Molière à Chambord (Auguste DESPORTES)

Comédie en quatre actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Royal de l’Odéon, le 15 janvier 1843.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

CHAPELLE

LE COMTE DE LAUZUN

LE MARQUIS

LE MARQUIS DE SOYECOURT

LOUIS XIV

BARON

GENEVRAY

LOUVOIS

PREMIER DUC

SECOND DUC

UN HUISSIER

ARMANDE BÉJARD

LA DUCHESSE DE MONTPENSIER (MADEMOISELLE)

LA FORÊT

ACTEURS et ACTRICES de la troupe de Molière

PERSONNAGES de la cour

 

La scène se passe au château de Chambord (octobre 1670.)

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une salle du château de Chambord, style de la Renaissance. Grande porte au fond ; porte à droite ; à gauche, une autre petite porte conduisant à un oratoire.

 

 

Scène première

 

LA FORÊT, CHAPELLE

 

LA FORÊT.

Vraiment il dépérit. Sa toux opiniâtre,

Son service à la cour, ses veilles au théâtre...

C’est trop aussi, c’est trop : ajoutez à cela

La folle passion que pour sa femme il a.

CHAPELLE.

Ils vivent séparés...

LA FORÊT.

Oui, mais j’ai pu comprendre,

À certains mots, qu’il songe encore à la reprendre.

Il est si faible !

CHAPELLE.

Bon ! la reprendre ! tu crois ?

LA FORÊT.

Oui, Monsieur : ce sera pour la troisième fois.

CHAPELLE.

Rien ne peut excuser une telle folie.

LA FORÊT.

Rien, Monsieur ; car, enfin, elle n’est pas jolie.

CHAPELLE.

Piquante... de la grâce... et de l’esprit... beaucoup !...

LA FORÊT.

Soit ; mais elle n’est pas jolie, encore un coup.

Est-elle bonne ? Non, non, elle est tracassière.

Sage, économe ? Point : fantasque et dépensière.

Fidèle ? Dieu sait comme ! Eh bien ! telle qu’elle est,

Vaine, capricieuse et coquelle, elle plaît ;

Elle enchante les gens... c’est un charme ! et vous-même

Vous la trouvez bien...

CHAPELLE.

Non...

LA FORÊT.

Mais lui, c’est lui qui l’aime !

Et jaloux !

CHAPELLE.

Quelque amant rôde donc là toujours ?

LA FORÊT.

Pour parler franc, Monsieur, depuis quatre ou cinq jours,

De son Lauzun, dit-on, elle s’est dégagée,

Et de notre malheur paraît très affligée.

CHAPELLE.

Mon Dieu ! quel malheur donc ?

LA FORÊT.

Quoi ! vous ne savez pas ?

CHAPELLE.

Comment puis-je savoir, La Forêt ?... de ce pas

J’arrive !...

LA FORÊT.

Il est vrai. Donc, voici la chose, et comme

Tout s’est passé. D’abord, le Bourgeois gentilhomme,

Que mon cher maître a fait pour Chambord tout exprès...

Une pièce superbe !... et qui fait rire !

CHAPELLE.

Après.

LA FORÊT.

Qui fait rire !... surtout la servante Nicole...

Vous verrez...

CHAPELLE.

Mais, dis-moi...

LA FORÊT.

C’est une bonne école

Pour tous les vaniteux que cette pièce-là.

CHAPELLE.

Dis-moi donc...

LA FORÊT.

L’on s’entend, voyez-vous, à cela :

Molière, c’est connu, m’a souvent consultée...

Dame ! l’on a du goût !

CHAPELLE.

Mais l’on est entêtée

En diable... Dis-moi donc quel malheur...

LA FORÊT.

Le voici :

Cette pièce est superbe... et n’a pas réussi !

Une fière injustice, allez, qu’on nous a faite !

La cabale à présent doit être satisfaite :

Le roi n’ayant pas ri, n’ayant pas dit un mot,

C’est un arrêt portant que Molière est un sot.

La cour à cet arrêt s’empresse de souscrire :

Le roi ne riant pas, la cour oserait rire !

Jamais ! bien plus, le prince est-il triste ?... voilà

Les visages soudain longs, longs comme cela...

C’est la cour... quel pays ! Depuis une semaine,

Donc, nous sommes honnis, et chaque jour amène

Quelque nouvel affront... Molière à tout moment

Met Baron en campagne, et puis, secrètement,

Lui-même il sort... partout il s’enquiert...

Il demande Si le roi n’a rien dit... et ce que fait Armande...

Car ces deux intérêts l’occupent à la fois.

Comme ces chevaliers, vous savez, d’autrefois,

Son roi, sa dame !... Allez ! que de cette coquette,

De cette cour si triste avec son étiquette

Je ferais bon marché, moi... Je les planterais

Là, sans façon, et, libre, à Paris je vivrais.

Je voudrais ne jouer que pour le petit monde,

Pour les bourgeois, au plus, car je suis franche et ronde,

Et j’aime le gros rire... et vous ?

CHAPELLE.

Je l’aime aussi,

Mais...

LA FORÊT.

Pour Dieu ! tâchez donc de nous tirer d’ici...

CHAPELLE.

J’y songe, et mon envie égale au moins la tienne ;

Mais nous perdons le temps : il faut que j’entretienne

Ton maître...

LA FORÊT.

Le voici...

La Forêt sort.

 

 

Scène II

 

CHAPELLE, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE.

Quoi ! Chapelle à Chambord !

CHAPELLE.

Moi-même...

MOLIÈRE.

Et quel hasard ?...

CHAPELLE.

Embrassons-nous d’abord.

J’avais quitté Paris pour courir la province

Avec Brissac, un duc qui mène un train de prince.

Je regrettais déjà ma douce liberté ;

Mais en passant à Blois je me suis arrêté.

J’ai voulu visiter un oncle respectable,

Chanoine gros et gras qu’on voit toujours à table...

Quand il n’est pas au lit, et qui laisse, en son lieu,

« À des chantres gagés le soin de prier Dieu. »

Or, chez lui, par hasard, en feuilletant un livre,

Plutarque, un vrai trésor pour enseigner à vivre,

J’ai lu : « Qui suit les grands serf devient », sur cela,

Sans voir Brissac j’ai pris le coche... et me voilà !

MOLIÈRE.

Je renais à la voix ! c’est l’heureux privilège

D’une vive amitié qui naquit au collège,

Lien de notre enfance, et qui, vainqueur du temps,

Nous tient toujours unis après plus de trente ans.

Oh ! c’étaient de beaux jours que ces jours-là, Chapelle !

Avec ivresse encor mon cœur se les rappelle !

Doux rêve qui pour moi devait sitôt finir !

Je me sens raviver rien qu’à ce souvenir ;

Le trouble de mon âme en y songeant s’apaise :

Ah ! l’on vit du passé quand le présent nous pèse !

CHAPELLE.

Des regrets, des soupirs, Molière ! Ainsi toujours

Quelque triste pensée assombrira tes jours !

Toi, que chacun de nous se plaît à reconnaître

Pour l’esprit le plus haut que notre âge ait vu naître ;

Moraliste profond dont la prose et les vers

Au nom de la raison poursuivent nos travers,

Moins sage quelquefois que nous, tant que nous sommes,

Tu n’es qu’un faible enfant, toi, précepteur des hommes !

À tes propres leçons il faut avoir recours ;

Mettre au même niveau ton âme et tes discours.

La sagesse n’est point à savoir faire un livre,

Fût-il parfait, divin ; elle est à savoir vivre,

À savoir être heureux : toute science est là.

Or, moi qui suis savant plus que toi sur cela,

Je veux le convertir à ma philosophie.

Par ma joyeuse humeur elle se justifie ;

Elle fait mon bonheur, elle fera le lien.

Je veux l’initier aujourd’hui même : viens,

Viens, Molière, je veux te faire rire et boire :

Des soucis, en buvant, tu perdras la mémoire.

Si le chagrin revient assiéger ton cerveau...

Hé bien ! pour le chasser tu boiras de nouveau.

Ainsi, toujours buvant, de bouteille en bouteille,

Joignant la veille au jour et le jour à la veille,

Sous un aspect riant s’offre le genre humain.

Toi, misanthrope, à tous déjà tu tends la main.

Tu ne sens plus les maux qui désolaient ta vie :

Ami, tu vois ta gloire et ne vois point l’envie.

C’est un monde enchanteur. Là, je trouve partout

Des gens aimables, bons, pleins d’esprit et de goût.

Fatigué des rigueurs d’une femme charmante,

Je bois, pour endormir le mal qui me tourmente,

Et puise dans mon verre un prestige vainqueur

Qui d’abord la séduit et me soumet son cœur.

Par ce prestige enfin la vieille est jeune encore,

Et d’un attrait piquant la laide se décore.

MOLIÈRE.

Ce monde, sans mentir, me sourit et me plaît ;

Mais je vis de régime et ne bois que du lait.

Je ne puis, comme toi, m’abuser sur les hommes,

Changer en paradis cet enfer où nous sommes :

J’ai trop souffert, Chapelle, et tu noierais en vain

Ma raison, ma mémoire au fond d’un broc de vin.

Toi, rieur et léger, libre d’inquiétude,

Faisant des vers charmants sans travail, sans étude,

Et d’amours en amours promenant les désirs,

Toi qui trouves la gloire en cherchant les plaisirs,

Heureux, tu vois partout le bonheur sur la terre.

Oh ! si du cœur humain tu sondais le mystère,

Demandant en secret à ce cœur ténébreux

Si l’homme est en effet heureux ou malheureux,

Énigme dont le mot, qu’on cherche et qu’on redoute,

De siècle en siècle échappe et nous laisse le doute :

Peut-être qu’en pesant la joie et les douleurs

Tu verrais dans nos jours moins de ris que de pleurs.

Pour des projets sans fin une vie éphémère ;

Le plaisir un éclair, la gloire une chimère ;

Au cœur un vide immense, un éternel désir

D’un bien qu’on entrevoit sans pouvoir le saisir...

Tel est l’homme... un secret plein de mélancolie,

Et devant ce secret tout orgueil s’humilie.

CHAPELLE.

Mais tu vois trop en noir, Molière, et tes malheurs

Teignent tous les objets de sinistres couleurs...

Comme ton Misanthrope...

MOLIÈRE.

Oui, peut-être ma plume

Dans ce rôle d’Alceste a mis trop d’amertume,

Car Alceste c’est moi, Molière au cœur frappé,

Amoureux comme Alceste et comme lui trompé.

Les douleurs que je sens, sa bouche les révèle.

Ah ! ma blessure encore est saignante et nouvelle !

Mille cuisants chagrins ont passé sur mes jours :

Le temps les a guéris... mais celui-là toujours,

Ineffaçable, est là dans mon âme offensée...

Cet amour, cette injure obsèdent ma pensée !

CHAPELLE.

Molière ! se peut-il que ton cœur à ce point

Souffre pour un amour qu’on ne partage point,

Et que la passion survive à ton estime ?

Quand tu devrais, t’armant d’un droit très légitime,

Époux trahi, vengeant ton honneur diffamé,

Faire enfermer...

MOLIÈRE.

Chapelle ! as-tu jamais aimé ?

CHAPELLE.

Cent fois ! belle demande !

MOLIÈRE.

Aimé du fond de l’âme ?

CHAPELLE.

Sans doute, de l’amour j’ai ressenti la flamme,

La flamme la plus vive, au fond de l’âme, là...

Mais je ne perdais pas la tête pour cela.

Et si je m’étais vu trahi de ma maîtresse,

Sans pleurs et sans éclat abjurant ma tendresse,

Par le mépris soudain je me serais guéri.

Je l’eusse fait amant, je le ferais mari.

En un mot, j’ai souvent aimé, mais aimé comme

Un garçon de bon sens, d’esprit, un galant homme,

Qui fuit l’excès en tout, maîtrise son désir,

Et ne va pas se faire un tourment d’un plaisir.

MOLIÈRE.

Il est donc, je ne sais par quel fatal mystère,

Deux amours différents, jetés sur cette terre

Pour faire pressentir ou l’enfer ou le ciel :

Le sort me donne à moi l’absinthe, à toi le miel.

Mais tu n’as point aimé ! Dans ton humeur légère

Tu n’as jamais connu qu’une ardeur passagère,

Un semblant de l’amour, non ce cruel poison

Qui torture le cœur et trouble la raison ;

Cet amour qui me rend si triste et misérable.

C’est une passion insensée... incurable,

Car, pour m’en affranchir, crois-moi, j’ai bien lutté...

Mais en vain... cet amour dans mon âme est resté.

Dix fois j’ai pardonné ses torts à l’infidèle :

Un mot de repentir me ramène près d’elle,

Heureux encor de croire à ses nouveaux serments,

Et qui nous surprendrait, Chapelle, en ces moments,

Dirait, à voir la joie où mon cœur s’abandonne,

Que je suis le coupable et qu’elle me pardonne.

Oui, faible que je suis, je n’ose l’accuser :

Je me cherche des torts pour la mieux excuser,

Et tel est mon amour que, dans le fond de l’âme,

Je la plains, en effet, plus que je ne la blâme ;

Et souvent je me dis que peut-être son cœur

Subit comme le mien quelque charme vainqueur,

Et que si je ne puis, moi, me séparer d’elle,

Elle, non plus, ne peut me demeurer fidèle.

Mais je déguise en vain mon mal sous ces propos :

L’amour à mon esprit ne laisse aucun repos,

J’aime, j’aime toujours !... et, la voyant si belle,

Jeune, facile à tous, et pour moi seul rebelle,

Je sens la jalousie et son serpent qui mord

Dans mon cœur, comme au cœur d’un coupable un remord.

C’est un enfer, Chapelle !... Et puis, porter sa peine

Au milieu des plaisirs et des jeux de la scène !

Jaloux, trahi ! jouer Sganarelle ou Dandin !

Pleurant ! se transformer en grotesque Jourdain !

À vingt rôles bouffons ajuster son visage !

Pour faire rire enfin mettre tout en usage ;

Toujours feindre !... et sentir, dans ces tristes combats,

Le cœur prêt à faillir ! et se dire tout bas :

Mensonge ! ma gaîté n’est qu’un masque, un vain leurre !

Mensonge ! vous riez, spectateurs !... moi, je pleure !...

CHAPELLE.

Ton malheur, en effet, est digne de pitié,

Mais que peut maintenant ma fidèle amitié ?

Rien... laissons faire au temps... Songe, songe à la gloire.

MOLIÈRE.

À qui souffre qu’importe une longue mémoire !

Il semblait que le ciel m’eût assez éprouvé ;

Mais de nouveaux dégoûts je me vois abreuvé.

Mon Bourgeois gentilhomme est un signal de guerre.

Ces cabales de cour ne me troubleraient guère ;

Mais le roi, qui toujours me soutint jusqu’ici,

Pour la première fois me laisse à leur merci,

Et, comme s’il voulait éprouver mon courage,

N’a pas dit un seul mot pour ou contre l’ouvrage,

Et je n’ai pu moi-même, au théâtre, saisir

Sur son front un éclair d’humeur ou de plaisir :

Il est resté toujours muet, impénétrable.

Oh ! combien j’ai souffert ! Histrion misérable,

Forcé de provoquer le rire, moi Jourdain,

Vers sa loge parfois me retournant soudain,

Je cherchais un regard, un mot d’heureux présage,

Et toujours je voyais l’immobile visage,

Froid et muet ; enfin, depuis ce jour maudit,

Depuis cinq mortels jours le roi ne m’a rien dit.

Ô trop heureux cent fois si le destin prospère

M’eût fait vieillir obscur au foyer de mon père !

J’ai mis pendant quinze ans ma gloire et mes plaisirs

À charmer de ce roi les superbes loisirs,

Et dans ce rôle ingrat où m’attendait l’envie,

Pour lui j’ai donné plus que mon sang, que ma vie :

J’ai donné mon repos, mon art, ma liberté.

Pour lui, dans mon essor, je me suis arrêté.

J’ai ployé mon génie aux chaînes qu’il m’a faites ;

Courtisan, j’ai porté mon tribut à ses fêtes.

Enfin, j’ai mis ma gloire à lui plaire, oubliant

Cet autre roi qui vient au théâtre en payant ;

Ces loges, ce parterre où le peuple s’assemble,

D’où sort un seul arrêt de cent bouches ensemble.

Mon cœur, ma sympathie étaient à ce roi-là,

Car je suis fils du peuple et mes frères sont là.

Hé bien ! j’aurai perdu la faveur populaire,

Et n’aurai de la cour que honte pour salaire !

Mais on vient !... sur ceci, mon ami, sois discret...

Ah ! c’est Baron... pour lui je n’ai pas de secret.

 

 

Scène III

 

CHAPELLE, MOLIÈRE, BARON

 

MOLIÈRE.

Qu’est-ce donc ?

BARON.

Vous savez que le roi tout à l’heure

Faisait sortir la chasse et partait ?... il demeure.

On rentre, et c’est un bruit !... Je crois entendre encor

Ce tintamarre affreux, voix d’hommes, voix du cor,

Pêle-mêle de chiens, de chevaux, d’équipages,

Dames et grands seigneurs, courtisans, valets, pages,

Un vrai chaos !... et puis, le marquis de Soyecourt,

Le damné grand-veneur qui se démène et court !...

Il dit que sans raison la chasse différée

Fait rentrer au chenil les meutes sans curée...

CHAPELLE.

C’est triste pour les chiens ; quant aux gens, Dieu merci,

Ils trouveront toujours quelqu’un à mordre ici.

MOLIÈRE.

Oh ! j’aimerais bien mieux, mille fois, dans la plaine

De leurs chiens sur mes pas sentir la chaude haleine,

Que de subir ici ce sourire moqueur,

Ce dédain qui descend comme un poignard au cœur ;

Que d’avoir à chercher, tremblant pour mon ouvrage,

Au front d’un roi superbe un regard de suffrage,

D’attendre de sa bouche un mot, un souvenir,

Un seul, pendant cinq jours, sans pouvoir l’obtenir !

BARON.

Mais nous jouons ce soir le Bourgeois gentilhomme !

MOLIÈRE.

Comment ! qui le l’a dit ? parle...

BARON.

Un monsieur qu’on nomme

Belloc, un officier de la chambre, je crois,

Il venait vous portant cet ordre exprès du roi.

MOLIÈRE.

Un ordre de jouer !... à la fin je respire !...

CHAPELLE.

De tout ce que pour toi je craignais c’est le pire ;

Car ta pièce a déplu, tu n’en saurais douter,

Et ce n’est qu’un prétexte à le persécuter...

Mais tu ne joueras pas...

MOLIÈRE.

Oh ! je jouerai, Chapelle.

On m’a très mal jugé, peut-être ; j’en appelle.

CHAPELLE.

Au public de Paris appelles-en, d’accord ;

Mais, crois-moi, tu perdras ton procès à Chambord.

MOLIÈRE.

L’épreuve m’est offerte et j’en veux voir l’issue...

Je joue.

CHAPELLE

Et si la pièce est encor mal reçue ?

MOLIÈRE.

Alors, Chapelle, alors... mais laisse-moi l’espoir...

À Baron.

Baron, va prévenir que nous jouons ce soir...

Il faut, pour répéter, qu’à l’instant on s’assemble...

BARON.

J’avais quelque autre chose à vous dire, il me semble ;

Mais j’ai trouvé la chasse en accourant ici,

Et j’ai tout oublié... Qu’était-ce ?... Ah ! m’y voici.

Un homme... Là ! son nom m’échappe !... un nom champêtre

Comme Froment... Ce nom me reviendra peut-être :

C’est un comédien que vous avez connu.

Sa méchante toilette à l’écart l’a tenu...

Ferai-je à ma mémoire à la fin rendre gorge !

Froment... L’Avoine... Non ! L’Orge... D’Orge...

MOLIÈRE.

Mondorge ?

BARON.

Mondorge ! c’est cela.

MOLIÈRE.

Qui courait autrefois

Avec moi la province ?

BARON.

Et qui jouait les rois.

Ce prince est maintenant tout à fait sans ressource

Et loge, comme on dit, le diable dans sa bourse.

MOLIÈRE, avec sévérité.

Parlez plus décemment, Baron, un malheureux

Est un objet sacré pour tout cœur généreux.

Trop souvent à railler ton esprit s’abandonne...

Avec bonté.

Sois simple et bon. Voyons, que veux-tu que je donne ?

BARON.

Quatre pistoles.

MOLIÈRE.

Hé ! c’est bien peu que cela.

Lui remettant une bourse. Lui remettant une seconde bourse.

Quatre pistoles, soit, de ma part ; mais voilà

Vingt pistoles en sus : ce sera de la tienne.

Entre frères il faut qu’en frère on se soutienne.

Un acteur dans la foule est seul et sans appui ;

Un préjugé se place entre le monde et lui.

L’avenir nous fera d’autres destins, j’espère :

Nos jours seront meilleurs, l’art sera plus prospère ;

Nous ne formerons plus enfin un peuple à part :

Des droits communs à tous nous aurons notre part.

Mais le monde aujourd’hui de ses dédains nous blesse :

Montrons-lui des vertus pour titres de noblesse,

Et nous portant sans cesse aux belles actions

Forçons-le de rougir de ses préventions.

Oh ! sois bon, sois humain, mon enfant : fais en sorte

Qu’un malheureux jamais d’auprès de toi ne sorte

Sans être consolé. Mondorge, me dis-tu,

Sans argent, est de plus fort pauvrement vêtu :

Eh bien ! (C’est un devoir qu’à ton cœur j’abandonne)

Va dans ma garde-robe et choisis : donne, donne...

Enfin, pour que nos dons ne puissent l’offenser,

Préviens-le que j’irai le voir et l’embrasser.

À lui d’abord, et puis au théâtre, et sur l’heure

Qu’on s’assemble.

Baron sort.

 

 

Scène IV

 

CHAPELLE, MOLIÈRE

 

CHAPELLE.

Adieu, donc.

MOLIÈRE.

Non, Chapelle, demeure...

Demeure... Là, causons. Tu crois donc que le roi

Me prépare un affront pour ce soir ?

CHAPELLE.

Je le crois.

MOLIÈRE.

Mais vraiment tu le crois ?

CHAPELLE.

Oui, je le crois, le dis-je :

Un roi dissimulé, voyons, est-ce un prodige,

Un miracle ?

MOLIÈRE.

Louis est bon.

CHAPELLE.

Pendant cinq jours

Pas un mot sur la pièce !

MOLIÈRE.

Oui, j’y pense toujours.

CHAPELLE.

Certes, c’est être bon de façon singulière

Que de le faire ainsi souffrir, mon cher Molière.

Pas un mot !... et la cour ?

MOLIÈRE.

Oh ! la cour contre moi

Explique, tu sens bien, ce silence du roi.

La cabale triomphe, on m’accable, on m’outrage ;

On déchire l’auteur plus encor que l’ouvrage,

Car le prince nous fait de tous ses courtisans

Ou d’ardents ennemis ou de chauds partisans,

Souvent qu’il blâme ou loue... Et c’est par lui qu’on pense,

Et j’en sais qui dans l’an ne font pas la dépense

D’une idée, et jamais ne se servent du moi ;

C’est toujours : le roi dit... le roi pense... le roi...

CHAPELLE.

Et vous l’avez gâté, vous tous tant que vous êtes,

Courtisans grands seigneurs et courtisans poètes,

Qui vous persuadez, de sa pompe éblouis,

Que les arts ne sont faits que pour charmer Louis.

Pour lui seul Despréaux attendrit la satire ;

Lulli le fait danser, Molière le fait rire,

Et qui veut réussir dans ce siècle fameux

Doit s’appliquer d’abord à lui plaire, comme eux.

Lettrés, vous remplacez, sous ce titre commode,

Les fous, les nains de cour qui sont passés de mode.

C’est bien : puis, quand un jour le roi s’est ennuyé,

Vers, prose, dévouement, tout, tout est oublié.

MOLIÈRE.

Moi, je n’oublierai point, ingrat dans ma colère,

Qu’il fut pendant longtemps mon appui tutélaire,

Mon noble protecteur. Chapelle, il m’a permis

De saisir corps à corps mes puissants ennemis,

Comtes, ducs, quelque titre enfin qui les décore,

À la ville, à la cour ; il a fait plus encore,

Il voulut qu’on jouât Tartufe : tout est là :

Non, Chapelle, jamais je n’oublierai cela.

Mais adieu, l’on m’attend sans doute... Ciel ! ma femme !

CHAPELLE.

Point de faiblesse au moins !

MOLIÈRE.

Non, laisse-nous.

CHAPELLE.

Madame !...

Chapelle sort.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, ARMANDE, un rôle à la main

 

MOLIÈRE.

Je me sens tout ému... Que veut-elle ?...

ARMANDE.

Pardon !...

Peut-être je vous suis importune ?

MOLIÈRE.

Non, non.

ARMANDE.

Je venais... Vous sortiez avec monsieur Chapelle...

MOLIÈRE.

Non... je ne sortais pas...

ARMANDE.

D’ailleurs je me rappelle

Qu’il vous faut répéter... C’est l’heure...

MOLIÈRE.

J’ai le temps.

ARMANDE.

Cet ordre de jouer nous rend tous bien contents :

Partout c’est une joie !

MOLIÈRE.

Au théâtre sans doute...

Mais ailleurs... les marquis...

ARMANDE.

Qu’importe !

MOLIÈRE.

Je redoute

Cette épreuve nouvelle... et pourtant ce n’est rien

Au prix d’autres soucis.

ARMANDE.

Votre pièce ira bien.

Le roi vous aime... Enfin, il vous rendra justice.

MOLIÈRE.

Trop heureux que quelqu’un à mes maux compatisse !

ARMANDE.

Certes, il est bien temps... Durant cinq mortels jours

Vous avez dû souffrir !...

MOLIÈRE.

Moi je souffre toujours !...

Et depuis bien longtemps déjà.

ARMANDE.

Je fais Lucile

Dans la pièce ; ce rôle est brillant et facile...

MOLIÈRE.

Vous l’aimez ?

ARMANDE.

Oh beaucoup ! Ce raccommodement

Après la brouillerie est un tableau charmant.

Cléonte est un jaloux : c’est à tort qu’il soupçonne

Lucile ; mais Lucile est si bonne personne !

Un mot de repentir apaise son courroux...

Oh ! les femmes vraiment aiment bien mieux que vous.

Lucile est un portrait.

MOLIÈRE.

Nomme-t-on le modèle ?

ARMANDE.

On dit que c’est de Brie.

MOLIÈRE.

Oh non ! ce n’est pas d’elle

Que j’ai voulu parler.

ARMANDE.

Duparc peut-être ?

MOLIÈRE.

Non.

ARMANDE.

Ah ! ce sera Beauval.

MOLIÈRE.

Beauval n’est pas son nom.

ARMANDE.

Je cherche en vain.

MOLIÈRE.

Voyez si ce n’est point Armande.

ARMANDE.

Moi !

MOLIÈRE.

Vous.

ARMANDE, lisant dans son rôle.

Les yeux petits. C’est moi. La bouche grande...

Quand un mari nous peint, il nous fait ressembler

À faire peur.

MOLIÈRE.

Lisez la suite.

ARMANDE.

Son parler

Est nonchalant... C’est moi... Mais vous me faites honte.

MOLIÈRE.

Mais voyez à cela ce que répond Cléonte.

ARMANDE.

Elle est capricieuse et coquette... Merci !

C’est flatteur !

MOLIÈRE.

Mais pourquoi vous obstiner ainsi ?

À ces traits isolés qui peut vous reconnaitre ?

Vous répétez Covielle : or, écoulez son maître.

Il prend le cahier des mains d’Armande et lit.

COVIELLE. Elle a les yeux petits. – CLÉONTE. Cela est vrai ; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus perçants, les plus brillants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir. – Elle a la bouche grande. – Oui ; mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs ; elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. – Elle affecte une nonchalance dans son parler. – Il est vrai, mais elle a grâce à tout cela ; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs... – Mais enfin elle capricieuse autant que personne du monde. – Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.

Hé bien ! êtes-vous là dépeinte à faire peur ?

Répondez. D’un crayon inhabile ou trompeur,

Ai-je tracé de vous une fâcheuse image,

Et repoussé les cœurs dont vous cherchez l’hommage ?

Ai-je dissimulé par quel attrait si fort,

Si touchant, vous plaisez, vous charmez sans effort,

Et savez le secret de maîtriser les âmes ?

Vous n’êtes pas contente ! Oh ! que j’en sais des femmes,

Des femmes dont l’abord séduit l’œil enchanté,

Qui, joyeuses cent fois donneraient leur beauté,

Teint de rose et de lis, grands yeux, petite bouche,

Pour la grâce ineffable et le charme qui touche,

Don qui réside en vous et qui, par votre voix,

Dans tous les sens troublés s’insinue à la fois,

Subjugue notre cœur plus que la beauté même,

Et fait que, malgré vous, malgré soi, l’on vous aime !

Je voudrais vous haïr ! Oui, je voudrais pouvoir,

Écoutant la raison, mon honneur, mon devoir,

Vous haïr ! Je voudrais, dans mon âme offensée,

N’avoir gardé de vous qu’une amère pensée,

Un souvenir maudit, éternel aliment

À nourrir ma colère et mon ressentiment !

Mais, faible, chaque jour, quelque effort que je fasse,

De vos torts dans mon cœur la mémoire s’efface.

Votre image bannie à moi revient toujours,

Et revient pardonnée... elle remplit mes jours,

Inspire mes travaux ; et de toutes ces femmes,

Cœurs simples, ingénus, coquettes, grandes dames,

Que je mets au théâtre, et suis d’un œil jaloux,

Les plus belles toujours ont quelques traits de vous.

Oui, vous êtes Lucile, et, j’en rougis de honte,

Moi, moi, je me suis peint sous le nom de Cléonte.

ARMANDE.

Soyons encore Lucile et Cléonte aujourd’hui...

Je viens à vous comme elle ; apaisez comme lui

Votre dépit jaloux. Voyez... je vous demande

Ma grâce... Voulez-vous me la donner ?

MOLIÈRE.

Armande !

ARMANDE.

Me boudez-vous encor ?

MOLIÈRE.

Je le devrais.

ARMANDE.

Oh ! non :

Voyez, je fais bien plus que Lucile : pardon !

Vous me pardonnerez, vous avez dit vous-même...

MOLIÈRE.

Oh ! que vous savez bien à quel point je vous aime !

ARMANDE.

Sans doute vous m’aimez, mais je vous aime aussi,

Molière, et pour vous voir je suis venue ici.

Je disais : il est seul... malheureux du silence

Et des froideurs du roi, blessé de l’insolence...

De la cabale... Il souffre... Oh ! je veux lui parler,

Et pleurant avec lui du moins le consoler.

Je venais, quand Baron, tête à folle cervelle,

En courant m’a jeté celle bonne nouvelle

Du Bourgeois gentilhomme et de l’ordre du roi.

Maintenant, ai-je dit, qu’a-t-il besoin de moi ?

J’irais pour partager son triomphe, ce semble,

Et seul il a souffert !

MOLIÈRE.

Ah ! désormais ensemble

Nous partagerons tout, joie et pleurs, n’est-ce pas ?

ARMANDE.

J’étais triste et voulais revenir sur mes pas...

Je suis entrée enfin, tremblante, embarrassée,

Et n’ai pas su d’abord vous dire ma pensée...

La voilà... Vous voyez que je vous aime aussi.

MOLIÈRE.

Ah ! je suis trop heureux !

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, ARMANDE, LA FORÊT

 

LA FORÊT, à part.

Comment ! Armande ici !

D’après ce que je vois, si je n’ai la berlue,

Entre elle et mon cher maître une trêve est conclue.

Haut.

Pardon... la comédie attend pour répéter...

MOLIÈRE.

J’y vais...

LA FORÊT.

Le régisseur dit qu’il faut se hâter,

Que l’heure presse...

MOLIÈRE.

Bien.

LA FORÊT.

Près de vous il me mande

Tout exprès...

MOLIÈRE, à Armande.

Nous allons. Venez, venez, Armande...

Molière et Armande sortent.

 

 

Scène VII

 

LA FORÊT, seule

 

J’oubliais !... c’est cela !... Dans son ravissement

Songe-t-il au théâtre ?... Il ne vit que pour elle ;

Et cela durera, sans trouble et sans querelle,

Deux jours ; puis, sur un mot on se taquinera,

Aigrira, brouillera... puis on se quittera

Jusqu’à nouvelle trêve, et quand, de guerre lasse,

Madame à son mari voudra bien faire grâce.

Ce pauvre maître !... il est ensorcelé, je crois...

Et tous ces grands esprits sont de grands sols parfois.

 

 

ACTE II

 

Même décor que dans le premier acte.

 

 

Scène première

 

CHAPELLE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Qu’ils se mordent entr’eux ; que dans leurs hémistiches,

Tour à tour se logeant comme saints dans leurs niches,

Ils nous donnent à nous le spectacle amusant

De pédants et de sols se ridiculisant

À qui mieux mieux... C’est bien : je suis loin de proscrire

Cette guerre d’auteurs qui souvent m’a fait rire.

L’état n’est pas troublé de ces petits débats :

La tourbe de ces gens vit et rampe si bas !

Mais toucher au marquis ! l’audace est singulière,

Et c’est un impudent, morbleu ! que ce Molière.

CHAPELLE.

Prenez garde : à la cour il n’est pas sans appui...

Et le mot d’impudent...

LE MARQUIS.

Ce mot est fait pour lui.

CHAPELLE.

Condé pour protecteur, Vivonne pour Mécène,

Sont bien de quelque poids...

LE MARQUIS.

Un bouffon de la scène

Attaquer les marquis !

CHAPELLE.

Le roi l’estime aussi.

LE MARQUIS.

L’astre de la faveur pour lui s’est obscurci.

Son début à Chambord a compromis sa gloire :

Votre Icare, en un mot, s’est noyé dans la Loire.

CHAPELLE.

Fort bien ! avec esprit le trait est aiguisé.

LE MARQUIS.

Sa farce de Jourdain est d’un homme épuisé,

Qui s’éteint... Franchement, nous prend-il pour des grues,

Avec ces pauvretés à brailler dans les rues :

Ha la ba ba la chou, ba la ba ba la da !

Hé ! vous ne riez pas ?

CHAPELLE.

Si fait, je ris, ha ha !

LE MARQUIS.

Riez. Vit-on jamais des sottises pareilles ?

Ha la ba ba la da ! Quel chant pour les oreilles !

Quel aimable refrain ! Ba la ba ba la chou !

Mais riez donc, riez ! moi, je ris comme un fou :

CHAPELLE.

Je le vois bien, Marquis. Soit dit sans vous déplaire,

Je ne puis rire, moi, que de votre colère.

Oui, vous déguisez mal, sous ce rire forcé,

Que jusqu’au fond du cœur vous vous sentez blessé...

LE MARQUIS.

Attaquer les marquis !

CHAPELLE.

J’agirais d’autre sorte,

Moi, si j’étais marquis, George Dandin, n’importe,

Enfin, quelqu’un de ceux que si grotesquement

Molière a dessinés pour notre amusement.

Loin de me plaindre, moi, dévorant mon injure,

J’applaudirais tout haut au portrait, je vous jure,

Pour mieux donner le change, et, s’il m’était permis,

Je dirais que le peintre est fort de mes amis ;

Que j’ai pour son mérite une estime profonde...

LE MARQUIS.

Ha la ba ba la chou !

CHAPELLE.

Non, non, pour rien au monde,

Je ne voudrais, montrant mon déplaisir secret,

Avouer que Molière a tracé mon portrait ;

Car dès qu’on a sa place en celle galerie,

On est dans le public un texte à moquerie,

Et je sais pour ma part un sot de qualité,

(Je ne dis pas ceci pour vous, en vérité),

Un marquis que Molière avait, par bonté d’âme,

Caché sous une honnête et discrète anagramme,

Qui déchirant le voile en jetant les hauts cris,

S’est dénoncé lui-même aux railleurs de Paris.

LE MARQUIS.

Ha la ba ba la chou !

CHAPELLE.

Le voilà ridicule.

Aussitôt qu’il se montre un fou rire circule.

Je ne le nomme point ; mais, soit dit entre nous,

Il a (ne prenez pas, Marquis, ceci pour vous)

Il a beaucoup de l’air, de l’arrogance extrême

Du marquis qui toujours répond : Tarte à la crème !

Morbleu ! tarte à la crème ! Oui, comme celui-ci,

Le marquis dont je parle a son refrain aussi,

Et voyez ! maintenant à la cour, dans la ville,

On place les marquis au rang des Sottenville,

Pourceaugnac et Dandin, stupide trinité.

 Le titre de marquis, c’est triste, en vérité,

D’heure en heure à porter devient plus incommode,

Et je crois que bientôt il passera de mode.

LE MARQUIS.

Ha la ba ba la chou, ba la ba ba la da !

CHAPELLE.

Nous parlons de marquis, et justement voilà

Le plus fou... Je me sauve...

Il sort.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LE MARQUIS DE SOYECOURT

 

SOYECOURT.

Une si belle chasse !

On part, la joie au cœur... Tout-à-coup volte-face !

Un contr’ordre m’arrête et je subis l’affront...

Ah ! je me sens encor monter le rouge au front !

Mille têtes de cerfs !... que plutôt on m’assomme !

Qu’on me donne en curée à mes chiens et qu’on nomme

Un autre Grand-Veneur... Ce sera bien plus court !

Faire cette avanie au marquis de Soyecourt !

Hé morbleu !...

LE MARQUIS.

Calmez-vous, et sachez vous contraindre :

De quelque coup du sort qui n’a pas à se plaindre !

Et moi-même, l’amour...

SOYECOURT.

Aucun malheur au mien

Ne se peut comparer.

LE MARQUIS.

Hé ! chacun sent le sien.

J’aime une femme, moi, belle entre les plus belles...

SOYECOURT.

Bah !

LE MARQUIS.

J’ai fléchi son cœur et sa fierté rebelles...

SOYECOURT.

Ah !...

LE MARQUIS.

J’obtiens d’elle enfin un tendre rendez-vous...

SOYECOURT.

Quelle chasse !

LE MARQUIS.

Dans l’ombre, au tintement de l’heure,

Tremblant d’espoir, je sors, j’arrive à sa demeure,

Et franchissant le seuil...

SOYECOURT.

Morbleu !

LE MARQUIS.

Je trouve là...

Devinez !... le mari ! C’est un malheur cela !

Parlez, est-ce un malheur ?

SOYECOURT.

Un malheur réparable.

LE MARQUIS.

Du tout, on a cloitré cette femme adorable.

SOYECOURT.

Vous vous consolerez.

LE MARQUIS.

Morbleu ! c’est bientôt dit.

SOYECOURT.

Ah ! contr’ordre fatal !

LE MARQUIS.

Ah ! contretemps maudit !

SOYECOURT.

J’avais pour cette chasse une meute nouvelle...

LE MARQUIS.

J’avais pendant huit jours tenaillé ma cervelle

Pour trouver un moyen de la voir en secret.

Et l’époux justement qui part !... époux discret !

À ce retour si prompt, là, pouvais-je m’attendre ?

SOYECOURT.

Une si belle meute !

LE MARQUIS.

Une femme si tendre !

Une voix de Sirène !

SOYECOURT.

Une gueule d’enfer !

LE MARQUIS.

Des yeux, des mains, des bras !...

SOYECOURT.

Et des jarrets de fer.

Même pied, même poil, même ardeur à la quête.

LE MARQUIS.

Ah ! combien d’envieux m’eût fait cette conquête !

Mais j’exhale ma plainte en regrets superflus...

Je ne veux plus aimer !

SOYECOURT.

Je ne chasserai plus !

Le jour était si beau !

LE MARQUIS.

La nuit était si sombre !

Sans être vu, glissant comme un serpent dans l’ombre,

J’arrive...

SOYECOURT.

Nous partions... déjà sonnaient les cors...

Contr’ordre !

LE MARQUIS.

Et trouver là le mari !

SOYECOURT.

Cerf-dix-cors !

LE MARQUIS.

Et la faire enfermer...

SOYECOURT.

Au chenil...

LE MARQUIS.

C’est infâme !

SOYECOURT.

Avant d’avoir flairé la bête !

LE MARQUIS.

Pauvre femme !

SOYECOURT.

Ma meute, pauvre femme !... il devient fou, je crois.

LE MARQUIS.

Le marquis parle encor de sa chasse, je vois.

SOYECOURT.

Brisons-là...

LE MARQUIS.

Brisons-là : discourons d’autre chose.

SOYECOURT.

Oui.

LE MARQUIS.

Nouvelles de cour, bruits de Paris, vers, prose...

SOYECOURT.

De tout, mais pas d’amour.

LE MARQUIS.

Soit... pas de chasse.

SOYECOURT.

Bien.

LE MARQUIS.

Voyons, que pensez-vous du Molière ?

SOYECOURT.

Moi ! rien.

LE MARQUIS.

Rien ?

SOYECOURT.

Non ; si fait pourtant : il faut le reconnaître,

Son chasseur des Fâcheux est un portrait de maître...

Vous riez ?

LE MARQUIS.

Oui, je ris.

SOYECOURT.

C’est un chasseur, morbleu,

Un chasseur admirable et comme on en voit peu.

Cela sent tout d’abord sa franche vénerie...

Mais qu’avez-vous à rire ?

LE MARQUIS.

Il faut bien que je rie :

Ce que vous dites là m’amuse au dernier point.

SOYECOURT.

Expliquez-vous, Marquis.

LE MARQUIS.

Je ne m’explique point...

Non, vous vous fâcheriez.

SOYECOURT.

Que le ciel vous confonde !

Vous parlerez, morbleu !

LE MARQUIS.

Le bruit court dans le monde...

Mais vous vous fâcherez...

SOYECOURT.

Vous me feriez damner !...

LE MARQUIS.

Si je vous blesse, au moins veuillez me pardonner...

Vous m’y forcez...

SOYECOURT.

D’accord.

LE MARQUIS.

L’histoire est singulière...

SOYECOURT.

Nous verrons.

LE MARQUIS.

Il s’agit encor de ce Molière...

SOYECOURT.

Après.

LE MARQUIS.

Il n’aime pas les marquis.

SOYECOURT.

Hé bien ! quoi ?

LE MARQUIS.

Puisqu’il faut vous le dire, il vous a joué.

SOYECOURT.

Moi ?

LE MARQUIS.

Du chasseur des Fâcheux vous êtes le modèle.

SOYECOURT.

Moi ?

LE MARQUIS.

Dorante... c’est vous, votre portrait fidèle...

On l’assure du moins...

SOYECOURT.

Tant mieux, morbleu, tant mieux !

LE MARQUIS.

Comment ! vous n’êtes pas indigné, furieux ?

SOYECOURT.

Moi ! je suis enchanté. Certes, on ne saurait faire

Un portrait plus flatteur. De beaucoup je préfère

L’éloge de Molière à ce bruit décevant

Des compliments de cour qui ne sont que du vent.

Vive Dieu ! j’en suis fier. Oh ! Molière est un homme...

Un homme !... N’est-il pas quelque peu gentilhomme ?

LE MARQUIS.

Allons ! lui gentilhomme !... un pauvre baladin...

Gentilhomme ! à peu près comme Monsieur Jourdain :

Mamamouchi Molière !

SOYECOURT.

Il n’importe, j’ai hâte

De lui dire combien son procédé me flatte.

LE MARQUIS.

Surtout louez-le fort d’avoir dans son cerveau

Pour le courre du cerf trouvé ce mot nouveau,

Superbe cri de chasse... Ah ! vingt piqueurs ensemble

Hurlant ce mot, feraient un beau bruit, il me semble...

SOYECOURT.

Mais j’ignore, Marquis... Quel est donc ce mot-là ?

LE MARQUIS.

Ha la ba ba la chou, ba la ba ba la da !

SOYECOURT.

Assez !... grâce !

LE MARQUIS.

Ha la ba ba la chou !...

SOYECOURT.

Je vous prie !

LE MARQUIS.

Quoi ! ce n’est pas un mot propre à la vénerie ?

SOYECOURT.

Profane, taisez-vous. Ah ! la chasse est un art...

Un art !... il a sa langue et son génie à part ;

Ses usages, ses mœurs, ignorés du vulgaire.

C’est un apprentissage au métier de la guerre,

École de courage et de male vigueur,

Seul travail sans dégoût, seul plaisir sans langueur.

S’élancer au signal des fanfares bruyantes,

À la voix des piqueurs, des meules aboyantes,

Et dans ce brouhaha de cors, de cris, avoir

L’œil et l’oreille au guet, tout entendre, tout voir...

Oh ! ce n’est pas un jeu ! C’est un métier d’audace,

De génie et d’instinct, vrai Dieu ! Vive la chasse !

Fanfare ! et mon cheval tressaille et dit : Allons !

M’emporte à travers champs, bois, collines, vallons ;

Sur les pas de la meute il s’attache à la voie,

Écoute tous les bruits que l’écho nous renvoie,

Ouvre à tout vent qui court ses humides naseaux,

Perce dans les taillis, s’élance dans les eaux,

Et du cerf aux abois quand sonne la défaite,

Arrive à l’hallali comme roi de la fête.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, LE MARQUIS DE SOYECOURT, MOLIÈRE

 

SOYECOURT, sans voir Molière.

À la mort-chiens ! ha-hai ! ce sont des cris cela !

Et non pas ba la chou, ba la ba ba la da !

Apercevant Molière.

Ah ! que je vous embrasse, et vous embrasse encore,

Mon cher Monsieur Molière !

MOLIÈRE.

En vérité, j’ignore

À quel propos...

SOYECOURT.

Comment ! et ce brillant portrait,

Dorante le chasseur... c’est moi, moi, trait pour trait.

Cet éloge, morbleu, me chatouille, me flatte,

Et ma reconnaissance avec transport éclate.

Tudieu ! c’est un portrait empreint d’un goût exquis,

Vivant !... et si pourtant j’en croyais le Marquis,

Je serais ridicule, et je viendrais vous faire,

Au lieu d’un compliment, une fâcheuse affaire.

Je suis berné, dit-il.

MOLIÈRE.

Vous ?

SOYECOURT.

Moi, berné... voilà

Ce que dit le Marquis... Mais qui croira cela ?

Cerf-dix-cors ! il n’est pas de plume assez hardie

Pour faire d’un Soyecourt un sot de comédie.

Ah ! s’il vous faut en tout dire la vérité,

Je n’aime pas un mot de vous qu’il m’a cité,

Cri de chasse... ha la ba ba la chou... C’est étrange...

Ce n’est pas du métier...

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, LE MARQUIS DE SOYECOURT, MOLIÈRE, ARMANDE, LA GRANGE, BRÉCOURT, DE BRIE, LAUZUN, BARON, BEAUVAL, BÉJART

 

MOLIÈRE.

Béjart, Brécourt, La Grange,

De Brie, Armande !... hé quoi ! tout le théâtre ici !

LA GRANGE.

Nous venons répéter.

MOLIÈRE.

Répéter ! qu’est ceci ?

Nous avons répété tout à l’heure, il me semble...

Et l’on va commencer.

LA GRANGE.

On manque encor d’ensemble...

Des mots... et voilà tout.

DE BRIE.

Les mots même, ma foi,

Je ne les sais pas tous.

BEAUVAL.

Ni moi.

BÉJART.

Ni moi.

ARMANDE.

Ni moi.

MOLIÈRE.

Si vous ne savez pas, que diable y puis-je faire ?

Morbleu ! si vous aviez l’esprit à votre affaire,

Au lieu d’ouvrir l’oreille aux fadeurs qu’on vous dit,

Vous sauriez mieux, Madame.

À part.

Ah ! ce Lauzun maudit !

À Armande.

Madame, c’est à vous que cet avis s’adresse.

ARMANDE.

Oui, je reconnais là votre rare tendresse :

C’est contre moi toujours qu’on vous voit éclater.

À Lauzun, avec lequel elle parle pendant presque toute la scène.

Monsieur le Comte, allons, faites-moi répéter.

MOLIÈRE.

Elle me brave encor...

Bas à Baron.

Mets-toi près de ma femme,

À part.

Écoute ce qu’on dit. Ah ! séducteur infâme !

Va, Baron.

BARON.

On me hait, et je puis à cela

Gagner quelque apostrophe...

Baron va se placer près de Lauzun et d’Armande.

MOLIÈRE.

Hé, non !...

Aux acteurs.

Placez-vous là,

Vous ici.

LA GRANGE.

Nous savons le Bourgeois gentilhomme,

Répétons l’autre pièce.

MOLIÈRE

Ah !

À part.

ce Lauzun m’assomme !

Je n’y peux plus tenir, et...

À Brécourt.

Brécourt, commencez...

Vous jouez le Marquis.

Arrêtant Brécourt qui fait une entrée.

Assez, Brécourt, assez !

Où diable avez-vous pris un marquis de la sorte ?

BRÉCOURT.

Il me semble...

MOLIÈRE.

Un marquis, soit qu’il entre ou qu’il sorte,

Pour attirer les yeux y met plus de façons,

Vous avez, sur ce point, oublié mes leçons.

Pourtant voilà bientôt quinze ans qu’on étudie

Le marquis... Maintenant c’est de la comédie,

Pour divertir les gens, la ressource et le fonds :

Il tient lieu de Scapins et de valets bouffons ;

D’amuser le public il a le privilège ;

J’en ai dessiné vingt, et, si Dieu me protège,

J’en ferai cent... enfin, il me semble qu’on doit

Connaître son marquis, là, sur le bout du doigt...

Mais point ! vous nous montrez un personnage comme

Monsieur le Grand-Veneur... partant un galant homme,

Noble et sage maintien, l’air grand, un ton exquis...

Brécourt, vous n’avez donc jamais vu de marquis ?

Hé morbleu ! devant vous pose un rare modèle

Des marquis que l’on joue... Allons, peintre fidèle,

Vite, vite un portrait... et ne vous piquez point

De règle, de mesure et de goût sur ce point :

Dans le fou, dans le faux lancez-vous sans scrupule...

Il sera ressemblant s’il est bien ridicule.

Courage donc, Brécourt.

Il fait une entrée.

Entrez comme cela.

Grondez entre vos dents de petits la la la ;

Caressez par moments votre perruque blonde :

Place ! place au marquis... qu’on admire à la ronde

Ses énormes canons, ses nœuds et ses rubans

Semés partout, d’étage en étage tombants.

Puis le ton suffisant et le geste plus ample,

Plus hautain... Maintenant un refrain, par exemple :

Ha la ba ba la chou, ba la ba ba la da,

Et voilà mon marquis !

SOYECOURT.

C’est lui !

Au marquis.

C’est vous... Ah ! ah !

LE MARQUIS.

C’en est trop !... Se peut-il qu’à la cour on tolère

Un histrion... qui... dont... j’étouffe de colère...

Et je...

À Molière.

Mon baladin, je vous ferai savoir

Que les marquis... Suffit ! je m’entends... Au revoir !...

Il sort furieux.

SOYECOURT.

Au revoir !... allons donc, il n’en a nulle envie.

Et moi je suis à vous, Molière, et pour la vie.

MOLIÈRE, aux acteurs.

Au théâtre ! au théâtre !...

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, BARON

 

MOLIÈRE.

As-tu bien entendu ?

BARON.

Des injures !

MOLIÈRE.

Comment ?

BARON.

Muet, le cou tendu.

L’oreille au guet, feignant de lire dans mon rôle,

J’étais là, quand soudain Armande : « Morveux ! drôle ! »

Car vous savez, Monsieur, de quels noms...

MOLIÈRE.

Oui, je sais

Qu’elle est vive...

BARON.

Morveux ! et j’ai seize ans passés !

Drôle, soit ! mais morveux !

MOLIÈRE.

Sois raisonnable et sage

Plus qu’elle... Après ?

BARON.

Après, j’ai surpris au passage

Dix mots d’un entretien cent fois interrompu,

Tout semé de soupirs et de ha ! Je n’ai pu

Y rien comprendre enfin, et, je vous le demande,

Y verriez-vous plus clair. Le Comte : « Ah ! chère Armande ! »

Armande : « Cher Comte... ah ! » Puis, de petits débats,

Sur un oui, sur un non ; puis, on se parlait bas...

Seulement vers la fin sa voix était plus tendre...

MOLIÈRE.

La voix de qui ?

BARON.

D’Armande.

MOLIÈRE.

Ah !...

BARON.

J’ai cru même entendre

Le mot de rendez-vous quand on s’est dit adieu ;

Mais sans pouvoir saisir ni l’heure ni le lieu.

MOLIÈRE.

Un rendez-vous ! hé bien ! en tous lieux, à toute heure,

Je la surveillerai... qu’elle sorte ou demeure,

Au théâtre, au foyer, dans son appartement,

Je serai là toujours, toujours !... Dès ce moment

Je ne la quitte plus !...

BARON.

Et ce soir, il me semble,

Vous n’êtes pas en scène, une minute ensemble...

Qui l’empêche...

MOLIÈRE.

Oh ! tais-toi !

À part.

Malheur à l’imprudent

Qui d’un enfant frivole a fait son confident.

Ils sortent.

 

 

ACTE III

 

Même décor qu’aux deux premiers actes.

 

 

Scène première

 

LAUZUN, GENEVRAY

 

LAUZUN.

Oui, tu m’es dévoué, mon bon Genevray.

GENEVRAY.

Certes,

Monseigneur...

LAUZUN.

Je le sais, de plus, prudent, alerte...

GENEVRAY.

Prudent et dévoué beaucoup, alerte peu :

À soixante-et-dix ans, dame ! on n’a plus son feu.

J’ai perdu mes jarrets à porter vos messages,

À faire sentinelle.

LAUZUN.

Enfin, nous voilà sages,

Nous allons maintenant nous reposer.

GENEVRAY.

Fort bien.

LAUZUN.

Mais pas ce soir.

GENEVRAY.

Encore ?

LAUZUN.

Oh ! mon Dieu !... moins que rien :

Un petit rendez-vous, et qui veut du mystère,

Car si... Mais plus longtemps je ne saurais me taire.

Écoute : tu me vois tout puissant ; tu me vois

Contrecarrer Colbert, tenir tête à Louvois.

Envié, caressé, jamais homme peut-être

N’a fait tant de chemin dans la faveur du maître.

Je suis le confident des royales amours ;

Depuis deux ans je marche et je monte toujours.

Enfin, les bras croisés, je m’assieds sur le faite,

Je ne peux plus monter !... Et maintenant, prophète,

Sonde un peu l’avenir : dis-moi quel sort nouveau

M’attend sous quelques jours. Cherche dans ton cerveau

Quelque chose de grand, d’inouï, d’incroyable,

Un destin fabuleux !... Donne ton âme au diable !

Si tu peux deviner, tiens, choisis à ton tour

Un éminent emploi dans l’armée, à la cour ;

Je te l’accorde, moi, car j’aurai, tout ensemble,

Fortune, honneurs, crédit, pouvoir... hein ! que t’en semble ?

GENEVRAY.

C’est beau !

LAUZUN.

Je te ferai général.

GENEVRAY.

Moi ! cassé,

Vieux, goutteux !...

LAUZUN.

Duc et pair.

GENEVRAY.

Le bon temps est passé !

Vraiment, c’est trop commun depuis quelques années :

Le dernier cardinal en a fait des fournées !

Je n’en veux pas.

LAUZUN.

Devine, allons !... sur ton chemin

Pour t’éclairer je jette un mot... c’est un hymen :

J’épouse... voyons, qui ?

GENEVRAY.

Bon ! c’est dans la finance :

Puisque vous pouvez tout... l’or, l’or...

LAUZUN.

Impertinence !

Dans la finance, moi !... Pitié !

GENEVRAY.

Dans le blason ?

LAUZUN.

Oui.

GENEVRAY.

C’est maigre parfois.

LAUZUN.

La plus noble maison.

GENEVRAY.

La Trémouille ?

LAUZUN.

Plus haut.

GENEVRAY.

Quoi ! Montmorency ?

LAUZUN.

Monte.

GENEVRAY.

Lorraine ?

LAUZUN.

Encor plus haut.

GENEVRAY.

Pardon, Monsieur le Comte :

À mon âge on s’essouffle à monter de ce pas...

J’en ai le vertige... ouf !

À part.

Je ne répondrais pas

De sa raison... Vraiment, je lui crois la cervelle...

LAUZUN.

Ah ! quand éclatera cette grande nouvelle !

J’épouse... Écoute bien, la bouche et l’œil béants :

La fille de Gaston, Gaston duc d’Orléans,

Mademoiselle enfin !... Comprends-tu bien ?

GENEVRAY.

Folie !...

LAUZUN, lui frappant sur l’épaule.

Dis ?

GENEVRAY, effrayé.

Ne me faites pas de mal, je vous supplie.

Il est fou...

À part.

Pauvre maître !

LAUZUN.

Elle qui tant de fois

A refusé l’hymen de princes et de rois,

Vieille fille aujourd’hui, sa rage nuptiale

Me greffe, moi, Lauzun, sur la lige royale !

GENEVRAY.

Il est fou.

LAUZUN.

Moi, naguère obscur et sans crédit,

Et cadet de Gascogne !

GENEVRAY, à part.

Oui, gascon, c’est bien dit.

LAUZUN.

Un Caumont, il est vrai, noble et grande famille ;

Mais de nobles, pardieu, notre France fourmille :

Genevray, j’ai voulu m’asseoir plus haut, voisin

Du trône, et que le roi m’appelât son cousin.

GENEVRAY.

Son cousin !

LAUZUN.

Son cousin.

GENEVRAY.

Allons ! Monsieur le Comte

Se moque sûrement : cet hymen est un conte,

Une plaisanterie...

LAUZUN.

Ah ! c’est trop fort !

GENEVRAY.

Tenez,

Je sens ces choses-là de cent pas : j’ai bon nez.

LAUZUN.

Voyez-vous, le maraud ! il veut me faire entendre

Qu’à cet hymen si beau je ne saurais prétendre ;

Que mon peu de mérite en serait trop payé :

Mon bonheur à ses yeux n’est pas justifié.

GENEVRAY.

Je ne dis pas cela...

LAUZUN.

Non, mais tu l’insinues.

Un cadet de Gascogne, en cour tombé des nues,

Épouser une altesse ! allons donc ! jusqu’ici

Près du sexe, en effet, je n’ai pas réussi...

GENEVRAY.

Comment ! je vous en sais, vingt, trente... et des plus belles.

LAUZUN.

Non, mes veux n’ont jamais trouvé que des rebelles.

GENEVRAY.

Ah !

LAUZUN.

Je suis maladroit.

GENEVRAY.

Bon !

LAUZUN.

Toujours rebuté,

Amoureux transi.

GENEVRAY.

Non, mais non !...

LAUZUN.

En vérité,

Il est bon qu’un ami parfois nous avertisse.

Cet hymen... je rêvais ! Oh ! je me rends justice :

Je ne suis pas taillé pour monter à ce rang.

C’est trop peu que d’avoir la noblesse du sang,

Et de tous les moyens qui pouvaient m’y conduire,

Le meilleur, l’art charmant de plaire, de séduire,

En enchantant l’oreille, en fascinant les yeux,

Je ne l’ai pas : je suis sans esprit, laid... et vieux.

GENEVRAY.

Non !

LAUZUN.

Mal tourné peut-être...

GENEVRAY.

Hé non ! daignez m’entendre...

LAUZUN.

Hé bien pour moi l’altesse est chaque jour plus tendre.

Souvent elle me dit : J’aime, Comte, et je veux

De celui qu’a choisi mon cœur combler les vœux ;

Il sera mon époux... Or, devinez ! Et comme

Je nomme princes, rois... Moins haut : un gentilhomme,

Jeune, aimable, charmant. Alors, à chaque nom

Que je passe en revue : Est-ce celui-là ? – Non.

– Celui-ci ? – Point. Et puis, notre liste finie,

Elle me fait reprendre encor la litanie,

Car le nom qu’elle attend, en vain sollicité,

C’est le mien... et le seul que je n’ai pas cité.

Croiras-tu maintenant ?

GENEVRAY, à part.

Fou !

LAUZUN.

Mais quoi ! la princesse

N’occupe pas mon cœur tout entier ni sans cesse :

Armande, tu le sais, y tient sa place aussi.

Avec elle à l’instant j’ai rendez-vous ici.

C’est folie...

GENEVRAY, à part.

Il connaît son état.

LAUZUN.

Mais qu’importe !

Sur les prudents conseils ma nature l’emporte.

Je ne sais quel démon me pousse à mépriser

Ces écueils où l’on voit les autres se briser.

Un bonheur calme, uni, pour moi n’a point de charmes :

Il me faut des amours où germent les alarmes,

Des plaisirs épiés par les regards jaloux,

Les soupçons menaçants des mères, des époux.

Je me sens vivre alors, et fort de mon étoile,

Je me berce à tout vent qui vient enfler ma voile.

GENEVRAY.

Et vous avez raison de vous distraire un peu.

À part.

Il faut que je le flatte, il me fait peur, morbleu !

LAUZUN.

Mais hymen, rendez-vous, que tout ceci demeure

Un secret dans ton cœur, entends-tu ?

GENEVRIY.

Que je meure

À part.

Si j’en parle. D’ailleurs on ne me croirait pas.

LAUZUN.

Et maintenant va-t’en...

GENEVRAY.

Volontiers.

LAUZUN.

De ce pas

Au théâtre, en un coin de la salle, et regarde,

Sans la quitter des yeux, l’altesse, et prends bien garde,

Prends bien garde surtout, si tu la vois sortir,

De venir tout courant ici m’en avertir.

Genevray sort.

 

 

Scène II

 

LAUZUN, seul

 

Armande maintenant ne peut se faire attendre.

Quelle femme, bon Dieu ! légère, folle, tendre,

Mobile comme l’onde ! À présent la voilà

Qui retourne à Molière, et puis, une fois là,

Il me faut guerroyer... Le logis est un antre

Où veille le jaloux, vrai Cerbère ! L’on n’entre

Qu’en montrant barbe grise à la porte : un amant

Tourné comme Lauzun ne passe pas, vraiment.

Oh ! c’est un château-fort ! autour de la demeure

Servantes et valets rôdent... Mais que je meure

Si Molière n’est pas... comme Arnolphe, gardant

Agnès sous les verrous... et dupe cependant.

Mais la voici... peut-être il me sera facile

De la faire changer...

 

 

Scène III

 

LAUZUN, ARMANDE, habillée pour la scène

 

LAUZUN.

Armande !

ARMANDE.

Non, Lucile.

Voyez, j’en ai l’habit aussi bien que le nom.

LAUZUN.

Mais vous êtes pour moi toujours Armande ?

ARMANDE.

Non.

LAUZUN.

Quoi ! vous ne m’aimez plus, sous ce costume ?

ARMANDE.

Comte,

Je suis toute à mon rôle et n’aime que Cléonte.

LAUZUN.

Et comme vous changez de rôle tous les jours,

Je serai repoussé chaque soir.

ARMANDE.

Pas toujours.

Par exemple, demain je jouerai Célimène :

Au cortège d’amants que sur mes pas je mène,

Si vous le trouvez bon vous viendrez vous mêler,

Et l’on pourra d’un mot alors vous consoler.

LAUZUN.

Ah ! c’est un jeu cruel que celui-là, Madame !

ARMANDE.

Suis-je bien en Lucile ?

LAUZUN.

Et vous avez dans l’âme

Quelque nouvel amour...

ARMANDE.

Molière sûrement

Blâmera ma toilette... Il veut absolument

Le costume prescrit, une tenue exacte ;

Mais nous l’apaiserons... Je joue au troisième acte,

Et vous viendrez me voir... je l’espère du moins.

LAUZUN.

Non.

ARMANDE.

Non ?

LAUZUN.

Non. Je vous vois seule ici, sans témoins,

Il suffit.

ARMANDE.

C’est très bien.

LAUZUN.

Moi, que j’aille au théâtre !

J’y compte cent rivaux dans la foule idolâtre,

Et quelque soit l’espoir dont je flatte mon cœur,

Je crains de rencontrer dans le nombre un vainqueur.

S’il vous faut, en un mot, avouer ma faiblesse,

Tout un public amant est chose qui me blesse ;

Et je souffre d’ouïr ces éloges sans fin :

Charmante ! que d’esprit ! quel regard doux et fin !

Quel ravissant parler ! quel jeu parfait ! quelle âme !

ARMANDE.

Flatteur !

LAUZUN.

Ce n’est pas moi qui dis cela, Madame :

C’est le public. Oh ! moi ! dans mes transports jaloux,

Je me surprends formant cent desseins contre vous.

Oui, je voudrais parfois m’unir à vos rivales,

Au parterre, au foyer soulever des cabales,

Et si vous en éliez à vos débuts, morbleu !

Pour vous faire tomber je mettrais tout en jeu.

ARMANDE.

Merci !

LAUZUN.

C’est que j’enrage, en effet, quand je pense

Que pour des fictions sur la scène on dépense

Tant de si doux regards, tant d’élans amoureux,

Qui, s’ils étaient pour moi, me rendraient trop heureux...

Mais non, c’est ou Valère, ou Cléonte, ou Dorante...

ARMANDE.

 Citez, citez encore... Oh ! j’en ai vingt ou trente !

Pour moi les fictions, mais vous, en vérité,

Vous donnez bravement dans la réalité,

Et qui vous aimerait d’un amour jaloux, Comte,

Serait à plaindre au moins... Je sais ce qu’on raconte...

Il suffit.

LAUZUN.

J’ai peut-être, en effet, quelque temps,

Égaré loin de vous mes désirs inconstants ;

Mais c’était vous toujours que j’aimais : mon hommage,

Vous cherchant, s’arrêtait parfois à votre image.

Oui, tout charme où mon cœur s’est attaché, c’était

Quelque chose de vous qu’une autre reflétait.

L’une me ravissait par sa voix : c’est la vôtre

Que je croyais entendre, Armande. Dans une autre

J’aimais un esprit fin... c’était vous. Celle-ci

Me charmait par sa grâce... Oh ! c’était vous aussi.

Celle-là me plaisait par son humeur rieuse...

C’était vous. Rencontrais-je une capricieuse ?

Pardon, mais c’était vous encor, car on sait bien

Que parfois vous boudez, méchante, pour un rien.

Et je reviens à vous chez qui brillent ensemble

Tous ces charmes divers qu’aucune autre n’assemble :

Je reviens ; dans vos fers mon sort sera bien doux :

Je me croirai volage et n’aimerai que vous.

ARMANDE.

Il n’est plus temps, la paix avec Molière est faite.

LAUZUN.

Pour huit jours.

ARMANDE.

Vous serez, Comte, un mauvais prophète.

LAUZUN.

Nous verrons.

ARMANDE.

Nous verrons.

LAUZUN.

D’abord, il est jaloux !...

ARMANDE.

Il cessera de l’être.

LAUZUN.

Et vous, Madame, vous,

Vous cesserez aussi de plaire et d’être belle...

Cela n’est point aisé.

ARMANDE.

Moi, je serai rebelle

À tous galants propos, et déjà me voilà

En bon commencement : est-ce bien ?

LAUZUN.

C’est cela.

Je suis fort rudoyé ; mais un autre, sans doute,

Sera moins malheureux, Madame. Je redoute

Pour votre beau projet ce monde où vous vivez,

Monde tout de plaisirs, plein d’écueils, vous savez.

Qui vous voit là, Madame, en songeant à vos charmes,

Soit époux, soit amant a cent sujets d’alarmes.

ARMANDE.

Nous vivrons seuls.

LAUZUN.

C’est bien. Oh ! vous avez raison !

Au foyer conjugal bornant votre horizon,

Vous vous consacrerez à ces soins terre à terre

Qui remplissent les jours d’un couple solitaire.

Là, si, pour vous troubler, parfois un souvenir,

Trop cher, toujours chassé, s’obstine à revenir ;

Si quelque amère regret dans votre exil surnage,

Vite, vite songez aux choses du ménage,

Et contre eux évoquez, comme un épouvantail,

De votre intérieur tout le menu détail.

Le monde autour de vous soudain change de face :

Illusions, regrets, souvenirs, tout s’efface,

Tout fuit ; vos rêves d’or s’envolent dans le ciel...

Mais le ménage reste, et c’est l’essentiel.

Oh ! c’est un sûr abri pour la femme, et j’enrage

Que les hommes n’aient pas ce port après l’orage.

Maintenant au théâtre il vous faut dire adieu...

ARMANDE.

Moi quitter le théâtre ! et la raison, bon Dieu ?

LAUZUN.

La raison, la raison... c’est que la solitude

Est mortelle à votre art. Le monde est votre étude ;

Le monde est votre maître, ingrate : il vous apprit

Le secret de charmer et le cœur et l’esprit.

Le ton parfait, le goût et les grâces sans nombre,

Ce sont des fleurs du monde ; elles meurent à l’ombre.

Mais votre beau projet pêche encore en un point.

Dans vos petits calculs vous ne me comptez point.

Vous m’aimiez, et depuis à peine une semaine

Que la cour l’un et l’autre à Chambord nous amène,

Vous m’évitez, et puis vous venez brusquement

Me donner, pour prétexte à votre changement,

Molière !... Et vous voulez que je croie à ce conte ?

Quelque sot... Vous avez un nouvel amour...

ARMANDE.

Comte !

LAUZUN.

Monsieur de Guiche... Mais vous savez si Lauzun

S’épouvante du bruit, surtout s’il craint quelqu’un.

Ou de Guiche ou Molière, amant, époux, n’importe !...

ARMANDE.

Mon Dieu ! n’entends-je point marcher vers cette porte ?

On nous écoute !

LAUZUN.

Hé bien ! tant mieux !

ARMANDE.

Vous m’effrayez !...

Mais que prétendez-vous, de grâce ?

LAUZUN, s’asseyant.

Vous voyez :

Rester là.

ARMANDE.

Mais on vient. C’est lâche, c’est infâme !

Rester là !... vous voulez perdre une pauvre femme !

À Molière tantôt j’ai promis, j’ai juré

De ne plus vous revoir... Il vient ! Oh ! j’en mourrai !

Il vient ! Épargnez-moi, par pitié, cette honte !

Hé bien ! puisqu’il le faut, je vous aimerai, Comte ;

Oui... je vous aimerai... toujours... uniquement...

Mais, mon Dieu ! sauvez-moi !

LAUZUN.

Vous sauver ! et comment ?

Il est trop tard.

ARMANDE.

Trop tard !

Elle jette les yeux autour d’elle.

N’est-il pas quelque issue...

Ô ciel ! là... cette porte étroite, inaperçue...

Un oratoire... entrez... entrez... cachez-vous là...

Lauzun entre dans l’oratoire.

Ah ! j’avais apporté vos lettres ;... les voilà.

Armande donne à Lauzun un paquet de lettres.

 

 

Scène IV

 

ARMANDE, MOLIÈRE, en habit de théâtre, LAUZUN, caché

 

ARMANDE, se promenant en répétant un rôle.

Vous me voyez, ingrate, pour la dernière fois, et je vais loin de vous mourir de douleur et d’amour !

Feignant la surprise en apercevant Molière à ses côtés.

Ah ! vous m’avez fait peur !

MOLIÈRE, inquiet.

Vous êtes seule, Armande ?

ARMANDE, troublée.

Seule... mais vous voyez... Pourquoi cette demande ?

MOLIÈRE.

On parlait, ce me semble ?

ARMANDE, se rassurant peu à peu.

Oui... j’avais là... quelqu’un...

MOLIÈRE.

Ah !

ARMANDE.

Que je... querellais...

MOLIÈRE, à part.

Serait-ce encor Lauzun !

ARMANDE.

Vous avez entendu ?

MOLIÈRE.

Non.

ARMANDE.

Quelques mots ?

MOLIÈRE.

À peine.

ARMANDE.

Si nous recommencions à nous deux cette scène ?

MOLIÈRE.

Des querelles déjà !... nous ! c’est trop tôt vraiment.

ARMANDE.

Et comptez-vous pour rien le raccommodement ?

MOLIÈRE.

J’aime encor mieux la paix, sans trouble et sans alarmes.

ARMANDE.

Moi, j’aime mieux la guerre et je reprends les armes.

Elle lit.

Dites-moi ?  – Non, je ne veux rien dire.  – Je vous prie. Laissez-moi. – Lucile ! – Non !

Vous voyez, je conduis deux rôles à la fois.

Lisant.

– Hé bien ! puisque vous vous souciez si peu de me tirer de peine et de vous justifier du traitement indigne que vous avez fait souffrir à ma flamme, vous me voyez, ingrate, pour la dernière fois, et je vais loin de vous mourir de douleur et d’amour !

Quand vous êtes entré j’en étais là, je crois.

MOLIÈRE.

Quoi ! ces débats... c’était...

ARMANDE.

Vraiment... est-ce qu’il semble

Que ce soit...

MOLIÈRE.

Deux amants qui disputent ensemble.

ARMANDE.

Voilà ce bruit de voix que vous avez ouï...

Cette querelle...

MOLIÈRE.

Hé ! quoi ! vous étiez donc seule ?

ARMANDE.

Oui !

MOLIÈRE.

Quel naturel ! quel art !... Vous êtes, sur mon âme,

Une comédienne admirable, ma femme.

ARMANDE.

Vous me flattez...

MOLIÈRE.

Non, non, parfaitement joué...

ARMANDE.

Je ne mérite pas...

MOLIÈRE.

Si fait.

ARMANDE, à part.

Dieu soit loué !

Il ne soupçonne rien.

MOLIÈRE.

Une scène charmante !

Et qui vous fait honneur. Soit amant, soit amante,

Vous prenez à ravir l’air de la passion...

Et, tenez, vous tremblez encor d’émotion.

Oh ! l’actrice est en vous parfaite... mais la femme !...

Mon amour n’a jamais ainsi touché votre âme,

D’un accent si profond fait vibrer votre voix,

Et jeté dans vos sens ce trouble ou je vous vois.

Oh ! feignez donc aussi pour moi !... que votre adresse

Voile au moins vos froideurs d’un semblant de tendresse !

Par un mensonge enfin répondant à mes vœux,

Dites que vous m’aimez... Trompez-moi... je le veux.

Mon Dieu ! n’aurai-je point, une fois dans ma vie,

À mon tour, une part à ces biens que j’envie :

Un regard caressant attaché sur le mien,

Des mots d’amour éclos dans un mol entretien,

Mots toujours répétés et qui jamais ne lassent ;

Une étreinte où les cœurs comme les bras s’enlacent.

Si ce bonheur si grand m’avait été donné,

Que j’aurais sans regret à l’oubli condamné

Une vie aujourd’hui si troublée et si sombre !

Le bonheur est-il moins bonheur caché dans l’ombre ?

L’envie eût ignoré mes jours et, près de vous,

Le sort le plus obscur m’eût semblé le plus doux.

Si la gloire pourtant vous avait été chère,

Je l’aurais méritée, Armande, pour vous plaire ;

Pour vous, moi n’estimant l’éclat d’un haut renom

Que s’il vous rend heureuse et fière de mon nom.

 J’avais cherché ce bruit pour occuper mon âme,

Pour lui donner le change... Oh ! la gloire !... elle est femme,

Elle attire toujours, elle trompe souvent...

Et, sans vous, pour mon cœur c’est un mot décevant.

De quelque lustre en vain sa faveur m’environne...

Qu’importe... Hélas ! mon front saigne sous sa couronne.

Mais la gloire avec toi ! c’est le ciel !... Oh ! s’unir

D’un nœud sans fin qui lie au présent l’avenir !

Dans un destin commun vivre ensemble la vie !

Vivre ensemble les temps dont la mort est suivie !

Ne se quitter jamais ! et, d’un pas triomphant,

Tous deux marcher toujours ! toujours !... Et notre enfant !

Notre fille !... Vois-tu, vois-tu quel sort prospère !

Pour fortune elle aurait la gloire de son père ;

Elle aurait, pour charmer, ta grâce, tes appas...

Lauzun entr’ouvre la porte du cabinet et la referme presque aussitôt. Molière s’aperçoit qu’Armande est préoccupée.

Mais vous êtes distraite... et ne m’écoulez pas !...

D’un intérêt si cher vous n’êtes point émue !

J’en parle sans qu’au cœur rien chez vous ne remue !...

Hélas ! j’ai cru longtemps que celle enfant serait

Le nœud puissant et doux qui nous rapprocherait !

De mes illusions c’était la plus constante ;

Ce sera la dernière, allez !... Soyez contente :

Jour par jour, fleur á fleur, vous m’avez enlevé

Tout ! mon bonheur présent et mon bonheur rêvé !

Hé bien ! dès ce moment je renferme, je mure

La douleur dans mon sein... Sans plainte, sans murmure

Je vivrai... Quant à vous, soyez libre ; courez

À ces plaisirs menteurs dont vous vous enivrez,

Les rapides amours, et les jeux et les fêtes.

Du mal que j’en ressens, du fort que vous vous faites,

Je ne me plaindrai plus... Aimez, suivez aussi

Lauzun, ce parvenu...

ARMANDE, effrayée.

Monsieur !...

MOLIÈRE.

Personne ici

N’entend... Ah ! j’oubliais... pardon, pardon, Madame :

J’ai promis d’enfermer la douleur dans mon âme.

Mais cet homme entre tous m’irrite ; il m’a blessé

D’un trait mortel...

ARMANDE.

Monsieur !...

MOLIÈRE.

Pardon !... oui, je le sais,

Toute femme en est folle, et c’est là votre excuse.

Moi, lutter avec lui... non, non, je me récuse :

Lui, brillant, jeune... et moi, flétri par la douleur,

Moi, bientôt un vieillard ! car c’est là mon malheur !

On ne saurait aimer un vieillard, quoi qu’il fasse.

Ah ! sous la main du temps tout charme en nous s’efface...

Mais le temps n’éteint pas tout amour allumé.

Pourquoi donc ce tourment d’aimer sans être aimé !

Demandez à Chambord le mot de ce mystère.

François premier longtemps y vécut solitaire,

Triste au sein des plaisirs, cherchant partout, toujours,

Un cœur simple et naïf pour charmer ses vieux jours.

Nul cœur ne répondit à ses dernières flammes :

Toutes venaient à lui, mais les corps, non les âmes.

On se donnait au roi, l’homme n’obtenait rien,

Car cet homme était vieux, comme moi vieux... Hé bien !

Il montre du doigt l’oratoire.

Il le comprit, et là, là, dans cet oratoire,

De votre sexe un jour voulant faire l’histoire,

Le roi, sur un vitrail, fragile monument,

Écrivit ces deux vers avec un diamant :

Souvent femme varie :
Bien fol est qui s’y fie.

L’épigramme est sanglante, et pourtant convenez

Qu’elle est juste... Ces vers sont encor là... venez,

Venez les voir...

Il se dirige vers la porte de l’oratoire.

ARMANDE, s’enfuyant effrayée.

Ô ciel !

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, GENEVRAY

 

GENEVRAY, sans reconnaître Molière et croyant s’adresser à Lauzun.

De toute ma vitesse

J’accours...

MOLIÈRE, sans voir Genevray.

Un homme est là... caché...

GENEVRAY.

J’ai vu l’altesse,

Monseigneur...

MOLIÈRE, se retournant.

Monseigneur !... Que veut dire ceci ?...

GENEVRAY, reconnaissant Molière.

Pardon !...

MOLIÈRE.

Ce n’est pas moi que tu cherchais ici,

Vieux messager d’enfer et que le Diable emporte !

C’est ton maître... il est là... tiens, frappe à cette porte,

Il te répondra...

GENEVRAY.

Mais...

MOLIÈRE.

Frappe en disant ton nom.

GENEVRAY, suppliant.

Monsieur !...

MOLIÈRE.

Aimes-tu mieux que je t’assomme ?

GENEVRAY.

Non.

MOLIÈRE, l’invitant à frapper à la porte.

Hé bien !

GENEVRAY, frappant légèrement.

C’est moi.

MOLIÈRE.

Qui ?... moi !

GENEVRAY, d’une voix faible.

Genevray !

À part.

Pauvre maître !

Revenant auprès de Molière.

Rien, vous voyez.

MOLIÈRE.

Plus haut !

GENEVRAY, allant de nouveau vers la porte.

Monseigneur !

MOLIÈRE.

Plus haut, traître !

Et si tu le démens d’un mot ou d’un regard, 

Je t’assomme sur l’heure.

GENEVRAY, à part.

Ô ciel ! quel œil hagard !

Il le ferait vraiment...

La porte du cabinet s’ouvre ; Lauzun sort. Molière s’est caché.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, caché, GENEVRAY, LAUZUN

 

LAUZUN, en sortant du cabinet.

Partis ! partis ensemble !

Et réconciliés !... Mon étoile, il me semble,

À pali quelque peu dans cette affaire-ci.

Mais qu’as-tu ?... te voilà, mon cher, bien pâle aussi.

GENEVRAY.

Je n’ai rien...

LAUZUN.

Quant à moi, battu !... Ma Célimène,

Soit que vers son époux un regret la ramène,

Soit dépit qui s’essaie à quelques duretés,

Pour me faire pleurer mes infidélités,

Célimène me quitte... Une lutte incroyable,

Longue, vive, et j’allais l’emporter, quand le Diable...

Genevray fait un mouvement de frayeur.

Au moment décisif, est arrivé soudain,

Sous les traits de Molière et l’habit de Jourdain.

Je suis né généreux, loyal ; par bonté d’âme,

J’ai daigné me cacher là-dedans. Lors, la dame,

Voulant rompre à tout prix, m’a rendu mes poulets...

Ces missives d’amour... Tiens, mon cher, brûle-les.

Il remet à Genevray le paquet de lettres.

Après tout j’ai tiré profit de ma retraite.

Oui, c’est pour notre bien que le sort nous maltraite,

Genevray : j’ai trouvé dans ma niche un trésor,

Deux vers qu’on devrait voir partout en lettres d’or :

Souvent femme varie :
Bien fol est qui s’y fie.

Règle-toi sur cela.

GENEVRAY.

Conseils bien superflus,

Monseigneur : je suis vieux et ne m’occupe plus

De ces retours de cœur de nos femmes coquettes.

En fait de changement je regarde aux girouettes,

Pour voir si nous aurons des jours doux et sereins

Qui donnent du répit à mes douleurs de reins.

LAUZUN.

Et l’altesse à présent ?

GENEVRAY, à part.

Bon ! voilà sa folie !...

LAUZUN.

Au théâtre, tu sais ?

GENEVRAY.

La pièce était jolie !...

LAUZUN.

La pièce ! Que m’importe !... est-ce donc pour cela...

GENEVRAY, apercevant Mademoiselle qui entre.

L’altesse ? Monseigneur... l’altesse ?... La voilà...

Au moment où Genevray se retire, Molière, caché derrière la porte du cabinet lui enlève son paquet de lettres en le menaçant. Lauzun va au devant de Mademoiselle.

 

 

Scène VII

 

LAUZUN, MADEMOISELLE, MOLIÈRE, caché

 

MADEMOISELLE, à Lauzun.

Mais vous ne savez pas le tort que vous nous faites !

Toujours seul, à l’écart, vous, l’âme de nos fêtes !

Vous ne venez pas même au théâtre ! le roi

L’a remarqué ce soir. Depuis hier, dites-moi,

Depuis notre entretien, pensif et solitaire,

Vous promenant ici, les yeux fixés à terre,

Êtes-vous à chercher encore à quel vainqueur

Je dois donner ma main comme j’ai fait mon cœur ?

Vous ne devinez pas !

LAUZUN.

Je cherche en vain, Madame.

MADEMOISELLE.

Oh ! que si vous cherchiez avec des yeux de femme !

Il est aimable, beau, noble... voyez-vous ?

LAUZUN.

Non.

Et puis, si beau qu’il soit, si grand que soit son nom,

Qu’est-ce au prix de ce rang qui touche au rang suprême !

MADEMOISELLE.

Mais l’amour peut combler l’intervalle... et je l’aime.

LAUZUN.

Sait-il que vous l’aimez ?

MADEMOISELLE.

Il devrait le savoir,

Car mes yeux... mais les siens semblent ne pas le voir.

LAUZUN.

Plaignez-le. Le respect le relient, et, sans doute,

Au moment de parler, noble et fier, il redoute

Que de ses sentiments on n’impute l’ardeur

À quelque ambition avide de grandeur,

Quand il voudrait, assis à ce rang où vous êtes,

Prince, faire pour vous ce que pour lui vous faites,

Et vous dire, à vous, pauvre et dans l’obscurité :

Que sont mes litres vains auprès de la beauté ?

De ces titres sans toi la splendeur m’importune :

Aime-moi, sois mon nom, mon orgueil, ma fortune !

Sans toi je ne suis rien, rien qu’un prince : aime-moi,

Et que ton noble amour m’élève jusqu’à toi.

Veux-tu qu’une retraite inconnue et profonde

Cache notre bonheur ? Cherchons un coin du monde

Où nous vivrons heureux et seuls. Préfères-tu

Les plaisirs de la cour et ses pompes ? Veux-tu

Qu’avec respect d’en bas la foule le contemple ?

Que ton nom soit un calte et la demeure un temple ?

Que d’hommages, de fleurs on sème ton chemin ?

Viens, je puis le donner ce bonheur, et demain,

Tu seras...

MADEMOISELLE.

Achevez !

LAUZUN.

À quoi bon que j’achève ?

Je m’égare... Pardon, Madame... c’est un rêve.

MADEMOISELLE.

Nommez, nommez celui qui sait aimer ainsi,

Et qui m’a fait princesse... Il sera prince aussi.

Oh ! c’est dans notre vie une amère tristesse !

Tout amant, s’il n’est roi, se trouble au mot d’altesse.

Il n’ose nous parler d’amour, et notre cœur

Est forcé, le premier, d’avouer son vainqueur.

Je subis aujourd’hui cette loi puisque j’aime :

Le nom que vous taisez je le dirai moi-même.

Connaissez donc celui que je prends pour époux,

Que mon amour allie au sang des rois...

Elle souffle sur une glace et écrit avec son doigt le nom de Lauzun.

LAUZUN.

Moi ?

MADEMOISELLE.

Vous.

LAUZUN, à part.

Je le savais.

Haut.

Hé quoi ! vous daigneriez, Madame...

MADEMOISELLE.

Oui, Comte. Vous m’aimez et j’ai lu dans votre âme...

LAUZUN.

Vous aimer ! est-ce assez pour monter à ce rang ?

MADEMOISELLE.

Vous m’aimez, il suffit. Oh ! mon bonheur est grand !

De ce jour je commence une nouvelle vie.

Ces titres, ces honneurs, cet éclat qu’on envie ;

Ce haut rang que de loin chacun juge si beau,

Mais où mon cœur, sans vous, est comme en un tombeau,

Je les puis partager avec celui que j’aime.

Je vous y fais monter sans descendre moi-même.

S’il le fallait, pour vous je les répudierais ;

Comme vous généreuse enfin, je vous dirais :

Je ne veux que sur toi régner en souveraine...

Être aimée... Oh ! c’est plus qu’être princesse et reine.

Aimez-moi bien du moins...

LAUZUN.

Madame, et doutez-vous...

MADEMOISELLE.

Sans partage aimez-moi... Mon amour est jaloux...

LAUZUN.

Vous seule ! vous toujours !...

MADEMOISELLE.

Et maintenant, cher Comte,

Il faut à nos projets l’aveu du roi ; je compte

Le demander ce soir... Le secret jusque-là...

Lauzun veut l’accompagner à sa sortie.

Non, restez...

 

 

Scène VIII

 

LAUZUN

 

Le grand mot est dit... mais me voilà

Vraiment épouvante de ma fourbe profonde,

Car je ne l’aime pas certes le moins du monde...

Hé ! qu’importe après tout !... les tendres sentiments,

L’amour, la sympathie unissent les amants ;

Mais on s’unit à moins dans un nœud légitime.

Aux époux, en un mot, il suffit de l’estime,

Et même l’on pourrait disputer sur ce point,

Car on en voit beaucoup qui ne s’estiment point.

Ah ! sous ce faix d’honneurs je fléchis, je succombe...

Il s’assied.

Duc de Montpensier ! prince et souverain de Dombe !

Comte d’Eu !...

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE, LAUZUN

 

MOLIÈRE.

Vous allez trop vite : halle-là !

Comte...

LAUZUN, se relevant vivement.

Quoi ! vous ici ! D’où sortez-vous ?

MOLIÈRE, montrant la porte de l’oratoire.

De là.

LAUZUN.

De là ?

MOLIÈRE.

C’est un réduit merveilleux, je vous jure,

Protégeant la vengeance aussi bien que l’injure ;

Où vous êtes entré tantôt fort prudemment,

Et qui, plus tard, servait l’époux contre l’amant.

J’ai tout vu, je sais tout. J’ai surpris au passage,

Vos lettres... les voilà... même un dernier message

De ce soir... un poulet en style précieux

Où vous vous égayez sur moi de votre mieux.

Or, tandis qu’à l’écart, le cœur gonflé de rage,

Je cherchais un moyen de punir votre outrage,

La princesse est venue... alors j’ai tout appris,

Et ma haine pour vous s’est changée en mépris,

Car se jouer ainsi de l’amour d’une femme

N’est pas d’un séducteur, Monsieur, c’est d’un infâme !

LAUZUN, courant à Molière et tirant à demi son épée.

Ah ! c’en est trop... mais quoi ! tu n’es pas noble !

MOLIÈRE.

Non.

Vous le savez assez : Poquelin est mon nom.

Par ce nom trop bourgeois votre rage est trompée,

Et vous dérogeriez... Rengainez votre épée.

Vous êtes noble, vous, et sortez, l’on voit bien,

Non pas tout simplement de quelque homme de bien,

Mais d’aïeux, gens de fer, grands saccageurs de villes,

Héros sanglants vomis par nos guerres civiles,

Et qui, pour tout talent, pour unique vertu,

Tuaient !... Parez-vous bien du lustre qu’ils ont eu.

À l’abri de leur nom soyez fourbe, parjure,

Insolent ; imposez silence après l’injure,

Vous serez respecté ! vous êtes noble ! et prompt

À demander du sang pour laver un affront.

Allez donc ! je me ris de toutes ces chimères

De sang noble gardé par l’honneur de vos mères !...

Cet honneur m’est suspect, pour tout dire, et je mets

Autre part ma noblesse et ne la perds jamais.

J’ai mes combats aussi, mais mon champ de bataille,

C’est mon cœur. Là parfois, et d’estoc et de taille,

Contre mes passions je lutte ; je poursuis

Ce grand but : Devenir meilleur que je ne suis.

Je me dis : Remportons encor cette victoire,

Et laissons, s’il se peut, sans tache mon histoire.

Or, voyez, tout à l’heure à mes yeux s’est offert

L’ennemi détesté par qui j’ai tant souffert ;

Qui fit à mon amour une mortelle offense,

Et qu’un hasard me livre à présent sans défense.

Jusqu’au sang de nos rois il élève ses vœux,

Mais il n’y peut monter qu’autant que je le veux.

Son sort est dans mes mains. Sa rapide fortune

Est une insulte à tous, à tous est importune...

Je le puis écraser sous mes pieds... pour cela

Il me faut quelques mots... ces mots sont écrits là...

Hé bien ! de ces papiers ne laissons nulle trace...

Il déchire les lettres.

Je vous hais !... je vous hais !... Mais ma pitié fait grâce...

Suis-je noble à présent !

LAUZUN.

Oui, c’est d’un noble cœur ;

Mais je ne puis en rien reconnaître un vainqueur :

Ma générosité veut égaler la vôtre...

Il lui tend la main.

La main !

MOLIÈRE.

Non, ce serait déroger l’un et l’autre.

Armande entre et court se jeter dans les bras de Molière. Le rideau tombe.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente la chambre à coucher du roi.

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE, CHAPELLE

 

UN HUISSIER, en dehors.

On n’entre pas !

CHAPELLE.

Chansons ! Hé ! j’entre ! À chaque pas

Un huissier qui vous crie au nez : « On n’entre pas ! 

« Vous êtes chez le roi ! » J’ai fait la sourde oreille

Au qui vive, et courant d’une ardeur sans pareille,

J’ai franchi l’antichambre...

L’HUISSIER, toujours en dehors.

On n’entre pas !

CHAPELLE.

Allons !

En voilà deux ou trois encor sur mes talons.

Dis-leur que j’ai besoin de le parler, Molière.

MOLIÈRE, à la cantonade.

Permettez...

CHAPELLE.

Mon entrée est un peu familière ;

Mais je sais que le roi n’est pas encore ici.

Je viens donc à la hale, et porteur, Dieu merci,

D’une bonne nouvelle. Enfin, la comédie

A triomphé ; le roi l’a beaucoup applaudie.

MOLIÈRE.

Je sais.

CHAPELLE.

Il en riait en sortant, et d’un cœur !

Or, quand Jupiter rit l’Olympe rit en chœur :

Ainsi faisait la cour... on vantait ton ouvrage !

À ces rires du prince Armande prend courage ;

Elle ose l’aborder, et d’un ton douloureux :

Celui qui vous fait rire est triste et malheureux,

Sire !...

MOLIÈRE.

Oh ! qu’a-t-elle fait !

CHAPELLE.

Une chose admirable :

Elle a dit quelle vie étrange et misérable,

Ici depuis huit jours...

MOLIÈRE.

Je suis perdu !

CHAPELLE.

Sauvé !

Tout le courroux du roi s’est d’abord soulevé

À ce récit ; bientôt, plus calme, il recommande

Qu’on le laisse ignorer qu’il sait tout, et te mande

Pour faire le service à la chambre ce soir.

Un prétexte, pas plus... C’est bien facile à voir,

Et, sans me piquer d’être à la cour grand prophète,

Le roi veut réparer l’injure qu’on l’a faite.

Je viens donc l’avertir : Armande sur mes pas

Venait aussi ; mais quoi, mon cher : On n’entre pas !

On sort du moins, je pense ?

MOLIÈRE.

Oui, certes.

CHAPELLE.

J’en profile,

Adieu !...

MOLIÈRE, le pressant de sortir.

Fort à propos, car le roi vient... Hé vite !...

 

 

Scène II

 

LOUVOIS, COLBERT, LE CHANCELIER, LE ROI, MOLIÈRE

 

LE ROI, entrant.

Sur ce point délicat je veux être éclairé :

Un rapport sur l’affaire, et je déciderai.

Remettant un papier au chancelier.

Monsieur le chancelier, à vous cette requête.

Après avoir lu une dernière lettre.

Voilà tout. Non, Messieurs... Encore une conquête.

LOUVOIS.

C’est un événement commun dans ce temps-ci,

Et vos armes toujours...

LE ROI.

Dieu seul a fait ceci.

Sa grâce a dessillé les yeux d’un hérétique,

Pélisson...

TOUS.

Pélisson !

LE ROI, lisant.

« Chartres, ce 9 octobre, etc. Hier, M. Paul Pélisson-Fontanier, a fait son abjuration, dans l’église souterraine de notre ville, entre les mains de M. Gilbert de Choiseul du Plessis-Praslin, évêque de Comminge. etc. »

Voici l’acte authentique

De l’abjuration.

TOUS.

Pélisson converti !

LE ROI.

L’évêque de Comminge a lire bon parti

Du Huguenot... Du reste, un homme de science

Et d’esprit.

LOUVOIS, à part.

De l’esprit et pas de conscience :

Il fera son chemin ; d’ailleurs Gascon, je crois.

LE ROI.

Pour lui, Monsieur Colbert, il me faut un emploi.

Je veux me l’attacher par quelque récompense.

Congédiant le conseil.

Adieu, Messieurs... Demain conseil encor, je pense.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, LE ROI

 

LE ROI, à Molière qui s’occupe de détails d’arrangement.

Remettez le service à d’autres pour ce soir,

Molière, et près de moi, là, venez vous asseoir.

Molière hésite à s’asseoir.

Asseyez-vous. Je sais qu’ici l’on vous rebute,

Qu’on vous fait cent affronts ; que vous êtes en bulle

À des propos cruels, et que, le cœur blessé,

Vous vivez à l’écart sans vous plaindre ; je sais

Que les gens du château vous font celle avanie

Que, se jugeant pour vous trop bonne compagnie,

Ils ne vous veulent plus souffrir à leurs dinés ;

Ils désertent la table enfin quand vous venez.

Allez ! je confondrai celle haine insultante.

Quoi ! l’estime du roi, si vive et si constante,

Pour vous faire honorer n’aura donc pas suffi ?

À mon autorité porte-t-on un défi ?

Ah ! je veux par un coup de faveur singulière,

Dans les respects de tous vous replacer, Molière.

Vous n’avez pas dîné, soupez avec le roi,

Et demain vous aurez des flatteurs comme moi.

MOLIÈRE, s’inclinant.

Quoi ! Sire !...

LE ROI.

Je le veux, Molière.

Aux huissiers.

Qu’on m’apporte

Mon souper... Deux couverts !... Voyez comme à la porte

On se presse... Bientôt vous aurez le plaisir,

Vous le Contemplateur, d’observer, de saisir

Dans leur étonnement ces vanités titrées...

Huissiers ! donnez passage aux petites entrées.

Les huissiers de la chambre ouvrent la porte du fond. Un grand nombre de personnages entrent, s’inclinent profondément et se rangent en cercle autour du roi. Une table servie est placée entre le roi et Molière. Marques d’étonnement sur tous les visages.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, MOLIÈRE, PERSONNAGES, composant la cour

 

LE ROI, s’adressant à ceux qui viennent d’entrer.

Croiriez-vous bien, Messieurs...

Offrant une aile de volaille à Molière.

Cette aile... Voulez-vous

Du lait chaud pour calmer votre maudite toux ?

Vous faites à Chambord, dit-on, fort pauvre chère ;

Mais j’aurai soin de vous... votre santé m’est chère.

S’adressant à la cour.

Croiriez-vous bien...

À Molière.

Un peu de ce blanc de poulet...

Mais vous toussez toujours...

Aux huissiers.

J’ai demandé du lait !

À la cour.

Croiriez-vous qu’à Molière on ait fait l’avanie

De trouver qu’il n’est pas de bonne compagnie

Pour manger au château ! Mes gens n’en veulent pas,

Et Molière à l’écart prend ses tristes repas.

Ils croiraient déroger, commensaux de Molière !

Je suis moins dédaigneux : ma table familière

Le reçoit aujourd’hui. Je veux montrer à tous

L’estime ou je le liens. Hé ! Messieurs, savez-vous

Qu’honorant le génie on s’honore soi-même ?

Moi, j’admire Molière à la fois et je l’aime.

MOLIÈRE.

Sire !...

LE ROI.

Que je vous fasse enfin mon compliment

Sur votre comédie... un ouvrage charmant.

PREMIER DUC.

Charmant !

SECOND DUC.

Charmant !

LE MARQUIS.

Charmant !

MOLIÈRE.

Sire !...

LE ROI.

Charmant, vous dis-je :

D’esprit et de gaité c’est vraiment un prodige.

PREMIER DUC.

Un prodige !

LE MARQUIS.

Molière est le roi des auteurs.

LE ROI, bas à Molière.

Je l’avais dit ; voyez, vous avez des flatteurs.

Haut.

Que de goût et de sens ! de fine moquerie !

Quoiqu’on en ait, il faut de force que l’on rie.

PREMIER DUC.

Que l’on rie, en effet...

SECOND DUC.

Et de force !...

LE MARQUIS.

Il le faut.

PREMIER DUC.

Quoiqu’on en ait.

LE MARQUIS.

La pièce est vraiment sans défaut.

LE ROI.

Doucement ! L’auteur paie à l’humaine faiblesse

Son tribut : il a trop maltraité la noblesse,

Et Dorante...

PREMIER DUC.

En effet, un comte ! un comte enfin !...

SECOND DUC.

Un comte dont Molière a fait un aigrefin !

LE MARQUIS.

Si c’est une licence elle est un peu hardie !

MOLIÈRE.

Une licence ! non, non ! pour la comédie

Fustiger les travers est un droit tout acquis.

Vous croyez qu’elle en veut aux ducs, comtes, marquis ?

Non : elle en veut à l’homme, au vice, au ridicule...

Mais devant aucun rang sa gaité ne recule.

Pour détourner les traits dont l’arme la raison,

Il nous faut des vertus... et non pas un blason !

Je m’embarrasserais d’un titre ! à Dieu ne plaise !

Grâce à l’appui du roi, Messieurs, je puis à l’aise

Me prendre à toutes gens, et quand devant mes pas

Je trouve un... fût-il duc, je ne m’arrête pas.

LE ROI.

C’est bien ; mais chaque jour, mon divin moraliste,

De nos originaux vous épuisez la liste,

Et bientôt vous n’aurez presque rien à glaner.

MOLIÈRE.

Oh ! que de champs encor restent à moissonner !

La scène à chaque pas me paraît agrandie :

Et, sans quitter la cour, quelle ample comédie,

Si je voulais donner à ma verve l’essor !

LE ROI.

Voyons !

MOLIÈRE.

Sire !

LE ROI.

Voyons !

MOLIÈRE.

Je n’ai pas peint encor

Le flatteur... ce flatteur, suivant de la fortune,

De qui le fade encens parfois nous importune ;

Ni cet autre flatteur qu’on nomme courtisan,

Du pouvoir, quel qu’il soit, assuré partisan ;

Singe et caméléon tout à la fois ; un être

Qui ne s’appartient pas ; l’ombre et l’écho d’un maître ;

Chantant comme Memnon pour tout soleil levant,

Une girouette enfin tournant à chaque vent.

Et vous, qui mécontents de la cour et du prince,

Osez les menacer de bouder en province,

Vous croyant quelque chose... impudents, qui comptez

Pour services fameux vos importunités !

Et vous... (Oh ! votre espèce en ce pays abonde) !

Complimenteurs outrés, accablant tout le monde

De la banalité de vos empressements.

De protestations, d’offres et de serments.

– Monsieur, je suis à vous ! – Monsieur, je vous le jure,

Je vous estime fort... Vous me feriez injure

De ne pas employer tout le crédit que j’ai.

L’honneur de vous servir me rend votre obligé.

– Monsieur, votre valet !... – Monsieur, je suis le vôtre...

Puis, de ceux-là soudain ils courent à quelque autre ;

De çà, de là, partout... C’est un sauve qui peut

D’eau bénite de cour, comme on dit... il en pleut !

LE ROI.

C’est bien de ce pays la fidèle peinture.

Vous dessinez, je vois, vos gens d’après nature,

Car tous ces portraits-là sont vraiment ressemblants !

PREMIER DUC.

Ressemblants !

LE MARQUIS.

Ressemblants !

LE ROI.

Parlants !

PREMIER DUC.

Parlants !

LE MARQUIS.

Parlants !

LE ROI.

Il faut les faire entrer dans votre galerie :

Molière, mettez-les en scène, je vous prie.

MOLIÈRE.

Sire ! je n’oserais promettre...

LE ROI.

Pourquoi donc ?

MOLIÈRE.

Ce travail pour ma vie est un emploi trop long.

Cette vie à présent sera courte, j’espère.

LE ROI.

Ah ! quel mot triste et dur !... un destin plus prospère,

Des jours meilleurs viendront sans doute... Pour ma part,

Certes, j’y veux aider, Molière.

MOLIÈRE.

Il est trop tard !

Cette vie, épuisée en des luttes sans nombre,

Me quitte, je le sens... Oh ! je voudrais à l’ombre

En abriter le reste... et mourir oublié !

Mais par mille devoirs au théâtre lié,

Je me dévoue encore... Hélas ! sans espérance

De le servir beaucoup... J’y porte ma souffrance,

Ma douleur, un mal sourd à mon cœur attaché,

Et d’autant plus cruel qu’il doit rester caché.

Et puis, que d’autres maux encor !... La calomnie

Me poursuit... Maintenant, Sire, l’on me dénie

Mon titre d’honnête homme, et d’infâmes rumeurs

S’attaquent à ma vie et noircissent mes mœurs...

Non pas ouvertement, non pas que l’on me fasse

Si beau jeu que d’oser me les jeter en face...

Non, le lâche ennemi, le coquin ténébreux

Qui les répand, sait bien que c’est trop dangereux.

Mais par mille chemins, d’une source inconnue

L’affreux poison découle et partout s’insinue.

Moi seul, moi seul je sais de quel main il part,

Et je ne puis saisir celle main nulle part.

C’est Tartufe ! gardant toujours son caractère,

Tartufe ! enveloppé de fraude et de mystère.

Si devant lui les gens dénigrent mes écrits,

Il calme leur transport, il modère leurs cris,

Et semble tout d’abord prendre en main ma défense.

Il me pardonnerait de grand cœur mon offense,

Tout le mépris amer que sur lui j’ai versé,

Si le ciel là dedans n’était intéressé.

Il me plaint, moi, flétri par un hymen infâme,

Par un hymen qui fait de ma fille ma femme ;

Il me plaint, moi, damné pour ma profession,

Une école de vice et de corruption.

Il veut me voir rentrer au giron de l’Église,

Édifiant ainsi ceux que je scandalise,

Car il estime plus un pécheur converti

Qu’un saint qui ne s’est pas une fois démenti.

Il répand pour cela sa prière et ses larmes

Devant Dieu. Si la gloire avait pour moi des charmes,

Je devais attaquer mille petits travers,

Berner l’un pour sa prose et l’autre pour ses vers...

Mais toucher aux dévots !... c’est loucher à Dieu-même !

Et la foule aussitôt de crier : anathème !

Anathème à celui qui distilla son fiel

Sur ce Monsieur Tartufe, un saint tombé du ciel !

Et j’aurai sans retour empoisonné ma vie,

Ameuté contre moi l’ignorance et l’envie,

Sans en tirer jamais d’autre fruit que cela...

Et sans les corriger, car celle espèce-là,

Quelque rude que soit la leçon qu’on lui donne,

Jamais ne se corrige et jamais ne pardonne !

Aussi, que d’ennemis à ma perle animés !

Que de bruits odieux dans le public semés,

De soupçons outrageants, de noires calomnies !

Je me suis vu trainer, vivant, aux Gémonies ;

Et si je meurs demain leur ligue éclatera

Contre moi plus ardente, et peut-être il faudra

Jusques à la prière auprès d’elle descendre

Pour avoir une place où déposer ma cendre !

Vous serez sans pitié, tartufes, je le sais :

Vous ne faites pas grâce à qui vous a blessés !...

Oh ! vous m’avez tué... déjà ma tombe s’ouvre...

Mais à l’œil des mourants l’avenir se découvre...

Tartufes ! je vous vois dans la postérité :

Mes vers vous ont donné leur immortalité.

Oui, par moi vous vivez chez les races futures.

J’ai de traits si profonds marqué vos impostures,

Que tout fourbe dévot y porte votre nom,

Et l’œuvre où je vous peins fait mon plus beau renom.

LE ROI, se tournant vers la cour.

Oui, qu’on le sache bien, Molière est un grand homme ;

Et grand entre tous ceux que le ciel renomme,

La gloire de la France et de l’esprit humain...

À Molière.

Despréaux le disait hier. Voici ma main,

Molière : devant tous marchez la tête haute,

Et qu’en vous on respecte un grand homme... et mon hôte.

Le rideau tombe.

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