Molière et Mignard à Avignon (Eugène DE PRADEL)

Comédie-Vaudeville en un acte, composée cinq heure dix minutes, dans la grande Salle de l’Hôtel-de-Ville d’Avignon, sur un sujet fourni par le public, distribué le même jour, 3 juin, à MM. les acteurs.

Représentée sur le Théâtre d’Avignon, le 4 juin 1829.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

MIGNARD

BELTON

BRIDOIS, conducteur de voitures

VALAURIER, Grenadier

MADEMOISELLE BÉJART

MADAME LA MARQUISE D’AMPOUF

LAFOREST, servante de Molière

ARMANTINE, tragédienne

 

La Scène se passe à Avignon, dans la Salle commune d’un hôtel garni.

 

 

AVIS AU LECTEUR

 

J’ai cru devoir reproduire ici textuellement le bulletin qui dans la réunion formée pour déterminer le sujet du présent Vaudeville, a obtenu le plus grand nombre de suffrages.

MOLIÈRE ET MIGNARD À AVIGNON.

« Après avoir fait quelque séjour a Béziers et à Pézenas, où le prince de Conti le retenait par des caresses, Molière continua encore pendant trois ou quatre années ses courses dans le midi de la France. En 1657, se trouvant à Avignon, il y rencontra Mignard, qui revenait d’Italie, où il avait demeuré vingt-deux ans, et qui était alors occupé à dessiner les antiquités du Comtat Venaissin. Ils conçurent l’un pour l’autre un attachement qui dura toute leur vie, et dont ils ne cessèrent de se donner des preuves. Mignard fit plusieurs fois le portrait de Molière ; et Molière, dans son poème du Val-de-Grace, vante le génie et le caractère de Mignard. »

Cette note ne représentant qu’une donnée très circonscrite, il a fallu adjoindre a Molière et à Mignard d’autres personnages, pour amener quelques situations. L’histoire indiquait naturellement la Béjart, qui déjà avait formé en 1653, une troupe avec Molière, pour jouer la comédie à Lyon. C’est par un anachronisme plus sensible, que la servante Laforest figuré aussi au nombre de mes personnages ; mais dans un Vaudeville, on n’y doit pas regarder de si près. Celui d’Armantine purement épisodique, a été indiqué afin de mettre en scène Madame Guérin, tragédienne, qui s’est fait remarquer, il y a quelques années, au premier et au second théâtre Français, et qui se trouve dans ce moment à Avignon.

Je ne puis que rendre hommage au zèle de MM. les artistes ; quoique l’ensemble de la représentation ait laissé quelque chose à désirer, l’ouvrage a marché jusqu’au bout, non seulement sans encombre, mais souvent accompagné de nombreuses marques d’approbation. Le public a su tenir compte aux acteurs d’un effort de mémoire si extraordinaire.

 

 

Scène première

 

BELTON, LAFOREST

 

BELTON.

Pardon, Madame : n’est-ce pas ici que demeure monsieur Molière ?

LAFOREST.

Oui, monsieur, et je suis sa servante ; mais mon maître est occupé, il ne peut recevoir personne.

BELTON.

Cependant, madame, j’ai besoin de le voir.

LAFOREST.

Cependant, monsieur, il a besoin d’être seul.

BELTON.

On m’a assuré que monsieur Molière allait former une nouvelle troupe pour Son Altesse Sérénissime le Prince de Conti, et je venais m’offrir...

LAFOREST, le toisant.

Vous, Monsieur ? et pour quels emplois ?

BELTON.

Pour les rôles d’amoureux.

LAFOREST.

À merveille. Je pourrais vous servir...

BELTON.

Madame...

LAFOREST.

Vous protéger...

BELTON.

Madame, que de bonté !

LAFOREST.

Mais comme tous les instants de Molière sont précieux, je ne veux pas qu’il les perde à écouter le premier venu. Avez-vous du talent ?

BELTON.

Comment, madame...

LAFOREST.

Je sais que tous les comédiens croient en avoir ; mais cela ne suffit point. Répétez une scène devant moi : si vous êtes de mon goût, vous serez reçu.

BELTON.

Madame !

LAFOREST.

Air : J’ai pris goût à la république.

Ne méprisez pas mon suffrage,
Il faut plutôt le redouter :
Molière sur plus d’un ouvrage
Daigna souvent me consulter.
Mon habitude est infinie ;
Je saisis tout avec élan...
Et la servante du Génie
Peut fort bien juger le talent.

BELTON.

Ordonnez, madame ; que voulez-vous que je fasse ?

LAFOREST.

Je veux que vous me fassiez une déclaration.

BELTON.

Une... J’entends.

LAFOREST.

Supposez que je suis l’aimable objet de toutes vos pensées, et débites-moi une tirade brûlante.

BELTON.

Allons, j’y souscris,

À part.

Supposons donc que c’est la dame de mes pensées, ma charmante Sophie.

LAFOREST.

Y êtes-vous, monsieur ?

BELTON.

J’y suis... Plaçons-nous.

Ils se placent.

« Se peut-il, ingrate Isabelle, que vous rejetiez les vœux, les hommages de l’amant le plus tendre ! »

LAFOREST.

Pas mal... Animez-vous, monsieur.

BELTON.

« Depuis trois ans que je soupire pour vous, auriez-vous juré de me réduire au désespoir, de me faire mourir d’amour ! Mes nuits sont sans repos, mes jours sans plaisirs ; ma vie s’écoule dans  les larmes. Ah ! femme adorée ; montrez-vous sensible à ma tendresse, à mes tourments. »

LAFOREST.

Chauffez, chauffez, monsieur !

BELTON.

« Si vous vous obstinez à repousser mes soupirs ; si vous avez juré ma perte, je vais me punir de ma flamme ; je me soumets à mon sort affreux... Mais non, vos traits enchanteurs se parent d’une grâce nouvelle ; vous rougissez, vous vous attendrissez ; vous acceptez mon hommage, et je jure à vos pieds de vous consacrer ma vie ! »

Il tombe à ses pieds.

 

 

Scène II

 

BELTON, LAFOREST, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE.

Dieu ! que vois-je ?

LAFOREST.

Vous venez à propos, monsieur...

BELTON.

C’est monsieur Molière ?

MOLIÈRE.

Je me retire ; je ne veux pas vous déranger.

LAFOREST.

Restez, restez. J’ai fait pour vous une excellente acquisition.

MOLIÈRE.

C’est pour vous, que vous voulez dire.

LAFOREST.

Non, mon digne maître ; je ne pense qu’à vos intérêts.

MOLIÈRE.

Je ne m’en serais pas douté. Je vois ce que c’est.

Air : L’Ermite du hameau voisin.

Oui, je devine à ses regards,
Quand tous les deux je vous contemple,
Que c’est un jeune amant des arts,
Dont l’erreur croit trouver le temple.

BELTON.

Quand Molière est dans la maison,
J’ai, sans erreur et sans folie,
En me croyant chez Apollon,
Pris sa servante pour Thalie.

MOLIÈRE.

Il a de l’esprit... Jeune homme, que voulez-vous de moi ?

BELTON.

Entrer dans la troupe que vous devez former.

LAFOREST.

Il a du bon, Monsieur ; je vous le recommande.

MOLIÈRE.

Il suffit. C’est qu’elle s’y connaît. Les femmes ont un tact, une finesse...

Air : Pégase est un cheval qui porte.

Avec l’esprit d’un sexe aimable
Quand je me croyais familier,
L’observateur était au diable ;
Je suis encore un écolier.
L’art, pour pénétrer dans leurs âmes,
En vain nous prête son secours ;
Nous prétendons jouer les femmes,
Les femmes nous joueront toujours.

Mais entrez chez moi, Monsieur, et je vais m’entendre... On vous nomme ?...

BELTON.

Belton.

MOLIÈRE.

Madame Laforest, ayez soin de monsieur Belton. Je vais vous rejoindre.

LAFOREST.

Je crois que c’est une bonne affaire.

BELTON.

Que de bontés !

Il sort avec Laforest.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, seul

 

Je me venge quelquefois sur les femmes, des chagrins qu’elles m’ont causés ; et pourtant je les aime toujours... Ah ! Sophie, Sophie, combien je vous dois de plaisirs et de tourments !...

Air : Mon galoubet.

À Pézenas, à Pézenas,
Dans les jeux brillants de Thalie,
L’amour prit mon cœur dans ses lacs ;
Et par un tour de comédie,
Le Fripon me fît voir Sophie
À Pézenas, à Pézenas.

À Pézenas, à Pézenas,
Je trouvai Béjart inhumaine ;
Je consultai mes almanachs
Et je crus en vain, dans ma chaîne,
Terminer la dernière scène
À Pézenas, à Pézenas.

N’importe, si je n’ai pu être heureux à la Cour du Prince, je puis le devenir dans les murs d’Avignon. Par un heureux destin, j’ai trouvé la mère de Sophie sensible à mes offres brillantes : engagée dans ma troupe, elle reste, elle est près de moi, et l’occasion de l’entretenir de ma tendresse doit bientôt se présenter. Il est impossible que Sophie demeure longtemps étrangère, insensible à tant d’amour.

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, MIGNARD, un portefeuille sous le bras

 

MIGNARD.

Pardon, Monsieur, j’arrive à l’instant dans cette ville ; on m’indique cette auberge comme la meilleure ; et mon intention étant de m’arrêter dans ces contrées, je voudrais savoir si l’on est bien ici ?

MOLIÈRE.

C’est la meilleure d’Avignon. Monsieur est peintre, dessinateur ?

MIGNARD.

Oui, Monsieur. Après un séjour de vingt ans en Italie, riche d’un portefeuille bien garni, je viens offrir à ma patrie le fruit de mes travaux. Mais, je n’ai pas voulu rentrer à Paris, sans m’arrêter dans le Comtat Vénaissin ; la patrie de Pétrarque et de Laure est féconde en sites heureux, en nobles et touchants souvenirs.

MOLIÈRE.

Je vous connais, Monsieur...

MIGNARD.

Vous me connaissez !

MOLIÈRE.

Sans vous avoir jamais vu.

MIGNARD.

C’est un peu fort !

MOLIÈRE.

Air : Faut l’oublier.

Ce feu sacré qui vous inspire,
Me découvre un fils d’Apollon ;
Et j’ai deviné votre nom,
Sans qu’on eût besoin de le dire.
Le génie est dans ce regard,
Où brille son pouvoir suprême ;
Et sans rien donner au hasard,
Je me suis dit à l’instant même :
Voilà Mignard, voilà Mignard !

MIGNARD.

Eh quoi ! Vous saisissez au premier aspect... Mais vous, Monsieur, vous qui, lisant si bien dans mon âme, devinez qui je suis ! quel homme, quel génie peut posséder à ce point une telle puissance d’observation ?... Non, je ne me trompe pas ; la proximité des lieux, l’élan inspirateur qui vous anime... Je sais qui vous êtes.

MOLIÈRE.

Impossible !

MIGNARD.

Air : Je mentirai toute ma vie.

À ce regard observateur,
Que ne trompé point l’imposture,
Et qui vous dévoile le cœur
Et les secrets de la nature ;
Saisi d’un respect imprévu,
Aux rayons de votre lumière,
Aussitôt que je vous ai vu,
J’ai deviné le grand Molière.

MOLIÈRE.

Ah ! c’en est trop !... Nous nous connaissons, nous nous estimons...

MIGNARD.

Et...

MOLIÈRE.

Achevez...

MIGNARD.

Nous nous aimons !

MOLIÈRE.

Pour la vie.

Ils s’embrassent.

MIGNARD.

Cette amitié sera durable.

MOLIÈRE.

Quoiqu’improvisée.

MIGNARD.

Je ne te quitte plus.

MOLIÈRE.

À la vie, à la mort !

MIGNARD.

Air : Le Magistrat irréprochable.

On l’a dit : les talents sont frères ;
Mais, à moins d’éclat destiné,
Sous tes auspices tutélaires,
Mignard voit en toi son aîné.
Par une douce sympathie,
L’amitié formant ce tableau,
Ainsi que nos cœurs, pour la vie,
Unit ta plume et mon pinceau.

Ils se serrent la main.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, MIGNARD, BRIDOIS

 

BRIDOIS.

Air : Vaudeville de Jean Monnet.

Je vous amène en patache
Une femme, un vrai démon,
Qui gronde, qui rit, se fâche,
Et fait triple carillon.
J’ai d’abord,
Sans effort,
Cherché pour elle une ornière,
Mais elle a nommé Molière,
Et je la rends à bon port.

MOLIÈRE.

Molière ! Et que diable nous veut cette femme-là ?

MIGNARD.

Une femme qui te demande, qui te poursuit... C’est charmant !

BRIDOIS.

Oui, mais c’est la plus fameuse caricature ; foi de Bridois.

MOLIÈRE.

Où l’as-tu donc dénichée ?

BRIDOIS.

À Vaucluse. J’étais allé conduire une famille étrangère, quand je rencontre cette vieille folle.

MIGNARD.

Eh bien ?

BRIDOIS.

Elle me demande si Monsieur Molière n’est pas dans Avignon. Je lui réponds, oui. Alors cette dame me dit : Combien est-ce qu’on te donne pour ce voyage ? Dame, que je lui réponds, c’est une famille anglaise qui me donne vingt francs pour la conduire à Vaucluse et la ramener à Avignon. Vingt francs ? reprend-elle ; eh bien, moi je t’en donne cent. Cent livres ! ai-je dit... Mais songez que cette famille anglaise va rester en plan à Vaucluse, en attendant une autre voiture. N’importe encore, a-t-elle ajouté ; je te donne deux cents livres...

MOLIÈRE.

Et pour deux cents livres...

BRIDOIS.

J’ai topé.

Air : V’là c’que c’est que l’exactitude.

Je sais fort bien qu’à ces Anglais
J’ai fait un’ mauvais’ plaisant’rie ;
Mais avant tout, je suis Français,
Et j’ connaissons la galant’rie.
C’est un’ dam’ qui m’offre d’abord
De quoi l’avoir pour un an d’ vivres ;
Trop galant pour n’êtr’ pas d’ son bord,
Je suis bientôt tombé d’accord,
En empoignant les deux cents livres.

MIGNARD.

Mais quelle est cette dame, cette vieille Dulcinée la connais-tu ?

BRIDOIS.

Tout ce que je sais, c’est qu’elle n’a jamais vu Monsieur Molière ; et rien que sur sa réputation, elle est folle de lui.

MOLIÈRE.

C’est charmant !

MIGNARD.

C’est juste. Mais que sais-tu davantage ?

BRIDOIS.

Je sais qu’elle est riche et marquise.

MOLIÈRE.

Une nouvelle d’Escarbagnas.

BRIDOIS.

Non, elle se nomme la marquise d’Ampouf.

MIGNARD.

D’Ampouf ! C’est délicieux.

BRIDOIS.

Elle m’attend là-bas... Je vais la chercher.

MOLIÈRE.

Je frémis...

MIGNARD.

Voyons-là ; nous rirons.

MOLIÈRE.

Je m’esquive.

BRIDOIS.

Puisque l’un de vous deux est Monsieur Molière, je vais la quérir... Vous ferez le bonheur d’une femme sensible qui a des écus.

MOLIÈRE.

Et soixante ans.

BRIDOIS.

Cinquante-cinq au plus. Elle est bien farce, allez.

Air : Souvenez-vous en.

Je vais vite vous chercher
L’objet qui doit vous toucher ;
Permettez-lui d’approcher,
Et surtout sans vous fâcher...
Oui, c’est un objet charmant,
Souvenez-vous en
(Bis.)
Et n’allez pas faire un pouf
À la marquise d’Ampouf.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, MIGNARD

 

MIGNARD.

Demeure, nous nous amuserons.

MOLIÈRE.

Je suis, forcé de te quitter ; on m’attend. Un jeune amoureux...

MIGNARD.

Un amoureux... Bon, c’est un remplaçant dans les moments difficiles.

MOLIÈRE.

Bonne idée ! Reçois la vieille marquise en attendant.

MIGNARD.

Je la recevrai... L’amitié va faire une corvée.

MOLIÈRE, sortant.

À charge de revanche.

 

 

Scène VII

 

MIGNARD, seul

 

Il y a dans toute association humaine, l’article pertes et bénéfices. On peut bien commencer par l’article pertes, quand c’est avec Molière qu’on s’associe d’amitié.

Il feuillette ses dessins.

 

 

Scène VIII

 

MIGNARD, MADAME D’AMPOUF

 

MADAME D’AMPOUF, à part.

Le voilà ; c’est lui ! N’interrompons pas ce grand homme dans ses méditations. Mon cœur trop sensible a palpité d’amour à la lecture de ses ouvrages... il n’est pas surprenant que je me sente comme anéantie à l’aspect de ce génie immortel !... Au milieu de cent mille hommes, je l’aurais d’abord reconnu... Ses traits sont empreints d’une couleur de génie incomparable... Ah ! Molière, divin Molière, je t’aimais avant de t’avoir vu ; je t’adore maintenant ; et simple mortelle, je viens, embrasée d’un feu pur, me prosterner devant ton talent sublime !

MIGNARD.

Ah ! Madame, excusez-moi ; je n’avais pas eu l’honneur de vous voir.

MADAME D’AMPOUF.

Divin Molière, ne vous étonnez pas, vous, homme extraordinaire, de ma démarche extraordinaire.

MIGNARD.

Mais, Madame...

MADAME D’AMPOUF.

Air : À l’âge heureux de quatorze ans.

À l’âge heureux de cinquante ans,
Forte d’un peu d’expérience,
Le prestige de vos talents
A su troubler mon innocence.
Terminant des vœux superflus,
Je vous apporte mes hommages,
Pour savoir ce qui vaut le plus
De Molière ou de ses ouvrages.

MIGNARD.

Permettez, Madame ; que je mette un terme à l’erreur...

MADAME D’AMPOUF.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages.

Je veux embellir ma carrière,
En me donnant à mon vainqueur ;
Trop heureuse, si de Molière
Je puis fixer le noble cœur.
Ah ! Ne me faites pas un crime
D’un désir, d’un trouble charmant ;
Mon erreur même est légitime,
Car c’est l’erreur du sentiment.

MIGNARD.

Souffrez que je vous le dise, madame ; vous confondez...

MADAME D’AMPOUF.

Je confonds, Monsieur ! non, je ne confonds rien... C’est vous, cœur froid et muet, qui n’entendez pas la voix éloquente de la passion...

Air : Bouton de rose.

Un cœur sensible
Devrait vous émouvoir, vraiment ;
Mais vous toucher est impossible,
Et vous repoussez froidement
Un cœur sensible.

MIGNARD.

Madame, je ne puis abuser plus longtemps de cette position...

MADAME D’AMPOUF.

Subterfuges inutiles ; vous ne sentez pas, non, Monsieur, vous ne connaissez pas tout le prix d’une illustre conquête.

Même air.

Un cœur sensible

En vain s’élance sur vos pas,
Le vôtre demeure inflexible...
Pourquoi Molière n’a-t-il pas
Un cœur sensible !

 

 

Scène IX

 

MIGNARD, MADAME D’AMPOUF, ARMANTINE

 

ARMANTINE.

C’est Monsieur Molière à qui j’ai l’honneur de parler ?

MADAME D’AMPOUF.

Oui, Madame. Mais, que dis-je ? vous le savez mieux que moi.

ARMANTINE.

Qu’Armantine est heureuse de le rencontrer !

MADAME D’AMPOUF.

Heureuse ! C’est cela... j’avais une rivale.

ARMANTINE, à Mignard.

Monsieur, je brûlais du désir...

MADAME D’AMPOUF.

Monsieur, je brûle pour vous depuis que j’ai vu la première représentation des Précieuses ridicules.

ARMANTINE.

J’ai fait des études...

MADAME D’AMPOUF.

J’ai fait deux cents lieues pour vous prouver mon amour... Mais vous regardez Madame avec des yeux... J’en ai vu assez ; vous l’aimez, vous soupirez... vous...

Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.

Ma rivale a de la jeunesse ;
Mais, quoique un peu sur le retour,
J’ai plus d’ardeur et de tendresse ;
Vous me regretterez un jour.
Il est des liaisons charmantes
Qu’avec mon cœur l’on peut former ;
Il vous faut des femmes savantes,
( Bis.)
Et pour moi, je ne sais qu’aimer.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

MIGNARD, ARMANTINE

 

MIGNARD.

La vieille folle veut absolument que je sois Molière... C’est Molière que vous demandez, Madame ?

ARMANTINE.

C’est lui.

MIGNARD.

Il va bientôt sortir de son appartement.

ARMANTINE.

Me destinant au théâtre, j’ai senti le besoin de le consulter.

MIGNARD.

Il ne vous refusera pas ses conseils.

ARMANTINE.

Je n’osais l’espérer. Je m’essaie dans la tragédie.

MIGNARD.

N’importe.

Air : Sur des fleurs fraîchement écloses.

Tous les arts ornent son domaine ;
Et si Thalie a son amour,
Aux nobles jeux de Melpomène,
Il peut présider tour-à-tour.
(Bis.)
Suivez les conseils du génie ;
Oui, l’art tient de la vérité
Le poignard de la tragédie,
Et les grelots de la gaîté.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

ARMANTINE, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE.

Madame, est-ce moi que vous demandez ?

ARMANTINE.

Je demande les conseils de Monsieur Molière.

MOLIÈRE.

Madame se destine au théâtre ?

ARMANTINE.

On m’a dit que vous formiez, pour Monseigneur le Prince de Conti, une troupe de comédie et de tragédie ?

MOLIÈRE.

C’est vrai.

ARMANTINE.

J’ai déjà joué la tragédie... mais hélas ! les peines du cœur...

MOLIÈRE.

Sont profondes... Auriez-vous trouvé un infidèle ? j’ai peine à le croire.

ARMANTINE.

Vous êtes trop bon... Mais j’eus le malheur d’écouter un jeune homme fort aimable ; on le nomme Belton.

MOLIÈRE.

Belton !

ARMANTINE.

Le perfide s’est éloigné !...

MOLIÈRE.

Vous le retrouverez.

Air : Car ça ferait de la peine à maman.

Auprès de vous peut-on être infidèle ?
Vos doux regards ont droit de l’enchaîner.
Triste et confus, jusqu’aux pieds de sa belle
Dans peu d’instants je veux le ramener.
L’amour heureux offrant un heureux groupe,
Molière doit vous rendre votre amant.
Comme je veux de l’accord dans ma troupe,
Je vous réponds de son engagement.

ARMANTINE.

Vous consentez donc à me prendre à l’essai ?

MOLIÈRE.

J’y consens de tout mon cœur. Récitez quelques vers, Madame, et vous n’aurez plus rien à désirer.

ARMANTINE.

En voici, Monsieur ; ils sont d’une tragédie nouvelle dont la scène se passe à Avignon.

MOLIÈRE.

À Avignon ! n’importe ; et le titre ?

ARMANTINE.

Pétrarque.

MOLIÈRE.

Va pour Pétrarque... J’écoute.

ARMANTINE.

Je commence :

« Il m’aime, et je ne puis accepter son amour.

« Je pars demain ; demain avant la fin du jour,

« Je quitterai ces lieux, cette douce retraite

« Où soupira longtemps l’amante du Poète ;

« L’impérieux devoir, prompt à me censurer,

« Me défend de le plaindre, et lui laisse ignorer

« Les feux que dans mon cœur alluma sa tendresse.

« Ah ! du plus noble amour j’ai pu rêver l’ivresse ;

« Mais cet amour cruel qui promit le bonheur,

« Laure, en le chérissant, l’étouffé dans son cœur.

« Qu’ai-je dit ? Vains efforts ; non, mon cœur brûle encore.

« Oublier mon amant ! Je sens que je l’adore.

« En sons harmonieux il exprimait si bien

« Cette ardeur dont le charme unit mon cœur au sien !

« Par l’hymen à ses vœux je puis être ravie,

« Mais c’est pour l’adorer que je tiens à la vie. »

MOLIÈRE.

Fort bien, Madame ; il y a du nerf, beau coup de nerf dans votre diction ; mais je crois que Laure fait place à la charmante Armantine, et qu’Armantine pense moins à Pétrarque qu’à Belton.

ARMANTINE.

Je continue :

« Puisqu’il faut renoncer à l’amour, au bonheur,

« Et puisque le silence est fixé sur mon cœur,

« Je me tairai : je dois, souffrante et solitaire,

« D’un amour malheureux accepter le mystère ;

« Mais, du moins, je pourrai d’un sentiment discret

« Nourrir ma solitude à l’abri du secret.

« Là d’un bonheur perdu j’invoquerai les charmes,

« Et les feux de mon cœur s’éteindront dans les larmes ! »

MOLIÈRE.

Parfait ! admirable ! Je vous reçois, Madame, sans autre examen.

 

 

Scène XII

 

MOLIÈRE, ARMANTINE, BELTON

 

BELTON.

Ô ciel ! Armantine !

ARMANTINE.

C’est Belton !

MOLIÈRE.

Vous le voyez, l’amour a d’heureuses rencontres. Je vous l’ai dit, belle Armantine : je vous rends votre infidèle.

ARMANTINE, à Molière.

Il ne me convient pas de descendre dans son cœur ; je ne veux point d’un amour que rappellerait la contrainte ; je m’en rapporte à votre prudence, Monsieur, à votre connaissance du cœur humain... et s’il ne m’aime plus, je vais m’ensevelir dans un désert...

« Là d’un bonheur perdu j’invoquerai les charmes,

« Et les feux de mon cœur s’éteindront dans les larmes ! »

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

MOLIÈRE, BELTON

 

MOLIÈRE.

Me voici dans une position difficile. Allons, Belton, parlez-moi franchement. Aimez-vous Armantine ?

BELTON.

Monsieur Molière, je suis incapable de manquer à tant de confiance : Armantine a des talents, des qualités estimables, et je me suis senti pour elle certain penchant...

MOLIÈRE.

Vous l’aimez donc ?

BELTON.

J’ai cru que je l’aimais... C’était une aimable illusion... et depuis...

MOLIÈRE.

Expliquez-vous.

BELTON.

Depuis, j’en ai vu une autre...

MOLIÈRE.

Vous êtes volage.

BELTON.

Je m’étais trompé... Mais quand vous connaîtrez celle que je chéris, que j’adore, vous approuverez un sentiment inexprimable...

MOLIÈRE.

Je dois compatir à vos faiblesses ; je connais les hommes, je me connais, et j’ai aussi les miennes.

BELTON.

Vous aimez...

MOLIÈRE.

La plus séduisante des femmes.

BELTON.

C’est comme la mienne.

Air : De la prison de Pélagie,

Elle est douce, elle est bienfaisante,

MOLIÈRE.

Pleine de bonté, de candeur.

BELTON.

On vante sa grâce touchante.

MOLIÈRE.

Et son esprit et sa pudeur.

BELTON.

Elle est moins belle que jolie.

MOLIÈRE.

D’un regard elle sait charmer.

BELTON.

Et qui pourrait ne pas l’aimer ?

ENSEMBLE.

Vous venez de peindre Sophie.

 

 

Scène XIV

 

MOLIÈRE, BELTON, SOPHIE

 

SOPHIE.

Je crois qu’on vient de me nommer.

MOLIÈRE.

C’est elle !

BELTON.

C’est Sophie !

SOPHIE.

Que signifie ce langage ?

MOLIÈRE.

Je ne le vois que trop bien ; vous connaissez mes sentiments, Sophie ; j’ai un rival ; Belton vous aime.

SOPHIE.

Je conçois qu’on puisse m’aimer ; mais je n’approuve pas ces indiscrètes confidences.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Dix mortels peuvent m’adorer,
C’est bien naturel, je vous jure ;
Mais n’est-ce pas me faire injure
Qu’imprudemment le déclarer ?
(Bis.)
Alors que l’amour est extrême,
On doit surtout être discret,
Ou l’on s’expose à maint regret...
Celui qui soupire et que j’aime
Aurait dû garder son secret.
(Ter.)

MOLIÈRE.

Nous avons tort, tous deux tort, je l’avoue.

BELTON.

Mais vous êtes aussi indulgente que jolie.

SOPHIE.

J’en conviens ; cependant, je ne puis aimer que, l’un de vous.

MOLIÈRE.

C’est juste.

BELTON.

Eh bien, prononcez, et que celui qui n’aura pas eu le bonheur de vous plaire, s’éloigne sans murmurer.

MOLIÈRE.

J’y souscris.

SOPHIE.

Puisqu’il le faut, et quoiqu’il m’en coûte, je vais me prononcer.

Air : C’est à mon maître en l’art de plaire.

C’est à celui dont les ouvrages.
Iront à la postérité,
Que, payant ses tendres hommages,
Mon cœur se donne en vérité...
Celui qui voit dans sa carrière
Moins de rivaux que de jaloux...
Faut-il encor nommer Molière ?
Vous voyez que je suis à vous.

BELTON.

Et moi, j’ai mon congé !

MOLIÈRE.

Que de bonheur !... Belton, vous revenez à votre Armantine ?

BELTON.

Non... Je resterai garçon.

Air : Dis-moi donc, mon cher Hypolite.

Je me résigne avec courage,
Et mon sort, loin d’être fatal,
Est encore un heureux partage :
J’avais Molière pour rival !
(Bis.)
Puisque celle que j’idolâtre
Avec vous forme de doux nœuds,
Ce n’est plus que sur le théâtre
Que je jouerai les amoureux.
(Bis.)

 

 

Scène XV

 

SOPHIE, MOLIÈRE, BELTON, ARMANTINE, LE GRENADIER VALAURIER

 

ARMANTINE.

Messieurs, permettez-moi de vous présenter mon frère, le courageux Valaurier ; il revient de l’armée d’Italie.

SOPHIE.

Un grenadier français ! c’est un brave.

MOLIÈRE.

Qu’il soit le bienvenu... Et toi, Belton, amende ton cœur.

BELTON.

Vous le voulez, Monsieur Molière ; allons, je me rends ! Armantine...

ARMANTINE.

Ingrat !

BELTON.

Je reviens à vous pour jamais.

ARMANTINE.

Je vous pardonne... Valaurier, voici mon époux, votre frère.

VALAURIER.

Mon frère ! de tout mon cœur.

Il lui prend la main.

MOLIÈRE.

Vous allez vous fixer dans cette ville ?

VALAURIER.

Sans doute.

Air : Puisque nous avons les rayons.

Je veux demeurer dans ces lieux,
Après de longs jours de tempête,
Et sur des lauriers glorieux
J’y pourrai reposer ma tête.
Heureux citoyen d’Avignon,
En paix je coulerai ma vie.
Ah ! dans le pays de Crillon         }
(Bis.)
Un soldat est dans sa patrie.       }

 

 

Scène XVI

 

SOPHIE, MOLIÈRE, BELTON, ARMANTINE, VALAURIER, MADAME LAFOREST

 

LAFOREST.

Eh bien, Monsieur, avez-vous engagé définitivement cet excellent jeune homme ?

MOLIÈRE.

Il est des nôtres.

LAFOREST.

Tant mieux !

Air : Les cancans.

L’amoureux, l’amoureux,
Reste avec nous, je le veux ;
Par ses vœux gracieux
Il rendra mon cœur joyeux !
N’allez pas croire pourtant
Que j’y pense pour amant,
Et sur cet événement
Ne faites pas de cancan...

Parlant.

Non, Messieurs, car je ne les aime pas ; Monsieur Molière le sait mieux que personne... Si l’on parle d’une jeune fille du quartier qui a eu une petite faiblesse ; de la femme d’un de nos acteurs qui se soit oubliée un instant, cela ne me regarde pas, je ne dis rien. Mais quand on m’intéresse comme ce jeune homme, cet aimable Belton, il m’est bien permis de dire.

Achevant l’air.

L’amoureux, l’amoureux,
Reste avec nous, je le veux ;
Par ses vœux gracieux
Il rendra mon cœur joyeux !

 

 

Scène XVII

 

TOUS LES PERSONNAGES

 

BRIDOIS.

Voici la Marquise, Messieurs ; elle a fait une conquête !

Air de Marianne.

De Mignard la place est conquise :
Monsieur Mignard est bien heureux !
Il a captivé la marquise ;
Dieu protège ces amoureux.
Malgré les ans
Des traits charmants
Ont enivré son âme noble et pure ;
Il sent son prix,
Il est épris,
De ses appas que le temps a vieillis ;
Mais ces appas sans imposture,
N’empruntent jamais rien à l’art ;
Et désormais Monsieur Mignard
Peindra d’après nature.

MADAME D’AMPOUF.

Messieurs, j’ai retenu tous les équipages de Bridois, et je vous propose une partie à Vaucluse.

MOLIÈRE.

J’accepte ; et toi Mignard ?

MIGNARD.

Je suis prêt ; j’ai mes crayons.

MADAME D’AMPOUF.

Et mon amour.

MOLIÈRE.

Sophie vient avec nous ?

SOPHIE.

Je ne vous quitte plus.

MOLIÈRE.

Qu’il sera doux de voyager entre l’amour et l’amitié !

BELTON.

Armantine...

ARMANTINE.

Méchant !... Nous sommes du voyage.

VALAURIER.

Je vous suivrai.

Air : Prenons d’abord l’air bien méchant.

Avec vous je vais voyager ;
Chers amis, si je ne m’abuse,
Le plaisir doit nous engager
Pour la Fontaine de Vaucluse.
Il m’y ramènera toujours
Ce doux sentiment qui me gagne.
Avec l’amitié les amours,
(Bis.)
Je fais ma dernière campagne. (Bis.)

MOLIÈRE.

Les voitures sont prêtes ; partons pour la Fontaine de Vaucluse.

Vaudeville.

Air : V’là c’ que c’est qu’ l’exactitude.

MOLIÈRE.

Toi qui des bons Avignonnais
Embellis l’heureuse patrie,
Toi qui pour eux toujours renais,
Réponds-moi, naïade attendrie !
Au doux murmure de tes flots
Accorde les chants de ma muse ;
Pour la payer de ses travaux,
Laisse répondre les échos
De la Fontaine-de-Vaucluse.

MADAME D’AMPOUF.

Tes gazons, tes sites charmants,
Où la volupté nous engage,
Ont servi d’asile aux amants,
Ont alarmé plus d’un ménage.
Mais si d’un vœu mal accompli
L’hymen te soupçonne et t’accuse ;
Dans un verre gaiment rempli,
Qu’il boive le fleuve d’oubli
À la Fontaine-de-Vaucluse.

BELTON.

Vaucluse aux amants de nos jours
Fais rêver une aimable Laure !
À la poésie, aux amours,
Verse ton onde ; verse encore.
Mais que le Zoïle nouveau,
Le Tartuffe qui nous abuse,
De ce monde triste fléau,
Ne trouvent pas un filet d’eau
À la Fontaine-de-Vaucluse.

MIGNARD.

À cette source où l’amitié
Va goûter des plaisirs tranquilles ;
Molière, puisons de moitié
Des vers, des images faciles.
L’heureux empire de ses eaux
Me promet la science infuse ;
S’il t’inspire d’heureux tableaux ;
Je pourrai tremper mes pinceaux
À la Fontaine-de-Vaucluse.

BRIDOIS.

Je n’ai jamais trouvé rien d’ beau
À cette fameuse Fontaine ;
Pour voir des rochers et de l’eau ;
V’là ben du monde que j’y mène.
J’en ferais mille fois l’ chemin ;
Mon intérêt, v’là mon excuse ;
J’ soutiens mêm’ qu’ c’est un lieu divin ;
Car je ne boirais pas de vin
Sans la Fontaine-de-Vaucluse.

LAFOREST.

Cette fontaine est à vos yeux
De tout l’univers la première ;
J’en sais une qui coule mieux :
La plume de Monsieur Molière.
Pour peindre le cœur des humains ;
Jamais sa source ne refuse ;
En connaît-on de plus malins ?
Moi j’irai m’en laver les mains.
À la Fontaine-de-Vaucluse.

VALAURIER.

Il paraît que les Troubadours
À cette source sans pareille,
Vont chanter gaiment les amours,
En vidant plus d’une bouteille
Sans faire tort aux grenadiers,
Comme un Troubadour je m’amuse ;
Les poètes et les guerriers
Peuvent rafraîchir leurs lauriers
À la Fontaine-de-Vaucluse.

SOPHIE, au public.

Malgré le souvenir flatteur
Et de Mignard et de Molière,
Peut-être à l’improvisateur
Montrerez-vous un front sévère.
Mais sur sa médiocrité
Si votre indulgence s’abuse,
Il pourra croire, en vérité,
Que l’hypocrène est à côté
De la Fontaine-de-Vaucluse.

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