Menzicoff (Jean-François de LA HARPE)

Sous-titre : les exilés

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Fontainebleau, sur le Théâtre du Château, le 10 novembre 1775.

 

Personnages

 

LE PRINCE MENZICOFF, ancien Ministre et Favori du Czar Pierre, exilé en Sibérie

ALÉXAN, fils de Menzicoff, exilé

ARZÉNIE, femme de Menzicoff

VODEMAR, exilé

BÉRING, Commandant

SAMMIS, suivante d Arzénie

UN GARDE

SOLDATS

 

La Scène est près de Tobols, en Sibérie

 

 

PRÉFACE

 

Cette Tragédie a été jouée, comme le titre l’indique, il y a cinq ans, sur le Théâtre de Fontainebleau. Il s’en faut encore de beaucoup qu’elle soit en tour de l’être à Paris, puisqu’il y a plusieurs Tragédies qui doivent passer auparavant, ce qui, avec les Comédies que l’on doit jouer dans l’intervalle, ne peut pas occuper moins d’une année. Tel est depuis longtemps l’état du Théâtre Français, qu’à moins de circonstances particulières, il doit naturellement s’écouler l’espace de six années entre la réception d’une pièce et sa représentation.

Quand je n’aurais que cette seule raison pour prendre le parti d’imprimer cet ouvrage, et ceux que j’ai achevés, et ceux auxquels je travaille encore, elle pourrait paraître suffisante. Quelle perspective, en effet, plus décourageante pour tout Artiste, que de voir de si loin le moment où il sera jugé ? Et si l’on fait réflexion que dans l’état présent des choses, un homme de Lettres qui aurait passé une moitié de sa vie à méditer cinq ou six ouvrages dramatiques, n’aurait pas assez de l’autre pour les voir représenter, s’étonnera-t-on de le voit renoncer (du moins pour un temps) aux honneurs de la représentation, si longs à attendre, et si dangereux à obtenir ?

Ces considérations si pressantes, le deviendront encore bien plus pour un homme à qui l’amour de la vérité, dans un genre de travail où il a cru de son devoir de la préférer à tout, aura dû faire un grand nombre d’ennemis. La réputation du talent, surtout, s’il est combattu, ne peut s’affermir que par une suite d’Ouvrages qui se soutiennent les uns les autres, et marquent les pas de l’Auteur dans sa carrière. N’aura-t-il pas trop de désavantage, s’il ne peut en faire qu’un dans, six ans.

Je ne veux accuser personne, et j’éloigne de moi le souvenir des injustices, sentiment pénible, qui, trop rappelé et trop approfondi, peut flétrir une âme honnête et sensible, et décourager le talent. Il me suffit de penser que les hommes équitables et désintéressés, n’auront pas entièrement oublié tout ce que j’ai éprouvé depuis que je suis entré dans la carrière des Lettres, et qu’ils me sauront peut être quelque gré d’employer ce qui peut me rester de force et de courage, plutôt à travailler mes écrits, qu’à combattre leurs détracteurs ; plutôt à mériter une estime durable qu’à disputer des succès du moment.

Ceux qui disent que dans tous les temps il y a eu des cabales, que dans tous les temps on a vu de mauvaises productions accueillies : et de bons ouvrages méconnus, ont raison, sans doute ; mais ils doivent convenir aussi, que jamais les abus et les scandales de la Littérature n’ont égalé ceux de nos jours. Il a suffit, pour s’en convaincre, de songer que par la nature des choses humaines, tous les abus vont en croissant jusqu’à l’époque où leur excès même les force de s’arrêter ; que l’esprit de parti a dû augmenter avec la prodigieuse multitude des concurrents, que les mauvais Juges ont dû se multiplier avec les mauvais Écrivains ; et que la contagion du faux goût a dû s’étendre à la faveur de tant de Poétiques insensées, produites par l’ignorance présomptueuse, par l’impuissance humiliée, ou même par la satiété du bon.

Ces plaintes, au surplus, sont celles que l’on entend sans cesse dans la bouche de tous ceux qui cultivent les Lettres avec honneur, ou qui les aiment de bonne foi. Tous n’ont qu’un vœu et qu’une espérance, c’est qu’il s’élève un second Théâtre, et que tous les ordres de Spectateurs y soient assis. C’est à ces deux points capitaux que tient la révolution nécessaire, sans laquelle le Théâtre Français est menacé d’une ruine prochaine et inévitable. Il serait facile d’en détailler les raisons ; mais elles sont suffisamment connues de tous les gens sensés, et il serait inutile de parler à ceux qui ont intérêt à repousser la vérité. Ce qui est sûr et incontestable, c’est qu’il n’y a point d’autre moyen de rouvrir une carrière qui se ferme et s’obstrue de plus en plus, de substituer à la fureur des brigues une émulation utile et louable, l’expression authentique et assurée du jugement public, seul appui du vrai talent, aux clameurs tumultueuses d’une foule ignorante, passionnée ou vendue, ressource unique de la médiocrité et de l’envie, et de rendre, en un mot, aux Auteurs Dramatiques, une lice honorable et des Juges éclairés.

En attendant cette époque prochaine ou éloignée, je n’ignore pas tout ce que peut perdre un Ouvrage de ce genre, dénué des avantages de la représentation ; je sais qu’à peine compte-t-on pour quelque chose une Pièce de Théâtre qui n’est pas jouée. Mais accoutumé aux épreuves et aux sacrifices, je ne puis que repérer pour ma consolation ces paroles d’un Ancien : veritatem laborare nimis sape aiunt, extingui nunquam... et Spreta in tempore gloria, nonnunquam cumulatior redit.

TIT. Liv.

P. S. On a cru que le morceau suivant ferait convenablement placé à la tête de cette Tragédie. Il en fait connaître le principal personnage, qui a joué, dans ce siècle, un très grand rôle sur la scène du monde ; et il y a peu d’Histoires modernes aussi intéressantes et aussi constatées.

 

 

PRÉCIS HISTORIQUE[1]

Sur le Prince MENZICOFF, Favori du Czar Pierre Premier

 

L’élévation de Menzicoff ne fut pas un de ces jeux de la fortune, si communs dans les Monarchies depuis longtemps puissantes et corrompues, où des hommes sans mérite parviennent à de grandes places par de petites intrigues, s’y maintiennent à force d’en être indignes, ou ne sont remplacés que par des concurrents d’une médiocrité encore plus reconnue et plus rassurante, et portent dans la retraite des richesses et de l’ennui, le regret de ce qu’ils ont été, et non pas le remords de ce qu’ils ont fait. Si les talents de courtisan font de puissants ressorts dans ces sortes de Cours, soit parce que l’intérêt général est d’écarter toute supériorité, soit parce que les besoins de l’État sont étrangers au Maître, il n’en est pas de même à cette époque où un grand homme sur le Trône, veut tirer de la barbarie un peuple encore grossier et inculte : il n’appelle alors auprès de lui que ceux qui ont assez de force pour mettre la main à son ouvrage ; et celui qui fut vingt ans le principal Ministre du Czar Pierre, n’était sûrement pas un homme médiocre.

Si le hasard le plaça dès son enfance auprès du Monarque, il ne put devoir qu’à son mérite le haut degré de faveur et de puissance où il pare vint. Il rendit d’importants services. et commit des fautes graves : il fut récompensé des uns et puni des autres ; mais après avoir abusé de la prospérité, il fut porter le poids de la disgrâce : il n’y montra ni altération ni faiblesse. Son repentir vrai, fut d’un homme qui savait se juger, et fit voir qu’il n’avait pas été au-dessous de la fortune, puisqu’il était au-dessus du malheur.

On s’est plu a répéter qu’il était le fils d’un Pâtissier, par une suite de cette inclination que nous avons à donner de faibles commencements à la grandeur, pour la rendre plus étonnante. Mais il paraît qu’en Russie même on n’a pas des notions bien constatées sur son origine ; d’ou l’on peut conclure, ce me semble, qu’elle était au moins fort obscure. Il était lui-même trop vain pour faire connaître son extraction, quoique peut-être il y eût eu une forte d’orgueil mieux entendu à ne pas dissimuler d’où il était parti pour arriver si haut. Voici ce qu’on a recueilli de plus certain sur les commencements de la fortune. Soit qu’il fût le fils d’un domestique de la maison Impériale ; comme quelques-uns l’ont dit, soit qu’il fût soldat, selon d’autres traditions ; quoi qu’il en soit, il est sûr qu’il avait trouvé le moyen de se faire connaître de bonne heure au Czar Pierre I, puisque ce Prince le fit entrer dans une Compagnie qu’il formait alors sur le modèle des troupes Européennes, et qui devint dans la suite le premier Régiment des Gardes, nommé Préobrazinski. Le Fort était Capitaine de cette troupe ; le Czar y était Tambour : Alexandre ; (c’était le nom de baptême de Menzicoff, et il est assez d’usage en Russie d’appeler les personnes par leur nom de baptême) y fut d’abord enrôlé comme soldat. On appelait les jeunes gens qui composaient ce corps, les Poteschni, les Divertisseurs, parce qu’ils formaient la société intime du Czar alors très jeune, et contribuaient à ses amusements. On prétend qu’un de leurs jeux ordinaires était d’imiter les cris des marchands qui débitent dans les rues ; que chacun avait son métier, et que celui de Menzicoff était la pâtisserie ; ce qui peut avoir donné lieu à cette tradition répandue, qu’il était  garçon pâtissier. On peut observer que ce divertissement n’était pas fort noble, ni de fort bon goût ; mais les jeux des Princes ne sont pas toujours dignes de leur rang.

L’éducation d’Alexandre avait été fort négligée. On assure qu’il ne fut même jamais lire. Il n’en faudrait peut-être rien inférer pour la bassesse de sa naissance. Il n’était pas rare, avant le règne de Pierre, que de grands Seigneurs Russes n’en fussent pas davantage. Il y a loin de là, sans doute, aux lettres de Catherine à M. de Voltaire, et à l’Épître à Ninon. L’intervalle était immense, et le chemin a été court. C’est, contre ceux qui désespèrent trop tôt de l’avenir, une preuve de ce que peut faire une nation, quand le Maître a fait le premier pas.

Au défaut d’instruction, Alexandre avait de l’esprit naturel, de l’agrément, de la vivacité, et cette sorte de liberté confiante qui pouvait plaire à un Prince de l’âge et du caractère du Czar. Fixé près de lui, il ne le quittait plus, soit au Krémelin, Palais Impérial de Moskow, soit à Préobrazinski, lieu de plaisance où Pierre exerçait la Troupe naissante qui depuis porta ce nom. Il s’établit dès lors entre le Souverain et le sujet, une espèce d’intimité, qui fut le principe de cet attachement durable, ou plutôt de ce penchant marqué, qui, dans la suite, arrêta, plus d’une fois la justice et la colère également terribles de l’Empereur. Ces liens, formés dans l’enfance ; quand ils font l’effet d’un attrait réciproque, prennent un pouvoir qui s’affaiblit difficilement, et l’on ne se résout guère à détruire l’ouvrage que l’on a commencé de si bonne heure.

Après s’être, amusé des saillies de son jeune favori, le Czar, mesure que sa raison et ses lumières croissaient avec son âge, goûtait de plus en plus celles d’Alexandre ; il lui communiquait toutes les idées qui l’occupaient déjà. On assure même qu’il le menait avec lui au Conseil, et que ceux des courtisans qui remarquèrent ce commencement de faveur, ne pouvant craindre un enfant, songèrent plutôt à profiter de l’accès facile qu’il avait auprès du Maître, qu’à détruire un crédit qui ne leur était pas encore suspect. Ce crédit s’accrût plus que jamais, par un service important qu’Alexandre, quelques années après, eut occasion de rendre au Czar. Le hasard lui fit découvrir une de ces conspirations auxquelles ce Prince fut plus d’une fois en butte. On fait à combien de dangers et d’orages la première jeunesse fut exposée ; sous la tutelle de la Princesse Sophie, sa sœur, qui aspirait au Trône, et fomentait l’esprit de révolte et de sédition dans la milice insolente et barbare des Strélitz. Ce fut dans un de ces soulèvements que le Czar vit massacrer son oncle maternel Nariskin, et courut lui-même risque de la vie. Enfin, le projet fut formé de l’assassiner dans le Krémelin, et de mettre sur le Trône la Princesse Sophie. L’exécution devait être confiée aux principaux Officiers des Strélitz, et à quelques Knéz, ennemis du Czar et de la maison des Romanow.

Alexandre fut allez heureux pour recueillir les premiers indices de cet affreux complot. Il en avertit le Czar, qui avait alors dix-sept ans, et qui prit des mesures pour faire arrêter les conjurés, qui périrent dans les supplices. Alexandre eut ainsi le bonheur de justifier d’avance, par un service signalé, les bienfaits dont son Maître le combla dans la suite[2].

Cependant Pierre, en élevant la créature, conserva toujours, du moins dans les emplois militaires qu’il lui conféra, cette gradation dont il s’était fait une règle, et à laquelle il se soumit lui-même. Il le fit d’abord Lieutenant dans la Compagnie des bombardiers du Régiment des Gardes Préobrazinski ; et Pierre occupait dans cette même compagnie un grade qui le subordonnait à son favori. C’est un trait unique dans l’histoire, qu’un Monarque ait eu assez de force d’esprit pour concevoir que l’émulation étant le ressort le plus puissant de tous pour mouvoir les hommes, il donnerait à ce ressort une impulsion irrésistible, si lui-même paraissait faire plus de cas d’un commandement ou il serait parvenu par ses actions et son mérite, que du Trône : qu’il ne devait qu’au hasard de la naissance. Il acquérait ainsi le droit de ne rien accorder qu’aux talents et aux services. Ce fut là le plus grand secret de sa politique, de persuader à ses sujets qu’on pouvait arriver à tout en se rendant utile ; qu’il n’y avait point de condition si basse qui ne pût conduire aux grandes places, si l’on s’en rendait digne ; point de rang si élevé qui pût dérober au châtiment celui qui l’aurait mérité. La reconnaissance pouvait seule désarmer sa justice ; car il n’oubliait jamais ce qu’on avait fait pour lui ; et si l’on demande comment il a fait de si grandes choses, on pourrait répondre : c’est qu’il connut la science des Rois, celle de punir et de récompenser.

Pendant que Charles XII s’enivrait de la gloire vaine et passagère de donner à Stanislas les États d’Auguste, Pierre augmentait les siens par des conquêtes solides et durables. Il réunissait à sa couronne les plus belles Provinces du Golfe de Finlande, la Livonie, la Carélie, l’Estonie, l’Ingrie. La place la plus importante de cette dernière était Notebourg, qu’il nomma depuis Shlusselbourg[3], parce qu’elle est la clef de l’Ingrie et de la Finlande. Alexandre s’était distingué au siège de cette ville : le Czar lui en donna le gouvernement, et bientôt après celui de toute la Province, à titre de Principauté, avec le rang de Major-Général et le cordon bleu de S. André qu’il eût après la réduction de la forteresse de Kantzy. Il porta depuis le nom de Knéz, ou de Prince Menzicoff, parce qu’en Russie les titres honorifiques et seigneuriaux, quoique héréditaires, sont affectés à la personne et non pas à la terre.

Menzicoff avait déjà déployé des calens militaires, qui n’étaient pas au-dessous de ces récompenses. Chargé d’un commandement particulier, il avait battu plusieurs corps Suédois, dans un temps, où les troupes de Charles XII passaient encore pour invincibles ; et quand le Czar vit à Tichokzin le Roi Auguste, alors fugitif et dépouillé de la couronne de Pologne, il dût à Menzicoff le plaisir qu’il eut de présenter à son allié malheureux des drapeaux enlevés sur leur ennemi commun, et le premier gage de la promesse qu’il fit à ce Prince de le rétablir et de le venger. Ce n’était pas seulement dans la guerre que Menzicoff servait son Maître ; il avait acquis des connaissances en plus d’un genre, qui le mettaient à portée de seconder les desseins de Pierre, occupé d’embellir et de fortifier ses États, en même temps qu’il combattait ses ennemis. Déjà s’élevait Pétersbourg, objet de l’ambition particulière du Czar, et son ouvrage de prédilection. Maître des Provinces qui bordent la Baltique, il voulait porter le siège de son Empire au milieu de ses nouvelles conquêtes, et le rapprocher du reste de l’Europe, dont l’éloignaient ses vastes possessions, reculées au Nord et à l’Orient. Les travaux de ce grand monument placé à l’embouchure de la Néva, et qui devait porter le nom de son fondateur, avaient été confiés aux soins de Menzicoff dans l’absence du Czar, que d’autres entreprises appelaient ailleurs. Ce fut encore Menzicoff qui bâtit, sur le modèle en bois ordonné par Pierre lui-même, le fort de Cronflot, sur le bord de la Baltique, fondé dans la mer, et fait pour servir de boulevard. à la ville naissante de Pétersbourg.

Sa faveur croissait de jour en jour ; mais elle croissait avec sa gloire. La fortune, qui semblait lui ménager toutes les occasions brillantes, avait amené près de lui le Roi Auguste, en Posnanie, où Menzicoff commandait les troupes du Czar. Auguste détrôné, était réduit alors à la double humiliation de n’avoir plus pour asile que le camp des Russes, dans le temps même qu’il traitait secrètement de son abdication avec Charles XII. Menzicoff, qui ne savait rien de cette négociation, avait en tête le Général Suédois Mandlerfeld : il lui livra bataille auprès de Kalish, le 19 Octobre 1706, sans que le Roi Auguste osât s’y opposer. Il la gagna complètement, tua aux ennemis quatre mille hommes, et fit deux mille six cent prisonniers. Cette victoire ne changea rien au traité d’Auguste avec Charles, dont l’ascendant dominait encore en Pologne ; mais Menzicoff n’en eut pas moins l’honneur d’avoir défait les Suédois en bataille rangée, honneur dont les Russes n’avaient encore joui qu’une fois[4] depuis le commencement de la guerre, tous les ordres du Général Sherémetof, que Pierre, pour prix de cet exploit, avait fait entrer en triomphe à Moscow.

Le Czar était alors trop occupé à repousser Charles XII, qui s’avançait vers la Russie, pour envoyer le Prince Menzicoff triompher à Moscow, à trois cens lieues du théâtre de la guerre. Il avait trop besoin de ses services pour perdre des moments précieux, lui qui n’en perdit jamais. Au lieu d’un appareil triomphal, il lui offrait la plus noble de toutes les récompenses, l’occasion d’acquérir encore de la gloire. Menzicoff eut celle de se mesurer avec Charles lui-même, entre le Boristhène et la Desna, aux frontières de l’Ukraine, où l’Ethman des Cosaques de ces contrées, Mazeppa, qui trahissait le Czar, devait joindre le Roi de Suède. À la tête de la Cavalerie Russe, Menzicoff fondit sur l’avant-garde Suédoise, la mit en désordre, et Charles lui-même courut risque de la vie : il ne repoussa les Russes qu’avec une extrême difficulté ; et s’avançant toujours dans l’Ukraine, il attendait d’un côté Mazeppa, et de l’autre le Général Levenhaupt, qui lui amenait un corps d’armée considérable, et des munitions. Le Czar à qui Menzicoff venait de se réunir, marche-au-devant de Levenhaupt, l’un des plus habiles Généraux de Charles XII. On combattit auprès de Lesnau, lieu que cet événement a rendu célèbre. Le nombre des combattants était à-peu-près égal de chaque côté, et n’excédait pas vingt mille hommes. Le succès était de la plus grande importance. Si Levenhaupt, vainqueur, pénétrait jusqu’au Roi de Suède, il doublait les forces et les ressources d’un ennemi déjà si redoutable ; au contraire, s’il était battu, la situation de Charles, au milieu d’un pays ennemi, devenait plus pénible et plus périlleuse. Les efforts de part et d’autre furent proportionnés à un si grand intérêt. On peut juger de l’acharnement des deux partis, puisque l’on combattit pendant trois jours, et que Levenhaupt perdit la moitié de ses soldats, dix-sept canons, quarante-quatre drapeaux, tout le convoi qu’il amenait à son Roi, et eut bien de la peine à le joindre avec la moitié de son armée vaincue. Le Knéz de Gallitzin, qui commandait à cette bataille, en eut la principale gloire. Il ne restait plus à Charles, d’autre espérance que le Casaque Mazeppa : celui-ci arriva enfin, mais dans un état à-peu-près aussi déplorable que Levenhaupt : il n’amenait que deux Régiments : tout le reste de ses troupes, détestant sa trahison, l’avait abandonné. Cependant, il pouvait encore procurer au Roi de Suède un secours très considérable, et que les circonstances rendaient presque décisif. Il était maître de Bathurin, place forte de l’Ukraine, abondamment pourvue de toutes fortes de munitions. L’Ethman y avait renfermé ses trésors. Charles, qui avait tout d’un coup tourné, de ce côté, allait y renforcer son armée de tout ce qui lui manquait, et s’ouvrir de-là le chemin de Moscow. Ce fut là que Menzicoff rendit à son Maître un service plus essentiel que tout ce qu’il avait fait jusqu’alors, et auquel même le Czar se crut redevable de son salut et de sa couronne. On était à cent lieues de Bathurin. Pierre, qui suivait la marche de son ennemi dans l’Ukraine, ne pouvait ni le devancer, ni le perdre de vue. L’activité intrépide de Menzicoff sauva le Czar de ce danger. Il y avait quelques Régiments Russes dispersés dans les environs de Bathurin : il se détache de l’armée Impériale avec peu de suite, prend une route détournée, et dont les passages n’étaient pas même connus des Suédois, fait une diligence incroyable, vient à bout de rassembler tout ce qu’il trouve de troupes Russes dans leurs différents quartiers, fait monter l’infanterie à cheval, fait traîner des canons en poste, donne l’assaut en arrivant, et monte l’épée à la main sur les remparts de Bathurin, les emporte, saccage la ville et la met en cendres. Armes, vivres, munitions, trésors, tout fut enlevé ; et Charles, obligé d’aller assiéger Pultava, trouva devant cette place l’écueil ou devait échouer cette fortune étonnante et rapide, qui, semblable en tout à un orage, en eut les effets terribles, et n’eut pas plus de durée.

Menzicoff, qui avait contribué à la victoire de Lesnau, eut la gloire de préparer encore, et d’achever celle de Pultava. Il commanda l’armée Russe pendant deux mois en l’absence du Czar : le jour de la bataille, il fit mettre les armes bas à un corps de six mille hommes qui avait été coupé de l’armée Suédoise ; enfin ce fut lui qui poursuivit jusqu’à Pérévolotsna le Général Levenhaupt, le força de capituler et de se rendre prisonnier de guerre avec quatorze mille hommes, dernier reste de cette armée de Charles XII, réputée jusqu’alors invincible, qui avait fait trembler la Saxe, la Pologne et la Russie, et porté la terreur des portes de Leipsik aux remparts de Pultava.

Il n’y avait point de récompenses trop grandes pour tant de services : elles lui furent prodiguées. Il eut le rang de Maréchal, la place de premier Sénateur, qui est la plus éminente dans l’administration : il fut à la tête de toutes les affaires, et décoré des premiers Ordres de la Russie. Son crédit, sa puissance, ses richesses furent sans bornes. L’Empereur, qui mettait sa magnificence à enrichir un favori de ce mérite, lui donna des possessions immenses. Il en avait dans toutes les Provinces et pouvait, à ce qu’on assure, voyager depuis Riga en Livonie, jusqu’à Derbent, aux frontières de la Perse, en couchant toujours dans ses terres. Il comptait parmi vassaux cent cinquante mille familles. Enfin, quand le Czar partit pour la malheureuse campagne du Pruth, et lorsqu’ensuite il voyagea en Europe pour la seconde fois, il laissa le Prince Menzicoff Régent de l’Empire, avec un pouvoir absolu.

Il en abusa ; car au tableau de ses belles actions doit succéder celui de ses fautes, Il eut, comme tant d’autres, le malheur de déshonorer la fortune qu’il avait d’abord méritée : tant il est plus difficile, en tout genre, de soutenir une grande élévation que d’y parvenir ! Il connaissait les hommes, et savait les employer ; mais il n’employait que ses créatures, et ne pardonnait qu’au mérite qui se mettait sous la protection, Son orgueil tyrannique voulait écraser tous ceux qui ne rampaient pas devant lui ; et un jour il traita de rebelle et menaça de la roue un Sénateur qui avait osé être d’un autre avis que le sien. Insatiable de trésors, il augmentait, par des concussions et des rapines, ceux qu’il avait reçus de la libéralité de l’Empereur. Les plaintes éclatèrent contre lui de toute part ; et le Czar, à son retour du Pruth, créa une Chambre de Justice pour connaître des malversations commises pendant son absence. On produisit contre Menzicoff des ordres signés de sa main, qui prouvaient ses brigandages et ses injustices. On prétend qu’il ne se défendit qu’en alléguant son ignorance, et la facilité que l’on avait eue à le surprendre, en lui présentant des papiers qu’il ne pouvait pas lire. Il rejeta tout sur l’infidélité de ses Commis. Ce fait passe pour constant ; mais cette excuse était-elle de bonne foi ? Était-il probable que depuis qu’il gouvernait, il n’eût pas appris à lire ? Les Mémoires d’où ces particularités sont tirées, lui reprochent en même temps l’affectation de paraître souvent avec des papiers à la main, qu’il avait l’air de parcourir : il avait donc senti le besoin d’être instruit, puisqu’il avait. la vanité de le paraître. Quoi qu’il en soit, il échappa aux accusations, et, ce qui arrive toujours, il devint plus puissant que jamais, par les efforts inutiles qu’on avait faits pour le perdre. Le bruit de la faveur, répandu depuis longtemps en Europe, le fit rechercher de tous les Princes étrangers. Les Rois de Danemarck, de Prusse et de Pologne, lui envoyèrent leurs Ordres, et connaissant sa cupidité, y joignirent des pensions considérables. L’Empereur le créa Prince de l’Empire, et t lui donna le Duché de Cossel, en Silésie. Tous les Princes d’Allemagne qui avaient quelque chose à craindre ou à 3espérer du Czar, devinrent les courtisans de son favori : ils le comblaient de toute sorte de présents ; et malgré la sévérité de l’étiquette Allemande, ils le traitèrent d’Altesse. En un mot, jamais particulier ne jouit de tant d’honneurs et d’une si grande fortune.

Courtisé par tant de Souverains, et régnant, pour ainsi dire, avec son Maître, il se regarda comme désormais supérieur à toutes les attaques, et à l’abri de tous les revers. Il crut pouvoir tout oser impunément. Son faste et ses dépenses, encore au-dessus de ses richesses, le forçaient de recourir à tous les moyens d’amasser de nouveaux trésors ; et pendant l’expédition du Czar en Perse, il poussa l’avidité et c l’audace jusqu’à altérer les monnaies du Prince, et pensa ruiner le commerce. Ce crime était capital. Le cri public éveilla la colère du Czar : il annonça hautement qu’il punirait le coupable. On savait que Pierre ne menaçait pas en vain, et ne punissait pas à demi. Rien n’a été plus remarquable dans ce Prince, que ce sentiment vif et profond de la justice et de la grandeur, qui tantôt redoublait l’impétuosité naturelle de son caractère, et le rendait plus terrible tantôt l’arrêtait et le désarmait au milieu de ses plus grandes violences ; tous ses nouements étaient prompts, et le retour n’était pas moins rapide. On en pourrait citer une foule d’exemples très avérés, qui n’ont point encore été publiés, et qu’il serait trop long de rapporter ici. On se borne à ce qui regarde Menzicoff, et même aux faits principaux. Vingt fois il s’attira la colère du Czar, et la calma d’un seul mot ; il semblait qu’il tînt dans la main les ressorts qui faisaient mouvoir cette âme ardente et élevée. Un jour le Czar le menaça de le perdre[5]. Eh bien ! Pierre, que feras-tu ? lui dit le Ministre, tu détruiras ton ouvrage, et cette parole apaisa l’Empereur. Cependant, lorsque Pierre revint de la campagne de Perse, Menzicoff passa de l’excès de la hardiesse et de la sécurité, au découragement et au désespoir, et pour cette fois il se crut perdu. Il ne se présenta point devant l’Empereur au moment de son arrivée à Pétersbourg ; il resta dans son Palais, sur le bord de la Néva, prétextant sa mauvaise santé, et soit pour appuyer ses excuses, soit qu’en effet la crainte et l’inquiétude l’eussent rendu véritablement malade, il était au lit, lorsqu’on lui annonça la visite du Czar ; qui redoubla ses frayeurs. Ce Prince avait passé la Néva, et était venu presque sans suite, et sans faire avertir Menzicoff de sa venue. Il s’assit au chevet de son lit, et s’informa de son état. Menzicoff ne lui dissimula point que sa véritable maladie était l’angoisse mortelle ou le jetait la colère de son Maître, qu’il avouait avoir méritée. Il ne chercha point à s’excuser ; il se reconnut criminel, et parut n’attendre que le châtiment le plus sévère. Cet aveu toucha l’Empereur, qui d’ailleurs avait, sans doute, pris son parti quand il se détermina à visiter celui qu’il eût pu faire punir. « Alexandre, lui dit-il, rassure-toi ; tu as commis une grande faute, tu as presque ruiné mon pays ; mais je ne puis oublier que tu l’as sauvé, et que je te dois l’Empire et la vie. »

Il avait déjà échappé à la punition, après l’affaire de Stétin, et son danger même avait tourné cette fois à l’humiliation de ses ennemis. Il assiégeait, en 1713, cette Capitale de la Pomeranie, et il était sur le point de la prendre, lorsque, séduit par les intrigues du Baron de Goërts, et surtout par 400 000 livres qu’il reçut, il consentit à remettre cette place entre les mains du Roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, sur de vaines promesses qui ne furent jamais réalisées. Stétin, depuis ce temps, est resté à la Prusse, et le pays qui en dépend est la plus belle partie de la Pomeranie. Pierre fut irrité ; et Menzicoff, qui ne l’ignorait pas, mais qui connaissait le caractère de son Maître, forma un plan de défense très singulier, et tint une conduite encore plus extraordinaire en arrivant : il se retira dans son Palais, et n’alla point à la Cour. Le Czar lui fit demander pourquoi il n’y venait pas ; il répondit fièrement qu’il n’était pas d’usage que ceux qui arrivaient fissent la première visite. Pierre, plus indigné que jamais, rassembla quelques Seigneurs connus pour ennemis de Menzicoff, leur dit de le suivre, et qu’ils allaient voir s’il savait humilier un sujet coupable et insolent. Il va chez Menzicoff, l’accable de reproches, avec toute la violence dont il était capable, au point même d’être prêt à le frapper. Menzicoff le supplie de vouloir l’entendre en particulier, et ne l’obtient qu’avec peine. Il passe dans un cabinet, et prenant alors un ton plus ferme : Tu aimes la gloire, lui dit-il, et j’ai cru te servir. Charles, ton rival, donné des Royaumes ; j’ai voulu que tu fisses plus que lui, et qu’un de tes Sujets donnât des Provinces, ce qui n’est encore arrivé qu’à toi : cela ne vaut-il pas mieux qu’une possession si éloignée de les États, et que tu n’aurais pas pu garder ? Pierre, naturellement frappé de tout ce qui était grand, le fut vivement de cette réponse ; et après cette première impression, Menzicoff n’eut pas de peine à lui persuader tout ce qu’il voulut. L’Empereur sortit en le tenant embrassé, à la vue de tous ceux qui s’attendaient à un spectacle bien différent. Menzicoff triomphant, reconduisit son Maître jusqu’à la barque qui l’attendait sur la Néva : l’Empereur y remonta seul. Alors Menzicoff exigea que ceux qui étaient venus pour être témoins de son humiliation, le reconduisissent jusqu’à son appartement, et rendissent cet hommage à celui qui était le premier de l’Empire après le Czar. On n’osa pas désobéir, tant on craignait son pouvoir et sa vengeance.

Au reste on a cru, avec beaucoup de vraisemblance, que dans l’affaire des monnaies la reconnaissance ne fut pas le seul motif de la clémence du Czar, et que sans la protection puissante de l’Impératrice Catherine, le coupable n’aurait pas obtenu sa grâce. Rien n’est plus connu que l’histoire de cette Princesse, dont la fortune fut encore plus étonnante que celle de Menzicoff. Née en Livonie, et faite prisonnière à Marienbourg ; elle fut attachée d’abord à la Princesse Menzicoff ; ce fut chez elle qu’elle vit le Czar, qui reconnut bientôt son mérite supérieur, et ne le crut pas au-dessous du rang suprême. Elle se montra digne d’être la compagne d’un Héros, partagea tous ses périls, le servit de ses lumières et de ses conseils, et mérita le titre de son épouse qu’il lui donna solennellement, en la faisant couronner Impératrice. C’est elle qui acheva la fondation de l’Académie des Sciences de Pétersbourg, projetée par Pierre I. On ne trouverait peut-être pas ailleurs un autre exemple d’une élévation pareille à celle de Catherine ; mais il fallait qu’auprès d’un homme aussi singulier que Pierre-le-Grand, tout fût extraordinaire comme lui, et qu’il n’y eût de prééminence que celle des talents et du génie, qui, après tout, en vaut bien une autre.

On peut observer en général, qu’il entra toujours dans les vues de Pierre, d’abaisser les Knéz, qui s’étaient rendus trop à craindre, et d’élever des hommes qui rachetaient par leur mérite, le défaut de naissance. Par-là, sa politique se trouvait d’accord avec la justice, et ses intérêts avec son caractère. C’est ainsi que s’établit le crédit de le Fort, de Menzicoff, d’Iagouzinski, qui le servit dans l’administration intérieure, comme Menzicoff à la tête des armées. À l’égard de ce dernier, il paraît que Pierre, ennemi du faste et de la représentation, l’avait chargé de jouer le rôle d’Empereur, et se plaisait à lui en prodiguer toute la pompe extérieure, tandis que dans sa simplicité populaire, il se contentait de faire de grandes choses, et de conserver la liberté domestique, analogue à son caractère. Il laissait Menzicoff régner pour la Cour, et régnait pour la postérité. La vanité du sujet servait merveilleusement les vues du Monarque. Partout où était Menzicoff, en l’absence du Czar, on avait ordre de lui obéir comme à Pierre lui-même. Il ne descendait les degrés de son palais que soutenu sur deux de ses courtisans, et donnait ses mains à baiser à tout ce qui était sur son passage. C’est lui qui dans le Sénat, recevait les placets, et y répondait, ouvrait et fermait les séances, donnait audience aux Ambassadeurs : c’est lui qui faisait les honneurs des fêtes de la Cour, au nom du Czar. Son faste était au-dessus de toute expression. Il ne paraissait jamais que couvert de diamants, et Pierre était à côté de lui dans un habit simple, et quelque fois usé. Tout ce qui appartenait au favori était de la même magnificence. Un jour l’Impératrice Catherine dit à son mari, en présence de la Princesse Menzicoff : voyez combien la Princesse a de pierreries, et votre femme n’en a pas. Le Czar en l’embrassant, lui dit : mon amie, si Dieu me fait la grâce de faire la paix avec la Suède, je te promets autant de diamants qu’en a son Altesse Madame la Princesse de Menzicoff.

Catherine fut toujours très attachée à Menzicoff ; et il paraît même que dans les derniers temps du règne de Pierre, elle seule défendit, et soutint le Ministre contre la haine universelle, et contre le Czar lui-même, fatigué des plaintes qui se renouvelèrent sans cesse, du moment où l’on vit qu’il les écoutait. Il avait reconnu tous les défauts de son favori, et plaisantait quelquefois tout haut de sa ridicule vanité. Elle était telle, que souvent à table, échauffé par le vin, en présence même du Czar, il cherchait å se relever aux yeux des courtisans par des récits fabuleux dont il savait bien que Pierre connaissait la fausseté. Ce Monarque, qui haïssait le mensonge, et qui aimait la vraie gloire, souffrait avec peine, qu’un homme tel que Menzicoff, ternît la sienne par ces petitesses d’un orgueil puéril ; il lui en faisait des reproches en particulier, et s’en moquait en public.

Enfin, l’on commençait à douter si les anciens services de Menzicoff, et sa faveur auprès du Czar ; l’emporteraient sur ses ennemis et sur ses fautes. Mais ce n’était pas à Pierre qu’il était réservé de le punir ; et ce grand homme, enlevé trop tôt à la Russie, fut sauvé du moins de la nécessité, toujours triste et pénible, de renverser ce qu’il avait élevé. Il mourut ; et Menzicoff, encore en possession de toutes les places, et se trouvant à la mort de Pierre-le-Grand, l’homme le plus puissant de la Russie, fut à portée de reconnaître les obligations qu’il avait à la Czarine. Pierre n’avait point pris de mesures pour assurer la succession au Trône Impérial. Il y avait un parti pour le Grand-Duc, fils de l’infortuné Pétrowitz que Pierre avait fait mourir. Le crédit et l’activité de Menzicoff portèrent Catherine sur le Trône. Sa qualité de premier Sénateur lui donnait une grande influence dans le Sénat, qui même s’était rassemblé chez lui. Comme Feld-Maréchal, il était à la tête des troupes. Il parla contre un Prince enfant, en faveur de Catherine, dont le mérite était connu, et que Pierre lui-même semblait avoir désignée pour lui succéder, en l’associant à l’Empire. La chambre du Conseil était, par ses ordres, entourée de soldats. Les principaux Officiers se montrèrent au moment convenu, et tous crièrent : vive l’Impératrice Catherine ! Le Sénat qui avait d’abord balancé, sentit que toutes les mesures étaient prises, et que la résistance était inutile. Menzicoff s’était même expliqué avec une hauteur menaçante, qui annonçait un homme sûr de ses forces. Tous les avis se rangèrent au sien, et Catherine fut universellement reconnue. Elle commença par faire Menzicoff Généralissime, ce qui l’élevait au-dessus des Feld-Maréchaux, et voulut créer son fils Duc de Courlande, ce qui pourtant n’eut pas lieu.

On croira facilement qu’un homme aussi fier que Menzicoff, dont l’orgueil n’avait plié qu’à peine devant le Czar, put faire sentir un peu trop ses avantages et ses droits à une femme qu’il regardait comme son ouvrage. D’un autre côté il était très possible que la veuve de Pierre-le-Grand portât avec répugnance le poids des obligations qu’elle avait à un homme auparavant son protégé. De cette double disposition, si naturelle de part et d’autre, naquit une défiance réciproque. Catherine, en ménageant Menzicoff par décence et par politique, cherchait en secret à secouer le joug d’un Ministre trop puissant ; et Menzicoff travaillait à se faire un appui contre celle qu’il avait élevée, dans le parti même qu’il avait abattu. Il négociait à la Cour de Vienne pour assurer le Trône, après la mort de la Czarine, au petit-fils de Pierre le Grand ; neveu[6], par sa mère, de l’Impératrice femme de Charles VI. Ce traité venait d’être signé par Menzicoff, et le Comte de Rabutin, Ministre de l’Empereur à la Cour de Russie, quand la Czarine mourut, après deux ans de règne. La haine, qui n’a pas même besoin de vraisemblance pour supposer des crimes, et la crédulité populaire qui se repaît d’accusations atroces ne manquèrent pas d’imputer à Menzicoff une mort qui venait sa à propos pour ses desseins : les mêmes bruits avaient couru sur celle du Czar Pierre ; mais la justice de l’histoire doit rejeter ces imputations odieuses, hasardées sans aucune preuve. L’on n’est que trop porté à croire généralement que l’on commet dans les Cours tous les crimes que l’on a intérêt de commettre, et que l’ambition et la puissance n’ont ni frein ni scrupule. Si cet affreux principe était vrai, il n’y a point de famille Souveraine qui ne fût fouillée de forfaits ; mais heureusement il en coûte plus pour les exécuter que pour les imaginer. Il y a encore loin des injustices et des rapines qui suivent l’abus du pouvoir, au degré de scélératesse où il faut se porter pour attenter aux jours de son Impératrice et de son bienfaiteur ; et Menzicoff n’a jamais rien fait qui supposât une âme atroce et basse. Ceux qui jouent les premiers rôles sur le théâtre du monde, devraient être d’autant moins en butte à la calomnie, que leurs fautes réelles sont plus en évidence, et que le plus souvent on n’a pas besoin de leur en chercher d’imaginaires.

Voilà donc Menzicoff maître d’un troisième Règne, et d’autant plus absolu qu’il avait à gouverner un Empereur de 12 ans, qui lui devait tout. Il semblait que sa puissance fut moins exposée que jamais aux révolutions : tout tremblait devant lui, à commencer par le jeune Czar, qui le regardait comme le protecteur de son enfance et le vengeur de ses droits. L’habile et impérieux Ministre, déjà sûr d’un élève qui lui était attaché par la reconnaissance, l’enchaînait encore par la terreur. Dans une Cour troublée par tant d’orages, l’esprit encore plein des malheurs de son père, et des périls qui avaient assiégé ses premières années, Pierre Second n’avait l’âme que trop ouverte aux alarmes continuelles que Menzicoff s’efforçait d’y répandre. Il se croyait environné d’ennemis et de conspirateurs ; et sur ce prétexte, Menzicoff avait écarté, par l’exil, tout ce qui pouvait lui être suspect. Personne, sans sa permission, n’osait approcher de l’Empereur, et l’Empereur lui-même n’osait parler à personne. Menzicoff ne craignant plus ni obstacle ni concurrence, lui proposa, comme le seul moyen d’affermir l’autorité Impériale, de le créer Vicaire-général de l’Empire. Les Patentes étaient toutes prêtes, et l’Empereur n’eut qu’à les signer. Bientôt il fut question du mariage projeté entre Pierre Second et la fille aînée de Menzicoff ; c’était une des conditions secrètes du traité conclu avec le Ministre de Charles VI ; et Pierre, en s’y soumettant, pouvait croire qu’il ne faisait que remplir le vœu de sa famille et de ceux qui s’étaient réunis pour lui assurer la Couronne. Les fiançailles furent célébrées publiquement, en présence du Sénat et des grands Officiers. Personne n’osa murmurer ; tous les mécontents qui pouvaient être à craindre, ou s’étaient retirés, ou avaient été éloignés. Tout se passa sans opposition ; mais on remarqua que la cérémonie n’avait eu qu’une pompe morne et un extérieur sinistre ; et qu’au lieu de la joie ordinaire à ces solennités, on n’y avait vu que ce que la tyrannie peut obtenir quand rien ne lui résiste plus, le silence et la tristesse.

Menzicoff se voyait parvenu plus haut que n’était jamais monté aucun sujet ; il n’attendait plus que le moment du mariage de sa fille ; et alors père de l’Impératrice et beau-père de l’Empereur, n’était-il pas en effet possesseur d’un Trône dont les petits enfants devaient être les héritiers ? Il croyait n’avoir plus qu’un pas à faire pour être au faîte des grandeurs : il était au moment de sa ruine. 

Deux ennemis cachés, et d’autant plus dangereux, avaient échappé à ses vengeances et à ses soupçons, le Prince d’Olgorouki et le Comte Osterman. Tous deux avaient autrefois éprouvé ses hauteurs et ses violences ; mais assez politiques pour céder au temps, ils l’avaient désarmé et même rassuré parleurs soumissions apparentes ; et soit qu’il les crut dévoués à sa fortune par leur propre intérêt, ou intimidés par ses menaces, soit qu’il les oubliât et les confondît facilement dans la foule de ceux qu’il avait outragés et qu’il ne craignait pas, quoiqu’il en soit, il n’en prenait aucun ombrage, et leur conduite ne pouvait lui en donner aucun. Sa sécurité le fit tomber dans le piège ; il ne fit pas réflexion que d’après la connaissance du cœur humain et les mœurs des Cours, s’il faut le plus souvent avoir l’air d’oublier le mal qu’on nous a fait, il ne faut jamais oublier celui qu’on a fait soi-même, et que, quelles que soient les apparences, ceux qui dissimulent le plus sont ceux qui pardonnent le moins.

Quelque temps après les fiançailles de Pierre second, Menzicoff sur attaqué d’une maladie dangereuse. Il fallait bien confier à quelqu’un la personne de l’Empereur : il le remit entre les mains du Prince d’Olgorouki, précisément parce qu’il ne le redoutait pas. Celui-ci saisit le moment qu’il avait attendu, et sur le rendre décisif. Il se joignit à Osterman pour perdre leur ennemi commun. Le jeune d’Olgorouki, fils du Prince de ce nom, et à-peu-près de l’âge du Czar, fut l’instrument le plus utile de la révolution que l’on tramait. La jeune Élisabeth Pétrowna, fille de Pierre-le Grand, et tante de l’Empereur régnant, entra dans le complot. Admis dans la société intime de Pierre second, que l’on avait gardé jusqu’alors sous la tutelle la plus sévère, ils lui inspirèrent bientôt le goût d’une vie plus libre et plus agréable, suivant le plan du Prince d’Olgorouki, qui voulait lui faire sentir le dégoût de la contrainte austère ou il avait été retenu. Ce contraste produisit son effet ; et les plaisirs et les amusements qu’on lui procurait chaque jour, lui firent regarder le joug de Menzicoff comme une tyrannie insupportable. Menzicoff, quand sa santé fut rétablie, s’aperçut avec chagrin de ce changement. Il vit qu’il fallait user de quelque condescendance ; et quoi qu’il éloignât, autant qu’il le pouvait, la Princesse Élisabeth, plus à craindre que tout autre par l’autorité naturelle qu’elle devait avoir sur son neveu, il ne crut pas devoir contrarier le goût de l’Empereur pour le jeune d’Olgorouki, ne se défiant pas d’un enfant, et voulant d’ailleurs se faire un mérite de sa complaisance. C’est dans les mêmes vues qu’il consentit à mener le Czar Pétershof, maison de plaisance à quelques lieues de Pétersbourg, et dont les jardins ont été tracés sur ceux de Versailles. Le Czar devait y goûter pendant quelques jours le plaisir de la chasse, qui était nouveau pour lui. Ce voyage fut une époque fatale pour Menzicoff ; Osterman l’envisagea comme une occasion favorable pour l’exécution des projets qui l’occupaient. Il se promit bien d’employer dans la Capitale les moments que le Ministre perdait à Pétershof. De concert avec d’Olgorouki, qui se flattait, dit-on, de faire épouser sa fille au Czar, si l’on parvenait à le tirer des mains de Menzicoff, il alla trouver les premiers Sénateurs et les premiers Officiers de la garde, et leur communiquant ses desseins, il leur fit voir que le moment était venu ; s’ils le voulaient, d’abattre la puissance tyrannique de Menzicoff, et d’en délivrer le Czar : et là Russie. Il n’eut pas de peine à les persuader, en leur offrant l’espérance et Les moyens d’une révolution qu’ils désiraient tous. Les mesures furent prises, et les heures marquées. Les Officiers répondirent de leurs soldats : les Sénateurs devaient se trouver, sous différents prétextes, auprès de Pétershof, pour y recevoir l’Empereur, qui devait se remettre entre leurs mains. C’était là le point capital ; et le jeune d’Olgorouki, qui avait reçu les instructions de son père, se chargea de déterminer Pierre second à cette démarche décisive. Il couchait dans la chambre de ce Prince. Au milieu de la nuit, il se lève, le réveille, et lui propose de s’affranchir, par la fuite, de l’esclavage ou le retenait Menzicoff. Il lui représente qu’il ne régnera que du moment où il sera loin de ce Ministre, dans les murs de Pétersbourg, et au milieu du Sénat. Le Czar déjà préparé, sans doute, à cette résolution, ne balance pas un instant fort par une fenêtre basse avec d’Olgorouki, traverse les jardins sans être aperçu par la garde qui était aux portes de son appartement, et un moment après se trouve entouré des Sénateurs et d’un grand nombre de Seigneurs de la Cour. On marche droit à la Capitale, et l’on arrive avant que le jour paraisse.

L’évasion du Czar ne pouvait-être longtemps secrète, dans Pétershof. Menzicoff, réveillé bruit, et apprenant cette funeste nouvelle, est frappé comme d’un coup de foudre. Cependant il ne désespère pas encore de la fortune. Il court à Pétersbourg, respirant peut-être la vengeance ; mais en arrivant, tout ce qu’il voit lui confirme son malheur. La garde était changée, et la garnison sous les armes. Il s’adresse à quelques Officiers, qui répondent qu’ils ont reçu l’ordre de l’Empereur. Incertain du parti qu’il doit prendre, il tourne vers son Palais. Au lieu de cette foule de courtisans qui le remplissait d’ordinaire, il n’y voit que la solitude de la disgrâce : tout avait fui au bruit de l’orage. C’est alors qu’il sentit la faute qu’il avait faite de disperser dans des quartiers éloignés le régiment d’Ingermanland, dont il était Colonel, et qui avait coutume de camper dans l’Île de Wasily Ostrow, sur la Néva, dans le voisinage de son Palais. Ce régiment, composé de ses créatures ; lui était entièrement dévoué, et aurait pu, dans ce premier moment, en imposer à ses ennemis, qui mirent à profit cette négligence.

À peine est-il entré chez lui, que son Palais est entouré de grenadiers. Un Officier entre à la tête d’un détachement, et lui ordonne les arrêts de la part du Czar. Il demande à voir l’Empereur ; cette permission lui est refusée. On a remarqué que dans de pareilles circonstances, cette demande est toujours celle des favoris disgraciés, séduits encore par la persuasion que le pouvoir qu’ils ont eu sur leur Maître, ne saurait être entièrement détruit. C’est la dernière illusion de la faveur : ils devraient songer que le Souverain ne se résout guères à voir celui qu’il a condamné avec justice ou non, soit qu’il ne croie plus digne de la présence le sujet qu’il punit, soit qu’il craigne l’aspect de celui qui peut le faire rougir.

Après avoir passé par tous les degrés de la fortune, Menzicoff devait passer par tous ceux de la disgrâce. Il eut ordre d’abord de se rendre dans ses terres, à Oranienbourg[7]. Cet arrêt lui parut celui de sa perte. On a écrit que dans le premier mouvement de sa douleur, il s’écria : j’ai commis de grands crimes ; mais était-ce au Czar à m’en punir ? Il est difficile de croire qu’il ait proféré des paroles d’une si terrible conséquence, et sans doute elles ont été altérées ou exagérées. Il n’en était pas alors au moment de s’accuser ainsi lui-même avec tant de sévérité. On le ménageait encore : il eut permission d’emporter ses effets les plus précieux, et d’emmener tous ses domestiques : on continuait, à le traiter avec égard et même avec honneur. Ses ennemis ne savaient pas bien jusqu’où ils pousseraient leur victoire et leur vengeance. Son ancienne fortune en imposait à la haine et à l’autorité. Le Czar ne donnait contre lui que les ordres qu’on lui demandait ; et l’on n’osait pas demander tous ceux qu’on aurait voulu obtenir.

On lui avait accordé le reste du jour et la nuit suivante pour les apprêts de son départ ; il s’en occupa avec une liberté d’esprit, qui, de ce moment, ne se démentie plus, et qui parut le rendre supérieur à lui-même. Malheureusement il affecta de paraître aussi, même dans son malheur, supérieur à ses ennemis, et de les braver par l’ostentation et le faste, au lieu de leur opposer une constance modeste et tranquille : ce fut sa dernière faute. « Il partit[8] de son Palais en plein jour... Sa marche était composée des carrosses les plus magnifiques ; il était avec sa famille dans le plus brillant de ses équipages ; ses gens, ses chevaux et son bagage, formaient une fuite si nombreuse, qu’au milieu de ce cortège, il avait plus l’air d’un guerrier triomphateur, que d’un criminel que l’on conduisait en exil. Dans ce pompeux appareil il traversa Pétersbourg ; il saluait poliment à droite et à gauche tous ceux qu’il reconnaissait aux fenêtres ; et si, au milieu des flots du peuple qui s’était amassé en affluence, il démêlait quelqu’un qu’il connût plus particulièrement, il l’appelait par son nom, et lui faisait ses adieux.»

Il est naturel de penser que ses ennemis tirèrent avantage de ce faste imprudent, et le représentèrent comme une espèce d’insulte au Souverain qui punissait. Mais de quelque manière qu’il se fût conduit, l’aurait-on épargné ? n’était-on pas résolu à lui porter les derniers coups? « Il n’avait pas fait deux lieues, qu’il fut joint par un second détachement ; l’Officier qui le commandait était chargé de lui reprendre les Ordres de Russie, et tous ceux dont il avait été honoré par les Puissances Étrangères. Les voici, dit-il, sans émotion ; reprenez ces témoins de ma folle vanité. Je les ai tous rassemblés dans ce coffre, parce que je ne doutais pas qu’on ne commençât par m’en dépouiller ; mais je devrais les avoir sur moi pour plus d’humiliation. »

Il faut avouer que, si sa sortie de Pétersbourg était superbe, ce langage était humble. Mais si l’orgueil dans l’infortune irrite la haine, l’humilité ne la désarme pas. « En arrivant à Twver, ville située sur la route qui mène de Pétersbourg à Moscow, il apprit qu’on avait donné ordre de saisir ses effets, et de le réduire au simple nécessaire. Sa garde fut doublée, et il fut observé de plus près. Le dernier Officier qui était arrivé avec une commission plus étendue que ceux qui l’avaient précédé, lui déclara qu’il fallait descendre de carrosse, et monter avec sa femme et ses enfants sur des charriots qu’on avait amenés. Je suis préparé à tout, répondit-il froidement. Faites votre charge ; plus vous m’ôterez, moins vous me laisserez d’inquiétude. Je ne plains que ceux qui vont profiter de mes dépouilles. En même temps il mit pied à terre, et monta sur un petit charriot avec un air de tranquillité qui étonna l’Officier et attendrit toute la troupe. »

Peut-être, après tout, cette espèce d’indifférence qui porte à mépriser tout, lorsque l’on a tout perdu, n’est-elle pas d’un très difficile usage. Nous verrons Menzicoff à des épreuves bien plus cruelles. « On fit reprendre la route de Pétersbourg à ses équipages et à ses domestiques, qui furent congédiés ; et il continua celle qu’on lui avait fait prendre. Sa femme et ses enfants furent mis séparément sur des charriots semblables à celui qui le portait. Il ne les voyait que par hasard, et n’avait pas la consolation de s’entretenir avec eux ; mais dès qu’il pouvait saisir une occasion de leur parler, il en profitait pour les exhorter, à céder à l’orage, sans se laisser abattre. »

Ce fut ainsi qu’il arriva à Oranienbourg, petite ville de la dépendance, entre la Province de Cazan et celle d’Ukraine, à deux cent cinquante lieues de Pétersbourg. Mais il n’y fut pas longtemps. Ses ennemis, qui le redoutaient toujours, tout abattu qu’il était, le crurent encore trop près d’eux, et il fallait que Menzicoff fût un exemple de ce dernier degré de misère et d’abaissement où peut tomber une grande fortune, quand elle est une fois renversée. D’Olgorouki et Osterman, dont l’autorité était absolue, firent nommer des Commissaires pour lui faire son procès à Oranienbourg. On envoya des Mémoires d’accusation contre lui, et il fut condamné à finir ses jours en Sibérie, à Berésow dans le désert d’Iakoustk, sur la rivière de Léna, à quinze cent lieues de Moscow. « On le fit aussitôt partir avec huit domestiques, qu’on lui permit d’amener. Avant son départ, on le dépouilla des habits distingués qu’il avait gardés jusqu’alors, et on lui en fit prendre de semblables à ceux que portent les paysans Moscovites. Sa femme et les enfants ne firent pas plus ménagés : on les revêtit tous du même uniforme ; c’étaient des robes de bure, recouvertes de pelisses grossières, et des bonnets faits de peau de mouton. »

Cet affreux exil pouvait n’être pas une punition trop sévère pour l’abus de la puissance ; mais on s’étonnera sans doute de voir une famille innocente, une femme que l’on n’accusait d’aucun crime, des enfants qui n’étaient pas même en âge d’en commettre, confondus avec le coupable, et livrés au même, châtiment. C’est que Pierre-le-Grand, qui avait donné, un grand ressort à la nation, n’en avait pas encore, adouci les mœurs. On suivait la coutume barbare de la plupart des Cours d’Orient et des pays despotiques, où la famille d’un homme condamné est le plus souvent proscrite avec lui. On doit dire, à la gloire du Gouvernement actuel de Russie, que non-seulement, on n’y voit plus d’exemples d’une pareille injustice, mais même que l’exil en Sibérie est devenu très rare, et qu’on en a tempéré la rigueur[9].

La Princesse Menzicoff, déjà frappée par tant de secousses si multipliées et si rapides, ne put résister aux fatigues et aux horreurs du voyage : elle perdit la vue à force de verser des larmes, et mourut au près de Cazan : elle expira dans les bras de son époux. Il devait à peine avoir la force de soutenir ce spectacle : il eut celui de l’exhorter à la mort. De tant de pertes qu’il avait faites, cette dernière, dans la situation où il était, dût être la plus douloureuse. « Il voyait échapper la plus douce de ses consolations : au moment où elle lui devenait le plus nécessaire. « Il perdait une femme d’un mérite rare, distinguée par sa naissance et par sa beauté, et dont la vertu ne s’était jamais démentie dans l’éclat de la jeunesse et de la plus haute fortune. Sa mémoire est restée en vénération à la Cour de Russie, pour sa douceur, sa piété et sa charité envers les misérables. Menzicoff l’enterra lui-même, et eut à peine le temps de lui donner des pleurs : il fallut continuer sa route par eau jusqu’à Tobols, capitale de la Sibérie. »

Le bruit de la disgrâce l’y avait précédé. On peut se figurer avec quelle curiosité impatiente on y attendait cet homme fameux qui avait si longtemps fait trembler la Russie entière, et qui arrivait dans un état à faire pitié même à l’envie, La multitude toujours avide de ces sortes de révolutions, qui rapprochent les grands de la dernière classe des humains, s’était rassemblée autour de lui au moment où il descendait de sa barque. Deux Seigneurs Russes, relégués à Tobols sous son ministère, percèrent la foule, et l’accablèrent d’injures, pendant qu’il marchait du port à la prison : il les souffrit sans donner la plus légère marque d’impatience, et se contenta de répondre à l’un des deux, qu’il ne l’avait éloigné que parce qu’il le craignait ; et à l’autre, qu’il ignorait même son exil ; et que sans doute on avait surpris un ordre pour le perdre : il ajouta qu’ils pouvaient continuer leurs injures, si cette vengeance les satisfaisait. Un troisième, plus violent et plus emporté, poussa la fureur jusqu’à couvrir de boue le visage du jeune Menzicoff et de ses deux sœurs. « Eh ! c’est à moi, cria ce malheureux père, c’est à moi qu’il faut la jeter, et non à ces enfants qui ne t’ont rien fait. » Il faut laisser les cœurs sensibles se dire à eux-mêmes, en lisant un pareil trait, tout ce qu’il a de beau et de touchant.

Le Vice Roi de Sibérie lui envoya, dans la prison de Tobols, cinq cent roubles, par ordre de Pierre II, pour sa subsistance et pour celle de la famille. Il les employa sagement à se pourvoir de tout ce qui pouvait lui être nécessaire pour combattre la misère et le besoin ; dans un désert où il était menacé de manquer de tout. Il se fournit de scies, de coignées, d’instruments de labourage, de graines de toute espèce, de filets pour la pêche, et de viandes salées, dont il prévoyait qu’il serait force de subsister, jusqu’à ce que l’habitation qu’il méditait de former dans le lieu de son exil, fût en état de le nourrir. Ces soins sont remarquables : ils sont d’une tête calme et robuste, qui ne connaît point de situation désespérée, et qui se sent capable de tout faire et de tout supporter : c’est le vrai courage de l’homme, s’il est vrai qu’il soit né pour combattre et pour souffrir.

Après avoir fait toutes les provisions, il distribua aux pauvres ce qui lui restait des cinq cent roubles qu’on lui avait remis. Il partit de Tobols, toujours escorté et gardé à vue, sur un charriot découvert traîné par un seul cheval, et quelquefois par des chiens. Il mit cinq mois à traverser l’immense Sibérie, depuis Tobols jusqu’à Berésow, exposé à toutes les intempéries de l’air, dans le climat le plus sauvage et le plus rigoureux ; cependant la santé, ni celle de ses enfants, n’en sur point affaiblie.

Cette longue et pénible route ne fut marquée que par sa patience inaltérable, et par une rencontre très singulière. « Il était descendu avec sa famille dans la cabane d’un paysan Sibérien : ils y virent entrer un Officier Russe, qu’il reconnut, et qui revenait du Kamschatka, où il avait été envoyé sous le règne de Pierre-le-Grand, avec une commission relative aux découvertes que le Capitaine Béring était chargé de faire sur la mer d’Amur. Cet Officier avait servi sous les ordres de Menzicoff, qui se le rappela d’abord, et le salua par son nom. L’Officier, qui était revenu par Iakoustk, étonné de s’entendre nommer dans un pays si éloigné, lui demanda par quel hasard il était connu de lui, et qui il était lui-même. Je suis Alexandre, lui répondit-il : J’étais il n’y a pas longtemps, le Prince Menzicoff. L’Officier l’avait laissé à la Cour de Russie, dans une fortune si élevée et si brillante, qu’il lui paraissait, hors de toute vraisemblance que ce fût lui qu’il rencontrât dans cet état d’abjection. Il lui parut plus naturel de croire que c’était un paysan qui avait l’esprit égaré. Menzicoff, pour le désabuser, le tira auprès d’une lucarne qui laissait, entrer un peu de jour dans la cabane. L’Officier le considéra quelque temps avec une attention mêlée d’étonnement ; et croyant enfin le reconnaître : ah ! mon Prince, s’écria-t-il tout hors de lui, par quelle suite de malheurs ton Altesse est-elle tombée dans l’état déplorable où je la vois ? Supprimons les titres, interrompit Menzicoff. Je t’ai déjà dit que mon nom était Alexandre. L’Officier, encore incertain, aperçut alors dans un coin, un jeune paysan qui rattachait avec des cordes la femelle de ses bottes. Quel est, lui dit-il à voix basse, et lui montrant Menzicoff, cet homme extraordinaire ? C’est Alexandre, mon père, répondit tout haut le jeune homme. Dois-tu nous, méconnaître dans notre malheur, toi qui nous as tant d’obligations ? Menzicoff fut fâché d’entendre son fils répondre avec tant de fierté : il le fit taire. Pardonne, dit-il, à ce jeune infortuné, la rudesse da son humeur : c’est mon fils ; c’est lui que, dans son enfance, tu daignais caresser et faire jouer entre tes bras : voilà ses sœurs, voilà mes filles ; et, en disant ces mots, il lui montra deux jeunes personnes vêtues en paysannes, couchées par terre, et qui trempaient dans une jatte de bois, remplie de lait, des croûtes d’un pain noir et massif. Celle-ci, ajouta-t-il, a eu l’honneur d’être fiancée à Pierre II, notre Empereur. »

Ce discours et ce spectacle étaient sans doute un assez grand sujet d’étonnement pour l’Officier qui écoutait ; mais ce nom de Pierre II lui causa une nouvelle surprise. Séparé de la Russie, depuis près de quatre ans, par des espaces immenses, il était dans l’ignorance la plus absolue de tous les événements qui avaient changé la face de l’Empire. Menzicoff lui raconta tout, en commençant son récit par la mort de Pierre-le-Grand, et s’arrêtant à l’époque de son exil : il lui annonça qu’il trouverait d’Olgorouki et Osterman à la tête du Gouvernement. Tu peux leur dire, ajouta-t-il, dans quel état tu m’as rencontré : leur haine on pourra être flattée ; mais assure-les que mon âme est plus libre et plus tranquille qu’elle ne l’a jamais été dans le temps de ma prospérité

Peut-être ne disait-il rien qui ne fût vrai, et du moins son extérieur ne le démentait pas. L’Officier ne put le voir et l’entendre sans attendrissement : il arrosa de larmes les mains de son ancien Général : qui en fut touché, mais qui n’en versa point. Il vit Menzicoff remonter dans son triste charriot de l’air le plus délibéré : il le suivit longtemps des yeux, ne sachant s’il lui devait plus de pitié que d’admiration.

Arrivé au lieu de la résidence, Menzicoff s’occupa du soin d’adoucir pour ses enfants l’horreur de son séjour, et d’en tirer toutes les ressources que l’industrie pouvait lui offrir. Il commença par défricher un terrain assez spacieux pour fournir à tous ses besoins ; il y sema des grains et des légumes. Son logement était incommode et étroit : il essaya d’en bâtir un autre, avec l’aide de ses huit domestiques ou serfs. On abattit des bois, et l’on parvint à construire une demeure habitable, composée d’une espèce de vestibule et de quatre chambres ; la première, pour lui et pour son fils ; la seconde, pour ses filles ; la troisième, pour ses domestiques, et la dernière, pour provisions. « Chacun de ses enfants eut un département assigné dans l’intérieur de la maison. La fille aînée, celle qui avait été fiancée à l’Empereur, fut chargée de la cuisine ; sa sœur, de blanchir le linge et de raccommoder les habits. Deux domestiques les aidaient dans la tâche la plus grossière et la plus fatigante.

À peine était-il à Berésow, qu’il reçut de Tobols un secours aussi utile qu’inattendu. On lui envoya un taureau, quatre vaches pleines, un bélier, plusieurs brebis, et quantité de volailles : c’était un magnifique présent, et une richesse réelle. Il ne put jamais découvrir à quelle main il était redevable de ce bienfait.

La Religion, dernier asile où se réfugie la grandeur détruite et la conscience alarmée, parut être le soutien de Menzicoff dans sa solitude, et sa principale occupation. Il se construisit lui-même un Oratoire, et la maison prit la forme d’un cloître ; tout le monde assistait chaque jour à la prière commune ; on s’assemblait dans l’Oratoire le matin, midi, le soir et à minuit.

Il y avait à peine six mois qu’il vivait dans son désert, quand sa fille aînée fut attaquée de la petite vérole. Il fut obligé de faire auprès d’elle l’office de garde et de médecin ; mais tous les remèdes et tous les soins furent inutiles. Il la vit mourir, comme il avait vu mourir sa femme, et récita auprès d’elle les prières du Rit Grec pour l’Office des Morts. Elle fut inhumée dans son Oratoire, et il marqua la place où il voulait être enterré auprès d’elle, et qu’il ne tarda pas à occuper. La maladie qui avait emporté sa fille, s’était communiquée à ses deux autres enfants. Il eut le bonheur de voir leur guérison, mais il n’en jouit pas longtemps. Les sollicitudes paternelles, plus pénibles que toutes les fatigues, épuisèrent ses forces, dont il tâchait en vain de dissimuler l’affaiblissement. Une fièvre lente le conduisit à la fin : il la vit approcher en implorant le Dieu qui pardonne au repentir : heureux, disait-il, à la dernière heure, s’il n’avait eu à lui rendre compte que du temps de son exil ! Il mourut au mois de Novembre 1729, dans les bras de ses enfants, en les exhortant à se souvenir de ses fautes, et à ne pas les imiter.

L’Officier préposé à sa garde, fit passer aussitôt à Pétersbourg la nouvelle de la mort, et il crut pouvoir donner un peu plus de liberté à ses enfants. Un jour que la jeune Princesse Menzicoff revenait de l’Église de Berésow, elle fut étonnée de s’entendre appeler par son nom, et de voir un homme qui, passant la tête hors de la lucarne d’une hutte couverte de neige, lui faisait des signes et l’invitait à s’approcher. Quelle fut sa surprise en reconnaissant d’Olgorouki, le plus grand ennemi de son père, et l’auteur de tous les maux de sa famille, autre exemple, lui-même, de l’instabilité des choses humaines ? Tout avait encore change de face à la Cour. Pierre Second était mort ; d’Olgorouki était venu à bout de porter au Trône la Princesse Anne, nièce de Pierre Premier, au préjudice d’Élizabeth Pétrowna, fille de ce grand homme, et qui régna depuis. L’Impératrice Anne, importunée des obligations qu’elle lui avait, et livrée à des Étrangers qui s’étaient emparés des affaires, avait relégué d’Olgorouki, avec toute sa famille, dans ces mêmes déserts de Sibérie, où Menzicoff avait fini ses jours. Il avait été traité, lui et les siens, avec encore plus de rigueur que Menzicoff lui-même ; sa femme était morte, et l’une de ses filles était mourante. Il fit ce récit à la jeune Princesse ; et n’étant pas maître de la douleur et de ses ressentiments, il finit par vomir les plus horribles imprécations contre l’Impératrice et ses favoris. La Princesse effrayée s’éloigna, et conta cette aventure à son frère, en plaignant d’autant plus le sort de d’Olgorouki, qu’il paraissait avoir moins de courage pour le supporter. Son frère, moins sensible à la pitié, et plus animé par la vengeance, lui reprocha sa compassion pour leur ennemi : il fallait, dit-il, lui cracher au visage. L’Officier qui les gardait, présent à cet entretien, réprimanda sévèrement le jeune homme d’un emportement si déplacé, et le menaça de lui ôter la liberté de sortir, s’il ne promettait de ne point outrager d’Olgorouki dans l’infortune, et de suivre mieux l’exemple de son père. Il profita de cette leçon, et promit de se contenir. Peu de temps après les Ministres de l’Impératrice Anne, instruits de la mort de Menzicoff, et ne craignant pas ses enfants, consentirent à leur retour, mais plus par intérêt que par humanité. On s’était emparé de tous les biens de leur père, et dans l’inventaire de ses effets, on vit qu’il avait placé des sommes considérables sur la banque d’Amsterdam et celle de Venise. On en avait sollicité le remboursement ; mais les directeurs avaient toujours répondu que suivant leur usage, ils ne se dessaisiraient de rien qu’entre les mains des héritiers naturels de Menzicoff et avec des preuves légales qu’ils avaient l’entière disposition de leurs biens. L’Impératrice voulant faire la fortune de Biren, frère du Comte de ce nom, son Chambellan et son Favori, qu’elle fit depuis Duc de Courlande, imagina de lui donner en mariage la fille de Menzicoff, qui lui apporterait en dot les sommes placées sur Amsterdam et Venise, qui montaient à près de trois millions, sans les intérêts. L’ordre du rappel de cette malheureuse famille fut donc expédié, et on leur dépêcha un Officier qui eut ordre de mener avec lui des voitures plus douces et plus commodes que celles qui les avaient transportés dans leur exil. À cette nouvelle inopinée, le frère et la sœur, dans l’effusion de la joie et de la reconnaissance, allèrent d’abord rendre grâces à Dieu dans l’Église de Berésow. Ils passèrent près de la cabane de d’Olgorouki ; et le jeune Menzicoff, se souvenant de la leçon qu’il avait reçue, lui parla avec une douceur et une compassion, qui, peut-être, alors lui coûtaient d’autant moins ; qu’il faisait sentir à son ennemi la différence de leur fortune. Il lui dit que sa sœur et lui étaient libres, et qu’on les rappelait à la Cour. À ces mots de Cour et de liberté, d’Olgorouki soupira profondément, et conjura les enfants de Menzicoff d’oublier leur ancienne inimitié, et de s’intéresser pour lui à la Cour de Pétersbourg. « Ressouvenez-vous quelquefois, leur dit-il, des malheureux que vous laissez dans ces déserts ; nous sommes prêts à succomber sous le poids de la misère : de grâce, passez la tête par cette lucarne, et voyez ma fille et ma bru, accablées par la maladie, couchées sur ce banc, et n’attendant que la mort : elles n’ont pas la force de se lever ; mais ne leur refusez pas la triste consolation de recevoir vos adieux. »

Ce spectacle émut jusqu’au fond de l’âme le jeune Menzicoff et sa sœur : « nous ne te promettons pas, dit le Prince, de parler pour toi à la Cour ; il y aurait du danger pour nous à nous intéresser à un proscrit ; mais tu es le maître de disposer de l’habitation que nous quittons : elle est pourvue de toutes les choses nécessaires à la vie ; en attendant une meilleure fortune, reçois ce présent d’aussi bon cœur que nous te le faisons. »

Ils partirent dès le lendemain, après avoir été revoir encore leur Oratoire, et pleurer sur le tom beau de leur père. Ils arrivèrent à Moscow en beaucoup moins de temps qu’ils n’en avaient mis pour venir à Iakoustk. Ils furent très bien reçus à la Cour, ou ils portaient cette modestie et cette réserve dont l’infortune est la meilleure leçon. L’Impératrice donna au frère le grade de Capitaine dans le Régiment des Gardes, et maria la sœur à Biren. On assure que Madame de Biren conserva toujours, à l’insu de son mari, l’habit de paysanne qu’elle avait eu dans son exil. Elle le tenait caché dans un coin de son appartement, et se plaisait à le revoir. Elle pratiqua toute sa vie les vertus que son père n’avait montrées que dans le temps de sa disgrâce. On a vu qu’il prétendait n’avoir jamais été plus heureux que dans son exil. Ce qui est incontestable, c’est que jamais il ne sur plus grand.

Au reste, la famille entière des d’Olgorouki eut une destinée affreuse. Par une suite de révolutions qu’il serait hors de propos de rapporter ici, tous périrent du dernier supplice, sous le règne de l’Impératrice Anne. Osterman mourut dans la disgrâce.

On peut voir par ce Précis, quel usage j’ai fait de l’histoire dans la Tragédie de Menzicoff. Les caractères des principaux personnages, et les faits de l’avant-scène qui fondent l’action, sont conformes à la vérité historique. La fermeté de Menzicoff dans la disgrâce, la bouillante impétuosité de son fils, la tendresse généreuse de son épouse Arsénioff (que je nomme Arzénie) sont fidèlement retracées : les mœurs sont fidèlement peintes ; tous le reste est d’invention. Le divorce de Menzicoff et son projet d’épouser Catherine n’ont rien que de vraisemblable, puisque le bruit se répandit pendant quelque temps en Russie, que ce mariage devait avoir lieu ; et dans les premiers moments du règne de Catherine, le prodigieux crédit de Menzicoff et les obligations qu’elle lui avait, pouvaient rendre cette opinion probable. Le personnage de Vodemar est entièrement si fictif. Il produit le nœud et la catastrophe dont j’avais besoin ; et comme le dénouement est un crime atroce, emprunté d’une autre histoire, je n’ai pas cru qu’il fût permis de l’imputer, surtout dans un sujet moderne, à un personnage réel et connu ; mais j’ai cru que, dans un pareil éloignement des lieux, on pouvait attribuer une vengeance horrible à quel qu’un des Exilés que Menzicoff avait sacrifiés à sa politique ; et j’ajouterai que ce degré d’atrocité a pu se rencontrer, surtout dans un homme relégué depuis seize ans dans les déserts de Sibérie ; car on sait qu’un long malheur exalte les vertus et les vices, suivant le caractère de l’homme qui souffre, et peut en faire un héros ou un monstre : l’un et l’autre appartiennent également à la Tragédie...

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente quelques habitations rustiques, éparses entre des rochers. On voit dans l’éloignement la Ville de Tobols et le Fleuve Yrtis.

 

 

Scène première

 

VODEMAR, seul

 

Un Ciel moins ennemi tempère nos journées,

Et les eaux de l’Yrtis ne sont plus enchaînées.

La nature un moment désarme sa rigueur...

La nuit de l’infortune est toujours dans mon cœur :

Béring veut me parler : qu’aurait-il à m’apprendre ?

À voir changer mon sort je ne dois plus prétendre.

Que me veut-il ?... On dit que deux nouveaux bannis

Viennent près de Tobols traîner des jours proscrits :

Quels sont ces malheureux ? quel est leur nom, leur crime ?

Est-ce de Menzicoff une double victime ?

Ah ! tyran, ton pouvoir doit-il être éternel ?

Sous trois règnes déjà, ce superbe mortel

Garde cet ascendant que rien n’a pu détruire,

Insulte à la fortune, et désole l’Empire.

De tous ses ennemis les efforts sont perdus ;

Les vœux de l’opprimé ne sont pas entendus.

Artisan de mes maux, auteur de ma disgrâce,

Tranquille, près du Trône il occupe ma place ;

Il m’a ravi mon rang, mon épouse, mes biens ;

Il m’enchaîne en ces lieux par d’horribles liens ;

De ses rivaux, frappés par la haine implacable,

La dépouille a grossi sa fortune coupable ;

Et moi, depuis seize ans, je crie au Ciel vengeur ;

Il est sourd à ma voix ; ma rage, ma douleur,

Et toujours impuissante et jamais consolée,

Se perd en ces déserts, vainement exhalée.

 

 

Scène II

 

VODEMAR, BÉRING

 

VODEMAR.

Eh bien ! toi qui fixé sur les bords de l’Yrtis,

Présides au destin d’un peuple de bannis,

Que me veux-tu ? pourquoi cherches-tu ma présence ?

BÉRING.

Pour adoucir tes maux.

VODEMAR.

Inutile assistance !

On ne console pas un cœur tel que le mien.

BÉRING.

Le fort peut quelquefois...

VODEMAR.

Je n’en attends plus rien.

BÉRING.

Dans ces lieux que le Ciel voit d’un regard sinistre,

Des ordres de rigueur compatissant ministre,

Je crois qu’aux malheureux tous mes secours sont dus.

VODEMAR.

Va, porte ailleurs des soins qui pour moi sont perdus.

Dans mon sauvage asile, au pied de cette roche,

Je fuis tous les humains, et je hais leur approche.

Des maux que l’on m’a faits l’affreux ressentiment,

De mon cœur solitaire est l’unique aliment.

Pourquoi de mes chagrins troubler le long silence ?

BÉRING.

Vodemar, vois briller le jour de l’espérance.

Peut-être de tes maux le cours est terminé.

À de grands changements ce règne est destiné.

Tu dois compter bientôt sur un retour prospère ;

Le puissant doit trembler ; le malheureux espère.

Du jeune Czar, au Trône à douze ans parvenu ;

L’heureux avènement sans doute t’est connu ?

VODEMAR.

Oui, tout ce qu’en ces lieux on nous a fait connaître,

C’est qu’on nous opprimait au nom d’un nouveau Maître.

BÉRING.

Ce Maître était esclave ; il ne l’est plus enfin,

Et le sort de l’État change avec son destin.

Menzicoff... à ce nom ta colère s’allume :

D’un long ressentiment la secrète amertume,

S’irritant dans ton cœur, a dû l’empoisonner.

VODEMAR.

Crois-tu que ce séjour apprenne à pardonner ?

L’odieux Menzicoff, de mon cruel supplice

A sous trois Souverains prolongé l’injustice ;

Et de Maître trois fois cet Empire a changé,

Sans que le tyran tombe, ou que je sois venge.

BÉRING.

Mais un jour vient, qu’enfin la fortune lassée

Renverse d’un seul coup son idole encensée,

Et délivrant du joug les peuples fatigués,

Redemande ses dons trop longtemps prodigués.

VODEMAR.

Non, l’heureux Menzicoff n’en craint point le caprice.

Pierre a de sa grandeur commencé l’édifice ;

Sa veuve et son neveu l’ont encore affermi.

Le sort n’a point de traits contre mon ennemi.

Ô Ciel ! que par ma voix ta vengeance appelée,

Descende enfin sur lui ; dans son âme accablée

Rassemble, dans un jour, tout ce poids de douleur,

Ici depuis seize ans amassé dans mon cœur.

BÉRING.

As-tu vu quelquefois ce superbe Ministre ?

VODEMAR.

Non : quand il s’élevait à ce pouvoir sinistres

Quand de l’abjection de son obscur état,

Il osait des grandeurs envisager l’éclat,

Quand Pierre l’honorait de ses faveurs premières

Mon bras loin de la Cour défendait nos frontières.

Époque malheureuse, et souvenir fatal !

Aimé de l’Empereur, Ministre et Général,

C’est moi qui combattais la fortune naissante

De ce fier Suédois, dont la valeur bouillante

Fut longtemps le prodige et le fléau du Nord,

L’arbitre tour-à-tour et le jouer du sort.

Cet orageux torrent, roulant avec ravage,

Alors entraînait tout dans son bruyant passage

Rien n’avait résisté : je n’y résistai pas ;

Et peut-être, au milieu du débris des États,

Je pus céder sans honte à l’ascendant suprême

Sous qui Pierre neuf ans a succombé lui-même. 

Mais Pierre était aigri contre un infortuné.

Dépouillé de mon rang, à l’exil condamné,

J’apprends que cet arrêt, ma chute et mon outrage,

D’un nouveau Favori sont le premier ouvrage,

Du jeune Menzicoff, d’un mortel ignoré,

Que mes regards encor n’avaient pas rencontré ;

Qu’on lui prodigue tout, que la main d’Arzénie,

Enlevée à mes vœux, à la sienne est unie.

On entraîne mes pas dans ce séjour d’horreur :

Et lui de la victoire accablant mon malheur,

Maître de la beauté qui m’était destinée,

Préparait loin de moi les fêtes d’hyménée.

BÉRING.

Que dirait Vodemar, si dans ces mêmes lieux,

Menzicoff aujourd’hui paraissait à ses yeux ?

VODEMAR.

Menzicoff...

BÉRING.

Est ici.

VODEMAR.

Lui ! grand Dieu !

BÉRING.

Tout à l’heure

Il régnait près du Trône, et voilà sa demeure.

Montrant une habitation.

VODEMAR.

À peine je t’en crois. Enfin le Ciel vengeur

Aurait donc exaucé le vœu de ma fureur !

BÉRING.

Des deux d’Olgorouki cette chute est l’ouvrage ;

Tous deux du jeune Czar ont fini l’esclavage.

VODEMAR.

D’Olgorouki jadis avec moi fut lié :

Peut-être il me conserve un reste d’amitié.

Mais dans ces premiers jours de faveur et de gloire,

Peut-on d’un malheureux rappeler la mémoire ?

Menzicoff est ici !... tu remplis tous mes vœux,

Dieu juste ! c’est assez ; laisse-moi dans ces lieux.

Témoin de tous ses maux, je ne sens plus mes peines :

Oui, je me croirai libre en regardant ses chaînes.

Je veux que mon aspect ajoute à son malheur ;

Que retrouvant l’objet de sa lâche fureur,

Du sort qui nous rapproche il sente mieux l’outrage ;

Que souffrant sous mes yeux, il souffre davantage.

Il est ici !... sais-tu par quels ressorts secrets,

On a de ce grand coup assuré le succès ?

BÉRING.

Non : Tobols tout-à-coup un jour a vu paraître

Ce fameux exilé, condamné par son maître.

Son fils l’accompagnait sur les bords de l’Yrtis ;

Et tous deux dans ce lieu viennent d’être conduits.

VODEMAR.

Ainsi donc Arzénie à l’abandon livrée !... 

BÉRING.

Déjà de Menzicoff elle était séparée.

Ignorais-tu ?

VODEMAR.

Comment ? par quel retour du sort ?...

BÉRING.

Deux ans sont écoulés, depuis que par sa mort,

Pierre laissa l’Empire à la veuve admirée,

À cette Impératrice à jamais célébrée,

Qui partageant du Czar le règne et les travaux,

A placé son grand nom près du nom d’un Héros.

Menzicoff eut des droits à sa reconnaissance ;

Elle dût à ses soins la suprême puissance ;

Et dans ses vœux hardis, il aspirait enfin

À partager son Trône en recevant sa main.

Pour remplir ce projet, dont tremblait la Russie,

Il fallait s’affranchir de l’hymen d’Arzénie.

Aisément le crédit assujettit les lois :

Contre des nœuds sacrés il fit parler leur voix ;

Ces nœuds furent brisés ; mais trompant l’injustice,

Un jour a changé tout, et notre Impératrice,

Du Trôné où Menzicoff aspirait à monter,

Au tombeau tout-à-coup se vit précipiter.

Sans plainte et sans courroux, l’innocente Arzénie

Au fond d’une retraite a confiné sa vie. 

VODEMAR.

Ciel ! était-ce donc lui qui par elle adoré,

Dût la punir ainsi de l’avoir préféré !... 

Et c’est-là le mortel qui de ses injustices

A rendu si longtemps ses Souverains complices !

BÉRING.

Ah ! plains les Rois trahis ; leurs droits sont usurpés,

Et la terre gémit sous des maîtres trompés.

Qui ne le serait pas, quand du sort secondée,

Par un génie heureux l’ambition guidée

Semble à ses intérêts unir ceux de l’État,

Et de la renommée emprunte encor l’éclat ?

Songe que Menzicoff, nourri dans la poussière,

Du fort qui l’enchaînait a forcé la barrière.

Près d’Alexiowits par le hasard produit,

Par le choix d’un grand homme aux dignités conduit,

Aux plaines de Kalis il se couvrir de gloire ;

Son bras à Pultava nous rendit la victoire.

D’affreux conspirateurs découvrant les projets,

En sauvant son Monarque, il paya ses bienfaits.

Ministre du Héros qui créait la Russie,

Il fut en le servant égaler son génie,

Ses soins veillaient à tout ; ses ordres, ses regards :

Dirigeaient les travaux de ces naissants remparts,

Que Pierre, infatigable en sa noble industrie,

Fit sortir tout-à-coup des marais de l’Ingrie.

Hélas ! tant de talents ont été corrompus.

Du pouvoir, du bonheur le plus coupable abus,

A de l’Empire entier excité les murmures.

La Russie opprimée a pleuré ses injures.

Il est un terme à tout : les peuples outragés,

Et son épouse, et toi, vous êtes tous vengés.

Mais comment d’Arzénie en exil retirée,

La disgrâce de toi peut-elle être ignorée ?

VODEMAR.

Eh ! quel commerce ici m’est-il encor resté ?

Qui veut fuir les humains en est bientôt quitté.

De tous les compagnons de ma longue infortune,

J’évite la présence à mes maux importune.

D’ailleurs, la renommée à peine quelquefois

Fait en échos tardifs entendre ici sa voix.

Sous le fragile abri de nos huttes tremblantes,

Fuyant d’un air glacé les flèches pénétrantes,

Tant que le voile épais de nos âpres hivers

S’étend autour des flancs de ce triste Univers,

Les malheureux épars dans cette solitude,

Des rapports mutuels perdent toute habitude.

Combattant les besoins, seuls, loin de tout secours,

Contre les éléments ils défendent leurs jours.

Que n’a point inventé l’affreux pouvoir de nuire !

Des bords inhabités où la nature expire,

Endurcis de glaçons, de roches hérissés,

Vainement son courroux nous avait repoussés.

Ici la tyrannie, en cruautés féconde,

Attache notre chaîne aux limites du monde ;

Elle arme contre nous la fureur des hivers,

L’inclémence des cieux, et l’horreur des déserts.

BÉRING.

Tout ce qu’en ce moment il me reste à t’apprendre,

C’est que d’un nouveau Chef ce pays va dépendre.

La Sibérie attend un nouveau Gouverneur.

Biren n’est plus.

VODEMAR.

Sais-tu quel est son successeur ?

BÉRING.

Le Conseil de Tobols, peut-être ce jour même,

Doit recevoir du Czar la volonté suprême.

Dans les mains d’Osterman l’ordre est, dit-on, remis.

VODEMAR.

Qu’importe à quel pouvoir nos destins soient soumis !...

Je veux voir Menzicoff : c’est l’espoir qui me reste.

BÉRING.

Il pourra t’étonner : sa fermeté modeste,

Son courage tranquille, et sa noble douleur,

Et ses remords surtout lui rendent sa grandeur.

Ce n’est plus ce mortel dont une Cour tremblante

Souffrait en gémissant la hauteur insultante,

Dont les regards altiers et les sombres dédains,

Repoussaient loin de lui les timides humains.

Son âme à son état semble être accoutumée ;

Il calme de son fils la douleur enflammée ;

Et jamais courtisan déchu de la faveur,

N’a su mieux profiter des leçons du malheur.

Peut-être... Mais on vient, et Menzicoff s’avance.

Il est avec son fils.

VODEMAR.

Ô céleste vengeance !

 

 

Scène III

 

VODEMAR, BÉRING, MENZICOFF, ALÉXAN

 

BÉRING, à Menzicoff.

As-tu vu le séjour qui te fut préparé ?

MENZICOFF.

Oui...

BÉRING.

Tu vois le terrain dont il est entouré :

Cultivé par tes mains, il faut qu’il te nourrisse ;

Des humains désormais attends peu de service.

On a mis sous tes yeux, dans ce sauvage enclos,

Les grossiers instruments des rustiques travaux.

Ne les dédaigne pas : dans ces tristes demeures,

Prévenant tes besoins, ils rempliront tes heures ;

Et cet unique soin doit s’occuper ici.

ALÉXAN, à Menzicoff.

Un subalterne, ô Ciel ! peut vous parler ainsi !

À Béring.

Ah ! songe, à quelque fort qu’on ait pu nous réduire,

Que celui qui vingt ans gouverna cet Empire,

Ministre d’un Héros, comme lui glorieux,

Est encor Menzicoff, et même dans ces lieux.

BÉRING.

Jeune homme !...

MENZICOFF, à son fils.

Devant moi, sachez plus vous contraindre,

À Béring.

Mon fils. Et vous, daignez l’excuser et le plaindre.

Il est jeune, et trop tard par mes leçons formé,

À la soumission n’est point accoutumé.

Je n’avais pas pensé, c’est moi qui m’en accuse,

Que jamais avec vous il eût besoin d’excuse.

Le temps et le malheur l’instruiront mieux que moi.

Apprenez-lui, surtout, à respecter la loi.

Mon fils, suivez ses pas.

VODEMAR, à Béring.

Ne me fais point connaître :

Sur lui, sur sa disgrâce, il s’ouvrira peut-être :

Et de cet entretien je brule de jouir.

BÉRING.

C’est assez : je te laisse.

Il sort avec Aléxan.

 

 

Scène IV

 

MENZICOFF, VODEMAR

 

VODEMAR, à part.

Il faut me contenir.

Haut.

Il est donc vrai ! c’est toi, dont le sort et l’envie

Paraissaient respecter l’invincible génie,

Toi, qui sur les humains dominais d’un coup d’œil,

Et de qui plus d’un Roi daigna flatter l’orgueil ;

Qui pus de tes vassaux assembler une armée ;

Dont les titres nombreux lassaient la renommée ?

MENZICOFF.

Oui, j’étais Menzicoff ; cesse d’être surpris.

Tu fais ce que je fus ; tu vois ce que je suis.

C’est ainsi de nos mains que le bonheur échappe.

On connaît la fortune à l’in tant qu’elle frappe.

Toi-même, quel es-tu ? toi qui dans ces climats...

VODEMAR.

Un malheureux obscur que tu ne connais pas,

Étonné de te voir, avide de t’entendre,

Qui de Menzicoff même ici brûle d’apprendre

Ce qu’il a fait, comment il est dans ces déserts.

D’Olgorouki, dit-on, a causé tes revers ?

MENZICOFF.

Son fils a sous mes pas creusé le précipice.

De ma fortune enfin l’imposant édifice,

Sapé par tant d’efforts, et toujours triomphant,

Devait être abattu par la main d’un enfant.

De ma chute imprévue il prépara l’ouvrage.

Le Czar le chérissait ; ils étaient de même âge ;

Et son père, en secret, dès longtemps mon rival,

Par la main de son fils porta le coup fatal,

Fit rougir l’Empereur d’être en ma dépendance,

Lui rappela les droits de la toute-puissance,

Fit entendre les cris de son peuple indigné.

Le Czar cède : un arrêt par lui-même signé,

M’exile à Rénenbourg, loin de la Capitale.

VODEMAR.

Eh ! quoi ! de l’Empereur la sentence fatale

Ne te reléguait pas sur ce bord désolé ?

Dans tes possessions il t’avait exilé ?

MENZICOFF.

Oui, par mes ennemis à peine encor guidée,

Sa main, en me frappant, semblait intimidée.

Je ne perdais pas tout : on me permit alors

D’emporter dans l’exil mes titres, mes trésors.

On eût dit que content d’abaisser ma puissance,

Le Czar à ses rigueurs mêlait quelque indulgence.

La haine m’attendait à ce nouvel écueil.

Je ne vis pas le piège offert à mon orgueil.

MENZICOFF.

Je voulus en tombant imposer à l’envie,

Que ma disgrâce même eût l’éclat de ma vie,

Et de ce rang auguste où le sort m’avait mis,

Descendre encor superbe, et grand dans mes débris

Je parus sur un char : une nombreuse suite

Remplissait Pétersbourg des pompes de ma fuite.

Ma parure brillante annonçant mes honneurs,

Étalait aux regards ces Ordres, ces couleurs,

Ces ornements des Cours, trop éclatantes marques

Des dons qu’à ma fortune avaient fait vingt Monarques ;

Et je sortais des murs d’où l’on m’avait banni,

Plus en triomphateur qu’en coupable puni.

VODEMAR.

Ainsi tu consommas ta perte commencée ?

MENZICOFF.

Ces restes insultants de ma grandeur passée

Soulevèrent le Czar, et le peuple et la Cour.

Par un ordre nouveau, condamné sans retour,

Au gré des ennemis de mon destin arbitres,

Privé de tous mes biens, déchu de tous mes titres,

Arrêté dans ma toute, et dépouillé soudain

De ces marques d’honneur qui me rendaient si vain :

« Reprenez, dis-je alors, ces parures frivoles,

« De la faveur des Rois infidèles symboles.

« Ma dépouille appartient à qui peut s’en saisir,

« Et je plains seulement ceux qui vont en jouir.

Ainsi dans cet état abject et déplorable ;

Dans le triste appareil qui suit un grand coupable,

Sous ce vêtement vil, au malheur destiné,

Avec mes deux enfants dans l’exil entraîné,

Il m’a fallu six mois, prolongeant mes souffrances,

Traverser la longueur de ces déserts immenses.

Ma fille, succombant à de si durs travaux,

A trouvé dans la mort le terme de ses maux.

Ô d’un cœur paternel incurable blessure !

J’ai de mes propres mains creusé sa sépulture.

Quel changement ! avant le jour de mon malheur,

Elle était destinée à ce jeune Empereur ;

Et ma fille, attendue au trône de Russie,

Expire en un désert, à peine ensevelie !...

Et moi-même...

 

 

Scène V

 

MENZICOFF, VODEMAR, ALÉXAN

 

ALÉXAN.

Chargé d’un message important,

Un envoyé du Czar arrive en cet instant.

Chez Béring aussitôt il est allé descendre.

Nous ignorons encor ce qu’il faut en attendre ;

Mais deux femmes, dit-on, que l’on ne connaît pas,

Ont jusques dans ces lieux accompagné ses pas.

MENZICOFF, à Vodemar.

Voilà mon fils, voilà le seul bien qu’on me laisse.

D’un œil compatissant regarde sa jeunesse.

De trois lustres à peine il atteignait la fin :

On l’accable aujourd’hui de mon cruel destin.

Il n’a point partagé les fautes de son père.

VODEMAR.

Tu ne me parles point du destin de sa mère ?

MENZICOFF.

Que dis-tu ?

VODEMAR.

Devant moi tu craignais de rougir.

Ce souvenir t’accuse, et je t’en vois frémir.

Ah ! frémis encor plus : indignement trahie,

C’est peu que dans l’exil l’innocente Arzénie...

MENZICOFF.

Arzénie ! ah ! quel nom ta bouche a prononcé !

VODEMAR.

Un nom qui dans mon âme est à jamais tracé,

Non plus par cet amour qu’une longue disgrâce

A détruit dans mon cœur, et que le temps efface,

Mais par le souvenir amer et douloureux

Des affronts amassés sur mon fort malheureux.

Barbare, trop longtemps tu m’as pu méconnaître.

Sais-tu bien devant qui le sort te fait paraître ?

Vodemar, que jadis ton crédit fit bannir...

MENZICOFF.

Vodemar !

VODEMAR.

Son aspect suffit pour te punir.

Ose l’envisager ; reconnais ton ouvrage.

Souffrir et te haïr, fut seize ans mon partage.

Crois-tu que de tes maux le récit m’ait touché ?

Dans un cœur ennemi le tien s’est épanché.

Ma haine, si longtemps en ces déserts nourrie,

S’est soulevée encore au seul nom d’Arzénie.

En apprenant son sort, j’ai joui de tes pleurs :

La vengeance attentive écoutait tes douleurs.

Les Cieux à d’autres maux te réservent encore,

Puisqu’ils t’offrent ici le rival qui t’abhorre.

Il sort.

 

Scène VI

 

MENZICOFF, ALÉXAN

 

ALÉXAN.

Quoi ! ! faut--il dévorer cet outrage cruel !

MENZICOFF.

Ô mon fils ! mon cher fils ! écoutez-moi. Le Ciel,

Qui frappe sans pitié votre faible jeunesse,

Qui m’éleva jadis, et maintenant m’abaisse,

Peut du fond de l’abîme où vous semblez perdu,

Vous reporter au rang dont je suis descendu :

Souvenez-vous alors qu’en cette place auguste,

Celui qui pouvant tout, s’est permis d’être injuste,

A pour premier supplice, à l’instant du malheur,

La voix des opprimés et celle de son cœur.

Ils rentrent dans leur habitation.

 

 

АСТЕ II

 

 

Scène première

 

ARZÉNIE, SAMMIS, BÉRING

 

BÉRING.

Pardonnez ma surprise ; elle est bien légitime,

Madame ; eh ! qui croirait cet effort magnanime !

Quoi, d’un parjure époux l’innocente moitié

Montre pour un ingrat cette noble pitié !

Il n’en eut pas pour vous : ce bord inhabitable,

Cet exil trop affreux, même pour un coupable,

La plus pure vertu le choisit pour séjour !

Menzicoff a-t-il donc mérité tant d’amour ?

Le plus indigne prix paya votre tendresse ;

On vient de me l’apprendre ; et c’est vous, vous Princesse !...

ARZÉNIE.

Laissez un titre vain qui ne m’appartient plus

Supprimez ce respect.

BÉRING

On le doit aux vertus,

Madame ; rien ne peut vous ôter cet empire ;

C’est la seule grandeur qu’ou ne peut pas détruire.

C’est la vôtre, et partout vous en montrez l’éclat.

ARZÉNIE.

Je me borne à connaître, à sentir mon état.

BÉRING.

On l’honore dans vous ; oui, votre renommée.

Au fond de nos déserts a même été semée.

Le cri d’un peuple entier la portait jusqu’à nous.

On sait que le pouvoir qu’exerça votre époux,

Trop haï dans sa main, fut aimé dans la vôtre ;

Que l’une réparait les maux qu’avait faits l’autre ; 

Et que ce cœur, pour lui par l’amour prévenu,

Était son premier bien, s’il l’avait mieux connu.

Qu’il en a fait, hélas, un déplorable usage !

Et vous, de ses malheurs vous briguez le partage ?

Vous !

ARZÉNIE.

Il est mon époux.

BÉRING.

Il a brisé vos nœuds...

ARZÉNIE.

Brise-t-on des liens consacrés dans les Cieux ?

BÉRING.

La loi...

ARZÉNIE.

Je m’y soumets, même quand elle opprime.

On la rendit injuste, et j’en fus la victime.

On ne frappait que moi : j’obéis : aujourd’hui

Que Menzicoff tombé n’a que moi pour appui,

La loi de mon amour doit seule être invoquée ;

Où mon époux gémit, là ma place est marquée.

Il s’est ôté des droits qu’il dût conserver mieux ;

Mais je les lui rends tous, quand il est malheureux.

BÉRING.

Quoi ! lorsque de son cœur l’ingratitude extrême.

Peut...

ARZÉNIE.

Ménagez-le plus : c’est m’épargner moi-même.

J’ai seule, croyez-moi, le droit de le juger,

Et seule, je n’ai pas le droit de me venger.

Le peut-on, quand on aime ! Il faut que je le voie.

Toi, dans nos jours heureux, mon espoir et ma joie,

Mon fils, tu vas enfin reparaître à mes yeux !

BÉRING.

Madame, de bien près vous les suivez tous deux.

D’aujourd’hui seulement ils ont vu ce rivage.

ARZÉNIE.

Il est vrai, j’ai hâté mon pénible voyage.

Mon cœur en a souvent accusé la lenteur.

Peut-on porter trop-tôt des secours au malheur ?

De mon époux à peine on m’eut dit la disgrâce.

Maîtresse de mon sort, je volai sur sa trace.

Osterman fut mon guide : il porte en ce pays 

Un ordre de la Cour entre ses mains remis.

Nous avons traversé cette vaste contrée.

Avec lui dans Tobols hier je suis entrée.

Tobols s’entretenait de nos affreux revers.

On m’apprend que ma fille est morte en ces déserts,

Près de sa tombe, hélas ! j’aurai passé peut-être,

Sans que l’œil maternel ait pu la reconnaître !

La fidèle Sammis, compagne de mes pas,

S’attache à mon destin dans ces, tristes climats.

Puisse son zèle un jour trouver sa récompense !

Mon époux et mon fils sont en votre puissance.

De leur sort, s’il se peut, tempérez la rigueur.

Les voir moins malheureux, fera mon seul bonheur.

BÉRING.

Je puis bien peu, Madame, il ne vous faut rien taire.

Je remplis, je l’avoue, un triste ministère.

Ce n’est pas que ma place ait endurci mon cœur ;

Je sais qu’accoutumés à l’aspect du malheur,

Il est dans mon emploi des mortels inflexibles,

Qui se reprocheraient de se montrer sensibles,

Dont le cœur toujours dur, contre les pleurs armé,

Croit flatter le pouvoir en foulant l’opprimé.

Grâce au Ciel, je n’ai point leur cruauté tranquille ;

Mais aux ordres du Czar je dois être docile.

Par lui, de. Menzicoff le destin est réglé,

Et par vous seule ici peut être console.

Vous voyez devant vous l’asile qu’il habite.

Souffrez que je vous laisse : il faut que je m’acquitte

D’un important devoir, qu’en ce même moment,

De la part du Conseil, m’a prescrit Osterman.

Vous, Madame ; qu’amène un dévouement si tendre,

C’est de vous seule ici que vous devez dépendre.

Ce séjour n’est pas fait pour vos yeux ; mais du moins

Comptez sur les égards, les respects et les soins

Qu’on doit à votre sang, à votre caractère.

Vous êtes au moment où les grands de la terre,

Quand ils ont, comme vous, signalé des vertus,

Retrouvent dans les cœurs le pouvoir qu’ils n’ont plus.

 

 

Scène II

 

ARZÉNIE, SAMMIS

 

ARZÉNIE.

C’est donc là ; juste Ciel ! que l’on a pu conduire

Celui qui fut longtemps maître d’un vaste Empire,

Et qui crut sur le Trône être prêt à s’asseoir !

C’est là qu’après deux ans je devais le revoir !

Où vais-je ? quel accueil doit attendre Arzénie ?

La force m’abandonne, et mon âme est saisie.

SAMMIS.

C’est ici son séjour : venez.

ARZÉNIE.

Non, je ne puis.

Non, Sammis, laisse-moi rassurer mes esprits.

SAMMIS.

Je connais tous les maux de cette âme sensible ;

Je fais ce qu’elle craint ; mais est-il bien possible ?

Au milieu des douleurs que vous me confiez,

Madame, quoi ! c’est vous qui le justifiez !

Vous, qui m’avez tant dit qu’il était sans excuse.

ARZÉNIE.

Veux-tu que devant moi je souffre qu’on l’accuse ?

Va, crois-moi, des chagrins faibles et passagers,

Se montrent aisément à des yeux étrangers ;

Mais ce n’est qu’une main plus fidèle et plus sûre,

Qui d’un cœur déchiré peut toucher la blessure.

Toi seule as vu les maux renfermés dans le mien ;

Toi seule en mon exil me restais pour soutien.

SAMMIS.

Comment, lorsque la mort frappa l’Impératrice,

N’a-t-il pas réparé sa barbare injustice ?

Si quelque repentir eût entré dans son cœur...

ARZÉNIE.

Et voilà ce qui met le comble à ma douleur.

Suis-je de la mémoire à jamais effacée ?

Non, je ne soutiens pas cette affreuse pensée.

SAMMIS.

Et que pouvez-vous craindre, après un tel effort ?

Quand vous vous enchaînez aux rigueurs de son sort,

Peut-il ?...

ARZÉNIE.

Ah ! des grandeurs si l’orgueilleuse ivresse,

Dans son âme endurcie étouffa la tendresse ;

S’il a pu m’oublier, penses-tu qu’aujourd’hui

Je puisse recouvrer les droits que j’eus sur lui ?

Peut-être (j’en frémis, dans ce jour d’infortune,

Arzénie à ses yeux ne fera qu’importune.

Mon aspect peut l’aigrir, et sa confusion

N’y verra qu’un reproche, et non pas un pardon.

Interdit à ma vue, accablé de son crime,

Peut-être il n’osera regarder la victime.

Ah Dieu !...

SAMMIS.

Quoi ! vous pensez !

ARZÉNIE.

Que puis-je croire enfin,

Quand, depuis qu’il ligna ce divorce inhumain

Jamais de ses regrets le moindre témoignage

N’est venu consoler mon funeste veuvage ?

Oui, je suis dès longtemps loin de son souvenir !

SAMMIS.

Quoi ! ! vers lui, dans ce doute, avez-vous pu venir ?

Vous pouvez le chercher dans son exil horrible,

Et doutez qu’à vos soins il se montre sensible !

Et vous vous exposez à l’accueil offensant,

Le dernier des affronts pour ce cœur gémissant !

ARZÉNIE.

Un outrage de plus ne m’a point alarmée.

Va, la honte consiste à n’être plus aimée.

Voilà le vrai malheur, et le seul sans retour.

Ne vois-je pas quelqu’un sortir de ce séjour ?

Avec étonnement son œil me considère,

Je tremble... Ciel ! mon fils !

 

 

Scène III

 

ARZÉNIE, ALÉXAN, SAMMIS

 

ALÉXAN.

Est-il vrai ! vous, ma mère !

Vous ! est-il bien possible ? après tant de tourments,

Le Ciel daigne vous rendre à mes embrassements !

ARZÉNIE.

Mon fils !

ALÉXAN.

Ah ! je mourrai de joie et de tendresse.

Mais parmi les transports de cette douce ivresse,

Quelle triste pensée accable mes esprits !

Je vous retrouve enfin ; mais hélas ! à quel prix !

Faut-il !...

ARZÉNIE.

Ne trouble point le bonheur de ta mère.

Dans un pareil moment du moins que rien n’altère

Le tendre sentiment qui nous remplir tous deux :

Je te vois, je t’embrasse, il n’importe en quels lieux...

Je n’ose te parler de ton malheureux père.

ALÉXAN.

Vous aussi, venez-vous partager sa misère !

Et qu’avez-vous donc fait ? Pourquoi jusques sur vous

Nos oppresseurs ont-ils étendu leur courroux ?

Comment à cet exil vous ont-ils condamnée ?

ARZÉNIE.

C’est moi qui l’ai choisi, moi dont la destinée

Au sort de Menzicoff doit s’unir en tous lieux ;

Qui veux vivre ou mourir avec lui.

ALÉXAN.

Vous, ô Cieux !

Vous !...

ARZÉNIE.

Parlez-moi de lui ; calmez mes justes craintes,

Comment a-t-il du sort enduré les atteintes ?

En quel état est-il ?

ALÉXAN.

Contre lui courroucé,

Le sort, en le frappant, ne l’a point terrassé.

Il se soumet à tout, sans murmure et sans plainte ;

De la sérénité tout garde en lui l’empreinte.

ARZÉNIE.

Ah ! l’on a quelquefois, de soi-même vainqueur,

Le calme sur le front, et la mort dans le cœur.

ALÉXAN.

Vous même, pardonnez... de tant d’amour touchée,

Dans le sein maternel ma tendresse épanchée,

Ne peut en ce moment s’occuper que de vous.

Quel pouvoir inhumain vous sépara de nous ?

Qui donc put l’ordonner ? ah ! ce cruel outrage,

Sans-doute, de nos maux sur le premier présage.

Ô combien vos enfants vous ont donné de pleurs !

ARZÉNIE.

Leur bonheur eût du moins adouci mes douleurs.

Mais lorsque l’on m’apprit la fatale sentence,

Qui, sans nulle pitié pour l’âge et l’innocence,

Condamnait à l’exil, à la honte, aux travaux...

ALÉXAN.

Je n’avais pas connu les besoins et les maux,

Ces misères, hélas ! à ce point éloignées

Du bonheur qui flatta mes premières années.

J’ai pu les supporter ; mais la froide hauteur

Du coup d’œil dédaigneux jeté sur le malheur,

Mais tant d’abaissement, qui fuit tant de puissance,

Pour le jaloux vulgaire et spectacle et vengeance,

Ces outrages sanglants, ces affronts, ces rebuts,

Que prodigue le faible au grand qu’il ne craint plus,

Comment les dévorer ?

ARZÉNIE.

Si votre cœur murmure,

S’il se montre déjà di sensible à l’injure,

Qu’a donc souffert celui que la fortune, hélas !

Du faîte des grandeurs a fait tomber si bas !

Allons, que les secours qu’apporte ma tendresse ;

Soulagent les besoins dont le fardeau l’oppresse.

J’ai rassemblé, partant pour ces climats lointains,

Le peu que la fortune a laissé dans mes mains ;

Et quoiqu’en ces déserts la terre soit maudite,

L’or garde son pouvoir partout où l’homme habite.

J’en ai jusqu’à ce jour bien peu connu le prix ;

Pour la première fois enfin je le chéris :

Il peut de mon époux adoucir la misère...

Vous a-t-il quelquefois parlé de votre mère ?

ALÉXAN.

De la route avec moi trompant les longs ennuis,

Il a daigné souvent s’ouvrir avec son fils,

S’expliquer sans détour sur tout ce qui le touche...

Mais votre nom jamais n’est sorti de sa bouche.

Je lui vais annoncer le bonheur que les Cieux...

ARZÉNIE.

Non, ne lui dires point que je suis en ces lieux.

Pour votre mère ici montrez mieux votre zèle ;

Sachez quel sentiment il garde encor pour elle ;

Si sur lui ma tendresse aurait quelque pouvoir,

S’il serait, en un mot, heureux de me revoir.

Interrogez, mon fils, l’âme de votre père :

Cette âme devant vous ne pourra point se taire.

Avec quel autre enfin pourrait-il s’épancher ?

Chez Béring aussitôt revenez me chercher.

J’attendrai mon destin, vous viendrez me l’apprendre. 

ALÉXAN.

Qui peut vous arrêter ? et pourquoi donc suspendre ?...

ARZÉNIE.

J’ai mes raisons, mon fils : voulez-vous me servir ?

ALÉXAN.

Eh ! vous-même, sitôt voulez-vous me ravir

Cette unique douceur que le Ciel m’a rendue ?

Songez que si longtemps mon cœur vous a perdue !

Du poids de ses chagrins ce cœur trop surchargé,

Pour la première fois s’est senti soulagé.

Combien d’un tel moment il a goûté les charmes !

Laissez sur cette main tomber encor mes larmes.

Ma mère !... et savez-vous tout ce que j’ai souffert ?

Savez-vous que ma sœur, en cet affreux désert...

ARZÉNIE.

Ne rouvre point ; mon fils, ma blessure cruelle.

Je fais tout.

ALÉXAN.

Savez-vous que la main paternelle

De ma sœur, sous mes yeux, a creusé le tombeau ?

ARZÉNIE.

Épargne à ma douleur cet horrible tableau.

Songe à ce qui m’amène en cette solitude,

Aux tourments de l’attente et de l’inquiétude.

Dans ce cruel état ne me fais point languir,

Mon fils...

ALÉXAN.

Vous l’ordonnez... je vais vous obéir.

Quand tout, depuis six mois, m’accablé et me consume,

Cet instant est le seul passé sans amertume.

Le Ciel veut s’apaiser ; le Ciel qui nous punit,

Nous regarde en pitié, puisqu’il nous réunit.

 

 

Scène IV

 

ARZÉNIE, SAMMIS

 

SAMMIS.

Quel est votre dessein ? que pouvez-vous attendre !

ARZÉNIE.

Sur le cœur d’un époux s’il ne faut rien prétendre ;

Si ce cœur, désormais à mon amour fermé,

Sans peine à mon absence était accoutumé,

À partir à l’instant je suis déterminée.

J’irai finir ailleurs ma vie infortunée.

Dans les mains de mon fils je remettrai du moins

Ce que pour Menzicoff ont réservé mes soins,

Et soudain je retourné, à moi-même rendue

Sans lui rien reprocher, mourir loin de la vue.

SAMMIS.

Vous, mourir !

ARZÉNIE.

Mais, Sammis, quel est ce malheureux

Qui semble m’observer d’un regard curieux ?

 

 

Scène V

 

ARZÉNIE, VODEMAR, SAMMIS

 

VODEMAR, à part.

On ne me trompait point : oui, sans doute, c’est elle.

Arzénie !

ARZÉNIE.

Ah ! Sammis ! ô rencontre cruelle !

Je vois, je reconnais ce malheureux rival,

Lui de qui Menzicoff sur l’ennemi fatal,

Que mon époux perdit. Puis-je à ses yeux...

VODEMAR.

Madame,

Je vois à mon aspect se trouble de votre âme.

Vous craignez un reproche, et peut-être autrefois

J’aurais voulu, sur vous, défendre au moins mes droits.

L’inconstance du fort nous frappe l’un et l’autre.

Mais longtemps mon malheur à précédé lé vôtre ;

Et jusques dans sa chute un rival odieux,

D’un triomphe nouveau viens offenser mes yeux !

Partout il ne poursuit ! Béring vient de m’apprendre

Ce que, pour Menzicoff, vous daignez entreprendre,

Madame ; c’est beaucoup pour un traître, un ingrat...

ARZÉNIE.

Je pardonne la plainte à votre triste état ;

Elle vous est permise, et même à plus d’un titre.

Mais je ne vous crois pas de mes devoirs arbitre.

Vous n’êtes pas non plus juge de mon époux.

Choisi par mes parents, il l’emporta sur vous ; 

Et Menzicoff alors, s’il eût daigné m’en croire,

À cette préférence eût borné sa victoire.

Sans vouloir cependant à vos yeux l’excuser,

Dans quel lieu, devant qui venez-vous l’accuser ?

Quel temps pour le reproche, hélas ! et pour les haines !

Dans ce séjour affreux des misères humaines,

Dans ce désert funeste, où la voix des malheurs

Instruit si bien l’orgueil du néant des grandeurs ;

De tant d’infortunés qu’un même sort accable

Celui qui hait le plus, est le plus misérable.

 

 

Scène VI

 

VODEMAR, seul

 

C’est moi, je le sens trop ; elle a lu dans mon cœur.

Ce moment, cet aspect ont aigri ma fureur.

Faut-il que d’un rival l’ascendant exécrable,

Tout abaissé qu’il est, et m’insulte et m’accable !

Sur ces bords détestés si longtemps retenu,

D’un malheureux banni nul ne s’est souvenu ;

Et pour lui l’on fait tout, et tout se sacrifie !...

Ce n’est pas cependant qu’en voyant Arzénie,

L’amour que j’eus pour elle ait pu se ranimer ;

Je suis trop malheureux : je ne puis plus aimer.

Mais st le Ciel du moins permettait à ma rage

De troubler, de détruire un bonheur qui m’outrage !

Et si, de la victoire empoisonnant les fruits,

Je le rendais à plaindre autant que je le suis !...

Jadis l’ambition, la gloire et la tendresse

Se partageaient mon cœur en proie à leur ivresse.

Ce cœur, des passions était l’ardent foyer ;

Mais la haine aujourd’hui l’a rempli tout entier.

Ah ! que pour Menzicoff je la sens redoublée !

 

 

Scène VII

 

VODEMAR, BÉRING, GARDES

 

BÉRING, une Lettre à la main.

De ces lieux sur mes pas la garde rassemblée,

Vient offrir ses respects au nouveau Gouverneur

Qu’a dans la Sibérie établi l’Empereur.

VODEMAR.

Qui ? moi !

BÉRING, lui donnant la Lettre.

Vous l’apprendrez en ouvrant cette Lettre.

Au Conseil de Tobols le Czar a fait remettre

L’ordre qu’en ce jour même Osterman m’a rendu.

Dans les murs de Tobols vous êtes attendu.

Osterman, dépuré par le jeune Monarque,

De votre dignité vous apporte la marque.

Commandez en ces lieux jusqu’à votre départ.

Gardes, qu’on prenne en tout l’ordre de Vodemar.

 

 

Scène VIII

 

VODEMAR, GARDES

 

Le sort semble, il est vrai, réparer mon outrage :

Du vieux d’Olgorouki je reconnais l’ouvrage ;

Lui seul de son ami finit l’oppression.

De l’état où je suis, de tant d’abjection,

À ce brillant degré d’honneur et de puissance,

Sans doute, je l’avoue, il est quelque distance.

Même un autre que moi pourrait s’en éblouir.

Ce cœur trop ulcéré ne peut plus en jouir.

Ce haut rang, après tout, malgré tout son vain lustre ;

M’éloignant de la Cour, n’est qu’un exil illustre ;

Et vieillir dans ces lieux, régner sur des déserts,

Est-ce assez pour payer les maux que j’ai soufferts ?

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MENZICOFF, ALÉXAN

 

MENZICOFF.

Oui, je sais quel pouvoir l’Empereur lui confie : 

Je l’apprends sans effroi, je le vois sans envie.

Le Conseil de Tobols vient, pour comble d’honneur,

Chercher jusqu’en ce lieu le nouveau Gouverneur ;

Et de sa dignité l’éclat s’augmente encore

Du nom de Vice-Roi, dont le Czar le décore,

Sa dépouille jadis a passé dans mes mains :

Je vois avec plaisir que de meilleurs destins

Éloignent un rival dont je craignais l’approche,

Et dont le seul aspect me semblait un reproche.

Qu’il jouisse du rang qu’on lui vient d’accorder :

Qui souffrit si longtemps doit savoir commander.

ALÉXAN.

Souvent un long malheur n’instruit qu’à la vengeance,

Il vous hait.

MENZICOFF.

Il le doit.

ALÉXAN.

Sa nouvelle puissance

Armera cette haine, et je crains tout de lui...

Mais sur un autre objet souffrez-vous qu’aujourd’hui,

Pour la première fois, j’interroge mon père ?

Permettez-vous qu’un fils vous parle de sa mère ?

MENZICOFF.

De ta mère !... ah ! pourquoi ?...

ALÉXAN.

Je dois être étonné

Que vous gardiez sur elle un silence obstiné,

Je forçais de l’enfance, et pourtant sa disgrâce

A laissé dans mon âme une profonde trace.

Il ne m’appartient pas d’être juge entre vous ;

Mais c’est ma mère enfin : vous fûtes son époux...

Vous gémissez ! la loi rompit votre hyménéen.

Mais votre cœur enfin l’avait-il condamnée ?

Et ce cœur, qui s’est tu sur ce grand intérêt,

Veut-il toujours au mien dérober ce secret ?

MENZICOFF.

Non ; quoiqu’en rougissant, je m’en vais te répondre.

Cet entretien, sans doute, a de quoi me confondre.

Je le dois à mon fils : sans rien dissimuler,

L’âme de Menzicoff consent à te parler.

Tu sauras mes erreurs et leur source funeste,

Et l’éternel remords, le seul fruit qui m’en reste.

Je te dois avouer l’inestimable prix

Que je mis aux grandeurs dont héritait mon fils.

Quel sacrifice ! ô Ciel ! et combien je l’expie !

Si j’ai craint devant toi de parler d’Arzénie,

Ah ! c’est qu’à ce seul nom, mon âme avec terreur,

De son plus grand forfait se rappelle l’horreur,

Ce nom si longtemps cher, qui maintenant m’effraye,

Fait saigner de mon cœur la plus sensible plaie.

Tantôt, quand Vodemar est venu la rouvrir,

Non, tu ne conçois pas ce qu’il m’a fait souffrir.

Ô ! de l’ambition fatale tyrannie !

En la sacrifiant, j’adorais Arzénie.

Près d’elle j’ai trouvé ces secrètes douceurs,

Qui remplissent souvent le vide des honneurs.

Je venais déposer dans un commerce aimable,

Ce poids des grands emplois qui souvent nous accable.

Combien de fois, (hélas ! il m’en souvient toujours)

Las de ce joug brillant, imposé sur mes jours,

Traînant autour de moi les soins, les défiances,

Poursuivi de soupçons, entouré de vengeances,

Craignant des ennemis qui m’assiégeaient partout,

Craignant même le Maître à qui j’immolais tout,

J’allais voir Arzénie, et sa grâce touchante

Répandait dans mon âme une paix consolante ;

Son amour me rendait un moment de bonheur ;

Et l’orage, à sa voix, se taisait dans mon cœur.

ALÉXAN.

Comment renonciez-vous à cette chaîne heureuse ?

MENZICOFF.

Que ne peut du pouvoir la soif impérieuse !

Je ne m’excuse point ; mais songe au moins, mon fils ;

Quel avenir brillait à mes yeux éblouis ;

Quel chemin, de la fange où je pris la naissance,

Jusqu’au rang dont j’osai concevoir l’espérance ;

Et quel champ de lauriers je crus voir devant moi.

Près du Trône placé, je n’eus dans mon emploi

Rien qu’une autorité subalterne et précaire ;

Il faut pour la garder une éternelle guerre :

L’on tourne malgré foi contre ses ennemis,

Les soins et les talents qu’on doit à son pays.

De mes fautes, hélas ! telle fut l’origine.

Contre des concurrents ligués pour ma ruine,

J’armai tout le crédit entre mes mains remis,

Et pour ne pas tomber, tout me parut permis,

Le Prince à ces dangers ne se voit point en butte :

Il parle, on obéit ; il veut, on exécute ;

Et d’un génie heureux si les Cieux l’ont orné,

Dans son brillant essor il n’est jamais borné.

J’embrassais dans le mien une carrière immense.

Possesseur une fois de la toute-puissance,

Jusqu’au grand nom du Czar je voulais m’élever,

Et ce qu’il commença, je voulais l’achever.

Que n’eût point fait, grand Dieu ! sous l’œil de mon génie,

De ce peuple naissant la première énergie ;

Ce peuple qui se croit sous la garde du sort,

Et s’avance sans crainte au-devant de la mort ;

Cette terre du nord en héros si féconde,

Qui toujours enfanta les conquérants du monde !

Je voulais, menaçant les murs de Constantin,

Maître des bords d’Asoph, dominer sur l’Euxin ;

De-là faire trembler le Bosphore barbare,

Et contre l’Ottoman déchaîner le Tartare ;

Sur tout venger du Pruth l’affront encor récent.

Le Danube, couvert des débris du Croissant,

Eût sous un joug nouveau roulé ses eaux captives ;

Byzance même eût vu nos vaisseaux sur ses rives,

Insulter l’Hellespont de la honte indigné,

Et fouler en vainqueurs l’Archipel étonné.

Alors si quelque cache eût flétri ma mémoire,

Mes fautes se couvraient de l’éclat de ma gloire.

J’ai perdu tous mes droits sur la postérité,

Et c’est à tous mes maux un malheur ajouté ;

C’est ce que dans la chute un ministre regrette :

Il porte dans son cœur, au fond de la retraite,

Ses veux, sa politique et ses desseins trompés,

Les ressorts des États à ses mains échappés.

C’est ainsi qu’à mes sens quelquefois retracées,

De mon ambition les trompeuses pensées,

Des rêves de la gloire agitent mon sommeil :

La honte et les remords m’attendent au réveil.

ALÉXAN.

Dans ces nobles projets je reconnais votre âme ;

Le pardon que pour vous tant de grandeur réclame ;

Votre cœur cependant ne se l’est point donné ?

MENZICOFF.

Non, mon destin dès lors était empoisonné.

L’effort qu’il m’en coûtait, la perce d’Arzénie,

D’un voile de douleur enveloppa ma vie.

Mon secret repentir démentait mes flatteurs,

Et je me jugeai vil au faîte des honneurs.

Jusques-là, des remords la révolte importune

N’avait pu me troubler au sein de ma fortune.

Alors je ressentis leur aiguillon vengeur ;

Mes crimes oubliés rentrèrent dans mon cœur.

Tout semblait présager ma chute et mon supplice :

Présages trop certains, hélas ! l’Impératrice,

Dont je crus vainement partager le pouvoir,

Dans la tombe avec elle emporta mon espoir.

ALÉXAN.

Et loin de rappeler une épouse fidèle...

MENZICOFF.

Trop fatal embarras d’une âme criminelle !

Et comment renouer, après un tel éclat,

Des nœuds que j’osai rompre aux yeux de tout l’État ?

Comment oser paraître aux regards d’Arzénie ?

Il semblait que depuis que je l’avais bannie,

J’eusse oublié ses maux, loin de les adoucir ;

Que contre elle mon cœur cherchât à s’endurcir.

Que dis-je ? un nouveau règne, une Cour orageuse ;

Et l’enfance du Prince, et sa faveur douteuse,

D’abord à d’autres soins tournèrent mes esprits.

Enfin, lorsqu’à ta sœur son hymen fut promis,

De ce crédit si grand la flatteuse apparence,

À mon cœur incertain rendit la confiance.

À mes ordres soumis, c’est peu que le Sénat

Déjà de mes enfants eût assuré l’état ;

J’allais, venger enfin les droits de l’innocence ;

Et dût un peuple entier m’accuser d’inconstance,

J’étais sûr que le Czar allait m’autoriser

À reprendre un lien qu’on m’avait vu briser.

Mon âme impatiente appelait Arzénie.

Là, du Ciel trop longtemps la vengeance assoupie,

À son réveil terrible allait me foudroyer ;

Je sentais tout mon crime, et ne pus l’expier.

L’heure du repentir était trop tard venue.

Tu devais à mes vœux n’être jamais rendue,

Épouse infortunée ! hélas ! et ton amour

Ne dût pas profiter d’un si juste retour !

Je ne demande point à ce Ciel que j’implore,

L’inespéré bonheur de te revoir encore.

Dans ces déserts du moins si mes regrets perdus,

De ton cœur une fois pouvaient être entendus !

Mais non, loin de tes yeux il faudra que je meure ;

Tu ne sauras jamais que ton époux te pleure.

Ma voix en expirant réclamera ta foi,

Et mon dernier soupir n’ira pas jusqu’à toi.

ALÉXAN.

Qui fait ce que le Ciel vous réserve ?... mon père !...

Ah ! peut-être... ainsi donc votre épouse, ma mère,

A conservé sa place au fond de votre cœur !

Malgré tous ses affronts, malgré tout son malheur ;

Elle-même sans doute, hélas ! vous aime encore.

MENZICOFF.

Que dis-tu ? m’aimer ! elle ! ah ? si son cœur m’abhorre,

Il rend justice au mien qui l’a sacrifié.

Le dernier de mes vœux est d’en être oublié.

ALÉXAN.

Elle, vous oublier ! vous haïr ! Arzénie !

À part.

Si vous saviez... bientôt... Non, mon âme ravie

Ne peut plus contenir ce secret renfermé.

Haut.

Non, jamais votre fils ne vous a tant aimé.

Combien il a joui de ce qu’il vient d’entendre !

Ma joie en votre sein se plait à se répandre,

À part.

Je vous quitte, et reviens. Elle attend mon retour ;

Chaque instant que je perds, je l’ôte à son amour. >

 

 

Scène II

 

MENZICOFF, seul

 

Quel est donc ce transport que je ne puis comprendre ?

Tout plein d’un sentiment et si vif et si tendre,

Il me laisse, il s’échappe. Où va-t-il ? quel espoir,

Dans les discours confus, m’a-t-il fait entrevoir ?

Qu’il paraissait touché de mon remords sincère,

De l’amour que mon cœur garde encore à sa mère !

Ah ! de cet âge heureux que rien n’a corrompu,

Les premiers mouvements sont tous pour la vertu.

Il vient...

 

 

Scène III

 

MENZICOFF, ARZÉNIE, ALÉXAN

 

ARZÉNIE, entrant, avec précipitation.

C’en est assez pour cette âme enflammée ;

Je mourrai dans les bras, puisque je suis aimée. 

Avançant vers Menzicoff. 

Cher époux !...

MENZICOFF.

Juste Ciel !

ARZÉNIE, retombant dans les bras Aléxan.

Tous mes sens sont saisis,

Et mes pas chancelants... Soutenez-moi, mon fils.

MENZICOFF.

Arzénie ! est-il vrai ?

ALÉXAN.

Jouissez, ô mon père ;

Du prix de vos remords : c’est elle, c’est ma mère,

Que sa seule tendresse a conduite en ces lieux.

MENZICOFF.

Quoi ! c’est pour moi !... qu’entends-je ! est-il possible ? ô Cieux !

ARZÉNIE.

Oui, tu me connais mal, si tu doutes encore.

L’époux qui m’a trahie, et que toujours j’adore,

Sur les pas à jamais m’enchaîne et me conduit ;

La haine ici c’exile, et mon amour t’y fuit.

De nos biens envahis je t’apporte les restes ;

Je partage ton sort dans ces déserts funestes ;

Et si ton cœur me rend ce qu’il m’avait ôté,

S’il se repent, s’il m’aime, il a tout mérité.

MENZICOFF.

D’attraits et de vertus modèle auguste et rare ;

Ton oppresseur ingrat, ton ennemi barbare,

L’auteur de tant d’affronts qu’il n’a point expiés,

Et-il digne en effet de tomber à tes pieds ; 

Il se jette à ses genoux. Arzénie veut le relever.

Laisse-moi devant toi baisser des yeux coupables,

Arroser de mes pleurs tes traces respectables.

Oui, ce triste séjour par tes pas honoré,

Ce lieu devient un temple, et tu l’as consacré.

Daignes du repentir y’recevoir les larmes.

ARZÉNIE.

Lève-toi, Menzicoff : ne trouble point les charmes,

Les douceurs d’un moment qui passe mon espoir.

MENZICOFF.

Quoi ! tu peux oublier un attentat si noir !

Tu peux envisager ce traître, ce parjure,

Sans que le souvenir de ton horrible injure

Soulève tous tes sens, et rappelle le jour... 

ARZÉNIE.

Ah ! tu ne connais pas tout ce que peut l’amour,

Comme il jouit des pleurs que le remords lui donne,

Combien il est heureux au moment qu’il pardonne !

Éloigne un souvenir dont je te vois confus.

Tu gémis de mes maux : je ne m’en souviens plus.

Sans ces égarements que ta douleur déplore,

Tu n’aurais su jamais à quel point je t’adore ;

Tu n’aurais pas sur moi connu tout ton pouvoir.

MENZICOFF.

Ah ! je croyais ici mourir sans te revoir.

Mais ne crois pas pourtant, femme trop magnanime,

Qu’une seconde fois te prenant pour victime,

De ta propre vertu j’abuse contre toi.

Je t’ai revue, hélas ! c’est déjà trop pour moi,

Trop pour un malheureux dont le destin t’opprime,

Tu m’as plus que jamais fait sentir tout mon crime.

Mon châtiment sur toi serait-il étendu ?

Mon fort est de pleurer le bien que j’ai perdu,

De voir dans ces déserts la nature irritée,

Se conformer au deuil d’une âme tourmentée.

Mais toi, pourquoi veux-tu vivre dans ce séjour ?

Accoutumée au luxe, aux plaisirs d’une Cour,

À tout l’éclat qui suit le rang et l’opulence,

Peux-tu de ces climats soutenir l’inclémence ?

ARZÉNIE.

Qui ? moi !

MENZICOFF.

Quitte, crois-moi, ces lieux infortunés ;

Remporte les présents que tu m’as destinés ;

Qu’ils soulagent ton sort dans un plus doux asile ;

Ils sont contre mes maux un secours inutile.

Mes maux sont dans mon cœur : rien ne peut les guérir.

ARZÉNIE.

Cruel, que me dis-tu ? Moi ! je pourrais souffrir

Que sans moi Menzicoff...

MENZICOFF.

Consulte un fils qui t’aime.

Ton fils à cet effort s’opposerait lui-même. r

Il fait trop...

ALÉXAN.

Se peut-il qu’un devoir si cruel

S’oppose à ce bonheur que nous rendait le ciel !

À Arzénie.

Hélas ! votre présence à tous deux est si chère !

Cependant, je l’avoue ; il est trop vrai : mon père,

Par l’amour averti, peut redouter pour vous

Les horreurs d’un séjour, affreux même pour nous.

Il peut, épouvanté de ce lieu si sauvage...

ARZÉNIE.

J’ai souffert l’abandon, l’injustice et l’outrage,

Et j’ai vécu pourtant ; ma force a résisté

À ce dernier excès de la calamité.

J’ai bien pu, sans mourir, perdre ce que j’adore.

Je puis tout supporter, puisque je vis encore,

Mais, dis-moi, Menzicoff m’aime-t-il en effet ?

MENZICOFF.

Peut-être étais-je indigne, après un tel forfait,

De mêler aux remords dont la voix me tourmente,

De ce pur sentiment la tendresse innocente.

Mais quand l’ambition m’avait tant égaré,

Alors que de ce cœur, à ses erreurs livré,

La vertu pour jamais semblait être bannie,

Je crus la retrouver en aimant Arzénie ;

Et si l’amour lui seul pouvait tout expier ;

Près de toi, près d’un fils, et loin du monde entier

S’il fallait... 

ARZÉNIE.

Tu peux tout, oui, tu peux tout pour elle.

Non, ce n’est point assez qu’à ses liens fidèle,

Jusques dans ces climats elle ait pu te chercher,

Qu’elle veuille ici même à ton sort s’attacher ;

Que la honte où deux ans elle se vit livrée,

Dans ton cœur, dans le sien ; soit enfin réparée ;

Elle doit l’être encore aux yeux de l’univers.

On viola des nœuds à tous deux longtemps chers ;

Il faut les resserrer, et de notre hyménée

Consacrer de nouveau la chaîne profanée.

Ah ! cet hymen, garant de nos premiers amours

Fut jadis un triomphe offert à mes beaux jours ;

L’appareil du pouvoir en relevait la fête. :

Aujourd’hui que sur nous la disgrâce s’arrête

Viens, un temple rustique élevé dans ces lieux,

Asile obscur, ouvert à quelques malheureux,

Recevra de nos cœurs les promesses dernières,

Et sa simplicité convient à nos misères.

Nos veux plairont au Ciel qui nous à regardés ;

Et prononcés sans faste, ils seront mieux gardés.

Voilà l’ambition qui m’enflamme et me guide.

Ne trompe point l’espoir où mon bonheur réside,

Et laisse désormais son épouse et ton fils

Se partager le poids de tes maux adoucis.

L’infortune, crois-moi, ne m’est plus étrangère ;

Mon amour m’en rendra la charge plus légère.

Je trouverai du moins ce charme en nos malheurs,

De prodiguer pour toi des soins consolateurs,

D’écarter les chagrins de ton âme affligée,

De te faire oublier que tu m’as outragée.

MENZICOFF.

Où suis-je ? Quel attrait, quel pouvoir inconnu

S’empare en un moment de mon cœur éperdu !

De ce cœur transporté souveraine maîtresse,

Ô ! comment t’exprimer le plaisir et l’ivresse

Que tu fais succéder à mon état affreux !

Qu’il est doux d’être aimé quand on est malheureux !

Le voile tombe enfin : l’erreur est dissipée.

Ah ! grand Dieu ! que longtemps mon âme fut trompée !

Qu’elle s’est égarée en cherchant le bonheur !

Non, le pouvoir, la Cour, la gloire, la faveur,

Rien, pas même le Trône où l’on m’a vu prétendre,

Rien ne vaut ce moment où je viens de t’entendre.

Oui, tout est oublié, ma chute, mes revers ;

Tu viens autour de moi d’enchanter les déserts.

Mon âme à ton amour est toute entière ouverte ;

Et j’ai pu des honneurs tant regretter la perte !

Ah ! lorsque de son rang Menzicoff descendit,

Qui l’eût cru qu’en ces lieux le bonheur l’attendit ?

Mon cœur le trouve enfin ; il nage dans la joie.

Que du fort contre moi-la rigueur se déploie ;

Dans tes bras, dans ton sein, je brave tous ses traits

C’est-là que le malheur ne m’atteindra jamais.

ALÉXAN.

Ô ! que pour votre fils ces transports ont de charmes !

Que je chéris les pleurs que je mêle à vos larmes !

Mais Béring vient à nous : il paraît consterné.

 

 

Scène IV

 

MENZICOFF, ARZÉNIE, ALÉXAN, BÉRING, GARDES

 

BÉRING, à Arzénie.

Je remplis à regret l’ordre qu’on m’a donné.

Quelque triste qu’il soit, je ne saurais l’enfreindre ;

Et puisse-t-il pour vous être le seul à craindre !

J’ignore à Vodemar ce qui peut l’inspirer ;

Mais, Madame, de vous il se veut assurer.

Il faut suivre mes pas.

ARZÉNIE.

Je reste anéantie.

MENZICOFF.

La foudre m’a frappé.

ALÉXAN.

Je frémis.

MENZICOFF.

Arzénie !

ARZÉNIE.

Que prétend Vodemar ? D’où vient qu’il me poursuit ?

BÉRING.

De ses raisons, Madame, il ne m’a point instruit ;

Mais lui-même avec vous va s’expliquer sans doute.

ARZÉNIE.

Allons, il faut céder... Allons, quoi qu’il en coûte.

MENZICOFF.

Je te retrouve à peine, et déjà je te perds,

Chère Arzénie ! Eh ! quoi !...

ARZÉNIE.

Va, ce nouveau revers,

De nos jours agités est le dernier orage :

Il sera passager ; compte sur mon courage.

ALÉXAN.

Ma mère !...

ARZÉNIE, à tous les deux.

Adieu, mon fils ; ne craignez rien pour moi.

À Menzicoff.

Je cesserai de vivre, ou je vivrai pour toi.

 

 

Scène V

 

MENZICOFF, ALÉXAN

 

MENZICOFF.

Où vont-ils l’entraîner ? Sa haine envenimée,

Tu l’avais trop prévu, contre nous s’est armée.

Il veut me l’arracher... Va le trouver, mon fils.

Il ne peut te compter parmi ses ennemis.

Jamais tu n’as blessé ce cœur impitoyable ;

De son abaissement tu ne fus point coupable.

Mon nom fait ton seul crime, il est trop expié,

Et ton âge a le droit d’inspirer la pitié.

Va le trouver, fais-toi cet effort nécessaire ;

Ne rougis point, mon fils, de prier pour ton père.

Dis-lui : « Ce n’est pas moi que vous devez haïr.

« Je ne vous ôtai rien : vous m’allez tout ravir.

« D’un jeune infortuné recevez la prière.

« Ayez pitié d’un fils qui demande sa mère. »

Ah ! je vois tous tes sens de honte humiliés ;

Je ne t’élevai pas pour tomber à ses pieds.

Mais n’importe, il le faut, et c’est toi que j’implore.

ALÉXAN.

C’est s’abaisser en vain : ce cœur qui vous abhorre,

Pourra-t-il, à ma voix, se laisser attendrir ?

Le barbare ! il jouit quand il vous voit souffrir.

Il frémit qu’Arzénie à vos veux soit rendue.

MENZICOFF.

Je ne puis désormais vivre loin de sa vue.

Va, près d’elle du moins demande d’être admis.

Peut-on lui refuser l’entretien de son fils ?

Sache ce qui sur nous attire cet orage ;

Ce que veut Vodemar, ce que prétend sa rage.

Je veux revoir Béring : Béring commande ici ;

Peut-être par ses soins je puis être éclairci.

Nous avons cru dans lui voir une âme sensible :

Il faut sortir enfin de ce tourment horrible.

Joints tes efforts aux miens : ce dernier coup du sort,

S’il n’est pas repoussé, ce coup porte la mort.

Tous deux sortent ensemble.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MENZICOFF, BÉRING

 

MENZICOFF.

Cruel ! que m’as-tu dit ! quoi ! je l’aurais perdue !

Arzénie à Tobols doit être retenue !

Et de quel droit enfin ? Qu’a-t-elle fait ? Pourquoi

La frappe-t-il des traits qu’il dirigeait sur moi ?

Peut-il impunément opprimer l’innocence ?

BÉRING.

Il allègue du moins, avec quelque apparence,

Qu’elle n’a pu jamais, sans l’ordre de la Cour,

Se rendre près de toi dans ce fatal séjour,

Ni suivre, quelque amour qui dans ses lieux l’appelle,

Les destins d’un banni qui n’est plus rien pour elle.

Attendant que le Czar en ait pu décider,

Vodemar, dans Tobols, a droit de la garder.

Tu ne peux ignorer qu’il est ici son juge.

MENZICOFF.

Ah ! dis son ravisseur. Il n’est plus de refuge,

C’en est fait : sans, retour nos vœux sont confondus,

Et de mon désespoir les cris feront perdus.

Où demander justice ? à qui me faire entendre ?

Et de mes ennemis ai-je droit d’en attendre ?

Non, ma voix vainement ose la réclamer...

Je ne respirais plus, hélas ! que pour l’aimer. 

Elle me rendait tout : je perds tout avec elle :

On déchire ce cœur qui crie et la rappelle,

Je demeure abattu sous un bras oppresseur.

Puisse du moins un jour, puisse le Ciel vengeur !...

Mais, quels souhaits former contre cette âme dure ?

Connaîtra-t-il jamais les tourments que j’endure ?

Jamais les mêmes coups frapperont-ils son cœur ?

Il faut tout mon amour pour sentir mon malheur. 

BÉRING.

À de pareils transports j’ai peine à reconnaître.

Qui ! toi ! jusqu’à ce jour de tes sens toujours maître !...

MENZICOFF.

Je n’avais rien connu, rien souffert, non... Ô Cieux !

C’est de ce seul moment que je suis malheureux.

Les pertes de l’orgueil, après tout, sont légères :

On peut les oublier ; mais ces larmes amères,

Ces pleurs du désespoir, ce sang que la douleur

Fait couler lentement des blessures du cœur,

Voilà, voilà mon sort en perdant Arzénie.

Je ne céderai point à tant de tyrannie.

Au Conseil de Tobols j’irai me présenter.

BÉRING.

Et qu’en espères-tu ? Peux-tu bien te flatter

Que contre Vodemar il prenne sa défense ?

Ce n’est pas qu’à Tobols on aime la puissance.

Le Conseil est blessé que le jeune Empereur

Air tiré de l’exil leur nouveau Gouverneur.

On hait de Vodemar la dureté farouche.

Mais d’ailleurs, penses-tu que ta plainte les touche ?

MENZICOFF.

À Vodemar lui-même il faut donc m’adresser !

BÉRING.

Vodemar vers ces lieux est prêt à s’avancer

Au-devant du Conseil qui vient lui rendre hommage.

Il va venir : tu peux l’attendre à son passage.

Mais garde à ton courroux de te trop emporter.

Souviens-toi qu’il peut tout, qu’il le faut redouter.

Songe, quoique ton fort soit déjà trop à plaindre,

Qu’avec tant de pouvoir, tant de haine est à craindre.

 

 

Scène II

 

MENZICOFF, seul

 

Je n’en ressens que trop les effets inhumains,

Quoi ! laisser Arzénie en ses barbares mains !

Mon fils vient. Il paraît dans un désordre horrible.

 

 

Scène IIΙ

 

MENZICOFF, ALÉXAN

 

MENZICOFF.

Eh ! bien, parle ; as-tu vu ce tyran inflexible ;

As-tu pu l’aborder ?

ALÉXAN.

Mon père !... Oui, je l’ai vu.

Dieu ! qu’il m’en a coûté ! mais vous l’avez voulu.

J’ai paru devant lui. Quel abord ! quel supplice !

Je ne vous fis jamais un plus grand sacrifice.

Ma voix était tremblante, et mes regards baissés ;

Tous mes sens frémissaient, de douleur oppresses ;

Et si du moins l’aspect de ma mère attendrie,

De ce tigre avec moi conjurant la furie,

N’eût ranimé mes sens de ma honte effrayés,

Peut-être que j’allais expirer à ses pieds.

Jusqu’à le supplies enfin j’ai pu descendre.

Il repoussait ma plainte ; et sans daigner m’entendre,

Lançait sur Arzénie ; un regard plein d’horreur.

Non, jamais la vengeance et la sombre fureur

N’ont gravé sur un front un plus noir caractère.

De reproches sanglants il accablait ma mère.

Son courroux redoublait, surtout en vous nommant.

Elle a pâli d’effroi : j’ai cru voir le moment,

Qu’elle allait succomber à ses vives alarmes :

Votre fils dans ses bras s’est jeté tout en larmes.

Le barbare ! bien loin de s’en laisser toucher,

 Sans pitié, de ses bras il m’a fait arracher,

En m’annonçant enfin, d’une voix absolue,

Qu’il fallait pour jamais renoncer à la vue.

Je suis sorti la rage et la mort dans le sein.

MENZICOFF.

Ô mon fils !

ALÉXAN.

Quelque temps j’ai marché sans dessein,

Dans mon cœur déchiré remportant mes outrages.

Je me suis arrêté vers ces rochers sauvages,

Qui hérissent au loin les rives de l’Yrtis.

Je pleurais, immobile et sur la pierre assis.

Un soldat a passé : mes plaintes gémissantes,

Mon visage baigné de mes larmes brûlantes,

Et ma jeunesse enfin, et la compassion,

Semblaient ouvrir son âme à mon affliction,

Il m’a, dans mes chagrins, offert son assistance.

Je m’écrie à ce mot, et plein de ma vengeance,

Je fais briller soudain à ses yeux éblouis,

 L’or qu’aujourd’hui ma mère en mes mains a remis ;

Et d’un seul sentiment l’âme toujours frappée :

« Prends cet or, ai-je dit, donne-moi ton épée. »

Surpris de ce transport, il m’interroge ; et moi,

Ne pouvant soupçonner la pitié ni la foi,

J’ai conté mes malheurs ; et s’il servait mon père,

J’ai promis à ses vœux un plus riche salaire ;

Que s’il nous arrachait de ce lieu détesté,

Il ne connaîtrait plus la triste pauvreté.

Il promet tout ; il joint son zèle à ma furie.

Cette nuit chez Béring, où l’on garde Arzénie,

Ce Soldat veille seul ; il peut nous la livrer,

Que dis-je ? chez Béring il peut me faire entrer,

Oui, jusqu’à Vodemar il conduira ma rage,

Il montre une épée cachée sous ses habits.

Et ce fer dans son sang lavera mon outrage.

Je fais que le succès peut tromper mon effort ;

Mais je puis, sans pâlir, envisager la mort.

Osons tout. Ce Soldat, jusqu’aux Hordes Tartares,

S’offre à guider nos pas. On dit que ces Barbares,

Malgré leur brigandage et leur férocité,

Ont conservé les lois de l’hospitalité ;

Et ce triste refuge est préférable encore

À ce joug accablant du tyran que j’abhorre.

MENZICOFF.

Veillez sur lui, grand Dieu ! Dieu ! ne punissez pas

Ce cœur ardent et fier, et trop sensible, hélas !

Ton courage te trompe et ta fureur t’égare !

Mon cher fils ; comme toi je déteste un barbare,

Un féroce ennemi, de qui la lâcheté

Outrage la faiblesse et la calamité.

Mais veux-tu qu’approuvant une fougue imprudente,

J’engage en ces dangers ta jeunesse innocente ?

Ton courage me charme, il m’effraie encor plus.

Ah ! si tous mes efforts deviennent superflus,

Je puis tout hasarder dans mon malheur extrême ;

Mais du moins je ne veux exposer que moi-même.

Faut-il descendre ici du faîte du pouvoir,

À ces obscurs complots, enfants du désespoir !

Serait-ce donc ainsi qu’il faut finir ma vie ?

Ah ! que la tienne au moins si justement chérie,

Ne c’expose jamais... Si l’on t’allait trahit !

Si ce fer dans tes mains !... ah ! tout me fait frémir.

Ce Soldat... Mais que vois-je ?...

 

 

Scène IV

 

MENZICOFF, ALÉXAN, ARZÉNIE, DEUX GARDES

 

MENZICOFF.

Ô ma chère Arzénie !

Je te revois encor ! me feras-tu ravie ?

Toi...

ARZÉNIE.

Vodemar me suit : il marche sur mes pas.

Je n’ai qu’un seul instant à te revoir... hélas !

Si j’ai pu l’obtenir, sans doute que sa haine

Se fait de nos tourments une joie inhumaine,

Et qu’il veut, le cruel, en repaître ses yeux.

Garde de succomber à nos revers affreux.

Le Conseil de Tobols soutient mon espérance.

Mon nom peut-être encore aura quelque puissance,

Ah ! quand je pouvais tout, j’ai fait du bien à tous,

De son autorité le Conseil est jaloux.

Celle du Vice-roi peut être balancée,

Et ma prière encor pourrait être exaucée.

Ne désespérons point. On marche vers ces lieux.

On abrège l’instant de nos tristes adieux.

MENZICOFF, à son fils.

Va, sors, de tes transports tu ne peux te défendre.

Va ; garde-toi surtout d’oser rien entreprendre.

ALÉXAN.

Vous le voudrez trop tard : il n’en sera plus temps.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MENZICOFF, ARZÉNIE, VODEMAR, décoré des marques de sa dignité, SUITE

 

VODEMAR, à un Garde au fond du théâtre.

Allez, exécutez ces ordres importants ;

Et de tout, en ce lieu, venez me rendre compte.

Le Garde sort.

MENZICOFF.

Quelle horreur à la vue il faut que je surmonte ! 

VODEMAR.

Oui, je l’ai dit, je puis vous confondre tous deux,

À Arzénie.

À quel titre osez-vous paraître dans ces lieux ?

De quel droit Arzénie, en ces déserts menée,

Au destin d’un banni veut-elle être enchaînée ?

ARZÉNIE.

Un époux...

VODEMAR.

Lui, Madame ! ah ! ne réclamez plus

Devant lui, devant moi, des nœuds qu’il a rompus ;

Il vous désavouerait ; mais quand même Arzénie

Jamais à Menzicoff n’eût cessé d’être unie,

Puisque le même arrêt ne vous condamne pas,

Vous ne pourriez encor le suivre en ces climats.

Quand l’Empereur ici fait conduire un coupable,

De ce sujet proscrit que son courroux accable,

Nul ne peut, sans son ordre, accompagner les pas ;

C’était à vous surtout de ne l’oublier pas.

Il est de mon devoir au moins de vous l’apprendre.

Je sais à l’Empereur quel compte j’en dois rendre.

Attendez dans Tobols son ordre souverain.

Vous y suivrez mes pas.

MENZICOFF.

Non, rival inhumain !...

ARZÉNIE.

Grand Dieu ! dans quel excès de misère inouïe

Avez-vous, par degrés, pu conduire Arzénie !

Qui m’eût dit qu’il faudrait voir ce rivage affreux,

Et que, par un retour encor plus douloureux,

Le plus grand de mes maux fût d’en être arrachée !

Hélas ! à l’œil du jour cette terre cachée,

Où l’homme succombant aux plus rudes travaux,

Souffre tous les besoins, combat tous les fléaux,

Où l’on réclame en vain les secours de la vie,

Voilà donc, juste Ciel ! le séjour qu’on m’envie !

Deux malheureux, perdus au bout de l’univers,

Ne peuvent pas ensemble habiter des déserts,

Pleurer sur des rochers, et confondre leurs larmes !

Ah ! pour toi la vengeance a-t-elle tant de charmes,

Trop cruel Vodemar ? Et malgré ta fureur,

Peux-tu ne pas rougir d’accabler le malheur ?

Tu viens de retrouver les honneurs, la puissance ;

Quand nos maux sont comblés, ton bonheur recommence.

Jouis-en, va, jouis de ce poste éclatant,

Va montrer à Tobols le maître qu’il attend,

Et laisse Menzicoff et la triste Arzénie,

Dans l’exil et le deuil ensevelir leur vie.

L’état où tu les vois ne peut-il t’émouvoir ?

VODEMAR.

Je vous l’ai déjà dit : je remplis mon devoir.

Pour qui donc osez-vous espérer la clémence ?

À qui reprochez-vous d’écouter la vengeance ?

MENZICOFF.

Barbare ! (car enfin ma constance est à bout.)

Oui, je t’ai tout ravi, quand tu possédais tout.

J’osai, quand je rampais dans la foule commune,

Attaquer Vodemar en la haute fortune :

J’ai lu l’en renverser : enfin, si ma rigueur

Fit durer ton exil autant que ma faveur,

Est-ce moi qui devais, du sein de la disgrâce,

Rappeler le rival dont j’occupais la place ?

J’ai cru la politique et la nécessité.

Mais ta basse vengeance et ta férocité

Foulent un ennemi tombé dans la poussière ;

Ta cruauté tranquille écrase ma misère.

Dans ce cœur malheureux, percé de toute part,

Ta rage trouve encore où placer le poignard.

VODEMAR.

Va, ne t’en prends qu’à toi si je suis implacable.

Toi seul m’as pu former un cœur impitoyable.

Ce cœur qui de ses maux fit son seul entretien,

N’a plus d’autre bonheur que de ravir le tien,

Que veux-tu cependant ? Eh quoi ! dans la présence

Montrant Arzénie.

Tu te plains d’un arrêt que ton remords devance !

Je n’ai que trop de droits pour l’ôter de tes yeux ; 

En as-tu pour l’oser retenir en ces lieux ?

Ton âme à son aspect doit être confondue,

Et sur elle tu peux lever encor la vue !

Que prétends-tu, dis-moi, sur ses jours, sur son cœur ?

MENZICOFF.

Mes remords m’en ont dit bien plus que ta fureur.

Tu ne m’apprendras point à connaître mon crime ;

Mais s’il est oublié, si cette âme sublime

Redemande un lien que j’avais déchiré,

Et qu’un effort si beau va rendre plus sacré,

J’ose défendre alors les droits qu’elle me donne ;

J’ose encore l’aimer alors qu’elle pardonne.

Et tu peux, contre nous lâchement acharné,

Me condamner encor, quand elle a pardonné !

Tu demandes quels nouds la tiennent enchaînée !

Viens en être témoin, viens voir notre hyménée,

Par de nouveaux serments aux Autels confirmé.

VODEMAR.

Que dis-tu ? ce projet...

MENZICOFF.

Oui, l’amour la formé ;

L’amour l’achèvera : rien n’y peut mettre obstacle ;

Il n’aura pas en vain promis ce grand spectacle,

Viens me voir réparer mes coupables erreurs,

Plus heureux dans mes fers, que toi dans tes honneurs,

Viens, dis-je...

VODEMAR.

Jusqu’au bout tu gardes ton audace.

De ton bonheur prochain ton orgueil me menace,

Plutôt que d’en souffrir le spectacle odieux,

Il n’est rien qu’aujourd’hui... mais n’en crois pas tes vœux.

Non, jamais l’Empereur ne daignera permettre...

ARZÉNIE.

À quelle injuste loi prétend-il me soumettre ?

MENZICOFF.

L’Empereur peut m’ôter mon rang, ma liberté,

Mes biens, tout ; mais qu’importe  à son autorité.

Que le cœur d’Arzénie à mon cœur ait fait grâce :

Veut-il, quand je puis seul réparer sa disgrâce,

Prolonger ses affronts que ce jour doit finir ?

Me veut-il arracher jusqu’à mon repentir ?

VODEMAR.

Il en décidera : sans son ordre suprême,

Arzénie ose en vain disposer d’elle-même ;

Et malgré toi peut-être on aura le pouvoir

De renverser encor ton orgueilleux espoir.

Souviens-toi qu’autrefois tu me l’as enlevée :

Cette heure à mon courroux dût être réservée.

Je te rends tous les coups que tu portas sur moi.

Tu braves la vengeance, elle tombe sur toi,

Madame, il faut quitter cette triste demeure ;

Sur mes pas...

MENZICOFF.

Non, plutôt, ordonne que je meure ;

Épuise tout mon sang : à ta haine il est dû ;

On te pardonnera de l’avoir répandu...

Frappe...

VODEMAR.

Tremble qu’enfin...

ARZÉNIE.

C’est trop de résistance,

Cher époux, qu’opposer à tant de violence ?

À Vodemar.

Je cède, mais du moins, sous la garde des Lois,

Je puis à l’Empereur faire entendre ma voix.

Le Conseil jusqu’à lui...

MENZICOFF.

Sera-t-elle entendue ?

La plainte si souvent près du Trône perdue,

Peut-elle des déserts franchir l’immensité ?

De quelle illusion ton cœur s’est-il flatté ?

Contre l’oppression nous sommes sans défense ;

De nos vaines douleurs on brave l’impuissance.

Jusqu’au dernier soupir je m’attache à tes pas.

Viens, barbare ennemi, m’immoler dans ses bras.

Il faut percer ce cœur, il faut m’ôter la vie,

Et me fouler aux pieds pour ravir Arzénie.

VODEMAR.

Soldats !...

 

 

Scène VI

 

MENZICOFF, ARZÉNIE, VODEMAR, UN GARDE, SUITE

 

LE GARDE.

Entre nos mains le coupable est remis ;

On a trouvé le fer caché sous ses habits.

Ce Soldat qui parut un moment son complice,

Devient votre sauveur par ce fidèle indice.

À vos jours, en effet, il voulait attenter ;

Lui-même, devant nous, il ose s’en vanter.

Il demande la mort, il s’accuse, il s’écrie :

« Oui, moi seul ai tout fait : ne prenez que ma vie ;

« Mon père est innocent, et seul je dois périr.

« Je n’ai pu me venger, mais je saurai mourir.

On l’amène à vos yeux.

 

 

Scène VII

 

MENZICOFF, ARZÉNIE, VODEMAR, ALÉXAN, enchaîné, BÉRING, SUITE

 

ARZÉNIE.

Mon fils ! est-il possible ?

Je succombe... ah ! grand Dieu !

Elle se jette dans les bras de Menzicoff.

MENZICOFF.

J’ai craint ce coup horrible,

Qu’a-t-il fait ?

ALÉXAN, à Vodemar.

Mon malheur est enfin consommé.

Me voilà devant toi : me voilà désarmé.

Ce n’était pas ainsi que j’y dus reparaître ;

Vodemar à mes coups m’aurait pu mieux connaître.

Mais je jure, et tour doit le prouver en effet,

Que mon père n’a pas trempé dans mon projet.

Je me vois la victime et le jouet d’un traître.

Mon père mieux que moi l’aurait jugé peut-être.

Ordonne mon trépas ; j’avais juré le tien ;

Si je l’eusse achevé, je chérirais le mien.

Mais du moins cette mort où l’on va me conduire,

N’égale point l’horreur que ton aspect m’inspire.

VODEMAR, à Menzicoff.

À sa haine pour moi je reconnais ton sang ;

Il n’aspirait ici qu’à me percer le flanc,

Organe de la loi qui prescrit son supplice,

Ma vengeance devient la voix de la justice.

Je vais...

ARZÉNIE.

Arrête, hélas ! je tombe à tes genoux :

Prends pitié d’une mère...

ALÉXAN.

Ô Ciel ! que faites-vous ?

Ma mère !

ARZÉNIE.

Quel que soit le courroux qui t’anime,

Peux-tu bien immoler cette jeune victime,

Sans pitié pour son âge, et pour tant de malheur ;

Pour la nature enfin, qui parlait à son cœur ?

Ah ! pour fléchir le tien, parle, que faut-il faire ?

Je te suivrai, s’il faut ce comble à ma misère ;

Je sais trop que son fort en tes mains est remis :

Accorde-moi les jours de mon malheureux fils.

VODEMAR.

Madame, levez-vous : cet intérêt si rendre

Subjugue en vous la haine et peut donc la suspendre !

Vous voulez que des lois interrompant le cours...

MENZICOFF.

Non, tu n’es pas ici seul maître de ses jours :

C’est trop tôt insulter à notre destinée ;

Ta tyrannie encor peur se voir enchaînée ;

Et l’arrêt que ta voix contre lui va porter,

Sans l’aveu du Conseil ne peut s’exécuter.

VODEMAR.

Eh bien donc, nous verrons si contre ma puissance,

D’un perfide assassin ils prendront la défense.

Conduisez-le, Soldats.

ARZÉNIE.

Cruels ! vous l’entraînez !

ALÉXAN, en s’en allant.

Ah ! ne regrettez pas des jours infortunés.

Adieu, ma mère.

ARZÉNIE.

Au moins avec lui réunie,

Je le suivrai... 

VODEMAR, à Béring.

Chez vous que l’on garde Arzénie.

Aux Gardes, montrant Menzicoff.

Veillez sur lui.

ARZÉNIE.

Pour moi, quoi ! tous les deux perdus !

Quoi ! mon époux, mon fils !

MENZICOFF.

Je ne me connais plus.

Il rentre dans son habitation. Arzénie, Vodemar et sa suite, sortent de l’autre côté.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

VODEMAR, GARDES dans le fond

 

Quoi ! contre ma vengeance ils défendent le crime !

Le Conseil me voudrait dérober ma victime !

Il me refuse un sang par les lois condamné !

Et Menzicoff verrait mon courroux enchaîné !

J’essuierais cet affront ! Ce courroux inflexible,

Indigné de l’obstacle, en devient plus terrible.

Que puis-je redouter ? rien : je prends tout sur moi.

Oui, sans doute... Arzénie en proie à son effroi,

Ignore qu’à son fils le Conseil s’intéresse :

Le danger d’Aléxan, la frayeur, la tendresse,

Sur un cœur maternel auront quelque pouvoir.

Si pour sauver ce fils, son appui, son espoir,

Ce fils qui le vengeait, si Menzicoff lui-même,

Livrait à son rival et cédait ce qu’il aime !

Quel triomphe ! et soudain... mais au fond de mon cœur

Renfermons le dessein qu’a conçu ma fureur.

J’en frémis... tu sauras tout ce que peut ma haine,

Menzicoff ! tu perdras la beauté qui s’enchaîne,

Et je veux à mon sort la contraindre à s’unir,

Non pour la posséder, mais pour te la ravir.

Pour tous deux à la fois elle sera perdue.

De nos affreux destins remplissons l’étendue.

Nul peut-être jamais ne fut plus outragé ;

Mais nul peut-être aussi ne sera mieux vengé.

C’est elle...

 

 

Scène II

 

VODEMAR, ARZÉNIE, GARDES

 

ARZÉNIE.

En est-ce fait ? votre haine inflexible

A-t-elle contre nous porté l’arrêt terrible ?

M’allez-vous annoncer le trépas de mon fils ?

VODEMAR.

À sa grâce, à ses jours, je veux bien mettre un prix.

ARZÉNIE.

Il vivrait ! vous m’offrez cette douce espérance !

Ah ! tout mon cœur charmé s’y livre par avance.

Mais cependant, hélas ! qu’allez-vous exiger ?

Je n’ose le prévoir, ni vous interroger.

Vous me faites trembler en me parlant de grâce.

Que faut-il ?

VODEMAR.

D’un rival confondre ici l’audace.

Il vantait sa victoire, et je veux l’en punir,

En reprenant le bien qui dût m’appartenir.

Vous deviez être à moi, vous m’étiez destinée ;

À mon fier ennemi vous fûtes enchaînée.

Mais vous ne l’êtes plus : cet odieux rival

Veut resserrer les nœuds de cet hymen fatal,

Et je veux qu’Arzénie, ici même, à sa vue,

À ses premiers liens soit avec moi rendue,

Aujourd’hui dans Tobols j’entrerai votre époux.

ARZÉNIE.

Vous, ô Ciel !

VODEMAR.

À ce prix vous détournez mes coups.

ARZÉNIE.

À ce prix seul, ah ! Dieu ! je reste confondue.

Vous pouvez... pardonnez : Arzénie éperdue,

Peut-elle concevoir ?... songez-vous qu’aujourd’hui,

Retrouvant Menzicoff, elle dépend de lui.

VODEMAR.

De lui ! qui ? vous !

ARZÉNIE.

Je fais ce que vous pouvez dire.

De la nécessité je vois l’affreux empire,

Je vois qu’il est des temps où les infortunés

À choisir leurs malheurs se trouvent condamnés,

Ah ! je choisis la mort, et je vous la demande ;

C’est de vous, de vous seul qu’il faut que je l’attende ;

Mais ne puis-je, en mourant, espérer que mon fils ?...

VODEMAR.

Puisqu’au seul Menzicoff vos destins sont soumis,

Il faut le consulter : je consens qu’à ce titre,

Du sort d’un fils, du vôtre, il soit encor l’arbitre.

Aux Gardes.

Amenez Menzicoff.

ARZÉNIE.

Quels horribles moments !

Que lui vais-je annoncer ? et quels nouveaux tourmens !

Votre haine à loisir jouit de la misère.

VODEMAR.

Gardez qu’il se refuse à cette offre dernière ;

Vous n’avez qu’un moment pour en délibérer.

Ici pour cet hymen je fais tout préparer.

Aux autels avec moi soyez prête à vous rendre,

Ou vous perdez un fils que rien ne peut défendre.

 

 

Scène III

 

ARZÉNIE, seul

 

Qui ? lui ! lui mon époux ! ce farouche ennemi !

À ce funeste mot tous mes sens ont frémi.

Quoi ! du Ciel en un jour la colère obstinée,

A pu de tant d’horreurs charger ma destinée !

Je vois à chaque instant que ce Ciel irrité

Approfondit l’abyme à mes yeux présenté.

Menzicoff !

 

 

Scène IV

 

ARZÉNIE, MENZICOFF, GARDES

 

MENZICOFF.

Le Tyran permet que je te voie ;

À quoi dois-je imputer cet ordre qu’il m’envoie ?

M’apprendras-tu mon sort et celui de mon fils ?

Je prononce en tremblant ce nom dont tu gémis,

Ce nom si cher, hélas !... Tu gardes le silence !

Aurait-on prononcé la fatale sentence ?

Parle, déchire un cœur toujours infortuné...

ARZÉNIE.

Ton fils respire encore... il n’est point condamné.

MENZICOFF.

Si pour sauver sa vie il faut que je périsse,

Si mon sang...

ARZÉNIE.

On exige un autre sacrifice.

Quel sacrifice ! ah ! Dieu !

MENZICOFF.

Quoi ! pour les jours d’un fils,

En est-il qu’on ne puisse ?...

ARZÉNIE.

Arrête.

MENZICOFF.

Eh ! quoi ?

ARZÉNIE.

Frémis...

Nos cœurs redemandaient notre chaîne brisée.

MENZICOFF.

Des pleurs du repentir je l’aurais arrosée.

ARZÉNIE.

Tu voulais à l’autel la reprendre avec moi !

On prépare l’autel, mais pour qui !... quelle loi

M’impose d’un tyran la cruauté jalouse !

Vodemar veut sur l’heure y traîner ton épouse.

MENZICOFF.

Vodemar !

ARZÉNIE.

Oui, lui-même ; et ce n’est qu’à ce prix

Qu’il détourne le fer prêt à frapper mon fils.

MENZICOFF.

Lui, t’épouser !

ARZÉNIE.

Conçois de quel espoir déchue,

Dans quel gouffre de maux je me vois descendue.

Conçois l’atrocité de ce monstre inhumain.

Et la haine et la rage ici m’offrent sa main.

Non, un reste d’amour n’entra point dans son âme ;

Il n’a rien consulté que sa vengeance infâme.

Il veut porter la mort dans deux cœurs malheureux ;

Il veut au même Autel nous immoler tous deux.

MENZICOFF.

J’étouffe mes transports : à l’excès de l’outrage,

À l’excès du malheur, j’oppose mon courage.

Écoute. J’ai sur moi fait un dernier effort,

Pour fixer d’un coup d’œil mes fautes et mon sort.

C’est frapper trop longtemps tout ce qui m’environne,

La beauté, les vertus dont le Ciel te couronne,

Le brillant avenir à mon fils destiné,

Mon sort contagieux a tout empoisonné.

Tant de fatalité doit toucher à son terme.

Ne songeons plus à moi ; je vois d’un esprit ferme

Les horreurs de mon fort, et je m’immole au tien.

Tu te dois à ton fils, et tu ne me dois rien.

Le Ciel dont j’ai longtemps lassé la patience,

Rassemble enfin sur moi sa tardive vengeance.

Quand de ses premiers traits je me sentis frappé,

Je me croyais puni ; je m’étais bien trompé.

Hélas ! ce fils, victime et si tendre et si chère,

Sous le couteau mortel tend les bras à sa mère.

Périra-t-il pour moi ? le puis-je supporter ?

Sur l’appui du Conseil est-ce à nous de compter ?

On plaint les malheureux, mais on les abandonne ;

Et pour sauver ton fils que la mort environne...

ARZÉNIE.

Ah ! tu connais ce cœur, qui prompt à s’effrayer,

Au secours de ce fils s’élance tour entier.

Mais c’est lui commander un effort impossible.

Je sens pour Vodemar une horreur invincible.

Toi-même, en quel état cet hymen détesté ?...

MENZICOFF.

Ne t’en informe point ; va, j’ai tout mérité.

Mon cœur ne sent que trop tout ce qu’il sacrifie.

Tu fais s’il revolait au-devant d’Arzénie.

Pour ce dépôt si cher à ton amour commis,

Réserve tous les soins que tu m’avais promis.

Qu’il se garde de suivre et d’imiter son père :

Puisse-t-il être un jour digne en tout de sa mère !

ARZÉNIE.

Le Ciel pourrait souffrir ce fatal dévouement !

Je n’en ai pas la force... Eh ! le puis-je ! Comment

Promettre d’obéir, et promettre de vivre ?

 

 

Scène V

 

ARZÉNIE, MENZICOFF, BÉRING, GARDES

 

BÉRING.

Vodemar vous attend, Madame ; il faut me suivre.

À part.

 Il est au Temple... Ah ! Dieu !

ARZÉNIE.

Quoi ! déjà !... tu gémis !

Tu t’attendris sur moi ! Parle, as-tu vu mon fils ?

Tu te tais !... Saurait-il où l’on veut me réduire ?...

BÉRING.

On vous attend : c’est tout ce que je puis vous dire.

Vous en apprendrez plus... trop tôt, hélas !

ARZÉNIE.

Eh ! quoi ?

Mon fils ! ah ! Ciel... Mon fils ! cher époux...

Elle se jette dans les bras de Menzicoff, et y reste, quelque temps. À Béring.

Conduis-moi. 

 

 

Scène VI

 

MENZICOFF, DEUX GARDES au fond du théâtre

 

Où suis-je ? un froid mortel s’est glissé dans mes veines :

Il gémissait !... Pourquoi ces alarmes soudaines ?

D’où vient qu’à chaque mot mes sens ont tressailli ?

D’affreux pressentiments tout mon cœur s’est remplie

D’un désastre inconnu mon âme menacée,

Ne fait sur quelle horreur arrêter la pensée.

Vodemar... je crains, tout de sa férocité.

Chère Arzénie... Hélas ! lorsqu’elle m’a quitté,

Il m’a semblé qu’en proie aux tourmens que j’endure,

J’étais abandonné de toute la nature ;

Que je restais perdu dans une épaisse nuit.

Il semble autour de moi que tout s’évanouit.

À mon secours en vain j’appelle mon courage ;

Je ne résiste plus aux maux que j’envisage.

Il tombe sur un banc de pierre.

Mon cœur cède ; il est las. de porter son fardeau.

Rochers de ces déserts, vous serez mon tombeau.

Viens, viens fermer mes yeux qui te cherchent encore.

Arzénie ! Arzénie ! en vain ma voix t’implore !

En vain ma voix t’appelle en ces tristes moments ;

Quel silence répond à mes gémissements !

 

 

Scène VII

 

MENZICOFF, ARZÉNIE, un poignard à la main, GARDES qui la suivent

 

MENZICOFF.

Ciel ! le fer à la main, je la vois qui s’avance !

Qu’annonce ce poignard ?

ARZÉNIE, égarée.

Le meurtre, la vengeance,

Le sang... Ah ! Dieu ! mon fils... tous mes sens éperdus...

MENZICOFF.

Achève. Eh bien ! ton fils ? qu’a-t-on fait ?

ARZÉNIE.

Il n’est plus.

MENZICOFF.

Qu’entends-je ? malheureux !...

ARZÉNIE.

Un crime... un monstre horrible...

Ah ! je succombe...

Elle tombe sur un banc de pierre. Menzicoff la soutient dans ses bras.

MENZICOFF.

Ô Ciel ! quoi sa rage inflexible

Aurait pu !... Chère épouse ! ah ! reprends tes esprits.

Dis, par quel coup affreux m’a-t-on ravi mon fils ?

Entends ma voix, réponds, ô mère infortunée !

Dans quel piége sanglant lâchement entraînée !...

Quoi ! ce barbare osait !... Donne-moi ce poignard,

Donne, et que sous mes coups le traître Vodemar...

ARZÉNIE, revenant de son égarement, et se relevant.

Vodemar ! il est mort. Oui, j’ai puni sa rage.

MENZICOFF.

Lui ! quel Dieu tutélaire a guide ton courage ?

Qui t’a de Vodemar révélé le forfait ?

ARZÉNIE.

Béring n’a pu garder cet infâme secret,

Ni souffrir des horreurs dont frémit la nature.

Béring m’a tout appris : un ennemi parjuré,

Un traître accumulant des crimes inouis,

Voulait te ravir tout ; et teint du sang du fils,

De ce sang répandu par sa main meurtrière,

Tranquille dans le Temple, il attendait la mère.

Sa haine triomphait de t’ôter sans retour,

Ton épouse et ton fils, objets de ton amour.

MENZICOFF.

Ciel vengeur !

ARZÉNIE.

Mais ce Ciel a conduit Arzénie.

J’ai recueilli mes sens, contenu ma furie.

J’ai marché vers le Temple, où s’était rassemblé,

À cet hymen affreux le Conseil appelé.

J’arrive, et dans l’instant où je vois le perfide

Me présenter sans crainte une main homicide,

Je saisis le poignard dont il était armé,

Le plonge dans ce cœur pour le crime formé,

Le retire sanglant du sein d’un monstre impie.

Il tombe ; on s’épouvante, on m’entoure, on s’écrie.

« J’ai frappé, dis-je alors, un infâme assassin.

« Dans le sang de mon fils il a trempé sa main.

« J’égorgeait le fils en épousant la mère.

« D’un complot sacrilège il reçoit le salaire.

Magistrats, prononcez mon arrêt, je l’attends.

Tandis que les esprits demeurent en suspens,

J’ai traversé soudain, sans crainte et sans obstacle,

Une foule attentive à ce sanglant spectacle,

Et le fer à la main j’ai revolé vers toi.

Ces soldats m’ont suivie ; et s’il faut que la Loi

Réprouve ma vengeance et condamne Arzénie

Ce poignard, près de toi, va terminer ma vie.

MENZICOFF.

Eh bien ! s’il est ainsi, qu’il nous frappe tous deux.

Ton cœur jusques au bout s’est montré généreux ;

Et s’il faut que la mort soit notre unique attente...

ARZÉNIE.

Va, j’ai vengé mon fils ; je périrai contente.

Mon sang...

 

 

Scène VIII

 

MENZICOFF, ARZÉNIE, BÉRING, GARDES

 

BÉRING.

Sur votre sort je dois vous rassurer,

Et le Conseil pour vous vient de se déclarer.

Le meurtre d’Aléxan, la juste horreur du crime,

Tout rend votre vengeance à leurs yeux légitime.

Vivez, ne craignez rien, et tous les deux unis...

MENZICOFF.

Malheureux ! à la mort, quoi ! j’ai conduit mon fils !

Quoi ! l’innocent périt, et son coupable père...

ARZÉNIE.

Et quel autre que toi peut consoler sa mère ?...

Elle se jette dans les bras de Menzicoff.


[1] Ce Précis est tiré des Mémoires du Général Manstein, du Journal de Pierre-le-Grand, et particulièrement d’une Histoire de Menzicoff, imprimée à la suite des Anecdotes du Nord, en 1770. Le style de cette Histoire ne répond pas à l’intérêt du sujet ; j’ai récrit presqu’entièrement tout ce que j’en ai emprunté : j’ai cité avec des guillemets ce qui m’a paru pouvoir être conservé, et j’y ai joint des particularités qui n’ont été imprimées nulle part, mais qui m’ont été garanties par des autorités respectables.

[2] C’est là-dessus que feu M. Dorat a bâti la Fable de la Tragédie de Pierre-le-Grand. On ne prétend point ici en faire la critique ; mais on doit remarquer, pour l’intérêt de la vérité, qu’elle est violée dans ce Drame, à un excès qui n’est pas excusable dans un sujet si moderne et si voisin de nous. Que l’Auteur fasse d’un Amilka qui n’a jamais existé, un Prince de la race Impériale, et que ce Prince menace de tuer sa propre fille, si Menzicoff ne conspire pas avec lui contre un Monarque dont ce même Menzicoff est le favori et l’ouvrage, partout ailleurs cette Fable ne choquerait que le bon sens ; mais que Menzicoff, sur cette menace insensée, se détermine à conspirer contre un Maître dont il n’a jamais eu à se plaindre et qui l’accable de bienfaits, il n’est pas permis, ce me semble, d’imputer ce crime absurde à un homme qui ne l’a jamais commis, et dont la petite fille occupe encore un rang distingué à la Cour de Russie. Il ne l’est pas non plus de défigurer entièrement le caractère d’un Prince aussi connu que Pierre-le-Grand. Je fais qu’il a existé un M. Morand qui avait fait aussi un Drame d’une prétendue conspiration de Menzicoff ; mais ce n’était pas un exemple à suivre.

[3] Ville de la Clef.

[4] M.de Voltaire, dans son Histoire de Russie, dit en parlant de cette journée de Kalish : ce fut la première bataille rangée que les Russes gagnèrent contre les Suédois. C’est une erreur d’autant plus étonnante, que lui-même, quelques pages auparavant, fait mention de la victoire remportée par Sherémetof sur le Général Shlipeinback, le 19 Juillet 1702, auprès de la rivière d’Embac. Les Russes prirent aux Suédois dans cette bataille 18 drapeaux et 20 canons. Ce fût Menzicoff qui, après cette victoire, porta le cordon de S. André à Sherémetof, de la part de l’Empereur.

[5] Il était d’usage en Russie de tutoyer même le Souverain, et ce n’est guères que depuis le règne d’Élisabeth que cet usage a cessé.

[6] La femme de Pétrowitz, mis à mort par Pierre-le-Grand, était une Princesse de Wolfembutel, sœur de la femme de l’Empereur Charles VI.

[7] C’est l’endroit qui est nommé Renembourg dans la Tragédie, parce que le mot d’Oranienbourg ne peut guères entrer dans un vers.

[8] Tous ces détails, et beaucoup d’autres, font tirés de l’Histoire de Menzicoff, citée ci-dessus : on en reconnaîtra quelques-uns, dont j’ai fait usage dans ma Tragédie.

[9] On n’a exilé personne en Sibérie depuis le règne d’Élisabeth.

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