Maître Jean (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, 14 janvier 1847.

 

Personnages

 

CHARLES AUGUSTE, prince héréditaire de Saxe-Weimar

LE COMTE DE STEINBERG, ministre

DE MULDORF, surintendant des finances du duché de Saxe-Weimar

GŒTHE, jeune poète

JEAN WOLFGAND, aubergiste, son grand-père

UN HUISSIER

LA DUCHESSE DE STADION

MARGUERITE, demoiselle de compagnie de la  duchesse

 

Au château de Tiefurth dans le duché de Weimar.

 

 

ACTE I

 

Un salon, ouvert sur un jardin, dans le palais de Tiefurth, aux environs  de Weimar.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, près d’une table, écrivant des lettres, GŒTHE, UN HUISSIER

 

UN HUISSIER, précédant Gœthe.

Monsieur Wolf Gœthe.

LA DUCHESSE.

Très bien... je suis à lui.

Achevant d’écrire et se levant.

Je vous ai écrit, monsieur...

GŒTHE.

C’est à madame la duchesse de Stadion que j’ai l’honneur  d’être présenté...

LA DUCHESSE.

Moi-même, première dame d’honneur de la duchesse de  Saxe-Weimar, et c’est en son nom, ou plutôt en celui de  son neveu Charles-Auguste, le prince héréditaire, que  je vous ai prié de vouloir bien vous rendre au château de  Tiefurth.

GŒTHE.

Me voici aux ordres de Son Altesse, et aux vôtres, madame.

LA DUCHESSE.

Monsieur Gœthe, ici, à la cour de Weimar, nous aimons  beaucoup les arts, la littérature... surtout la littérature dramatique ; nous avons lu, comme toute l’Allemagne, Goëtz de Berlichingen, que vous avez composé pour la lecture,  plutôt que pour le théâtre...

GŒTHE.

C’est vrai, madame.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! monsieur, le prince héréditaire qui s’est passionné pour cet ouvrage, a le vif désir de le voir représenter... Est-ce possible ?

GŒTHE.

Oui, madame, en supprimant quelques développements... et puis cela dépendra des acteurs.

LA DUCHESSE.

Ah ! pour cela, ne vous inquiétez pas, nous en avons d’excellents : le prince lui-même, moi, le premier chambellan mon mari, jusqu’au surintendant des finances, M. de Middorf, qui apporte une lettre... et puis, toutes les plus jolies femmes de la cour pour actrices... Vous distribuerez vous-même les rôles.

GŒTHE.

Le difficile sera de choisir.

LA DUCHESSE.

Ainsi, vous acceptez l’offre de Son Altesse...

GŒTHE.

Pour un pauvre jeune homme à peine connu... c’est un grand honneur !...

LA DUCHESSE.

Et peut-être une source de fortune... Le prince héréditaire veut créer, je le sais, une place de directeur des spectacles de la cour... cela vous revient de droit, à vous, qui aurez dirigé nos premières répétitions... Je vais donc lui annoncer votre arrivée... il est ce matin très occupé...

GŒTHE.

En vérité !

LA DUCHESSE.

De notre concert de ce soir, et de notre représentation de demain... Nous donnons un ouvrage devons : les Caprices d’un Amant, votre premier ouvrage, je crois ?...

GŒTHE.

Oui, madame, et malgré mon père qui en a été furieux, je l’ai fait jouer il y a quelques mois à Francfort.

LA DUCHESSE.

Et puis, une petite pièce où il y a un rôle d’ingénue... Le prince s’intéresse beaucoup à ce rôle... Je vous expliquerai cela... je vous dirai ses idées, à lui... et les miennes, à moi... vous n’aurez qu’à vous laisser guider... du reste, je vous l’ai dit, vous êtes entièrement libre... je tiens seulement à ce que votre principal rôle soit bien joué... c’est l’essentiel !...

GŒTHE.

Vous êtes trop bonne...

LA DUCHESSE.

Voilà pourquoi je vous le demanderai...

Ensemble.

Air : Bon voyageur. (Le Serment.)

GŒTHE, s’inclinant.

En vérité c’est trop d’honneur !

À part.

Sur l’avenir qui m’inquiète

Haut.

Vous avez rassuré mon cœur,
Et désormais je n’ai plus peur.

LA DUCHESSE.

Comptez toujours sur ma faveur.

À part.

Dans ce rôle, je suis parfaite !

Haut.

J’aime les arts avec ardeur
Et les servir est mon bonheur !

Je vois le prince et reviens à l’instant.

À part.

De ce monsieur je suis fort satisfaite.

Haut.

Moi j’ai toujours protège le talent.

À part.

Il n’est vraiment pas mal... pour un poète

Ensemble.

GŒTHE.

En vérité... c’est trop d’honneur ! etc.

LA DUCHESSE.

Comptez toujours sur ma faveur, etc.

La duchesse sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

GŒTHE, seul

 

Moi, appelé par le prince !... moi, installe à la cour !... Est-ce une illusion... ou plutôt mes rêves de jeunesse et de poésie, ces rêves inspirés par Marguerite commenceraient-ils  donc à se réaliser ?... mon ange gardien !... ô mon seul  guide ! Marguerite, c’est toi qui as décidé de mon sort, et  quand mon esprit hésitait incertain sur vingt sentiers différents où allaient s’égarer mes pas... un seul de tes regards  a illuminé la voute, et m’a montré celle qu’il fallait prendre... Poète !... m’as-tu dit, lève-toi et marche !... Oui, tu m’as fait poète... car ton image, toujours présente à mes yeux et à mon cœur, anime tous les tableaux que crée mon imagination... oui, dans ces ouvrages que j’ai là...

Portant  la main à son front.

que je vois... qui existent... c’est toi, Marguerite... toujours toi...

Air : Un jeune Grec assis sur des tombeaux.

Portrait divin, ô doux reflet des cieux,
Toi que je trace en traits de flamme.
Pour l’admirer chacun aura mes yeux,
Et pour l’aimer ils auront tous mon âme !
Oui, Marguerite, oui, bientôt contemplant
Tant de beauté, d’amour et d’innocence,
Ils s’écriront : Ah ! quel tableau charmant.
Ah ! quel chef-d’œuvre !... et moi le regardant,
Je dirai : Quelle ressemblance !

 

 

Scène III

 

GŒTHE, JEAN

 

JEAN, parlant à un huissier qui veut l’empêcher d’entrer.

Vous voyez bien, mon cher ami... la signature... le caissier de la cour... qui m’invite à venir toucher à la caisse...

GŒTHE, sortant de sa rêverie.

Cette voix...

JEAN.

Et si vous m’empêchez de passer... comment voulez-vous que je touche ?

GŒTHE.

Maître Jean... mon grand-père !...

JEAN.

Wolf... mon garçon !...

GŒTHE, à l’huissier.

Laissez passer ce bon vieillard, monsieur.

JEAN.

Suis-je heureux de te rencontrer !... Moi, ça me faisait peur de venir ici... parce que j’ai toujours entendu dire que la cour était un endroit terrible... un endroit de perdition... mais quand on a un bon sur le Trésor... Est-ce que tu as aussi un bon sur le Trésor ?

GŒTHE.

Non, mon grand-père... pas encore.

JEAN.

Alors, comment te trouves-tu donc à Weimar ? Ton père m’avait écrit que tu faisais ton droit... Bon ! que j’ai dit, cela mène à la fortune, témoin mon fils aîné, ton cher père, que j’ai fait étudier, et qui est devenu docteur et conseiller honoraire à Francfort-sur-le-Mein... tandis que mon père, à moi, qui n’était qu’un maréchal-ferrant, ne m’a rien appris... rien de rien... ce qui fait que je suis resté la moitié de ma vie les bras... ou plutôt les jambes croisées... tailleur... j’ai été tailleur ; et, au bout de quarante ans, j’en avais assez...

GŒTHE.

Je crois bien, mon grand-père... vous étiez fatigué...

JEAN.

D’être assis... et pour me dégourdir les jambes, je viens de prendre un état qui demande de l’activité... toujours sur pied... toujours mouler et descendre... je viens de me faire aubergiste... j’ai trouvé à trois lieues de Weimar, près de la grande route, et sur la lisière du bois, une hôtellerie bien achalandée... « Au Docteur Faust ! »Une belle enseigne, grande comme ça... le docteur Faust et le diable qui l’emporte... tu sais... cette histoire de marionnettes que je te racontais quand tu étais petit ?

GŒTHE.

Oui, mon grand-père... et j’y ai bien pense depuis...

JEAN.

La maison n’était pas chère... j’avais des économies... une fortune honnête... quoique tailleur.

GŒTHE.

Je le sais, mon grand-père... vous êtes d’une probité sévère... irréprochable...

JEAN.

J’ai acheté l’hôtellerie... je bois avec l’un, je bois avec l’autre... je cause avec tout le monda, et mes affaires iraient rondement et loyalement... si ce n’étaient les crédits...

GŒTHE.

Oui vous ruinent...

JEAN.

Au contraire... qui m’enrichissent d’une manière étonnante et suspecte... et dont je tiens à avoir le cœur net.

GŒTHE.

Qu’est-ce que vous me dites donc là ?

JEAN.

Imagine-toi que l’avant-dernière semaine, le lundi... non... le mardi... si, c’était le lundi... le jour où il y avait une chasse dans la forêt...

GŒTHE.

Peu importe, mon grand-père, allez toujours...

JEAN.

Voilà trois jeunes gens... ou trois pandours... je ne sais lesquels... non pas qu’ils n’eussent bonne mine... un surtout... mais la mine et le physique ne sont rien pour un hôtelier... l’essentiel... c’est le moral.

GŒTHE.

Les florins... et les leurs n’étaient pas nombreux...

JEAN.

Pas un seul !... à eux trois !... de sorte qu’après avoir cause avec moi... mangé comme des affamés, bu à ma santé et à celle de mes deux servantes, qui sont gentilles... mais honnêtes... parce que chez moi, la vertu d’abord...

GŒTHE.

Oui, mon grand-père...

JEAN.

Qu’est-ce que je te disais donc ?... Ah ! je disais que mes trois gaillards sont partis d’un éclat de rire... eu s’écriant : « Maître Jean, avez-vous confiance ?... voulez-vous nous faire crédit ?... » Franchement, je n’en avais guère envie... tant ils avaient l’air de mauvais sujets, mais j’ai pensé à toi...

GŒTHE.

Comment, mon grand-père !...

JEAN.

Ça m’a attendri... Je me suis dit : mon pauvre Wolf... qui est étudiant, et qui a plus de science que d’écus... peut se trouver dans une position pareille... et je les ai laissés partir avec un mémoire de vingt florins... « Bien, m’a dit l’un, je te les rendrai, et de plus je te rendrai à diner, je te le promets, » et hier seulement, j’ai reçu un bon de cent florins, payable chez le caissier de la cour ; voilà la chose, et je veux savoir d’où cela vient.

GŒTHE.

De quelque grand seigneur, sans doute.

JEAN.

Tout grands seigneurs qu’ils sont, je ne reçois que ce qui m’est dû...

Air du vaudeville de Turenne.

Je n’entends pas fair’ des prêts usuraires.
Je fus tailleur ! c’est vrai, mais rien de plus ;
Et mes ciseaux intègres et sévères
Du bien d’autrui s’sont toujours abstenus,
Et que de fais à crédit j’ai vêtus !
Si tant d’faquins qui vous en font accroire,
N’ont ici-bas d’esprit que par l’habit,
Combien de gens me doivent leur esprit
Et n’ont pas payé le mémoire !

Mais toi, j’espère que tu paies les tiens ?

GŒTHE.

Oui, mon grand-père...

JEAN.

Dis-moi alors pourquoi tu as été si longtemps sans nous donner de tes nouvelles... j’ai su que tu avais commencé ton droit à Leipsick, et que tu l’avais quitté pour te mettre graveur à Dresde, et qu’au même moment où tu commençais à gagner quelque chose, tu avais abandonné la gravure pour reprendre ton droit et l’achever à Strasbourg... est-ce vrai ?

GŒTHE.

Oui, mon grand-père...

JEAN.

Tant pis !... tant pis !... pierre qui roule n’amasse pas de mousse... regarde-moi, moi qui pendant quarante ans...

S’interrompant.

Enfin, tu as bien fait d’obéir à ton père... Il commençait à se fâcher... et c’est pour lui que tu t’es remis à ton droit ?...

GŒTHE.

Non, mon grand-père...

JEAN.

Ce n’est pas pour lui que tu as passé toute une année à Strasbourg ?

GŒTHE.

Du tout !

JEAN.

Et pourquoi donc ?

GŒTHE.

Parce que Marguerite y était !...

JEAN.

Marguerite !... qu’est-ce que c’est que cela ?

GŒTHE.

La plus jolie fille d’Allemagne... et la plus vertueuse... la plus sage !

JEAN.

À la bonne heure !... Ah ! çà, c’est pour le mariage ?

Gœthe fait un signe affirmatif.

Alors ça regarde les grands parents !

GŒTHE.

Mais vous êtes fatigué... asseyez-vous donc...

JEAN.

Là-dessus... j’ose pas...

GŒTHE.

Allons... allons...

JEAN, s’asseyant.

Tu disais donc que c’était pour le mariage...

GŒTHE.

À Strasbourg où j’étais venu vendre des gravures pour le compte de mon patron de Dresde, il y avait à la fenêtre en face de la mienne... une jeune fille assise à côté de sa grand’mère... elle était toute la journée occupée de son aiguille, et quand par hasard elle quittait un instant son ouvrage et levait les yeux, elle apercevait les miens attachés sur elle...

JEAN.

Ça ne devait pas avancer la gravure.

GŒTHE.

Je n’y pensais déjà plus, je ne pensais qu’à Marguerite... Que vous dirai-je... pendant, une année entière, je m’enivrai du bonheur de l’aimer !...

JEAN.

Pour l’épouser ?

GŒTHE.

Mais pour l’épouser, elle qui n’avait rien... il fallait au moins quelque fortune, que, de longtemps encore, je ne pouvais espérer dans ma carrière d’étudiant... j’en choisis une autre plus incertaine, mais plus prompte. Je partis pour Francfort, j’avais en portefeuille deux comédies, deux pièces de théâtre.

JEAN, avec bonhomie.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

GŒTHE.

Comment ! vous ne savez pas ce que c’est que le théâtre ?

JEAN.

J’en ai entendu parler, mais je n’y suis jamais allé.

GŒTHE.

Eh ! bien, mon grand-père, j’aurai plus tôt fait de ne pas vous l’expliquer ; qu’il vous suffise de savoir que j’ai obtenu un succès qui m’a donné audace et courage, et Goëtz de Berlichingen, un autre ouvrage de moi...

JEAN.

Une comédie...

GŒTHE.

Non, un drame... tableau horrible et fidèle des temps féodaux...

JEAN.

Un drame ?

GŒTHE.

Oui, mon grand-père... oui, ne vous fatiguez pas à comprendre... un drame qui s’est répandu dans toute l’Allemagne !... il est tombé entre les mains de mon père, qui, en le lisant, s’est écrié : « Je lui pardonne, qu’il fasse ce qu’il voudra... » mais une chose m’inquiète ! Trois fois j’ai écrit à Strasbourg, et pas de réponse... Je me suis adressé à un ancien ami, à un étudiant qui m’a répondu que la grand’mère de Marguerite était morte et que Marguerite avait quitté la ville.

JEAN.

Sans le donner de ses nouvelles, c’est bien étonnant !

GŒTHE.

Silence ! c’est la duchesse.

 

 

Scène IV

 

GŒTHE, JEAN, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE.

Monsieur Gœthe,

Gœthe s’approche d’elle.

Son Altesse vous  attend... dans son cabinet. L’ordre est donné de ne laisser entrer que vous... vous seul...

À Gœthe qui fait un pas pour sortir.

Permettez : je dois vous prévenir... moi qui vous protège, qu’il s’agit de faire répéter à Son Altesse quelques-uns des rôles qu’il doit jouer...

GŒTHE.

Je ferai de mon mieux... madame... Adieu, mon grand-père.

LA DUCHESSE, à part.

Son grand-père !... Est-ce qu’il serait venu à la cour en famille ?

JEAN.

Eh bien ! tu me laisses, moi qui dois aller chez le trésorier !

GŒTHE.

Venez, je vais vous y conduire.

Ils sortent tous deux par la droite.

 

 

Scène V

 

LA DUCHESSE, STEINBERG

 

LA DUCHESSE.

Eh bien ! cher comte, quelles nouvelles ?

STEINBERG.

Je ne sais plus où donner de la tête...

LA DUCHESSE.

Quoi, vraiment ?... le vieux grand-duc persiste...

STEINBERG.

Il veut toujours marier sou neveu ; c’est son idée fixe : or, le prince héréditaire qui, jusqu’ici, jusqu’à trente ans, ne s’est guère occupé que de plaisir, était facilement gouverné par nous...

LA DUCHESSE.

Et maintenant ce ne sera plus que par sa femme.

STEINBERG.

Le moyen de l’empêcher ?

LA DUCHESSE.

Silence ! M. de Muldorf.

STEINBERG

Le surintendant des finances.

LA DUCHESSE.

Maintenant notre seul espoir...

STEINBERG.

Comment cela ?

LA DUCHESSE.

Vous le saurez...

 

 

Scène VI

 

LA DUCHESSE, STEINBERG, MONSIEUR DE MULDORF

 

STEINBERG.

Arrivez donc, mon cher... je parlais de vous...

LA DUCHESSE.

Comme tout le monde !

MULDORF.

C’est vrai... c’est vrai... je fais un peu parler de moi... j’ose le dire... c’est le privilège de la richesse...

Air de Marianne. (Dalayrac.)

De notre prince l’on s’apprête
À charmer encor les loisirs.
Eh bien ! comment va notre fête,
Eh bien ! comment vont les plaisirs ?
La comédie
Qu’on étudie...

LA DUCHESSE.

Celle qui va servir à vos débuts.

MULDORF.

Rien qu’une lettre
Qu’il faut remettre...
J’en suis vraiment révolté... quel abus !
Qu’un riche banquier se dérange
Pour apporter, comme un valet,
Une lettre !... encor si c’était
Une lettre de change !

LA DUCHESSE.

Rassurez-vous !... il y a une autre comédie... une seconde où vous jouerez le principal rôle.

MULDORF.

Et c’est ?...

LA DUCHESSE.

Un à-propos, une pièce de circonstance... Pour commencer, dites-nous, vous qui arrivez de la cour de Darmstadt, ce que vous pensez de la princesse, notre future souveraine ?

MULDORF.

Je l’ai vue pendant un mois entier, et c’est la plus aimable, la plus gracieuse, la plus charmante princesse...

STEINBERG, à part.

Ô ciel !

MULDORF.

Et des talents... de l’esprit...

LA DUCHESSE, à part.

C’est fait de nous...

MULDORF.

J’en suis ravi... cela va produire à la cour du mouvement... du changement.

LA DUCHESSE.

Comme vous dites... de grands changements se préparent... le vieux duc, qui, à propos de ce mariage, s’est épris de réformes et d’économies, a ordonné devant moi de réviser tous les comptes.

MULDORF, effrayé.

Qu’est-ce que c’est ?...

LA DUCHESSE.

Attendu que les finances vont être organisées dans le grand-duché de Weimar, sur un nouveau plan proposé par M. de Krudener, banquier de la cour de Hesse...

MULDORF.

Mon ennemi mortel, avec qui je viens d’avoir ce procès... Et ce mariage se ferait, et vous y consentiriez !...

LA DUCHESSE.

Eh ! non sans doute... c’est pour contrecarrer cette union, résultat d’une intrigue, que nous en combinions une autre, où nous vous destinons un rôle.

MULDORF.

Lequel ?

LA DUCHESSE.

Emploi d’une grande utilité... vous avancez deux cent mille florins dont nous avons besoin...

MULDORF.

Moi, par exemple !...

LA DUCHESSE.

À moins que vous n’aimiez mieux que M. de Krudener réussisse...

MULDORF.

Non... non... vous dis-je... j’accepte mon rôle.

LA DUCHESSE.

À merveille ! Commencez d’abord par prévenir adroitement le prince, que sa fiancée est sans grâce, sans esprit... qu’elle est affreuse...

MULDORF.

C’est juste !...

STEINBERG.

Et son portrait... que le vieux grand-duc a fait faire en secret, et qu’un courrier du cabinet doit lui apporter aujourd’hui...

LA DUCHESSE.

Il ne parviendra pas... ou bien, l’on trouvera moyen d’y faire d’heureux changements...

STEINBERG.

Et comment ?

LA DUCHESSE.

Je l’ignore... mais M. de Muldorf paie, et avec son argent... courriers et peintres seront à nos ordres... l’essentiel est de surveiller notre acteur principal.

STEINBERG.

Lequel ?

LA DUCHESSE.

Le prince ! Ce mariage échouera s’il a le courage de refuser...

STEINBERG.

L’aura-t-il ?

LA DUCHESSE.

Peut-être... cela commence déjà.

STEINBERG.

Que dites-vous ?

LA DUCHESSE.

Le prince est amoureux, la tête est partie, la raison aussi. Vous rappelez-vous, monsieur le comte, mon dernier voyage en France et mon passage à Strasbourg ?

STEINBERG.

L’anecdote si touchante que vous m’avez racontée... cette jeune fille... cette Allemande...

LA DUCHESSE.

Dont l’aïeule venait de mourir.

STEINBERG.

Et qui se trouvait, à dix-sept ans... sans appui sur la terre étrangère !... noble et généreuse action...

LA DUCHESSE.

J’étais seule... je m’ennuyais à périr... et il me sembla qu’une demoiselle de compagnie... c’était bien... non pas qu’à ma place une autre n’eût hésité, car cette petite était charmante...

STEINBERG.

Mais vous, madame, vous pouviez braver la comparaison...

LA DUCHESSE, souriant avec ironie.

Vous croyez ?... C’est donc cela que dès la première visite que me fit Son Altesse, ses regards ne quittèrent point Marguerite, et que depuis, presque tous les jours...le prince m’honore de sa présence et, en vérité, tout semble augmenter la passion de Son Altesse... le mystère même qui l’entoure, et la naïveté, l’innocence de cette jeune fille, qui ne se doute ni de son pouvoir ni de l’amour qu’elle lui inspire... C’est pour elle que le prince donne toutes ces fêtes... c’est pour elle qu’il s’est tout à coup trouvé ce grand amour de comédie... parce que dans toutes les pièces il joue le rôle d’amoureux et elle d’amoureuse... et que les répétitions surtout le ravissent et l’enchantent... Voilà, messieurs, ce qui me fait espérer que ce mariage ne se fera pas.

MULDORF.

C’est évident ! c’est certain !

LA DUCHESSE.

Pas encore... mais, nous aidant, c’est probable !... D’abord, il est utile que cette passion ait un peu plus de retentissement...

MULDORF.

Je dirai ce secret à tout le monde.

STEINBERG.

Je n’appellerai plus votre demoiselle de compagnie que la favorite.

MULDORF.

La maîtresse du prince.

TOUS TROIS.

Bravo !

LA DUCHESSE.

Air : Amis, voici la riante semaine. (Le Carnaval.)

On habitue ainsi la foule oisive
Aux doux projets qu’on se plaît à rêver :
Et proclamer que telle chose arrive
C’est le moyen de la faire arriver.
Que d’accidents dont j’ai tenu registre
Prouvent qu’ainsi nous pouvons réussir !

STEINBERG.

En répétant que je serai ministre,
Moi, j’ai fini par le devenir !

LA DUCHESSE.

Silence ! on vient !...

 

 

Scène VII

 

LA DUCHESSE, STEINBERG, MULDORF, JEAN

 

JEAN, entrant d’un air attendri.

C’est touchant ! c’est admirable ! j’en suis encore tout ému !

Il essuie une larme.

LA DUCHESSE.

C’est le grand-père de M. Gœthe, qui vient de chez le trésorier.

MULDORF, étonné.

Et il pleure !

JEAN.

Imaginez-vous que c’était le prince... le prince lui-même qui, pour un dîner qu’il avait fait incognito dans mon auberge... le jour de la chasse... m’avait envoyé ce bon de cent florins... et ce n’était rien...

MULDORF.

Vous trouvez ?...

À part.

Il faut que ce soit un aubergiste millionnaire...

JEAN.

Il avait ajouté, ce bon prince : « Quand le père Jean viendra loucher, dites-lui que je veux le voir... et lui parler » ; ce qui fait qu’on m’a conduit vers lui...

LA DUCHESSE.

Et il vous a reçu ?

JEAN.

Non... l’on m’a fait attendre dans son antichambre parce qu’il était occupé... et en effet... malgré moi et sans vouloir écouter... je l’entendais qui parlait à voix haute dans son cabinet.

LA DUCHESSE, bas à Steinberg.

C’est vrai... je l’ai laissé répétant son rôle.

JEAN.

Et ici, messeigneurs, et madame, il faut que je vous avoue à quel point j’étais coupable... j’avais toujours cru, parce qu’on me l’avait appris d’enfance, que la cour était un endroit de perdition.

STEINBERG, se récriant.

Par exemple !

JEAN, de même.

Je croyais ça tout bonnement... bien plus... on disait que la vertu et les mœurs... y étaient tournées en ridicule.

LA DUCHESSE, riant.

Voyez-vous la calomnie...

JEAN, avec chaleur.

Oui, madame, une indigne calomnie : jusqu’au prince, notre futur souverain, qu’on accusait d’être un mauvais sujet !... un libertin qui, au lieu de s’occuper des affaires, ne songeait qu’aux amours et aux plaisirs... aussi je n’en revenais pas de surprise et d’admiration... j’ai entendu Son Altesse s’écrier ces propres paroles... je ne les oublierai jamais, je ne sais pas s’il parlait de moi, mais voilà ce qu’il disait :

Ce n’est qu’un paysan ! mais fût-il moins encore,
Dès qu’il est honnête homme, il suffit : je l’honore !
Et qu’il soit riche ou pauvre, ou bien ou mal vêtu
Il brille de l’éclat qu’il doit à sa vertu.

LA DUCHESSE, retenant un éclat de rire et faisant signe à Steinberg de se taire.

Vous avez retenu cela ?

JEAN.

Je crois bien, il Ta dit deux fois... et une voix a répondu : « Bravo, mon prince... très bien, très bien... » et cette voix, vous ne le croiriez jamais... c’était celle de Gœthe... mon petit-fils, à qui le prince disait tout cela en particulier... et en confidence...

STEINBERG, riant.

C’est charmant !...

MULDORF, de même.

C’est admirable !

LA DUCHESSE.

Monsieur Jean, vous êtes un homme précieux...

JEAN.

Vous êtes bien bonne, madame.

LA DUCHESSE.

Et n’avez-vous rien entendu de plus ?

JEAN.

Une foule d’autres choses que je ne peux pas vous dire... mais c’était si bien... si pur, si honnête... enfin c’était le prince lui-même qui faisait la morale à mon fils.

LA DUCHESSE, s’efforçant de cacher son envie de rire.

Ah ! c’est trop fort !

JEAN.

Oui, c’est trop fort, n’est-ce pas ? et ça vous fait rire...  moi ça m’a touché... que j’en avais les larmes aux yeux... surtout vers la fin de leur conversation, quand Gœthe, quand ce brave garçon... ah ! j’en aurais bien fait autant que lui... s’est écrié avec chaleur :

Par vos nobles conseils mon cœur purifié
Ne désire qu’un bien... un seul, votre amitié !

STEINBERG.

Il a dit cela ?...

JEAN.

Mot pour mot, je l’ai bien entendu, et le prince a répondu :

Mon amitié... c’est moi qui demande la tienne !
Que mon cœur tout entier désormais t’appartienne,
Ainsi, nous n’aurons plus qu’un seul et même sort,
Et c’est entre nous deux à la vie, à la mort.

LA DUCHESSE, craignant d’éclater.

Assez... assez... je suis comme vous dans le ravissement !...

JEAN.

Le prince s’est arrêté et a dit : « Ici, je crois... que nous nous embrassons ?... » Mon fils a dit : « Oui, mon prince... »

STEINBERG, gaiement.

Et ils se sont embrassés ?...

JEAN.

Je présume que oui... Mon fils alors a dit d’un air attendri : « Mon prince, nous allons recommencer tout cela... »

STEINBERG.

Et il a recommencé ?

JEAN.

Et il a recommencé... Ma foi, je n’ai pas pu y tenir... j’ai frappé en m’écriant : » Ouvrez... ouvrez... c’est moi... c’est le père Jean... » la porte s’est ouverte après quelques instants...

MULDORF.

Et vous êtes entré ?

JEAN.

Non, c’est un page qui est sorti et m’a dit : « Maître Jean... Son Altesse, retenue par une importante affaire, est très contrariée de ne pas vous recevoir en ce moment... elle vous prie de vouloir bien, tantôt sur les trois heures, venir faire la collation avec elle en tête à tête... » C’est vrai, il me l’avait promis.

STEINBERG.

Un pareil honneur !

MULDORF, bas à la duchesse avec indignation.

À ce manant !... je ne ris plus.

LA DUCHESSE, bas et souriant.

C’est être bien égoïste ! pourquoi vouloir priver le prince du plaisir que nous venons d’avoir ?

Haut.

Je suis fâchée, maître Jean... de ne pouvoir rester plus longtemps avec vous... des affaires graves me réclament.

STEINBERG, riant.

Et moi désolé... c’est un véritable sacrifice.

LA DUCHESSE, à Muldorf et à Steinberg.

Et nous aussi, messieurs, nous aurons besoin de nous concerter.

MULDORF, riant.

Et de répéter nos rôles...

LA DUCHESSE.

Pour notre drame sérieux !... À deux heures, à l’orangerie...

STEINBERG.

L’orangerie... soit... à deux heures... je n’y manquerai pas.

MULDORF.

Ni moi non plus.

À Jean.

Adieu, monsieur Jean.

STEINBERG.

Mes compliments à M. Gœthe, votre petit-fils.

MULDORF.

Le nouveau favori...

LA DUCHESSE, à Jean.

Je me charge de raconter au prince... qui en sera très flatte, votre émotion et votre attendrissement, que je voudrais partager...

Riant aux éclats.

mais ça m’est impossible.

STEINBERG et MULDORF, riant plus fort.

Ah ! ah ! ah ! ah !

Ils sortent tous par la porte à gauche en riant aux éclats et en saluant Jean.

 

 

Scène VIII

 

JEAN, seul

 

À qui en ont-ils donc ? Est-ce-que c’est honnête de rire ainsi au nez des personnes ? et si ce n’était la collation de Son Altesse, que j’ai acceptée... je m’en irais.

 

 

Scène IX

 

JEAN, GŒTHE, sortant de la porte à droite

 

GŒTHE, qui est entré en rêvant, aperçoit Jean et court à lui.

Ah ! c’est vous, mon grand-père !...

JEAN.

Moi-même, qui ne suis qu’à moitié satisfait de la cour.

GŒTHE.

Et moi j’en suis ravi... enchanté !...

JEAN.

Je crois bien...

GŒTHE.

J’étais avec le prince dans son cabinet.

JEAN, souriant avec satisfaction.

Je le sais, mon garçon !

GŒTHE.

Quand vous avez frappé à sa porte, j’ai tremblé un moment qu’on ne vous fit jeter dehors...

JEAN, naïvement.

J’y étais !

GŒTHE.

En dehors du palais... ce qui n’aurait pas manqué avec un autre prince qui aurait pris cela au sérieux... mais le nôtre est si gai et si aimable...

JEAN.

Ne pas vouloir me laisser partir... sans me voir... m’invitera la collation avec lui... c’est bien... c’est paternel...

GŒTHE.

Oui... cette idée-là l’amuse beaucoup, il en a ri aux éclats...

JEAN.

Et lui aussi !... tout le monde ici aime à rire... c’est une cour très gaie !...

GŒTHE.

Infiniment gaie... je vous le disais... et puis un secret que j’ai cru découvrir ou plutôt deviner... je crois que le prince est amoureux !

JEAN.

Et tu ne lui as pas demandé ?

GŒTHE.

Y pensez-vous !... une telle indiscrétion...

JEAN, levant les épaules.

Allons donc !... je sais tout... et il pouvait bien te confier ce secret-là... puisque son cœur tout entier t’appartient désormais...

GŒTHE.

Qu’est-ce que vous dites donc ?...

JEAN.

J’ai tout entendu moi-même... entendu de la bouche de Son Altesse que vous n’aviez plus qu’un seul et même sort... et qu’entre vous c’était à la vie, à la mort.

GŒTHE, qui l’a écouté avec étonnement part d’un éclat de rire.

Ah ! ah !

JEAN.

Et l’émotion que j’ai eue quand il l’a embrassé...

GŒTHE, riant toujours.

Ah ! ah ! ah !... Pardon, mon grand-père...

JEAN, s’arrêtant étonné.

Comment ! et lui aussi... lui comme les autres... je ne peux pas leur dire mon émotion sans que cela les fasse rire !...

GŒTHE.

Non, non... ne vous fâchez pas... cela a été plus fort que moi et vous ne m’en voudrez plus... quand vous saurez, mon pauvre grand-père, que ce qui vous a ému et attendri n’était qu’une comédie que l’on joue demain... que nous n’en pensions pas un mot...

JEAN.

Comment ! Son Altesse elle-même se permettrait de mentir à ce point-là ?

GŒTHE.

Mais non, grand-père !

JEAN.

Alors c’était donc vrai ?... et tous ces sentiments d’honneur et de vertu qui m’avaient charmé...

GŒTHE.

Ils existent, mon grand-père, dans le cœur du poète qui les a créés, non dans la bouche de celui qui les récite, mais qu’importe, s’ils passionnent, s’ils corrigent, s’ils émeuvent ceux qui les écoutent ?... et vous voyez bien que vous-même cela vous a touché. Eh bien ! mon grand-père, vous me demandiez mon état, le voilà ! je n’en ai pas d’autre.

JEAN.

Ton état !...

GŒTHE.

Air du vaudeville du Baiser au Porteur.

Flétrir le vice, ou bien élever l’âme.
Corriger l’homme et le rendre meilleur,
Et l’animer aux rayons de la flamme
Dont le principe est dans son cœur !
Tel est le but, le devoir de l’auteur.
Soudain la fouie attentive, oppressée,
Écoute, admire, applaudit la leçon,
Et bien souvent une noble pensée
A fait éclore une noble action !

Et, pour vous réconcilier avec la comédie, il y aura peut-être moyen, tantôt, de vous faire assister, sans qu’on vous voie, à une répétition.

JEAN.

Qu’est-ce que ça ?

GŒTHE.

Ce que déjà vous avez entendu ce matin, entre le prince et moi...

JEAN.

Des gens qui causent entre eux d’affaires qui n’existent pas ?

GŒTHE.

Précisément... ils essaient le matin ce qu’Us doivent réciter et faire le soir.

JEAN.

Juste ce que disait tout à l’heure cette grande dame... cette duchesse qui en est aussi...

GŒTHE.

Oui... mon grand-père... elle joue dans cette comédie, elle y a un rôle.

JEAN.

C’est cela moine, répéter son rôle et se concerter pour le drame dont il s’agit, ils ont parlé de cela !...

GŒTHE.

Or il n’est permis à personne d’étranger de paraître à une répétition... mais en vous tenant bien caché...

JEAN.

À la bonne heure !

GŒTHE.

Surtout n’allez pas vous montrer ou parler et faire des réflexions tout haut, parce qu’on vous renverrait.

JEAN.

Sois donc tranquille !

GŒTHE.

Mais je ne sais encore ni à quelle heure, ni dans quel lieu elle se fera.

JEAN.

Eh bien ! moi, je le sais... à deux heures...

GŒTHE.

Vraiment ?

JEAN.

Dans l’orangerie...

GŒTHE.

On ne m’a pas prévenu encore... et d’où êtes-vous si savant ?

JEAN.

C’est cette grande dame qui l’a dit tantôt devant moi... à deux seigneurs... Tiens, les voilà !

GŒTHE, à part, voyant Steinberg.

Le ministre... alors c’est officiel... il n’y a plus à en douter...

 

 

Scène X

 

JEAN, GŒTHE, STEINBERG et MULDORF

 

STEINBERG, à Muldorf, en entrant.

Vous êtes un homme de parole... et grâce à vos subsides...

MULDORF, riant.

Je paie la guerre à bureau ouvert...,

STEINBERG, à Gœthe qui remonte la scène.

Eh bien ! monsieur Gœthe, où allez-vous ?

GŒTHE.

Exécuter les ordres du prince... je suis déjà en retard... Son Altesse m’a prié de m’entendre avec l’intendant du mobilier de la couronne, pour les décors.

STEINBERG.

Eh mais ! vous n’avez pas de temps à perdre.

GŒTHE, se disposant à sortir.

C’est ce que je vois.

JEAN, le suivant.

Eh bien !... pour que tu puisses me conduire, où te trouverai-je ?

GŒTHE, qui s’est approché de la coulisse à gauche pendant que Steinberg et Muldorf ont gagné la droite en entrant.

Ô ciel !...

JEAN.

Où faut-il que j’attende ?

GŒTHE, troublé, regardant à gauche.

Ce n’est pas possible... mais si, vraiment, mes yeux ne me trompent pas, c’est elle... c’est bien elle !...

JEAN, à Gœthe.

Mais réponds-moi donc... où me prendras-tu ?

GŒTHE, dans le plus grand trouble.

Ici... là-bas...

Montrant le fond.

Où vous voudrez...

JEAN.

Dans la grande allée de marronniers.

GŒTHE, vivement.

Précisément... je vous y rejoins...

Montrant Steinberg et Muldorf.

Deux mots à dire à ces messieurs...

JEAN.

Pour la répétition générale... Je l’ai dit à deux heures dans l’orangerie.

Le regardant.

A-t-il un air agité...

À Gœthe.

Ah çà ! dis-moi... ça ne commence pas déjà ?

GŒTHE, avec impatience.

Eh ! non, mon père.

JEAN.

Ne commencez pas sans moi, au moins.

Voyant le geste d’impatience de Gœthe.

Je m’en vas... je m’en vas.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

GŒTHE, STEINBERG, MULDORF

 

GŒTHE, s’approchant de Steinberg tout en regardant toujours à gauche.

Pardon, monseigneur ; quelles sont ces deux dames qui se promènent près du bassin octogone ?

STEINBERG.

Eh ! mais je croyais que vous aviez déjà vu ce matin la belle duchesse de Stadion, la première dame du palais ?

GŒTHE.

Oui, sans doute... mais cette jeune fille si fraîche et si jolie qui est près d’elle ?

STEINBERG.

Ah ! vous la trouvez jolie ?

MULDORF.

Monsieur Gœthe est un homme de goût.

STEINBERG.

Et un homme habile... qui, comme bien d’autres, adore le soleil levant.

GŒTHE.

Que voulez-vous dire ?

STEINBERG.

Que je vous conseille, en ami, de vous mettre bien avec cette jeune fille.

MULDORF.

Et de vous soumettre, pour tous ses rôles, à toutes ses exigences... à tous ses caprices.

GŒTHE.

Pourquoi ?

STEINBERG.

Votre fortune à la cour... en dépend.

GŒTHE.

Comment cela ?

STEINBERG.

C’est la favorite !

MULDORF.

La maîtresse du prince !

GŒTHE.

Sa maîtresse ! c’est impossible !

MULDORF.

Tout le monde vous le dira...

 

 

Scène XII

 

LA DUCHESSE, MARGUERITE, entrant par la gauche, GŒTHE, STEINBERG et MULDORF, à droite

 

Air nouveau de M. Couder.

LA DUCHESSE, à Marguerite.

Oui, voici l’heure, il faut nous rendre
Chez le prince qui nous attend.

GŒTHE, à part.

Ah ! grand Dieu ! que viens-je d’entendre ?
Et comment douter à présent !

MARGUERITE, à la duchesse.

Hâtons-nous donc !

GŒTHE, à part.

Ah ! l’infidèle !

MARGUERITE, faisant un pas, aperçoit Gœthe et jette un cri de surprise.

Monsieur Gœthe !

Allant à lui.

Je vous revois...

LA DUCHESSE, STEINBERG, MULDORF, étonnés.

Vous connaissez mademoiselle ?

GŒTHE.

Oui, je crois bien l’avoir vue autrefois ;
Mais dans un temps si loin de ma pensée,
Et c’est d’ailleurs un si grand changement...

MARGUERITE, stupéfaite.

D’un tel accueil je reste immobile et glacée.

GŒTHE, la saluant de nouveau.

Pardon ! le prince vous attend.

Ensemble.

GŒTHE.

Méprisons celle qui m’outrage :
L’aimer encor c’est m’avilir ;
Et mon cœur aura le courage
De l’oublier et de la fuir.

MARGUERITE.

C’est lui qui m’insulte et m’outrage.
Et qui s’empresse de me fuir ;
Par dépit j’aurai du courage,
Gardons-nous bien de nous trahir.

LA DUCHESSE.

Pourquoi ce trouble et ce langage ?
Je les ai vus tous deux frémir.
J’en conçois un mauvais présage ;
Observons tout sans nous trahir.

STEINBERG et MULDORP.

Oui, de l’audace et du courage ;
Gardons-nous bien de nous trahir !
Par elle plus de mariage ;
Notre complot doit réussir.

 

 

ACTE II

 

Un des appartements du prince héréditaire ; porte au fond, deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

LE PRINCE, assis dans un fauteuil à droite et rêvant, STEINBERG, sortant de l’appartement de gauche

 

LE PRINCE, se levant au bruit des pas.

Oui, oui, mon cher comte, vous me voyez dans une agitation...

STEINBERG.

C’est tout simple ! j’ai deviné l’inquiétude... je veux dire la contrariété de Votre Altesse...

LE PRINCE.

Vous ?

STEINBERG.

Certainement... la répétition devait avoir lieu ce matin chez votre auguste tante qui se trouve avoir la migraine.

LE PRINCE.

C’est jouer de malheur, elle n’en a jamais.

STEINBERG, avec chaleur.

C’est une princesse si extraordinaire et si remarquable !... tellement en dehors de son sexe...

LE PRINCE.

Je le sais... je le sais... mais c’est souverainement ennuyeux... décommander une répétition quand nous étions tous réunis chez Son Altesse, vous, Muldorf, la duchesse et cette jeune fille...

STEINBERG.

La belle Marguerite d’Heineberg !...

LE PRINCE.

Qui venait d’arriver... et que ce contre-ordre avait l’air de contrarier...

STEINBERG.

C’est vrai... elle en était toute triste et pensive.

LE PRINCE, vivement.

Ah ! vous l’avez remarqué comme moi ?

STEINBERG.

C’était si évident... aussi j’ai pris sur moi d’arranger cette affaire... je suis convenu de tout à voix basse avec la duchesse, qui prolonge en ce moment sa visite... mais en sortant de l’auguste migraine... je veux dire de la migraine sérénissime... elle viendra ici avec sa demoiselle de compagnie.

LE PRINCE.

Marguerite... ici !... chez moi !

STEINBERG.

Où nous serons bien mieux... où nous pourrons répéter aussi longtemps que nous le voudrons... et sans crainte d’être dérangés... c’est ce que je leur ai fait comprendre...

LE PRINCE.

Ah ! Steinberg... ah ! mon cher comte, je conçois que mon oncle apprécie ton habileté et tes talents !

STEINBERG, s’inclinant.

Mon prince !...

LE PRINCE.

Et qu’il ne puisse se passer d’un ministre tel que toi... il me le disait encore hier... c’est son opinion !...

STEINBERG.

Puissiez-vous la partager !... et puisse surtout ce mariage qui se prépare...

LE PRINCE.

Ce mariage, vois-tu bien, me désespère...

STEINBERG.

Est-il possible ?... et pourquoi ?

LE PRINCE.

D’abord parce qu’on me l’ordonne, parce qu’on me l’impose. Plus le grand-duc, mon oncle, avance en âge, et plus il devient jaloux de son autorité ; il ne m’en laisse aucune, et moi qui dois lui succéder, je n’ai en vérité rien à faire... qu’à attendre !... je ne m’en plaignais pas...

STEINBERG.

C’est déjà beaucoup !

LE PRINCE.

Je m’y résignais, parce que cette inaction forcée ne m’obligeait après tout qu’à m’amuser ; mais aujourd’hui qu’il s’agit de me marier... ce n’est plus cela...

STEINBERG.

Raisonnement plein de justesse et de vérité.

LE PRINCE.

Eh bien ! puisque tu es de mon avis... trouve les moyens d’ajourner indéfiniment ce mariage...

STEINBERG.

Cela dépend de vous...

Bas.

en vous prononçant avec énergie, en refusant positivement...

LE PRINCE.

Tu crois ?

STEINBERG.

Ne dites pas surtout que c’est moi qui ai eu l’audace de vous donner ce conseil bien simple !...

LE PRINCE.

Sans doute ! je suis toujours maître de ne pas me marier ; mais mon grand-oncle est aussi le maître de se fâcher... sérieusement...

STEINBERG.

Il n’oserait ! il vous a désigné pour son héritier présomptif.

LE PRINCE.

Je ne suis pas son seul neveu... j’ai un cousin...

STEINBERG.

Qui est si loin d’avoir votre mérite...

LE PRINCE.

C’est possible ! mais s’il avait ma place, cela lui en donnerait beaucoup !... Du reste, nous avons du temps devant nous, on ne peut pas songer à ce mariage avant deux ou trois mois et, d’ici là, livrons-nous à toutes les joies... à tous les plaisirs, et comme dirait M. de Muldorf, notre estimable banquier, escomptons le bonheur...

STEINBERG.

Votre Altesse a raison...

LE PRINCE.

À commencer par cette répétition de ce matin... dont je me fais une idée ravissante... car vous ne croiriez pas, mon cher comte, qu’il y a une personne au monde à qui je brûle de dire : je vous aime... vous m’aimerez, vous serez à moi... Eh ! bien, moi qui du reste suis assez conquérant, assez mauvais sujet...

STEINBERG.

Toutes les qualités d’un grand prince.

LE PRINCE.

Je n’ai pas encore osé !... Hein ! qui vient là ?

 

 

Scène II

 

LE PRINCE, STEINBERG, UN HUISSIER, entrant par la porte de droite

 

L’HUISSIER.

Son Altesse sérénissime, le grand-duc, fait prier monseigneur de vouloir bien passer à l’instant même dans son cabinet, où il l’attend.

LE PRINCE, avec dépit.

Mon oncle !

STEINBERG, regardant vers la gauche, bas au prince.

Et ces dames qui vont arriver...

LE PRINCE, avec colère.

Quand je te le disais... c’est comme une gageure... Excusez-moi auprès de ces dames... je serai de retour dans un instant... Ah ! je suis d’une humeur, d’une colère...

STEINBERG.

Raison de plus pour refuser... de vous-même...

Air des Souvenirs de Bade.

LE PRINCE.

Je suivrai, si je puis...
Ton avis.
Pas un mot !
Ce complot
Doit se taire !
Un propos indiscret
Nous perdrait,
Et sur noire projet
Sois muet !

STEINBERG.

Je jure, dussé-je en trembler.
De ne rien dire en cette affaire ;
Ayez l’audace de parler,
Moi j’aurai celle de me taire !

Ensemble.

LE PRINCE.

Je suivrai, si je puis,
Ton avis, etc.

STEINBERG.

Que, par vous, mes avis
Soient suivis ! etc.

Le prince s’élance avec l’huissier par la porte à droite au moment où la duchesse et Marguerite entrent par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

MARGUERITE, LA DUCHESSE, STEINBERG

 

LA DUCHESSE.

Nous voici exactes au rendez-vous.

STEINBERG.

Son Altesse, qui vient d’être appelée chez le grand-duc... ne tardera pas à nous rejoindre...

MARGUERITE.

Bon ! je vais repasser mon rôle.

STEINBERG, bas à la duchesse.

Il est dans les dispositions les plus heureuses.

LA DUCHESSE, de même, pendant que Marguerite a été s’asseoir à gauche.

En vérité !

STEINBERG, de même.

Furieux contre son mariage et contre son oncle...

LA DUCHESSE, de même.

C’est bien ! veillez seulement à l’exécution du plan...

STEINBERG.

Dont nous sommes convenus tantôt à l’orangerie !...

LA DUCHESSE.

C’est l’essentiel !

STEINBERG.

C’est déjà commencé... tout marche...

Haut.

Je vais prévenir M. de Muldorf que la répétition a lieu ici... chez le prince, et je reviens avec lui !

LA DUCHESSE.

Bien... hâtez-vous !...

Steinberg sort.

 

 

Scène IV

 

MARGUERITE, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE.

Eh bien ! Marguerite, savez-vous votre rôle ?

MARGUERITE.

Oui, madame la duchesse, je l’ai répété ce matin sans me tromper d’une parole.

LA DUCHESSE.

Ah ! ce n’est pas la mémoire qui m’inquiète... c’est l’âme, c’est l’expression... Il y a des phrases qui devraient être à effet, et qui n’en produiront aucun.

MARGUERITE.

Vous trouvez ?

LA DUCHESSE.

Parce que c’est froid... parce que vous n’y niellez pas de chaleur.

MARGUERITE.

Je fais comme je peux.

LA DUCHESSE.

Cet endroit surtout : « Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon cœur, vous verriez que vous êtes bien injuste, et je n’aime que vous... que vous ! » Vous dites cela en baissant les yeux...

MARGUERITE.

Il faut donc les lever ?

LA DUCHESSE.

Mais sans doute... vers celui à qui l’on parle... et d’un air ému... un peu de tremblement dans la voix... et puis de l’agitation...

MARGUERITE.

C’est trop de choses à la fois, c’est trop difficile !

LA DUCHESSE.

Mais vous n’avez donc jamais aimé ?...

MARGUERITE.

Oh ! si, madame !

LA DUCHESSE.

Comment, si ?...

MARGUERITE.

Oui...

LA DUCHESSE, riant.

Qu’est-ce que vous dites donc là !... et vous ne m’en avez jamais parlé !

MARGUERITE.

Pour rien au monde je n’aurais osé... car je sentais bien que c’était mal... très mal...

LA DUCHESSE, avec bonté.

Et pourquoi donc ? quand on est aimée... adorée...

MARGUERITE.

Et quand on ne l’est pas... quand tout vous sépare à jamais !...

LA DUCHESSE.

Peut-être est-ce une erreur... Voyons, mon enfant, racontez-moi cela... C’est depuis peu... très peu, sans doute ?

MARGUERITE.

Non, madame, il y a bien longtemps... c’était l’autre année...

LA DUCHESSE, avec effroi.

Comment ! avant notre arrivée à la cour ?

MARGUERITE, naïvement.

Oh ! bien avant !

LA DUCHESSE.

Qu’est-ce que j’apprends là !... et vous avez osé...

MARGUERITE.

Vous disiez que ce n’était pas un mal...

LA DUCHESSE, troublée.

Je n’ai pas dit cela... j’ai dit que si quelqu’un vous aimait avec ardeur... avec passion...

MARGUERITE, pleurant.

C’est que dans ce temps-là... il m’aimait comme cela... lui... tandis que maintenant...

LA DUCHESSE.

Lui ! et qui donc ?...

MARGUERITE, vivement.

M. Wolf... ce jeune homme que nous avons rencontré ce matin ici dans le palais.

LA DUCHESSE, avec dépit.

M. Gœthe... que j’ai fait venir ici... à la cour !...

MARGUERITE, avec chaleur.

Et vous avez vu avec quelle froideur, avec quel dédain il m’a accueillie... vous en avez été témoin... et quand il ose dire, madame, qu’il me connaît très peu, que c’est à peine s’il se rappelle mon souvenir... ce n’est pas vrai... ce n’est pas possible... lui qui, pendant une année entière, me disait : Je vous aime !... et moi aussi...

LA DUCHESSE.

Grand Dieu !...

MARGUERITE.

Oui, madame... je ne m’en cache pas... je le dirais avons, à tout le monde...

LA DUCHESSE, vivement.

Gardez-vous-en bien !...

MARGUERITE.

Car c’est pour m’épouser qu’il était parti, qu’il voulait faire fortune... et quand, orpheline et sans appui, vous m’avez emmenée avec vous, je me suis empressée de lui écrire à Francfort, chez son père... on il devait être... tous les jours je lui écrivais... sans vous le dire... je m’en accuse... cela n’était pas bien... mais ce qui est beaucoup plus mal encore... il ne m’a pas répondu une seule fois... pas une seule... et je comprends maintenant pourquoi.

LA DUCHESSE.

C’est évident !...

MARGUERITE.

Il ma oubliée, il en aime d’autres !...

LA DUCHESSE.

C’est possible !... c’est probable !...

MARGUERITE.

C’est sur ! l’infidèle ! et moi, madame... je l’aime toujours !...

LA DUCHESSE.

Allons donc !...

MARGUERITE.

Plus que jamais !

LA DUCHESSE.

Je ne peux pas le croire... et si j’étais à votre place, par fierté... par honneur... je mourrais plutôt que de laisser voir de pareils sentiments.

MARGUERITE.

Vous avez bien raison !...

LA DUCHESSE.

Je les oublierais !...

MARGUERITE.

Oh ! certainement !...

LA DUCHESSE.

Et même pour me venger j’en aimerais un autre...

MARGUERITE, en pleurant.

J’y pensais, et à coup sûr... si je peux...

LA DUCHESSE.

On essaie toujours !...

MARGUERITE.

Comme vous dites, j’essaierai !...

LA DUCHESSE.

Silence ! c’est le prince !...

 

 

Scène V

 

MARGUERITE, LA DUCHESSE, LE PRINCE, sortant de l’appartement à gauche

 

LE PRINCE, apercevant les deux dames qui le saluent, et jetant sur la table à droite une boite à portrait qu’il tenait à la main.

Pardon, mesdames, de vous avoir fait attendre.

À la duchesse.

Je suis heureux de vous voir, duchesse...

LA DUCHESSE.

Qu’y a-t-il donc ?

LE PRINCE, à demi-voix.

Je quitte mon oncle ; plus inflexible, plus absolu que jamais, il veut que ce mariage ait lieu... non pas dans trois mois, comme je l’espérais, mais cette semaine...

LA DUCHESSE, de même.

Ce n’est pas possible !

LE PRINCE, de même.

C’est ainsi !... un courriel’ de cabinet vient de lui apporter le portrait de la princesse Christine, ma prétendue, qu’il m’a remis.

Montrant la boite qu’il a jetée sur la table.

LA DUCHESSE, de même.

Et vous ne le regardez pas ?

LE PRINCE, de même.

Rien ne presse... j’ai le temps... mais si vous et M. de Steinberg ne venez pas à mon aide, duchesse, ce mariage... ce maudit mariage...

LA DUCHESSE, à voix basse.

N’en parlez pas devant Marguerite...

LE PRINCE, de même.

Et pourquoi donc ?

LA DUCHESSE, de même.

Je lui en ai dit deux mots tout à l’heure, et depuis ce moment, elle est toute pensive, préoccupée...

LE PRINCE, vivement.

En vérité !

LA DUCHESSE, souriant.

Je ne serais pas étonnée que son rôle n’allât tout de travers...

LE PRINCE, de même.

Ah ! dans mon bonheur... dans ma reconnaissance, que pourrais-je donc faire pour elle ?

LA DUCHESSE.

Rompre cette union... C’est, j’en suis sûre, tout ce qu’elle désire... elle ne vous le dira pas ; mais c’est à vous de le deviner.

LE PRINCE.

Ah ! si vous dites vrai... s’il en est ainsi... un seul de ses regards...

LA DUCHESSE.

Prenez donc garde.

LE PRINCE, apercevant Steinberg et Muldorf, introduits par un huissier.

Voici ces messieurs.

 

 

Scène VI

 

MULDORF, STEINBERG, MARGUERITE, LA DUCHESSE, LE PRINCE, UN HUISSIER

 

TOUS.

Air : Signora Amalata. (La Part du diable.)

On sait son rôle à ravir :
Pour s’amuser, se divertir,
Nous arrivons,
Nous accourons.
Mes chers amis, vive Thalie !
Sa gaieté, son entrain,
Ses mots joyeux et sa folie
Éloignent soudain
De cette vie
Et les ennuis et le chagrin !

LE PRINCE, à l’huissier.

Maintenant, Herman, et sous aucun prétexte, vous ne laisserez entrer personne.

L’HUISSIER, avec embarras.

Mais...

LE PRINCE.

Personne au monde... excepté M. Gœthe...

LA DUCHESSE et MARGUERITE, faisant un mouvement.

Comment ?

LE PRINCE.

Je l’ai fait prévenir... ses conseils peuvent nous être utiles... surtout pour la seconde pièce... qui est de lui... les Caprices d’un Amant, dont il m’a offert ce matin un exemplaire, une seconde édition avec de nombreux changements... nous les verrons en répétant...

À l’huissier.

Vous m’avez compris...

L’HUISSIER.

Parfaitement, Altesse ; mais la personne qui s’était déjà présentée ce matin... maître Jean...

LE PRINCE, se frappant le front.

Ah ! mon Dieu !

L’HUISSIER.

Que monseigneur avait invité à prendre la collation à trois heures... il est là qui demande à entrer...

LE PRINCE.

Le pauvre homme... je l’avais oublié ! Aussitôt la répétition finie, tu feras entrer...

L’HUISSIER.

Oui, monseigneur...

Il s’incline et sort.

LA DUCHESSE.

Je promets alors du plaisir à Votre Altesse...

STEINBERG.

Ce sera la petite pièce après la grande.

LE PRINCE.

Comment cela ?

MULDORF.

De l’antichambre voisine il avait ce matin entendu répéter Votre Altesse...

STEINBERG.

Et il avait pris au sérieux... les phrases d’honneur... de probité... que vous récitiez...

LA DUCHESSE.

Quel noble... quel excellent prince ! disait-il...

STEINBERG.

Comment ne pas aimer... admirer tant de vertus !

MULDORF.

C’était à mourir de rire !...

STEINBERG, riant.

Et de souvenir, encore... Ah ! ah ! ah !

LA DUCHESSE, de même.

Ah ! ah ! ah !

MULDORF.

Son erreur et sa bonhomie étaient du dernier comique.

LE PRINCE, embarrassé.

Assez, messieurs, assez... je ne trouve pas cela si ridicule... Ce brave homme a droit à vos égards et à ma reconnaissance ; il honore le prince par les venus qu’il lui suppose, et quant aux paroles de mon rôle, ces paroles de bienfaisance et de bonté...

Air de La Sentinelle.

Puisqu’il suffit pour me faire bénir
Qu’un seul instant on me les attribue,
Au fond du cœur je veux les retenir
Pour que plus tard mon rôle continue.
Si je régnais... ces mots si généreux...
Je voudrais, en cette province,
Les dire à tous les malheureux...

MARGUERITE, qui a écouté avec émotion.

Le public serait plus nombreux,
Et le succès digne d’un prince...

LE PRINCE, vivement.

Vous croyez, Marguerite ?

MARGUERITE.

Oui, monseigneur, chacun vous bénira et vous aimera.

LA DUCHESSE, bas au prince.

Vous l’entendez ?...

LE PRINCE.

Quoi !

LA DUCHESSE, à voix haute.

Eh bien ! puisque nous voilà tous réunis... si nous répétions ?

TOUS.

Oui, répétons...

LE PRINCE.

Et M. Gœthe ?

LA DUCHESSE.

On commencera sans lui la première pièce.

LE PRINCE.

À la bonne heure !

STEINBERG.

Son Altesse a raison... commençons toujours la première scène ; c’est à moi.

LA DUCHESSE.

Et la seconde est à nous deux... elles sont sues et parfaitement...

STEINBERG.

Oui sans doute... mais...

LA DUCHESSE, à voix basse.

Hâtons-nous... je vous dirai pourquoi...

MULDORF, vivement.

Alors, c’est à moi... la lettre que j’apporte...

Cherchant sur la table.

Où va-t-il une lettre ?...

LA DUCHESSE.

Eh ! non, pas encore !

MULDORF, prenant un livre.

Alors, je soufflerai en attendant.

LA DUCHESSE.

C’est Albert et Louise qui entrent ensemble... la scène essentielle.

LE PRINCE, à Marguerite.

Je suis à vos ordres, mademoiselle...

MARGUERITE.

C’est moi qui suis aux vôtres, monseigneur.

La duchesse et Steinberg s’assoient à droite, Muldorf à gauche tenant un livre et soufflant le prince et Marguerite qui remontent la scène et simulent une entrée.

LE PRINCE.

Pouvons-nous commencer ?

TOUS.

Oui, oui.

LE PRINCE.

« Oui, je suis le plus heureux des hommes... »

MULDORF, soufflant.

Le plus malheureux...

LE PRINCE.

« Oui, je suis le plus malheureux des hommes...

MARGUERITE.

« En vérité, monsieur Albert, on ne s’en douterait pas... vous le fils d’un riche fermier, propriétaire un jour de cette belle métairie... et mieux encore...

LE PRINCE.

« Que signifie ce sourire ?

MARGUERITE.

« Ne dit-on pas que M. Joseph Saldorf, le meunier, vous destine sa fille Marianne ?...

LE PRINCE.

« Voilà ce qui me désespère !...

MARGUERITE.

« Pourquoi donc ? une si jolie blonde... la beauté du village !... ne vous en êtes-vous pas aperçu ?... vous n’avez donc pas d’yeux, monsieur Albert ?

LE PRINCE.

« C’est vous, Louise, qui n’en avez pas... »

LA DUCHESSE, avec approbation.

Très bien !

LE PRINCE.

« Ne voyez-vous pas que je vous aime, que c’est là mon unique pensée, ma vie entière, et que de tous les tourments qui m’accablent, le plus cruel pour moi, c’est votre indifférence ?...

MARGUERITE.

« Moi indifférente... monsieur Albert... qui vous a dit cela ? »

STEINBERG, avec approbation.

Bravo ! bravo !...

LE PRINCE.

« Ce qui me l’a dit ?... vos yeux qui sans cesse se détournent des miens... votre calme, votre sang-froid... ce sourire même qui, dans ce moment, semble errer sur vos lèvres...

MARGUERITE.

« Ingrat ! »

LA DUCHESSE.

Très bien !... elle a dit ingrat à merveille.

MULDORF.

C’est senti !

STEINBERG.

Cela part du fond de l’âme.

MARGUERITE.

« Dans cette ferme où je ne suis qu’une humble et pauvre servante... que puis-je faire de mieux que d’éviter vos regards... que de cacher au fond de mon cœur les sentiments que j’éprouve !... mais si vous pouviez y lire au fond de ce cœur... »

LA DUCHESSE.

Plus haut !

MARGUERITE.

« Vous verriez, monsieur Albert... que vous êtes bien injuste

Baissant les yeux et la voix.

« et que je n’aime que vous...

Avec crainte, regardant autour d’elle.

« que vous !...

LE PRINCE.

« Ah ! Louise... Louise !... »

LA DUCHESSE.

Je crois qu’il doit se jeter à ses pieds.

LE PRINCE, s’y jetant.

C’est juste !...

STEINBERG.

Il prend sa main qu’il couvre de baisers.

LE PRINCE.

Sans contredit...

MARGUERITE, voulant retirer sa main.

Mon prince... Monseigneur... il me semble que ce n’est pas nécessaire...

LE PRINCE.

C’est dans le rôle.

TOUS.

C’est dans le rôle.

LE PRINCE.

C’est l’intention de l’auteur.

 

 

Scène VII

 

LA DUCHESSE et STEINBERG, assis à droite du théâtre, MULDORF, assis à gauche, MARGUERITE, debout, au milieu de la scène, LE PRINCE à ses genoux, couvrant sa main de baisers, GŒTHE, entrant par la porte à droite précédé d’UN HUISSIER qui se retire

 

GŒTHE, apercevant le prince aux pieds de Marguerite et à part.

Ô ciel ! qu’ai-je vu !

LE PRINCE, gaiement.

Vous arrivez à propos, monsieur Gœthe, nous répétons ; et si vous voulez bien nous mettre en scène...

GŒTHE, troublé.

Eh ! mais... monseigneur... il me semble que l’on ne peut y être ni mieux, ni plus naturellement que Votre Altesse...

LE PRINCE.

N’est-ce pas ? c’est ce que je disais... il faut que je me jette à ses pieds et que je baise sa main... vous le voyez, mademoiselle, M. Gœthe en convient lui-même.

MARGUERITE, avec dépit.

Et je n’ai rien à répondre... M. Gœthe doit s’y connaître mieux que personne...

STEINBERG.

Quant à moi, je trouve que c’était divin, délicieux !

MULDORF.

C’est un tableau charmant et la scène est parfaitement rendue !...

LA DUCHESSE.

Moi, je suis plus difficile, et je trouve que la scène n’a pas été assez montée... que les dernières lignes ont été débitées avec trop de froideur... il n’y a pas là d’entraînement.

STEINBERG.

C’est ce que je pensais...

MULDORF.

J’allais le dire...

LE PRINCE.

Eh ! mon Dieu, ces dernières lignes, nous pouvons les recommencer... nous ne sommes ici que pour ça...

MARGUERITE.

Je crains que cela ne fatigue Votre Altesse.

LE PRINCE, gaiement et galamment.

Nullement !... je passerais ma vie à vos genoux... comme bien d’autres ; du reste, et puisque monsieur Gœthe n’a pas entendu cette dernière phrase... nous pouvons la recommencer devant lui... il nous dira franchement son avis... je le lui demande, dût-il nous trouver détestables.

Lui donnant le livre que tenait Muldorf.

Tenez, c’est là... si vous voulez suivre.

LA DUCHESSE, bas à Marguerite.

C’est l’instant de vous venger !... De la fierté et du courage...

LE PRINCE, à Marguerite.

Permettez-moi de vous donner la réplique ; qu’est-ce que je disais donc... « Votre calme, votre sang-froid... ce sourire même qui dans ce moment semble errer sur vos lèvres...

MARGUERITE, avec bien plus d’expression que la première fois.

« Ingrat !... Dans cette ferme où je ne suis qu’une humble et pauvre servante, que puis-je faire de mieux que d’éviter vos regards, que de cacher au fond de mon cœur les sentiments que j’éprouve... mais si vous pouviez lire au fond de ce cœur,

Avec une chaleur toujours croissante.

« vous y verriez, monsieur Albert, que vous êtes bien injuste, et que je n’aime que vous...

Avec passion.

« Que vous !... »

LE PRINCE, hors de lui, se jetant à ses genoux, pendant que la duchesse, Steinberg et Muldorf applaudissent de toute leur force en criant bravo.

Ah ! Louise... Louise... ou plutôt... Marguerite...

GŒTHE, jetant le livre et s’élançant vers le prince qui presse la main de Marguerite sur son cœur.

Arrêtez !...

LE PRINCE, LA DUCHESSE, STEINBERG, MULDORF.

Qu’est-ce que c’est ?

GŒTHE, à part.

Qu’allais-je faire ? me perdre de ridicule ! et pour qui !...

LE PRINCE, toujours à genoux et tournant la tête en riant.

Est-ce que ce n’est pas ça ? Parlez ! parlez ! et quoique vous soyez à la cour... nous voulons avant tout de la franchise, vous nous l’avez promis...

GŒTHE, avec beaucoup d’émotion, cherchant à cacher son dépit.

Très bien... mon prince... à merveille... je trouve que Votre Altesse est parfaitement dans son rôle... mais avec tout le respect que je dois à mademoiselle et au risque de paraître bien sévère... je dirai...

LA DUCHESSE, STEINBERG et MULDORF.

Par exemple !

LE PRINCE.

Laissez dire.

STEINBERG.

Je trouve que c’est parfait...

LA DUCHESSE.

Bien mieux que la première fois.

MULDORF.

Et que si nous recommencions une troisième, je ne sais pas où ça irait.

LE PRINCE, lui faisant signe de se taire.

Écoutons-le, messieurs, écoutons-le... moi, je ne me fâche pas de sa franchise.

MULDORF.

Son Altesse est trop bonne.

LE PRINCE, à Gœthe.

Parlez !

GŒTHE.

Je comprends qu’aimée, adorée par une personne au-dessus d’elle, une jeune fille se laisse facilement enivrer... que l’éclat de la fortune l’éblouisse... que sa raison s’égare... Mais dans cet égarement même, il me semble que cette jeune fille, naguère encore si humble... si modeste... si innocente... ne doit pas, en un instant, abdiquer tout son passé... qu’elle doit au moins laisser deviner quelques traces, quelques souvenirs de sa pureté primitive.

MARGUERITE, avec dépit.

Et moi, monsieur, je vous dirai...

GŒTHE, avec chaleur.

Vous me direz qu’on peut oublier, dans l’excès de sa passion... les égards... la retenue... les convenances ; mais je ne pense pas que mademoiselle recherche de tels modèles on ambitionne de pareils succès.

STEINBERG.

Eh ! mais, monsieur Gœthe, vous y mettez une chaleur...

LE PRINCE, gaiement.

Permise à un poète... Les opinions sont libres... on s’éclaire en discutant.

MARGUERITE.

Chacun s’exprime d’après sa manière de sentir, et si monsieur Gœthe ne comprend pas un amour vrai et durable...

GŒTHE.

Et moi, je crois, mademoiselle, puisque Son Altesse laisse à chacun ici le droit de dire ce qu’il pense... je crois que ce genre de rôle vous convient moins bien... que tout autre que je pourrais citer.

MARGUERITE.

Monsieur me trouverait peut-être mieux dans l’autre pièce qui est de lui, je crois : les Caprices d’un Amant !

GŒTHE, avec chaleur.

À coup sûr... il y a là une scène... celle de l’infidélité et des reproches... que vous rendriez à merveille.

LE PRINCE, vivement.

La scène troisième ?...

GŒTHE.

Oui, mon prince... Mademoiselle doit la connaître...

MARGUERITE.

Je la relisais encore tout à l’heure...

LE PRINCE.

Eh bien ! monsieur Gœthe, si vous voulez lui donner la réplique... je serais curieux de l’entendre.

MARGUERITE.

Ah ! bien volontiers.

LE PRINCE.

D’autant plus que c’est moi qui, demain, dois remplir votre rôle.

Cherchant sur la table.

J’ai là le volume que vous m’avez offert ce matin, la dernière édition corrigée par vous... c’est ça... n’est-ce pas ?...

MARGUERITE, à Gœthe.

Je vous attends, monsieur.

GŒTHE.

Me voici, mademoiselle.

MARGUERITE, commençant vivement et avec chaleur.

« Je ne peux revenir, monsieur, de votre air... de votre ton, de vos manières...

GŒTHE, de même.

« Ils vous étonnent, mademoiselle ? »

LE PRINCE, prenant le volume sur la table, qu’il se met à feuilleter.

Eh bien ! vous commencez déjà... Attendez donc... que je puisse vous suivre.

MARGUERITE, continuant.

« Dans ce salon, aux yeux de tous, un emportement qui  ne tendait à rien moins qu’à me compromettre...

GŒTHE, de même.

« Ah ! c’était là votre seule crainte... vous n’éprouviez pas  d’autres sentiments ?... »

LE PRINCE, feuilletant toujours.

Vous dites la scène troisième...

Répétant les dernières paroles de Gœthe.

« Pas d’autres sentiments...

MARGUERITE.

« Si, monsieur... il yen avait un autre, celui de la pitié... jaloux par amour-propre... jaloux sans amour... et les reproches vous vont bien... à vous qui le premier avez trahi vos serments.

GŒTHE.

« Moi !

MARGUERITE.

« Oui, vous ! »

MULDORF.

Bravo !... il y a une chaleur... un entrain...

STEINBERG.

Tout naturels !... quand c’est l’auteur lui-même.

LE PRINCE, qui a feuilleté.

Ah ! m’y voilà... « Trahi vos serments !...

GŒTHE.

« Moi infidèle !... quand je n’ai pas cesse un instant de vous aimer, de penser à vous... de vous écrire... »

MARGUERITE, oubliant son rôle.

M’écrire... si on peut dire une chose pareille ? Quand c’est moi qui, chaque jour, je vous le jure, monsieur !...

GŒTHE, de même.

Espérez-vous qu’un tel mensonge puisse vous justifier, lorsque tout vous accable et vous accuse ?

LE PRINCE, à la duchesse.

Ah ! çà... il y a donc là des changements ?

MARGUERITE.

Et qui pourrait m’accuser ?...

GŒTHE.

Le lieu même où vous êtes... la faveur et l’éclat qui vous entourent...

MARGUERITE.

Expliquez-vous, de grâce... Que voulez-vous dire ?...  parlez...

LE PRINCE.

J’aurai sauté une page... car je ne me retrouve pas...

GŒTHE, à demi-voix.

Éclat dont je rougis pour vous... car il est la preuve non de l’honneur, mais de l’infamie...

MARGUERITE, hors d’elle-même.

Ah ! c’est trop fort... écoutez-moi, monsieur.

MULDORF, écoutant de bonne foi.

Bravo !...

LA DUCHESSE, bas à Steinberg.

Elle nous perd !

MARGUERITE.

Après un mot pareil... tout est fini entre nous... mais vous saurez auparavant que je vous aimais...

GŒTHE.

Mensonge et trahison !

MARGUERITE.

Je l’atteste devant Son Altesse elle-même.

LE PRINCE, se levant ainsi que tous les autres excepté Muldorf.

Qu’est-ce à dire ?

GŒTHE.

Oui, mon prince, ce fut mon premier, mon seul amour, et trahi par elle... je l’aime encore...

MARGUERITE, poussant un cri et courant à lui.

Ah ! s’il était vrai !

MULDORF.

Bravo !

LE PRINCE, en colère.

Assez... assez...

Ensemble.

Air : Finale de Sémiramis.

LE PRINCE.

Non, non, non,
Pour une telle audace,
Non, point de grâce,
Point de pardon !
En ces lieux,
Ah ! quel délire !
S’aimer, se le dire !
Tu trahis mes feux !...

GŒTHE.

Non, non, non.
Pour une telle audace,
Non, point de grâce,
Point de pardon !
Sous mes yeux,
Ah ! quel délire !
S’aimer, se le dire !
Je suis furieux !

LA DUCHESSE, STEINBERG et MULDORF.

Non, non, non.
Pour une telle audace,
Non, point de grâce,
Point de pardon !
Sous ses yeux,
Ah ! quel délire !
S’aimer, se le dire !
Il est furieux !

MARGUERITE.

Monseigneur...

LE PRINCE.

Laissez-moi !

GŒTHE.

Elle a trahi sa foi.

LE PRINCE.

Sortez toue, oui, sortez...
Et vous, Steinberg, restez.

La répétition est finie.

TOUS.

Non, non, non,
Pour une telle audace, etc.

Gœthe et Muldorf sortent par le fond, la duchesse et Marguerite par la  porte à droite ; l’huissier vient de la gauche.

L’HUISSIER.

Monsieur Jean, aubergiste.

 

 

Scène VIII

 

JEAN, en arrière, L’HUISSIER, s’approchant du prince, LE PRINCE, STEINBERG

 

LE PRINCE, à part, en colère.

Au diable la visite !...

L’HUISSIER.

Il vient pour cette collation.

LE PRINCE, bas à l’huissier.

Qu’est-ce que tu as fait là ?

L’HUISSIER.

Votre Altesse m’avait dit après la répétition.

LE PRINCE.

C’est juste... donne des ordres !...

L’HUISSIER, à voix haute.

De plus, pour Votre Altesse, une lettre de l’envoyé de Hesse-Darmstadt.

LE PRINCE.

Il suffit.

L’huissier sort.

Pardons, monsieur Jean, de vous faire encore attendre.

JEAN.

Ne vous inquiétez pas, mon prince... je sais ce que c’est... depuis ce matin je ne fais que cela.

LE PRINCE.

Asseyez-vous, monsieur Jean... asseyez-vous.

Jean s’assoit au fond ; le prince prend la boite qu’il a jetée en entrant, et fait signe à Steinberg d’approcher.

Dans mon dépit, dans ma fureur... je suis capable de tout... je me marierai !

STEINBERG, à part.

Nous sommes perdus !

LE PRINCE, ouvrant le médaillon.

Et après tout, puisqu’on dit la princesse Christine si jolie...

Regardant le portrait.

Ô ciel ! des traits pareils...

STEINBERG.

Et ce nez !...

LE PRINCE.

Il n’y a pas moyen de se venger à ce prix-là.

STEINBERG, à part.

Nous sommes sauvés !

LE PRINCE, ouvrant la lettre.

Je verrai ce soir au concert l’envoyé de liesse qui m’écrit, et je lui dirai à lui-même...

Jetant les yeux sur la lettre.

Allons, il n’y viendra pas... une indisposition grave le retiendra au lit pendant quelques jours...

STEINBERG, à part.

Bravo !...

À demi-voix.

Si Votre Altesse, décidée à rompre, n’ose l’avouer au grand-duc, son oncle... il y a un moyen bien simple... c’est d’écrire en secret à la princesse elle-même.

LE PRINCE.

Tu as raison... de loin... c’est moins effrayant... compose toi-même cette lettre et apporte-la moi.

STEINBERG.

Oui, mon prince.

LE PRINCE, toujours bas.

Que Gœthe ne quitte pas ce palais avant que je ne l’aie vu... quant à Marguerite, auprès de qui je n’étais que trop timide, maintenant, je le jure... Pas un mot sur ce qui vient de se passer... que rien ne soit décommandé et qu’on soit gai... très gai... je l’ordonne...

STEINBERG.

Tous vos ordres seront exécutés !

À part.

Courons dire à la duchesse que, malgré la tempête, notre vaisseau est arrivé au port !

 

 

Scène IX

 

JEAN, LE PRINCE

 

LE PRINCE, affectant un air joyeux et dégagé.

Eh bien ! monsieur Jean, vous avez donc bien voulu accepter la collation que je vous offrais ?...

JEAN, avec embarras.

Certainement... mon prince... c’était trop juste !...

LE PRINCE.

En effet, j’ai diné chez vous... vous m’avez reçu... c’est à mon tour.

JEAN.

Ce qui est cause... que depuis ce matin, et pour faire honneur à Monseigneur, je n’ai rien pris... rien du tout...

LE PRINCE.

Pauvre homme !...

À part, regardant la table servie.

Je n’ai pas appétit ; mais ce n’est pas une raison pour qu’il meure de faim.

Haut.

Asseyons-nous, monsieur Jean, et dites-moi, car on m’a déjà parlé de vous, s’il est vrai que, ce matin, vous ayez entendu, de la porte de mon cabinet, une répétition ?

JEAN, à table avec le prince.

Que j’ai eu la simplicité de prendre pour une chose véritable... Oui, mon prince, quand on est tout neuf à la cour... quand on ne sait rien de rien... mais cela ne m’arrivera plus maintenant...

LE PRINCE.

Eh bien ! pour vous dédommager, je vous garde jusqu’à demain, et veux vous faire assister à la comédie.

JEAN.

Oh ! non, mon prince !... le ciel m’en préserve !

LE PRINCE.

Et pourquoi donc ?... je veux que vous soyez non loin de moi... cela m’amusera...

JEAN.

Votre Altesse est trop bonne... mais avec tout le respect que je lui dois... je lui avouerais... si je l’osais...

LE PRINCE.

Parle toujours ?

JEAN.

Que j’ai assez de comédie comma ça, j’en sors...

LE PRINCE.

Toi ?

JEAN.

C’est-à-dire il y a trois quarts d’heure à peu près...

LE PRINCE.

Et où donc ?

JEAN.

Dans l’orangerie où je m’étais caché.

LE PRINCE.

Dans l’orangerie... qu’est-ce à dire ?...

JEAN, lui faisant signe de se taire.

Il ne faut pas en parler, monseigneur, car Gœthe qui est mon petit-fils...

LE PRINCE, fronçant le sourcil.

Gœthe le poète ?

JEAN.

Lui-même !... m’avait prévenu qu’on me renverrait de la répétition générale, si on me voyait ou si je prononçais le moindre mot... aussi et bien avant deux heures, qui était l’heure fixée, je me suis glissé dans l’orangerie.

Air du vaudeville de La Famille de l’Apothicaire.

Discrètement je me blottis
Derrière un massif de feuillage
Et de fleurs de tous les pays
Qui me prêtaient un doux ombrage ;
Respirant un parfum charmant,
À mon plaisir rêvant d’avance,
Et n’entendant rien... c’fut l’moment
L’plus agréabl’ de la séance.

LE PRINCE.

Je t’avoue, maître Jean, que tu piques ma curiosité... à un point !...

JEAN.

Il n’y a pas de quoi... allez, monseigneur ! j’ai attendu d’abord quelques instants, et le spectacle ne commençait pas, ce qui m’impatientait, lorsqu’enfin ils sont arrivés... c’était d’abord un gros monsieur et une dame... qui, ce matin, se sont moqués de moi !

LE PRINCE.

M. de Muldorf et la duchesse ?

JEAN.

Et puis ce grand avec qui Votre Altesse causait tout à l’heure... qui faisait dans la pièce un rôle de ministre...

LE PRINCE, étonné.

En vérité !...

JEAN.

La dame jouait une dame du palais, une dame d’honneur, et le gros un surintendant des finances.

LE PRINCE, riant.

Voilà qui est amusant !...

JEAN.

Pas trop... ils se sont rais à parler comme des gens qui causent naturellement ; mais pour moi qui ne suis plus aussi simple que ce matin, et qui suis au fait maintenant... il était bien aisé de voir que c’était un jeu, un semblant, enfin que ce n’était pas là une dame d’honneur et un ministre pour de vrai...

LE PRINCE, riant.

Et qui t’a fait si bien deviner ?

JEAN.

Dame ! tout ce qu’ils disaient... et d’abord le sujet de la pièce... un prince dont ils se moquaient, un prince, leur souverain...

LE PRINCE, à part avec colère.

Par exemple !...

Reprenant son calme et essayant de sourire.

Raconte-moi tout ce que tu as entendu... je veux dire le sujet de la pièce... cela me divertira infiniment.

JEAN.

Ma foi non... ça n’est pas divertissant du tout... au contraire...

LE PRINCE.

C’est égal... va toujours...

JEAN.

Voici donc la chose... c’est d’abord un prince que tout le monde mène... comme qui dirait par le bout du nez...

LE PRINCE.

Hein ?

JEAN, vivement.

Comme si c’était possible, comme si un prince n’était pas maître chez lui... et n’avait pas sa volonté... que tout le monde doit respecter ?

LE PRINCE.

Après... après ?

JEAN.

Après, il s’agissait d’un mariage que ce prince doit faire et qui contrariait les autres, parce qu’on veut lui faire épouser une femme qui a de l’esprit et de la tête... et qui ferait voir clair à son mari ; alors, et pour empêcher ce mariage, voilà ce qu’on imagine...

LE PRINCE.

C’est là l’intrigue...

JEAN.

Oui... vous allez voir... La dame d’honneur veut rendre le prince amoureux d’une jeune fille... qui ne pense même pas à lui... je vous demande si c’est là une chose convenable et décente ?... et pendant ce temps le surintendant quia gagné des millions, on ne sait pas comment, et qui a peur qu’on ne révise ses comptes...

LE PRINCE, vivement.

Le surintendant ?

JEAN.

Oui, le financier a prêté de l’argent, et voilà comme on l’emploie : il y a un courrier de cabinet, comme ils ont dit, qui doit apporter à la cour le portrait de la princesse, laquelle est belle et charmante comme les amours ; moyennant trente mille florins, le courrier qu’on a gagné confie le portrait à la grande dame pour une heure...

LE PRINCE, à part.

Ô ciel !...

JEAN.

Et un peintre de la cour a pendant ce temps et pour le prix de mille florins... changé le joli nez aquilin de la princesse contre un nez camard.

LE PRINCE.

Il serait possible !

JEAN.

C’est la seule chose qui m’ait amusé un peu... parce qu’une princesse avec un nez camard... et le prince qui croit ça...

Air du vaudeville de Fanchon.

Ce nez de la princesse,
Ce nez camard le blesse,
Et son cœur indigné
Rompt cet hymen funeste !
Et quand l’ouvrage est terminé,
C’est le prince qui reste
Avec un pied de né !

C’est là, la morale de la pièce !

LE PRINCE, éclatant.

C’est une indignité !

JEAN.

N’est-ce pas ? c’est pitoyable !

Se frappant le front.

Ah ! j’oubliais !

LE PRINCE.

Comment, encore !

JEAN.

Il y a un ambassadeur qui doit le soir venir à la cour au concert et qui pourrait découvrir la ruse du portrait...

LE PRINCE.

Eh bien ?

JEAN.

Eh bien ! cet ambassadeur, qui se croit toujours malade, ne voyage jamais sans son médecin, et moyennant cinquante mille florins donnés à celui-ci, il fait accroire à l’autre qu’il ne peut sans danger sortir de huit jours...

LE PRINCE, se levant.

Ah ! c’en est trop !...

JEAN, achevant son verre.

J’étais bien sur que ça ne vous amuserait pas... ni moi non plus... et si c’est là ce qu’on appelle de la comédie,

Se levant.

je ne conçois pas qu’il y ait des gens comme il faut qui choisissent et jouent de pareils rôles...

LE PRINCE, se promenant agité.

Tu as raison...

JEAN.

N’est-ce pas ?... une grande dame qui trafique de l’honneur d’une jeune fille, un financier qui vole l’État... et un ministre qui pour garder le pouvoir trahit son maître... est-ce que cela s’est jamais vu ?... et je me demandais comment vous, monseigneur, qui êtes un bon et noble prince, vous laissiez représenter à votre cour de pareilles choses.

LE PRINCE.

C’est vrai...

JEAN.

C’est... c’est d’un mauvais exemple !

LE PRINCE.

C’est vrai...

JEAN.

Et si cela allait donner à quelqu’un l’idée de prendre cela au sérieux... voyez quel danger !...

LE PRINCE, lui prenant la main.

Maître Jean, vous êtes un honnête homme.

JEAN.

Certainement, je n’entends rien aux comédies, quoique j’aie un garçon qui en fait son état... mais ce n’est pas ainsi que j’aurais arrangé celle-là !

LE PRINCE.

Et comment auriez-vous fait ?...

JEAN.

J’aurais fait... que le prince... je ne sais pas comment, aurait découvert tout cela !

LE PRINCE, vivement.

Eh bien !... soit, le prince a découvert, il sait tout !

JEAN.

Qu’il aurait mis tout le monde à la porte !... donné la jeune fille à quelqu’amant de son choix... et qu’il aurait gardé pour lui la gentille princesse au nez aquilin, une femme d’esprit qui l’aurait rendu heureux... comme un bourgeois !... et qui l’aurait aidé à être prince !...

LE PRINCE.

Très bien !

JEAN.

C’est peut-être uni comme bonjour, mais au moins c’est moral... ça fait plaisir à voir, et tous les honnêtes gens crieraient bravo !...

LE PRINCE.

Maître Jean, voilà des idées qui ne sont pas à dédaigner... restez ici une heure encore... ne fût-ce que pour voir la fin de la comédie que vous m’avez racontée.

JEAN.

Je vous avouerai, monseigneur, que pour mon goût et mon agrément particulier, j’aimerais autant...

LE PRINCE.

Ne pas la revoir... mais je vous en prie...

JEAN.

Votre Altesse connaît mon dévouement...

LE PRINCE.

Je vous accorderai en revanche ce que vous voudrez...

JEAN.

Franchement, ça vaut bien cela...

LE PRINCE.

Et chaque fois que vos affaires vous appelleront à Weimar... vous viendrez me voir... je le veux.

JEAN.

À condition que quand Votre Altesse passera devant l’auberge du Docteur Faust, elle s’y arrêtera...

LE PRINCE, lui tendant la main.

C’est dit... touchez là !

JEAN, lui secouant la main.

Ah ! vous n’êtes pas fier, et ce que je disais ce matin avant de vous connaître...je le répète maintenant, vous êtes un bon prince ! un vrai prince !

LE PRINCE.

Pas encore, mais bientôt peut-être.

Il sort par la droite.

 

 

Scène X

 

JEAN, puis GŒTHE

 

JEAN.

Allons, Gœthe avait raison... il y a du bon à la cour, je commence comme lui à m’y faire, et à m’y trouver bien.

GŒTHE, entrant vivement par le fond.

Me retenir dans ce palais... ah ! cela n’a pas de nom... c’est indigne !

JEAN, avec bonhomie.

Quoi donc ? quoi donc ?...

GŒTHE.

Vous disiez vrai, mon grand-père, c’est ici un endroit de perdition... un séjour funeste où rien n’est respecté...

JEAN.

Dans tes comédies, je ne dis pas... mais ici à la cour... c’est différent... et le prince surtout...

GŒTHE.

Le prince !... mais c’est lui... lui que j’accuse...

JEAN.

Et moi je le défends... Voyons ! que lui reproches-tu ?

GŒTHE.

Ce que je lui reproche !... je ne le dirai ni à vous ni à personne ; mais Marguerite est perdue pour moi, c’est sur le prince que je dois me venger...

JEAN.

Le prince...

GŒTHE.

Qui prétend me retenir dans ce palais.

JEAN.

Ce n’est pas vrai !

GŒTHE.

C’est en son nom qu’on attente à ma liberté !...

JEAN.

Ce n’est pas vrai !...

 

 

Scène XI

 

JEAN, GŒTHE, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Air : Il faut quitter Golconde.

Ah ! grand Dieu ! que viens-je d’apprendre !

À Gœthe.

Je n’ai que vous pour me défendre ;
On me retient dans ce palais,
Du prince tel est l’ordre exprès.

GŒTHE, à Jean.

Eh bien ! devant de pareils faits
Que dites-vous ?...

JEAN.

Qu’ils n’sont pas vrais !

GŒTHE, à Marguerite.

Vous ne l’aimiez donc pas ?

MARGUERITE.

Jamais.

Et ces lettres que je vous écrivais à Francfort, chez votre père...

GŒTHE.

Chez mon père... ah !... retenues, interceptées par lui...

 

 

Scène XII

 

JEAN, GŒTHE, MARGUERITE, LA DUCHESSE, DE MULDORF, puis STEINBERG

 

Ensemble.

LA DUCHESSE et MULDORF.

Eh ! mon Dieu ! que viens-je d’apprendre ?
Dans ce salon il faut nous rendre ;
Du prince tel est l’ordre exprès.

À Steinberg qui entre par la droite.

Savez-vous quels sont ses projets ?

STEINBERG.

Rassurez-vous ! je les connais,
Et je vous réponds du succès.

TOUS.

Le voici...

Nous allons savoir ses projets.

 

 

Scène XIII

 

JEAN, GŒTHE, MARGUERITE, LA DUCHESSE, DE MULDORF, STEINBER, LE PRINCE, tenant plusieurs papiers à la main

 

LE PRINCE.

Ah ! je vous vois tous réunis comme pour une répétition... cela se rencontre à merveille, car depuis ce matin je me suis occupé de notre représentation

Souriant.

qui n’allait pas très bien ; mais j’ai consulté... j’ai recueilli des avis sévères et judicieux...

Jean s’incline.

et je me suis décidé à faire quelques changements à notre comédie...

LA DUCHESSE.

Laquelle ?

JEAN, naïvement.

Eh ! mais... celle que je vous ai entendu répéter tantôt dans l’orangerie.

MULDORF.

Comment ?

STEINBERG, riant.

Il a encore pris cela pour une répétition.

LA DUCHESSE, de même.

L’imbécile !

LE PRINCE, sévèrement.

Quoi donc ! est-ce que ce n’était pas une comédie, messieurs ?

STEINBERG.

Pardonnez-moi, mon prince... c’était en secret... entre nous...

LA DUCHESSE.

Un petit à-propos, une surprise que nous vous ménagions, et dont le sujet...

LE PRINCE.

Je le connais... M. Jean m’a donné l’analyse de la pièce.

JEAN.

Le plus exactement que j’ai pu...

LA DUCHESSE, à part.

C’est fait de nous...

LE PRINCE.

J’ai trouvé cela... entre autres l’incident du portrait, un peu hardi... mais fort original, fort bien joué surtout... et cela marchait à merveille, sauf, comme je vous l’ai dit, le dénouement que je viens de changer :

Sévèrement.

le prince se marie !

TOUS.

Ô ciel !

JEAN.

Bravo ! voilà ce que j’appelle une fin, et tout le monde approuvera.

LE PRINCE.

Mais ce changement-là a nécessité dans tous les rôles... ce que nous appelons en style de théâtre, des corrections... n’est-ce pas, Gœthe ?

MULDORF, bas à Steinberg.

Je ne suis pas à mon aise !...

STEINBERG.

Ni moi non plus.

LE PRINCE.

Du reste, me défiant de moi-même, j’ai consulté le grand-duc mon oncle...

STEINBERG, à part.

C’est encore pis !...

LE PRINCE.

Qui est encore, malgré son âge, de fort bon conseil... et qui a même écrit quelques notes de sa main.

Parcourant les papiers.

Le rôle de la dame d’honneur.

JEAN, montrant la duchesse.

C’est madame !

LE PRINCE, lui remettant un papier.

Voici... puis le rôle du ministre...

JEAN, montrant Steinberg.

Monsieur qui est là-bas...

Le prince lui remet un papier.

LA DUCHESSE, lisant le papier.

Exilée dans mes terres !

JEAN, au prince.

C’est mieux !

STEINBERG, lisant.

La démission de tous mes emplois !

JEAN, au prince.

Il n’y a pas de comparaison... c’est bien plus moral !...

À Steinberg.

et plus satisfaisant, n’est-ce pas ?

LE PRINCE.

Quant au financier...

JEAN, à M. de Muldorf.

C’est vous que cela regarde...

LE PRINCE, lui donnant un papier.

Il n’y a rien de changé !... dans le rôle du financier... il est seulement oblige de verser au trésor deux ou trois millions... fruit de ses premières dilapidations.

MULDORF.

Deux millions !

JEAN, à Muldorf en riant.

Ou trois... eh bien ! c’est juste, et en même temps c’est drôle.

LE PRINCE.

Si mieux il n’aime qu’on révise ses comptes.

MULDORF, vivement.

Non, monseigneur, je préfère la première manière.

À part.

J’y gagne encore...

JEAN.

Et la jeune fille... monseigneur ?...

LE PRINCE.

Le prince signera son contrat de mariage avec celui qu’elle aime ; mais pour cette dernière scène, je demanderai les avis de M. Gœthe... qui plus tard, je l’espère... après mon mariage, viendra se fixer à la cour de Weimar... près de moi, comme secrétaire... et surtout comme ami... nous ferons ensemble de la politique et des drames...

GŒTHE.

Jamais d’aussi noble que celui d’aujourd’hui, mon prince.

LE PRINCE.

Il n’est pas de moi, mais de M. Jean... demandez-lui plutôt.

GŒTHE.

Comment... mon grand-père, vous qui ne saviez pas ce matin ce que c’était qu’une comédie... vous en faites maintenant ?

JEAN.

Que veux-tu... il parait que c’est dans le sang.

TOUS.

Air : Parmi ces guerriers. (Les Mousquetaires.)

Ne méprisons pas
Les nobles ébats
Offerts par Thalie ;
Car la comédie
Flatte notre goût,
Se donne partout,
Et, sages et fous.
Nous la jouons tous !

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