Molière et sa servante (Maurice MILLOT)

À-propos en un acte et en vers

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 15 janvier 1903.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

LAFOREST

THALIE

 

Juin 1665.

 

Chez Molière. Cabinet de travail. Grand fauteuil. À droite, une large portière. Au fond, porte vitrée. Molière vient de faire une collation ; il jette sa serviette. Laforest enlève les assiettes, place le flambeau sur le bureau, plie la serviette. Molière va lentement à la portière et l’entr’ouvre.

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE, LAFOREST

 

MOLIÈRE, à mi-voix.

Elle dort !... Elle dort cependant que je veille.

Rien de ce que je fais ne frappe son oreille,

Ni le son de ma voix, ni le bruit de mes pas.

LAFOREST, bas.

C’est fort heureux, monsieur, qu’elle n’entende pas.

MOLIÈRE, revenant.

Pourquoi donc, Laforest ?...

LAFOREST, tranquillement.

Est-ce qu’un galant homme

De sa femme qui dort trouble le premier somme ?

Et vous-même, monsieur, qui semblez si dispos,

Vous feriez sagement de prendre du repos.

MOLIÈRE.

Je suis très bien portant.

LAFOREST.

Oui, c’est vous qui le dites,

Mais vous toussez.

MOLIÈRE.

Pardieu ! Tous les jours, des visites

À la ville, à la cour. Des gens à recevoir.

Tantôt la comédie et mes pièces, le soir.

Contre les ennemis, les jaloux, sans relâche,

Toujours lutter !... Jamais je n’ai fini ma tâche...

Sans cesse, mon esprit, en quête d’un sujet,

D’un projet ébauché créé un autre projet ;

D’une victoire il faut qu’une autre soit suivie....

Voilà ce qui me tue, et ce qui fait ma vie.

LAFOREST.

Se donner tant de mal pour amuser les gens !

MOLIÈRE, s’asseyant et remuant ses papiers.

C’est ainsi.

LAFOREST.

Sans compter qu’ils sont bien exigeants.

MOLIÈRE.

Cent fois, mille fois plus encor qu’on ne suppose.

LAFOREST, s’approchant.

Vous devriez, monsieur, me lire quelque chose.

MOLIÈRE.

De la prose ou des vers, ma bonne Laforest ?

LAFOREST.

Oh cela m’est égal, car du moment que c’est

De vous, il faut, Monsieur, prose ou vers, que je rie

Et je reconnais bien, moi, votre comédie.

MOLIÈRE.

En vérité.

Cherchant.

Voyons... Un fragment... mais lequel ?...

Trouvant.

Ah !

LAFOREST.

Ce qui plaît en vous.

MOLIÈRE.

C’est ?

LAFOREST.

C’est le naturel.

MOLIÈRE, sourit et lit.

 

COLIN.

Jarnigué, Nicolas.

NICOLAS.

Et jarnigué toi-même
Margué, comme tu fais ; tu deviens tout blasphème
Partant que je t’ai dit deux paroles.

COLIN.

Margué
Tatigué, jarnigué, vois-tu bien ? Ventrigué
Je suis un bon garçon tout franc, mais tatiguene,
Je ne suis point un sot, franchement.

NICOLAS.

Hé, marguene

En suis un, moi, Colin ?

COLIN.

Si tu l’es tant mieux,
Qu’est-ce qui t’en dis rien ?... Mais, margué, j’ai deux yeux.
Tu le sais bien,

NICOLAS.

Et bien, quand tu z’en aurais quatre...

Jeu de scène. Molière regarde Laforest. Celle-ci regarde aussi Molière qui continue.

COLIN.

Margué, je veux me battre.

NICOLAS.

Et contre qui te battre ?

COLIN.

Jarnigué, contre ceux qui me diront du mal.

NICOLAS.

À qui guiabe en as-tu, dis donc, gros animal.

COLIN.

Laisse moi là, vois-tu, je ne veux point tant rire,
Moy.

NICOLAS.

Pargué, dis moi donc...

COLIN.

Je ne te veux rien dire.

NICOLAS.

Et bien, ne dis donc rien.

À Laforest.

Hé, quand est-ce qu’on rit ?...

 

LAFOREST.

Ma foi.

MOLIÈRE.

Que manque-t-il à cela ?

LAFOREST.

De l’esprit.

MOLIÈRE.

Tu ne trouves pas ?...

LAFOREST.

J’ai l’habitude du vôtre,

Je connais votre style... et c’est celui d’un autre.

MOLIÈRE.

Quoi ?

LAFOREST.

« Pargué, jarnigué, tatigué, ventrigué,

« Marguene et tatiguene.

MOLIÈRE.

Eh bien, mais c’est très gai.

LAFOREST.

Il se peut. À mon sens, ce n’est point votre ouvrage.

MOLIÈRE.

Je m’étais trompé !... C’est la « Noce de Village »

De Brécourt !

LAFOREST.

Vous voyez.

MOLIÈRE, entre haut et bas.

C’est faiblement écrit.

LAFOREST.

Et je sais maintenant pourquoi je n’ai pas ri.

MOLIÈRE.

Chapelle et Despréaux, si forts en poétique,

Moins que toi, Laforest, montrent de sens critique.

LAFOREST.

Je vous connais si bien. Et même, franchement,

Je trouve en vous...

MOLIÈRE.

Quoi donc ?

LAFOREST.

Un certain changement.

Depuis un temps, Monsieur, vous avez de la bile.

MOLIÈRE.

Hé, crois-tu, Laforest, que cela soit facile

De prendre tout gaîment quand on voit, chaque jour,

Les mille lâchetés de tous nos gens de cour

Qui, fâcheux importuns, vous comblent de caresses

En témoignant pour vous les dernières tendresses,

Qui, de civilités avec tous font combat

Et traitent du même air l’honnête homme et le fat

Et moi, qui sais à fond leur lâche flatterie,

Qui n’y vois qu’intérêt, trahison, fourberie,

Il me faut, en dépit de mon chagrin profond,

Vivre avec ces gens là justement comme ils font.

Si je laisse échapper un moment de franchise

Il faut, sans me fâcher, entendre qu’on me dise :

– Qu’est-ce donc ?... Qu’avez-vous ?... Et, pour complaire au roi,

Tourner un compliment et cesser d’être moi

Tout en les méprisant, il faut que je leur rende

Certains dehors civils que l’usage demande ;

Lâchement, à mon tour, subir leurs lâchetés

Sans leur jeter au nez leur quatre vérités,

N’ayant d’autre moyen, pour soulager ma haine,

Que les jeter après, tout vivants, sur la scène !

LAFOREST.

Vous cherchez des sujets. En voilà-t-il pas un,

Monsieur, qui sortirait je pense du commun ?

Ces deux hommes en vous, de telle différence,

Supposez qu’ils soient mis tous les deux en présence :

L’un se plaignant de tout, l’autre trouvant tout bon,

Et, toujours, chacun d’eux semblant avoir raison.

L’homme poli, courtois, pensant faire œuvre pie

À guérir le bourru de sa misanthropie ;

Celui-ci s’entêtant dans son aveuglement,

Serait-ce pas bouffon, Monsieur ?...

MOLIÈRE.

Assurément.

LAFOREST.

Cela vous plaît ?

MOLIÈRE.

D’autant que j’en avais l’idée.

Mon critique a parlé. C’est chose décidée.

LAFOREST.

Et, là-dessus, Monsieur, vous n’allez pas dormir ?

MOLIÈRE, souriant.

Bonne nuit, Laforest.

LAFOREST, faisant deux pas et se retournant.

Vous ?

MOLIÈRE, s’installant dans son fauteuil.

Je vais réfléchir.

Laforest sort. Molière remue quelques papiers, trempe sa plume dans l’écritoire, trace quelques mots, s’arrête, médite, s’accoude sur son fauteuil et s’assoupit.

 

 

Scène II

 

MOLIÈRE, THALIE

 

Thalie arrive lentement par la porte vitrée du fond, vient près de Molière, le contemple.

THALIE.

Rêve, ami, rêve. Et laisse ta pensée

Pénétrer lentement dans l’œuvre commencée.

Tout près de toi je viens, ami,

Féconder ton esprit, ô chère âme blessée,

L’esprit divin veillant sur ton être endormi.

MOLIÈRE, dans son rêve.

Qui me parle ?... Est-ce toi, Thalie,

Toi que j’invoque tous les jours,

Toi vers qui vont mes ardentes amours ;

Ô Muse de la Comédie.

Est-ce ton feu sacré qui vient à mon secours ?

THALIE.

Oui, c’est moi qui suis là, qui t’aime,

Qui n’ai jamais chéri mortel autant que toi ;

Moi qui viens toujours, à l’heure suprême,

Éveiller ton génie et ranimer ta foi.

MOLIÈRE.

Parle, parle, ô mon immortelle.

Viens me donner, avec l’ardent désir

D’écrire l’œuvre encor plus belle,

Viens me donner le mépris de souffrir.

THALIE.

Ne méprise point ta souffrance :

C’est d’elle que naîtra l’œuvre de vérité.

Ta douleur, c’est mon espérance :

Elle appartient au monde. Elle est l’Humanité.

MOLIÈRE.

Parle encor.

La porte vitrée du fond laisse passer les premières lueurs du matin.

THALIE.

Le jour naît l’aube nous enveloppe.

Songe à l’œuvre attendue.

MOLIÈRE.

Oh !... Reste auprès de moi.

THALIE.

Mon âme demeure avec toi.

MOLIÈRE.

Thalie !

THALIE.

Adieu, Molière.

Écris le « Misanthrope ».

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