Monsieur Tardif (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 1er Décembre 1824.
Personnages
MONSIEUR TARDIF, propriétaire, homme de cinquante ans
DIDIER, notaire à Montgeron
MADELINE, jeune orpheline, filleule de monsieur Tardif
MADAME IRSULE PINCÉ, veuve
MADEMOISELLE FÉLICITÉ, sœur de Didier
UNE BONNE
U DOMESTIQUE
À Melun.
Un petit salon de campagne au rez-de-chaussée. Une porte au fond ; sur le premier plan, à droite du spectateur, la porte qui conduit au jardin, ensuite une croisée ; et sur le deuxième plan, la chambre de Didier ; à gauche, sur le premier plan, la porte d’un petit salon.
Scène première
DIDIER, FÉLICITÉ, MADELINE, UNE BONNE, portant des paquets
MADELINE, entrant avec Didier et Félicité, et s’adressant à la bonne.
Marguerite, portez tout cela dans l’appartement de monsieur.
Désignant l’appartement à droite du spectateur ; la bonne sort.
Comment, monsieur Didier, vous voilà à Melun avec mademoiselle votre sœur ! Quel hasard vous amène donc chez nous ?
DIDIER.
Tu ne t’en doutes pas ?... N’est-ce pas demain la Saint-Placide ?
MADELINE.
C’est ma foi vrai... c’est la fête de monsieur Tardif, mon parrain... Moi qui suis de la maison, je n’y pensais pas.
DIDIER.
Ce matin j’étais levé à six heures, c’est mon habitude, je ne dors pas ; mais il faut ça... quand on est comme moi à la tête d’une étude aussi considérable... notaire à Montgeron !... pas davantage.
MADELINE.
Ça va donc toujours bien ?
DIDIER.
Impossible autrement... un endroit aussi fréquenté... à cinq lieues de Paris... grande route de Lyon... vingt-deux diligences par jour... je les vois de mon étude, où je suis toujours à la fenêtre... Moi, j’aime à savoir tout ce qui se passe.
Air : Lise épouse l’ beau Gernance. (Fanchon la vielleuse.)
Je vais sur la grande route ;
Là j’interroge, j’écoute...
J’ai des nouvelles gratis.
J’en ai de tous les pays :
On n’en est point économe,
Et l’on ment !... ça m’est égal ;
Et je rentre chez moi, comme
Si j’avais lu mon journal.
Ce matin donc, je dis à Félicité, ma sœur, qui arrive de Paris : Mademoiselle Didier, si nous allions faire une surprise à monsieur Tardif, mon ancien ami, que tu n’as pas vu depuis dix ans, et qui jadis était un de tes adorateurs ?
FÉLICITÉ.
C’est-à-dire, mon frère...
DIDIER.
Ah ! tu ne peux pas le nier ! il te faisait autrefois la cour... mais c’est tout naturel, quand on a été élevé ensemble... il faut ça... « Eh bien ! me dit-elle, nous verrons. » C’est tout vu... Moi, je suis expéditif ; un quart d’heure après, j’avais fait nos paquets, brossé la carriole, signé deux contrats de mariage, et attelé Cocotte... Six lieues à faire... en deux heures, nous étions à Melun... c’est moi qui conduisais, et je mène mon cheval comme les affaires... en poste... il faut ça.
MADELINE.
Eh bien ! mon parrain va être joliment content... il est sorti, mais je vais le chercher.
DIDIER.
Du tout, ne le préviens pas... puisque nous voulons le surprendre.
FÉLICITÉ.
Oui, ma chère... et puis il nous faut le temps de préparer nos bouquets et nos couplets.
DIDIER.
Oui... les bouquets, les couplets... c’est une idée de ma sœur... elle donne dans le sentiment et dans les vers... Moi, je ne fais que de la prose ; mais je la fais bonne... À propos, connais-tu ici, à Melun, madame Pincé... une veuve ?
MADELINE.
Non, monsieur.
DIDIER.
J’ai à lui remettre des papiers de la succession de son mari.
MADELINE.
Je tâcherai de vous découvrir son adresse... Mais vous ne pouvez pas arriver plus à propos... car monsieur Tardif, mon parrain, a, dans ce moment, des affaires où il ne se reconnaît plus... D’abord, il faut qu’il déménage... et vous savez qu’il n’est pas vif... Et puis une autre nouvelle... je vais me marier.
FÉLICITÉ.
Vous, Madeline !...
Bas à Didier.
Vous le voyez, monsieur... il n’y a que moi qui ne me marie point.
DIDIER, bas.
Taisez-vous donc...
Haut.
Quoi ! vraiment, Madeline, tu vas l’établir ?
MADELINE.
Oui, monsieur... je n’y tiens pas, mais c’est mon parrain qui l’a voulu... J’étais une pauvre orpheline... il m’a recueillie, il m’a élevée... il me donne une dot de mille écus, car lorsqu’il faut faire du bien, il n’est jamais en retard ; et c’est la seule chose pour laquelle il se dépêche.
FÉLICITÉ.
Et qui est-ce que vous épousez, ma chère ?
MADELINE.
Julien Bertrand, un employé de l’octroi.
DIDIER.
Je le connais... un jeune blondin.
MADELINE.
Vous êtes bien bon !... ici ils disent qu’il est roux ; et même, je crois qu’il a un œil qui ne ressemble pas à l’autre.
DIDIER.
Je comprends... il y a du louche.
FÉLICITÉ.
Et vous prenez un pareil mari ?
MADELINE.
Écoutez donc, mademoiselle... qu’est-ce que vous voulez qu’on ait pour mille écus ?... surtout maintenant que tout est si cher.
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
Il dit qu’il m’adore, et promet
D’êtr’ l’exempt’ des maris fidèles.
FÉLICITÉ.
Chacun le dit ; puis en secret
En jure autant à d’autres belles.
MADELINE.
Moi, je crois à sa bonne foi ;
À qui s’ fierait-on, je l’ demande.
Si les employés de l’octroi
Faisaient aussi la contrebande ?
DIDIER.
Tais-toi donc... qu’est-ce que j’entends là ?
Air : Fragment d’Une Nuit au château.
Oui, l’on vient, c’est lui peut-être.
Ma sœur, sauvons-nous soudain ;
Car nous ne devons paraître
Que le bouquet à la main.
Montrant l’appartement à droite.
Ici, nous allons l’attendre.
MADELINE.
Il faudra me prévenir.
Quand vous voudrez le surprendre
Pour que j’aille l’avertir.
Ensemble,
DIDIER et FÉCILITÉ.
Mais on vient, c’est lui peut-être !
Il faut nous sauver soudain ;
Car nous ne devons paraître
Que le bouquet à la main.
MADELINE.
Mais on vient, c’est lui peut-être !
Il faut vous sauver soudain ;
Car vous ne devez paraître
Que le bouquet à la main.
Didier et Félicité entrent dans la chambre à droite.
Scène II
MADELINE, puis URSULE
MADELINE.
Il faudra aussi que je songe à mon bouquet ; c’est bien le moins, après tout ce que je lui dois... Eh ! mon Dieu, c’est mademoiselle Ursule, notre propriétaire, celle qui veut nous mettre à la porte...
URSULE.
Bonjour, ma belle enfant... Est-ce que monsieur Tardif n’est pas rentré ?
MADELINE.
Non, mademoiselle... il est allé consulter son homme de loi sur les chicanes que vous lui faites... Le renvoyer d’une maison où il est depuis vingt ans !
URSULE.
Eh ! mon Dieu, ce n’est pas ma faute... Quand j’ai acheté cette maison, il y a trois ans, j’ai proposé à monsieur Tardif de renouveler son bail qui allait expirer... il a toujours différé de jour en jour... le terme arrive... un autre locataire se présente... il offre le double de loyer... que faire ?... Les pauvres propriétaires sont bien malheureux !
MADELINE.
Oui, vraiment, je les plains... Je ne conçois pas comment mon parrain n’a pas acheté une maison à lui.
URSULE.
J’en serais désolée... car je liens beaucoup à conserver chez moi monsieur Tardif... Un homme seul... d’un caractère paisible... d’un âge raisonnable... cinquante ans au moins.
MADELINE.
Du tout... il n’en a que quarante-neuf.
URSULE.
Une fortune médiocre, mais honnête.
MADELINE.
Médiocre !... dix mille livres de rente, en bonnes terres.
URSULE.
Tant que cela !... je n’aurais pas cru. Mais peu importe... l’essentiel, dans un locataire, c’est la moralité, ce sont les principes... et ceux de monsieur Tardif cadrent si bien avec les miens, que je ferais des sacrifices pour le conserver.
MADELINE.
Est-il possible ?
Air du Ménage de garçon.
Pour lui, quelle bonne nouvelle !
URSULE.
Oui, dans ma maison, je prétends,
À cette loi toujours fidèle,
Ne loger que d’honnêtes gens.
MADELINE.
Par les propriétair’s avides
Ce plan ne s’ra pas approuvé ;
Ça f’rait trop d’appartements vides.
Et d’ locatair’s sur le pavé.
URSULE.
Je venais proposer un arrangement à monsieur Tardif... une légère augmentation que nous fixerons à l’amiable, ou plutôt qu’il fixera lui-même... car les femmes n’entendent rien aux affaires... Quand on a vingt-sept ans, qu’on est demoiselle, et qu’il faut à la fois veiller à sa fortune et à sa réputation... on se trouve dans des positions bien délicates et bien embarrassantes.
MADELINE, à part.
Cette pauvre demoiselle !...
Haut.
Et comment ne vous mariez-vous pas ?
URSULE.
C’est ce que tout le monde me dit ; mais je ne puis m’y résoudre... d’abord, je n’aime point les jeunes gens.
Air : Adieu, je vous fuis, bois charmants. (Sophie.)
Que d’autres vantent le printemps,
L’automne est pour moi préférable ;
La jeunesse a ses agréments,
Mais l’âge mûr est plus aimable.
MADELINE.
Pour les maris vieux et prudents,
Puisque vous avez le cœur tendre,
Je l’ prendrais toujours de vingt ans...
On en est quitte pour attendre.
URSULE.
Et puis, je tiens à être aimée pour moi-même... j’ai là-dessus des idées de pension... et quand on a été élevée là-dedans... Mais pardon, je vous fais perdre votre temps... et je sais combien il est précieux !... vous êtes si aimable, si intéressante... vous prodiguez à votre parrain des soins si touchants... Ah ! la belle chose que la reconnaissance !... Vous direz à monsieur Tardif que je suis venue, et que je le prie de monter chez moi quand il rentrera. Croyez-vous qu’il soit longtemps dehors ?
MADELINE.
Dame ! il m’a dit : « Je rentrerai à dix heures ; » les voilà dans l’instant... il ne faut pas compter sur lui avant midi... ça vous paraît peut-être drôle, qu’il soit toujours comme cela, de deux heures en arrière ?
URSULE.
Du tout... une fois qu’on le sait, cela revient au même... j’attendrai donc chez moi son retour... Adieu, ma belle enfant ; puisque vous restez dans la maison, j’espère que nous aurons souvent le plaisir de nous voir.
Elle sort.
Scène III
MADELINE, seule
Voilà une aimable personne !... Eh bien ! ce que c’est pourtant ! moi qui la connaissais à peine... j’avais des préventions contre elle.
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)
Une autre fois ça doit m’apprendre...
V’là comme on juge son prochain.
Écoutant.
Eh ! mon Dieu, que viens-je d’entendre ?
Serait-ce déjà mon parrain ?
Eh ! oui... c’est bien lui, ce me semble :
Mon œil ne s’est point abusé ;
Il est exact... mon Dieu ! je tremble...
Il faut qu’il soit indisposé.
Scène IV
MADELINE, MONSIEUR TARDIF
MADELINE, courant à lui.
Mon parrain... vous n’êtes pas malade ?
MONSIEUR TARDIF.
Du tout... c’est comme un fait exprès ! et ils finiront par me faire perdre la tête.
MADELINE.
Qu’y a-t-il donc ?
MONSIEUR TARDIF.
Laisse-moi le temps de me reconnaître ; car les événements se pressent avec une rapidité... il semble que tout le monde se soit donné le mot pour se dépêcher... Autrefois, on faisait les affaires avec calme et réflexion... aujourd’hui, on les enlève à la course !... Voyant qu’il fallait tôt ou tard déménager, j’avais pris un parti... je voulais acheter cette belle maison qui fait le coin de la rue de Paris...
MADELINE.
C’est une bonne idée que vous aviez là.
MONSIEUR TARDIF.
Voilà pourquoi, ce matin, j’étais sorti de si bonne heure... À neuf heures, en me levant... j’arrive tout essoufflé à l’audience des criées... je veux surenchérir, on ne veut pas.
MADELINE.
Et pourquoi donc ?
MONSIEUR TARDIF.
Sous prétexte qu’elle a été vendue hier... ça n’est pas possible... elle avait été affichée pour le 18.
MADELINE.
Justement, c’est aujourd’hui le 19.
MONSIEUR TARDIF.
Tu crois ? Eh bien, je te demande si ce n’est pas une fatalité !... je ne peux jamais arriver le jour même... C’est comme l’autre semaine, mes rentes sur le grand-livre... je les ai vendues le lendemain du bon moment... Désolé de ma spéculation, je retourne aux messageries, prendre la diligence de Melun... il y avait une heure qu’elle était partie... enfin, ça n’est fait que pour moi.
MADELINE.
Non, mon parrain... mais pour rendre la partie égale, vous devriez toujours vous mettre en route la veille... par ce moyen, vous arriveriez en même temps que les autres.
MONSIEUR TARDIF.
C’est ça, pour passer sa vie à s’essouffler, pour agir comme un brouillon... je suis comme il faut être... ce n’est pas ma faute, mais celle de mon siècle, qui est trop vif.
Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)
Pour arriver chacun fait son possible,
Moi... ma devise est : Ne nous pressons pas.
Aussi ma vie est un ruisseau paisible,
Qui, vers le but s’écoulant sans fracas,
Fuit à regret, et revient sur ses pas.
Des autres l’existence active
Est un torrent que l’orage a grossi...
Qu’y gagne-t-il ?... plus son cours est hardi.
Plus il s’élance, et plus tôt il arrive
À l’Océan, où tout finit pour lui.
À propos de vivacité... dis donc, Madeline, j’ai rencontré tout à l’heure Julien, ton amoureux ; et j’ai causé une heure avec lui... Sais-tu que ce gaillard-là est bien heureux d’épouser une jolie fille comme toi !... Et puis, tu es si bonne, si douce... c’est un vrai trésor que je lui donne là... Aussi, il est pressé comme un diable, et il veut toujours que je fixe une époque pour votre mariage.
MADELINE.
Au fait... voilà trois mois que vous le faites attendre... et que vous remettez de jour en jour.
MONSIEUR TARDIF.
Eh bien ! calme-toi... cela va maintenant dépendre de lui seule.
MADELINE.
De moi, mon parrain !
MONSIEUR TARDIF.
Oui... c’est une idée qui m’est venue tout à l’heure, et que je suis bien taché de ne pas avoir eue plus tôt ; mais c’est toujours comme ça, les bonnes idées n’arrivent que les dernières...
Prenant une prise de tabac.
Et comme c’en est une d’où dépend ma fortune...
MADELINE, vivement.
Votre fortune !... et vous me dites cela avec une tranquillité !... Parlez vite, je veux savoir ce que c’est.
MONSIEUR TARDIF.
Attends au moins que je m’asseye.
MADELINE, lui approchant un fauteuil.
Tenez, mon parrain... là, sur ce fauteuil... Mais parlez donc... Est-ce quelque danger, quelque malheur qui vous menace ? J’en suis toute tremblante.
MONSIEUR TARDIF.
Cette chère enfant !... Voici de quoi il s’agit...
Il est assis, Madeline est debout et s’appuie sur son fauteuil.
J’avais un oncle, qui toute sa vie était resté garçon, et qui s’était trouvé si malheureux du célibat, qu’il voulait absolument me voir marié... Il mourut auparavant ; mais...
Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)
Il me laissa son héritage,
En m’ordonnant, en des termes exprès,
De prendre femme, et d’entrer en ménage
Dans les dix ans qui suivraient son décès
MADELINE.
Il savait bien qu’ vous aimiez les délais.
MONSIEUR TARDIF.
Je me suis dit : « Suivons mes destinées ;
« Au célibat, s’il faut être enlevé,
« Et si l’hymen un jour m’est réservé,
« Prenons d’abord gaîment ces dix années,
« C’est toujours cela de sauvé ;
« Comme garçon prenons ces dix années ;
« C’est toujours cela de sauvé. »
Mais, hier, en parcourant mes papiers pour l’achat de cette maison, je suis tombé sur mon extrait de baptême... et, le croirais-tu ?... j’ai vu que j’avais cinquante ans dans un mois.
MADELINE.
Dans un mois... et quand votre oncle est mort, vous aviez ?...
MONSIEUR TARDIF.
Quarante ans... ainsi, de compte fait, me voilà à la fin de la dixième année, terme de rigueur... Et il faut renoncer à huit mille livres de rente, qui sont presque toute ma fortune, si je ne suis pas marié le premier janvier... Je vous demande si, dans une affaire aussi importante, on a jamais vu presser les gens à ce point-là ?
MADELINE.
Comment !... vous aviez dix ans devant vous !
MONSIEUR TARDIF.
Oui, sans doute... mais qu’est-ce que dix ans, quand ils sont passés ?... J’ai perdu les six premières années à me dire : « J’ai le temps ; »... les deux autres, à me dire : « Ah çà, il faudrait y penser. » – Et voilà deux ans que je m’en occupe sérieusement... il y a quatre demoiselles de la ville sur lesquelles j’avais des vues.
MADELINE.
Quatre !... ce n’était pas mal pour commencer.
MONSIEUR TARDIF.
Oui... mais c’était bien un autre embarras... je ne savais laquelle choisir ; et pendant que j’hésitais, la première s’est mariée, la seconde est partie pour Paris ; la troisième est morte... et la quatrième...
MADELINE.
Eh bien !... la quatrième ?...
MONSIEUR TARDIF.
Oh ! la quatrième est encore à marier... Mais il y a ici de jeunes officiers qui sont fort aimables... enfin... je suis encore arrivé trop tard.
MADELINE.
C’est jouer de malheur.
MONSIEUR TARDIF.
Aussi, je n’en viendrai jamais à bout... mais je me suis dit, ce matin : « Madeline a de l’esprit, de l’intelligence ; il n’y a qu’elle qui puisse me trouver ça. » Et pour te stimuler encore davantage, j’ai annoncé tout à l’heure à Julien que son mariage se ferait le même jour que le mien... ainsi, je ne m’en mêle plus... Vous voilà intéressés tous les deux à avoir de l’activité pour moi.
Scène V
MADELINE, MONSIEUR TARDIF, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE.
Mademoiselle Ursule, ma maîtresse, fait demander si monsieur Tardif est rentré.
MADELINE, au domestique, qui ressort.
Eh ! mon Dieu, oui ; on va passer chez elle...
À monsieur Tardif.
J’oubliais de vous dire que votre propriétaire est venue ici ce matin, et consent à vous garder, moyennant une légère augmentation.
MONSIEUR TARDIF.
Il se pourrait !... Dieu soit loué !
MADELINE.
Elle vous donne même la préférence sur un étranger qui lui offrait le double de votre loyer.
MONSIEUR TARDIF.
Sais-tu, Madeline, que voilà un procédé très délicat... Cette femme-là n’était pas née pour être propriétaire.
MADELINE.
Aussi, il faut aller la remercier.
MONSIEUR TARDIF.
C’est bien mon intention, et le plus tôt que je pourrai... tantôt, après mon dîner.
MADELINE.
Non, mon parrain, sur-le-champ, ou vous n’irez pas d’ici à huit jours... Prenez votre chapeau... partez vite.
MONSIEUR TARDIF.
Un instant... laisse-moi au moins le brosser.
MADELINE.
Mais, attendez donc... J’y pense maintenant... Jamais vous ne trouverez rien de plus convenable.
MONSIEUR TARDIF.
Que veux-tu dire ?
MADELINE.
Que vous avez auprès de vous ce que vous cherchez... une demoiselle qui a vingt-sept ans, de la fortune, un caractère charmant... En un mot, mademoiselle Ursule, votre propriétaire.
MONSIEUR TARDIF.
Mademoiselle Ursule !... En effet, elle n’est vraiment pas mal... Et tu crois que je pourrais lui convenir ?
MADELINE.
Elle veut elle-même s’établir... elle cherche un mari ; elle n’aime point les jeunes gens.
MONSIEUR TARDIF.
Cela se trouve à merveille.
MADELINE.
Et elle m’a parlé de vous avec tant de grâce et de prévenance... Elle a l’air si aimable... Oh ! vous serez très heureux avec elle.
MONSIEUR TARDIF.
Et puis me voilà sûr de ne pas déménager... Eh bien ! Madeline, je verrai ces jours-ci à lui faire ma cour.
MADELINE.
Eh non !... Il faut vous déclarer sur-le-champ : elle vous attend.
MONSIEUR TARDIF.
Au fait, mon chapeau doit être brossé... J’y cours hardiment... Dis donc, Madeline, si tu venais avec moi ?
MADELINE.
Eh ! mon parrain, cela gâterait tout... Tenez, encore une demi-heure de perdue !
MONSIEUR TARDIF.
Sois tranquille... je vais me dépêcher d’être aimable.
Il sort.
Scène VI
MADELINE, seule
Ce n’est pas sans peine... mais je crois que ça réussira... et puisqu’il s’en rapporte à moi, je veux qu’il fasse un bon mariage... Ah ! vous voilà, monsieur Didier... Arrivez donc vite.
Scène VII
MADELINE, DIDIER
DIDIER.
Qu’y a-t-il donc ?
MADELINE.
D’excellentes nouvelles... C’est vous qui nous portez bonheur... Dès qu’il y a un notaire dans une maison, crac... voilà les mariages qui arrivent.
DIDIER.
Il faut ça... des contrats et des testaments, je ne sors pas de là... Voyons, de quel mariage s’agit-il ?
MADELINE.
D’abord, du mien, dont je vous ai parlé ; et puis, ensuite... vous vouliez faire une surprise à mon parrain ; et c’est lui qui vous en prépare une jolie... Apprenez qu’il se marie.
DIDIER.
Il serait vrai !
MADELINE.
Et devinez avec qui ?
DIDIER.
Je te comprends... ce cher ami !... Est-ce aimable à lui ?... Mais il a toujours eu tant d’amitié pour nous...
MADELINE.
Que voulez-vous dire ?
DIDIER.
Que cela se rencontre à merveille !... moi qui connais toutes ses affaires... je savais parfaitement que d’ici à un mois, il était obligé de se marier... Alors, je me suis dit : « J’ai là ma sœur Félicité, qui a été élevée avec lui, qui est de son âge... un mariage assorti... il faut ça. »
MADELINE.
Ah ! mon Dieu !... Qu’est-ce que vous m’apprenez là ?... ce n’est pas elle qu’il épouse.
DIDIER.
Hein !... qu’est-ce que c’est ?
MADELINE.
Eh bien !... c’est mademoiselle Ursule, notre voisine et la propriétaire de cette maison.
DIDIER.
Et il ne m’a pas consulté !... Tu ne lui as donc pas dit que nous étions arrivés chez lui ?
MADELINE.
Non, monsieur... Vous m’aviez dit de garder le silence, à cause que vous vouliez le surprendre.
DIDIER, à part.
C’est ma bête de sœur avec ses bouquets !...
Haut avec sentiment.
Pauvre fille !... Je suis sûr qu’elle en mourra, car elle a toujours eu un faible pour Tardif. Elle y pense depuis vingt ans... Eh ! quelle autre, plus qu’elle, méritait ce prix de l’amour et de la patience !
MADELINE.
Pardine ! j’en suis désolée... car vous sentez bien que, puisqu’il y a pour lui obligation de se marier... j’aimerais bien mieux qu’il épousât la sœur de son ami intime.
DIDIER.
Eh oui ! sans doute... l’amitié... la nature... il faut ça.
Air : Ma belle est la belle des belles. (Arlequin musard.)
De tous les rêves de ma vie
C’était le rêve le plus doux ;
Je me disais : « Ma sœur chérie
« Aura Tardif pour son époux. »
J’espérais qu’un ami fidèle
Viendrait à mon aide ici-bas,
Et que sa main soutiendrait celle
Que j’eus si longtemps sur les bras.
Mais le voici... par égard pour ma sœur... je te demande le plus profond silence.
MADELINE.
Soyez tranquille... je ne bavarde jamais.
Scène VIII
MADELINE, DIDIER, MONSIEUR TARDIF
MONSIEUR TARDIF, au fond.
J’espère que, cette fois, j’ai mené cela vivement...
Apercevant Didier.
Que vois-je !... mon ami Didier !... suis-je heureux de t’embrasser !... il y a si longtemps.
DIDIER.
C’est ta faute... ingrat !...
MONSIEUR TARDIF.
Non, mon ami... car voilà trois ans que, tous les dimanches, je dois aller vous voir... Madeline te le dira... Et ta sœur Félicité ?
DIDIER.
Je l’ai amenée avec moi... elle est là...
Désignant la chambre où elle est.
MONSIEUR TARDIF.
Surcroît de bonheur !... vous ne pouviez pas venir plus à propos... je me marie.
MADELINE et DIDIER.
Il serait vrai !
MONSIEUR TARDIF.
Tu as raison, Madeline... j’ai été parfaitement accueilli... C’est la candeur, c’est l’innocence même... et quand j’ai prononcé le mot de mariage... si tu savais comme elle a rougi !... plus que moi, je parierais.
DIDIER.
Je t’en fais mon compliment... Ainsi tout est terminé ?
MONSIEUR TARDIF.
Oh ! pas encore... j’ai remis à demain pour parler d’affaires, et signer le contrat... En attendant, elle doit le faire préparer chez le notaire de la ville ; mais puisque te voilà, c’est toi que ça regarde.
DIDIER.
Je te remercie infiniment... Et quel est l’âge de ta prétendue ?
MONSIEUR TARDIF.
De vingt-sept à vingt-huit... et puis c’est une demoiselle... j’y tenais beaucoup ; j’aime mieux cela qu’une veuve.
MADELINE.
Et pourquoi donc ?
MONSIEUR TARDIF.
Tiens... elle me fait là des questions !... c’est un caractère que l’on façonne à sa volonté... Le plus étonnant, c’est que je suis sa première inclination... elle me l’a dit... voilà donc une fois où je serai arrivé à temps... Tiens, mon ami, regarde donc par cette porte vitrée...
Il conduit Didier auprès de la porte.
Tu peux l’apercevoir d’ici ; elle traverse le jardin ; sans doute pour aller chez le notaire.
DIDIER, à part.
Ah ! mon Dieu !...
À Tardif.
Comment, c’est là ta prétendue ?
MONSIEUR TARDIF.
N’est-ce pas qu’elle est bien ?
DIDIER, toujours près de la porte vitrée.
Oh ! charmante !... je la connais beaucoup.
MONSIEUR TARDIF.
Tu la connais !
DIDIER.
Oui, sans doute... j’ai même là des papiers pour elle... c’était une de mes clientes ; elle avait, il y a trois ans, une propriété près de Montgeron... et comme c’est moi qui, autrefois, avais liquidé la succession de son mari...
MONSIEUR TARDIF.
Qu’est-ce que tu dis donc ? son mari !
DIDIER.
Eh oui !... monsieur Pincé, son mari... un receveur de l’enregistrement, qui est mort, il y a quatre ans, en lui laissant une cinquantaine de mille francs... elle sera venue s’établir à Melun, où elle aura acheté cette maison.
MONSIEUR TARDIF.
Je n’en reviens pas... Quoi ! mademoiselle Ursule !...
DIDIER.
Est madame veuve Ursule Pincé... vois plutôt... sur cette lettre... tout le monde te le dira... elle faisait même assez mauvais ménage... mais on ne réussit pas une première fois, et on se rattrape une seconde... le tout est de ne pas se décourager.
MONSIEUR TARDIF.
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
Moi qui croyais être premier en date !
DIDIER.
C’est un hasard assez rare ici-bas.
MONSIEUR TARDIF.
Je la croyais demoiselle... et l’ingrate
Eut un époux et ne m’en parlait pas !
DIDIER.
C’est sa mémoire, hélas ! qui l’a trahie.
MONSIEUR TARDIF.
Soit... mais je n’ose à présent m’y fier.
Il se peut bien qu’un jour elle m’oublie,
Puisqu’elle avait oublié le premier.
Tu le vois, Madeline... mon étoile me poursuit toujours.
MADELINE.
Eh ! non, mon parrain... si ce n’était que cela... il n’y aurait pas de quoi se désoler... car, malgré vos idées, j’aimerais autant vous voir épouser une veuve... mais puisqu’elle vous a trompé sur ce chapitre-là... elle peut vous tromper sur bien d’autres, et voilà le mal...
DIDIER.
La petite a raison... cette enfant-là a une solidité de jugement inconcevable pour son âge ; et ce que tu peux faire de mieux au monde... c’est de suivre ses avis.
MONSIEUR TARDIF.
Oh ! je sais bien que Madeline a de l’affection pour moi, et qu’elle ne veut que mon bonheur... Mais songe donc que je me suis avancé, que me voilà engagé avec mademoiselle ou madame Ursule.
MADELINE.
Qu’importe ?... il n’y a rien de conclu... rien de signé.
DIDIER.
C’est juste... tu peux toujours battre en retraite... une marche rétrograde... c’est dans ton genre.
MONSIEUR TARDIF.
Pour ce qui est de reculer... ce n’est pas là ce qui m’embarrasse... mais songez donc que le mois avance, et que si je manque ce mariage-là, il n’y en aura peut-être plus.
MADELINE.
N’est-ce que cela ? nous avons votre affaire... Nous en avons un autre.
MONSIEUR TARDIF.
Il serait possible !... elle en avait donc en réserve pour les accidents !... Mais c’est que, vois-tu, il faudra faire encore connaissance, il faudra faire ma cour... et quand je songe au peu de temps qui me reste...
MADELINE.
Du tout, vous la connaissez depuis longtemps...
À Didier, qui lui fait des signes.
Laissez-moi donc faire...
À monsieur Tardif.
Et elle soupire pour vous... elle vous aime en secret.
MONSIEUR TARDIF.
Vraiment !
MADELINE.
En un mot, c’est mademoiselle Félicité, la sœur de votre ami.
MONSIEUR TARDIF.
Que dites-vous ?
DIDIER.
Oui, mon cher Tardif, je ne t’en aurais jamais parlé... mais puisque Madeline nous a trahis !... cette fois, par exemple, tu es sûr qu’il n’y a pas d’erreur... jusqu’à présent, je t’en réponds bien, ma sœur n’a pas trouvé de maris... Dieu ! la pauvre fille !... on ne peut pas lui reprocher cela.
MONSIEUR TARDIF.
Je te crois bien... mais est-ce que son âge ?...
DIDIER.
Elle est plus jeune que toi... et tu es un jeune homme... d’ailleurs, j’espère que tu es bien revenu des femmes de vingt-sept ans... et que pour te séduire, il te faut maintenant quelque chose de plus.
MONSIEUR TARDIF.
Oui, sans doute... mais son humeur... il me semble qu’elle était un peu vive...
DIDIER.
Autrefois, dans votre jeunesse... mais depuis, elle a bien changé... voilà dix ans qu’elle est établie à Paris et que tu ne l’as pas revue.
MONSIEUR TARDIF.
C’est vrai... c’est vrai, on ne peut plus juger.
DIDIER.
Enfin, mon ami, ce n’est pas parce qu’elle est ma sœur, mais c’est une bonté d’âme, une douceur de caractère, une sévérité de principes...
MADELINE.
Et puis, ce que j’y vois de mieux, c’est l’amour qu’elle a pour vous ; et quand on aime les gens, on fait tout pour les rendre heureux.
DIDIER.
Madeline a raison ; et tu verras les soins, les égards... enfin, c’est aujourd’hui la fête... la Saint-Placide.
MONSIEUR TARDIF.
C’est ma foi vrai... Je l’avais oublié.
DIDIER.
Eh bien ! elle y avait pensé ; elle y pense encore... elle te fait là des bouquets, des couplets...
MONSIEUR TARDIF.
Il serait possible !... cette chère Félicité !
DIDIER.
Vois donc, quelle perspective !... nous ne ferons plus qu’une même famille, qu’un seul ménage... « un frère est un ami que donne la nature... » à plus forte raison un beau-frère... l’amour, l’amitié... l’hymen, tout se trouve, réuni.
MONSIEUR TARDIF.
C’est fini, je suis décidé... voilà la femme qu’il me faut.
DIDIER.
À la bonne heure... mais en amour comme en affaires, je ne connais que la promptitude ; je vais te présenter à ma sœur.
MONSIEUR TARDIF.
Non, mon ami, encore un instant.
DIDIER.
Est-ce que tu hésites ?
MONSIEUR TARDIF.
Du tout... mais pour une entrevue de mariage, je vais mettre mon habit neuf.
MADELINE, à part.
Et moi, prévenir la future.
DIDIER.
À quoi bon ? nous aurions sur-le-champ signé un petit projet de contrat.
MONSIEUR TARDIF.
Écoute donc... il y a dix ans que nous ne nous sommes vus.
Air : Je regardais Madelinette. (Le Poète satirique.)
D’attraits ta sœur était pourvue :
Toujours, sans doute, elle en aura ;
Mais moi... c’est la grande tenue
Qui peut voiler ces dix ans-là.
MADELINE, regardant monsieur Tardif.
Mais mon parrain, plus j’ le regarde.
Est encor très bien, Dieu merci ;
Comme au temps il ne prend pas garde,
Le temps n’a pas pris garde à lui.
Ensemble.
MADELINE.
Allez vite à votre toilette.
D’espoir tous mes sens sont émus ;
Ah ! pour nous quel bonheur s’apprête !
Non, nous ne vous quitterons plus.
DIDIER.
Allons, va vite à ta toilette.
D’espoir tous ses sens sont émus ;
Ah ! pour nous quel bonheur s’apprête !
Non, tu ne nous quitteras plus.
MONSIEUR TARDIF.
Allons, je vole à ma toilette,
D’espoir tous mes sens sont émus.
Ah ! pour moi quel bonheur s’apprête !
Non, je ne vous quitterai plus.
Monsieur Tardif sort par le fond, et Madeline entre dans la chambre à droite.
Scène IX
DIDIER, seul
Ma foi... ce n’est pas malheureux, car je désespérais d’établir jamais ma sœur... Il n’y avait qu’un ami intime... il fallait ça... au fait, cependant Félicité est bonne fille, si ce n’était ses accès de colère... parce que dans ces moments-là elle ne connaît rien ; mais du reste...
Regardant à droite par la porte vitrée.
Eh mais, qui vient là ? C’est notre aimable veuve.
Scène X
DIDIER, URSULE
URSULE, sortant de la porte vitrée, et serrant un papier dans son sac.
Je n’ai pas perdu de temps, et tout est disposé... il faut maintenant s’entendre avec monsieur Tardif.
DIDIER, s’avançant.
Me sera-t-il permis, belle dame, de vous présenter mes hommages ?
URSULE, à part.
Grand Dieu !... monsieur Didier, le notaire de Montgeron !...
Haut.
Quoi ! monsieur, vous êtes en ce pays ?
DIDIER.
Oui... je suis venu passer une huitaine chez mon ami Tardif... N’avez-vous pas quelque chose à lui dire ?
URSULE, troublée.
Non, monsieur... je demeure dans la maison ; et je traversais le jardin pour être plus tôt rentrée chez moi, où l’on m’attend.
Se remettant.
J’espère que nous aurons le plaisir de vous voir.
DIDIER.
Oui, belle dame... d’autant que j’ai à vous remettre des papiers de la succession de votre...
URSULE, l’interrompant vivement.
Il suffit... il suffit... mille pardons de vous quitter...
À part.
Hâtons-nous de prévenir ses confidences, ou tout est perdu...
Haut.
Monsieur, je suis ravie d’une pareille rencontre.
Elle sort.
Scène XI
DIDIER, seul
Et moi donc !... ma vue l’a un peu déconcertée... Elle ne s’y attendait pas. C’est là le bon... des surprises, des coups de théiste... il faut ça...
Apercevant Félicité.
Eh ! viens donc, ma chère amie... je remue ciel et terre en ta faveur.
Scène XII
DIDIER, FÉLICITÉ
FÉLICITÉ.
Comment, mon frère, ce que Madeline vient de m’apprendre serait-il vrai ?
DIDIER.
Eh oui ! sans doute... Je crois qu’enfin nous tenons un établissement.
FÉLICITÉ.
Vous voyez donc bien ce que je vous disais... rien n’était plus facile ; et si vous aviez voulu vous en occuper... il y a longtemps que ce serait fait.
DIDIER.
Est-elle aimable ! voilà pourtant comme elle me remercie... Enfin, ma sœur, c’est un coup du ciel ; je n’espérais pas pour toi un aussi beau mariage... dix mille livres de rente, et un homme qui est encore fort bien.
FÉLICITÉ.
Il me semble que, de son côté, il n’a point fait non plus une mauvaise affaire, et qu’il pouvait plus mal choisir.
Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.
Voyez cet embonpoint flatteur !
Voyez quelle tournure aisée !
DIDIER, à part.
Quel beau rouge ! quelle fraîcheur !
Dieu ! comme elle est bien déguisée !
Tâchons avec même bonheur,
Pour rendre la chose plus sûre,
Qu’elle fasse pour son humeur
Ce qu’elle a fait pour sa figure.
Haut.
Vois-tu, ma sœur, à cause de Tardif... il faudrait peut-être aujourd’hui... t’observer un peu.
FÉLICITÉ.
Est-ce que vous ne me trouvez pas bien ?
DIDIER.
Si fait... mais il y a des futurs exigeants, qui tiennent au caractère... Voilà pourquoi je t’avertis de prendre garde... quand on se marie... il faut cela.
FÉLICITÉ.
Vous voulez me faire entendre par là que mon humeur ne lui convient pas.
DIDIER.
Je n’ai pas dit cela... mais tâche de l’en faire une qui lui convienne ; car il est impossible de voir un esprit plus à rebours.
FÉLICITÉ, vivement.
Mais c’est qu’il est impossible d’être plus contrariant ; et il faut toujours que ce soit moi qui cède.
DIDIER, s’échauffant.
Témoin ce matin, ou nous nous sommes disputes tout le temps de la route, au point que Cocotte en a pris le mors aux dents.
FÉLICITÉ.
J’avais peut-être tort... oser soutenir que j’ai quarante-neuf ans !
DIDIER.
Parbleu ! je le soutiens, parce que tu les as.
FÉLICITÉ.
Je ne les ai pas.
DIDIER.
Tu les as.
FÉLICITÉ.
Je ne les ai pas...
DIDIER.
Et moi je le prouverai bien.
Scène XIII
DIDIER, FÉLICITÉ, MONSIEUR TARDIF, en grande toilette
FÉLICITÉ, allant à monsieur Tardif.
Voici justement monsieur Tardif... j’en suis enchantée... il vient bien à propos.
MONSIEUR TARDIF, s’inclinant.
Vous êtes trop aimable.
FÉLICITÉ.
Il jugera entre nous.
DIDIER, lui faisant signe.
Ce n’est pas nécessaire.
FÉLICITÉ, sans l’écouter.
Si vraiment : il connaît notre famille, et nous avons été élevés ensemble.
MONSIEUR TARDIF.
De quoi s’agit-il ?
DIDIER.
C’est une discussion inutile... Tardif sait bien comme moi que tu es mon aînée.
FÉLICITÉ, vivement.
Ce n’est pas vrai.
DIDIER.
Je suis de 84...
FÉLICITÉ.
Et moi aussi.
DIDIER, s’échauffant.
Nous sommes donc jumeaux ?
FÉLICITÉ.
Probablement... c’est cela que nous nous entendons si bien...
MONSIEUR TARDIF, à part.
Qu’est-ce que j’entends là ?
DIDIER, à part.
Dieu ! quelle imprudence !
Haut.
Mais, ma bonne sœur, finissons, je t’en prie...
FÉLICITÉ, hors d’elle-même.
Non, non, personne ne me fera taire, quand j’ai raison.
DIDIER, impatienté.
Alors, va au diable... te mariera qui voudra... moi, je ne m’en charge plus...
Ensemble.
Air : Cœur infidèle, cœur volage. (Blaise et Babet.)
DIDIER et FÉLICITÉ.
Non, rien n’égale ma colère ;
Pour une sœur et pour un frère,
Se voir ainsi toujours en guerre !
Rien n’est égal à ma colère.
MONSIEUR TARDIF, à part.
Ah ! juste ciel ! quelle colère !
Pour une sœur et pour un frère,
Se voir ainsi toujours en guerre !
Le bel hymen que j’allais faire !
MONSIEUR TARDIF.
C’est bien son ancien caractère !
MADELINE, accourant, un papier à la main.
Mon Dieu ! quel bruit ai-je entendu ?
MONSIEUR TARDIF.
Tu viens bien à propos, ma chère ;
Encore un hymen de rompu.
Ensemble.
DIDIER.
Non, rien n’égale ma colère ;
Pour une sœur et pour un frère,
Se voir ainsi toujours en guerre !
Le bel hymen qu’il allait faire !
FÉLICITÉ.
Non, rien n’égale ma colère ;
Pour une sœur et pour un frère,
Se voir ainsi toujours en guerre !
Le bel hymen que j’allais faire !
MONSIEUR TARDIF.
Ah ! juste ciel ! quelle colère !
Pour une sœur et pour un frère,
Se voir ainsi toujours en guerre !
Le bel hymen que j’allais faire !
MADELINE.
Ah ! juste ciel ! quelle colère !
Pour une sœur et pour un frère,
Se voir ainsi toujours en guerre !
Le bel hymen qu’il allait faire !
Félicité rentre dans sa chambre, à droite, Didier sort par le fond.
Scène XIV
MADELINE, MONSIEUR TARDIF
Ils restent quelque temps en face l’un de l’autre, et se regardent sans rien dire.
MONSIEUR TARDIF.
Eh bien !... qu’en dis-tu ? je l’échappe belle... Vois-tu ce que c’est que de se presser ?... si jamais cela m’arrive maintenant !
MADELINE.
Je n’en reviens pas... je n’aurais jamais cru que vous fussiez d’une défaite aussi difficile... et j’en suis restée là
Montrant le papier qu’elle tient à la main.
avec ma lettre.
MONSIEUR TARDIF.
Qu’est-ce que c’est que cela ?
MADELINE.
C’est de madame Ursule, qui vient de l’envoyer ; et voyez-vous, mon parrain... je crois maintenant que celle-là valait mieux.
MONSIEUR TARDIF, tout en décachetant le papier.
Je le crois aussi... au moins elle était douce et aimable... mais quand je pense à la tromperie qu’elle m’a faite... si jamais elle m’y rattrape !...
Jetant les yeux sur le papier.
Ah ! mon Dieu !
MADELINE.
Qu’est-ce donc ?
MONSIEUR TARDIF.
C’est le contrat de mariage qu’elle m’envoie, avec une lettre d’elle, signée veuve Ursule.
MADELINE.
La !... vous voyez donc bien qu’elle ne voulait pas vous tromper.
MONSIEUR TARDIF, lisant.
« Monsieur, des raisons d’intérêt et de famille que je vous ferai connaître, m’avaient engagée à taire un précédent mariage... Il m’eût été doux de vous laisser une erreur qui semblait vous plaire ; mais, aux termes où nous en sommes, la plus grande franchise doit régner entre nous ; et je vous prie de vouloir bien m’accorder un moment d’entretien. Votre servante, veuve URSULE PINCÉ. » J’ai tort, Madeline ; j’ai été injuste envers elle.
MADELINE.
Oui, mon parrain» et pour réparer l’injure que vous lui avez faite... si j’étais de vous, je lui renverrais le contrat tout signé.
MONSIEUR TARDIF.
Tu as peut-être raison... Allons, me voilà décidé... nous verrons... à y penser... dans quelque temps.
MADELINE.
Mais du tout... vous allez encore arriver au dernier moment... et d’ici là votre ami Didier va vous parler pour sa sœur... va vous tourmenter encore.
MONSIEUR TARDIF.
C’est vrai... Vois dans quel embarras je me trouve ! Qu’est-ce que tu ferais à ma place ?
MADELINE.
Air : Ces postulons sont d’une maladresse.
Je signerais c’ contrat de mariage.
MONSIEUR TARDIF.
Quoi ! sur-le-champ ?
MADELINE.
C’est le meilleur parti.
Dès qu’il saura que l’hymen vous engage,
Monsieur Didier verra qu’ tout est fini :
De ses poursuit’s vous serez à l’abri.
Écoutant.
Mais je l’entends ; je tremble qu’il ne sorte.
MONSIEUR TARDIF, prenant le contrat et signant.
Dépêchons-nous... j’ai si peur... de sa sœur...
MADELINE.
N’en, mon parrain, ce n’est pas lui.
MONSIEUR TARDIF.
N’importe ;
J’ai signé de frayeur.
Appelant.
Dubois !...
Un domestique paraît.
Tu vas porter ce papier...
DUBOIS, prenant le papier.
Oui, monsieur...
À Madeline.
Mademoiselle Madeline, voilà une lettre qui arrive pour vous.
MADELINE.
Ah ! c’est de Julien.
MONSIEUR TARDIF, à Dubois.
Tiens, c’est pour madame Ursule, notre propriétaire... et va vite, de peur que je ne te rappelle.
Dubois sort.
Il n’y a donc plus à s’en dédire... me voilà avec une femme.
MADELINE.
Eh bien, mon parrain, puisque c’est fini, vous devez être content.
MONSIEUR TARDIF.
Il me semble que non... et ça me fait au contraire un drôle d’effet de me voir marié.
MADELINE.
C’est singulier... et moi aussi... Enfin, mon parrain, pourvu que ça tourne à bien, et que vous soyez heureux...
MONSIEUR TARDIF.
Je l’espère, Madeline... d’autant plus que nous y avons mis le temps... Quoi qu’il en soit, je n’ai que ma parole... Grâce à toi, me voilà enfin marié... C’est maintenant ton tour, et dès demain... Adieu, mon enfant, je te laisse lire ta lettre... tu vas épouser Julien... tu vas être heureuse... tu ne penseras plus à moi.
MADELINE.
Si, mon parrain, toujours.
MONSIEUR TARDIF.
Et tu viendras me voir ?
MADELINE.
Oui, mon parrain.
MONSIEUR TARDIF.
Et si ton mari ne voulait pas ?
MADELINE.
C’est égal.
MONSIEUR TARDIF.
Voilà un bon naturel... voilà de l’attachement...
À part.
et puis, je ne l’avais jamais regardée comme cela... ce petit minois agréable... cette petite tournure... cette...
Se reprenant.
Lis ta lettre, mon enfant, lis ta lettre... Je vais trouver Didier, pour nous séparer bons amis, et lui faire part de mon mariage...
Soupirant.
Si ma femme venait...
MADELINE.
Votre femme !...
MONSIEUR TARDIF.
Oui... ma propriétaire.
MADELINE.
C’est juste... je n’étais pas encore au fait de l’autre nom... et j’aurai de la peine à m’y habituer.
MONSIEUR TARDIF.
Et moi, donc !... Eh bien, si elle vient, tu la recevras... J’aime autant que ce soit toi... Adieu, Madeline.
MADELINE.
Adieu, mon parrain.
Monsieur Tardif sort par le fond.
Scène XV
MADELINE, seule
Je ne sais pas pourquoi il a un air si triste et si malheureux... Il n’y a pourtant pas longtemps que ce mariage est décidé... Si c’est déjà le commencement... Voyons donc...
Décachetant la lettre.
cette lettre... car je ne devine pas pourquoi Julien m’écrit, quand il pourrait venir me parler...
Elle lit.
« Mademoiselle, l’amour est agréable... »
S’interrompant.
Ah ! mon Dieu ! qui vient là ?... C’est madame Ursule...
Elle remet la lettre dans sa poche.
Scène XVI
MADELINE, URSULE
URSULE.
Bonjour, Madeline... votre parrain est-il là ?
MADELINE.
Non, madame... mais si vous voulez attendre un instant au salon, je vais l’avertir.
URSULE,
À la bonne heure !
MADELINE.
Vous avez reçu un certain papier qu’il vous a envoyé ?
URSULE.
Oui, sans doute ; et je l’ai adressé à mon notaire.
MADELINE.
Ainsi, c’est une affaire terminée.
URSULE.
Grâce à vous, Madeline... car je sais, par monsieur Tardif, que c’est vous qui l’avez décidé à ce mariage.
MADELINE.
Oh ! mon Dieu, oui, madame... et si j’osais vous faire une prière...
URSULE.
Comment donc !... après tout ce que je vous dois, je serais bien ingrate... vous n’avez qu’à parler, ma chère enfant.
Scène XVII
MADELINE, URSULE, MONSIEUR TARDIF, entrant par le fond, et s’arrêtant
MONSIEUR TARDIF.
Ah ! mon Dieu !... les voilà toutes deux... attendons qu’elle soit sortie.
Il entre dans le petit salon.
MADELINE, à Ursule.
Eh bien ! madame, puisque vous allez l’épouser, tachez, je vous prie, de le rendre bien heureux.
URSULE.
Pouvez-vous en douter, ma chère ?
MADELINE.
C’est que je sais mieux que personne combien il le mérite... il est si bon, si aimable... Tenez, madame, je vais d’avance vous faire connaître son caractère... ça pourra vous cire utile... D’abord, il n’est pas vif ; mais ne vous impatientez pas à l’activer, parce qu’il ne changera pas... il est comme ça.
URSULE, à part.
C’est ce que nous verrons...
Haut.
Écoutez, Madeline, vous êtes une bonne fille, et avant tout, il faut nous entendre... Vous aimez votre parrain, moi aussi... vous voulez son bonheur, c’est tout ce que je désire... il faut donc, pour cela, que vous me secondiez en tout... en un mot, que vous continuiez à me servir comme vous l’avez déjà fait, et vous ne vous en repentirez pas.
MADELINE.
Comment donc, madame ! je ne demande pas mieux.
URSULE, à part.
J’en étais sûre... elle est à moi.
Haut.
Eh bien ! ma chère, au lieu de laisser monsieur Tardif vivre comme il le fait, je prétends d’abord le mener dans le monde... dans la société.
MADELINE.
Justement... c’est qu’il n’aime pas cela.
URSULE.
Oui... mais si je l’aime ! quand on a de la fortune, il faut en jouir... il faut s’en faire honneur... Il est encore dans un âge à aller au bal, et il m’y mènera.
MADELINE.
Ah ! mon Dieu ! vous allez le rendre malade... lui qui est toujours couché à dix heures !
URSULE.
À Melun, c’est bien... mais comme nous irons à Paris...
MADELINE.
À Paris !... ne vous en avisez pas... s’il quittait ce pays... il mourrait de chagrin.
URSULE.
Soyez tranquille, cela me regarde... et si vous voulez être de mon parti, nous saurons bien l’y forcer.
MADELINE.
Comment !... est-ce que voulez le contraindre... et commander chez lui ?
URSULE.
Du tout... jamais on ne commande... mais, quand on veut, on se l’ait toujours obéir... c’était comme ça avec mon premier mari.
MADELINE.
Ah mon Dieu !... vous aviez donc aussi des disputes ?
URSULE.
Jamais nous n’avons eu une querelle... Moi, le contrarier !... oh Dieu !... c’est si loin de mon caractère... mais avec des vapeurs et des attaques de nerfs, on fait toujours vouloir ce qu’on veut... ils y sont forcés, par ordonnance du médecin... Adieu, Madeline, je vais attendre au salon... dès qu’il le faudra, je commencerai... je prendrai mes spasmes et mes irritations nerveuses... s’il le faut même, j’aurai une petite attaque.
Elle va du côté du petit salon à gauche.
MONSIEUR TARDIF, sortant du petit salon.
À merveille !
URSULE.
Dieu !... je vais me trouver mal !...
MONSIEUR TARDIF.
Ce n’est pas la peine... je n’y croirais pas... Après le petit système de conduite que vous venez de dévoiler vous-même... c’est fini entre nous.
URSULE, feignant un grand trouble.
Quoi, monsieur !... me faire une pareille scène !
MONSIEUR TARDIF.
C’est inutile, vous dis-je... j’ai tout entendu... et vous pouvez déchirer le contrat.
URSULE, d’un air pénétré.
Il suffit, monsieur... je vois que vous cherchez un prétexte pour rompre avec moi... Je me flatte que vous rougirez un jour d’avoir écouté de faux rapports...
S’essuyant les yeux.
et quel que soit le parti que vous preniez... j’aurai du moins la consolation d’avoir été victime d’une injustice que je ne méritais pas.
Elle sort.
Scène XVIII
MONSIEUR TARDIF, MADELINE
MONSIEUR TARDIF.
C’est ça, l’autre n’était que colère, et celle-ci est hypocrite... encore un mariage de manqué... car je plaiderais plutôt... Madeline !...
MADELINE.
Quoi ! mon parrain, vous étiez là ?
MONSIEUR TARDIF.
Oui, mon enfant ; et c’est fini... j’y renonce... je ne suis pas mariable... il y a quelque chose en moi qui s’y oppose... Tout décidé... j’aime mieux être ruiné... ça me coûtera moins cher...
MADELINE.
Pourquoi donc ça, mon parrain ?... il ne faut pas vous décourager.
MONSIEUR TARDIF.
C’est un parti pris... mais n’importe ; ça n’empêche pas ton mariage avec Julien... écris-lui, ou plutôt qu’est-ce qu’il te disait là ?
MADELINE.
Est-ce que j’ai eu le temps de le voir ?
Elle lit.
« Mademoiselle, l’amour est agréable ; mais c’est quand on a quelque chose en ménage... Votre parrain, que je révère, vous a promis trois mille francs de dot, et c’est bien à lui... mais on dit qu’il va se marier, et c’est mal... parce qu’enfin, après lui, il nous en serait revenu... du moins j’y comptais... Il faut alors, si son mariage a lieu, qu’il double la dot, ou qu’il assure quelque chose... sans cela, il ne faut plus penser entre nous, mademoiselle, à une alliance avec laquelle j’ai l’honneur d’être, Claude Julien, commis aux octrois. » Eh bien, par exemple... je ne lui aurais jamais cru de pareils sentiments !
MONSIEUR TARDIF.
Écoute donc... c’est assez juste... Ce garçon pense à sa fortune et à son avenir... et puisqu’il lui faut six mille francs... que je me marie ou non... tu les auras, Madeline ; je te les donnerai.
MADELINE.
Et moi, je n’en veux pas... je ne veux pas d’un tel mari... C’est donc pour votre argent qu’il m’épousait... et il comptait sur votre héritage... Ah ! bien oui...
Déchirant le papier.
je le prends au mot, et je dis comme vous : « Plus de mariage... tout est fini. »
MONSIEUR TARDIF.
Comment, est-ce que tu ne l’aimais pas ?
MADELINE.
Moi !... ça ne m’est jamais venu à l’idée... je me mariais... parce qu’on dit qu’il faut se marier ; mais, après une conduite comme celle-là, j’aimerais mieux rester fille toute ma vie que d’épouser monsieur Julien.
MONSIEUR TARDIF, avec joie.
Il serait vrai !...
Se reprenant.
Dis donc, Madeline... c’est singulier, nous voilà tous deux dans la même position.
MADELINE, qui s’est assise, et qui a pris son ouvrage.
Comment cela ?
MONSIEUR TARDIF, s’appuyant sur le dos de sa chaise.
Nous sommes tous deux à marier.
MADELINE.
Oui, mon parrain.
MONSIEUR TARDIF.
Tu attends un mari... et je cherche une femme.
MADELINE.
C’est vrai.
MONSIEUR TARDIF, d’un air d’embarras.
Eh bien... il me semble que sans nous donner tant de peine... et sans aller bien loin, nous pouvons trouver tous les deux ce qui nous manque.
MADELINE, d’un air étonné.
Comment, mon parrain ! qu’est-ce que vous voulez dire ?
MONSIEUR TARDIF.
Air : Elle fut heureuse au village.
Oui, tout à l’heure j’écoutais
Ce plan, et si doux, et si sage,
Qu’à ma femme tu prescrivais
Pour le bonheur de mon ménage.
Mais pour bien l’observer en tout,
Cela demande un soin extrême...
Tu n’en viendras jamais à bout,
Si tu ne t’en charges toi-même.
MADELINE, avec joie, et jetant son ouvrage.
Ô ciel ! moi ! votre femme !... ça n’est pas possible !...
MONSIEUR TARDIF.
Si, Madeline... c’est un service à me rendre... je ne trouverai jamais mieux que toi... et si tu m’aimes...
MADELINE.
Moi, mon parrain ! je n’ai jamais aimé que vous.
MONSIEUR TARDIF, lui baisant la main.
Dieu, quel bonheur ! Eh bien ! Madeline, moi aussi... et c’est d’aujourd’hui que je m’en suis aperçu... mais tu le sais bien, je suis toujours en retard.
Scène XIX
MONSIEUR TARDIF, MADELINE, DIDIER
DIDIER.
Que vois-je
MONSIEUR TARDIF.
Encore un changement !... c’est mon troisième mariage d’aujourd’hui ; mais celui-ci est définitif.
DIDIER.
Eh bien ! morbleu ! tu as raison... dès que ça n’est pas ma sœur que tu épouses, j’aime encore mieux Madeline que ta veuve Ursule... celle-là au moins est une bonne fille, qui ne te trompera pas ; et en ménage, autant que possible, il faut ça.
MONSIEUR TARDIF.
Ce cher ami... je suis bien taché, pour ta sœur Félicité, que ça n’ait pas pu s’arranger autrement.
DIDIER.
Oh ! que ça ne t’inquiète pas... elle y est faite... ce n’est pas la première fois que cela arrive.
MONSIEUR TARDIF.
Ah çà ! mes amis, vous savez qu’il n’y a pas de temps à perdre... Nous publierons le premier ban demain, ou après-demain... ou mercredi au plus tard...
MADELINE.
Du tout, mon parrain.., ne vous en mêlez pas... nous nous en chargerons, monsieur Didier et moi.
DIDIER.
À la bonne heure !... Demain la publication, demain le contrat... et aujourd’hui la fête... car nous sommes venus pour cela.
MADELINE.
Ah ! mon Dieu ! mon parrain, c’est vrai, je n’y pensais plus, et votre bouquet...
MONSIEUR TARDIF, souriant.
Sois tranquille... je l’aurai.
Vaudeville.
Air : Le luth galant qui chanta les amours.
MONSIEUR TARDIF.
Depuis longtemps, quoiqu’il fût attendu,
Jamais chez moi l’amour n’avait paru ;
Lorsque j’y renonçais, il vient sans qu’on l’invite :
Malgré mes cinquante ans, ce dieu me rend visite ;
De peur qu’il ne reparte, accueillons-le bien vite :
Mieux vaut tard que jamais.
DIDIER.
Vous qui vivez de guerre et de procès,
Vous n’épargnez ni l’encre ni les frais ;
Chez vous on s’arrondit, mais aussi Dieu sait comme !
Oui, de probité seule on se montre économe...
Mais dès qu’on sera riche, on veut être honnête homme.
Mieux vaut tard que jamais.
MONSIEUR TARDIF.
J’eus un cousin tardif de son métier,
Qui ne pouvait obtenir d’héritier...
Veuf, et d’un autre hymen rêvant la perspective,
Il épouse une Agnès aimable, jeune et vive.
À soixante et dix ans son premier fils arrive :
Mieux vaut tard que jamais.
MADELINE, au public.
Pour les mariag’s on envoi’ des billets,
V’nez pour le mien prend’ les vôtr’s ici près :
Les fêt’s où l’on vous voit sont toujours les meilleures ;
Pour nous, quelques instants, sortez de vos demeures,
Venez quand vous voudrez... fût-ce même à neuf heures
Mieux vaut tard que jamais.