLOS.

Comme vous ! Vous avez...

DOM MAURICE.

Quoi ?

DOM CARLOS.

Trop de bonne-foi.

Croyez-moi, quoiqu’à tout votre humeur s’accommode,

Les gens de bonne-foi ne sont plus à la mode ;

Et vous en avez tant, que la plupart du temps

On vous en fait accroire...

DOM MAURICE.

Il est vrai, je consens

À passer pour un sot, si jamais on s’en pique ;

Mais ces grands raffineurs, ces chercheurs de mystique,

Qui pour gloser sur tout se croient destinés ;

Ces esprits du bel air, ces lourdauds raffinés,

Qui ne pensent rien moins que ce qu’ils font paraître,

Qui prennent garde à tout, et font les fins sans l’être ;

Qui, pour la vérité, se font des yeux d’Argus,

Qui, pour la découvrir, sont toujours à l’affût,

La voulant consulter sur tout ce qui les touche ;

Loin de l’apprivoiser, la rendent plus farouche ;

Et, sans tirer du fruit de leur bizarre soin,

Plus ils s’en croient près, et plus ils en sont loin.

Vous en riez ? Pour moi, suivant tout le contraire,

Par ma façon d’agir je suis fin sans le faire ;

Le soin de dissiper, avec ma bonne-foi,

Les vapeurs que la fourbe élève contre moi,

Fait que la vérité, se montrant toute nue,

À ma sincérité d’abord se prostitue ;

Et que, partout où j’ai quelque peu d’intérêt,

Elle me montre au doigt la chose comme elle est.

DOM CARLOS.

On ne trompe donc point ceux qui sur l’apparence...

DOM MAURICE.

Loin de s’en défier, on en fait conscience ;

Pour vous en éclaircir, je veux que votre erreur

Cesse de vous troubler, en voyant notre sœur.

Holà !

 

 

Scène VI

 

DOM CARLOS, DOM MAURICE, LÉONOR

 

LÉONOR.

Que vous plaît-il ?

DOM MAURICE.

Hé bien ! que vous en semble ?

C’était elle ? Je veux vous voir tous deux ensemble.

À Léonor.

Dom Carlos que voilà, voulait me soutenir

Qu’il a vu Dom Juan tantôt t’entretenir ;

Que, lorsqu’il a paru, de peur d’être connue,

Tu t’es fort promptement dérobée à sa vue.

LÉONOR.

Moi ?

DOM MAURICE.

Oui. N’en rougis point, je sais qu’il s’est trompé ;

Ma foi, si tu savais comme je l’ai dupé.

LÉONOR.

Quoi ! sa bizarre humeur, pour me faire une injure,

Près de vous, contre moi, fait agir l’imposture,

Et par un tel soupçon Carlos a donc osé...

DOM MAURICE.

Tout doux, il ne l’a plus, il est désabusé.

LÉONOR.

Non, non ; je connais bien que son humeur sévère,

Sur tout ce qu’elle voit, veut trouver un mystère.

DOM CARLOS, à Dom Maurice.

Que ne lui cachiez-vous un semblable soupçon ?

DOM MAURICE.

Pourquoi faire ? Entre nous, je crois qu’elle a raison.

DOM CARLOS.

Mais un courroux si prompt a droit de me surprendre.

Quand on a de l’amour, ne peut-on se méprendre,

Madame, et quand un cœur a longtemps soupiré...

DOM MAURICE.

Il n’en vaudra que mieux pour être un peu bourré.

LÉONOR.

Osez-vous me parler ? Avez-vous l’insolence

De choquer ma vertu, sans craindre ma vengeance,

Imposteur ?

DOM MAURICE.

Bon cela.

LÉONOR.

Quoi ! vous voulez tâcher

À m’ôter l’amitié d’un frère qui m’est cher ?

Hé bien ! si mon malheur seconde votre adresse,

Et que votre imposture altère sa tendresse,

Oui, s’il faut que son cœur juge aussi mal du mien,

Sachez que mon courroux...

DOM MAURICE.

Va, cela n’y fait rien ;

Je te l’ai déjà dit.

DOM CARLOS.

Si l’amour qui m’engage...

LÉONOR.

Ah ! c’est trop écouter un homme qui m’outrage,

Et je ne pense pas qu’on puisse me forcer

À vouloir excuser qui tâche à m’offenser.

 

 

Scène VII

 

DOM CARLOS, DOM MAURICE

 

DOM CARLOS.

Mon malheur est bien grand !

DOM MAURICE.

Dites votre imprudence.

Il faut songer deux fois aux choses qu’on avance ;

Car l’honneur d’une fille est un point chatouilleux.

DOM CARLOS.

Je veux bien condamner le rapport de mes yeux ;

Mais, de quelque soupçon que ma flamme vous blesse,

Sachant pour votre sœur jusqu’où va ma tendresse...

DOM MAURICE.

Ne vous alarmez point, je ferai votre paix.

DOM CARLOS.

Me le promettez-vous ?

DOM MAURICE.

Oui, je vous le promets ;

Serviteur.

DOM CARLOS.

J’oubliais à vous dire une chose ;

Il faut, sans différer, que je vous la propose.

Hier, m’étant rencontré chez un de mes amis,

Qui me fit voir chez lui des tableaux de grand prix,

Après un entretien trop long à vous déduire,

En parlant de tableaux, s’avisa de me dire,

Qu’il veut se faire peindre, et que pour son portrait

Il n’épargnerait rien, pourvu qu’il fût bien fait ;

Qu’il voit avec regret son dessein inutile,

Pour ne connaître point de peintre fort habile,

Et qu’il n’en trouve point à son gré dans ces lieux.

Comme vous excellez dans cet art merveilleux,

J’ai dit, sans vous nommer, que je savais un homme

Qui réussirait mieux que les peintres de Rome,

Et promis de vous voir, et de vous en parler...

DOM MAURICE.

Hé ! morbleu, de quoi diable allez-vous vous mêler ?

DOM CARLOS.

Comment ?

DOM MAURICE.

Il sait fort bien que j’ai quitté Séville,

Pour vivre avec plaisir, et libre en cette ville,

Qu’ayant gagné du bien à faire des portraits,

Du fruit de mes travaux je veux jouir en paix ;

Qu’inconnu dans ces lieux, avecque bienséance,

De ce que je faisais enfin je m’en dispense ;

Que passablement riche, et craignant l’embarras,

Je veux vivre en repos, et que je ne veux pas

Être connu pour peintre ; et sa sotte harangue

Veut que je fois connu ! Maugrebleu de sa langue !

DOM CARLOS.

Hé ! pour être connu, sans vouloir vous flatter,

Vous êtes de naissance à ne rien redouter ;

Et ceux qui du côté du sang n’ont rien à craindre,

Ne dégénèrent pas pour se mêler de peindre ;

Outre que vous avez violé ce serment,

Ayant fait le portrait...

DOM MAURICE.

De qui ?

DOM CARLOS.

De Dom Fernand.

DOM MAURICE.

Il est vrai, j’ai voulu le faire à sa prière :

Je lui suis obligé d’une telle manière

Que, quoi que de mes soins il voulût exiger,

Je m’en acquitterais, afin de l’obliger ;

Quand même il me voudrait employer pour quelqu’autre,

S’il était son ami. Mais enfin pour le vôtre,

Vous m’en dispenserez.

DOM CARLOS.

Hé bien ! n’en parlons plus :

Je ferai désormais mon compte là-dessus.

Je vais me dégager, de peur de vous déplaire,

De ce que j’ai promis.

DOM MAURICE.

Vous ne sauriez mieux faire.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DOM JUAN, HÉLÈNE

 

DOM JUAN.

Je te trouve à propos. Hé bien ! ma chère Hélène,

Ne saurais-je trouver de remède à ma peine ?

Verrai-je ta maîtresse ! Et pourrai-je en ce jour...

HÉLÈNE.

Oui, son frère est sorti, qui n’est pas de retour,

Vous la verrez bientôt, et, devant qu’il revienne,

Vous pourrez soulager votre peine et la sienne.

DOM JUAN.

Hélène, en vérité, tu m’es chère à tel point...

HÉLÈNE.

Vous le dites toujours ; mais il n’y paraît point,

La voici.

 

 

Scène II

 

LÉONOR, DOM JUAN

 

DOM JUAN.

Savez-vous la manière galante

Dont j’ai dupé Carlos ?

LÉONOR.

Non.

DOM JUAN.

Elle est fort plaisante ;

Car je crois l’avoir mis dans un grand embarras.

LÉONOR.

Quelle est-elle ?

DOM JUAN.

De peur qu’il ne suivît vos pas,

Je l’ai persuadé qu’auprès d’une Isabelle,

Il nuisait à mes feux, et qu’il brûlait pour elle ;

Il m’a dit bonnement, me croyant courroucé,

Qu’il ne la connaît point ; mais je l’ai tant pressé ;

Qu’il a tiré l’épée ; enfin, sans votre frère,

Je me serais vengé d’un rival si contraire :

Il nous a séparés...

LÉONOR.

Vous en riez ?

DOM JUAN.

Je ris

De ce que Carlos croit que je me suis mépris.

LÉONOR.

Détrompez-vous, Carlos s’est douté du mystère,

Et l’a, comme j’ai su, découvert à mon frère,

Qui voulait aussitôt être désabusé ;

Mais, me voyant sortir, Carlos n’a pas osé

Soutenir qu’il m’eût vue, outre qu’ayant su feindre,

Ma colère l’a fait moins soupçonner que craindre.

DOM JUAN.

Ô dieux ! que ferons-nous ? S’ils viennent à savoir...

LÉONOR.

Il faut absolument ne nous voir que le soir ;

Et vous pourrez venir près de cette fenêtre,

Sur la brune, de peur de vous faire connaître,

Et que quelque soupçon ne fît précipiter

Un hymen que le temps me peut faire éviter.

 

 

Scène III

 

DOM JUAN, LÉONOR, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Madame...

LÉONOR.

Qu’avez-vous ?

HÉLÈNE.

Carlos est à la porte.

LÉONOR.

Ô dieux ! à ce seul nom la colère m’emporte,

Il faut le faire entrer.

DOM JUAN.

Le cruel contretemps !

LÉONOR.

De peur d’être aperçu, cachez-vous là-dedans,

Cependant que je vais tâcher à m’en défaire.

Elle le mène dans un cabinet.

 

 

Scène IV

 

DOM CARLOS, LÉONOR

 

LÉONOR.

Sans doute, Dom Carlos, que vous cherchez mon frère ?

Avez-vous quelque avis encor à lui donner ?

DOM CARLOS.

Non, Madame ; à vos pieds je viens me condamner.

LÉONOR.

Vous lui direz tantôt, si je ne suis déçue,

Qu’avecque Dom Juan vous m’avez encor vue,

Ou qu’un peu devant vous il était seul ici ?

Du moins vous le devez.

DOM CARLOS.

Je suis mieux éclairci

De ce que j’en dois croire, et mon cœur se propose...

LÉONOR.

Que sait-on ? il pourrait en être quelque chose ;

Et quand vous lui diriez, vous ne feriez que bien.

DOM CARLOS.

Ah ! ne m’insultez point, je sais qu’il n’en est rien.

Il est vrai que tantôt j’ai cru vous reconnaître

Auprès de Dom Juan, Madame, et disparaître,

Eu m’approchant de lui ; mais enfin, m’abusant...

LÉONOR.

Il était aussi vrai tantôt comme à présent.

DOM CARLOS.

S’il était aussi vrai, du moins à l’apparence,

Tout autre eût, comme moi, choqué votre innocence ;

Dans cet heureux moment j’ai lieu de me flatter

De n’avoir, sur ce point, aucun lieu de douter ;

Mais tantôt le rapport d’habit semblable au vôtre...

LÉONOR.

Je vous réponds que l’un est aussi vrai que l’autre,

Et si vous l’avez cru, qu’il faut le croire encor.

DOM CARLOS.

N’en blâmez que mon cœur, charmante Léonor ;

De tant d’amour pour vous mon âme est possédée,

Qu’en tous lieux, et toujours je crois voir votre idée ;

Et l’ardeur que je sens pour vos divins appas,

Fait que je crois vous voir même où vous n’êtes pas.

LÉONOR.

Toujours fort galamment vous vous tirez d’affaire.

 

 

Scène V

 

LÉONOR, DOM CARLOS, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Ah ! Madame, je viens de voir...

LÉONOR.

Qui ?

HÉLÈNE.

Votre frère.

Il est encore loin, mais il vient droit ici.

LÉONOR, bas.

Ô dieux ! mais il faut feindre, et le tromper aussi.

À Dom Carlos.

Hé bien ! si cet amour est si fort sur votre âme,

Il m’en faut une preuve.

DOM CARLOS.

Ah ! commandez, Madame,

Il n’est rien que pour vous, mon cœur...

LÉONOR.

Assurément,

Vous ferez tout pour moi ?

DOM CARLOS.

N’en doutez nullement.

LÉONOR.

Mon frère va venir : si vous voulez me plaire,

D’abord qu’il paraîtra, mettez-vous en colère,

Et, l’épée à la main, emportez-vous toujours,

Comme si l’on avait attenté sur vos jours.

Peut-être qu’il voudra vous obliger à dire

D’où viendra ce courroux, et quel sujet l’attire ;

Mais, pour bien m’obliger, s’il veut vous arrêter,

Malgré tous ses efforts, sortez sans l’écouter.

DOM CARLOS, à part.

Un pareil procédé marque quelque mystère ;

Je saurai ce que c’est.

LÉONOR.

Le temps me force à taire...

DOM CARLOS.

Lorsque vous commandez, je n’examine rien.

LÉONOR.

Il vient ; si vous m’aimez, souvenez-vous-en bien.

 

 

Scène VI

 

DOM CARLOS, DOM MAURICE, LÉONOR, HÉLÈNE

 

DOM CARLOS.

Ah ! je m’en vengerai, par vos yeux que j’adore.

DOM MAURICE.

Je crois que c’est Carlos ; que diable a-t-il encore ?

DOM CARLOS.

Ah ! je ne suis pas homme à souffrir...

DOM MAURICE.

Qu’avez-vous ?

DOM CARLOS.

Si je n’en ai raison...

DOM MAURICE.

D’où vient donc ce courroux !

Ne peut-on le savoir ?

DOM CARLOS.

La rage me surmonte :

Je suis trop transporté pour vous en rendre compte ;

Mais j’atteste les dieux que l’effort de ma main...

DOM MAURICE.

Ma foi, vous direz...

DOM CARLOS.

Non ; vous m’arrêtez en vain.

 

 

Scène VII

 

LÉONOR, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Que prétendez-vous donc ? Ma foi, cette saillie,

Malgré tout votre esprit, tient bien de la folie,

Et je ne comprends pas quel est votre dessein.

LÉONOR.

Ne t’en mets pas en peine, il ne sera pas vain ;

Dom Juan m’embarrasse, et mon soin ne s’occupe

Qu’à le tirer d’ici.

HÉLÈNE.

Mais Carlos n’est pas dupe,

Et par cette saillie il pourra se douter...

LÉONOR.

Tais-toi, mon frère vient.

 

 

Scène VIII

 

DOM MAURICE, LÉONOR, HÉLÈNE

 

DOM MAURICE.

Je n’ai pu l’arrêter,

D’où vient donc le courroux que Carlos fait paraître ?

Vous êtes interdite !

LÉONOR.

Ah ! j’ai bien lieu de l’être,

Mon frère ; et, sans un tour qui m’a bien réussi,

Il serait arrivé quelque désordre ici.

DOM MAURICE.

Comment !

LÉONOR.

Prête à sortir, et presque dans la rue,

J’ai vu venir Carlos l’épée toute nue,

Pressant un cavalier, qui, paraissant surpris,

Disait : Je vous ai dit que je m’étais mépris ;

Cessez de me presser ; mais, l’âme toute émue,

Carlos lui répondait : Il faut que je vous tue,

Et le pressant toujours, les yeux étincelants.

Je m’en suis approchée à peu-près dans ce temps,

Et, retenant son bras au point de sa vengeance,

J’ai détourné le coup.

DOM MAURICE.

Voyez quelle prudence !

Ainsi ce cavalier s’est sauvé de ses coups.

LÉONOR.

Oui ; mais il n’eût jamais évité son courroux,

Si, dedans le logis favorisant sa fuite,

Je n’eusse de Carlos empêché la poursuite.

C’est par ce seul moyen que je l’ai garanti :

C’est de quoi Dom Carlos, alors qu’il est sorti,

Était si transporté, n’osant par bienséance

Passer outre.

DOM MAURICE.

Voyez quel surcroît de prudence !

Un homme est en péril, et sa dextérité,

Le sauvant du danger, le met en sûreté.

Va, dessus ce sujet je n’en puis assez dire ;

Une telle action mérite qu’on t’admire ;

Et je vois clairement, si tout n’eût réussi,

Qu’il serait arrivé quelque désordre ici.

LÉONOR.

Ce cavalier est là.

DOM MAURICE.

Qu’il sorte sans contrainte.

LÉONOR, à part.

Je vois qu’heureusement tout seconde ma feinte.

DOM MAURICE.

Carlos doit être loin, et l’autre peut sortir.

LÉONOR.

Attendez un moment, je vais l’en avertir.

Et lui faire savoir qu’une entreprise heureuse...

DOM MAURICE.

Va, je ne vis jamais fille plus généreuse.

Seul.

Quoiqu’un tel accident cause un peu d’embarras,

C’est toujours fort bien fait qu’empêcher un trépas,

Bon sang ne peut mentir, et la sœur d’un tel frère,

Dans un danger pareil, ne pouvoir pas moins faire.

 

 

Scène IX

 

DOM MAURICE, DOM JUAN, LÉONOR

 

LÉONOR, bas à Dom Juan.

Sortez, songez à feindre, ou bien tout est perdu

Dites...

DOM JUAN.

J’en sais assez, et j’ai tout entendu.

DOM MAURICE.

De voir ce cavalier j’ai de l’impatience,

Oyons son compliment ; le voici qu’il s’avance.

DOM JUAN.

Ah ! je vous dois la vie, et sans votre secours...

DOM MAURICE.

Dom Juan ! comment donc ! vous vous battrez toujours ?

Quoi ! voulez-vous vous faire une guerre éternelle ?

Faudra-t-il, ayant cru finir votre querelle,

Que Dom Carlos et vous, par un second transport,

Me donniez l’embarras de vous mettre d’accord !

DOM JUAN.

Monsieur, je n’ai rien fait que ce que j’ai dû faire ;

Dom Carlos, sans sujet, montrait tant de colère.

Son courroux m’a surpris, et je crois, sur ma foi.

Qu’il a fait le méchant sans avoir su pourquoi.

DOM MAURICE.

Comme l’esprit se perd, quand on a de la crainte !

C’était quelque gageure, ou du moins quelque feinte.

DOM JUAN.

Je ne sais ; mais, voulant éviter un malheur,

J’ai pu me retirer sans blesser mon honneur.

Vous voyez que je suis moins à blâmer qu’à plaindre,

Puisque, craignant un mal que j’avais lieu de craindre,

J’ai tâché, pour pouvoir en détourner l’effet,

De me sauver céans.

DOM MAURICE.

Ah ! vous avez bien fait.

Bas.

Peste du fanfaron ! pour n’en vouloir rien faire,

Une si longue épée était fort nécessaire !

Dirait-on, lui voyant une épée au côté,

Qu’il irait se cacher ? Ah, quelle lâcheté !

DOM JUAN.

Ce n’est donc pas ma faute, et je suis excusable.

DOM MAURICE.

Il est vrai que Carlos est bourru comme un diable.

DOM JUAN.

Il s’emporte de rien, et de plus, vous saurez...

DOM MAURICE.

Hé ! mon dieu ! j’en sais plus que vous ne m’en direz.

Écoutez, il est brave, et, pour ne vous rien feindre,

Quand il est en colère, on dit qu’il est à craindre :

Prenez-y garde, au moins, je vous en avertis.

DOM JUAN.

Alors qu’il s’agira de montrer qui je suis,

S’il a de la valeur, vous verrez que la mienne

N’a peut-être pas lieu de redouter la sienne,

Et que de mes desseins étant bien averti...

DOM MAURICE.

Fort bien ! il est bien temps, lorsque l’autre est sorti.

DOM JUAN.

Quand à le faire voir il ira de ma gloire,

Vous pourrez remarquer...

DOM MAURICE.

Hé bien ! je le veux croire,

C’est faire, sur ce point, des discours superflus ;

Mais, pour l’amour de moi, ne vous querellez plus ;

Vivez bien désormais, faites-moi cette grâce.

DOM JUAN.

Ah ! Monsieur, il n’est rien que pour vous je ne fasse.

DOM MAURICE.

Vous m’obligerez fort, et même à Dom Carlos,

Dès que je le verrai, j’en veux dire deux mots.

DOM JUAN.

Ah ! gardez-vous-en bien, il aurait lieu de croire

Que je le craindrais fort ; il y va de ma gloire,

Et c’est me faire tort, en croyant m’obliger.

DOM MAURICE.

Je n’en dirai donc rien : mais il faut s’engager

À fuir tous les moyens d’avoir jamais querelle,

Et de n’en plus chercher d’occasion nouvelle.

Vous me le promettez, et me le tiendrez bien ?

DOM JUAN.

Monsieur, je vous dois trop pour vous refuser rien.

DOM MAURICE.

Je sais que, sans ma sœur, vous étiez fort en peine.

DOM JUAN.

Sans elle, il est certain, mon adresse était vaine.

Mais je puis m’en aller sans craindre le courroux...

DOM MAURICE.

Allons.

DOM JUAN.

Où donc ?

DOM MAURICE.

Je veux vous conduire chez vous.

DOM JUAN.

Il n’en est pas besoin.

DOM MAURICE.

Il faut que je vous suive ;

Quelquefois un malheur en un moment arrive.

DOM JUAN.

Non ; c’est porter trop loin votre civilité.

DOM MAURICE.

Quand je vous aurez mis chez vous en sureté,

Je serai satisfait.

DOM JUAN.

Retenez votre frère ;

Madame ; vous savez...

LÉONOR.

Non, non ; laissez-le faire.

Vous laisser aller seul, ce serait vous trahir.

DOM MAURICE.

Allons.

DOM JUAN.

J’en suis confus ; mais il faut obéir.

LÉONOR.

Quoi ! le mener par-là ! que prétendez-vous faire ?

DOM MAURICE.

Pourquoi non ?

LÉONOR.

Dom Carlos, transporté de colère,

Peut l’attendre au passage, il est sorti par-là ;

Et vous avez en main un remède à cela.

DOM MAURICE.

Quel remède ? Comment ? Crois-tu que je consente...

LÉONOR.

Sortez par l’autre porte, et trompez son attente ;

Peut-être malgré vous, hors de votre maison.

Il pourrait l’insulter.

DOM MAURICE.

Elle a, morbleu ! raison ;

Sortons par le jardin : s’il est là dans la rue,

Il y pourra longtemps faire le pied de grue.

 

 

Scène X

 

LÉONOR, HÉLÈNE

 

LÉONOR.

Qu’en dis-tu ? S’ils étaient sortis de ce côté,

Carlos eût pu savoir ce que j’ai concerté ;

Mais de cette façon...

HÉLÈNE.

Quoi ! vous êtes si fine !

Hé ! qui se défierait de vous à votre mine ?

Vous avez si bien fait, qu’ils font tous trois contents,

Vous m’avez allez bien instruite en peu de temps.

Diantre ! qu’auprès de vous on est en bonne école !

La crainte m’a quasi fait perdre la parole ;

La présence d’esprit a bien joué son jeu.

Mais ne craigniez-vous point ?

LÉONOR.

Oui, je craignais un peu ;

Mais la crédulité dont mon frère fait gloire,

A rassuré mes sens : s’offrant à ma mémoire,

Me voyant en péril, et n’espérant plus rien,

Je me suis hasardée à tenter ce moyen.

Pour sauver Dom Juan, je voulais si bien feindre,

Qu’en les trompant tous deux, je n’eusse rien à craindre,

Et les faire servir à le tirer d’ici ;

Heureusement pour moi, la feinte a réussi ;

Sans cela leurs desseins détruisaient tous les nôtres.

Tu ris ?

HÉLÈNE.

Ah ! par ma foi, vous en savez bien d’autres !

Et vous avez fort bien employé votre temps ;

Les hommes ont grand tort d’être si méfiants.

Et de craindre si fort dessus certain chapitre.

Dites de bonne-foi, je vous en fais arbitre ;

C’est de quoi vous devez vous plaindre désormais !

Car ils trompent toujours, et les femmes jamais !

LÉONOR.

Crois-tu que quand, pour nous, leur feinte ardeur étale ?...

HÉLÈNE.

Ma foi, je crois du moins la chose fort égale ;

Et sans vous offenser, quoi que l’on dise d’eux,

Je crois que but à but vous en joueriez bien deux.

Je crains pour Dom Juan.

LÉONOR.

Ta crainte est inutile.

HÉLÈNE.

Qui peut en tromper deux, en pourrait tromper mille :

Avecque tant d’esprit je craindrais qu’à mon tour...

LÉONOR.

L’esprit, dans les amants, agit moins que l’Amour :

Quand on aime, et qu’enfin notre ardeur nous hasarde,

Il prend nos intérêts et nos cœurs en sa garde,

Et devient, au moment que son bras nous soumet.

Le garant des périls où sa flamme nous met.

Il veut notre repos, s’il est troublé par d’autres ;

Ce sont ses intérêts, ce ne sont plus les nôtres ;

C’est en vain qu’à lui plaire on prendrait tant de soin,

Si pour nous son pouvoir n’agissait au besoin.

Il doit, par le secours d’un tour ou d’un mensonge,

Nous tirer des périls où son ardeur nous plonge ;

Et lorsqu’heureusement la feinte réussit,

C’est l’effet de l’Amour, et non pas de l’esprit.

HÉLÈNE.

C’est ce qu’il vous plaira, ma peur peut être vaine ;

Mais si vous vous trouvez jamais en même peine,

Et que l’événement s’en trouve différent,

Je crains que vous n’ayez un fort mauvais garant.

LÉONOR.

Je ne sais ; mais enfin, si mon frère s’obstine

À me vouloir donner l’époux qu’il me destine,

Après avoir cache ma flamme jusqu’ici,

Il n’est point de moyens...

HÉLÈNE.

Taisez-vous, le voici.

 

 

Scène XI

 

DOM MAURICE entre en riant, LÉONOR, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Il rit ; mais c’est son tour, nous avons eu le nôtre.

LÉONOR.

Quoi ! sorti d’un côté, vous revenez par l’autre ?

DOM MAURICE.

Qu’il est dupé ! ma soi, j’en veux rire à loisir.

LÉONOR.

De quoi riez-vous donc ?

DOM MAURICE.

J’ai bien eu du plaisir.

En quittant Dom Juan, il m’a pris fantaisie

De rentrer par ici.

LÉONOR.

D’où vient donc cette envie ?

DOM MAURICE.

Pour voir si Dom Carlos, qui l’avait attaqué,

L’attendrait en sortant ; je ne l’ai pas manqué.

LÉONOR.

Comment ! il l’attendait ?

DOM MAURICE.

Auprès de la ruelle,

Notre ami Dom Carlos était en sentinelle,

Nous nous sommes tous deux rencontrés bec à bec ;

Maugrebleu de la dupe, et de la dupe avec !

LÉONOR.

N’avez-vous point parlé, ni rien dit qui hasarde

Les jours de Dom Juan ?

DOM MAURICE.

Diable ! je n’avais garder

Dans un petit discours, je voulais l’engager :

Ah, morbleu ! m’a-t-il dit, je saurai m’en venger ;

Ensuite il m’a quitté sans me vouloir rien dire,

Et moi, jusques ici, je n’ai rien fait que rire.

LÉONOR.

Dom Juan est chez lui ?

DOM MAURICE.

Oui, je crois que sans toi

Ce brave Dom Juan eût eu plus peur que moi.

LÉONOR.

Son âme s’est d’abord au trouble abandonnée ;

Moi-même, en le voyant, je m’en suis étonnée,

Car je ne croyais pas qu’un rencontre imprévu...

DOM MAURICE.

A qui dis-tu cela ? ne l’ai je pas bien vu ?

D’abord qu’il a parlé, son début m’a fait rire ;

Il était si troublé qu’il ne savait que dire.

Plus il voulait qu’on crût qu’il parlait de sang-froid,

Et plus, par ses discours, sa frayeur se montrait ;

Je crois qu’il n’eût jamais tant de peur de sa vie.

Mais je ne conçois pas par quelle fantaisie

Dom Juan va chercher à troubler son repos ;

Il a fait ce matin insulte à Dom Carlos,

Et, dans ce même jour, s’étant laissé surprendre,

La peur le fait cacher, au lieu de se défendre.

Ils rient tous.

Bon ! il mérite bien qu’on rie à ses dépens.

LÉONOR.

Vous rendez ce sujet si risible à mon sens,

Que j’en ris malgré moi.

DOM MAURICE.

Qui pourrait n’en pas rire ?

Il s’enfuit et se cache, et puis il nous vient dire

Que, quand il s’agira de montrer sa valeur,

On verra quel il est. J’en ai ri de bon cœur.

LÉONOR.

Et mois j’en ris encor.

DOM MAURICE.

Ma foi, c’est l’ordinaire,

Tel fait bien le méchant, qui souvent ne l’est guère,

Et surtout ces muguets se tirent toujours mieux

D’un mystère galant que d’un combat douteux.

Quand il est question de faire avec adresse

Quelque intrigue amoureuse avec une maitresse,

Il semble que l’Amour les ait fait faire exprès ;

Mais, quand il faut se battre, ils ne sont jamais prêts.

Je crois que Dom Juan ferait mieux l’un que l’autre.

LÉONOR.

Mon jugement se doit régler dessus le vôtre :

Mais vous le condamnez sans l’avoir écouté ;

Croyez-vous bien savoir quel-dessein l’a porté ?

DOM MAURICE.

Je veux être berné tout le temps de ma vie,

Si je veux le savoir, ni si j’en ai d’envie.

Mais rentrons ; sur ce point c’est trop s’entretenir,

Il est tard, et, de plus, j’entends quelqu’un venir.

 

 

Scène XII

 

DOM JUAN, FABIAN

 

FABIAN.

Est-il bien vrai, Monsieur ?

DOM JUAN.

Ce récit est sincère,

Léonor a si bien conduit tout le mystère,

Que son frère, abusé d’un récit concerté,

M’a voulu remener par un autre côté,

De peur de rencontrer Dom Carlos au passage.

FABIAN.

Malepeste, qu’elle est savante pour son âge !

Léonor en sait trop, Monsieur, à mon avis ;

Mais qui vous mène ici ?

DOM JUAN.

Léonor m’a promis

Que je pourrais les soirs la voir à la fenêtre,

De crainte que le jour ne me fît reconnaître.

FABIAN.

Vous croyez lui parler ?

DOM JUAN.

Dans peu je le saurai,

Je l’espère ; et tandis que je lui parlerai,

Tiens-toi, sans faire bruit, auprès de cette porte.

Si tu la vois ouvrir, et que son frère en sorte.

Viens m’avertir.

FABIAN.

Comment obéir sur ce point ?

Il est tard ; et, de plus, je ne le connais point.

DOM JUAN.

De peur qu’à mon dessein ta présence ne nuise.

Tiens-toi vers l’autre porte ; et si quelque surprise

Pouvait me donner lieu de craindre où je serai...

FABIAN.

C’est assez dit, Monsieur, je vous avertirai.

DOM JUAN.

Je meurs d’impatience, et ne vois rien paraître ;

Cependant Léonor sait bien que la fenêtre

Est le lieu qu’elle même a marqué pour nous voir.

Aurait-elle oublié que je devais ce soir ?...

Mais dieux ! quel bruit confus a frappé mon oreille ?

HÉLÈNE, chez Dom Maurice.

Au feu !

DOM JUAN.

Qu’entends-je ?

HÉLÈNE.

Au feu !

DOM JUAN.

Ma crainte est sans pareille.

HÉLÈNE.

Au feu ! chez Léonor.

DOM JUAN.

Chez Léonor, ô dieux !

Courons à son secours, et mourons à ses yeux,

Avant que clans ce lieu la flamme soit plus forte.

FABIAN.

Monsieur, un homme vient d’entrer par l’autre porte.

DOM JUAN.

Un homme ! et quel est-il ?

 

 

Scène XIII

 

DOM MAURICE, tenant sa sœur dans ses bras, DOM JUAN, FABIAN

 

DOM MAURICE.

Qui va là ?

FABIAN, à Dom Juan.

C’est Carlos.

DOM MAURICE, à Dom Juan.

Bon, Je ne pouvais pas vous voir plus à propos.

Tenez, voilà ma sœur, elle est évanouie,

La peur la fait pâmer, croyant perdre la vie :

Employez tous vos soins pour la remettre un peu ;

Et cependant je vais faire éteindre le feu.

FABIAN.

Qu’en dites-vous, Monsieur ? Il ne peut pas mieux faire.

DOM JUAN.

Que le sort m’est ensemble et propice et contraire !

Mais dedans mon logis transportons-la sans bruit,

Je pourrai l’y servir avecque plus de fruit ;

Et puisque l’amour m’offre un pareil avantage,

Profitons-en, suis-moi.

FABIAN.

Je vous suis, bon voyage.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DOM JUAN, LÉONOR, FABIAN

 

LÉONOR.

Peine puis-je encor rappeler mes esprits :

Quoi donc ! lorsque le feu chez mon frère s’est mis,

Et qu’un excès de peur a causé ma surprise,

Dans vos bras, dites-vous, lui-même il m’a remise ?

DOM JUAN.

Oui, Madame, il croyait que ce fût Dom Carlos ;

J’ai voulu, loin du feu, vous voir plus en repos ;

Et, d’un trésor si cher me chargeant avec joie,

Profiter d’un bonheur que l’Amour seul m’envoie.

LÉONOR.

Mais comment se peut-il ?

DOM JUAN.

Je m’étais, sur le soir,

Rendu près de chez vous à dessein de vous voir,

Lorsque j’entends crier au feu chez Dom Maurice.

Je m’apprête d’entrer pour offrir mon service,

Quand votre frère sort vous tenant dans ses bras :

Fabian, par mon ordre, était à quelques pas ;

Qui, lorsqu’avec l’amour la crainte me transporte,

Me vient dire : Carlos entre par l’autre porte.

Votre frère était là : sur ce nom de Carlos,

Je ne pouvais, dit-il, vous voir plus à propos,

Tenez, voilà ma sœur, elle est évanouie,

La peur l’a fait pâmer, croyant perdre la vie ;

Employez tous vos soins pour la remettre un peu,

Et cependant je vais faire éteindre le feu.

Pour lors, tout transporté d’amour et de tristesse,

Et surpris de vous voir avec tant de faiblesse,

Après avoir en vain employé tous mes soins,

Je vous transporte ici. Si Je vous aimais moins,

Je n’aurais pas osé, de peur de vous déplaire,

M’exposer au hasard de vous voir en colère ;

Avecque moins d’amour j’aurais pu m’empêcher...

LÉONOR.

Ne me faîtes point voir que je dois m’en fâcher ;

Je crains, en condamnant un semblable service,

Que mon cœur avec vous n’en devienne complice :

Je veux croire que c’est mériter son malheur,

Que de blâmer les soins de son libérateur ;

Et l’amour dans son cœur fournis à sa puissance,

Fait céder le courroux à la reconnaissance.

Mais mon frère pourrait être en peine aujourd’hui,

Et je veux l’en tirer et retourner chez lui.

DOM JUAN.

Quoi donc ! si promptement je vous perdrais, Madame ?

Donnez du moins encor quelque temps à ma flamme :

À peine le soleil commence-t-il son tour.

Ah ! c’est trop tôt vouloir alarmer mon amour.

LÉONOR.

Mon devoir me l’ordonne, et je sens qu’il m’accuse...

DOM JUAN.

L’état où vous étiez peut vous servir d’excuse.

Tout est calme chez vous, l’on vous croit chez Carlos,

Je viens de le savoir, soyez donc en repos ;

Ne me dérobez pas sitôt votre présence.

LÉONOR.

Quoi que vous me disiez, je dois par bienséance

Retourner chez mon frère.

DOM JUAN.

Il saura tôt ou tard

Qu’ici votre retraite est un coup du hasard,

Et la chose pour voua n’est-elle pas égale ?

LÉONOR.

Non ; malgré ces raisons que votre amour étale,

Il faut que mon devoir l’emporte sur l’amour ;

Je ne puis me résoudre à différer un jour.

Ce n’est pas qu’au moment que je serai sortie...

DOM JUAN.

Hé bien ! accordez-m’en du moins une partie.

Mais quoi ! vous soupirez ?

LÉONOR.

C’est de voir qu’en secret

Mon cœur à ce départ ne consent qu’à regret.

DOM JUAN.

Ah ! si vous l’en croyez, que ma joie est extrême !

LÉONOR.

Hélas ! que l’on sait mal refuser, quand on aime !

Que la raison est faible, et qu’un amant est fort,

Alors qu’avecque lui notre cœur est d’accord !

DOM JUAN.

Pourriez-vous me combler d’une faveur si grande,

Madame, et m’accorder...

FABIAN.

Oui-dà, belle demande !

DOM JUAN.

Ces précieux moments que mon amour...

LÉONOR.

Hé bien !

J’y consens ; mais après ne demandez plus rien.

DOM JUAN.

Nous pouvons faire encore un tour de promenade

Dans ce jardin.

LÉONOR.

Allons.

 

 

Scène II

 

FABIAN, seul

 

Peste, qu’elle est malade !

Hé bien ! y paraît-il ? Dirait-on, à la voir,

Qu’elle était à deux doigts de la mort hier au soir ?

Je n’ai jamais été si surpris de ma vie.

Mais mon maître revient, quelle est donc son envie ?

 

 

Scène III

 

DOM JUAN, FABIAN

 

DOM JUAN.

Cours jusques chez Fernand, Fabian, et lui dis

Que, s’il me tient encore au rang de ses amis,

J’en attends une preuve avec impatience,

Qui m’importe, et que c’est pour chose d’importance

Que je le fais prier, sans croire être indiscret,

De m’envoyer celui qui lui fit son portrait ;

Que c’est pour en faire un, que la chose est pressée.

FABIAN.

D’où vous viens donc, Monsieur, cette belle pensée ?

DOM JUAN.

Pour avoir le portrait de Léonor...

FABIAN.

Le sien ?

DOM JUAN.

Mon importunité m’a procuré ce bien,

En lui représentant que mon inquiétude

Rendrait, par ce moyen, son absence moins rude.

Léonor a promis ce remède à mon mal.

FABIAN.

Fort bien ! en attendant toujours l’original ?

DOM JUAN.

Ne perds donc plus de temps, va, cours en diligence,

Et songe que j’attends avec impatience,

Que mon bonheur dépend de cet heureux moment.

FABIAN, seul.

Je m’y rends de ce pas, et reviens promptement.

N’est-ce pas Dom Carlos que le hasard me montre ?

Oui, courons chez Fernand, et fuyons sa rencontre.

 

 

Scène IV

 

DOM CARLOS, DOM MAURICE

 

DOM CARLOS.

D’où venait donc ce feu, qui gagnant le degré ?...

DOM MAURICE.

Un coquin de valet qui s’était enivré.

N’ayant pas eu le soin d’éteindre sa lumière,

Avait mis, en dormant, le feu dans la litière.

Vous voyez bien qu’un autre aurait eu peur à moins.

Mais enfin, Dom Carlos, je dois tout à vos soins.

DOM CARLOS.

Vous ne me devez rien, et mon devoir m’impose...

DOM MAURICE.

Ma foi, quand vous auriez su deviner la chose,

Je ne vous aurais pas trouvé plus à propos.

Ma sœur s’évanouit... Qui va là ?... C’est Carlos,

À point nommé je fais cette heureuse rencontre,

Je rentre, et le premier que le hasard me montre,

C’est Carlos, et, malgré la flamme et notre effroi,

Il est dans le logis tout aussitôt que moi.

DOM CARLOS.

Avec peu de sujet votre bonté me loue.

DOM MAURICE.

Allez, vous valez trop, il faut que je l’avoue ;

Car je ne puis nier qu’alors que je vous vis,

Autant comme du feu je m’en trouvai surpris.

DOM CARLOS.

Vous pouvez bien juger que l’amour...

DOM MAURICE.

Je vous jure,

Je croyais qu’un démon eût pris votre figure.

DOM CARLOS.

Léonor est au lit ?

DOM MAURICE.

Ah ! je m’en doute bien.

Elle est en trop bon lieu pour y manquer de rien.

DOM CARLOS.

Si l’on la pouvait voir, je dirais...

DOM MAURICE.

Rien ne presse,

Quand elle n’aura plus ni crainte ni faiblesse,

Nous la visiterons.

DOM CARLOS.

On pourrait bien oser,

Si vous vouliez...

DOM MAURICE.

Non, non ; laissons-la reposer.

Elle est bien, et de plus, je fors pour quelque affaire.

DOM CARLOS.

Peut-être en attendant l’on pourrait...

DOM MAURICE.

Point, beau-frère.

DOM CARLOS.

Mais enfin, Léonor pourrait avoir besoin...

DOM MAURICE.

Mon dieu ! je sais fort bien qu’on en aura grand soin.

Je sais que vous l’aimez, cela me doit suffire.

DOM CARLOS, bas.

Quel caprice !

DOM MAURICE.

D’abord elle voudrait nous dire

Qu’elle vous doit la vie, et que votre secours,

Nous sauvant du péril, a conservé ses jours ;

À force de jaser, quelque grand mal de tête,

Avec un peu de fièvre, irait troubler la fête ;

J’aurais, je le sens bien, peine à m’en consoler,

Et nous enragerions de l’avoir fait parler.

DOM CARLOS.

Je mourrais de regret, si mon impatience

Avait mis Léonor en péril...

DOM MAURICE.

Je le pense.

DOM CARLOS.

Mais pour lui dire un mot, le mal qu’elle ressent...

DOM MAURICE.

Nous la verrons tantôt. Que vous êtes pressant !

DOM CARLOS.

Hé bien ! nous attendrons qu’un peu de temps lui rende...

DOM MAURICE.

Oui, oui, beau-frère ; allez, je vous la recommande.

DOM CARLOS.

À moi ! vous vous moquez. Pour mon propre intérêt...

DOM MAURICE.

Hé bien ! bon, il vaut mieux la laisser comme elle est.

Personne, à mon avis, n’y peut trouver à dire,

Si je le trouve bon...

DOM CARLOS.

D’accord ; je me retire.

DOM MAURICE.

Adieu.

 

 

Scène V

 

DOM MAURICE, seul

 

Comme Carlos doit épouser ma sœur,

Je lui puis bien laisser, sans blesser notre honneur,

Et puisqu’elle est chez lui, je le puis bien permettre,

Du moins jusqu’à tantôt, afin de la remettre.

 

 

Scène VI

 

DOM MAURICE, FABIAN

 

FABIAN.

Demandons sa maison sans perdre plus de temps.

Où loge Dom Maurice ?

DOM MAURICE.

Il loge là-dedans.

FABIAN.

Où dites-vous, Monsieur ?

DOM MAURICE.

Peste soit de la bête !

Le voilà tout depuis les pieds jusqu’à la tête.

FABIAN.

Quoi ! c’est vous ?

DOM MAURICE.

Tu l’as dit.

FABIAN.

J’avais allez bon nez ;

Tenez donc, et si vous savez lire, lisez.

Lui donnant un billet.

DOM MAURICE, lit.

Je prie instamment Dom Maurice

D’aller dans un logis ou l’on le conduira,

Où j’espère qu’il se rendra,

Puisqu’enfin il n’est rien que pour lui je ne fisse ;

Il s’agit de faire un portrait

Chez un de mes amis, quoi qu’il vous fasse peindre ;

Je sais qu’il sera fort discret,

Ainsi vous n’avez rien à craindre.

DOM FERNAND.

Ma foi, je suis ravi que cette occasion

Lui puisse témoigner toute la passion

Que j’aurais...

FABIAN.

Le temps presse, et quoique la demeure

Ne soit pas loin...

DOM MAURICE.

Mon cher, nous irons tout à l’heure.

Je vais seulement prendre et palette et pinceaux,

Et reviens vous trouver.

 

 

Scène VII

 

FABIAN, seul

 

Quel remède à nos maux !

Mon maître ne me peut donner assez de gages,

Toujours heureusement je sais tous ses messages ;

Et quoi qu’il me commande, ou qu’il ait concerté,

Aussitôt qu’il l’a dit, il est exécuté.

Par exemple, aujourd’hui, pour le tirer de peine,

Je vais chercher un peintre, il faut que je l’amène ;

Mon bonheur est si grand, que sortant de chez soi

Je rencontre le peintre, et l’amène avec moi.

Ah ! que je vais donner de plaisir à mon maître

Alors qu’il le verra ! Mais je le vois paraître.

 

 

Scène VIII

 

DOM MAURICE, FABIAN

 

DOM MAURICE.

Allons, me voici prêt.

FABIAN.

Hé bien ! sans compliment.

Je m’en vais vous mener, suivez-moi seulement.

 

 

Scène IX

 

LÉONOR, DOM JUAN

 

LÉONOR.

Dom Juan, ce dessein me donne trop à craindre,

Et vous savez qu’il faut trop de temps pour me peindre,

Que je dois m’en aller, et qu’enfin un portrait

Ne se fait pas...

DOM JUAN.

Madame, il sera bientôt fait,

Ne dût-on qu’ébaucher les traits de ce visage,

Je les conserverai comme un précieux gage

Du feu que votre cœur a jette dans le mien.

L’amour veille pour nous, n’en appréhendez rien,

Il produit des effets dont il cache les causes,

Et deux heures de temps avancent bien des choses ;

Ne m’en blâmez donc plus.

LÉONOR.

Mais c’est pour m’exposer...

DOM JUAN.

Dites que je vous gêne, et que c’est trop oser ;

Mon cœur, quoi qu’alarmé d’un semblable reproche,

Ne peut... Mais Fabian est de retour.

 

 

Scène X

 

LÉONOR, DOM JUAN, FABIAN

 

DOM JUAN.

Approche.

As-tu trouvé Fernand ?

FABIAN.

Oui, Monsieur.

DOM JUAN.

Qu’a-t-il dit ?

FABIAN.

À ce peintre, pour vous, il a d’abord écrit,

Et m’a, dessus le champ, fait porteur d’une lettre.

DOM JUAN.

Achève promptement, que m’en dois-je promettre ?

FABIAN.

Vous vous en promettrez t’put ce qu’il vous plaira,

Puisque je l’ai portée, et que le peintre est là.

DOM JUAN.

Est-il possible, ô dieux ! que ma joie est extrême !

Qu’il entre promptement, puisque l’objet que j’aime

Permet à mon amour ce glorieux espoir.

LÉONOR.

Puisque vous le voulez, il faut bien le vouloir.

 

 

Scène XI

 

LÉONOR, DOM MAURICE, DOM JUAN, FABIAN

 

FABIAN.

Voilà le peintre.

DOM JUAN.

Ô dieux ! Dom Maurice !

LÉONOR.

Mon frère !

DOM MAURICE.

Comment diable, ma sœur !

LÉONOR, bas.

Que le sort m’est contraire !

DOM MAURICE.

Peut-on bien, sans paraître avoir trop de souci,

Vous demander d’où vient que vous êtes ici ?

Commenta depuis quand, et par quel tour d’adresse

Vous vous portez si bien, malgré votre faiblesse ;

Et si c’est pour chercher des remèdes meilleurs,

Que je vous trouve ici, quand je vous crois ailleurs ?

LÉONOR.

Vous le saurez bientôt... 

DOM JUAN, bas.

Ah ! la cruelle atteinte !

LÉONOR, bas à Dom Juan.

Ne vous alarmez point, et secondez ma feinte.

Haut.

Mais quand vous le saurez, vous en serez surpris.

Apprenez que tantôt vous vous êtes mépris.

La peur m’ayant d’abord ôté la connaissance,

Vous vouliez loin du feu me mettre en assurance,

Et me porter dehors pour conserver mes jours.

DOM MAURICE.

Il est vrai.

LÉONOR.

Dom Juan qui courut au secours,

S’étant dans ce moment, trouvé près de la porte,

Il me reçut de vous et c’est de cette sorte...

DOM MAURICE.

Est-il bien vrai ?

DOM JUAN.

Voilà la chose en peu de mots.

DOM MAURICE.

Malepeste ! j’ai cru que c’était Dom Carlos !

LÉONOR.

Non ; c’était Dom Juan.

DOM MAURICE.

Ce coup est favorable.

LÉONOR.

Mais le soin qu’il a pris n’est pas imaginable ;

Nous lui sommes tous deux obligés, et sans lui

Vous n’auriez pas revu votre sœur aujourd’hui ;

Il a pris tant de peine, et de si bonne grâce...

DOM MAURICE.

Ah, ma sœur, le brave homme ! il faut que je l’embrasse.

DOM JUAN.

Vous ne me devez rien, et sans moi votre espoir...

DOM MAURICE.

Ah ! Dom Juan, la chose est trop facile à voir.

Que veut-on de mon art ?...

DOM JUAN.

Comment ?

DOM MAURICE.

Je viens d’apprendre

Par un petit billet que l’on vient de me rendre,

Que pour faire un portrait on voulait me parler.

DOM JUAN, à part.

Que lui dirai-je ? Ô dieux ! il faut dissimuler.

DOM MAURICE.

Et même ce valet étant tout hors d’haleine...

LÉONOR.

Il est vrai, je croyais que vous seriez en peine,

Et d’un heureux succès nos soins étant suivis,

J’ai voulu sans tarder, vous en donner avis.

DOM MAURICE.

Sans parler de portrait la chose était facile.

LÉONOR.

Ce prétexte, à mon sens, n’était pas inutile.

D’abord je voulais bien que l’on n’en parlât point ;

Mais après j’ai changé de dessein sur ce point,

De peur d’être blâmée, et que votre bévue

N’apprêtât trop à rire ayant été connue.

J’ai cru devoir chercher un prétexte apparent,

De peur qu’un tel succès ne fît un bruit trop grand ;

Et comme Dom Fernand peut beaucoup sur votre âme.

Je l’ai fait pour le mieux, et s’il faut qu’on m’en blâme...

DOM MAURICE.

Mais pourquoi sur te point faire agir Dom Fernand ?

Il fallait envoyer à moi directement,

Sans parler de portrait : on n’avait qu’à m’instruire.

LÉONOR.

Ah ! j’avais des raisons que je m’en vais vous dire.

J’ai dit que Dom Carlos pouvait être avec vous,

Qu’il vous obligerait à vous mettre en courroux ;

Que Dom Fernand était de vos amis intimes ;

Et, craignant que Carlos et ses sottes maximes

Ne fissent près de vous quelque mauvais effet,

J’ai choisi Dom Fernand...

DOM MAURICE.

Peste, qu’elle a bien fait !

DOM JUAN.

Je m’en suis bien douté ; car enfin sa présence...

DOM MAURICE.

Notre sœur a, ma foi, plus d’esprit qu’on ne pense ;

À sa place j’aurais causé quelque embarras,

Cette raison est bonne, et je n’y songeais pas ;

Si Carlos l’avait su, quoi que l’on eût pu faire,

Il aurait sur le champ, trouvé quelque mystère,

Et n’eût pris tout ceci que pour quelque détour ;

Il m’eût dit, pour ma sœur, que vous brûlez d’amour,

Que, pour taire avorter toute son espérance,

Vous êtes contre lui tous deux d’intelligence,

Et qu’enfin votre amour détruirait tout le sien.

DOM JUAN.

Ah ! j’honore fort...

DOM MAURICE.

Bon ! ne le sais-je pas bien ?

Et si vous aviez eu quelque amitié pour elle,

M’auriez-vous fait sitôt savoir cette nouvelle ?

Voyez-vous ! j’ai bon nez, et ne me trompe point.

Quand il est question de décider un point,

Je rêve quelque temps, pour voir si l’apparence

Peut faire une union avec la vraisemblance ;

Quand, par exemple ici, cela parle de foi,

Et qu’il ne manque rien qu’un peu de bonne-foi,

Je dis en même temps que j’ai su le connaître,

Si cela n’est ainsi, c’est ainsi qu’il doit être.

Voilà le vrai moyen, du moins à notre sens,

De ne passer jamais pour la dupe des gens.

Voyez, la pauvre enfant est encore toute émue.

Hé bien ! de ta frayeur es-tu bien revenue ?

LÉONOR.

Les soins de Dom Juan m’ont remise, et sans lui...

DOM MAURICE, l’embrassant.

Pauvre bouchon ! ma foi, je serais mort d’ennui,

S’il était arrivé quelque triste aventure.

Ce sont des mouvements que donne la nature.

Je l’aime fort, et c’est avec raison aussi ;

Car enfin, ce n’est pas parce qu’elle est ici ;

Mais il n’est pas au monde une fille semblable ;

Elle a l’esprit accort, simple, doux, raisonnable,

Sans avoir de penchant aux mystères galants,

Et ne ressemble point aux Belles de ce temps,

Qui mêlent, pour conduire une galanterie,

Avec deux grains d’amour, trois de coquetterie ;

Qui, ne gardant jamais la vertu qu’à regret,

La sont au badinage en dépit qu’elle en ait ;

Et dont le sot esprit, avide de sornettes,

Ainsi que du nectar, engloutit les fleurettes.

DOM JUAN.

Je connais son mérite, et je n’ignore rien

De ce que...

DOM MAURICE.

L’on ne peut le connaître assez bien ;

Car enfin, Dom Juan, il faut que je vous die...

LÉONOR.

Vous me ferez rougir.

DOM MAURICE.

Voyez sa modestie !

Hé bien, qu’en dites-vous ? Va, va, n’en rougis plus.

Laissons sur ce sujet les discours superflus,

Aussi-bien il est temps que nous fassions retraite ;

Il faut que vous teniez la chose un peu secrète,

Surtout à Dom Carlos...

DOM JUAN.

J’en saurai bien user.

Et c’est en vain...

DOM MAURICE.

De moi vous pouvez disposer,

Et vous verrez combien pour vous je m’intéresse ;

Outre que, il jamais vous êtes en faiblesse,

Je vous offre chez moi du vinaigre et de l’eau.

Touchez-là, bon. Je suis à vous jusqu’au tombeau.

DOM JUAN.

Je vais vous remener.

DOM MAURICE.

Il n’est pas nécessaire,

Si nous allions trouver notre futur beau-frère,

Ce serait tout gâter.

DOM JUAN.

Il faut vous obéir.

DOM MAURICE.

Serviteur.

 

 

Scène XII

 

DOM JUAN, FABIAN

 

DOM JUAN.

Quoi ! je sers moi-même à me trahir !

Et je perds tout espoir ! Mais c’est ta faute, traître ;

Il faut...

FABIAN.

Suis-je obligé, Monsieur, de le connaître ?

DOM JUAN.

Hélas ! que ce malheur a troublé mes esprits !

Il faut absolument que tu te sois mépris,

Et que quelque bévue ait causé ma tristesse.

Tu portais un billet, quelle en était l’adresse ?

FABIAN.

À Dom Maurice.

DOM JUAN.

Ô dieux ! qu’as-tu dit à Fernand ?

FABIAN.

Que vous le conjuriez d’envoyer promptement

Le peintre qui l’a peint.

DOM JUAN.

La cruelle aventure !

FABIAN.

Et que c’était de plus, pour faire une peinture.

DOM JUAN.

Tout ceci me confond : Léonor d’hier au soir,

Par un coup du hasard, est mise en mon pouvoir.

Je tâche à profiter d’une telle aventure ;

Je la porte à souffrir que j’aie sa peinture,

Je fais chercher un peintre, et je veux en secret

M’assurer de quelqu’un qui fade son portrait ;

Et mon meilleur ami, me devenant contraire,

Pour peindre Léonor, me fait venir son frère ;

Un pareil contretemps arriva-t-il jamais ?

FABIAN.

C’est bien fait ; voyez-vous, il lui faut des portraits !

À propos...

DOM JUAN.

Qu’est-ce encor ?

FABIAN.

Vous saurez pour nouvelle,

Monsieur, que vous pourrez bientôt voir Isabelle,

Que dans une heure au plus elle doit arriver.

DOM JUAN.

Est-il possible ? Ô dieux !

FABIAN, bas.

Voilà pour l’achever.

DOM JUAN.

Peut-on jamais avoir le Destin plus contraire

Qui te l’a dit ?

FABIAN.

Gusman qui sert encor son frère.

DOM JUAN.

Quoi ! la rigueur du sort me poursuivra toujours !

Mais c’est trop perdre ici de temps en vains discours.

Allons, allons, tâcher d’entretenir Hélène,

Et songeons aux moyens de nous tirer de peine.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LÉONOR, HÉLÈNE

 

LÉONOR.

Non ; si pour Dom Juan j’eus le cœur attendri,

Apprends que sur ce point j’ai l’esprit bien guéri.

HÉLÈNE.

D’où vient ce changement ?

LÉONOR.

Dom Juan est un traître !

Depuis une heure ou deux on me l’a fait connaître ;

Il avait pour ses feux un autre objet que moi ;

J’ai su qu’il s’est promis, qu’il a donné sa foi.

HÉLÈNE.

Madame, assurément Dom Juan n’est pas homme...

Mais quel est cet objet ?

LÉONOR.

Cette Beauté se nomme

Isabelle.

HÉLÈNE.

Isabelle ?

LÉONOR.

Oui.

HÉLÈNE.

La connaissez-vous !

LÉONOR.

Elle était à Séville à tous moments chez nous.

Ne t’en souvient-il plus ?

HÉLÈNE.

Quoi ! celle dont le père

Est depuis si longtemps ami de votre frère ?

LÉONOR.

C’est d’elle que j’ai su que je perds tout espoir ;

Mon frère m’a tantôt ordonné de la voir,

Aussitôt qu’il a su qu’elle était à Tolède,

Et sa vue a rendu ma douleur sans remède.

Isabelle m’a dit que Dom Juan demain

Doit recevoir ensemble et lui donner la main ;

Que ce perfide amant, méprisant ma tendresse,

N’a que pour me trahir fait agir son adresse ;

Qu’elle doit l’épouser par un ordre absolu ;

Que depuis quatre mois l’hymen est résolu.

HÉLÈNE.

Quoi, Madame ?

LÉONOR.

Tais-toi, j’aperçois Isabelle.

 

 

Scène II

 

ISABELLE, LÉONOR, HÉLÈNE

 

ISABELLE.

Hé bien, avez-vous vu cet amant infidèle ?

Votre esprit sur son crime est-il bien éclairci ?

LÉONOR.

Non ; sortant de chez-vous je suis venue ici ;

Je prétends toutefois le voir, non pour m’en plaindre,

Ni pour lui reprocher l’ardeur qu’il a su feindre ;

Mais je veux lui parler une dernière fois,

Pour le féliciter d’avoir fait un tel choix.

ISABELLE.

Parlons plus franchement.

LÉONOR.

Avecque bienséance,

Je ne puis devant vous l’accuser d’inconstance.

Sans doute vous l’aimez ?

ISABELLE.

Le connaissant fort peu,

Mon cœur pour Dom Juan n’a pas pris tant de feu ;

Mon père ayant, sans moi, su conclure la chose,

Je ne suis que la loi que le devoir m’impose ;

Mais j’ai su que Carlos sentait pour vous des feux.

LÉONOR.

Ah, dieux ! je le hais trop.

ISABELLE.

Il est bien malheureux.

LÉONOR.

Le connaissez-vous ?

ISABELLE.

Peu. Je l’ai vu dans Séville ;

Son humeur m’a paru complaisante, civile ;

Son esprit fort charmant, et propre à découvrir...

LÉONOR.

Je voudrais qu’il vous plût, afin de vous l’offrir...

ISABELLE.

D’esprit et de beauté je suis trop dépourvue,

Pour oser y prétendre ; et, puisqu’il vous a vue,

Je dois appréhender...

HÉLÈNE.

Madame, il vous est hoc,

Laissez-lui Dom Juan, et changez troc pour troc :

Si Dom Carlos vous plaît, avouez-le sans honte,

Chacune de vous deux y trouvera son compte.

LÉONOR.

Hélas ! c’est me flatter d’un inutile espoir.

ISABELLE.

Vous aimez Dom Juan, à ce que je puis voir ?

LÉONOR.

Je vous ai déjà dit que, depuis qu’il m’a vue,

Il m’a de son amour toujours entretenue ;

Pour me rendre des soins qu’il n’a rien négligé,

Sans m’avoir jamais dit qu’il était engagé.

ISABELLE.

Pour l’une de nous deux, cependant, c’est un traître.

LÉONOR.

Il faut s’en éclaircir, et tâcher de connaître

À laquelle de nous il veut manquer de foi,

Et cela vous importe, enfin, autant qu’à moi.

Qui peut bien me tromper, en peut tromper une autre.

À prendre un inconstant il y va trop du vôtre,

Et je veux vous donner ce divertissement.

ISABELLE.

Je verrai de bon cœur cet éclaircissement ;

Mais comment nous pouvoir éclaircir de la chose ?

Il faudrait...

LÉONOR.

Écoutez ce que je vous propose.

Pour nous en éclaircir, et nous tirer d’ennui,

Il faut que toutes deux nous nous rendions chez lui,

Et qu’un voile baissé... Mais, dieux ! j’entends mon frère ;

Venez, et me laissez conduire ce mystère.

 

 

Scène III

 

DOM MAURICE, DOM CARLOS

 

DOM MAURICE.

Il faut donc que toujours votre mauvaise humeur

S’attache sans raison à notre pauvre sœur,

Et que tous vos soupçons, contre elle faisant ligue,

L’accusent sottement toujours de quelqu’intrigue.

DOM CARLOS.

Dites, si vous voulez, qu’assez mal-à-propos

J’ai cherché des moyens pour troubler mon repos ;

Que je n’ai pas eu lieu de croire bien des choses ;

Mais, sans en rechercher les effets ni les causes,

Si je connais un jour que contre moi leurs feux,

Pour nuire à mon amour, les ait unis tous deux,

Ne trouvez pas mauvais, si, contre ma parole,

Je m’efforce à trouver quelqu’un qui m’en console ;

Et quant à Dom Juan...

DOM MAURICE.

C’est parler de bon sens ;

Mais je veux, s’il se peut, vous voir tous deux contents.

Je veux voir Dom Juan, lui parler sans colère,

Et vous serez présent.

DOM CARLOS.

Moi, présent ?

DOM MAURICE.

Vous, beau-frère.

Je veux mettre aujourd’hui votre esprit en repos ;

Et lorsqu’à Dom Juan j’aurai dit quatre mots,

Sur ce qu’il répondra vous prendrez vos mesures.

DOM CARLOS.

Un mot ne suffit pas pour de telles injures,

Je ne veux point le voir ; sa flamme et mon courroux...

DOM MAURICE.

Mais enfin, tout ceci m’importe autant qu’à vous ;

Quelquefois tout dépend d’un moment qu’on néglige.

J’entends quelqu’un, venez.

DOM CARLOS.

Mais...

DOM MAURICE.

Mais venez, vous dis-je.

 

 

Scène IV

 

DOM JUAN, FABIAN

 

DOM JUAN.

Tout trahit mon amour.

FABIAN.

Hé bien ! Monsieur ?

DOM JUAN.

Hé bien !

Fernand m’a tout appris, je n espère plus rien ;

Enfin, de mon malheur je suis la seule cause,

Et le frère et le peintre est une même chose.

FABIAN.

J’en étais bien certain, et j’en aurais juré.

DOM JUAN.

Hélas ! pour mon malheur je l’avais ignoré.

FABIAN.

Mais trop facilement vous vous laissez abattre.

DOM JUAN.

J’ai d’autres ennemis, Fabian, à combattre.

Le sort en ma faveur ne peut être adouci,

Et je viens de savoir qu’Isabelle est ici.

J’entends quelqu’un céans, va voir qui ce peut être ;

Cachons notre douleur sans la faire connaître ;

Et quoique le malheur m’accable... Qu’est-ce encor ?

FABIAN.

Allégresse, Monsieur !

DOM JUAN.

Comment ?

FABIAN.

C’est Léonor.

 

 

Scène V

 

ISABELLE, LÉONOR, DOM JUAN

 

DOM JUAN.

Léonor, justes dieux ! quel bonheur pour ma flamme !

D’où me vient le plaisir de vous revoir. Madame ?

ISABELLE, à part.

Retirons-nous ici, pour les mieux écouter.

Elle va dans un des côtés du théâtre.

LÉONOR.

À vous revoir ici, je ne dois pas douter

Que votre cœur pour moi ne soit sans artifice,

Et que votre amour...

DOM JUAN.

Non ; sans me faire injustice ;

L’éclat de vos beaux yeux, dont les miens sont charmés,

A dû vous assurer...

LÉONOR.

Mais enfin, vous m’aimez ?

DOM JUAN.

Quoi ! pouvez-vous douter d’une si belle flamme ?

Ai-je si mal dépeint les transports de mon âme,

Que vous puissiez...

LÉONOR.

Hé bien, je m’en rapporte à vous,

Et veux bien avouer que cet espoir m’est doux ;

Mais enfin, s’il n est rien que vos feux ne surmontent...

 

 

Scène VI

 

DOM JUAN, LÉONOR, FABIAN

 

FABIAN.

Dom Maurice et Carlos, Monsieur...

DOM JUAN.

Hé bien ?

FABIAN.

Ils montent,

Malgré moi.

DOM JUAN.

Va, dis-leur...

FABIAN.

Taisez-vous, les voici.

LÉONOR.

Ô dieux !

DOM JUAN.

Baissez le voile, et demeurez ici.

 

 

Scène VII

 

LÉONOR, DOM JUAN, DOM MAURICE, DOM CARLOS

 

DOM JUAN.

Que voulez-vous de moi ?

DOM MAURICE.

Voulez-vous bien qu’on sache...

DOM CARLOS.

Ô dieux ! je crois que c’est Léonor qui se cache.

DOM MAURICE.

Ma sœur ?

DOM CARLOS.

C’est elle-même.

DOM MAURICE.

Hé, morbleu ! taisez-vous.

Quoi ! voulez-vous passer partout pour un jaloux ?

Ne savez vous pas bien que ce ne peut pas l’être ;

Et qu’elle est au logis ? Je la dois bien connaître.

DOM CARLOS.

Ce l’est, ou je consens à passer pour un fou.

DOM MAURICE.

Si c’est elle, je veux qu’on me coupe le cou.

DOM CARLOS.

Si ce ne l’est, je veux que, devant que je sorte...

DOM MAURICE.

Moi, si ce l’est, je veux que le diable m’emporte,

Peste de l’étourdi, qui me fait à tous coups

Faire nouveaux serments !

DOM JUAN.

Sur quoi querellez-vous ?

DOM MAURICE.

En dût-il enrager, je vous en rendrai compte ;

Je veux vous en instruire, et qu’il en ait la honte.

Il dit que c’est ma sœur que nous voyons là-bas.

DOM JUAN.

Vous en pouvez, juger.

DOM MAURICE.

Hé ! ne le vois-je pas ?

DOM CARLOS.

Elle se cache en vain.

DOM MAURICE.

Beau-frère, hé ! je vous prie,

Soyez sage une fois, au moins, en votre vie.

Morbleu ! pour votre honneur, taisez-vous une fois ;

J’avais bien peu d’esprit, quand je fis un tel choix.

DOM JUAN.

Feignons. Vous la blâmez sans raison ; cette Belle

M’est promise, et de plus, son nom est Isabelle.

DOM CARLOS.

Vous croyez m’abuser par ce discours en l’air ;

Mais enfin, apprenez que l’amour voit trop clair,

Et, que malgré vos soins à cacher ce mystère,

Si nous étions dehors...

DOM JUAN.

Vous êtes en colère ?

DOM MAURICE.

Voulez-vous quereller les gens dans leur maison ?

Je meurs pour vous de honte et de confusion.

DOM JUAN.

Vous voyez son erreur, je vous en fais arbitre.

DOM MAURICE.

Hé ! de grâce, bourrez-le un peu sur ce chapitre.

DOM CARLOS.

Ne devriez-vous pas, pour la justifier...

DOM MAURICE.

Je pense qu’à la fin il le faudra lier.

Ah ! que je hais les fous !

DOM CARLOS.

Puisque ce n’est pas elle,

Qu’il souffre qu’un moment nous voyions cette Belle.

Cette civilité ne lui coûtera rien.

DOM MAURICE.

Si Dom Juan le veut, ma foi, je le veux bien ;

Je lui vais demander. Faites-nous une grâce :

Vous connaissez Carlos, de rien il s’embarrasse.

Pour le berner un peu d’avoir été si prompt,

Que la Belle se montre, et qu’il en ait l’affront.

DOM JUAN.

Jamais il ne s’est fait une telle demande,

Et l’incivilité, Monsieur, serait trop grande,

De vouloir l’en prier : et je suis étonné...

DOM MAURICE.

Vous verrez, cela fait, comme il sera berné !

Mettons-le dans son tort, et puis laissez-moi faire.

DOM JUAN.

Je voudrais, sur ce point, pouvoir vous satisfaire.

Quoi ! faut-il qu’une dame, afin de l’obliger...

DOM MAURICE.

Je n’attends que cela pour le faire enrager ;

Donnons-nous ce plaisir.

DOM JUAN.

Non, non ; sa défiance

N’a pas dû me porter à tant de complaisance ;

Outre qu’enfin, la fille étant de qualité,

La chose ne le peut sans incivilité.

DOM MAURICE.

Madame, si jamais sa flamme vous fut chère...

LÉONOR, à part.

Tâchons adroitement de nous tirer d’affaire.

Une sotte mourrait dans un tel embarras ;

Mais je lui garde encore un tour qu’il n’attend pas :

Je vais dans un moment les mettre fort en peine.

Léonor se cache, et fait sortir Isabelle à sa place.

 

 

Scène VIII

 

ISABELLE, voilée, DOM MAURICE, DOM JUAN, DOM CARLOS, FABIAN

 

ISABELLE.

Je conçois son dessein, leur entreprise est vaine.

Enfin, vous voulez donc absolument nous voir ?

DOM MAURICE.

Oui, s’il vous plaît.

ISABELLE, levant son voile.

Hé bien ! il faut donc le vouloir.

DOM JUAN.

Justes dieux ! Isabelle !

FABIAN.

Ah ! la plaisante aubade !

Par où diable a passé cette autre mascarade ?

DOM CARLOS.

Que vois-je ?

DOM JUAN.

Qu’est ceci ?... Le cruel embarras !

DOM MAURICE.

Hé bien ! je savais bien que ce ne l’était pas.

ISABELLE.

Faut-il que, malgré moi, les soupçons de votre âme

Me fassent découvrir ce que je sens de flamme ;

Que l’indiscrétion, se joignant au transport,

M’ait contrainte... ?

DOM MAURICE, à Dom Carlos.

Avouez que vous avez grand tort.

DOM JUAN.

Madame...

ISABELLE.

Nous pourrons parler dans l’autre salle.

DOM MAURICE.

Dans un logis d’honneur avoir fait du scandale,

Et blâmé Dom Juan ; avoir mal-à-propos

Alarmé deux amants, et troublé leur repos

Sans raison, et sans être éclairci de la chose... !

DOM CARLOS.

Mais...

DOM MAURICE.

Hé bien ! mais... Voyez de quoi vous êtes cause !

DOM CARLOS.

Quant à moi, je croyais...

DOM MAURICE.

Et moi, j’aurais juré.

Que ce ne l’était pas. Il n’est pas bien timbré,

Et vous le connaissez ; il est mal en cervelle.

DOM CARLOS.

Pourquoi tant résister, si ce n’était pas elle,

Et souffrir si longtemps que tous deux obstinés... ?

DOM MAURICE.

Ne vous fallait-il point montrer la Belle au nez ?

Dom Juan, quoiqu’il vît votre âme fort émue,

Est trop discret pour faire une telle bévue.

L fait tout prudemment, non pas en éventé,

Et je lui sais bon gré d’avoir tant résisté.

DOM CARLOS.

Ô dieux ! quelle a d’appas ! la charmante merveille !

Que contre Léonor une Beauté pareille

Pourrait facilement s’emparer de mon cœur !

 

 

Scène IX

 

ISABELLE, DOM MAURICE, DOM JUAN, FABIAN

 

DOM MAURICE.

Voyez-vous ! de sa faute il a de la douleur.

ISABELLE.

Qu’il est embarrassé !

DOM JUAN.

Que mon âme est confuse !

DOM MAURICE.

Dom Juan, pour Carlos je vous demande excuse.

DOM JUAN.

Vous savez que pour vous...

DOM MAURICE.

Laissons cet entretien.

C’est vous incommoder, nous sortons aussi bien :

Étant près d’épouser la charmante Isabelle,

Il faut en liberté vous laisser avec elle.

DOM JUAN.

Dites bien à Carlos, au moins, qu’un tel défaut...

DOM MAURICE.

Ah ! je lai laverai la tête comme il faut.

DOM JUAN.

Vous voulez bien souffrir qu’étant en compagnie

Je n’aille pas plus loin.

DOM MAURICE.

Bien plus, je vous en prie.

Divertissez-vous bien, je connais les amants.

Adieu. Demeurez seuls, et profitez du temps.

 

 

Scène X

 

DOM JUAN, ISABELLE, FABIAN

 

ISABELLE.

Hé bien ! connaissez-vous les traits de ce visage ?

Voyez, pour vous servir, jusques où je m’engage.

DOM JUAN.

Madame, par quel heur puis-je vous voir ici ?

ISABELLE.

Il faut que Léonor, dites... Mais la voici.

 

 

Scène XI

 

LÉONOR, ISABELLE, DOM JUAN, FABIAN

 

LÉONOR.

Perfide, votre cœur devrait bien vous l’apprendre.

Laquelle de nous deux avez-vous cru surprendre ?

ISABELLE.

À laquelle de nous avez-vous prétendu ?

Qui vouliez-vous tromper ?

FABIAN, à part.

Toutes deux, s’il eût pu.

DOM JUAN.

À vous voir dans ce lieu, que ma surprise est grande !

Quel bonheur !

LÉONOR.

Ce n’est pas ce que l’on vous demande.

ISABELLE.

Répondez, répondez, sans chercher de détour.

LÉONOR.

Vous devez l’épouser, et me parlez d’amour !

DOM JUAN.

Vous savez qu’on voulait me donner Isabelle ?

LÉONOR.

Il est vrai.

DOM JUAN.

Vous savez que je brûle pour elle ?

ISABELLE.

Oui, méchant ! et c’est là d’où vient notre courroux.

DOM JUAN.

Puisque vous le savez, que me demandez-vous ?

LÉONOR.

Chacune de nous deux étant intéressée

À te faire expliquer et savoir ta pensée,

Nous avons bien voulu venir jusques chez toi

Te reprocher ton crime et ton manque de foi ;

Mon frère survenant, j’ai quitté la partie ;

De l’endroit où j’étais Isabelle est sortie,

Pour me tirer de peine, et les tromper tous deux ;

Ingrat ! voilà comment tu nous vois en ces lieux.

Les soins de ces Argus abusés par les nôtres...

FABIAN, à part.

Et trois ; avec le temps nous en verrons bien d’autres.

DOM JUAN.

De grâce, expliquez mieux...

LÉONOR.

Je t’ai trop écouté ;

Et la confusion qui suit ta lâcheté

Me fait voir à la fois ta faiblesse et la nôtre.

Adieu. Sois, si tu veux, moins fourbe pour quelqu’autre.

 

 

Scène XII

 

DOM JUAN, ISABELLE, FABIAN

 

DOM JUAN.

Hélas ! elle s’enfuit sans vouloir m’écouter.

ISABELLE.

Mon courroux contre vous : pourrait bien éclater

Mais vous seriez trop vain, si, pour me satisfaire,

Votre amour me coûtait un moment de colère ;

Outre que cette ardeur seconde mes souhaits,

Et que je vous hais trop pour m’en fâcher jamais.

 

 

Scène XIII

 

DOM JUAN, FABIAN

 

FABIAN.

Enfin elles s’en vont, et vous en voilà quitte.

DOM JUAN.

Tais-toi, ne raille plus ; un tel discours m’irrite.

FABIAN.

Alors que Léonor s’est offerte à vos yeux.

Vous aviez fort bien vu...

DOM JUAN.

Quoi ?

FABIAN.

Qu’elles étaient deux.

DOM JUAN.

Sans doute ; mais j’ai cru que l’autre était Hélène.

FABIAN.

Pourquoi disiez-vous donc...

DOM JUAN.

C’est ce qui fait ma peine :

Oui, j’ai dit, avec eux craignant de m’expliquer,

Que c’était Isabelle, et croyais me moquer,

Et me défaire d’eux ; c’était mon espérance ;

Mais...

FABIAN.

On dit quelquefois plus vrai que l’on ne pense.

DOM JUAN.

Il faut, par un billet, instruire Léonor...

FABIAN.

Oui, Monsieur, il lui faut mander quelle a grand tort.

DOM JUAN.

Non ; mais de quelle ardeur mon cœur brûle pour elle,

Ce que ce même cœur ressent pour Isabelle ;

Et la prier, enfin, de daigner m’écouter

Avant...

FABIAN.

En vain, Monsieur, vous lui ferez porter ;

Car pour le recevoir elle est trop en colère.

DOM JUAN.

Hélène lui pourrait donner sans lui déplaire.

Si tu pouvais la voir ?

FABIAN.

C’est assez raisonner.

L’avez-vous là ?

DOM JUAN.

Suis-moi, je vais te le donner.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LÉONOR, HÉLÈNE

 

LÉONOR.

Ne m’en parle jamais, je suis trop irritée,

Puisque d’un vain espoir mon âme s’est flattée ;

De ce perfide amant je dois, avec raison,

M’efforcer d’oublier, s’il se peut, jusqu’au nom.

HÉLÈNE.

Mais, vous le condamnez, avant que de l’entendre ;

Peut-être il n’a pas tort ; vous pouvez vous méprendre.

LÉONOR.

Je sais qu’il me trahit, et qu’enfin mon courroux...

HÉLÈNE.

Mais, Madame, je sais qu’il meurt d’amour pour vous,

Et que présentement vous enragez dans l’âme.

Pourquoi dissimuler ?

LÉONOR.

Il est vrai que ma flamme

S’est fait un grand effort ; mais mes feux méprisés

M’obligent...

HÉLÈNE.

Vous l’aimez plus que vous ne pensez.

Son valet, de sa part, m’a conté son martyre,

Et ce billet...

LÉONOR.

Comment, il ose encor m’écrire ?

Ne me le donne point, je le déchirerai.

HÉLÈNE.

Si vous ne le prenez, ma foi, je lui rendrai.

LÉONOR.

Je ne veux point le voir, sa trahison m’oblige

À refuser...

HÉLÈNE.

Ma foi, je lui rendrai, vous dis-je.

LÉONOR.

Que m’importe ? rends-lui.

HÉLÈNE.

J’y vais donc de ce pas.

LÉONOR.

Dis-moi ce qu’il contient, et puis tu lui rendras.

HÉLÈNE.

Voyez-vous ! qui pourrait l’écouter sans en rire ?

Depuis quand, s’il vous plaît, ne savez-vous plus lire ?

LÉONOR.

Hélas ! que sur les cœurs l’amour est absolu !

HÉLÈNE.

Lisez.

LÉONOR.

Mais dis-lui bien que je ne l’ai point lu,

Que j’ai sur ce sujet refusé de l’entendre,

Et que je t’ai, de plus, commandé de lui rendre.

HÉLÈNE.

Tenez ; à cela près, et trêve de courroux.

 

 

Scène II

 

DOM MAURICE, LÉONOR, HÉLÈNE

 

DOM MAURICE.

Ne vois-je pas ma sœur qui tient un billet doux ?

Je vais fondre sur vous comme un oiseau de proie.

LÉONOR.

Ô dieux ! mon frère vient ! quel obstacle à ma joie !

DOM MAURICE.

Gardez de le blesser ; là, mettez-le en repos.

LÉONOR.

Quoi donc ?

DOM MAURICE.

Cet innocent qui n’est pas bien éclos,

Ce poulet autrement, en termes de coquettes,

Assaisonné d’amour et lardé de fleurettes,

Que j’ai vu dans vos mains : ne saurait-on le voir ?

LÉONOR.

Quoi ! vous me croyez, donc d’humeur à recevoir... ?

DOM MAURICE.

Je crois ce qui me plaît ; mais voyons, je vous prie,

Cet avorton d’amour et de galanterie.

LÉONOR.

De quoi m’accusez-vous, enfin, et qu’ai-je fait ?

DOM MAURICE.

Donnez ; c’est à mon sens trop couver le poulet.

HÉLÈNE, bas.

Je vous tiens bien adroite, ou du moins bien heureuse,

Si vous vous en tirez.

LÉONOR, bas à Hélène.

Cette atteinte est fâcheuse ;

Mais dedans un moment tu verras que l’amour

Me suggère à propos un fort plaisant détour.

HÉLÈNE, bas à Léonor.

Jamais je ne vous vis si près de votre perte.

DOM MAURICE, lit.

Dom Juan... ! À la fin la mèche est découverte.

Comment, vous vous mêlez du commerce secret,

Vous à qui je croyais !... Mais voyons ce billet.

Ne m’accusez point sans m’entendre,

Dom Maurice, venant chez moi,

M’avait trop étonné, pour pouvoir vous apprendre

Que je suis trop à vous pour vous manquer de foi.

Si vous voulez souffrir que je vous entretienne,

Pour mettre fin à mon ennui,

Je pourrai sur le soir, en me rendant chez lui,

Finir votre peine et la mienne.

DOM JUAN.

Le porteur a reçu réponse au rendez-vous ?

Comment ! vous en donnez, et les donnez chez nous !

Il relit.

Si vous voulez souffrir que je vous entretienne,

Pour mettre fin à mon ennui,

Je pourrai sur le soir, en me rendant chez lui,

Finir votre peine et la mienne.

LÉONOR.

Quoi donc ! vous m’accusez d’un tel dérèglement !

DOM MAURICE.

Dites-donc, ce billet parle-t-il Allemand ?

LÉONOR.

Quel sujet avez-vous de blâmer ma conduite ?

M’a-t-on vu de Carlos rejeter la poursuite ?

Et, quand il s’est agi d’obéir promptement,

M’avez-vous vu jamais différer un moment ?

Qu’avez-vous remarque dans ma façon de vivre ?

M’avez-vous rien prescrit que l’on ne m’ait vu suivre ?

Si la bizarre humeur d’un homme trop jaloux,

Pour me calomnier...

DOM MAURICE.

J’ai tort d’être en courroux.

Ce billet n’est donc pas un témoin bien fidèle ?

Il est de Dom Juan.

LÉONOR.

Oui ; mais pour Isabelle.

Il m’a fait supplier de lui rendre aujourd’hui :

Il meurt d’amour pour elle, elle n’aime que lui ;

Et, sachant que l’hymen les doit unir ensemble,

Sans crime j’ai bien pu le prendre, ce me semble ;

Mais de ce que je dis tout est hors de saison,

Et vous voulez...

DOM MAURICE.

Ma foi, je crois qu’elle a raison !

Il relit.

Voyez-vous comme il faut que tout se considère !

Il est pour Isabelle, et la chose est bien claire.

Il parle de tantôt, quand nous étions chez lui.

LÉONOR.

Ah ! quoi que vous fassiez pour me combler d’ennui,

Je crois que j’ai toujours vécu d’une manière...

DOM MAURICE.

Il est vrai.

HÉLÈNE, bas.

Voyez-vous comme elle fait la fière !

LÉONOR.

Vous m’accusez toujours sur le moindre soupçon.

DOM MAURICE.

Pardon, va, je vois bien que je n’ai pas raison ;

J’ai grand tort, je l’avoue, et vois ton innocence.

Hé bien ! ne pleure plus, du moins en ma présence ;

Tu me perces le cœur.

LÉONOR.

Vous croyez que je fois...

DOM MAURICE.

Va, bouchon, ce sera pour la dernière fois.

C’est la bizarre humeur de Carlos qui m’engage

À t’acculer ; c’est lui qui te fait cet outrage.

LÉONOR.

Vous le connaissez bien, et pour me tourmenter...

DOM MAURICE.

Hé bien ! je te promets de ne plus l’écouter.

Ne t’afflige donc plus ; Carlos seul, je te jure,

Est cause qu’à regret je t’ai fait cette injure.

LÉONOR.

Carlos ne croit-il point que tantôt c’était moi ?

DOM MAURICE.

Non, mignonne ; va, va, je te donne ma foi,

Que nous sommes tous deux éclaircis de la chose.

Sur mes soins désormais que ton cœur se repose ;

Rentre et ne pleure plus, et je te chérirai.

LÉONOR.

Donnez-moi ce billet.

DOM MAURICE.

Va, va, je le rendrai.

LÉONOR.

Comme je l’avais pris...

DOM MAURICE.

Il est pour Isabelle ;

Il n’a point de dessus.

LÉONOR.

Il est vrai, c’est pour elle ;

Mais enfin...

DOM MAURICE.

Mais je vais le rendre de ce pas,

Et je veux t’épargner ce petit embarras.

LÉONOR.

Encor qu’apparemment votre peine m’oblige,

Si vous vouliez souffrir...

DOM MAURICE.

Je le rendrai, te dis-je.

LÉONOR.

Peut-être qu’Isabelle, enfin en le voyant,

Ne le recevra pas de vous si librement ;

Je crois que sa pudeur, pour sauver l’apparence,

Pourra bien témoigner un peu de répugnance.

DOM MAURICE.

Point.

LÉONOR.

Puisque vous voulez avoir cet embarras,

De son premier refus ne vous rebutez pas.

DOM MAURICE.

Non, non ; de plus ceci regarde ma personne ;

Et comme enfin chez moi le rendez-vous se donne,

Je vais l’en avertir moi-même ; et, pour raison,

Je veux faire en ami l’honneur de ma maison.

 

 

Scène III

 

DOM MAURICE, seul

 

C’est bien avec raison qu’on tâche à nous apprendre

Qu’il ne faut condamner personne sans l’entendre.

Mon cœur, assurément, est bien content du sien.

Je vois qu’aveuglément elle se porte au bien.

J’en rends grâces au ciel ; car, lorsque je contemple

Ce que font à présent les filles ; par exemple,

La nymphe au billet doux que j’ai vue aujourd’hui,

Pour voir son Adonis, aller jusques chez lui ;

Qu’à peine en même jour sont-ils sortis d’ensemble,

Qu’un autre rendez-vous aussitôt les rassemble ;

Je dis en m’écriant : que je suis bienheureux,

De ce que par bonheur ma sœur n’est pas comme eux !

Sans perdre plus de temps, allons chez Isabelle ;

Mais j’entends quelque bruit, et je crois que c’est elle.

 

 

Scène IV

 

DOM MAURICE, ISABELLE

 

DOM MAURICE.

Arrêtez un moment.

ISABELLE.

J’allais chez vous.

DOM MAURICE.

Chez nous ?

Bas.

Comment diable ! elle sait déjà le rendez-vous ?

Haut.

Vous le savez donc ?

ISABELLE.

Quoi ?

DOM MAURICE.

Là.

ISABELLE.

Que voulez-vous dire ?

DOM MAURICE.

Ah ! nous savons la carte, et cela doit suffire.

Il est de mes amis, et je sais sur ce point...

ISABELLE.

On ne saurait répondre à ce qu’on n’entend point.

DOM MAURICE.

Ah ! trêve de discours.

ISABELLE.

Je n’entends rien aux vôtres.

DOM MAURICE.

Vous allez chez nous ?

ISABELLE.

Oui, voir Léonor.

DOM MAURICE.

À d’autres !

ISABELLE.

Par quel autre motif ai-je donc entrepris

De me rendre chez vous ?

DOM MAURICE.

Fort bien ; à votre avis,

Peut-être vous croyez que cela me déplaise.

ISABELLE.

Moi, je crois...

DOM MAURICE.

Tant s’en faut, et j’en serai fort aise ;

Venez ; je vous promets le secret ; suivez-nous,

Je vais vous y mener.

ISABELLE.

Où donc ?

DOM MAURICE.

Au rendez-vous.

ISABELLE.

Comment ? Quel rendez-vous ? Quel motif vous oblige ?...

DOM MAURICE.

Ah ! nous savons la carte ; encore un coup vous dis-je,

Pourquoi tant de façons ? Vous savez qu’aujourd’hui...

ISABELLE.

Hé bien ?

DOM MAURICE.

Que je vous ai rencontrée avec lui.

Dom Juan...

ISABELLE.

Ah ! j’entends ; il est vrai, pour apprendre...

DOM MAURICE.

Hé ! là donc, c’est cela qu’on veut vous faire entendre ;

Peut-être vous croyez que je parle par cœur :

Lui donnant le billet.

Tenez, car je suis las de passer pour menteur.

ISABELLE.

Je ne veux point le voir.

DOM MAURICE.

Mais tout ceci m’importe ;

Et vous verrez pourquoi.

ISABELLE.

Cette raison est forte ;

Je ne résiste plus après un tel aveu.

DOM MAURICE.

Entrez dans cette salle, et m’attendez un peu.

ISABELLE.

Quoi ! seule et sans lumière ? Ah ! je ne puis comprendre...

DOM MAURICE.

Peut-être Dom Juan pourrait vous faire attendre,

Et je vais promptement l’avertir de ceci ;

Jusques à mon retour, ne sortez pas d’ici ;

Vous allez voir combien pour vous je m’intéresse.

Demeurez un moment.

ISABELLE, en sortant.

Dieux ! que j’ai de faiblesse.

 

 

Scène V

 

DOM MAURICE, seul

 

Je fais pour deux amants un assez bel emploi ;

Mais chacun a ses fins, et je sais bien pourquoi.

Pourrai-je rencontrer Dom Juan à cette heure ?

Notre logis n’est pas bien loin de sa demeure ;

Je vais bien enrager, si je cherche sans fruit.

 

 

Scène VI

 

DOM MAURICE, DOM JUAN

 

DOM JUAN.

Jusques chez Léonor tâchons d’entrer sans bruit.

Qui va là ? Justes dieux !

DOM MAURICE.

Et qui va là vous-même !

N’est-ce pas Dom Juan ?

DOM JUAN.

Oui.

DOM MAURICE.

Ma joie est extrême.

DOM JUAN.

Dom Maurice !

DOM MAURICE.

Lui-même. Où courez-vous si tard ?

DOM JUAN.

Je me rendais chez moi.

DOM MAURICE.

Là, parlez-moi sans fard.

DOM JUAN.

Je vous le dis.

DOM MAURICE.

Fort bien.

DOM JUAN.

Et je puis vous promettre...

DOM MAURICE.

Et votre rendez-vous ?

DOM JUAN, à part.

Dieux ! il a vu ma lettre !

Feignons.

Haut.

Quel rendez-vous ? Quoi ! toujours vos soupçons ?...

DOM MAURICE.

Peste, que les amants font de sottes façons !

Ne m’accusez point sans m’entendre.

Dom Maurice venant chez moi,

J’étais trop étonné pour pouvoir vous apprendre

Que je suis trop à vous pour vous manquer de foi.

DOM JUAN.

Vous savez mon amour ; et je vois qu’à le taire

Je ne puis...

DOM MAURICE.

Hé ! là donc, voilà comme il faut faire,

Non pas mal à propos faire tant le discret.

J’ai fort fidèlement rendu votre billet ;

J’aurais voulu pour vous faire encor davantage.

DOM JUAN.

Ô dieux !

DOM MAURICE.

Et pour l’oiseau nous l’avons mis en cage.

DOM JUAN.

Hélas ! si vous saviez ce que sent un amant,

Pour l’objet que son cœur...

DOM MAURICE.

Je le crois bonnement.

DOM JUAN.

Ah ! quoiqu’à votre égard l’apparence m’accuse,

Vous devez m’excuser...

DOM MAURICE.

Ma foi, je vous excuse.

Comment donc ! pour donner un rendez-vous chez moi,

Je pourrais me fâcher, moi ! Voilà bien de quoi !

DOM JUAN.

Non, non ; c’est à l’amour à me servir d’excuse :

Elle a reçu mon cœur en me donnant le lien,

Et promis que l’hymen...

DOM MAURICE.

Eh ! oui, je le sais bien.

DOM JUAN, à part.

Qui lui peut avoir dit ? Que le sort m’est contraire !

DOM MAURICE.

On vous attend.

DOM JUAN.

Moi ?

DOM MAURICE.

Vous, pour vous parler d’affaire.

DOM JUAN, à part.

Quel serait son dessein ?

DOM MAURICE.

Vous faites l’interdit ?

Venez...

DOM JUAN.

Ne raillons point, je vous en ai trop dit.

DOM MAURICE.

Voyez, que veut-il dire avec sa raillerie ?

Hé bien ! conduisez donc votre galanterie.

Venez, si vous voulez ; aussi bien je suis las,

Pour de si sottes gens, d’avoir tant d’embarras.

DOM JUAN, l’arrêtant.

Hé bien ! que dites-vous ? Que dois-je me promettre ?

DOM MAURICE.

Je vous dis qu’Isabelle a reçu votre lettre,

Qu’elle est déjà céans. Hé bien ! Savons-nous tout ?...

Poussez, faites le fin avec moi jusqu’au bout.

DOM JUAN, bas.

D’un pas si dangereux quelque erreur me délivre.

Haut.

Ah ! Monsieur...

DOM MAURICE.

Hé bien ! ah !...

DOM JUAN.

Je suis prêt à vous suivre.

Ce que vous m’apprenez rassure mon espoir.

DOM MAURICE.

La peste ! que l’on a de peine à vous avoir !

 

 

Scène VII

 

DOM MAURICE, LÉONOR, DOM JUAN

 

LÉONOR, dans le fond du théâtre.

Dom Juan est céans, et je viens de l’entendre.

Avant que de sortir d’ici, je veux apprendre

Qui l’oblige à s’y rendre, et savoir quel effet,

Touchant le rendez-vous, son billet aura fait.

DOM JUAN.

Que vous me surprenez !

DOM MAURICE.

La chose est bien certaine ;

Isabelle est ici dans la chambre prochaine.

DOM JUAN.

Un semblable succès a de quoi m’étonner.

DOM MAURICE.

Attendez un moment ; je vais vous l’amener.

LÉONOR.

Mon frère vient ; fuyons, de peur que son reproche...

DOM MAURICE.

Elle a l’oreille au guet, je l’entends qui s’approche.

LÉONOR.

Je ne crois pas qu’il vienne ici dedans.

Dans le temps qu’elle veut rentrer, Dom Maurice l’arrête.

DOM MAURICE.

Ah ! je vous tiens, venez.

LÉONOR, à part.

Ô dieux ! quel contretemps !

DOM MAURICE.

Dom Juan est venu, son amour vous l’envoie ;

Chacun de vous pourra s’en donner au cœur joie.

LÉONOR, à part.

Hélas ! je suis perdue, et ces cruels soupçons...

DOM MAURICE.

À l’autre ! il est bien temps de faire ces façons !

Venez, vous dis-je.

LÉONOR.

Ô dieux ! que je suis malheureuse !

DOM MAURICE.

Venez, voilà sa main. Elle est un peu honteuse.

Mais étant avec vous à même de jaser,

Il ne faut qu’un moment pour la dépayser.

Jasez tout votre saoul : si je vous en empêche

Que l’on me berne. Il faut qu’ici je me dépêche ;

Car ce n’est pas assez : chaque jour Dom Carlos

Se mêle d’accuser ma sœur mal-à-propos :

Il croit que je l’excuse, à cause que je l’aime ;

Mais, par ma foi, je veux qu’il en juge lui-même,

Et je vais tout exprès le chercher de ce pas.

 

 

Scène VIII

 

DOM JUAN, LÉONOR

 

DOM JUAN.

Est-il possible ? Ô dieux ! le plaisant embarras !

LÉONOR.

Oui, réduite à donner votre lettre à mon frère,

J’ai fait ce que je dis pour me tirer d’affaire ;

Il m’a crue, et lui-même a voulu la porter ;

Sans cela son courroux allait bien éclater...

DOM JUAN.

Mais, en me rencontrant, il m’a dit qu’Isabelle

Était déjà céans.

LÉONOR.

Peut-être y sera-t-elle.

DOM JUAN.

Mais je ne comprends point. Madame, quel bonheur

Pour celle qu’il m’a dit me fait trouver sa sœur.

LÉONOR.

Vous en serez surpris, je m’en vais vous l’apprendre.

Jusques ici, sans bruit, j’avais voulu me rendre,

Pour pouvoir m’éclaircir, croyant que ce billet

Ferait, comme il a fait, quelque bizarre effet ;

Mon frère qui, sans doute, appelait Isabelle...

DOM JUAN.

Il allait la chercher ?

LÉONOR.

Il m’a prise pour elle,

Et m’a conduite ici ; mais pour votre intérêt...

DOM JUAN.

Que mon bonheur est grand, si mon amour vous plaît !

LÉONOR.

Cependant vous devez épouser Isabelle ?

DOM JUAN.

On m’a bien proposé cet hymen avec elle ;

Mais je n’aime que vous, et je crains tellement...

 

 

Scène IX

 

DOM JUAN, DOM MAURICE, DOM CARLOS, LÉONOR

 

DOM MAURICE, à Dom Carlos.

Oui, les voilà tous deux, écoutez seulement :

Je veux que vous soyez éclairci de la chose.

DOM JUAN.

De l’amour que je sens sa beauté n’est point cause,

Mon cœur a dû se rendre à des attraits plus doux ;

Madame, à tant d’ardeur, que me répondez-vous ?

LÉONOR.

Si vous me dites vrai, que ma joie est extrême !

DOM MAURICE, à Dom Carlos.

Hé bien ! dites encor que c’est ma sœur qu’il aime !

DOM JUAN.

Il est vrai qu’on a cru que j’en étais charmé ;

Dom Maurice et Carlos m’en croient fort aimé ;

Mais, hélas ! sur ce point que leur erreur est grande !

DOM MAURICE.

Bon ; voilà justement le mot que je demande.

DOM JUAN.

Madame, je n’ai point d’yeux que pour vos appas,

Ne me reprochez plus ce que je ne sens pas :

Le plaisir d’être à vous fait ma plus forte envie ;

Lui seul peut faire enfin le bonheur de ma vie ;

Jusqu’au dernier soupir mon amour durera.

DOM MAURICE.

Hé bien ! soyez jaloux, beau-frère, après cela !

DOM CARLOS.

J’aurais tort, je l’avoue, et mes soins par les vôtres...

DOM MAURICE.

Écoutez, vous allez en entendre bien d’autres.

DOM JUAN.

Ne m’accusez donc plus de vous manquer de foi,

Expliquez mieux ma flamme, et jugez mieux de moi :

Vous ne répondez rien ?

LÉONOR.

Hélas ! quand on soupire...

DOM CARLOS.

Dieux !

DOM MAURICE.

Personne à cela ne peut trouver à dire,

Je rends grâces au ciel de tout ce que j’ai fait ;

Rien ne m’a, sur ma soi, jamais tant satisfait.

DOM CARLOS.

Écoutez.

DOM JUAN.

Souffrez donc qu’après un tel hommage,

Mon cœur de tant d’amour laisse ma foi pour gage.

LÉONOR.

Hé bien ! je la reçois, et l’espoir d’être à vous

Va faire désormais mes souhaits les plus doux ;

Mon cœur sur ce sujet se règle sur le vôtre.

DOM MAURICE.

Encor mieux ; nous voilà fort contents l’un et l’autre.

DOM CARLOS, à part.

Je reconnais sa voix.

DOM MAURICE.

Hem ?

DOM CARLOS.

Je crains qu’une erreur...

DOM MAURICE.

Ne me direz-vous point encor que c’est ma sœur ?

DOM CARLOS.

Oui ; dussé-je toujours passer pour incrédule ;

À vous dire le vrai, j’en ai quelque scrupule.

C’est sa voix, et je crois que dans votre maison...

DOM MAURICE.

Fort bien, vous me prenez, je crois pour un oison.

DOM CARLOS.

On peut vous abuser, et peut-être...

DOM MAURICE.

Il me semble

Que je dois le savoir, je les ai mis ensemble.

DOM JUAN.

Madame, en vous quittant, cet espoir m’est bien doux.

Et l’ardeur que je sens...

LÉONOR.

Adieu ; retirez-vous.

DOM JUAN.

Si Dom Maurice sait...

LÉONOR.

Allez, laissez-moi faire ;

Je me charge du soin d’apaiser sa colère.

DOM CARLOS.

Il n’en faut plus douter, c’est elle, et mon souci...

DOM MAURICE.

Parbleu ! vous en serez tout du long éclairci ;

Et, pour vous en donner la honte toute entière,

Je m’en vais de se pas chercher de la lumière.

DOM JUAN.

Puisque vous savez l’art d’apaiser son courroux,

C’est me priver trop tôt d’un entretien si doux ;

Souffrez quelques moments qu’une flamme si belle...

LÉONOR.

Ô dieux ! mon frère vient avec de la chandelle.

DOM MAURICE.

Venez, le bel-esprit.

DOM JUAN, à part.

Que ne suis-je sorti !

DOM MAURICE.

Venez, vous en aurez, ma foi le démenti.

Montrez un peu le nez.

DOM JUAN, à part.

Ma peine est infinie !

DOM CARLOS.

Hé bien ?

DOM MAURICE.

Comment, ma sœur ! hé ! sans cérémonie !...

LÉONOR.

Mon frère, Léonor toujours pour vous aura...

DOM MAURICE.

Il n’est pas à présent question de cela.

LÉONOR.

Je ne vous entends point.

DOM MAURICE.

Ô l’impudence extrême !

Qui vous a mise là ; répondez donc ?

LÉONOR.

Vous-même.

DOM CARLOS.

Ne vous ai-je pas dit que votre bonne foi...

DOM MAURICE.

Vous en avez menti, bouche, ce n’est pas moi.

DOM JUAN.

Il n’est rien de si vrai ; sachez que c’était elle

Que vous avez conduite.

DOM MAURICE.

Ah ! c’était Isabelle ;

De grâce, finissez ce discours ennuyeux ;

Car je ne suis pas dupe, et j’ai de fort bons yeux.

DOM CARLOS.

Le sang, en sa faveur, a séduit votre vue.

DOM MAURICE.

Encor faut-il savoir ce qu’elle est devenue ;

Attendez un moment, j’en veux être éclairci.

 

 

Scène X

 

ISABELLE, DOM MAURICE, DOM JUAN, LÉONOR, DOM CARLOS

 

ISABELLE.

Est-ce pour me jouer que l’on m’amène ici ?

Et que seule en ce lieu...

DOM MAURICE.

Dites-moi, je vous prie,

N’en avez-vous bougé ?

ISABELLE.

Trêve de raillerie,

À la fin j’en suis laisse, et je ne pense pas

Que je doive souffrir...

DOM MAURICE.

Maudit soit l’embarras !

Je veux être berné, si j’y puis rien comprendre.

LÉONOR.

Je vais vous l’expliquer, si vous voulez m’entendre.

Je vois qu’il n’est plus temps de rien dissimuler.

Il est vrai, j’aime ; en vain je voudrais le celer.

Pour ne pas exposer mon repos et ma gloire,

Et sauver Dom Juan, dès hier je vous fis croire

Que des coups de Carlos je l’avais garanti,

Quoique, sans l’avoir vu, Dom Carlos fût sorti.

Depuis chez lui tantôt j’ai quitté la partie ;

De l’endroit où j’étais Isabelle est sortie,

Pour me tirer de peine : et de plus son billet

Ne s’adressait qu’à moi, j’en redoutais l’effet ;

Et, pour m’en éclaircir, je venais vous entendre,

Lorsque dedans ce lieu vous m’êtes venu prendre.

Ne me contraignez plus en disposant de moi :

Il m’a donné son cœur, en recevant ma foi ;

Et puisque Dom Juan...

DOM MAURICE.

Voilà sur ma parole,

Pour les filles du temps une fort bonne école ;

Nous verrons si Carlos qui vous a fait l’honneur...

DOM CARLOS.

Je renonce au plaisir de partager un cœur ;

Je vous l’ai déjà dit, et puisqu’enfin ma flamme,

Avec tant de respects, n’a pu toucher son âme,

J’aime trop mon repos pour m’en mettre en courroux,

Et ne me plaindrai point ni d’elle, ni de vous.

DOM MAURICE.

Il faut que de leurs feux un autre objet vous venge ;

Tenez, voici de quoi ne perdre rien au change.

Isabelle a du bien, et je ne pense pas...

DOM CARLOS.

Hélas ! je suis déjà touché de tant d’appas.

L’éclat de ses beaux yeux, dont mon âme est éprise

Aurait déjà fait naître une telle entreprise,

Si l’offre de mon cœur et celle de ma main...

ISABELLE.

Vous pourrez le savoir ; mon père vient demain.

DOM JUAN.

Pourrez-vous consentir à l’hymen où j’aspire ?

DOM MAURICE.

Il faut savoir devant s je m’en puis dédire.

De quoi me servira de vous dire que non ?

DOM JUAN.

Il faut que votre aveu...

DOM MAURICE.

Concluons sans façon :

Nous en sommes contents, et demain la journée

Pourra se terminer par un double hyménée. 

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