Miss Annette (Thomas SAUVAGE)
Vaudeville en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 14 août 1836.
Personnages
BERTRAND
JEAN JONES, jockey
LORD LOVEL
CLIQUOT, agent d’affaires
MISS ANNETTE, modiste
MADAME DUPARC, maîtresse d’hôtel garni
UN TAILLEUR
UN BOTTIER
UN CHAPELIER
UN COIFFEUR
FOULE de badauds
À Paris, 1836.
Une salle commune dans un hôtel garni. Au fond, porte d’entrée. À droite de l’acteur, l’appartement de lord Lovel. À gauche, au deuxième plan, la porte de madame Duparc. Au premier plan, l’appartement de Bertrand. À droite, un guéridon ; à gauche, une table garnie de plumes, papier ; encre, etc. ; des sièges.
Scène première
MADAME DUPARC, puis CLIQUOT
MADAME DUPARC, à la cantonade.
À gauche au rez-de-chaussée, là... vous êtes chez M. Bertrand.
Elle revient, on entend du bruit.
Ah ! voilà encore quelqu’un pour lui... c’est M. Cliquot, cet homme d’affaires, ce courtier qui ne le quitte pas... il se dispute avec un cabriolet de régie.
CLIQUOT, entrant, et parlant au dehors.
Vous êtes un drôle, une écrevisse numérotée.
À madame Duparc.
Air : Cet arbre apporté de Provence.
Excusez cette fureur soudaine...
C’est contre ce phaéton boiteux !
Je l’ai pris depuis une heure à peine,
Le coquin prétend m’en compter deux,
Contre ces misérables carrosses,
On ne saurait vraiment crier trop ;
Car, au pas, ils font marcher leurs rosses,
Et courir leurs montres au galop.
Et le malheureux accroche une Solliciteuse !
MADAME DUPARC.
Une Solliciteuse ?...
CLIQUOT.
Nouvelle voiture de mon invention qui vous con duit de ministère en ministère, vous prend à l’extérieur et vous laisse aux finances ; c’est très recherché... voulez-vous des actions ? je n’en ai plus que 970 ; j’en ai déjà placé trente... pour mon droit de gérance.
MADAME DUPARC.
Merci, je ne donne pas dans ce genre de spéculation.
CLIQUOT.
Vous avez tort ! on quintuple, on décuple, son avoir en moins de rien...les actions, madame Duparc, c’est la machine à vapeur du commerce, le chemin de fer de la fortune... on n’a qu’à se laisser rouler... allons, laissez-vous rouler... Ah ça ! où est notre jeune et riche campagnard, votre locataire ?...
MADAME DUPARC.
M. Bertrand ?... dans sa chambre, entouré de tailleurs, bottiers, chapeliers.
CLIQUOT.
Quand on loge rue Vivienne, chez madame Duparc, dans l’hôtel le plus confortable de Paris, la blouse est une anomalie et les sabots font anachronisme.
MADAME DUPARC.
Il m’a même demandé au Groom.
CLIQUOT.
Il veut se mettre à la mode.
MADAME DUPARC.
Il y a, je crois, un autre motif à son élégance : c’est l’amour.
CLIQUOT.
L’amour... quartier du Palais-Royal, c’est sa patrie !...
MADAME DUPARC.
Précisément... il aime une jeune modiste, miss Annette.
CLIQUOT.
Miss Annette ?...
MADAME DUPARC.
Quoique Française, nous l’appelons ainsi parce qu’elle a travaillé en Angleterre ; mais la petite ne me paraît pas folle de votre ami, elle a des idées de mariage...
CLIQUOT.
Une modiste qui veut se marier !... projet ambitieux dont la réussite est bien difficile en France !... ces demoiselles ne forment ordinairement que des liens... de fleurs et des nœuds... de ru bans... À propos !... le jeune provincial a-t-il reçu de l’argent du pays ?...
MADAME DUPARC.
Oui, hier un facteur des messageries lui a remis de gros sacs.
CLIQUOT.
À merveille !...
MADAME DUPARC.
Ah ça ! il est donc prodigieusement riche, car il parlait de toucher aujourd’hui quatre ou cinq cents mille francs ?...
CLIQUOT.
Vrai...
À part.
Voilà sa porte et comme il n’a pas l’habitude de sortir par la fenêtre, il ne saurait m’échapper...
LOVEL, en dehors.
Jones ! Jean Jones !...
CLIQUOT.
Qu’est-ce que c’est que ça ?...
MADAME DUPARC.
C’est un Anglais, grand amateur de chevaux, de courses, de paris.
CLIQUOT.
Ah ! ah ! manie à la mode... roulette fashionable... Il faut qu’on joue aujourd’hui...
Air de l’Anonyme.
Contre les jeux il n’est pas d’antidote,
C’est la fureur à présent à Paris.
L’hiver nous rend l’écarté, la bouillote,
L’été ramène et courses et paris.
Ce beau palais, temple de l’industrie,
Est un tripot où l’on gagne, où l’on perd,
Enfin l’émail d’une verte prairie
N’est plus pour nous qu’un vaste tapis-vert.
Au reste, la course a bien son mérite... quand on est pressé...
MADAME DUPARC.
Voulez-vous un billet de tribune pour aujourd’hui ?
CLIQUOT.
Merci !...
Scène II
LORD LOVEL, CLIQUOT, MADAME DUPARC, JEAN JONES
LOVEL, menaçant Jean.
Air du Serment.
Qui, coquin ! je me fâche,
Et je vais à ton dos,
Avec cette cravache,
Dire ici quelque mots.
JEAN.
N’frappez pas ! ou je m’fâche,
Je n’suis pas d’cès badauds
Qui craignent la cravache,
Et lui montrent le dos.
MADAME DUPARC.
Que vous a donc fait M. Jean Jones ?
LOVEL.
Je le trouvais plongé dans le déjeuner ! fi ! le gloutonnerie !...
JEAN.
Du pain sec... comme moi, et une croûte de Chester... idem...
LOVEL.
Un fainéant ! qui se levait... at six o’clock... six heures dans le matin. au lieu de rester gentiment enveloppé jusqu’à midi dans ses trois couvertures de laine.
JEAN.
Je voudrais vous y voir, dans vos couvertures... vous me faites suer...
LOVEL.
Pas assez, gros drôle, pas assez.
JEAN.
Je ne veux pas ressembler au manche d’un fouet... je ne suis que trop affaibli... hier, en mon tant l’escalier, je suis tombé sur les genoux, j’ai déchiré mon pantalon, et je me suis couronné les deux jambes de devant... je dégénère à vue d’œil !...
CLIQUOT, regardant Jean.
Le fait est qu’il est très mal !...
LOVEL.
Master... il avait menti comme un french dog... il était encore plus grossier... yes, je te pesais hier, tu étais engraissé de deux onces et un petit gros.
CLIQUOT, à Jean.
Ah ! M. Jones, si vous êtes engraissé d’un petit gros... vous avez tort...
LOVEL.
Aussi, par toi j’avais perdu un pari de mille gui nées... Jean Jones !...
JEAN.
Ce n’est pas moi, c’est miss Annette !... mais elle est comme moi, elle en a assez... Je vous donne votre compte... c’est une quinzaine que vous me devez.
LOVEL.
Puisque tu étais malhonnête, je te payais... Voici ton argent dans le nez... quant à miss Annette, encore un faute, je lui disais un mot dans l’oreille, avec mon pistolet.
CLIQUOT.
Un meurtre ! et sur une femme !...
LOVEL.
Rassurez-vous, master... je savais bien que miss Annette était un petit modiste charmante et fort originale ; je le avais connu à London, elle avait résisté à moi.
CLIQUOT.
Prodigieux !...
LOVEL.
Aussi je l’estimais et j’avais donné son nom à la plus jolie petite bête de mon écurie.
MADAME DUPARC.
Galanterie Britannique.
LOVEL.
Ce était le usage dans le Angleterre... toutes les célébrités y passaient.
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.
J’aime à monter le vieux Milton,
Sur le fougueux Carlos, je tremble,
Et souvent j’attelais ensemble
Miss Siddons, lady Kensington,
Sir Walter-Scot et lord Byron.
CLIQUOT.
Chez vous, d’après cette manie
On doit dans mainte occasion,
Préférer la réunion,
Que l’on rencontre à l’écurie,
À celle qu’on trouve au salon.
LOVEL.
Oh ! oh ! oh ! je entendais le plaisanterie... et j’allais voir si le réunion avait le picotin d’avoine.
JEAN, tombant sur un fauteuil.
Madame Duparc, je m’en vais...
MADAME DUPARC.
Eh bien ! vous vous asseyez ?...
JEAN.
Je tombe d’inanition.
MADAME DUPARC.
Ah ! pauvre garçon ! il m’intéresse... venez, je vais vous donner un bon maître et un bon déjeuner.
JEAN, se levant vivement.
Au plus pressé, s’il vous plaît... le déjeuner.
Il sort soutenu par madame Duparc.
Scène III
CLIQUOT, BERTRAND, DES MARCHANDS
BERTRAND, sortant de son appartement habillé avec une élégance ridicule.
Air : Je suis joyeuse (de la Bayadère).
Grâce aux talents
De ces marchands,
Selon mon gré,
Oui, je serai
Partout bien vu
Et bien reçu ;
Car je suis mis
Comme à Paris.
CLIQUOT.
En vérité,
Il est botté
En fashionable.
BERTRAND.
Le pantalon
Est un peu long.
CLIQUOT.
C’est le grand ton.
BERTRAND.
Quant au collet
De ce gilet...
CLIQUOT.
Irréprochable !
BERTRAND.
Et le chapeau ?
CLIQUOT.
Formé en bateau,
Rien n’est si beau.
BERTRAND.
Alors, messieurs, voici votre argent.
Il les paie.
Reprise.
Grâce aux talents, etc.
LES MARCHANDS.
Ah ! c’est charmant, etc.
Les marchands saluent et sortent.
Scène IV
BERTRAND, CLIQUOT
BERTRAND.
Sont-ils contents !... ils ont leur argent, ils se sauvent comme des voleurs.
CLIQUOT.
Il y a bien quelque chose de ça... mais qu’importe, le costume est parfait, tenue café de Paris et balcon de l’Opéra... quelle métamorphose !... je suis pourtant le machiniste qui a fait ce changement à vue... il y a huit jours, vous entriez à Paris par la barrière des Marty’s, bonnet en tête, sabots aux pieds... un coup de fouet lancé à vos deux rosses me frappe... je me dis : cette blouse est l’enveloppe grossière d’un esprit délicat. : je vous interroge... et vous m’apprenez avec une grâce inexprimable le cours du foin et le prix du fromage... Vous veniez de la Brie...
BERTRAND.
Ça, c’est vrai que je m’entends un peu au trantran de la campagne...
CLIQUOT.
Vous achevez une conquête en me contant vos petites affaires...
BERTRAND.
Dam, j’ai le cœur sur la main, moi...
CLIQUOT.
Vous possédez...
BERTRAND.
Je possédais...
CLIQUOT.
C’est juste, vous possédiez un petit domaine valant une trentaine de mille francs... qu’est-ce que c’est que ça ?...
BERTRAND.
Ah ! mon Dieu ! trente mille livres... pas plus...
CLIQUOT.
Je vous en débarrasse et vous donne en place trente actions... c’est plus portatif...
BERTRAND.
Il est certain que c’est pas lourd... mais ce qui va devenir bien plus embarrassant, c’est les quatre cent mille francs que je vais toucher...
CLIQUOT.
Vous allez toucher quatre cent mille francs, cher ami ?... un héritage donc ?
BERTRAND.
Non, vous savez bien pour les frimes...
CLIQUOT.
Ah ! ah ! les primes.
BERTRAND.
Et les dividendes anti-chipés.
CLIQUOT.
Anticipés... c’est là ce qui vous inquiète... Tranquillisez-vous, ça ne vous gênera pas... je vous lance dans les affaires... je vous pousse... Vous avez reçu de gros sacs du pays ?
BERTRAND.
Oui... énormes.
CLIQUOT.
Écoutez-moi... nouvelle spéculation !... vous êtes le premier à qui je la confie.
BERTRAND.
Parlez, parlez, vous n’avez mis en goût.
CLIQUOT.
Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de ce magnifique monument qu’on admire et dont on ne sait que faire !
BERTRAND.
Oui... là-bas... sur le quai...
CLIQUOT.
Nous le prenons.
BERTRAND.
Bon !
CLIQUOT.
Nous formons une société anonyme.
BERTRAND.
Avec des actions ?
CLIQUOT.
Toujours ! deux cents ; à cent mille francs chaque.
BERTRAND.
Diable ! ce n’est pas à la portée de tout le monde.
CLIQUOT.
C’est plus moral ! je les destine aux têtes couronnées... quel est le souverain qui ne donnera pas cent mille francs pour avoir un palais... qui l’attende ?... Nous disons donc deux cents actions à cent mille francs font vingt millions ; nous les versons en bons...
BERTRAND.
En bons ?
CLIQUOT.
En bons citoyens, dans les caisses du gouvernement, ne nous réservant qu’une modeste commission de dix pour cent, c’est-à-dire deux millions... un pour vous... un pour moi...
BERTRAND.
Admirable !... j’accepte le million !...
CLIQUOT.
C’est convenu : seulement pour l’exemple et la moralité, vous prendrez une action...
BERTRAND.
Volontiers... cent mille francs, je vous les donne... sur les frimes... primes, veux-je dire, que je dois toucher aujourd’hui à deux heures.
CLIQUOT.
Vous n’auriez pas d’autre monnaie ?
BERTRAND.
Non, pour le moment.
CLIQUOT.
Et ces gros sacs ?
BERTRAND.
Oh ! une misère !... mille écus en billon, pièces six liards et autres, qu’ils m’ont envoyés du pays... c’est un dernier morceau de terre.
CLIQUOT.
Ah ! ah ! dernier... Eh bien ! c’est égal, je prends les mille écus... c’est quatre-vingt-dix-sept mille francs que vous devrez... donnez...
BERTRAND.
Oh ! non, je garde ça... j’ai des emplettes à faire... des cadeaux...
CLIQUOT.
Ah ! je sais... je sais...
BERTRAND.
Comment ! l’on vous a dit...
CLIQUOT.
Miss Annette... la modiste... séducteur...
BERTRAND.
Ah ! mon ami, elle est charmante ! et si je pouvais lui plaire...
CLIQUOT.
Pardon... je vous quitte, mes affaires m’appellent.
À part.
Il est à sec, à un autre... Je prends la poste et je vais à Bruxelles.
Il sort, Miss Annette entre.
Scène V
BERTRAND, MISS ANNETTE
MISS ANNETTE, portant un carton de mode.
Air : J’ai de l’argent.
C’est charmant, c’est d’bon goût,
C’est la mode, Mot commode !
C’est charmant, c’est d’ bon goûts
La mode répond à tout.
Ici j’apporte un chapeau,
Il est d’un genre nouveau ;
Peut-être qu’un connaisseur
Va l’ trouver à faire peur.
C’est charmant, etc.
Madame Duparc n’est pas là ?
BERTRAND.
Non, mademoiselle ; mais moi j’y suis.
MISS ANNETTE, à part.
Tiens ! c’est ce richard...mais il est gentil comme ça.
Haut.
Vous y êtes, à la bonne heure, mais ce n’est pas la même chose... comme ce que j’apporte ici ne peut pas vous convenir.
BERTRAND.
Peut-être, mademoiselle.
Il regarde dans le carton.
Air de la Robe et les Bottes.
Ah ! quel bijou ! quelle merveille !
Ce chapeau, qui le fabriqua ?
C’est cette main douce et vermeille.
MISS ANNETTE.
Monsieur, ne touchez pas à ça.
D’ailleurs qu’en voudriez-vous faire ?
BERTRAND.
Entre nous, ici je conviens,
Que le chapeau ne m’irait guère...
Mais la modiste m’irait bien.
MISS ANNETTE.
Monsieur fait de l’esprit.
BERTRAND.
C’est grâce à vous.
MISS ANNETTE.
Monsieur, puisque le hasard m’a fait vous rencontrer, je ne suis pas fâchée d’avoir une explication avec vous.
BERTRAND.
Avec moi !... je suis prêt.
MISS ANNETTE.
Tous les soirs je vous vois planté devant le magasin comme une épingle sur une pelote. Je voudrais bien savoir un peu quelles sont vos intentions, et ça tout de suite... attendu que je suis très pressée...
BERTRAND.
Mes intentions... les voici :
Air de Céline.
Dites que votre cœur partage
Mon amour et mes sentiments,
Bientôt vous aurez équipage
Et cachemire et diamants.
MISS ANNETTE.
C’est bien séduisant, je vous jure,
Et j’aurais accepté soudain,
Si, pour monter dans la voiture,
Vous m’aviez offert votre main.
Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.
Elle salue et entre chez madame Duparc.
Scène VI
BERTRAND, seul
Mais, miss, écoutez donc... ma main, ma main... je comprends parfaitement ce qu’elle veut dire... mais un millionnaire n’épouse pas une grisette... c’est bon pour un paysan, et je ne le suis plus à présent que j’ai vu le monde... dans la rue en passant... j’ai pris des manières... enfin, je dois être très bien... oui, mais peut-être que ça ne suffit pas... Si quelqu’un d’adroit, un autre que moi, manigançait la chose ?... C’est comme ça que ça se fait, j’en suis sûr... Avant-hier, au spectacle, il y avait des messieurs et des dames qui s’aimaient et qui se le disaient par leurs domestiques... Aussi, j’ai dit hier à madame Duparc de m’en trouver un pour manigancer cette intrigue amoureuse... les domestiques, c’est pour tout faire.
Scène VII
BERTRAND, JEAN JONES
JEAN.
Me voilà présentable !
À Bertrand.
Monsieur, je suis... et c’est pour tout de bon... votre très humble et très obéissant serviteur...
BERTRAND.
Vous seriez le va... ?
JEAN.
Let, que vous désirez...
BERTRAND, examinant Jean.
Il a une drôle de figure !...
JEAN.
À cause de la couleur des cheveux... Je suis Jean Jones franco-anglais ou anglo-français, deux pays libres et constitutionnels, où des habitants ont les cheveux comme ils l’entendent. Vous aimeriez ceux de mon frère... c’est un beau garçon dans mon genre... mais ce qu’on ne peut pas me contester, c’est que j’ai un œil de plus que lui.
BERTRAND, étonné.
Je ne vous en vois que deux.
JEAN.
Oui, mais c’est que lui, il n’en a qu’un... il a perdu l’autre à la bourse.
BERTRAND.
À la bourse ?
JEAN.
En attendant un agent de change... une dispute... un chasseur dans un tilbury qui lui a tiré l’œil... d’un coup de fouet...
BERTRAND.
C’est très malheureux !... Ah ça, parlons de moi maintenant, je me trouve dans une position difficile... Madame Duparc vous a expliqué...
JEAN.
Oui, oui,
À part.
Elle ne m’a rien expliqué da tout, c’est égal...
BERTRAND.
Saurez-vous bien conduire ?
JEAN.
Conduire !...
À part.
Bon ! c’est un amateur.
Haut.
Qui que ce soit, voyez-vous, et de quelque manière que ce fût : il n’y a pas d’embarras qui m’arrête. je coupe, je file, sans blesser personne, et j’arrive au but.
BERTRAND.
Quel intrigant... qu’est-ce qui dirait ça avec cette mine bête ? Tu me conviens... car il a l’air bête...
JEAN.
Et vous aussi, je vous arrête pour mon maître.
BERTRAND.
Je vais te faire une confidence : j’ai une passion, mais une passion violente...
JEAN.
La passion des chevaux... très bien !
BERTRAND.
J’ai vu une créature divine... aérienne.
JEAN, à part.
L’Aérienne de Franconi ?... fi donc ! usée, fatiguée...
BERTRAND.
Mais non, ce n’est pas ça... vois-tu... une taille souple... des yeux pleins de feu... des jambes de biche... j’en suis fou, mon ami, il me la faut... à tout prix.
JEAN.
Mais je dois la connaître...vous la nommez... car elle doit avoir un nom.
BERTRAND.
On l’appelle Miss Annette.
JEAN.
Miss Annette ! Oh ! à la bonne heure !... parbleu ! vous êtes connaisseur, vous avez le goût bon... Miss Annette... diable... c’est ce que nous avons de mieux... il y en a bien d’autres que vous qui feraient des folies pour elle, la séduisante créature !... moi, tenez, si j’avais les moyens... mais c’est un luxe qu’un pauvre jockey ne peut pas se permettre... Ah ça ! mais elle n’est pas pour le moment dans le commerce, Miss Annette ?...
BERTRAND.
Si fait !
JEAN.
Du tout, elle est à un Anglais.
BERTRAND.
À un Anglais !
À part.
Voyez-vous ! elle qui faisait la mijaurée.
Haut.
À un Anglais ! ils ont toujours ce qu’il у a de mieux.
JEAN.
Ah ! c’est qu’ils y mettent le prix... c’est lord Lovel, mon ancien maitre que j’ai renvoyé...
BERTRAND.
Écoute, il faut la lui enlever.
JEAN.
Mais, j’y songe. il n’était pas moins en colère contre elle que contre moi... et tout aussi injustement...
BERTRAND.
Qu’avait-elle fait, cette pauvre petite ?...
JEAN.
Rien... un caprice...
BERTRAND.
Miss Annette peut en avoir... elle est assez jolie...
JEAN.
Elle s’était dérobée...
BERTRAND.
À ses caresses, à ses emportements...
JEAN.
Mais du reste le meilleur caractère... on en fait tout ce qu’on veut... rien qu’en lui montrant la cravache.
BERTRAND.
Oh ! il faut lui montrer ?... il y en a comme ça... il y en a même qui ne haïssent pas la sentir.
JEAN.
Oh ! pas elle... diable ! il ne faudrait pas s’y frotter, elle s’emporterait... au reste... c’est la seule faute qu’on puisse lui reprocher.
BERTRAND.
La seule ? eh bien ! ce n’est pas trop.
JEAN.
Mais si vous profitiez du moment de dépit de l’Anglais, je suis sûr que vous pourriez... tenez, laissez-moi arranger ça... j’ai une idée... quelques billets de mille francs...
BERTRAND.
Arrange, mon ami, arrange, je m’en rapporte toi... tiens, voilà trois mille francs... c’est tout ce qui me reste de mes arpents de la Brie... mais c’est égal, je vais toucher mes millions.
JEAN.
Oh ! vous l’aurez a moins ; pour l’humilier, la déprécier, il la céderait presque pour rien, j’en suis sûr.
BERTRAND.
Très bien ! du reste, tu auras tout ce qui peut la flatter... des ajustements, des plumes...
JEAN.
Oh ! des plumes, fi donc ! genre italien, mauvais goût ! laissez-moi faire, je sais ce qu’il faut.
BERTRAND.
Va, mon garçon !
À part.
Je ne m’en rapporte pas tout-à-fait à lui... j’ai vu chez la lingère à côté, j’ai mon affaire.
À Jones.
Je vois que nous nous entendons très bien, tu me comprends à merveille.
JEAN.
Oui, oui, nous nous comprenons... pauvre miss Annette ! je ne la quitterai pas comme ça, et j’espère qu’elle et moi, nous pourrons nous venger du beefsteak.
Il sort par le fond.
Scène VIII
BERTRAND, MISS ANNETTE
MISS ANNETTE, sortant de chez madame Duparc.
Il vous coiffe à merveille, madame, et vous ne paraissez pas dix-huit ans avec...
BERTRAND.
Ô bonheur ! la revoilà !
MISS ANNETTE.
Ces coquettes, si on ne les traite pas en petites filles, elles se fâchent... va, la première fois, je te ferai un béguin.
Elle se retourne et perçoit Bertrand.
Ah ! c’est encore vous !
BERTRAND.
Toujours moi.
MISS ANNETTE.
Vous m’avez fait peur.
BERTRAND.
Ce n’est pas là le sentiment que je voudrais vous inspirer.
MISS ANNETTE.
Il me semble, monsieur, que je me suis assez clairement expliquée pour que vous me laissiez tranquille...
BERTRAND.
Non, vous ne m’aviez pas tout dit...
MISS ANNETTE.
Comment ?
BERTRAND.
Vous ne m’aviez pas dit vos rapports avec lord Lovel, son amour pour vous...
MISS ANNETTE.
Eh bien ! monsieur, puis-je empêcher que l’on m’aime ?
BERTRAND.
Non, sans doute, car vous avez eu beau vouloir m’ôteront espoir, mon amour n’a fait qu’augmenter ; mais cet Anglais, vous êtes brouillée avec lui ?...
MISS ANNETTE.
C’est vrai.
BERTRAND.
Il ne veut plus vous voir.
MISS ANNETTE.
Il me l’a dit... mais il reviendra... ce n’est pas que je le désire, au contraire ; mais je le connais... il est tenace comme un chardon.
BERTRAND.
S’il s’engageait à renoncer pour toujours à vous ?
MISS ANNETTE.
Il me ferait plaisir.
BERTRAND.
S’il cédait à un autre les droits qu’il peut avoir sur vous ?
MISS ANNETTE.
Des droits !... que voulez-vous dire, monsieur ? apprenez que je n’ai jamais donné de droits à personne... encore moins à ce milord qu’à un autre, et je suis fort étonnée que vous-même vous vous donniez le droit de me parler ainsi...
BERTRAND.
Oh bien ! tenez, si vous vous fâchez, vous m’intimiderez, je ne pourrai pas vous apprendre quelque chose... qui vous intéresse... et vous le regretterez...
MISS ANNETTE.
Oh ! je ne suis pas curieuse... quelque chose qui m’intéresse, pourtant... voyons donc, parlez !
BERTRAND.
Eh bien ! apprenez que maintenant l’on s’occupe de vous... en ce moment, vous êtes probablement tout-à-fait dégagée d’avec lord Lovel, et c’est moi, moi qui ne prétends pas pour cela tirer avantage de ce sacrifice, moi qui attendrai toujours humble et soumis qu’il vous plaise de vouloir bien me regarder avec un peu de bonté, c’est moi qui ai rembourse milord les frais, les avances, que sais-je, tout ce qu’il a voulu.
MISS ANNETTE.
Des frais, des avances ! qu’est-ce que c’est que ça, à quel propos ? je vous écoute de toutes mes oreilles, mais je ne vous comprends pas plus que si vous parliez algérien.
BERTRAND.
Je ne le sais pas... mais vous avez raison, vous ne devez pas comprendre, et je ne devais pas vous dire ces choses-là, ça ne vous regarde pas... je suis un imbécile, un maladroit... au reste, je ne bornerai pas là ce que je ferai pour vous : j’ai déjà donne des ordres pour qu’on vous procurât des parures ; je vais chez le trésorier de Cliquot toucher mes quatre cent mille francs, j’achète des chevaux, des perles, des nègres, des châteaux et je reviens mettre le tout à vos pieds.
Il sort.
Scène IX
MISS ANNETTE, seule
Le pauvre jeune homme ! Dieu me pardonne, il est fou ! mais au moins, sa folie est brillante, des perles, des châteaux ! il me fait l’effet d’un conte des Mille et une Nuits... allons, allons, An nette, mon enfant, ne t’arrête pas à ces idées-là, ça monte au cerveau comme du vin de Champagne, on est éblouie, on a des vertiges, on quitte le bon chemin, on donne à gauche, et puis les faux pas, et puis...
Air : On dit que je suis sans malice.
Parmi nous, plus d’une grisette,
Légère, étourdie et coquette,
Pour un seul instant de plaisir,
Compromet tout son avenir.
Tandis qu’en restant toujours sage,
Peut-être un brillant mariage
Chang’rait l’omnibus en landau,
Et le magasin en château.
Elle sort.
Scène X
JEAN JONES, seul, en grosse redingote
Le marché est conclu ! elle est à nous ! Quand il m’a vu circonvenu d’Alpaga, il a pensé, j’en suis, sûr, que j’appartenais à quelque lourd brasseur, et que miss Annette était déjà dans la bière... En sortant de chez lui, je suis allé nous faire elle et moi... l’une portant l’autre... aux cours qui vont avoir lieu dans l’instant. Ouf ! je suis en nage... une sueur abondante s’épanche de tous mes membres, mes cheveux sont autant de robinets... Bon ! encore ça de moins, chance de plus pour le succès...
Il ôte sa redingote et paraît en costume de jockey.
Là ! je suis sûr que je ne pèse pas... Oh ! non... je m’enlèverais d’une main... Misérable Jones Bull ! qui n’a pas su apprécier un valet tel que moi... un être diaphane, presqu’idéal... C’est vrai, j’arrive à la classe des sylphes, des fils de l’air... je deviens impalpable, je ne me sens presque plus... Voici mon nouveau bourgeois, faisons lui part de notre bonheur.
Scène XI
JEAN JONES, BERTRAND
Bertrand, le chapeau enfoncé sur les yeux, les bras croisés, entre en silence, et dépose un carton sur la table à droite ; puis après avoir arpenté la scène à grands pas, il vient s’asseoir à gauche.
BERTRAND.
Je suis abîmé, anéanti !
JEAN.
Une cheminée vous est tombée sur la tête ?
BERTRAND.
Non, une tuile !
JEAN.
Vous avez trouvé vos quatre cent mille francs ?
BERTRAND.
J’ai trouvé le procureur du roi.
JEAN.
Qui apportait votre argent ?
BERTRAND.
Qui enlevait les registres, saisissait les actions et moi-même, si, par hasard, je m’étais appelé Cliquot.
JEAN.
C’est-y heureux ! v’là de la chance !
BERTRAND.
Quel scélérat que mon ami Cliquot !... manger mes chevaux, dévorer mes prairies, ne faire qu’une bouchée de mes trente mille francs et me laisser sans le sou !...
JEAN.
Si, le sou, si !... voilà votre reste !
BERTRAND.
Un billet de mille francs ! qu’est-ce que c’est que ça ?
JEAN.
Mais vous avez encore miss Annette.
BERTRAND, se levant.
Ah ! chère miss Annette !... tu seras ma seule consolation !
JEAN.
Et peut-être vous tirera-t-elle d’embarras, vous gagnera-t-elle de l’argent ?
BERTRAND.
Comment ! la faire travailler... vivre à ses dépens !...
JEAN.
Eh mais, vous ne seriez pas le premier.
BERTRAND.
Jamais... combien le sort que je puis lui offrir ! aujourd’hui est différent de celui que je lui destinais.
JEAN.
Bah ! il ne lui faut pas tant ; une bonne nourri ture, un logement sain... avec ça, des soins, des attentions...
BERTRAND.
Pour les soins, les attentions, elle peut y compter... quand elle viendra, tu la conduiras dans ma chambre.
JEAN.
Dans votre chambre ?
BERTRAND.
Oui, dans ma chambre, et tu feras bon feu.
JEAN, à part.
En voilà un qui aime les animaux ! excellent maître, je ne le renverrai jamais...
On crie dans la coulisse. À part.
Eh ! mon Dieu ! quel tapage ! c’est lui ! c’est mon ancien beefsteak... évitons sa présence, parce qu’il a une manière de causer à coups de fouet que je n’affectionne pas. Vite aux courses.
Haut.
Soyez tranquille, dans un quart d’heure, on me rapportera ou je vous rapporterai de bonnes nouvelles.
En sortant il rencontre lord Lovel, il le heurte et se sauve.
Scène XII
BERTRAND, LORD LOVEL
LOVEL.
Arrêtez ! arrêtez !
BERTRAND.
À qui en a-t-il ?
LOVEL.
Ah ! damned ! il est parti... Ce était un trahison, monsieur.
BERTRAND.
Comment ?
LOVEL.
Yes ! miss Annette et le jockey Jones.
BERTRAND.
Jones, c’est mon valet, que vous a-t-il fait ?
LOVEL.
Ah ! vous étiez le maître à présent, maintenant de Jones !... je étais content pour savoir... by god ! my dear, pourquoi les avez enlevés à moi, Jones. et miss Annette ?
BERTRAND.
Pourquoi les avez-vous maltraités ? pourquoi me les avez-vous cédés ?
LOVEL.
Je croyais pas vous suivre le fashion de la mode... je croyais pas vous faire de miss Annette ce que vous faisiez.
BERTRAND.
Qu’en faisiez-vous vous-même ?
LOVEL.
Moi, c’était différent ; je l’avais toute jeune en quittant sa mère... je connaissais toute sa race.
BERTRAND.
Vous voulez dire sa famille ?
LOVEL.
Yes ! Raimbow, son père...
BERTRAND.
Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Raimbow.
LOVEL.
Je l’avais élevée, je l’avais dressée... et la voir faire la gloire d’un autre... by god ! je voulais pas !
BERTRAND.
Tenez, entre nous, milord, si vous aviez eu un peu plus de douceur, miss Annette vous aurait aimé, et...
LOVEL.
Je tenais pas à être aimé par ces sortes d’animaux.
BERTRAND.
Oh ! le cheval !
LOVEL.
Cheval si vous voulez.
BERTRAND, à part.
Comme il traite le beau sexe !
Haut.
Au fait, monsieur, que ne voulez-vous ?
LOVEL.
Monsieur, si on pouvait dire aujourd’hui, un autre que lord Lovel avait la miss Annette, je étais un homme dishonored... Je disais donc à vous : voici des deux mille francs que je rendais, rendez-moi le petite miss.
BERTRAND, avec chaleur.
Vous rendre mis Annette ! aujourd’hui, toute ma joie, toute ma consolation !... jamais, milord, jamais !
LOVEL, froidement.
Jamais ! vous aviez raison ; vous deviez faire un bénéfice sur le marché, je doublais le somme et donnais quatre mille francs.
BERTRAND.
Je vous le répète, je veux, si je puis, la conserver toujours... toujours !...
LOVEL.
Toujours... j’entendais bien... alors huit mille francs !...
BERTRAND.
Inutile, milord, rien ne pourra m’en séparer.
LOVEL.
Rien... bon !... c’est-à-dire, dix mille francs, n’est-ce pas ?
BERTRAND.
Est-il entêté ? Puisque je me fais l’honneur de vous dire que je veux vivre et mourir avec elle.
LOVEL.
Vivre et mourir !... by god ! vous vouliez donc vingt mille francs ? Eh bien ! je vous les donnais.
BERTRAND, stupéfait.
Vingt mille !... presque la valeur de mes pauvres champs de la Brie.
LOVEL.
Voici les vingt mille...
BERTRAND.
Quel diable d’homme qui traduit tous les sentiments en billets de banque... il tenterait un saint ce satan-là... Eh bien, non, mille fois non, milord... d’ailleurs, nous disposons là de sa personne sans savoir si ça lui convient... ou plutôt je suis bien sûr qu’elle ne voudrait pas retourner avec vous.
LOVEL.
Elle ne voudrait pas... Oh ! oh ! je crois que le jeune homme, il voulait rire ! Master ! je étais pas plaisant dans ce moment... je voulais miss Annette.
BERTRAND.
Vous ne l’aurez pas... j’ai la tête aussi dure que vous, tout Anglais que vous soyez.
LOVEL.
Eh bien ! je cassais les têtes dures, monsieur, voyez... vingt mille francs ou un duel.
Air du Cheval de Bronze.
Le combat on l’argent.
BERTRAND.
Sa folie est extrême !
LOVEL.
Il vous faut cependant
Opter à l’instant même.
BERTRAND.
Le sort contraire,
Fût-il plus cruel,
Je brave un coup mortel.
LOVEL.
Qu’allez-vous faire ?...
BERTRAND.
Va pour le cartel ! j’accepte le duel.
ENSEMBLE.
Eh bien on se battra,
Monsieur, avant une heure
Sur la place, il faudra
Que l’un des deux demeure.
Lovel sort.
Scène XIII
BERTRAND, seul
Un duel !... c’est bon genre, c’est comme il faut... je devrai ça encore à ma fortune... manquée... avant on m’aurait chassé comme un paltoquet... à présent, on me propose de me casser la tête... c’est plus honorable... et ça fait regretter la, splendeur... pourtant, vingt mille francs... je pourrais retourner au pays... oui, pour qu’on se moque de moi... oh ! non pas, et puis, miss Annette, la quitter... c’est impossible maintenant, à moins qu’elle ne me changeasse elle-même.
Scène XIV
BERTRAND, JEAN JONES, enveloppé d’une couverture de cheval, avec une couronne de lauriers. sur sa casquette, et portant une cassette qu’il dépose sur la table à gauche
JEAN.
Ouf !
BERTRAND.
Eh ! bon Dieu ! mon pauvre Jones !... dans quel état...
JEAN.
Je suis couvert de gloire, de tartan, de poussière et de lauriers.
BERTRAND.
Tu as réussi ?...
JEAN.
Le plus grand succès, excepté un accident ; j’étais si pressé de vous apporter une bonne nouvelle que j’ai renversé un homme chargé d’une valise.
BERTRAND.
Et miss Annette ?...
JEAN, montrant la cassette.
Voici pour elle !...
BERTRAND, montrant le carton.
Je ne l’ai pas oubliée non plus.
JEAN.
Elle est là.
BERTRAND.
Dans ma chambre ?...
JEAN.
J’ai eu assez de peine à la faire entrer ; elle a fait des façons.
BERTRAND, très ému.
Enfin, elle est a moi !... je ne sais pourquoi je tremble !... elle est là... je vais me trouver seul avec elle... le cœur me bat !...
JEAN.
Allez donc, allez donc, elle est vive, et, je ne répondrais pas...
BERTRAND.
Allons... si l’Anglais doit une casser la tête, au moins, j’aurai quelques instants de bonheur.
Il entre dans sa chambre.
Miss Annelle.
Scène XV
JEAN, MISS ANNETTE, MADAME DUPARC
MISS ANNETTE.
Qu’est-ce que vous me dites-là, madame Duparc ?... comment, ce pauvre jeune homme ?...
MADAME DUPARC.
Il n’a plus rien... il est victime d’une friponnerie...
MISS ANNETTE.
Ah ! j’en suis bien fâchée... il a si bon cœur !
JEAN.
Ça c’est vrai : il vient, ainsi que moi, d’acheter pour miss Annette...
MISS ANNETTE.
Pour miss Annette !...
JEAN.
Oh ! vous pouvez regarder... voyons son emplette à lui.
MISS ANNETTE, qui a ouvert le coffre.
Une selle ! une bride ! que signifie ?...
JEAN.
Oh ! une collerette !... des gants... ça ne peut pas lui aller... la joie lui tourne la tête...
On entend un grand bruit dans la chambre.
Entendez vous son ivresse ?...
MISS ANNETTE.
Mais il n’est pas seul ?...
JEAN.
Non... la v’là qui fait des siennes, la farceuse !...
MISS ANNETTE.
Comment ! la farceuse !... eh bien ! c’est joli, moi qui m’attendrissais sur son sort !...
Scène XVI
JEAN, MISS ANNETTE, MADAME DUPARC, BERTRAND, puis successivement LOVEL, CLIQUOT et des BADAUDS
BERTRAND, sortant furieux et courant à Jean Jones.
Air du galop.
C’est une horreur !
Je frémis de fureur,
Jouer un tour semblable.
C’est une horreur,
Indigne serviteur,
Redoute ma fureur.
MISS ANNETTE, prenant Bertrand par le bras.
C’est une horreur,
Perfide séducteur,
Jouer un tour semblable !
C’est une horreur,
Quand le dop de mon cœur
Faisait votre bonheur.
LOVEL, venant de l’autre côté et lui présentant une boite à pistolets.
J’apporte à l’instant,
Le petit meuble nécessaire.
Pour tuer vous...
BERTRAND.
Vraiment,
C’est être par trop complaisant.
LA FOULE, accourant et poussant Cliquot qui est sans chapeau, couvert de crotte, éclopé et chargé d’une valise et d’un sac de nuit.
À l’instant il faut,
Avoir raison de cette affaire.
BERTRAND.
Grand Dieu ! c’est Cliquot !
CLIQUOT.
Morbleu ! je suis pris comme un sot !
CHŒUR, menaçant Bertrand.
C’est une horreur,
Je frémis de fureur !
Accident effroyable,
C’est une horreur !
Il faut pour votre honneur,
Qu’il paie un tel malheur.
BERTRAND.
Je suis à vous, milord... mais vous, messieurs, empêchez cet homme de sortir.
CLIQUOT, avec effronterie.
Sortir ! monsieur, je n’en ai point envie... et vous allez voir...
Il se met à une table et écrit pendant la scène.
BERTRAND, à Jean.
Commençons d’abord par ce drôle à qui je dois une correction pour s’être moqué de moi. Du tout : qu’est-ce que vous m’avez dit ? tu en lèveras miss Annette à lord Lovel... il nous l’a cédée... tu achèteras des parures pour miss Annette, v’là une selle et une bride comme pour un prince ; tu la conduiras dans ma chambre... c’était ridicule, mais vous êtes le maître... j’ai obéi, elle a regimbé, c’est pas ma faute.
JEAN.
Air de l’Apothicaire.
Soyez juste, soyez loyal,
Cette conduite méritoire,
Au lieu d’un accueil si brutal,
Est plutôt digne d’un pourboire.
Car ce n’est pas tout :
Vous avez dans votre valet
Un homme habile et de ressource :
Votre fortune s’en allait,
J’ viens d’la rattraper à la course.
Le grand prix ! 12 000 francs !
LOVEL.
Le grand prix ! damnation ! parlons, monsieur.
BERTRAND.
Volontiers, si la miss Annette que vous voulez est celle-ci...
Il prend la main de miss Annette.
LOVEL.
Oh ! by god ! 20 000 francs pour le modiste !... Oh ! oh ! no ; pas si Français... le voici, mon miss Annette.
Il va caresser le cheval qui passe la tête à la porte de la chambre.
BERTRAND.
Allons donc ! je puis risquer ma vie pour cette femme charmante ; mais pour un cheval, pas si Anglais.
MISS ANNETTE.
Comment, c’est pour moi que vous vous battiez, que vous refusiez 20 000 francs ?
BERTRAND.
Sans doute : et je les accepte maintenant s’ils peuvent suffire à votre bonheur.
MISS ANNETTE, lui tendant la main.
Vous savez à quelles conditions ?...
BERTRAND.
Ah ! je suis si heureux : que je ne veux faire de peine à personne, lâchez mon scélérat d’ami.
CLIQUOT, se levant un papier à la main.
Un moment : les pères, maîtres, nourrisseurs, instituteurs sont responsables des faits gestes, coups de pieds ou de dents de leurs enfants, caniches, apprentis ou chevaux... j’ai été fort maltraité par miss Annette...
BERTRAND.
Madame ?
CLIQUOT.
Non, l’autre ! et je réclame 40 000 francs de dommages et intérêts.
BERTRAND.
Comment, après m’avoir ruiné ?
CLIQUOT, lui coupant la parole.
N’en parlons plus.
Très haut et se tournant vers la foule.
Je prends cette créance douteuse en paie ment et vous fais grâce du reste... voilà l’honnête homme !
LES BADAUDS.
Très bien ! admirable !
CLIQUOT, à part.
Je pars pour Bruxelles !
Il prend le chapeau de Bertrand et se sauve.
JEAN.
Ainsi tout le monde est satisfait : le Français près de la jeune fille, le beefsteak dans les bras de... chacun sa miss Annette.
Chœur final.
Air du Cheval de Bronze.
LOVEL et BERTRAND.
Ô plaisir, o bonheur !
Ce cher objet est ma conquête,
Et je puis sur mon cœur
Presser enfin, ma miss Annette.
TOUT LE MONDE.
Livrez-vous au bonheur,
Nobles rivaux, la paix est faite ;
Chacun de vous vainqueur,
Obtient enfin sa miss Annette.