Molière en prison (Ernest D’HERVILLY)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie-Française, le 15 janvier 1886.

 

Personnages

 

J.-B. POQUELIN, dit MOLIÈRE

MASCARAT, geôlier-chef du Châtelet

RAGUENEAU, pâtissier-poète, qui fit partie plus tard de la troupe de Molière

LUCILE, filleule de Mascarat

 

Au Grand-Châtelet.  3-13 août 1645.

 

Une cellule, assez peu garnie de meubles, dans ce qu’on appelait les PRISONS-HONNÊTES au Grand-Châtelet. Grabat, escabelles, table. Sur la table, des livres et des papiers. Au fond, une porte à judas grillé, bardée de ferrures à gros clous.

 

 

Scène première

 

MASCARAT, LUCILE

 

Mascarat, en costume classique de geôlier, un trousseau de clefs pendu à sa ceinture, est assis près de la table.

LUCILE place sur la table un vase contenant quelques modestes fleurs, et se dispose à s’en aller.

Je vous laisse parrain ?...

MASCARAT.

Va ! – J’attends Ragueneau,

Le pâtissier-poète ! – Infidèle au fourneau,

Mais au malheur fidèle, il vient, ce matin même,

Visiter – et nourrir – son Poquelin, qu’il aime

À la folie, et moi, je déjeune avec eux.

Bien qu’il fasse des vers, c’est un fier maître-queux,

Notre ami Ragueneau !...

Il écoute.

Mais le voici sans doute ?...

LUCILE, riant et s’enfuyant.

Gare aux sonnets !

La voix de RAGUENEAU, en dehors, gaiement.

Trop tard !

La voix de LUCILE, se défendant contre quelque baiser.

Laissez-moi !

La voix de RAGUENEAU, gaie.

Non, écoute,

Lucile ?

Entrant en scène.

Ah ! bah ! Elle est preste comme un moineau !

Ragueneau porte une manne sur la tête. La manne contient des assiettes, couverts, pâtés, etc.

 

 

Scène II

 

MASCARAT, RAGUENEAU

 

RAGUENEAU.

Mascarat, le bonjour !

MASCARAT, se levant.

Le bonjour, Ragueneau !

RAGUENEAU jette un regard dédaigneux autour de lui.

Et voilà le cachot où tu tiens ce jeune homme ?

Bourreau !

MASCARAT, qui a refermé la porte avec soin.

Pardon : geôlier. – D’ailleurs de ce qu’on nomme,

Poliment, la « Prison Honnête, » au Châtelet,

Ce... pourpris... sans luxe... est le meilleur, s’il te plaît !

J’ai logé ton... idole ! aussi bien que possible.

Et c’est là ma façon de me montrer sensible

À son sort, sans manquer au devoir. – J’aime aussi

Ton cher comédien : la preuve c’est ceci,

Il montre la manne.

Que je laisse passer, – et dont je te soulage...

Il prend la manne et la dépose sur une escabelle.

RAGUENEAU, se récriant.

On m’a pris un gigot comme droit de geôlage !

MASCARAT.

Bah ! – Je n’avais point dit à mes subordonnés

De laisser les gigots filer devant leur nez.

Soit !... mais le reste !

RAGUENEAU.

Intact.

MASCARAT.

Donc, ce panier veut dire

Que tu n’as nullement raison de me maudire,

Vu que je ne tiens pas, Compère Ragueneau,

Ton ami fers aux pieds et le col à l’anneau.

Quoique geôlier, on fut parfois au Jeu-de-Paume

De la Croix-Noire...

RAGUENEAU, l’interrompant.

Endroit le plus gai du royaume,

Depuis le Mazarin...

MASCARAT, menaçant.

Chut ! – Et songe à ces clefs !

Les pâtissiers frondeurs peuvent être bouclés

Un beau matin ! Retiens, au Châtelet, ta langue,

Et laisse-moi finir en deux mots ma harangue :

C’est parce que j’ai ri de bien heureuses fois,

Grâce à Molière, au Jeu-de Paume de la Croix

Noire...

RAGUENEAU, entre ses dents.

...Proche l’Ave-Maria...

MASCARAT.

Tais-toi, diantre !...

...Que je lui donne ici pour logement...

RAGUENEAU.

Un antre ?...

MASCARAT.

...Une chambre très saine, – et que je te permets

De lui faire manger les plus succulents mets,

Arrosés du meilleur que tienne la Buvette...

RAGUENEAU.

Ce qui fait double gain pour ta chère cassette :

Car, le vin, tu le vends, et, le fond du repas,

Toi, vivandier d’ici, tu ne le fournis pas !

C’est égal, Mascarat, doux guichetier, je t’aime !

Mais au moins est-il bon, ton vin ?

MASCARAT, avec simplicité.

J’en bois moi-même.

RAGUENEAU.

Ah !...

MASCARAT, poursuivant.

Tous nos gros bonnets, juges ou procureurs,

Gens qui, sur ce point-là, commettent peu d’erreurs,

Affirment, – pourrais-tu douter de leur science ? –

Qu’il leur fait supporter la plus longue audience ;

Et, buvant, chacun d’eux cligne de l’œil, et rit

En traduisant le vers d’un sieur Ovide, – inscrit

Sur la Buvette, – par ces paroles fort saines :

« Glissons, parfois, un peu de joie entre nos peines[1]. »

RAGUENEAU.

L’argument est vainqueur ! Il ne nous reste plus

Qu’à nous en pénétrer, sans propos superflus :

Descends donc, – à ton choix d’un pas alerte ou grave,

Chercher Molière au greffe et ton vin à la cave ;

Et, pendant que je vais explorer ce panier,

Ramène les flacons, avec ton prisonnier,

Dont... je ne sais plus qui... pour l’instant nous sépare.

MASCARAT.

Il reçoit les conseils de Maître De Lamarre,

Son procureur ; voilà ce qu’il fait à présent.

Mais tu peux en savoir davantage en lisant

Il montre un parchemin sur la table.

L’écrit que voilà. – C’est, paraît-il, la supplique

Où maître De Lamarre, en mots congrus, explique

Le cas de ton jeune homme au Lieutenant civil...

RAGUENEAU.

Baille-moi ce papier. – Çà, que nous chante-t-il ?...

MASCARAT, lui passant le parchemin.

Je l’ignore. – J’allai me mettre à la fenêtre

Comme ils le rédigeaient. Tout geôlier qu’on puisse être,

On sait vivre. – D’ailleurs, à voix basse on parla.

Mais puisqu’ils ont laissé leur minute, lis-la.

RAGUENEAU, lisant.

À monsieur le Lieutenant civil en la prévôté et vicomté de Paris, Dreux d’Aubray, seigneur d’Ossémont, Villiers et autres lieux.

« Supplie humblement Jean-Baptiste Poquelin, comédien de l’Illustre-Théâtre, entretenu par Son Altesse royale, disant que, en vertu des sentences données par les Juges-consuls par défaut contre ledit suppliant, qui n’est leur justiciable, au profit de Antoine Fausser, maître chandelier, faute de paiement de la somme de cent quinze livres d’une part, vingt-sept de l’autre, le suppliant a été arrêté et recommandé des prisons du Châtelet, et d’autant qu’il ne doit les sommes, désirerait lui être sur ce pourvu.
« Ce considéré, monsieur, et attendu ce que dessus, il vous plaise, joint la modicité de la somme, ordonner que ledit suppliant aura provision de sa personne et sera mis hors des dites prisons pour trois mois, joint qu’il ne doit rien, nonobstant opposition ou appellation quelconque, et vous ferez bien. » – « D
E LAMARRE. »

MASCARAT.

Et c’est pour cette cause absurde ?...

RAGUENEAU.

Il le faut croire.

Puisque c’est, tout au long, couché sur ce grimoire...

MASCARAT, avec emportement.

Ainsi, le bon plaisir d’un maître chandelier

Vindicatif me force !...

Se contenant.

Hélas ! tais-toi, geôlier !

Je le croyais pincé pour de graves fredaines :

Pour un seigneur, tombant à jambes rebindaines

Sur le pré, dans un duel ?... ou quelque quatrain

Imprudent... décoché dans l’ombre... au Mazarin ?

Mais je me doutais peu du motif et de l’hôte

Qui le logent ici !

RAGUENEAU, haut, à lui-même.

C’est le destin de Plaute

Qui l’accable à son tour !

MASCARAT.

Plaute ?

RAGUENEAU.

Un auteur-acteur ;

Un Ancien ! – En son temps, le pauvre débiteur

Pouvait être livré comme esclave, aux enchères.

Plaute, ayant fait, dit-on, assez mal ses affaires,

Fut en la prison dure incarcéré d’abord...

MASCARAT.

Alors, Plaute et Molière ont bien le même sort !

RAGUENEAU.

De plus, le créancier fit vendre le poète,

Comme on vend un objet, une chose, une bête,

Et Plaute alla tourner la meule d’un moulin.

MASCARAT.

Mais on ne vendra point ton ami Poquelin !

RAGUENEAU.

Eh ! qu’importe ! à Paris, autant et plus qu’à Rome,

Un prisonnier pour dette est l’esclave d’un homme !

MASCARAT.

C’est la Loi. Je me tais.

RAGUENEAU.

C’est une horrible loi

Que celle qui permet de mettre, au nom du Roi,

Un être libre et doux comme les hirondelles

Dans une cage, – au gré d’un marchand de chandelles !

Le pauvre enfant n’a pas vingt-trois ans, mon ami ;

Combien de mois, combien d’ans il aura gémi,

Usant ses plus beaux jours en des larmes de rage,

Avant que ce Fausser, contemplant son ouvrage,

Dise enfin : « Mon courroux s’est enfin déployé ;

Sors de prison, vieillard ! va ! – Mon suif est payé ! »

MASCARAT.

Ah ! combien je maudis la fortune marâtre !

Que faire ?

RAGUENEAU.

C’est au nom de l’Illustre-Théâtre

Tout entier que la dette est contractée : ainsi

L’appréhender au corps, lui seul, le mettre ici,

C’est plus qu’injuste, c’est barbare ! – Ô lois modèles !

MASCARAT.

Mais qu’a-t-il fait de tant de paquets de chandelles ?

RAGUENEAU.

Eh ! spectateur ingrat, c’était pout tes beaux yeux

Qu’il les brûlait là-bas ! – cependant qu’anxieux,

Dans le fond du parterre aux obscures cachettes,

J’enviais, moi, le sort du porteur de mouchettes !

Car j’ai l’ambition d’être au théâtre aussi !

Hélas ! quand je voyais, par le fer raccourci,

Chaque flambeau décroître, ah ! Je ne pensais guère

Que sa lumière aussi fumeuse que vulgaire

Se rapprochât, à chaque instant, de son déclin,

Avec ta liberté, mon pauvre Poquelin !

MASCARAT.

Mais on la lui rendra ? –

À part.

Cela serait facile

S’il voulait... accepter la dot de ma Lucile ?

Coups à la porte.

La voix de LUCILE.

Parrain ?

Coups redoublés à la porte.

MASCARAT.

C’est ma filleule. Eh bien, mais ?

La voix de LUCILE.

Ouvrez-moi !

On a besoin de vous à la geôle...

MASCARAT.

Ma foi,

Il ouvre la porte, et cérémonieusement.

J’oubliais mes devoirs. – Entrez, mademoiselle !...

 

 

Scène III

 

MASCARAT, RAGUENEAU, LUCILE, essoufflée, un panier à la main

 

MASCARAT.

Eh ! pourquoi donc si peu de souffle, et tant de zèle ?

Quoi ! le feu serait-il mis aux deux Châtelets ?

LUCILE, léger embarras, essoufflée.

Non, parrain. – J’apportais du vin, des gobelets.

On vous demande en bas ?...

MASCARAT, affectueusement.

Reprends haleine, folle !

Ah ! tu ne comptes pas les marches, ma parole,

Quand il s’agit...

LUCILE, baissant les yeux.

Plaît-il ?

MASCARAT, souriant.

Je m’entends. – Ragueneau,

Avec bonté.

Je reviens. – Bois un coup ?... C’est d’un très vieux tonneau...

Fais-le goûter aussi, tout à l’heure, au poète ;

Je vais te l’envoyer. Et toi, Lucile, apprête

La table. Trois couverts.

LUCILE.

Oh ! quatre, mon parrain ?...

MASCARAT.

Nous verrons !...

Il sort, sans refermer la porte.

 

 

Scène IV

 

RAGUENEAU, LUCILE

 

RAGUENEAU, se disposant à débarrasser la table des papiers qui l’encombrent.

Moi, je vais déblayer le terrain.

Lucile, tout d’abord ! – Car, voyez-vous, ma chère,

Le poète peut bien avec la bonne chère

Frayer sans danger, mais le fruit de ses travaux

Craint beaucoup le contact du jus des godiveaux.

Donc (ô Muse, pardonne à mes mains trop hardies !)

Je vais mettre en lieu sûr ces plans... de comédies...

LUCILE, l’aidant.

Ah ! ce sont ?...

RAGUENEAU.

Des essais, oui... de vagues projets...

Tout poète a les siens. Moi-même, j’en logeais

Dans ma cervelle un certain nombre, mais ma lyre

Hésite... Je voudrais être acteur ?...

LUCILE, feuilletant les manuscrits.

Peut-on lire

Quelques-uns de ces mots si largement écrits ?

RAGUENEAU.

Vous n’y comprendrez rien ! Il nous faut nos esprits

Pour déchiffrer...

LUCILE.

J’appris écriture et lecture !

Et tenez !

Lisant.

GORGIBUS... DANS LE SAC... l’aventure

Doit être plaisante ? – Et ceci ?

Lisant un autre titre.

LE MÉDECIN

VOLANT. – Volant ?...

RAGUENEAU, feignant de se méprendre sur le sens du mot.

Ma foi, c’est plus dur qu’assassin !

LUCILE, lisant un autre titre.

LE GRAND BENET DE FILS AUSSITÔT QUE SON PÈRE.

Ah ! cela, c’est très clair.

RAGUENEAU.

Oui, les deux font la paire.

LUCILE, déchiffrant d’autres titres.

LE FAGOTEUX... OU TIER ?... – LA... le mot est brouillé...

LA JA... LA JALOUSIE...

RAGUENEAU vide la manne et dispose la table.

Après ?

LUCILE.

DU... BARBOUILLÉ.

Barbouillé ? – Barbouillé !... Le malheureux jeune homme !

Voici ce qu’il écrit, par ordre, hélas ! – Oh ! Comme

Il doit souffrir d’avoir, lui, si plein de raison,

Si doux, cette besogne à faire en sa prison !...

Que dit ce... Barbouillé ?

Elle lit quelques mots.

« SCÈNE PREMIÈRE. – LE BARBOUILLÉ, seul.

« Il faut avouer que je suis le plus malheureux de tous les hommes. J’ai une femme qui me fait enrager. Au lieu de me donner du soulagement, et de faire les choses à mon souhait, elle me fait donner au diable vingt fois le jour ! Au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens. – Oh ! pauvre Barbouillé, que tu es misérable !... »

Avec compassion.

...C’est un triste ménage...

Réfléchissant.

Dieu ! si le pauvre auteur, comme son personnage,

Devait trouver plus tard cet enfer à son tour.

Quel terrible avenir ! – Ah ! qu’un fidèle amour

L’en préserve à jamais, et que le ciel lui donne

L’épouse qu’il mérite !...

RAGUENEAU, surpris.

À qui ?

À part.

Dieu me pardonne,

Elle soupire... oh ! oh ! mais ce n’est point alors

Pour le Barbouillé ? –

Haut.

Nos gens tardent bien dehors !

La nappe est mise, et j’ai, ma foi, la panse creuse.

Vous ne dites plus rien, et vous semblez rêveuse,

Lucile ? Qu’avez-vous ?

LUCILE.

J’admire en ce moment

Jusqu’où va votre rare et parfait dévouement,

Et comme chaque jour il sait, avec adresse,

Témoigner constamment de sa vive tendresse ;

Que de soins obligeants !

RAGUENEAU.

Eh ! mais, en vérité,

Voilà de bien grands mots... pour un petit pâté...

(Qu’un coup de feu léger, entre nous, déshonore.)

Oui, j’aime Poquelin, que dis-je ? je l’adore !

Si j’avais des trésors, – mais tel n’est point mon cas, –

Je les lui donnerais, jusqu’aux derniers ducats,

Pour le tirer d’ici ! – N’ayant rien dans mes coffres,

À de petits gâteaux je borne, hélas mes offres.

Il prise la Talmouse avec du Parmesan :

J’en fais donc, et qui sont passables... Jugez-en !

Il lui offre un gâteau.

C’est ainsi que je rends à ses talents hommage.

De l’encens vaudrait mieux qu’une pâte au fromage,

Oui ! – Mais, bien que je sois poète, mon enfant,

L’honnêteté – devant un maître ! – me défend

De prouver que je suis de la même farine,

Et, – pâtissier montant plus haut que la terrine, –

De changer en sonnets mes tartes et mes flancs !

Avec satisfaction et regret.

Et pourtant, ils sont bons !...

RAGUENEAU, passant la tête par la porte entrouverte.

Poète en habits blancs,

Merci !

 

 

Scène V

 

RAGUENEAU, LUCILE, POQUELIN

 

POQUELIN.

Mais pourquoi donc ces pudeurs si farouches ?

Mais apporte tes vers – avec tes Croquembouches :

Nous les dégusterons, tour à tour ! – Apollon

Lui-même est fort heureux, dans le Sacré Vallon,

D’avoir parmi ses fils, le seul homme qui mette

En ses gâteaux un miel – récolté sur l’Hymette,

Et les Muses, goûtant tes produits, sans façons,

Te trouvent le meilleur de tous leurs nourrissons !

RAGUENEAU.

Flatteur ! – Tu m’écoutais.

POQUELIN.

Avec un véritable

Plaisir.

À Lucile.

Bonjour, amie.

RAGUENEAU.

Alors ! – à table !

LUCILE.

Mais où donc est parrain ?

POQUELIN.

Il me suit dans l’instant.

Du moins il me l’a dit, tout à l’heure, en sortant

Du greffe, pour aller où son devoir l’appelle...

LUCILE.

Oh !... je crains la buvette !... et j’y cours.

RAGUENEAU.

Va, ma belle !

Lucile sort.

 

 

Scène VI

 

RAGUENEAU, POQUELIN

 

RAGUENEAU, changeant de ton, avec empressement.

Eh bien ?...

POQUELIN, tristement.

Eh bien !... cela va mal ! – La question

Est de me trouver bonne et sûre caution...

Devant le lieutenant civil... et De Lamarre

Ne me la trouve pas...

RAGUENEAU.

Ô fortune barbare !

Écoute, – les grands mots ne sont plus de saison :

Il ne t’est pas permis de rester en prison :

Ton théâtre, c’est toi. Toi captif, il s’écroule,

Et dans sa triste chute il entraîne une foule

De pauvres braves gens qui vont crier la faim...

POQUELIN.

Hélas ! c’est pour eux seuls que je pleure la fin

De l’Illustre-Théâtre et de tous mes beaux rêves !...

RAGUENEAU.

Eh ! maître, on le sait bien !... Les minutes sont brèves,

Point de phrase, agissons : il faut sortir d’ici,

À tout prix !

POQUELIN.

Et comment ?

RAGUENEAU montre son vêtement.

Sous l’habit que voici.

J’ai le frère jumeau de ma veste profane.

À ton service... Il gît au fond de cette manne,

Que Mascarat n’a point examinée...

POQUELIN.

Après ?

RAGUENEAU.

Mais avant de coiffer mon bonnet blanc et frais,

Il faut frapper...

POQUELIN.

Oh ! oh !

RAGUENEAU.

D’une subite ivresse

Mascarat !... Ce n’est donc pour lui qu’une caresse.

Mais son trousseau de clefs est le but de nos vœux !

Mascarat désarmé... garroté si tu veux,

(C’est un ami, pourquoi se gêner ?) tu t’habilles,

Je t’ouvre cette porte, et tu franchis les grilles

Sous les traits peu connus d’un simple Ragueneau...

Et tu peux les voiler, d’ailleurs... d’un jambonneau...

Avec mélancolie.

Mais qui regarde et suit un pâtissier qui passe ?

Et puis, vite, en campagne, et dévore l’espace !

Bientôt tes gens iront te joindre à l’étranger ;

Libre alors et laissant ton procès s’arranger

Comme il pourra, tu cours avec eux à la gloire !

POQUELIN.

Plan hasardeux. Mais toi ?

RAGUENEAU.

Moi ? je reste pour boire

(Il fait chaud au mois d’août !) après ces beaux exploits,

Le vin de Mascarat, à la face des Lois !

POQUELIN.

Cœur dévoué ! – Prends garde, et songe à la Justice !

RAGUENEAU, avec enthousiasme.

S’il faut qu’un pâtissier, – pardon du mot – pâtisse,

Ce sera son honneur d’avoir souffert pour toi !

POQUELIN, attendri.

Hélas, tout m’abandonne, et toi seul as la foi,

Toi seul !... Tiens, je devrais, regardant en arrière

Et non plus en avant, borner là ma carrière !

Plus de famille ! Un père irrité contre moi !

Des dettes ! La prison ! Les plaintes et l’émoi

De mes associés de la Porte-de-Nesles

Et de la Croix-Noire !... Oh ! tortures éternelles !

Si j’écoutais la voix de la sagesse, ami,

Immolant la cigale aux pieds de la fourmi,

Je changerais en doux repos ma vie errante !

Je sais une âme simple, et pure, et transparente,

(Car j’ai lu le secret de son cœur ingénu),

Où, si je le voulais, je serais bienvenu ;

Son amour m’offre, dans sa candeur adorable,

À moi, le prisonnier, triste, seul, misérable,

Le bonheur et la paix en me tendant la main.

Ô Lucile ! – Avec toi je suis libre demain !

Alors, c’est le foyer, c’est les miens pleins de joie

Me tirant de l’abîme amer où je me noie.

Pourquoi lutter ? Pourquoi ne pas céder au sort ?

RAGUENEAU, gravement.

Parce que rien n’est beau, vois-tu, – comme l’effort

Même vain ! – d’un grand cœur luttant avec la vie,

Avec la destinée injuste, avec l’envie,

Sans écouter jamais la voix des lâchetés.

Calme et pressant.

Hélas ! je ne suis rien qu’un faiseur de pâtés,

Mais mon conseil est bon : il faut que tu t’évades

Pour tenir ta parole envers tes camarades !

POQUELIN.

Mes camarades ! – Oui, c’est vrai. C’est mon devoir

De tout tenter pour eux ; car je n’ai plus d’espoir

Qu’il surgisse un sauveur pour acquitter ma dette !

Résolument.

Eh bien, soit. Dicte-moi mon rôle ? – Je m’y prête.

Bruit de clefs et de pas.

Chut ! – Voici Mascarat ! – Vite, aux flacons ! Il faut

Qu’il tombe, sans avoir le temps de dire un mot.

Nous parlerons pour lui !

Il verse du vin dans les verres à la ronde.

Entrée de Mascarat, joyeux et qui referme la porte derrière lui avec soin. Un papier plié se voit, passé dans sa ceinture.

 

 

Scène VII

 

RAGUENEAU, POQUELIN, MASCARAT

 

MASCARAT, frappant sur sa ceinture.

Victoire ! Amis, victoire !

RAGUENEAU, lui tendant un verre.

Alors, aucun moment ne fut meilleur pour boire !

À ta santé !

MASCARAT.

Merci ! – Je veux dire d’abord...

POQUELIN, choquant son verre contre le sien.

Eh ! quoi ! vous hésitez devant un rouge-bord ?

RAGUENEAU.

Alors, il est mauvais ?

MASCARAT, offensé.

Quoique sans étiquette,

Mon vin est un bon vin.

RAGUENEAU, avec dédain.

Bah ! c’est de la piquette !...

POQUELIN, avec mépris.

C’est du « chasse-cousins » !

MASCARAT.

Ô blasphèmes ! – Tenez !

Il boit d’un trait.

La rougeur de mon front et celle de mon nez

Attestent, ô cher vin ! qu’à tort on nous soupçonne !

RAGUENEAU, sans lui permettre de parler.

Ah ! voilà l’action d’une honnête personne !

Mascarat, je te fais des excuses...

POQUELIN, de même.

Et moi,

C’est au vin que j’en fais. Je le proclame roi

De la noble Bourgogne, et, d’une âme sereine,

Je le bois.

MASCARAT, doucement.

Mais, pardon, il est de la Touraine,

Messieurs.

Avec complaisance.

Ah ! ce n’est pas ce fameux Prépatour,

Que célébrait Ronsard et que buvait la cour,

Sous le Roi Charles Neuf ; mais le vin de ma vigne

Le vaut bien ! Je le dis hautement, quoique indigne...

POQUELIN.

Vous êtes Tourangeau ?

MASCARAT.

Mais oui, tout comme les

Moutons à grand’laine, et comme Rabelais...

POQUELIN.

Je bois à Rabelais, s’il vous plaît de me faire

Raison.

MASCARAT.

Eh ! oui, corbleu ! ce n’est point une affaire

Laissez-moi vous apprendre ?

RAGUENEAU, lui coupant la parole.

On dit qu’aux environs

De Tours, dans les rochers vivent les vignerons...

MASCARAT.

Oui, mais...

POQUELIN.

À Rabelais !

MASCARAT, cédant et buvant.

Allons ! – C’est un vrai baume !

Avec abandon.

Tu l’as dit, Ragueneau, ce n’est point sous le chaume

Que je suis né, mais sous la roche. – Nous creusons

Nos logis dans le flanc des coteaux : les saisons

Y sont douces toujours. Et l’on meurt sous ses vignes !

Il boit.

La Loire étincelante avec ses larges lignes

Sourit à nos regards, et, comme Charles Huit,

Et comme Louis Douze, on en aime le bruit

Qui l’été, dans le vent, berce de ses murmures,

Avec le vigneron qui dort, les grappes mûres !

Ô mon pays !

Il pleure d’attendrissement.

POQUELIN, le pressant.

Buvons à ton pays !

MASCARAT, très étourdi, clignant des yeux.

D’accord !

J’y suis prêt. – Laissez-moi... c’est très grave... d’abord,

Vous dire...

RAGUENEAU.

Tu le vois, tu manques de mémoire.

Rafraîchis-la !

Il lui tend son verre plein.

Bois donc !

POQUELIN, trinquant avec lui.

Ce n’est point eau de Loire

Que ceci : c’est julep du divin médecin !

MASCARAT, pâteusement, et fermant l’œil.

Lorsque je suis entré... j’avais certain dessein...

Bon !... je ne sais pourquoi, je me sens pris d’un somme !

Que disais-je ? – Buvons ! – Messieurs, je suis votre homme

Jusqu’à minuit : je peux vous tenir tête !... oh ! mais !...

M’avouer vaincu, moi ? vieux Tourangeau ! jamais !

Il s’endort.

POQUELIN.

Il dort !

Mascarat ronfle.

RAGUENEAU.

Je l’entends bien ! – À présent, au costume !

POQUELIN, tirant les habits de la manne.

La veste ? le bonnet ?

Il se déguise.

RAGUENEAU, essayant de détacher le trousseau de clefs.

Ronfle sans amertume,

Mon pauvre ami ! – Parfait !

POQUELIN.

Me voilà déguisé.

RAGUENEAU.

Ah ! diable, le travail est assez mal aisé,

Et je ne sais comment m’y prendre dans mon trouble ?

Il remue les clefs qui sonnent.

MASCARAT s’éveille à demi, et regarde les deux amis avec stupeur.

Mes clefs ! – Deux Ragueneaux ? Que vois-je ! – Je vois double.

POQUELIN, à voix basse.

Il se rendort. Allons, c’est l’instant. Hors d’ici !

RAGUENEAU, les clefs en main.

Embrassons-nous !

Après l’embrassade, il se dirige vers la porte.

POQUELIN.

Adieu !

Poquelin aperçoit par terre et ramasse le papier plié qui est tombé du ceinturon de Mascarat quand on le lui a enlevé.

Tiens ! qu’est-ce ceci ?

On frappe à la porte.

RAGUENEAU.

Quel contretemps !

La voix de LUCILE.

Parrain ?

POQUELIN.

C’est Lucile ! Que faire ?

La voix de LUCILE.

Eh bien, vous n’ouvrez pas ?

RAGUENEAU.

Confions-lui l’affaire ?

Elle vous aime ; elle est discrète ?...

Coups à la porte.

La voix de LUCILE.

Êtes-vous mort,

Parrain ? Allons ! allons !

POQUELIN.

Terrible coup du sort !

Il ouvre et lit machinalement le papier qu’il a ramassé.

RAGUENEAU, qui a ouvert la porte.

Entrez, Lucile... et chut !

POQUELIN, poussant un long cri de joie.

Ah !

LUCILE, le regardant.

Quelle mascarade ?

POQUELIN, tombant sur un siège.

Mes amis ! mes amis !...

LUCILE.

Vous sentez-vous malade ?

RAGUENEAU.

De l’eau ?

On s’empresse autour de lui.

MASCARAT, ouvrant les yeux, à lui-même.

De l’eau ? jamais ! C’est bon pour les poissons.

Regardant les autres personnages.

Eh ! je vois ma filleule entre bien des garçons

Pâtissiers ! – Suis-je fous ? – J’ai la tête qui vibre...

RAGUENEAU, à Poquelin qui s’est levé brusquement et danse de joie.

Mais qu’as-tu, Poquelin ?

POQUELIN.

Oh ! libre ! libre ! libre !

Lis plutôt !

Il donne le papier à Ragueneau.

RAGUENEAU, lisant rapidement.

...Caution !... et mise en liberté !

POQUELIN.

Oui ! confiant et plein de générosité,

Devant le lieutenant civil, à l’heure même

Où je désespérais, dans l’angoisse suprême,

Un homme est venu qui répond pour moi, pour nous,

Pour des comédiens abandonnés de tous !

Serrant la main de Ragueneau.

Ô merci, cœurs restés dans le malheur fidèles !

RAGUENEAU, buvant.

Enfin ! il est dompté, le marchand de chandelles !

Poquelin se dépouille de ses vêtements d’emprunt. Ragueneau l’aide.

MASCARAT, revenant au sang-froid peu à peu.

Lucile, je dormais, je crois, en vérité...

Se tâtant.

Mais j’avais autrefois quelque chose au côté ?...

LUCILE, tristement.

Voilà vos clefs, parrain...

MASCARAT, à lui-même.

Dieu, quelle chose étrange ?

Mon trousseau qui voyage ? Un rimeur qui se change

En cuisinier ? Allons, je crois que j’ai bu sec.

RAGUENEAU.

Et nous, les insensés, qui lui fermions le bec

Avec du vin !

LUCILE.

Hélas !

MASCARAT.

Si l’on peut m’y reprendre,

Je veux bien être... Non ! c’est eux qu’on devra prendre !

Il se fouille.

Qu’ai-je fait de l’Avis que notre procureur... ?

POQUELIN.

Vous nous l’avez remis... un peu tard... par erreur...

LUCILE, gravement.

Et qui donc s’est porté caution ? Je l’ignore.

RAGUENEAU, transporté.

C’est un homme de goût et de foi : qu’on l’honore !

Et que son nom, Aubry, soit à jamais cité

Au grand ordre de la postérité !

S’animant.

Sans ce cœur généreux et brave, un cœur de race !

L’horrible faux d’argent d’un créancier vorace,

S’abattant sans pitié sur ce pauvre garçon,

Allait couper, – en vert – les blés de la moisson

Qui nourrira plus tard l’univers, je l’atteste !

POQUELIN, l’arrêtant, gaiement.

Ô Pylade, tais-toi ! tu fais rougir Oreste.

Je suis bien jeune encor !... mais les soucis pesants

Ont sous mon front pensif mûri mes vingt-trois ans,

Et mon esprit, brûlant d’une flamme inconnue,

Frémit d’audace et veut s’élancer vers la nue !

Oui ! Puisqu’il m’est rendu, mon théâtre, je puis

Enfin donner l’essor aux rêves de mes nuits,

Et tenter de montrer, sans peur comme sans haine,

La Face et le Revers de la médaille humaine !

L’Amour, la Probité, la Vertu, la Bonté,

Le Franchise, l’Honneur – et puis, à leur côté,

L’Hypocrisie et le Mensonge et la Sottise,

Et les Vices dorés, que tolère ou courtise

Un monde aveugle et sourd, – ou complaisant, hélas !

Oui, je dénoncerai le Faux, le Vain, le Vil, le Bas,

Sans regarder au nom, au rang, à la puissance !

Mais aujourd’hui mon cœur n’est que reconnaissance ;

Ô toi qui crus en moi, comme je te bénis,

Ma joie et mon bonheur éclatent, infinis !

Va, Léonard Aubry, bon « paveur ordinaire

Des Bâtiments du Roi ! »

RAGUENEAU, enivré.

Que toujours le tonnerre

Te respecte, ô paveur des Bâtiments du Roi !

Prenant Poquelin par le bras.

Viens, Molière ?...

POQUELIN, hésitant, à Lucile.

Adieu donc... ô Lucile !... adieu, toi,

Bon Mascarat, amis de mes heures d’épreuve...

Lucile !...

RAGUENEAU, à part, affectueusement.

Pauvre enfant ! on dirait une veuve...

LUCILE, avec effort.

Adieu ! – Partez ! – Partez ! – Je resterai, de loin,

De vos succès futurs le plus heureux témoin !

Il le faut, et je sens que nos deux destinées

Ne se peuvent unir.

Montrant le bouquet.

Ces fleurs seront fanées

À peine, que déjà mon humble souvenir

N’existera plus dans votre esprit. L’avenir,

Un avenir brillant et fortuné sans doute,

Vous attend ! À quoi bon vous attarder en route !

Une larme qui tombe, et que sèche le vent,

Ne doit pas... elle est vite oubliée... En avant !

Partez ! Et que la gloire un jour vous accompagne !

Pour moi qui deviendrai sans doute la compagne

D’un obscur artisan... et qui suivrai vos pas,

D’un long regard craintif, – que vous ne verrez pas,

Je souhaite... Ô mon Dieu, je souhaite à votre âme

La calme affection que sa douceur réclame ;

Elle est tendre ; elle est faible... et j’aimais à rêver

Pour elle un amour sûr... – Oh ! puissiez-vous trouver

Pour bercer vos soucis, en cette vie amère,

L’épouse rare, aux yeux de sœur, aux mains de mère !...

Elle pleure.

POQUELIN.

Ah ! Lucile ! le ciel puisse exaucer tes vœux !

Mais t’oublier ? Jamais ! – T’oublier ! non, je veux,

Ta chère image là, dans le fond de mon âme,

N’avoir pour Muse et pour étude que la femme !

Et c’est en comparant, oui, ta simplicité

Et ta chaste franchise à la duplicité

Des coquettes, au faux bel esprit des pédantes,

Que tes grâces toujours me seront évidentes !

Mais le sort qui m’appelle et m’entraîne éperdu

Ne veux pas que j’écoute un mot trop entendu

Déjà ! je dois partir seul, poursuivre la lutte,

Seul encore, et, vaincu, tomber seul dans la chute.

Mais je vaincrai ! – Je suis de ce Paris léger,

Que rien n’abat jamais, que rien ne peut changer ;

Et qui, voilant de rire et d’esprit sa souffrance,

Seul, ranime ta flamme inextinguible, ô France !

Et pourtant, Femme ! Femme ! ô Sphinx au front charmant,

Je t’interrogerai dans mon cœur constamment,

Et tu seras toujours présente à ma pensée.

Oui, dussé-je en souffrir, l’âme à jamais blessée,

Toi seule inspireras mon labeur soucieux,

Ingénue et perfide, ô Femme, avec tes yeux !

Quels que soient tes décrets, je m’y soumets d’avance !

Mélancoliquement.

Aurai-je seulement, suprême récompense,

Lorsque les battements de mon cœur cesseront,

La douceur de sentir tes doigts frais sur mon front ?

Avec force.

Mais il n’importe ! – Ô Femme indomptée ou docile,

Muse éternelle, à toi ma vie ! – Adieu, Lucile,

Adieu, cœur délicat dont je sens tout le prix !

RAGUENEAU, vivement, à Poquelin.

Viens ! – Et levons l’écrou de nos chers manuscrits !

Il ramasse les manuscrits épars.

LUCILE, à Poquelin.

Adieu, Molière !...

Elle défaille dans les bras de son parrain.

MASCARAT.

Ami, vois un geôlier qui pleure...

POQUELIN, hésitant.

Si pourtant mon espoir ne me tendait qu’un leurre ?

RAGUENEAU, l’entraînant.

Non ! – Suis l’avis du plus obscur des marmitons :

Va sauver ton Théâtre et tes amis.

POQUELIN, après un dernier regard à Lucile, résolu.

Partons.


[1] Jusqu’à la fin du XVIIe siècle on lisait, au-dessus de la porte de la Buvette, au Grand-Châtelet : Interpone tuis interdum gaudia curis.

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